Procrastiner efficace

En 2009, Elena Bodnar a gagné l'IgNobel (le Nobel des trucs bizarres qui vous font rire avant de vous faire réfléchir) dans la catégorie santé publique avec un soutien-gorge pouvant se tranformer en deux masques.

En parcourant la liste de l'œil, je suis tombée sur cet article qui m'a intriguée (je souffre de procratination aiguë). C'est de John Perry, gagnant 2011 dans la catégorie littérature.

Traduction à la volée, comme d'habitude.

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« N'importe qui est capable d'abattre n'importe quelle quantité de travail, à condition que ce ne soit pas le travail qu'il serait censé être en train de faire à cet instant précis1
Robert Benchley in Chips off the Old Benchley, 1949

Cela fait des mois que j'ai l'intention de rédiger cet article. Pourquoi suis-je finalement en train de m'y mettre? Parce que j'ai enfin dégagé un peu de temps libre? Non. J'ai des copies à corriger, des livres à commander, une demande de bourse à examiner, des projets de thèses à lire. Si je travaille à cet article, c'est pour éviter de me mettre à toutes ces tâches. C'est l'essence de ce que j'appelle la procrastination structurée, une stratégie extraordinaire que j'ai découverte et qui transforme un procrastinateur en un personne efficace, respectée et admirée pour tout ce qu'elle est capable d'accomplir par unusage rationnel de son temps.
Tous les procrastinateurs remettent à plus tard ce qu'ils ont à faire. La procrastination structurée est l'art de mettre ce défaut à profit. L'idée-clé est que procrastiner ne signifie pas ne rien faire du tout. Il est rare qu'un procrastinateur ne fasse absolument rien; il effectue des tâches utiles à la marge, comme jardiner, tailler ses crayons ou dessiner le diagramme de la future réorganisation de ses dossiers quand il s'y mettra.
Pourquoi le procrastinateur s'attelle-t-il à ces tâches? Parce qu'elles sont un moyen de ne pas faire quelque chose de plus important. Si la seule tâche qui restait au procrastinateur était de tailler ses crayons, aucune force au monde ne parviendrait à l'y obliger. En revanche, le procrastinateur peut être amené à effectuer une tâche difficile et importante à point nommé à condition que cela lui évite de s'atteler à quelque chose de plus important encore.

La procrastination structurée consiste à organiser votre to-do-list de façon à exploiter ce constat. La liste que vous avez en tête est sans doute hiérarchisée par ordre d'importance. Les tâches qui paraissent les plus urgentes et les plus importantes apparaissent en tête. Mais il faut ajouter en dessous des tâches utiles. Effectuer ces tâches est une façon de ne pas s'occuper de celles plus haut dans la liste. Cette structure repensé de to-do-list transforme le procrastinateur en citoyen précieux. En fait, le procrastinateur peut même acquérir, comme c'est mon cas, la réputation d'abattre une grande quantité de travail.

Mon expérience la plus parfaite de procrastination structurée, je l'ai connue quand ma femme et moi étions chercheurs en résidence à Soto House, un dortoir de Stanford. Dans la soirée, confronté à des copies à corriger, des conférences à rédiger, des réunions à préparer, je quittais notre cottage proche du dortoir et j'allais dans la salle commune jouer au ping-pong avec les pensionnaires, ou discuter dans leur chambre, ou juste m'assoir là pour lire les journaux. J'acquis ainsi la réputation d'être un terrifique chercheur en résidence et l'un des rares professeurs du campus à passer du temps avec les lycéens et à les connaître. Quelle ironie: jouer au ping-pong pour ne rien faire de plus important et acquérir la réputation de Mr Chips.

Les procrastinateurs ont souvent un mauvais réflexe. Ils essaient de réduire leurs engagements en supposant que s'ils n'ont plus que quelques tâches à effectuer, ils arrêteront de procrastiner et s'y attèleront. Mais cela va à l'encontre de la nature primordiale du procrastinateur et élimine leur source première de motivation. Les quelques tâches de leur liste seront par définition les plus importantes, et la seule façon de les éviter sera de ne rien faire du tout. Cette méthode amène à devenir une larve sur canapé, non une personne efficace.

Parvenu à ce point, vous vous demandez peut-être : «Que devient la tâche en haut de liste, celle que personne ne fait jamais?»
Je reconnais que se présente ici un potentiel problème.

L'astuce est de choisir le bon type de projet pour le haut de la liste. Le type idéal a deux caractéristiques: d'une part il paraît avoir une dealine précise (mais en réalité ce n'est pas le cas); d'autre part il paraît terriblement important (mais en fait non). Heureusement, la vie abonde de cette sorte de tâches. A l'université, une large majorité de tâches appartiennent à cette catégorie, et je suis persuadé que c'est le cas dans la plupart des vastes institutions.
Prenons par exemple ce qui se trouve en haut de ma liste aujourd'hui. Il s'agit de finir un article pour un volume de philosophie du langage. Il était à rendre il y a onze mois. J'ai abattu un énorme nombre de travaux afin d'éviter d'y travailler. Il y a quelques mois, rongé de remord, j'ai écrit une lettre à l'éditeur pour m'excuser d'être aussi en retard et l'assurer de mon intention de me mettre au travail. Ecrire cette lettre était bien sûr une façon de ne pas travailler à l'article. Il se trouva alors que je n'étais pas beaucoup plus en retard que tous les autres. Et dans quelle mesure cet article est-il important? Pas si important qu'à un moment donné quelque chose qui paraisse plus important ne surgisse. Alors je me mettrai à y travailler.

Autre exemple, cette commande de livres que je dois passer pour mes élèves. Je suis en train d'écrire en juin. En octobre, je dois donner un cours d'épistémologie. J'aurais déjà dû passer la commande à la librairie.
Il est facile de considérer que c'est une tâche importante avec une deadline urgente (pour vous, les non-procrastinateurs, je ferai remarquer qu'une deadline devient vraiment urgente lorsqu'elle est dépassée d'une ou deux semaines.) Je reçois des rappels quasi quotidiens de la secrétaire du département, des étudiants me demandent parfois ce qu'ils doivent lire, et le bon de commande se trouve en plein milieu de mon bureau, juste en dessous de l'emballage du sandwich que j'ai mangé mercredi dernier. Cette tâche est presque en haut de ma liste; elle me tracasse et me motive pour me consacrer à d'autres corvées utiles mais quelque peu moins importantes.
En réalité, la librairie est très occupée à traiter les commandes passées par les non-procrastinateurs. Si je donne la mienne mi-août, tout se passera bien. Il faut juste que je choisisse des livres réputés et connus publiés chez des éditeurs compétents. Entre aujourd'hui et disons le premier août, je vais prendre un autre engagement plus important en apparence. Alors ma psyché remplira le bon de commande avec plaisir afin d'éviter de s'atteler à cette nouvelle tâche.

Parvenu à ce point, le lecteur observateur peut se dire que la procrastination structurée exige une certaine capacité à s'auto-berner, puisque que l'on est perpétuellement en train de monter une pyramide de Ponzi contre soi-même.
Tout à fait. Il faut être capable d'identifier et de s'investir dans des tâches à l'importance surévaluée et aux deadlines illusoires tout en se faisant croire qu'elles sont importantes et urgentes. Ce n'est pas un problème, car pratiquement tous les procrastinateurs ont d'excellentes capacités à s'auto-berner. Et quoi de plus noble que d'utiliser un défaut de son caractère pour estomper les conséquences d'un autre défaut?



Note
1 : ce qui est exactement ce que je suis en train de faire en effectuant cette traduction.

Lire la Recherche

Pour ceux qui n'arrivent pas à s'y mettre cela vous aidera peut-être.




Ce qui s'incrirait sans faiblir dans ce projet, dont je me suis demandé un moment s'il s'agissait du Gorafi. (En fait non: un poisson d'avril).
Et un problème de math pour ceux qui s'ennuient (via Proustonomics).

Laurent Chamontin

Amis, ouvrons ce noir alcool
Le coronavirus nosocomial

Elisabeth Chamontin
Le blog perspectives ukrainiennes nous a appris la mort de Laurent Chamontin, spécialiste de la Russie au XXIe siècle, dans la nuit du 14 au 15 avril 2020. Il souffrait d'un cancer, il est mort du Covid-19.
Dans notre petit cercle d'amis, il était une voix nécessaire pour lutter contre la désinformation, pour nous traduire des articles russes ou ukrainiens, pour décrypter une conséquence que nous n'apercevions pas.
Il a été enterré vendredi au cimetière de Pantin.

Le Diploweb remet à la une un entretien avec lui.

Laurent Chamontin parlait couramment russe et a travaillé tant en Russie qu'en Ukraine. Peu après l'annexion de la Crimée en mars 2014, il a publié L'empire sans limite. La problématique du livre était exposée ainsi :
En bref, approcher le monde russe reste encore aujourd'hui une aventure, qui conduite parfois ceux qui s'y hasardent dans des situations qu'on croirait sorties des lettres de Custine ou des pages les plus absurdes des Âmes mortes de Gogol. Cette permanence, qui signale, comme nous le verrons, une résistance à la modernisation particulièrement spectaculaire, ne laisse pas de surprendre, tant il est peu banal d'être la patrie de Gagarine, de Tolstoï, de Chagall, de Tchekhov, d'Akhmatova et de tant d'autres, et tout à la fois d'avoir si peu à offrir à ses enfants. La fureur de Vladimir Vyssotski, découvrant combien l'Allemagne fédérale vaincue était oppulente en comparaison de l'URSS1, ne serait pas aujourd'hui apaisée, après une transition économiques qui figure sans conteste parmi les plus brutales de l'histoire humaine, avec une dégringolade de l'ordre de 40% du PIB en parité de pouvoir d'achat par habitant dans toutes les républiques de l'ancien espace soviétique1.
Chercher à comprendre un tel paradoxe […] est le propos de cet ouvrage […].

Laurent Chamontin, L'empire sans limite, éditions de l'aube, p.34


Le livre est une promenade exploratoire dans l'histoire et la géographie, la géographie influençant l'histoire et les mentalités. La frontière est cette ligne qui ne doit pas être franchie pour ne pas mettre à mal le mensonge et une vie en vase clos.
Dans un premier temps, au XVIe et XVIIe siècles, tant que l'Empire des tsars est capable d'anéantir lors de son expansion des formes étatiques inférieures ou comparables aux siennes, la préoccupation du pouvoir en matière de contrôle frontalier est surtout d'empêcher le contribuable de s'enfuir; apparaît à cette occasion, comme nous l'avons déjà noté, un lien étroit entre l'impossibilité pratique d'assigner une frontière au monde russe et celle d'ébaucher un contrat social. En effet, dans un espace capable d'engloutir toute croissance démographique, la notion de propriété n'a pas grand poids, pas plus que celle de garantie juridique qui lui est intimement liée; quant au processus de conquête, il est inséparable de la fuite devant l'avancée d'un pouvoir dont, précisément, l'impossibilité de contrôler ses confins est l'un de ses problèmes majeurs.

Dit autrement, là où l'Europe connaît un cadre territorial précocement fixé — par la Manche, les Pyrénées, les frontières du traité de Verdun…—, cadre qui va évoluer mais non disparaître, et une densité de population élevée, la Russie connaît à l'inverse une absence de cadre fixe et une densité faible dont on voit bien comment ils conduisent à un destin sans équilavent. Il revient au poète et diplomate Fiodor Tiouttchev d'exprimer la démesure inhérente à celui-ci et son caractère inaccessible à la raison dans ses œuvres:

«Moscou, la ville de Pierre, celle de Constantin,
Telles sont du règne russe ls villes sacrées,
Mais où en est la fin? Où sont les limites,
Au Nord, à l'Est, au Sud et au Couchant?
[…]
Sept mers intérieures et sept grands fleuves…
Du Nil à la Neva, de l'Elbe à la Chine,
De la Volga à l'Euphrate, du Gange au Danube…
Tel est le royaume russe2
[…]

Cet imaginaire hérité de l'histoire russe n'empêche pas qu'après plusieurs siècles d'incubation confinée, la question des frontières change de nature pour l'Empire, quand celui-ci est confronté à l'émergence de l'Etat-nation européen, forme d'organisation qui le surpasse visiblement en matière d'efficacité, à partir du XVIIIe siècle.

Quand Custine visite la Russie en 1839, il peut mesurer, à l'aune des contrôles tatillons qu'il subit à l'entrée du territoire russe, combien le système patrimonial mâtiné de prussianisme affirme son irréductible différence vis-à-vis du système juridique fondé sur la propriété qui lui est familier […]
[…]
Notons auparavant en la matière une extraordinaire continuité à laquelle la Révolution ne met pas fin, bien au contraire; après tant d'autres voyageurs — par exemple Dominique Lapierre à l'occasion de son voyage de 1956 dans l'URSS en cours de déstalinisation3 ou Primo Levi lors de ses tributalions d'ingénieur nomade4 —, l'auteur de ces lignes a pu constater par lui-même en 1987 combien le camp socialiste, menaçant jusqu'à son crépuscule, était sur ce point le digne héritier de l'autocratie, depuis la frontière sino-soviétique jusqu'au Rideau de fer.

En quittant la gare chinoise de Manzhouli, après un contrôle débonnaire réalisé au son d'une musique guillerette, le voyageur avait soudain l'occasion de voir en face le visage du socialisme réel, incarné après quelques centaines de mètres par les gardes-frontières armés faisant irruption dans les wagons avec leurs chiens de guerre, dans un paysage soudain hérissé de barbelés. Arrivant à la gare de Zabaïkalsk après plusieurs heures d'immobilisation en pleine steppe à des fins de contrôle, il pouvait alors contempler sa conversion à l'humour soviétique en contemplant une banderole tournée vers la Chine qui annonçait triomphalement «Notre politique est une politique de paix», qu'il était comme de juste, interdit de photographier. La lenteur des trains laissait environ six jours pour se remettre de ce premier contact, avant la découverte de la frontière polonaise. Le naïf qui croyait qu'une frontière interne au camp socialiste offrirait un visage plus avenant était alors contraint de réviser ses illusions, au vu du garde-frontière armé en faction à l'entrée du pont sur le Boug à Brest-Litovsk. La gare de Francfort-sur-Oder, point d'entrée en République démocratique allemande, couverte de drapeaux rouges portant l'inscription «Amitié» en plusieurs langues, atteinte après franchissement d'un pont gardé par une sentinelle flanquée d'une kalachnikov, permettait de parachever le déniaisement des plus endurcis. On était alors prêt pour l'apothéose berlinoise: les rails se perdant dans les herbes folles, au bout du quai de la gare de Friedrichstrasse, au-delà de la verrière dont les travées étaient parcourues, faut-il l'écrire, par des gardes-frontières en armes5.

Aux émotifs qu'un contrôle inquisitorial déstabilise, le passage des frontières dans les républiques issues de l'URSS peut encore aujourd'hui réserver quelques sensations fortes — rien cependant de commun avec les pratiques passées; il faut voir dans cette atténuation un signe, modeste mais univoque, de la normalisations assurément fort lente du monde russe dans le domaine des libertés individuelles.
[…]
[…] il nous faut nous interroger sur les déterminants profonds de la tradition de contrôle frontalier tatillonne et soupçonneuse dont nous venons de mettre en évidence la permanence à travers les âges. Pour ce qui concerne le cas des étrangers entrant sur le territoire de l'Empire, la confiscation des livres de Custine6 — qui n'est pas tout à fait une relique du passé, puisque la déclaration des imprimés à la douane ukrainienne était toujours de mise cent soixante-dix ans plus tard — nous aide à progresser vers une réponse, qu'on peut d'ailleurs trouver chez le même auteur. Quand on lit sous sa plume qu'en Russie «dire la vérité, c'est menacer l'Etat», […], on comprend immédiatement quel type de problème peut poser un écrit non contrôlé par la censure impériale, ce qui est est par définition le cas des livres d'origine étrangère.[…]
[…] Quant à l'URSS, elle se situe évidemment dans la continuité de cette attitude soupçonneuse en tant qu'incarnation en marche de l'idéal communiste, mythe fondateur qui explique la profonde défiance du pouvoir à l'égard des soldats qui avaient vu l'autre côté du miroir quand ils avaient combattu à l'Ouest7. De même, tout Soviétique revenant de l'étranger était ipso facto un facteur de subversion potentielle; quant à ceux qui partaient à jamais, ils rappelaient, comme les Allemands de l'Est avant 1961, que l'on pouvait choisir de ne pas être thuriféraire, ce qui était encore plus insupportable.
[…]
Il n'est donc pas étonnant que le franchissement ou le démantèlement des frontières se retrouve en bonne place parmi les figures emblématiques du démontage du vase clos: la possibilité de sortir de chez soi et d'y revenir en rapportant un peu d'air frais est l'un des plus sûrs remèdes dontre la folie de l'enfermement.

Laurent Chamontin, L'empire sans limite, les édition de l'Aube, 2014, pp.171-182

Durant tous les mois de sa maladie, je n'ai jamais cessé de penser à son commentaire sur cette photo (14 février 2019: comme c'est allé vite):






Notes
1 : Marina Vlady, Vladimir ou le vol arrêté, Paris, Fayard, 1987.
2 : D'après les sources journalistiques citées par la version russe de Wikipedia.
3 : Dominique Lapierre, Il était une fois l'URSS, Paris, Robert Laffont, Pocket, 2005
4 : La Clé à molette, traduction de Roland Stragliati, Paris, Robert Laffont, Pavillons, 2006
5: Revenir en ce lieu après l'avoir connu dans de telles circonstances, le retrouver trépidant et banal au milieu d'une ville ressuscitée, tout cela produit une impression digne des rêves les plus baroques.
6 : opus cité, lettre onzième du 14 juillet 1839
7 : Nicolas Werth, La terreur et le désarroi : Staline et son système, Paris, Perrin, 2007

Zoonoses

Je continue De l'inégalité parmi les sociétés. Pour les sociétés humaines, le bétail est un avantage, mais il est également porteur de maladies. Celles-ci ont d'autant plus de risque de muter pour franchir la barrière des espèces que les hommes vivent prochent de leurs animaux, boivent leur lait ou se servent de leur fèces comme engrais.

Je rappelle que la question posée est de comprendre pourquoi certaines populations ont pris l'avantage sur d'autres au cours des siècles. Les chapitres précédents ont étudié les cultures et le bétail domesticables selon les régions. Celui-ci aborde les épidémies. Le début de ce chapitre m'a bien fait rire.
Un cas clinique dont j'ai eu connaissance grâce à un ami médecin devait illustrer, de manière pour moi inoubliable, les liens entre le bétail et les cultures. Mon ami était encore novice lorsqu'il fuat appelé à traiter un couple qui souffrait d'un mal mystérieux. Que l'homme et la femme eussent des difficultés de communication entre eux, et avec mon ami, n'arrangeait pas les choses. Le mari, petit et timide, souffrait d'une pneumonie due à un microbe non identifié et n'avait qu'une connaissance limitée de l'anglais. Sa belle épouse faisait office de traductrice: inquiète de l'état de son mari, le milieu hospitalier l'effrayait. Mon ami était aussi épuisé par une longue semaine de travail et par ses efforts pour deviner quels facteurs de risque peu communs avaient pu produire cette étrange maladie. Sous l'effet du stress, il avait oublié toutes les règles de confidentialité: il commit l'affreuse gaffe de prier la femme de demander à son mari s'il n'avait pas eu de relations sexuelles susceptibles de causer cette infection.

Sous les yeux du docteur, le mari devint cramoisi, se recroquevilla au point de sembler encore plus petit, comme s'il avait voulu disparaître sous ses draps, et bredouilla quelques mots d'une voix à peine audible. Soudain, la femme hurla de rage et se dressa devant lui. Avant que le médecin ait pu l'arrêter, elle se saisit d'une grosse bouteille métalique, l'assena de toutes ses forces sur la tête de son mari et sortit en trombe de la chambre.

Le médecin mit un certain temps à ranimer le patient et plus longtemps encore à comprendre, à travers son anglais haché, ce qui avait provoqué la fureur de sa femme. La réponse se précisa peu à peu: il confessa avoir eu des relations sexuelles répétées avec des moutons lors d'une récente visite sur la ferme familiale; peut-être était-ce à cette occasion qu'il avait contracté ce mystérieux microbe.

À première vue, l'incident paraît étrange et dépourvu de signification générale plus large. En réalité, il illustre un immense et important sujet: celui des maladies humaines d'origine animale.

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, p.290, collection Folio.

Cinq livres scientifiques et historiques pour éclairer la période du covid-19

Traduction d'un article de The Economist.
De la peste de Londres à la grippe espagnole et au-delà
Rubrique Arts et Littérature, le 4 avril 2020.

Je suis consciente de l'ironie de traduire un article qui conseille des livres non-traduits… Mettons que cela me plaît de traduire.

Note de l'éditeur : The Economist rend accessible certains de ces articles les plus importants sur l'épidémie du covid-19 aux lecteurs de The Economist Today, notre newsletter quotidienne. Pour la recevoir, rubrique coronavirus.

L'épidémie de grippe espagnole qui commença en 1918 tua environ cinquante millions de personnes en quelques années — davantage que les quatre ans de guerre précédents. Les jeunes adultes semblaient mourir de façon disproportionnée de ce qui était une forme particulièrement virulente du virus de la grippe. Comme les médecins étaient impuissants face à la maladie, les pays fermèrent leurs frontières et rejetèrent le blâme les uns sur les autres. Ce livre raconte non seulement l'histoire de la dévastation que connut cette époque, mais aussi celle d'un siècle de travail de détective qui fut nécessaire aux scientifiques pour comprendre pourquoi cette maladie fut si mortifère.

  • Spillover2 de David Quammen - éditions W.W. Norton
Certaines des épidémies qui ont causé le plus de victimes parmi les humains sont d'origine animale. Des primates non humains furent à l'origine du VIH; la grippe transite par les oiseaux et les coronavirus par les chauves-souris. Quand le système immunitaire humain est confronté pour la première fois à quelque chose qui vient de franchir la barrière des espèces — maladies dite zoonoses — il peut être terrassé. En suivant la piste de plusieurs zoonoses, ce livre explique comment de telles maladies émergent, pourquoi elles sont si dangereuses et quels sont les endroits de la planète où les prochaines risquent d'apparaître.

De nos jours, les libertés et les habitudes quotidiennes de nombreux pays sont entre les mains des épidémiologistes. En étudiant les pandémies, ces mathématiciens ont modélisé des scénarios pour expliquer comment l'interdiction de voyager, la distanciation sociale ou le confinement domestique pouvaient influencer la trajectoire du covid-19. Ce livre retrace l'histoire de cette science aujourd'hui essentielle, depuis ses origines quand elle étudiait la diffusion de la malaria au début du XXe siècle jusqu'à son rôle central au XXIe dans la prédiction de toute propagation, des maladies aux fausses informations.

  • Journal de l'année de la peste de Daniel Defoe - Oxford University Press
Journal d'un homme durant l'année 1665 quand la peste bubonique dévastait Londres, faisant cent mille victimes. Le livre raconte la transformation de la ville au fur à mesure de la progression de la maladie; il décrit les rues fantômes ou emplies des plaintes et des odeurs de la souffrance. Defoe n'avait que cinq ans en 1665 et il a écrit son livre, qui entremêle détails historiques et imagination, plus de cinquante ans après les événements. On suppose qu'il s'est appuyé sur les journaux que son oncle Henry Foe a tenu à l'époque.

  • The End of Epidemics4 de Jonathan Quick and Bronwyn Fryer - édition St Martin’s Press
Publié il y a deux ans, le message limpide de ce livre aurait dû être plus largement diffusé : plannification, préparation et transparence dans la communication sont primordiales quand il s'agit de réparer les énormes dommages sociaux et économiques causés par une nouvelle maladie. Étudiant les enseignements des épidémies du passé, les auteurs en tirent des leçons sur la façon dont des institutions pourraient coopérer pour prédire, modéliser et prévenir de futures pandémies.



Notes
1: Le Cavalier blême.
2: Contagion (si je devais traduire, je choisirais Zoonoses).
3: Les lois de la contagion.
4: La fin des épidémies

Comment allons nous vivre à l'ère atomique ?

Traduction à la volée de l'extrait ci-dessous.

«Comment allons-nous vivre à l'ère atomique?» Je suis tenté de répondre: «Eh bien, de la même façon que vous auriez vécu au XVIe siècle quand la peste sévissait à Londres quasi chaque année, ou de la façon où vous auriez vécu à l'époque des Vikings quand chaque nuit des pillards scandinaves pouvaient accoster et vous trancher la gorge; ou tout simplement comme vous vivez déjà, à l'époque du cancer, de la syphillis, de la paralysie, des détournements d'avion, des accidents de chemins de fer ou d'automobiles.

En d'autres termes, ne nous exagérons pas la nouveauté de notre situation. Croyez-moi, cher monsieur ou chère madame, avant que la bombe atomique ne soit inventée vous et tous vos proches étiez déjà condamnés à mort ; et un pourcentage élevé d'entre nous va mourir de façon déplaisante. En fait, nous avions un immense avantage sur nos ancêtres — les anesthésiques, et nous l'avons encore. Il est parfaitement ridicule de gémir et d'afficher une tête de six pieds de long parce que les scientifiques ont ajouté une méthode de mort violente et prématurée à un monde qui en regorge — monde dans lequel la mort n'est pas une possibilité mais une certitude.

C'est le premier point à souligner et la première action à entreprendre est de nous ressaisir. Si nous devons tous disparaître sous une bombe atomique, faisons en sorte que cette bombe nous trouve en train de nous conduire comme des êtres humains — en train de prier, travailler, enseigner, lire, écouter de la musique, baigner les enfants, jouer au tennis, bavarder avec nos amis autour d'une pinte et d'un jeu de fléchettes — et non massés ensemble comme des moutons apeurés, obsédés par la bombe. Ils peuvent briser nos corps (un microbe peut faire cela) mais il ne doivent pas dominer nos esprits.

C.S. Lewis, Préoccupations de notre temps (1986, posthume)
"How are we to live in an atomic age?" I am tempted to reply: "Why, as you would have lived in the sixteenth century when the plague visited London almost every year, or as you would have lived in a Viking age when raiders from Scandinavia might land and cut your throat any night; or indeed, as you are already living in an age of cancer, an age of syphilis, an age of paralysis, an age of air raids, an age of railway accidents, an age of motor accidents.

"In other words, do not let us begin by exaggerating the novelty of our situation. Believe me, dear sir or madam, you and all whom you love were already sentenced to death before the atomic bomb was invented: and quite a high percentage of us are going to die in unpleasant ways. We had, indeed, one very great advantage over our ancestors—anaesthetics; but we have that still. It is perfectly ridiculous to go about whimpering and drawing long faces because the scientists have added one more chance of painful and premature death to a world which already bristled with such chances and in which death itself was not a chance at all, but a certainty.

"This is the first point to be made: and the first action to be taken is to pull ourselves together. If we are all going to be destroyed by an atomic bomb, let that bomb when it comes find us doing sensible and human things—praying, working, teaching, reading, listening to music, bathing the children, playing tennis, chatting to our friends over a pint and a game of darts—not huddled together like frightened sheep and thinking about bombs. They may break our bodies (a microbe can do that) but they need not dominate our minds."

C.S. Lewis, Present Concerns

Do it yourself

a self-made widow

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des vers 47-48 du canto I

A perdre le souffle

Je me souviens de cette nouvelle de Poe.

L'homme sans souffle ou Loss of Breath.

Notre besoin de protéines

J'ai toujours entendu des explications romantiques sur le cannibalisme, comme absorber les vertus et le courage de l'ennemi. Voici une explication davantage biologique:
Les enfants de nouvelle-Guinée exhibent le ventre gonflé caractéristiques d'un régime riche en fibres mais déficient en protéines. les Néo-Guinéens jeunes et vieux se nourrissent couramment de souris, d'araignées, de grenouilles et autres petits animaux dont ne voudraient pas les populations qui, ailleurs, disposent de gros animaux domestiques ou de gros gibier sauvage. La pénurie de protéines est probablement aussi la raison pour la quelle le cannibalisme était si répandu dans les sociétés traditionnelles des hauts plateaux.

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, Folio, p.220

Pourquoi nous ne mangeons pas de carnassiers

Quelles caractéristiques doit avoir une espèce pour être domesticable, domestiquée?
Sous toutes les latitudes, un individu de toute espèce sauvage a pu être apprivoisé, mais domestiquer une espèce, c'est autre chose: la faire se reproduire, changer sa morphologie, sélectionner certaines aptitudes.

Domestiquer de gros mammifères fait une différence dans l'évolution de la société qui y parvient: celle-ci acquiert un apport de protéines et un moyen de transport.
Jared Diamond liste cinq les caractéristiques nécessaires d'une espèce pour être domesticable.
Régime alimentaire. Chaque fois qu'un animal mange une plante ou un autre animal, la conversion de la biomasse alimentaire en biomasse pour le consommateur a une efficacité très inférieure à 100%: en règle générale, aurtour de 10%. Autrement dit, il faut environ 4500 kilos de maïs pour donner une vache de 450 kilos. Si l'on veut veut obtenir plutôt 450 kilos de carnivore, on doit lui donner 4500 kilos d'herbivores nourris avec 45000kilos de grains. Même parmi les herbivores et les omnivores, maintes espèces, comme les koalas, sont trop difficiles dans le choix de leur alimentation pour qu'on songe à en faire des animaux de ferme.
Du fait de cette inefficacité fondamentale, aucun mammifère carnivore n'a jamais été domestiqué à des fins alimentaires. […] A la limite, la seule exception est celle du chien […] Cependant, le chien n'a été régulièrement consommé qu'en dernier recours, dans des sociétés privées de viande […]

Rythme de croissance. Pour qu'il soit intéressant de les entretenir, les animaux domestiques doivent aussi croître rapidement. Ce qui élimine les goriles et les éléphants, alors même que ce sont des végétariens peu regardants sur le choix de leur nourriture et qu'ils donnent beaucoup de viande. Quel éleveur de gorilles ou d'éléphants attendrait quinze ans que ses bêtes atteignentl'âge adulte?[…]

Problèmes de reproduction en captivité Nous autres, humains, n'aimons pas copuler sous le regard de nos congénères; c'est le cas également de certaines espèces animales potentiellement précieuses. Ce fait a déjoué les efforts pour domestiquer le guépard, le plus véloce des animaux terrestres, alors même que nous avions de bonnes raisons de le faire depuis des milliers d'années.
[…] A l'état sauvage, plusieurs frères guépards pourchassent une femelle des jours durant: cette cour sommaire sur de longues distances semble nécessaire pour que la femelle en question ovule et devienne sexuellement réceptive. Les guépards refusent habituellement d'accomplir en cage cette cour rituelle.
Un problème analogue a déjoué les efforts pour élever des vigognes, chameaux sauvages des Andes […]

Mauvais penchants. […] Un autre candidat par ailleurs adapté se disqualifie pour des raisons évidentes: le buffle d'Afrique. Il croît rapidement jusqu'à atteindre une tonne et vit en troupeau avec une hiérarchie de dominance bien développée (trait caractéristique dont nous aurons l'occasion d'évoquer les vertus). Mais ce buffle est considéré comme le grand mammifère d'Afrique le plus dangereux et le plus dangereux. […] De même, les hippotames, végétariens de 4 tonnes, feraient de magnifiques animaux de basse-cour s'ils n'étaient si dangereux. Ils tuent plus d'homme chaque année qu'aucun autre mammifère africain, y compris les lions. […]
[à propos des zèbres] Malheureusement, les zèbres deviennent terriblement dangereux en vieillissant. […] Les zèbres ont la fâcheuse habitude de mordre et de ne plus lâcher leur victime. Chaque année, ils blessent plus de gardiens de zoo que les tigres! […]

La nervosité. Les diverses espèces de gros mammifères herbivores n'ont pas toutes la même réaction au danger venant des prédateurs ou des êtres humains. Certaines espèces sont nerveuses, rapides et programmées pour détaler à la moindre menace. […] Naturellement les espèces nerveuses sont difficiles à garder en captivité. Si on les enferme dans un enclos, elles risquent de paniquer: soit elles meurent sous l'effet du choc, soit elles s'acharnent jusqu'à la mort dans leurs tentatives de fuite. […] aucune espèce de gazelle ne l'a jamais été [domestiquée]. Essayez donc de domestiquer un animal qui s'emballe, qui s'assomme aveuglément contre les murs, qui peut bondir jusqu'à neuf mètres de haut et courir à quatre-vingts kilomètres à l'heure!

La structure sociale. En fait, la quasi-totalité des espèces de grands mammifères domestiqués sont celles dont les ancêtres sauvages partagent trois caractéristiques sociales: elles vivent en troupeaux, respectent une hiérarchie de dominance élaborée et n'ont pas de territoire bien défini. […]

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, p.251-259

Mariage

Banquet de noces. La société éméchée chante.
Mme Cloche, priée de montrer ses talents, mugit une lugubre histoire de marin estropié dont la fiancée préfère épouser un jeune homme très bien au premier abord mais qui, par la suite, devient alcoolique et fou; alors la fiancée recherche le marin estropié, mais ses camarades l'ont consommé un jour de vent d'ouest et il n'en reste plus qu'un petit morceau de mollet conservé dans la saumure. Etranglée par l'émotion, Mme Cloche supprime le contenu de son verre de cointreau avant de continuer: la fiancée prend le petit morceau de mollet, et elle le mange et elle se jette ensuite du haut d'un phare dans l'Océan homicide, en chantant: Il était un p'tit marin, un p'tit marin de France…

Cette lugubre aventure suscite une impression considérable.
— T'aurais pu nous chanter quelque chose de plus drôle, lui dit Dominique.

Raymond Queneau, Le Chiendent, p.286
Pour l'anthologie cannibale.

Protestations à la Russe

Il y a un mois, ce qui déchainait les passions, c'était la bite à Griveaux. Derrière cette machination se cachait un activiste ou un artiste (selon votre façon de voir), Piotr Pavlenski, dont le passé est plus compliqué que ne le laissent croire ceux qui veulent en faire un agent déstabilisateur de Poutine pendant la campagne des municipales:
Habitué des « performances » choquantes, Piotr Pavlenski se réclame de l’anarchisme. Moins artiste qu’activiste, il utilise la provocation dans des buts toujours politiques. Lauréat du prix Vaclav Havel, de la « dissidence créative », il est considéré comme un opposant au régime russe. En 2012, en soutien au groupe Pussy Riot, dont les membres avaient été arrêtées pour une chanson anti-Poutine, déclamée dans une cathédrale moscovite, Piotr Pavlenski se coud les lèvres et déambule sous les flashs des photographes.

L’année suivante, il s’enroule nu dans des barbelés « contre les lois liberticides », et se cloue les testicules aux pavés de la place Rouge, à Moscou, pour dénoncer « l’apathie » et « l’indifférence » de la société russe. Lors d’une autre démonstration, l’activiste se coupe un lobe d’oreille, alors qu’il est assis nu sur le mur d’enceinte d’un institut psychiatrique où des dissidents ont autrefois été internés.

La Croix, le 16 février 2020
Ce qui m'a étonnée, c'est de retrouver les mêmes actes dans L'Exil éternel, le journal d'une médecin autrichienne internée au Goulag. Faut-il considérer qu'il y a une tradition russe dans cette façon de protester?
Nous sommes entre 1945 et 1955.
A cette époque, dans le camp régnait une certaine agitation, une tension, et peut-être la raison en était-elle grave, même si un événement n'avait pas été exempt d'un certain comique. A environ vingt kilomètres de nous, presque dans l'inaccessible taïga, se trouvait un camp disciplinaire dont les occupants se regroupaient souvent pour protester, mais menaient aussi des actions individuelles qui avaient l'air fantastiques. Pour ne pas aller travailler, l'un d'eux s'était cloué au plancher par un «organe christique». Pour cela, il avait choisi son prépuce. On le voit, on pouvait attendre toutes sortes de choses des gens de là-bas, on les vivait ensuite.

Angela Rohr, L'Exil éternel, 2019 ed. les Arènes, p.319



[…] C'était un «voleur dans la loi» qui avait reçu dix jours de cachot, injustement à son avis, et qui protestait à présent en faisant une grève de la faim depuis huit jours déjà; cela n'aurait pas été gravee s'il n'avait pas aussi refusé de boire de l'eau.
Un tchéckiste l'avait menacé la veille de le nourrir artificiellement et là-dessus l'homme s'était cousu la bouche. Il n'y avait pas un prisonnier qui n'ait une aiguille et du fil cachés dans son vêtement, et tout à fait par hasard, c'était un fil blanc qu'il avait utilisé pour se fermer la bouche.
Après la découverte de son acte, l'ophtalmologiste avait coupé les fils le long des lèvres mais sans les retirer et on les voyait autour de sa bouche.

ibid p.366




Remarque pour plus tard quand nous aurons oublié le contexte : billet écrit pendant la deuxième semaine de confinement due à l'épidémie de coronavirus, billet qui rappelle qu'un mois plus tôt, la France avait des sujets d'émoi plus futiles.

Germes

Aujourd'hui que nous sommes reclus pour cause d'épidémie, j'ai ouvert De l'inégalité parmi les hommes, car je me souviens de ce que m'en avait dit Olivier (qui est à l'origine de mon achat de ce livre il y a quelques années — jamais lu): «Diamond explique qu'il faut être beaucoup plus intelligent pour survivre dans la jungle qu'en ville. L'important pour survivre en ville, c'est d'être résistant aux maladies.»

La traduction du titre est nulle. Cela devrait être Fusils, pierreries et acier: Guns, Gems, and Steel.
Du moins c'est ce que je croyais jusqu'à hier soir, quand je me suis avisée que c'était Guns, GeRms, and Steel: Des fusils, des germes et de l'acier.
Etrange confusion durant toutes ces années, qui prend tout son sel aujourd'hui.
Mon impression que les Néo-Guinéens sont plus dégourdis que les Occidentaux repose sur deux raisons faciles à saisir. En premier lieu, les Européens vivent depuis des milliers d'années dans des sociétés densément peuplées avec un gouvernement central, une police et une justice. Dans ces sociétés, les maladies infectieuses épidémiques des populations denses (comme la petite vérole) ont été historiquement la principale cause de décès, tandis que les meurtres étaient relativement rares et l'état de guerre l'exception plutôt que la règle. La plupart des Européens qui échappaient aux maladies mortelles échappaient aussi aux autres causes potentielles de mort et parvenaient à transmettre leurs gènes. De nos jours, la plupart des enfants occidentaux (mortinatalité exceptée) survivent et se reproduisent, indépendamment de leur intelligence et des gènes dont ils sont porteurs.

A l'opposé, les Néo-Guinéens ont vécu dans des sociétés aux effectifs trop faibles pour que s'y propagent les maladies épidémiques de populations denses. En fait, les Néo-Guinéens traditionnels souffraient d'une forte mortalité liée aux meurtres, aux guerres tribales chroniques et aux accidents, ainsi qu'à leurs difficultés à se procurer des vivres.

Dans les sociétés traditionnelles de Nouvelle-Guinée, les individus intelligents ont plus de chances que les moins intelligents d'échapper à ces causes de mortalité. Dans les sociétés européennes traditionnelles, en revanche, la mortalité différentielle liée aux maladies épidémiques n'avait pas grand-chose à voir avec l'intelligence: elle mettait plutôt en jeu une résistance génétique liée aux détails de la chimie physique. Par exemple, les porteurs du groupe sanguin B ou O résistent mieux à la variole que ceux du groupe A.

En conséquence, la sélection naturelle encourageant les gènes de l'intelligence a probablement été beaucoup plus rude en Nouvelle-Guinée que dans les sociétés à plus forte densité de population et politiquement complexes, où la sélection naturelle liée à la chimie du corps a été plus puissante.

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, Folio, p.23-24

Chronique contemporaine de l'islam en France

Un matin tu te réveilles (14 février 1989, presque un anniversaire) au son du radio-réveil, tu apprends qu'un auteur dont tu n'as jamais entendu parler est condamné à mort par une fatwa, mot dont tu ignores le sens et l'existence, lancé par un imam iranien.
Fuite, protection policière, vie en éclats.

Un midi chez le coiffeur tu apprends que Cabu et Wolinski se sont fait assassiner parce qu'ils avaient dessiné le Dieu des musulmans.

Un soir en lisant Twitter tu comprends vaguement qu'une ado se fait insulter et menacer parce qu'elle a dit qu'elle détestait la religion, en particulier l'islam. Tu ne fais pas trop attention parce que ce n'est pas la première fois que Twitter s'enflamme, Zineb el Rhazoui en a déjà fait les frais, tu te dis que ça va passer, qu'est-ce qu'ils ont inventé encore?
Et puis ça devient n'importe quoi, tellement n'importe quoi que j'ai envie de hurler. La France entière est tombée sur la tête, c'était bien la peine d'avoir Voltaire, c'est le chevalier de la Barre all over again.

Je tente une chronologie:
Le 19 janvier, Mila poste une vidéo où elle dit :«[…] Je déteste la religion […], le Coran, il n'y a que de la haine là-dedans, l'islam, c'est de la merde […]». Elle reçoit des menaces de mort, quelqu'un poste son adresse en ligne, son domicile est protégé par la police, elle ne va plus au lycée.
Le 23 janvier, une enquête est ouverte pour retrouver les auteurs des menaces, mais une autre contre Mila, pour vérifier s'il y a eu «incitation à la haine raciale».
Depuis quand une religion est-elle une race? A ce compte-là, pourquoi ne pas avoir poursuivi Rushdie et Wolinski?
(Heureusement, le parquet a conclu qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre…)
Le 29 janvier, la ministre de la justice Nicole Belloubet prononce une phrase bizarre: «l'insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de conscience» (si les Manif pour tous se souviennent de cela à leur prochain rassemblement!!)
Le 31 janvier quelques personnes appellent à la raison: voici une tribune juridique rappelant la loi sur le blasphème et la réaction de Mme Badinter dénonçant la lâcheté ambiante. (Je pense à Houellebecq et son Soumission : il était en dessous de la vérité).
Le 3 février Ségolène Royal prend Mila à partie plutôt que de la défendre (mais depuis quand prend-on parti pour les menaçeurs et non pour les menacés? Qu'est-ce qui tourne pas rond? La gauche devrait se trouver un autre nom, Jaurès ne la reconnaîtrait pas.)
Pendant ce temps, la jeune fille confirme ce qu'elle pense de la religion en général, tout en présentant des excuses si elle a blessé des croyants en particulier. (Chapeau bas : je l'imaginais effondrée, avec ses parents catastrophés à l'idée de devoir déménager, etc. Elle a du cran et paraît moins tête de linote que je ne l'aurais imaginé.)
Cerise sur le gâteau, c'est Le Pen qui finit par dire quelque chose de sensé: «Dans notre pays de libertés, ce n’est pas à #Mila de s’excuser: c’est à ceux qui la menacent de mort, la harcèlent, l’insultent, de rendre des comptes devant la justice. » (Me voilà bien: en train de citer Le Pen!)
Résumé le 4 février de Jean Quatremer: «Piégés par le discours sur "l’islamophobie" des islamistes, une partie de LREM et surtout de la gauche a permis à l’extrême-droite de récupérer le combat pour la laïcité, la liberté d’expression, le droit à l’athéisme, le féminisme, etc. A ce niveau de bêtise, chapeau bas 👏.


La règle est pourtant simple, claire: une victime n'est pas coupable. Elle est victime. Elle peut être désagréable, vulgaire, idiote, naïve, méchante, on peut ne pas souhaiter prendre le thé avec elle et garder ses distances. Mais elle n'est pas coupable. Le coupable, c'est celui qui émet des menaces, et bien sûr, celui qui les met à exécution.


Et pour ajouter à la confusion — ou pour la conforter, pour mieux démontrer que plus aucune norme de base n'est respectée ou même connue — des policiers de confession musulmane sont mis à pied sans réelle raison. Depuis quand être musulman est-il un délit? On voudrait ghettoïser et susciter le ressentiment qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Nous avons besoin de policiers musulmans, nous avons besoin que le recrutement dans la police représente le profil de la société française.
Noam Anouar est la victime en creux de la même hystérie que Mila.

Etre musulman n'est pas un délit.
Détester les religions, trouver la religion musulmane complètement con n'est pas un délit.
Menacer de mort est un délit.

Des listes

Entre décembre 2018 et avril 2019 un jeu a couru sur FB et Twitter : poster sept couvertures de livres sans commentaire.
J'ai relevé les listes d'amis à qui j'avais demandé de jouer ou qui m'avaient demandé de participer.

Emmanuel :
Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde
Simenon, La chambre bleue
Didi-Huberman, Survivance des lucioles
Toby Barlow, Crocs
Thomas Bernhard, Maîtres anciens
Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Gertrude Stein, The world is round
Jackson, Nous avons toujours habité au château
Celan, La rose de personne
Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan

Maurice
Perec, La vie mode d'emploi
Mallarmé, œuvres complètes en classique garnier
Thomas Mann, L'élu
Kafka, La muraille de Chine
Gérard d'Houville, L'inconstante
Thieri Foulc, Le lunetier aveugle
Bodon, La Quimera (en occitan)

Patrick
Elizabeth Legros Chapuis, Regarder la Grèce
Lacarrière, L'été grec
Pausanias, Description de l'Attique
A t'Serstevens, Itinéraires de la Grèce continentale
Gail Holst, Road to Rembetika
Henri Miller, Le colosse de Maroussi
Patrick Leigh Fermor, Mani - Voyages dans le sud du Péloponnèse

Jack (américain)
A Woman in Berlin
Sir Thomas Malory Le morte d'Arthur
Thomas Babington Macaulay, The history of England
John Paul Russo, I.A. Richards - His life and Work
Ammiel Alcalay, Memories of our Future
Philip Ball, Critical Mass
Raymond Williams, Culture & Society 1780-1950
Michael Gottlieb, Memoir and Essay
Tom Weidlinger, Modernism, madness and the American Dream
The Canongate Burns

Aymeric
Harry Mulisch, La découverte du ciel
Hérodote- Thucydide dans la Pléiade
Sandor Marai, Confession d'un bourgeois
Léon Chestov, La philosophie de la tragédie
Ryszard Kapuscinski, Ébène
Albert O Hirschman, Un certain penchant à l'autosubversion
Harry G Frankfurt, On bullshit
Philippe Garnier, Honni soit qui Malibu
Christopher Mc Dougall, Born to run
Nicolas Bouvier, Routes & déroutes
Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs?
Romain Gary, Les enchanteurs
Hilary Putnam, La philosophie juive comme guide de vie
Alex Ross, The rest is noise
Ismael Reed, Mumbo Jumbo
Saul Bellow, Ravelstein
Vaclav Havel, Audience; Vernissage; Pétition
Armand Robin, Audience de la fausse parole
Dostoïevski, Les Démons (les Possédés)
Tolstoï, Guerre et Paix
Quincy par Quincy Jones
Jean Gagnepain, Leçons d'introduction à la théorie de la médiation
Boulgakov, Le maître et Marguerite
Peter Manseau, Chanson pour la fille du boucher
Leo Strauss, Droit naturel et histoire
Marc-Alaing Ouaknin, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles
Angré Agassi, Open

Valérie
Jean-Yves Pranchère et Justine lacroix, Le procès des droits de l'homme
Alfred Döblin, Voyage en Pologne
Ephraïm E Urbach, Les sages d'Israël
Hans Jonas, Souvenirs
Arnold Zweig, Un meurtre à Jérusalem
Françoise Frenkel, Rien où poser sa tête
Douglas Hofstadter, Le Ton beau de Marot
Mariusz Szczygiel, Gottland
Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné
Cavafy
Auguste Diès, Autour de Platon
Lieutenant X., Langelot agent secret
Ryszard Kapuscinski & Hanna Krall, La mer dans une goutte d'eau
Renaud Camus, L'Inauguration de la salle des Vents

Philippe
Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour
Pierre Jean Jouve, Les Noces
Thomas Bernhard, L'origine; La cave; Le souffle; Le froid; Un enfant
Renaud Camus, Journal romain
Michel Chaillou, La France fugitive
Hervé Guibert, L'incognito
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
Marguerite Yourcenar, Archives du Nord
Göran Tunström, L'oratorio de Noël
Sain-John Perse, Amers
Alexis Curvers, Tempo di Roma
Thomas Mann, Les Buddenbrook
Marguerite Duras, Les petits chevaux de Tarquinia
Jean Louis Schefer, Chardin

Laurent
Baudelaire, Les fleurs du mal
Claude Tannery, Le cavalier, la rivière et la berge
R.A. MacAvoy, A trio for Lute
David Lindsay, Un voyage en Arcturus
Raymond Guérin, L'apprenti
Charles Dickens, David Copperfield
L'empreinte de l'oméga (BD)

Guillaume
Stéphane Mallarmé, Pour un tombeau d'Anatole
Henry James, The sacret Fount
Yves Bonnefoy, Récits en rêve
Adalbert Stifter, Cristal de roche
Henri Michaux, Ecuador
Sagas islandaises
Jean Giono, Les récits de la demi-brigade
Richard Krautheimer, Rome portrait d'une ville
Henri Thomas, Poésies
Philippe Jaccottet, La seconde semaison
J M Coetzee, Youth
Stendhal, La chartreuse de Parme

Laurent C
Françoise Sagan, Bonjour Tristesse
Alexandre Soljénytsine, Une journée d'Ivan Dénissovitch
Gogol, Les âmes mortes
Simon Leys, Essai sur la Chine
Joseph Conrad, The Shadow-line
Julien Gracq, Le rivage des Syrtes
Kafka, La métamorphose (bilingue)

la souris
Claude Pujade-Renaud, Martha et La danse océane
Sarah l Kaufman, The art of Grace
Cynthia Voigt, Une fille im-pos-sible
Jennifer Homans, Apollo's Angels
Ariane Bavelier et Natacha Hofman, Itinéraires d'étoiles
Colette Masson, La danse vue par Maurice Béjart
David Hallberg, A body of work
Karen Kain, Movement never lies
Marie Glon, Isabelle Launay, Histoires de gestes

Florence
Stephan Zweig, Le monde d'hier
Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud
Nathalie Azoulai, Titus n'aimait pas Bérénice
Nicolas Bouvier, L'usage du monde
Primo Levi, Poeti
Garcia Marquez, Cent ans de solitude
Paul Nizan, Aden
Jean Starobinski, La poésie et la guerre

Les émigrants

J'avais découvert le nom de Sebald avec Compagnon, sans prendre jusqu'ici le temps de le lire.

Je viens de terminer Les émigrants. Quatre nouvelles, dit Compagnon. Difficile de savoir s'il s'agit de nouvelles ou de «docu-fictions». Difficile de ne pas avoir l'impression qu'il s'agit de "vrais" récits, même s'ils paraissent trop précis pour qu'il soit possible que l'auteur ait recueilli à quatre reprises auprès de quatre personnes différentes autant d'informations reprenant les mêmes motifs.

Il s'agit de la reconstitution de la vie de personnes âgées ou mortes en remontant à leur enfance, reconstitution qui parsème dans le même mouvement des éléments de la biographie de l'auteur (où était-il, à quelle date, pour y faire quoi, avec qui). De nouvelle en nouvelle l'intrigue temporelle se tisse plus serrée et dans la dernière nous avons à la fois l'histoire du fils et de la mère — mère qui est aussi la seule dans le livre à mourir du nazisme, les quatre personnages principaux des récits ayant, comme de juste, immigré — ou ayant été sur un autre sol au bon moment, sans que cela ait été précisément prémédité.

Comment ne pas penser à Modiano, en particulier dans la façon de distribuer et disséminer les dates et repères dans le texte. L'écriture est cependant plus dense, fourmillante de détails, que les décors vides et désertés de Modiano.

Je ne vais souligner que deux motifs : les rêves et les évocations de Nabokov.

1/ Les rêves jouent un rôle important. Entre le rêve et la réalité il n'y a qu'une frontière brouillée par le temps, et la première victoire est de savoir distinguer entre les deux. C'est en regardant un film qu'un souvenir revient à Sebald, et la scène du film est celle où
«Caspar [Hauser] […] distingue pour la première fois onirisme et réalité en introduisant le récit qu'il fait par ces mots: Oui, j'ai rêvé.»
W.G. Sebald, Les émigrants, Actes Sud, 1999, p.28
Dans la deuxième nouvelle, un personnage retrouve le souvenir pendant que ses yeux sont bandés, comme si être aveugle permettait une plongée en soi-même. Ce premier phénomène se double d'un autre: le souvenir est dit aussi clair qu'un rêve précis. A y réfléchir, cela jette un doute sur la valeur d'un souvenir dont l'exactitude relève de celle d'un rêve.
Ce merveilleux Grand Bazar, raconta Mme Landau, Paul le lui avait décrit en détail, un jour de l'été 1975 où, à la suite d'une opération de la cataracte, il était alité les yeux bandés dans une chambre d'hôpital de Berne, et voyait, comme il l'avait dit lui-même, aussi claires que dans le rêve le plus précis, des choses dont il n'aurait pas cru qu'elles fussent encore présentes en lui. (p.66)
Dans la troisième nouvelle, le rêve joue le rôle du témoin, nièce, fils ou amie, qui raconte une époque. Ce rêve s'étend sur plusieurs pages, et l'on peut dire que c'est un rêve très «précis», qui fourmille de détails (de bien trop de détails pour être un rêve).
Plus tard, dans ma chambre d'hôtel, j'entendais dans la nuit le bruissement de la mer et un rêve vint me visiter. (p.146) […] Comme toujours ou presque dans les rêves, les morts ne parlaient pas et semblaient un peu contrits et abattus. (p.147) […] Par ailleurs, quand il m'en souviens maintenant, mes rêves de Deauville étaient remplis de murmures permanents, qui avaient pour origine les bruits circulant sur Cosmos et Ambros.(p.149) […] De fait, e seul être qui me parût aussi impénétrable que lui était cette comtesse autrichienne, femme au passé obscur, qui tenait sa cour dans les recoins secrets de mon imagination onirique deauvillaise.(p.151)
La particularité de ce rêve, c'est que sa fin n'est pas nette, il n'y a pas de réveil, mais un glissement entre rêve et réalité.
La première fois que j'avais remarqué la princesse Dembowski, c'était lorsque dehors, sur la terrasse devant le casino, elle avait fait ce qu'aucune autre femme hormis elle n'eût osé faire: enlever son chapeau d'été blanc et le poser à côté d'elle sur la balustrade. Et la dernière fois, c'était le jour où, sorti de mon rêve deauvillais, je m'étais approché de la fenêtre de ma chambre d'hôtel. L'aube pointait. Incolore, la plage se confondait encore avec la mer et la mer avec le ciel. Et c'est alors qu'elle était apparue, dans la lueur blême qui se répandait peu à peu, sur la promenade des Planches déserte à cette heure. Attifée avec le plus mauvais goût qui soit, maquillée à outrance, elle passait tenant au bout d'une laisse un lapin blanc angora. Elle était escortée d'un clubman en livrée vert acide qui, dès que le lapin refusait d'avancer, se penchait pour lui donner un peu du chou-fleur géant qu'il renait serré dans le creux de son bras gauche.(p.151-152)
Or le contenu du rêve renvoie à l'été 1913 (p.148) tandis que Sebald se rend à Deauville en septembre 1991 (p.140). S'agit de la même personne en très vieille dame, ou d'un rêve éveillé, comme le suggère la bizarrerie du lapin et du chou? (Inutile de vouloir trouver des recoupements sur Google, le nom de la comtesse est faux, nous a-t-on prévenu.)

La nouvelle se poursuit en nous rapportant le contenu d'un journal tenu par le personnage principal en 1913. Lui aussi rêve: «Nombreux rêves peuplés de voix étrangères qui parlent et s'interpellent.» (p.164); «4 décembre: cette nuit, en rêve, travervé avec Cosmo l'étendue vide et scintillante du fossé du Jourain. Un guide aveugle nous précède.»(p.170)
J'ai étendu la citation jusqu'au guide aveugle: là encore, être aveugle permet d'accéder à d'autres voies de connaissance — mais en rêve. Par ailleurs, la traversée du Jourdain en compagnie d'un aveugle ne peut qu'évoquer Charon.

Un rêve très précis de reconstitution historique apparaît également dans la dernière nouvelle. Le personnage raconte une période hallucinatoire qu'il a eu dans les années 60:
Et un autre jour, dit Ferber pour parachever son récit, il s'était vu en rêve, il ne savait plus si c'était de jour ou de nuit, inaugurer en 1887, aux côtés de la reine Victoria, le palais des Expositions érigé pour la circonstance à Trafford Park. (p.208)
L'utilisation habilement enchevêtrée des rêves, des récits de souvenirs d'un personnage, des carnets ou lettres retrouvés et des indications de l'auteur lui-même en train de voyager pour mettre ses pas dans les pas de ses personnages permet une grande fluidité de la narration, un feuilleté temporel insensible. Le lecteur passe d'un lieu à l'autre ou d'une époque à l'autre en s'en apercevant à peine. Ce n'est pas du temps retrouvé; plutôt une immersion dans du temps disparu.


2/ Nabokov apparaît comme un motif réccurrent. S'agit-il d'un hommage à l'écrivain; ou Nabokov est-il considéré ici comme l'émigrant modèle, l'archétype de l'immigrant? Il revient dans chaque nouvelle, d'abord nommément, puis simplement comme une silhouette à filet à papillons.

Voici les occurrences:
Dans la première nouvelle, Nabokov est évoqué lors d'une séance de diapositives où le personnage principal partage ses souvenirs (et pour les lecteur, l'évocation même de ces séances diapositives des 70, alors considérées comme modernes, comme plus tard dans le livre le sera la théière électrique de Manchester, teinte les pages de démodé. Ce n'est pas la nostalgie, mais le passé de mode, l'enfui sans regret.)
A plusieurs reprises nous vîmes aussi Edward armé de jumelles de campagne et d'une boîte à herboriser, ou bien le Dr Selwyn en bermuda, avec une sacoche en bandoulière et un filet à papillons. L'un de ces clichés rappelait jusque dans les détails une photo de Nabokov prise dans les montagnes dominant Gstaad, que j'avais découpée quelques jours auparavant dans une revue suisse. (p.27)
Cette première évocation s'accompagne d'une photo de Nabokov. Ce qui m'a touchée, c'est que trois pages plus loin, le Dr Selwin raconte sont départ de Lituanie: «Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train» (p.30), ce qui est exactement l'image de Nabokov's Dozen: «the door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.»

Tous les enfants d'Europe partis en exil ont-ils cette image en tête?

Dans la deuxième nouvelle, le personnage principal (Paul) et celle qui racontera son histoire à Sebald (Mme Landau) se rencontrent parce que celle-ci lit une bibliographie de Nabokov:
Cette confidence fut suivie d'un long silence, que Mme Landau interrompit pour ajouter qu'elle était asise sur un banc de la promenade des Cordeliers à lire l'autobiographie de Nabokov quand Paul, après être déjà passé deux fois devant elle, l'avait abordée avec une politesse frisant l'extravagance pour lui parler de sa lecture et partant de là, l'avait entretenue durant tout l'après-midi et aussi dans les semaines qui suivirent en un français quelque peu suranné mais absolument correct. (p.58)
Dans la troisième nouvelle, le personnage principal, profondément dépressif, se fait interner en 1953 dans une maison de repos américaine nommée Ithaca. Sa nièce lui rend visite plusieurs fois et c'est elle qui raconte:
Je me revois encore comme si c'était hier, dit tante Fini, assise à la fenêtre près del'oncle Adelwarth, par une belle journée cristalline de l'été de la Saint-Martin; un air frais venait de l'extérieur et nous regardions par-delà les arbres à peine agités par la brise une prairie qui me faisait penser à l'Altamachmoos, quand au loin est apparu un homme entre deux âges qui tenait devant lui un filet blanc au bout d'un manche et faisait de temps à autre des bonds étranges. L'oncle Adelwarth regardait fixement devant lui mais n'en remarqua pas moins ma stupéfaction et dit: it's the butterfly man, you know. He comes around quite often.(p.124)
A la même période, Nabokov vit à Ithaca.

Dans la quatrième nouvelle, le Palace de Montreux, en Suisse, apparaît d'abord, en 1936, durant l'enfance du personnage principal. Une nouvelle précédente évoquait, comme un faux signe, l'hôtel Eden de Montreux (p.95). C'est au Palace que Nabokov terminera ses jours.

Le personnage y retourne plus tard, entre 1964 et 1967. En souvenir de la randonnée accomplie avec son père en 1936, il gravit le Grammont et contemple le paysage du sommet:
Ce monde à la fois proche et repoussé à une distance inaccessible, dit Ferber, l'avait attiré avec une telle force qu'il avait craint de devoir s'u précipiter, et l'aurait sans doute fait si, tout à coup — like someone who's popped out of the bloody ground —, ne s'était trouvé devant lui un homme d'une soixantaine d'années tenant un grand filet à papillons de gaze blanche et qui, dans un anglais aussi élégant qu'impossible à identifier, l'avait prévenu qu'il était temps de songer à redescendre si l'on voulait encore arriver à Montreux pour le dîner. En revanche, Ferber dit ne pas se rappeler s'il avait effectué la descente en compagnie de l'homme au filet à papillons. Le retour du Grammont s'était complètement effacé de sa mémoire, de même que les derniers jours passés au Palace et le retour en Angleterre. La raison exacte et l'ampleur de cette tache d'amnésie étaient restées une énigme malgré les intenses efforts qu'il avait prodigués pour essayer de se souvenir. Quand il tentait de se transporter à l'époque en question, Ferber se revoyait dans son atelier, attelé pendant près d'un an, quelques brèves interruptions mises à part, à la difficile réalisation du Man with a Butterfly Net, portrait sans visage qu'il considérait comme l'une de ses œuvres parmi les plus ratées, étant donné qu'à son avis il n'existait aucun point de repère, fut-il approximatif, pour rendre compte de l'étrangeté de la vision à la base de sont tableau. (p.206-207)
Amnésie et souvenirs, couches qui surnagent ou s'enfoncent : notons la similitude avec la technique du peintre Ferber — et de l'auteur-narrateur Sebald: «Comme il applique les couleurs en grandes quantités, et qu'au cours de son travail il ne cesse de les gratter sur la toile, il s'est accumulé sur revêtement du sol une croûte de plusieurs pouces d'épaisseur, mêlée de poussière de charbon, en grande partie solidifiée mais devenant plus fine sur les bords, qui ressemble par endroits à une coulée de lave, et que Ferber prétend être le seul vrai résultat de ses efforts incessants, autant que la preuve tangible de son échec.» (p.191) Ferber confie à Sebald les lettres de sa mère. Celle-ci raconte avoir croisé un petit garçon russe en 1910 à Kissingen:
[…] deux messieurs russes très distingués nous rattrapèrent, dont l'un, d'allure particulièrement majestueuse, était en train de faire une remontrance à un petit garçon de peut-être dix ans qui, trop occupé à chasser les papillons, s'était attardé au point qu'on avait dû l'attendre. La leçon n'avait guère eu l'effet escompté car en nous retournant un peu plus tard, nous vîmes le garçon courir loin dans la prairie en brandissant son filet. Hansen affirma avoir reconnu dans le plus âgé des deux messieurs distingués le président du premier Parlement russe, Muromzev, en villégiature à Kissingen. (p.252)
Il s'agit de la Douma. La biographie de Nabokov par Brian Boyd (que sans doute il faut lire puisque Mme Landau la lisait) précise que Muromtsev avait recommandé au petit garçon avant la promenade de ne pas chasser les papillons car «cela gênait le rythme de la marche» (p.84 de l'édition Princeton University Press). Et la mère de Ferber, lorsqu'elle raconte sa demande en mariage, écrit:
Je ne sus que répondre et me contentai de hocher la tête, et bien que tout se brouillât autour de moi, je vis néanmoins avec la plus grande netteté, sautant avec son filet à papillons dans la prairie, le petit garçon russe que j'avais depuis bien longtemps oublié, de retour en messager du bonheur de cette journée d'été, qui maintenant allait laisser échapper sans tarder de sa collection les plus beaux appollons, vanesses, sphinx et machaons, en signe de ma libération prochaine. (p.253)
Il existe sur internet des articles sur la signification de la présence de Nabokov dans Les Émigrés.

Puisqu'irresponsable signifie déni de responsabilité

Encore un massacre à l'arme automatique aux Etats-Unis. Comme lors de l'attentat de Nouvelle-Zélande en mars dernier, le meurtrier évoque le «Grand remplacement», expression lancée par Renaud Camus il y a quelques années1; Renaud Camus dont la défense consiste à dire que les assassins ne l'ont pas lu (il s'agirait donc d'une malheureuse coïncidence?2). Je me demande combien de nazis avaient lu Mein Kampf. Parfois j'ai l'impression que c'était surtout les opposants à Hitler qui l'avaient lu).

— Malheureuse, quelle analogie es-tu en train de faire!
— Cette analogie s'appuie sur une remarque de Tzedorov dans Face à l'extrême: les décisions ou les actes3 que nous devons prendre ou poser en temps de paix sont les mêmes qu'en temps de guerre. Ce sont leurs conséquences qui diffèrent.

Je me souviens de cette interview dans le cadre des manifestations de Charlottesville en août 2017. Les néo-nazis (croix gammée et KuKluxKan) chantaient: «ils ne nous remplaceront pas», «les juifs ne nous remplaceront pas». Deux ans déjà.

Soit RC est bête à manger du foin4 et il ne voit réellement pas le danger à exprimer une pensée qui encouragent des fous furieux; soit il est de mauvaise foi et il se rend parfaitement compte de ce qu'il fait, mais il trouve que la haine du juif, du noir, du musulman, est un faible prix à payer si cela doit préserver «la race blanche» ou «la civilisation occidentale»5 de la «mixité»6 ou du «remplacement».
Je penche pour la deuxième solution.

Réveillée vers trois heures du matin par la pensée de ce dessin de juillet dernier représentant Trump attisant la haine des suprémacistes. On ne saurait mieux résumer ce que je pense des positions camusiennes.





Note
1 : c'est même le titre d'un livre. L'éditeur peut se frotter les mains, il va sans doute y avoir un contrat de traduction.
2: ne prenons pas de risque et précisons: ironie!
3: car les paroles, à plus forte raison publiques, sont des actes («quand dire, c'est faire»).
4: quels que soient par ailleurs ses talents d'écriture : un artiste mais pas un intellectuel.
5: ce qui est à peu près synonyme chez lui (je l'imagine déjà écrire trois pages pour démontrer que c'est faux, que je l'ai mal compris (il aime tant démontrer qu'on ne l'a pas lu et mal compris — tant que je finis par me demander si ce n'est pas plus important pour lui que d'être lu et compris — à tel point qu'à chaque fois qu'il a commencé à être reconnu par la presse (avec le chien Horla, les Demeures, un mea culpa de la presse lent et progressif), il a aussitôt fait le nécessaire pour être détestable), que «ce qu'il voulait dire c'est que…», dans sa fameuse technique qui consiste à insister sur un détail dans l'espoir de démontrer que le reste de la démonstration ne tient pas. Hélas pour lui, ce n'est pas une démonstration mais un tableau, et ce n'est pas parce qu'on a peint de travers un arbre dans un coin que l'ensemble du tableau n'est pas valable.)
6: la haine de la mixité est davantage le cheval de bataille de Richard Millet que celui de Renaud Camus.

La tombe d'à côté

Retour de la traduction à la volée.
D'abord j'ai cru à une histoire vraie, puis je me suis dit que j'étais trop crédule et que c'était une fiction (après tout le twittos s'appelle sixthformpoet), puis j'ai lu les commentaires.
Il est fort possible que ce soit une histoire vraie.
Après tout, l'auteur est anglais.
UN
Mon père mourut. Début classique pour une histoire drôle. Il fut enterré dans un petit village du Sussex. J'étais très proche de mon père et j'allais donc très souvent sur sa tombe. J'y vais encore. [Pas de panique, cela va devenir plus drôle.]

J'apportais toujours des fleurs; ma mère y allait souvent et elle apportait toujours des fleurs; mes grand-parents étaient encore vivants et ils apportaient toujours des fleurs. La tombe de mon père ressemblait souvent à un troisième prix mérité de l'exposition florale de Chelsea.

Parfait. Cependant, je me sentais coupable envers le type enterré à côté de mon père. Il n'avait JAMAIS de fleurs. Il était mort à 37 ans le jour de Noël; personne ne lui apportait de fleurs; et maintenant la tombe d'à côté s'était transformée en boutique de fleuriste éphémère. Alors je commençai à lui apporter des fleurs. JE COMMENÇAI Á ACHETER DES FLEURS Á UN MORT QUE JE N'AVAIS JAMAIS RENCONTRE.

Je le fis un certain temps sans jamais en parler à personne. C'était une private joke à usage interne; je rendais le monde meilleur un bouquet après l'autre. Je sais que ça peut paraître bizarre mais je me mis à penser à lui comme à un ami.

Je me demandais si nous avions une connexion cachée, quelque secret qui m'aurait attiré à lui. Peut-être étions-nous allés à la même école, avions-nous joué dans le même club de foot ou quelque chose comme ça. J'ai fini par googler son nom: dix secondes plus tard je l'avais trouvé.

Sa femme ne lui apportait pas de fleurs PARCE QU'IL L'AVAIT ASSASSINEE — LE JOUR DE NOËL. Après avoir assassiné sa femme, il avait également assassiné ses beaux-parents. Après cela il avait sauté devant le seul train passant dans le tunnel de Balcombe durant cette nuit de Noël.

C'était pour CELA que personne ne lui laissait de fleur. Personne sauf moi, bien sûr. Je lui apportais des fleurs tous les quinze jours; tous les quinze jours DEPUIS DEUX ANS ET DEMI.

Je me sentais terriblement mal par rapport à sa femme et ses beaux-parents. Bon, je n'allais pas leur apporter des fleurs tous les quinze jours pendant deux ans et demi, cependant j'avais l'impression de leur devoir des excuses.

Je trouvai où ils étaient enterrés, j'achetai des fleurs et j'allai au cimetière. Comme je me tenais debout devant leurs tombes et marmonnais des excuses, une femme apparut derrière moi. Elle voulut savoir qui j'étais et pourquoi je laissais des fleurs à sa tante et à ses grands-parents. MOMENT EMBARRASSANT.

Je m'expliquai; elle dit OK, c'est bizarre mais plutôt gentil. Je répondis merci, oui c'est un peu bizarre et, mon dieu, JE LUI PROPOSAI DE PRENDRE UN VERRE. Á ma grande surprise, elle dit oui. Deux ans plus tard, elle me dit oui de nouveau quand je la demandai en mariage car c'est ainsi que j'ai rencontré ma femme.

[FIN]

Le concept de Dieu après Auschwitz

Rivages Poche, (1984), 1994 traduit par Philippe Ivernel.

Préalables :
1/ Kant : la théologie spéculative appartient à la raison pratique. Il est raisonnable et légitime de s'interroger sur le sens de Dieu même si aucune réponse n'est possible (vérifiable).
2/ Il s'agit du Dieu juif: Dieu unique et très bon.

La question : comment Dieu a-t-il pu laisser mourir son peuple à Auschwitz? Pourquoi n'est-il jamais intervenu?

Si l'on considère les trois attributs de Dieu, bonté, toute-puissance, intelligibilité, on s'aperçoit qu'une réponse logique n'est possible que si seuls deux attributs sont vrais simultanément:
Si Dieu est tout-puissant et bon et qu'il a laissé se produire Auschwitz, alors il est inintelligible, incompréhensible. Or la Torah, la Révélation, postule que Dieu se révèle et nous parle, que nous pouvons le comprendre à notre mesure.
Si Dieu est tout-puissant et intelligible et qu'il a laissé se produire Auschwitz, alors il n'est pas bon. Or la bonté fait partie du concept de Dieu, pour nous. (citation p.31: «La bonté, c'est-à-dire la volonté de faire le bien, est certainement indissocable de notre concept de Dieu […]). Intelligible et bon, Dieu n'est donc pas tout-puissant. S'il a laissé Auschwitz se produire, c'est qu'il ne pouvait pas l'empêcher.

Comme l'ont expliqué certains cabalistes, Dieu a retenu sa puissance (tsimtsoum) pour faire de la place à la création. Il a tout donné à l'homme, c'est maintenant à l'homme de lui donner. Dieu dépend désormais des hommes, il a besoin de notre aide, comme l'a exprimé Etty Hillesum: «[…] Vous ne pouvez nous aider, nous devons Vous aider à nous aider […]» cité en note 12 p.44)


Dans l'essai qui suit, Catherine Chalier pose alors la question suivante: « […] quelle différence existe-t-il entre la pensée d'une transcendance sans puissance et l'affirmation de son inexistence?»
Il existe une autre façon de concevoir Dieu que comme l'ultime recours contre l'horreur. Elle nous est donnée par ceux justement qui ont témoigné d'un Dieu proche jusque dans leur dénuement. Les maîtres de la Torah ont insisté sur ce Dieu au cœur du monde et non à ne trouver qu'aux limites de la science ou de la catastrophe. La responsabilité de la création pèse sur les hommes, mais ceux-ci peuvent vivre avec Dieu à leur côté s'ils sont capables de l'entendre:
En effet, le Dieu qui, selon la tradition cabaliste surtout, est avec les hommes, ne ressemble pas à une puissance qui maîtrise le cours des choses. Ce Dieu leur a dit qu'ils doivent apprendre à vivre sans cette hypothèse rassurante mais infantile, tout en leur promettant qu'ils peuvent Le rencontrer, dès maintenant, quand ils consentent à entendre Sa parole comme à eux adressée et à Lui répondre, avec cette difficulté, insurmontable pour beaucoup, que seule la réponse permet d'entendre l'appel.

Catherine Chalier, "Dieu sans puissance in Le concept de Dieu après Auschwitz, p.65

Comment vivre avec vingt-quatre heures par jour ?

Le titre est un pastiche des titres du genre Comment vivre avec cinq euros par jour. Ecrit en 1910, c'est l'ancêtre des livres de développement personnel, avec la particularité d'être écrit par un Anglais : un livre de self-help à l'humour british.

La méthode tient en une phrase : apprenez à vous concentrer. Le but : devenir spécialiste dans un domaine aimé en y consacrant une heure et demie trois soirs par semaine.

Le plus étonnant : l'auteur considère que le but le plus haut qu'on puisse se proposer est l'étude de la poésie.
En revanche, lire des romans ne présente pas d'intérêt particulier car cela ne demande aucun effort (or le but est de s'améliorer).
Mais si vous n'aimez pas la poésie, concentrez-vous sur le domaine de votre choix.


De quoi l'écouter en anglais.

Deux lectures recommandées par ce livre (je ne vérifie pas si elles existent en français):
- William Hazlitt, On poetry in general (Hazlitt n'a même pas une page wikipedia en français).
- Elizabeth Browning, Aurora Leigh

Martha Nussbaum's Feminist internationalism

in Ethics vol 111/1, octobre 2000. p64-78

Synthèse en 30 secondes.

Pourquoi la dénonciation des inégalités politiques, sociales, économiques que subissent les femmes partout dans le monde n'est-elle pas mieux prise en compte par le droit international et les instances internationales? (par opposition à l'abolition de la torture ou la dénonciation du racisme, par exemple, très largement acceptés)

D'une part cette prise en compte se heurte aux Etats qui lui opposent la tradition, les mœurs, la religion: les droits des femmes passent en second derrière ces domaines. Toute signature d'accord international donne lieu à une liste impressionnante d'exceptions de la part des pays signataires.

D'autre part les femmes elles-mêmes ne sont pas d'accord entre elles. Les femmes des pays hors Occident s'opposent notamment au concept d'universalité (des droits universels) qui leur rappelle trop l'Occident et les colonies et souhaitent l'examen de leur conditions particulières selon le pays, la classe, la race, etc. Elles revendiquent une place plus importante accordée aux droits sociaux et économiques avant les droits civils et politiques (première revendication des femmes en Occident).

Deux outils ou méthodes sont proposés comme options :
"le voyage autour du monde", qui revient à voir le monde à travers les yeux des autres (méthodes en trois phases, voir Maria Lugones, «Playfullness, 'World travelling' and Loving perception»);
Une méthode similaire est le "transversalisme" qui consiste à rester enraciné dans son histoire et son identité tout en se déplaçant pour comprendre les racines des autres femmes en dialogue.
Une autre méthode est "la communauté imaginaire" proposée par Chandra Mohanty (concept emprunté à Bendict Anderson) qui permet une "amitié horizontale" et une alliance politique et stratégique qui ne nivelle pas les différences de statuts entre les différentes femmes.


NB : à vrai dire ces méthodes sont peu expliquées dans l'article et mériteraient un développement à part entière.

L'Europe est-elle chrétienne? d'Olivier Roy

Synthèse en trente secondes (exercice de concentration recommandé, paraît-il).


L'Europe n'est plus chrétienne (et surtout plus catholique) car une rupture anthropologique, commencée en 1965, a eu lieu: la société ne partage plus les valeurs que l'Eglise, au nom de la loi naturelle, a érigées depuis Vatican II en principes non négociables, valeurs articulées autour du sexe et de la famille: pas de divorce, pas de contraception, pas d'IVG, pas de PMA, pas d'homosexualité.
Aux USA ces valeurs sont défendues par les protestants évangéliques qui sont également contre le contrôle des armes et contre l'immigration, ce qui facilite leur agrégation politique autour du parti républicain.

A l'inverse, l'Eglise catholique défend le droit du faible et de l'immigré. L'Eglise est donc contre la libération des mœurs et pour la protection des plus faibles.
Cela fragilise la société française car aucun parti politique n'a adopté la même position que l'Eglise sur ces deux pôles: l'extrême-droite est indifférente à la libéralisation des normes sexuelles mais se bat contre l'émigration tandis que la gauche (et ce qui fut les chrétiens démocrates, disparus du paysage) favorable à une politique d'accueil rejette les normes sexuelles et familiales imposées par le discours ecclésial.

Par ailleurs, chaque fois que la Cour européenne est appelée à trancher une question tenant au religieux, elle trouve des solutions qui désacralisent les signes religieux en en retenant le caractère culturel (la croix simples bouts de bois, le pastiche de la Cène ouvrant droit à un préjudice moral individuel (et non relevant du blasphème)), accélérant la sécularisation de la société.

Les dons pour Notre-Dame expliqués par un Syrien

Je continue à traduire quelques articles ou tweets pour les non-anglophones.
Celui-ci est particulièrement triste parce que c'est un Syrien lui-même qui explique à ses concitoyens, aux musulmans, à tous ceux qui s'émeuvent de la somme colossale réunie en si peu de temps pour Notre-Dame, pourquoi ce n'est pas le cas pour les monuments du Moyen-Orient.
C'est triste parce que l'explication est terriblement humaine, ressortissant à l'émotion et au court terme; parce que par contrecoup elle donne une bonne description de l'état géopolitique du Moyen-Orient.

Avant de passer à la traduction, vous trouverez ici une compilation d'à peu près toutes les opinions qui sont passées sur le net depuis le 15 avril.

Traduction du thread de S.Rifai.
Depuis l'incendie de Notre-Dame et l'émotion mondiale et les promesses massives de dons, je vois d'innombrables tweets (principalement d'arabes et de musulmans) qui se demandent pourquoi il n'y a pas eu une telle réaction et un tel soutien international quand les monuments du Moyen-Orient (certains deux fois plus vieux que Notre-Dame) sont démolis ou détruits.

1 - Un monument religeux et historique connu et renommé dans le monde entier filmé en direct alors qu'il brûle au centre de l'une des principales capitales européennes, ça fait la une. Au Moyen-Orient, cela arrive tous les jours.

2 - C'est un événement unique, avec un début et une fin dans un intervalle de vingt-quatre heures. Cette église n'est pas en train de brûler depuis 14-18.

3 - Cette durée maximise l'effet de choc et concentre la compassion. Les gens voient quelque chose et souhaitent agir rapidement. C'est aussi simple que cela.

4 - Pour les donneurs potentiels, la solution pour reconstruire un monument historique incendié est très simple. On donne de l'argent, on paie des entrepreneurs, on relève le bâtiment incendié. Dans notre cas, c'est un peu plus compliqué.

5- 99% des promesses de dons initiales ont été faites par des millionaires français et par des entreprises multimillionaires françaises. Voilà des gens qui doivent à la France leur bien-être et leur fortune et qui n'hésitent pas à lui rendre la pareille. Au Moyen-Orient: 99% des millionnaires sont soit des dictateurs soit leurs cousins ou leurs amis…
Ces gens n'en ont rien à cirer de ce qui se passe ou ce qui brûle dans leur pays. Donc ne soyez pas étonnés.

6- Pas de conspiration ici: 99% de TOUS les monuments du Moyen-Orient ont été soit découverts par des explorations occidentales, soit préservés par de l'argent occidental ou ont survécu grâce au parrainage occidental.

7- Alors la ferme, honte sur vous et tâchez de préserver tout monument créé par l'homme, quelles que soient sa religion ou ses croyances.

A la vôtre

Le "Shutdown" : je ne sais pas s'il y a une traduction officielle du terme en français. C'est la fermeture des administrations américaines lorsque le budget de l'année suivante n'est pas voté par 60% des sénateurs, ce qui arrive tous les ans (ou presque, je n'ai pas vérifié) depuis qu'Obama a été élu: les républicains ne supportaient pas un président noir (interprétation libre et biaisée de moi-même, je l'admets), maintenant les démocrates surveillent Trump.

Les salariés de l'administration gouvernementale (j'évite "fonctionnaires" tant le statut est différent) sont au chômag et ne sont plus payés jusqu'à ce qu'un accord soit trouvé. Cette année le vote a achoppé sur le financement du "Mur" (entre guillemets: LE mur, le célèbre mur à construire entre le Mexique et les Etats-Unis. Trump voulait cinq milliards pour le financer, il en a obtenu un.)

Donc l'administration fédérale est fermée. Une célèbre brasserie située sur une colline au dos du Capitole a proposé les cocktails suivants, à cinq dollars pour les salariés au chômage sur présentation de leur badge (c'est une brasserie très cotée, les coktails coûtent ordinairement un bras).

(Ce qui m'impressionne, c'est l'engagement de la direction. En France, les établissements ménagent la chèvre et le chou, les commerçants refusent le plus souvent d'être sur une liste électorale, etc.)


2018-1221-cocktails-shutdown.jpg




Pas Mattis à s'en faire 1
Mad Dog 20/20 & Vodka. Commandez-le, buvez-le et partez.

Mexico paiera pour ça 2
Tequila bleue Montezuma, jus d'orange, grenadine.

L'affaire du bain moussant 3
Bourbon, jus de citron, soda, un goût de récusation.

La bourgeoisie AOC 4
Champagne brut, pêche, chaleur porto-ricaine.

Pétarade au mur-frontière 5
Téquila, liqueur Galliano, jus d'orange, ajoutez des glaçons.

Butina on the rocks 6
Vodka Stolichnaya, bière au gingembre, sucre liquide, framboises.

La coupe de Stephen Miller 7
Fin, tonic, liqueur St Germain et aucun remord (un trait du vin de la maison).



Notes :
1 : référence à la démission du secrétaire à la Défense James Mattis, considéré comme le pôle stable de la Maison blanche. Cette démission suscite l'inquiétude mondiale.

2 : cela vaut à peine une note (mais j'écris pour plus tard): référence au mur anti-immigration que Trump a juré de construire entre le Mexique et les USA — en le faisant financer par le Mexique.

3 : à l'origine, un fait divers dans l'Ohio: une prisonnière s'est échappée de prison et a été retrouvée dans un bain chaud dans une maison de retraite sans que personne n'explique cette situation. C'est devenu un podcast d'actualités anti-Trump: «Le ministère de la justice a accusé le Président d'avoir dirigé des manœuvres pour manipuler les élections de 2016; Mueller [directeur du FBI entre 2001 et 2013 et procureur chargé de l'enquête dans cette affaire] a révélé de nouvelles connections entre le gouvernement russe et la campagne de Trump; le Président se débat pour conserver des équipes dans son administration.»

4 : Référence à l'attaque trumpienne contre les vins français.

5 : jeu de mot sur "wall banger" / Wallbanger, un cocktail existant.

6 : Maria Butina, espionne russe aux Etats-Unis qui a plaidé coupable le 13 décembre 2018.

7 : Stephen Miller est l'inspirateur des mesures anti-immigration les plus brutales. Il est apparu avec une nouvelle implantation de cheveux et les anti-Trump s'en moquent sur le thème «Trump n'aime pas les coupes ridicules, il va sans doute virer Miller» (voir ici à partir de cinq minutes).


Et je me dis que ce qui nous manque en France ce sont des journalistes pros ET drôles.

Entre esprit de Noël et défi 2019

Un twittos joue au jeu suivant : répondre à ses insulteurs en tentant de les faire changer d'état d'esprit le plus rapidement possible.


Voici des captures d'écran car c'est ainsi qu'il nous a transmis la conversation.


advil1.jpg



advil2.jpg



Traduction (adaptation : je ne suis pas très douée en insulte et ordure. Précisons que le twittos est basané. L'absence de ponctuation est sans doute due à l'utilisation du clavier du téléphone: on ne raffine pas trop, on privilégie la vitesse).

Michael : alors putain ferme-la et retourne là d'où tu viens connard
Abdul : tu es vraiment beau gosse sur ta photo de profil
Abdul : tu utilises quoi pour avoir les dents aussi blanches
Michael : je suis plutôt beau gosse en général mais là un peu malade en ce moment1
Michael : c'est ma copine qui l'a prise ce n'est pas vraiment ma préférée mais j'aime la photo
Michael : j'aime ta barbe. ça me plairait d'en avoir une
Abdul : moi j'utilise du charbon actif en capsules. je les ouvre et je me brosse les dents avec ça paraît bizarre et ça a un goût bizarre mais c'est magique pour polir les dents
Michael : on en trouve où
Abdul : n'importe quel magasin genre cvs
Michael : merci pour l'astuce et désolé d'avoir été grossier dors bien mec
Abdul : dors bien mon pote des bises






Note
1 : rn = right now

Entre histoire vécue et micro-nouvelle

Je ne sais pas pourquoi ce tweet d'avril 2016 s'est retrouvé dans ma TL en octobre 2018.

Ce thread m'émeut, il décrit l'enchaînement des circonstances qui vous amène à faire des choses que vous n'auriez jamais acceptées au départ, pour qu'à la fin il ne vous reste rien — rien d'autre que la consolation d'avoir fait ce qui devait être fait.
Qu'il le décrive si bien, c'est aussi l'art du scénario (des scénarios, des embranchements possibles à chaque niveau du récit), ce qui suppose chez les concepteurs du jeu, au-delà des combats et de l'animation, une véritable volonté de conter et de mettre en scène.
Ce thread montre aussi la façon dont ces jeux méprisés par ceux qui ne les pratiquent pas font intimement partie de la vie de ceux qui jouent: où se situe ce récit, est-il biographique ou pas? Après tout, l'auteur a réellement passé des heures devant son écran et s'est véritablement fait du souci et a fait des choix éthiques, entre son chien, les dragons, la fillette…: «nous sommes fait de l'étoffe de nos rêves ».
Cela montre la façon dont le jeu est sérieux, faisant ressortir nos réflexes les plus profonds. (Oui les joueurs méchants sont méchants — mais les joueurs gentils sont gentils. #Breivik)

Je le traduis rapidement. Je conserve la syntaxe et la ponctuation haletantes et inorthodoxes. Je précise que je n'ai jamais joué à Skyrim, mais qu'il me semble que c'était le jeu utilisé pour les décors du Ring à Dessau en 2015.


Patrick Lenton est un auteur australien. Il a écrit A Man entirely made of Bats, non traduit à ce jour.



Le pire moment dans Skyrim a été quand j'ai trouvé dans une cabane ce chien dont le propriétaire était mort, et bien entendu j'ai adopté le chien parce que je ne suis pas un monstre

et j'aime ce chien, mais je bats la campagne pour tenter d'accomplir des quêtes, de sauver le monde et du barda, mais ce bon chien

Mais ce bon chien essaie toujours de m'aider à combattre géants et dragons, et voilà, «NON, NE TOUCHEZ PAS A MON CHIEN»

et je dois combattre à 300% plus dur pour empêcher mon chien d'être dévoré par les dragons et honnêtement je n'ai jamais été aussi angoissé

et c'est alors que j'apprends que je peux construire un abri et que mon chien pourra y vivre; alors je passe les quatre jours suivants de ma vie à construire un truc

pendant que les bandits et les dragons continuent à attaquer mon chien pendant que je cherche du foutu minerai et que je construis un putain de solarium pour mon clébard

et ensuite le chien ne reste pas dans la maison et je découvre que je dois d'abord adopter un enfant, et qu'il faut que mon enfant aime mon chien

alors je vais dans un orphelinat pour découvrir qu'ils sont maltraités par une femme diabolique, alors je la tue

mais ensuite je ne peux plus adopter d’enfant parce qu'ils sont libres! Alors j'erre dans Skyrim à la recherche d'un enfant sans parent quelque part

et je n'aime même pas les enfants

et ensuite je trouve enfin une fillette mendiant dans Whitherun, et ça devient «merci maman!» sans arrêt (je joue une sorcière-chat)

et ensuite je découvre que la fillette NE S'INSTALLE PAS DANS MA MAISON PARCE QUE JE N'AI PAS PRÉPARÉ UN LIT CONVENABLE POUR ELLE

ALORS JE DÉCIDE DE CONSTRUIRE UNE NOUVELLE MAISON AU BORD D'UN PUTAIN DE LAC PARCE QUE JE ME DIS QUE CE SERA UNE BONNE PLACE POUR ÉLEVER DES ENFANTS OU JE NE SAIS QUOI

MAIS D'ABORD JE DOIS DEVENIR DUC DE FALKREATH ET MENER TOUTES CES QUÊTES POUR AIDER DES GENS POUR QU'EN RETOUR ILS ME DONNENT UN COIN DE TERRE

et mon chien me suit TOUJOURS, il est TOUJOURS à deux doigts de se faire tuer à chaque combat, et je suis juste une putain de mère tendue et terrifée

passons; ensuite je rencontre un autre foutu chien sur la route, mais c'est un putain de chien-démon, et lui aussi vient avec moi

et voilà — des mois se sont écoulés dans le jeu, le monde est envahi de dragons, et je suis entièrement concentré sur mon projet immobilier

Enfin je construis ma nouvelle maison au bord du lac et je vais chercher ma fille (qui vit dans la rue depuis deux mois environ)

voilà — LITTÉRALLEMENT, les mendiants ne peuvent pas faire les difficiles, mais parce que je n'ai pas préparé un bon lit pour elle, elle dort sur un banc dans Whiterun

et elle vient habiter ma maison qui se trouve à côté d'une grotte de loups et d'un cercle incantatoire de nécromancien, mais tant pis

et j'entre dans ma maison avec mon foutu chien, attendant qu'elle adopte mon chien pour que je puisse retourner sauver le monde

et elle ADOPTE UN PUTAIN DE RAT

VOICI CE BRAVE CHIEN ADORABLE QUI NE SOUHAITE QUE S'ÉTENDRE AU COIN DU FEU

ET ELLE SAUTILLE ÇA ET LA AVEC UN RAT GÉANT

à la même période je me suis mariée avec une lady du nom de Mjoll la lionne parce qu'elle est a du mordant et qu'elle fera une bonne mère lesbienne

et bizarrement, son «ami» Aerin emménage lui aussi dans notre maison

et voilà — avons-nous une liaison polyamoureuse et élevons-nous notre fille SDF et son rat? parce que c'est cool

et je décide d'aller chercher un frère à ma fille toute nouvelle pour qu'il adopte le chien. Du moins espérons-le.

et ça marche — le garçon veut du chien, mon chien aime le garçon, tout va bien, l'adoption du chien est un succès.

et je peux enfin redevenir le sauveur de Tamriel

sauf que je découvre alors que l'«ami» de Mjoll, Aerin, n'arrête pas de crier «Crétin de chien» à mon chien adorable.

alors j'ai attendu qu'il sorte pour essayer de le refouler dans sa PROPRE MAISON

en théorie, pouvais-je le repousser dans le lac? en tout cas, je me suis trompé et je l'ai repoussé dans le cercle du nécromancien

et il en est mort

et ma femme me vit le tuer, et elle m'attaqua, et je ne voulais pas la tuer, alors je me suis enfui

et donc je ne pourrai jamais revenir chez moi; mais même si j'ai détruit mon mariage et tué un homme

je sais que mon chien est en sécurité.

FIN. MERCI.
@PatrickLenton 5 avr. 2016

worst part of Skyrim was when I found that dog whose owner died in a cabin, and then I of course had to adopt the dog bc i'm not a monster

and I fucking love this dog, but i'm wondering around trying to solve quests and save the world and junk, but this good dog

this good dog always tries to help out fighting giants and dragons, and it's like 'NO DON'T HURT MY DOG'

and i have to fight like 300% harder to save my dog from being eaten by a dragon and i've honestly never been so anxious

so then I find out that I can build a homestead and my dog can live there, so the next four days of my life are building shit

while bandits and dragons still attack my dog while i'm bloody mining ore and building a goddamn solarium for my pooch

and then the dog won't stay in the house, and I discover I have to adopt a child first, and the child has to like my dog

so i go to an orphanage, to discover they are being mistreated by an evil woman, so I kill her

but then I can't adopt a child any more because they are free! So I wander Skyrim looking for a parent-free child somewhere

and I don't even like children

and then finally I find some girl begging in Whiterun, and she's all like 'thanks Mum!' (I play a lady cat-wizard)

and then I discover that the girl WON'T MOVE INTO MY HOUSE BECAUSE I DIDN'T MAKE A PROPER BED FOR HER

SO I DECIDE TO BUILD A NEW HOUSE, ON A FUCKING LAKE BECAUSE I FIGURE IT WILL BE A GOOD PLACE TO RAISE CHILDREN OR WHATEVER

BUT FIRST I HAVE TO BECOME A THANE OF FALKREATH AND DO ALL THESE QUESTS TO HELP PEOPLE BEFORE THEY GIVE ME A PLOT OF LAND

and my dog is STILL following me around STILL nearly dying in every fight, and I'm just a tense, scared motherfucker

anyway, then I meet another goddamn dog on the road, but it's a fucking demon dog, and it comes with me too

and it's like - months have passed by in the game, the world is being invaded by dragons, and I'm just focused on real estate

finally i build my new lakefront house, and go find my daughter (who has been living on the streets for about two months)

it's like - LITERALLY, beggars can't be choosers, but bc i didn't make a nice bed for her, she sleeps on a bench in Whiterun

and she moves in to my house, which is right next to a cave of wolves and a necromancers summoning circle, but whatev

and I walk into the house, with my goddamn dog, waiting for her to adopt my dog so I can go save the world

and she's ADOPTED A FUCKING RAT

THERE IS THIS GORGEOUS, BRAVE DOG WHO JUST WANTS TO SETTLE DOWN IN FRONT OF A HEARTH

AND SHE'S FLOUNCING AROUND WITH A GIANT RAT

in the meantime, I get married to a lady named Mjoll the Lioness, bc she's hot to trot and will be a good lesbian mother

and weirdly, her 'friend' Aerin, moves into our house too

and it's like - do we have a polyamorous relationship and are raising our homeless daughter and her rat? bc that's cool

so I'm like 'i'll go and find a brother for my new daughter' and he can adopt the dog. Hopefully.

and it works out - the boy wants my dog, my dog likes the boy, everything is fine, the dog has been successfully adopted.

and finally i can go back to being the saviour of Tamriel.

although I then discover that Mjoll's "friend" Aerin keeps yelling 'stupid dog' at my gorgeous dog.

so I waited until he was outside and I try to make him fuck off back to his OWN HOUSE

my theory was that I could shout him into the lake? anyway, I misjudged and shouted him into the necromancer circle

and he died

and my wife saw me kill him, and attacked me, and I didn't want to kill her, so i ran away

so I just never went back to my house, but even though I destroyed my marriage and killed a man

i know that my dog is safe.

THE END. THANK YOU


Denise Banister
Oy vey, it took me this long to realize thi is about a game and not your vacation.

A l'enterrement de Michel de Certeau (13 janvier 1986)

Notons l'étonnement des a-religieux devant l'intelligence et la finesse de — certains — croyants : non, être croyant, ce n'est pas obligatoirement être fruste.
Pour le reste, savourons :
Elisabeth Roudinesco se tient dans l'assistance aux côtés de Serge Leclaire et tous deux sont aussi étonnés par l'intelligence de l'oraison funèbre et l'audace des hommages. Elisabeth Roudinesco réalise de manière spectaculaire ce qu'elle savait déjà, le rayonnement de Certeau dont témoignent le nombre et la diversité des participants à la cérémonie: «Serge Leclaire me dit: "Regarde. Qui a Paris aujourd'hui peut rassembler dans une même salle des gens aussi divers et qui se détestent tous ?"»

François Dosse, Michel de Certeau, le marcheur blessé, p.13-14, La Découverte, 2002

Mieux que le langage des fleurs : le langage des broches

Quelques nouvelles de Trump :



Durant sa visite en Grande-Bretagne, Trump a rencontré la reine Elizabeth, arrivant en retard pour le thé ou passant devant elle lors de la revue de la garde (mais qu'il est mal élevé. Cela me dépasse.)

Ce matin je suis tombée sur ce thread (fil) extraordinaire de @SamuraiKnitter sur les broches de la reine.
Je traduis pour partager et conserver. (J'essaie de conserver le style de la twittos, sans trop harmoniser la syntaxe, mais en ajoutant parfois des mots pour rendre la compréhension plus fluide.)
#BroochDecoderRing #DecoderLesBrochesDeLaReine
Les renseignements suivants reposent principalement sur le travail de la blogueuse qui tient Le coffre à bijoux de Sa Majesté. Si vous vous y rendez (je vais donner le lien), SACHEZ QUE LA BLOGUEUSE NE VEUT RIEN SAVOIR DE CES ELUCUBRATIONS POLITIQUES, QUE CE N'EST PAS POUR CELA QU'ELLE BLOGUE, donc allez-y mollo.

Allons-y. Il vous faut quatre-vingt douze ans de contexte. La reine (ci après QE, Queen Elisabeth) a toujours aimé les broches et donc tout le monde lui en offre. Absolument tout le monde. Il y a peu de temps une association de courses hippiques lui a offert un présent en remerciement d'une vie entière de soutien: le "trophée" était une broche. Vous avez compris le principe.

QE fait également des centaines et des centaines d'apparitions en public, et dans 95% des cas ou plus, elle porte une broche. Et la broche a TOUJOURS un sens. Ou des insignes de régiments militaires: si elle passe également en revue des troupes, elle porte leurs insignes pour ce faire.

Un chef d'Etat lui offre une broche? S'il lui rend visite, elle la portera ou portera quelque chose qu'il lui aura offert (ceci est valable pour toutes sortes de bijoux). Pour elle il s'agit presque d'ordres royaux.

Cela posé, elle a porté trois broches pendant que tRUmp était à Londres en même temps qu'elle: le jour de son arrivée, le jour du banquet et le jour où elle l'a rencontré personnellement lors d'un thé. (Entre parenthèses, il l'a fait attendre 12 minutes pour le thé. Il est arrivé en retard à un thé AVEC LA REINE DE CETTE FICHUE ANGLETERRE).

Le jour de son arrivée est celui a le plus retenu l'attention. Ce jour-là, elle portait une broche offerte par les Obama lors de leur dernière visite en Angleterre.

Cela est déjà amusant en soi. Elle porte une broche offerte par les Obama. Mais il y a mieux: ce n'est pas UNE broche américaine — n'importe laquelle aurait fait l'affaire. Elle a choisi CELLE-CI. Celle-ci a été achetée par Michelle et Barack Obama sur leurs cassette privée et offerte en tant que cadeau personnel.

Et dans la mesure où les Obama sont eux aussi Experts en Ces Matières Subtiles, ils ont choisi une épingle très modeste en matériaux très modestes. Le message était "Nous vous offrons quelque chose que vous aimez, d'une valeur purement sentimentale puisque c'est un signe d'amitié et non la marque d'une visite d'Etat."

A travers les années, les Etats-Unis ont offert de multiples joyaux à la reine et je suis sûre que son habilleuse aurait pu les trouver tous ou chacun en cinq minutes. Mais QE a choisi la pièce la plus SENTIMENTALE de sa collection, celle qui lui a été offerte EN SIGNE D'AMITIE PAR LES OBAMAS EN TEMPS QUE PERSONNES PRIVEES.

Le jour suivant, deuxième broche. C'était le jour des audiences, elle reçoit au moins une fois par semaine pour maintenir le lien avec le Commonwealth. Ce jour-là elle recevait le roi et la reine de Belgique, également pour le thé. Elle portait une broche de saphir.

Elle s'appelle la broche du jubilé de saphir et elle a été offerte à la reine d'Angleterre pour ses onze milliards d'années de règne (OK, 65). Par le Canada. Vous savez, le pays contre lequel tempête Trump et qu'il agonit d'injures. Un pays du Commonwealth et l'un des plus grands allié du Royaume-Uni. Celui-là même.

Il est composé de plus de dix carats de saphir de différentes nuances de bleu et il est juste époustouflant.

broche-jubile-saphir.jpg


Jolie manière de creuser une tranchée sans dire un mot.

Et le jour du thé, QE a porté une innocente broche en diamant, «élégante mais pas "oh purée!!"», si l'on songe à ce que contient le coffre hérité de sa mère.

Les observateurs de joyaux s'en sont presque évanouis, car il s'agit de la broche portée sur la célèbre photo des «trois reines en deuil», la broche portée par la reine-mère.

3-reines-en-deuil.jpg broches-reines-en-deuil.jpg


QE s'est présentée au thé avec les tRUmps avec la broche que sa mère portait lors des FUNERAILLES OFFICIELLES de son père.

Jeu, set et match pour la reine Elizabeth. Que les dieux sauvent la reine, ou elle leur bottera le cul à eux aussi.


La twittos donne ensuite des renseignements variés en fonction des réactions et questions de ses lecteurs.
A propos des vêtements de la reine :
J'ajoute des détails donnés par un ami sur la tenue de la reine.

Le tailleur que portait la reine pour le thé était exactement celui qu'elle portait pour ouvrir la session parlementaire après la réorganisation qui a suivi le référendum sur le Brexit. «Je pense que c'est désormais la tenue officielle qui signifie "Je n'approuve pas"».


A propos de la princesse Michael de Kent :
Il y a quarante ans, l'un des cousins de la reine a épousé une femme désormais connue sous le nom de princesse Michael de Kent. Celle-ci est une raciste notoire. Au premier déjeuner de Noël en famille où elle devait rencontre Megan Markle, elle portait cela:

broche-raciste.jpg


Si vous tapez «broche Princesse Michael de Kent» dans Google, vous obtiendrez CETTE photo dans un article du Harper sur le sujet. L'incident est célèbre dans un coin reculé du territoire des observateurs de joyaux.

Aux XVII et XVIIIe siècles, ceux dont l'Empire britannique faisait la fierté aimaient retrouver leurs "sujets" dans des objets d'art. Celui-ci s'appelle une broche Blackamoor et ce bijou correspond aux statues de jeunes boys noirs portant des torches au bout des allées.

Pour rencontrer Megan Markle.
Qui était alors fiancée à Harry.

La princesse a affirmé avec force que tout cela n'était qu'un ENORME malentendu et qu'elle ne s'était pas douté LE MOINS DU MONDE qu'une épingle nommée BROCHE BLACKAMOOR était de mauvais goût.

Mais un type qui est sorti avec sa fille a dit que la princesse avait sur sa propriétés deux moutons noirs nommés Venus et Serena, donc je vous laisse juge.

Nous espérions tous que Serena moucherait la princesse Michael lors du mariage; mais il s'est trouvé que Serena est bien trop distinguée pour remettre à sa place une vieille dame blanche, même quand celle-ci l'aurait mérité.


Une précision sur la broche du jubilé (la suite de l'exercice d'interprétation):
ET PUISQUE J'EN SUIS A COMMENTER, @jadewhisk a souligné le point suivant:

Vous savez, la broche canadienne d'Elisabeth pourrait être considérée comme un FLOCON DE NEIGE1 PARTICULIER.

Si la reine connaît l'expression "flocon de neige", c'est forcément la raison pour laquelle cette broche a été choisie. Celle-ci n'avait encore jamais été portée car la reine porte toujours une broche en forme de feuille d'érable qui lui a été offerte par le peuple canadien quand elle était jeune.

Ah non, je me trompe : la broche a été offerte à la reine-mère lors d'un voyage au Canada dans les années 30. Offerte par le roi. Donc c'est un cadeau que les parents bien-aimés de la reine se sont fait.

Depuis, la broche a toujours été LA broche "Bienvenue, Canada !"

broche-canada-2.jpg broche-canada-1.jpg

broche-canada-3.jpg broche-canadabffa7.jpg


Je ne suis pas capable de même commencer à imaginer ce que pensait la reine, mais les faits sont les suivants:
1. QE possède une broche associée si étroitement au Canada que celle-ci est devenue un signal de reconnaissance.
2. Ce n'est pas cette broche qu'elle a portée.

3. Elle a choisi un bijou qu'elle n'avait jamais porté auparavant.
4. Celui-ci a la forme d'un flocon de neige, à peu près.
5. Il avait été décrit comme un flocon de neige dans un article de presse sur le sujet. 6. QE a amplement prouvé qu'elle est un maître dans l'art de la guerre des broches.

Il m'est également venu à l'esprit que sur les trois broches, deux étaient les présents de chefs d'Etats prépondérants et la troisième appartenait à sa mère, qu'Hitler appela «la femme la plus dangereuse d'Europe» à cause de la façon dont elle mobilisa les Londoniens durant le Blitz.


La twittos ajoute des détails sur l'art des bijoux dans la Couronne britannique.
Tout cela provient de Twitter, je suis des embranchements dans la conversation d'où les impressions de redites.
Quelques infos que j'oublie que les gens ne connaissent tout simplement pas.

La broche flocon de neige était neuve, elle n'avait jamais été portée. Un cadeau du Canada. Habituellement, QE conserve ce genre de joyau pour des occasions où il sera vu par la foule. Surtout un cadeau d'un pays du Commonwealth. Le CANADA.

A la différence des trusts de joyaux de la plupart des familles royales, au Royaume-Uni il faut l'accord de la reine pour porter tout bijou venu du coffre. Personne ne sait si elle propose des bijoux ou si Camilla ou Kate (le plus souvent) font des demandes. Sans doute les deux.

Mais chaque fois qu'un bijou d'une certaine importance est porté (les diadèmes portées par Kate et Meghan incluses), sachez que la reine a donné sa permission expresse, soit pour cette occasion soit sous forme d'un prêt à lont terme.

Et pour conclure ce fil sur une note plus joyeuse que PMoK2 et sa broche raciste, voici les broches que la reine a porté pour les mariages de Will et Harry :

Pour le mariage de Will et Kate, elle a porté la broche noeud.
A l'origine le bijou a été acheté par sa grand-mère et QE en a hérité quand la reine Mary est morte dans les années 50.

broche-faveur44cf5.jpg


Le nœud est appelée "lacs d'amour" dans le symbolisme européen, et les nœuds sont utilisés en héraldique pour représenter un mariage. Il est utilisé le plus souvent pour maintenir les broches coquelicots le 11 Novembre.

QE a porté une broche dans la famille depuis longtemps et qui symbolise l'amour et le mariage et rappelait un proche que la reine aimait.

Quand la reine est apparue portant la broche «Lacs d'amour» aux yeux des observateurs de joyaux nous avons émis un "Oooohhh !" à l'unisson.

Ce qui fait que lorsque Harry and Meghan se sont acoquinés, nous étions, disons, plutôt curieux. (Il se peut qu'il y ait eu des paris de placer, mais c'est difficile d'avoir d'établir une cote car cette dame possède des milliers de broches).

(Et les observateur de joyaux parient de préférence sur les diadèmes).

QE portait la broche Richmond pour le mariage d'Harry et Meghan.
A l'origine, c'est un CADEAU DE MARIAGE de la ville de Richmond à sa grand-mère Mary.

broche-richmond.jpg


Ici, je loupe quelque chose. Je suis américaine, je loupe de nombreux détails et JE SAIS que je loupe quelque chose. Punaise, quel lien peut-il y avoir entre le Sussex et Richmond?

Mais en tout cas, pour les mariages QE aime porter des pièces depuis longtemps dans la famille. Et cela veut signifie quelque chose car elle possède BEAUCOUP de pièces modernes qui lui ont été offertes durant son règne vraiment très long.

QE a prêté des pièces à Kate, certaines de façon permanente, d'autres pour un événement précis, mais toutes les pièces étaient dans la famille depuis LONGTEMPS, et je soupçonne qu'elle pousse Kate à porter davantage de clinquant que Kate ne le ferait d'elle-même.

Mais parmi d'autres pièces, Kate s'est vu prêtée plusieurs des diadèmes favoris de la reine, le diadème "Lover's Knot" associé à Diana (on dirait qu'il va devenir le diadème courant de Kate) et un bracelet que Phillip a offert à la reine elle-même.

Pour l'instant QE n'a prêté à Meghan que son diadème de mariage (celui de la reine Mary) mais je m'attends au même genre que pour Kate : des pièces classiques de longue date dans la famille. Elles auront sans doute une signification. Je vais les tenir à l'œil.

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MAIS ATTENDEZ, IL Y A PLUS! je crois que j'ai compris le sens de la broche lors du mariage d'Harry et Meghan. Il y a un Richmond dans le Sussex, qui est la pairie du nouveau couple : le duc et la duchesse de Sussex.


Question d'un twittos qui en profite, suivie de la réponse.
[un twittos :] : Avez-vous des infos sur cela ?

apres-le-brexit.jpg 3


[Réponse :] : Quoi, la broche? C'est le Cullinan V.

broche-cunillan-V-1.jpg


D'autres morceaux de la pierre d'origine sont incrustés dans la couronne et le sceptre impériaux.
Une façon de rappeler à tous qui elle est.

D'habitude je ne sais pas répondre à ce genre de question sur le vif, mais cette broche est depuis toujours ma préférée de tous ses bijoux.

[le twittos :] : Troll level: LA REINE DE CETTE FICHUE ANGLETERRE. Par ailleurs, je sais qu'elle est au-delà de tout reproche en ce qui concerne sa connaissance du protocole, mais j'aime à penser qu'il y a un spécialiste en joyaux dans la maison royale qui les catalogue et discute avec elle des choix possibles avant chacune de ses apparitions, c'est-à-dire chaque jour.

[Réponse :] : En effet. Cette spécialiste s'appelle Angela Kelly. Elle dessine et supervise la confection de tous les vêtements de la reine et de certains de ses chapeaux.


Note:

1 : snowflake, flocon de neige, décrit des personnes fragiles prêt à fondre à la première contrariété. Trump aime utiliser ce mot comme une insulte à l'encontre de ses opposants.
2 : PMoK : princess Michael of Kent (qui ne peut s'appeler princesse Marie-Christine car elle n'est pas née princesse, selon la lettre patente de George V en 1917).
3 : Tenue de la reine pour ouvrir la session parlementaire après le Brexit. Je suis désormais certaine que le chapeau avait un sens…

Bibliograhie au carrefour de l'astrobiologie, de la théologie et de l'écologie

Une liste de livres entre biologie, astronomie et théologie.
Pour ma part, je songe à l'une des nouvelles de L'homme tatoué de Bradbury, dans laquelle on comprend, à la fin il me semble, que Jésus est en train de revivre son sacrifice sur une autre planète dans un autre espace-temps parmi d'autres vivants: tout créature doit être sauvée.

Bibliographie constituée par Anne-Marie Reijen, docteur en théologie, invitée par l'université de Princeton pendant un an d’un programme, financé par la NASA et la John Templeton Foundation, s’interrogeant sur l’impact de la théologie et de l’éthique dans le domaine de l’astrobiologie («astrobiologie: y a-t-il de la vie ailleurs dans l'univers? mais en réalité, nous ne pourrons jamais dire non»).

Je regroupe les livres selon leur langue.
  • Dominique Bourg, Une nouvelle Terre. Pour une autre relation au monde, DDB, 2018
  • Pascal Génin, Le Choc des cosmologies. 2500 ans d'histoire. Perspectives théologiques, Lessius, 2016
  • Bruno Latour, Où aterrir? Comment s'orienter en politique?, La Découverte, 2017
  • Pierre Teilhard de Chardin, La place de l'homme dans la nature, Seuil, 1949
  • Jean-Pierre Verdet, Une histoire de l'astronomie, Seuil, 1956 (1949)


  • David C. Catling, Astrobiology. A very Short Introduction, Oxford Press, 2013
  • Yves Congar, "Has God Peopled the Stars? in The Wide World My Parish. Salvation and its Problems, Helicon Press, 1961
  • Lewis Dartnell, Life in the Universe. A beginner's Guide, Oneworld, 2017 (bonne vulgarisation, un peu agaçant parfois, à lire avant Catling)
  • Stephen J. Dick, The Impact of Discovering Life Beyond Earth, Cambridge University Press, 2015
  • Amanda Hendrix & Charles Wolforth, Beyond Earth. Our Path to a New Home in the Planets, Penguin, 2016
  • Ray Jayawardhana, Strange New Worlds. The Search for Alien Planets and Life Beyond Our Solar System, Princeton University Press, 2011
  • C.S. Lewis, "Religion and Rocketry" in Fern-Seed and Elephants and Other Essays on Christianity, Fontana/Collins, 1975
  • Howard E. Mc Curdy, Space and the American Imagination, Smithsonian Institution Press, 1997
  • Raimon Panikkar, The Rythm of Being. The Unbroken Trinity, Orbi Books, 2010 (ouvrage fondamental)
  • John Polkinghorne, Theology in the Context of Science, Yale University Press, 2009
  • Martin Rees, Our Cosmic Habitat, Princeton University Press, 2017
  • Carl Sagan, Cosmos, Ballantine, 2013 (1980)
  • Caleb Scharf, The Copernicus Complex. Our Cosmic Insignifiance in a Universe of Planets and Probalities, Scientific American/Farrrar, Straus and Giroux, 2014
Au cinéma, une recommandation : Premier Contact de Denis Villeneuve.

Les "j'aime" sur Facebook disent tout (ou presque) de vous

Suite au scandale Cambridge Analytica j'ai fait quelques recherches sur les premières études sérieuses portant sur FB. J'ai choisi deux études de l'équipe Michal Kosinski, David Stillwell et Thore Graepel publiés en 2013 et 2015, elles-mêmes commentées (donc simplifiées) dans la revue en ligne de l'université de Cambridge.

En 2013 ce genre d'études me faisait sourire : comme si j'avais des choses si graves à cacher — comme si tout n'était pas dit frontalement et comme s'il était nécessaire de le déduire (de l'avantage de vivre en démocratie, de ne pas devoir cacher ses opinions ou ses façons de vivre).
Cinq ans plus tard c'est beaucoup moins drôle : Trump a été élu (retrait des USA du Conseil des droits de l'homme de l'ONU pas plus tard qu'hier — scandale des camps d'enfants migrants, dénonciation de l'accord avec l'Iran, installation de l'ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, climatoscepticisme, etc) et la Russie aurait joué un rôle dans le Brexit (— Quel est son intérêt? Nous-mêmes sommes contents de nous débarrasser des Anglais! — Tout ce qui affaiblit l'Europe est favorable à Poutine).

L'Europe (l'Union européenne) semble avoir pris la menace au sérieux. En France, la "RGPD" (protection des données personnelles) est entrée en vigueur le 25 mai 2018 (c'est elle qui provoque les mails de mise à jour concernant la politique d'utilisation de vos données personnelles que vous recevez presque chaque jour en ce moment).

Je mets en ligne la traduction des articles et études fondateurs — parce que cela me paraît important de toujours remonter à la source.
Voici tout d'abord l'article en ligne présentant l'étude de 2013 de Kosinski, Stillwell et Graepel.

Remarque: traduction à la volée, n'hésitez pas à corriger en commentaires. C'est volontairement que j'utilise des expressions parfois différentes de celles communément utilisées (par exemple je traduis "sensitive" par "confidentielle") en partant du principe qu'en 2013 ce n'était sans doute pas encore figé et que par ailleurs, les traductions homonymiques sont souvent des paresses de traduction. Que "privacy" ne soit pas un mot en français mais un ensemble de notions est intéressant (et pose bien des problèmes). Le contexte m'a amené à traduire "digital" par "internautique".
On remarquera qu'on parle de modèle statistique et non d'intelligence artificielle. Ce n'est pas la même chose mais en 2018 j'ai l'impression qu'on utilise souvent l'un pour l'autre.
11 Mars 2013 : Les données internautiques peuvent exposer au grand jour les traits de caractère et les particularités privées de millions de personnes.

L'étude montre que les "traces" laissées par ce qui semble un comportement anodin sur internet — ici les "j'aime" sur Facebook — permettent de déduire les caractéristiques personnelles privées d'un internaute avec une très bonne exactitude. L'étude soulève d'importantes questions sur le marketing personnalisé et la protection de la vie privée sur internet.

Une nouvelle étude publiée aujourd'hui dans le journal PNAS montre qu'à partir d'une analyse automatique portant simplement sur les "j'aime" d'un utilisateur de Facebook — une information aujourd'hui publique par défaut — on peut estimer avec une exactitude surprenante sa race [ou sa couleur?], son âge, son QI, sa sexualité, sa personnalité, sa consommation de drogue et ses opinions politiques.

Dans l'étude, les chercheurs décrivent les "j'aime" de FB comme une «classe générique» d'enregistrements internautiques — de même type que les recherches via des moteurs de recherche ou l'historique de navigation — et laissent entendre que de tels outils peuvent être utilisés pour extraire des données confidentielles sur pratiquement n'importe qui régulièrement en ligne.

En collaboration avec Microsoft Research Cambridge, les chercheurs du centre de psychométrie de Cambridge ont analysé les données de plus de 58000 utilisateurs américains de FB qui ont fourni leurs "j'aime", leurs profils démographiques et les résultats du test psychométrique passé sur l'application MyPersonnality.

Les utilisateurs acceptèrent de fournir leur données et consentirent à ce que leurs informations de profil soient enregistrées pour analyse. Leurs "j'aime" sur FB alimentèrent des algorithmes et furent corrélés avec leurs informations de profil et les résultats de leur test de personnalité.

Les chercheurs ont créé un modèle statistique capable à partir des seuls "j'aime" sur FB de prédire les données personnelles d'un utilisateur. Le modèle s'est révélé fiable à 88% dans la détermination du sexe masculin, à 95% dans la distinction entre Afro-Américains et Américains caucasiens et fiable à 85% dans la différenciation des Républicains et des Démocrates. Chrétiens et Musulmans sont correctement appréhendés dans 82% des cas et une exactitude de bon niveau — entre 65 et 73% — a été obtenue concernant le statut familial et la consommation d'alcool ou de drogue.

Cependant peu d'internautes ont cliqué "j'aime" sur des sujets relevant explicitement de ces caractéristiques. Par exemple, moins de 5% des gays ont cliqué "j'aime" sur des sujets aussi évidents que le mariage gay. Les prédictions reposent sur des "recoupements" — l'agrégation d'une énorme quantité de "j'aime" sur des sujets moins précis mais plus populaires comme la musique ou les shows télévisés — pour fournir des profils personnels criant de vérité.

Même des détails personnels à première vue opaque comme le fait que les parents de l'internaute se soient séparés avant les 21 ans de celui-ci sont exacts à 60%, un pourcentage suffisant pour que l'information soit "utile aux publicitaires" commentent les chercheurs.

Tandis qu'ils mettent en lumière l'opportunité pour le marketing personnalisé d'améliorer ses services en ligne par l'utilisation de tels modèles, dans le même temps les chercheurs mettent en garde sur les menaces que court la vie privée des internautes. Ils avancent que de nombreux consommateurs en ligne pourraient trouver qu'un tel niveau de dévoilement par l'utilisation d'internet sort des limites de l'acceptable — puisque des compagnies, des gouvernements et même des particuliers pourraient utiliser des logiciels de prédiction pour déduire des "j'aime" de FB ou d'autres "traces" internautiques des informations hautement confidentielles.

Les chercheurs ont également étudié des traits de personnalité comme l'intelligence, la stabilité émotionnelle, l'ouverture d'esprit et l'extraversion. Alors que de telles caractéristiques plus cachées sont bien plus difficiles à évaluer, l'exactitude de l'analyse est étonnante. L'étude portant sur l'ouverture d'esprit — de ceux qui détestent le changement à ceux qui l'accueillent avec plaisir — démontre que l'observation des seuls "j'aime" est à peu près aussi révélatrice que les résultats d'un vrai test de personnalité individuel.

Certains "j'aime" ont une corrélation forte mais d'apparence incongrue ou erratique avec une caractéristique personnelle, comme les Curly Fries avec le QI, ou la peur des araignées1 avec les non-fumeurs.

Pris dans leur ensemble, les chercheurs sont convaincus que les diverses approximations de traits de personnalité glanés à partir des seuls "j'aime" sur FB peuvent potentiellement constituer le portrait de millions d'utilisateurs autour du monde avec une surprenante exactitude.

Ils soulignent que le résultat implique une possible révolution dans l'évaluation psychologique qui — à partir de cette étude — peut être menée à une échelle jamais atteinte auparavant, sans coûteux questionnaires ou centres d'évaluation.

«Nous pensons que nos résultats, aujourd'hui fondée sur les "j'aime" de FB, peuvent s'appliquer à un éventail plus large de comportements sur internet» observe le directeur des opérations au centre psychométrique Michal Kosinski, qui a conduit l'étude avec son collègue de Cambridge David Stillwell et Thore Graepel de Microsoft Research.

«Les mêmes prévisions peuvent être inférées de toutes sortes de données internautiques, avec ces "recoupements" secondaires d'une remarquable exactitude — déduisant statistiquement des informations confidentielles que les gens peuvent ne pas vouloir dévoiler. Vu la diversité des traces internautiques laissées par les gens, il est devenu de plus en plus difficile pour un individu de les contrôler.

Je suis un grand fan et un utilisateur actif des nouvelles technologies si enthousiasmantes. J'apprécie les recommandations de livres données automatiquement, ou que FB sélectionne les interventions les plus pertinentes pour mon fil d'actualité, dit Kosinski. Cependant, je peux imaginer des situations où les mêmes données et la même technologie seront utilisées pour déterminer vos opinions politiques ou votre orientation sexuelle, menaçant votre liberté ou même votre vie.

La simple éventualité que ceci puisse se produire pourrait détourner les gens de l'utilisation d'internet et diminuer la confiance entre les individus et les institutions — et contrarier le progrès technologique et économique. Les utilisateurs ont besoin d'avoir le contrôle de leurs données et d'en connaître l'utilisation en toute transparence.»

Thore Graepel de Microsoft Research ajoute qu'il l'espère que cette étude va contribuer aux discussions en cours à propos de la vie privée : «Les consommateurs attendent avec raison qu'une forte protection de leurs données soit mise en place au niveau des produits et services qu'ils utilisent. Cette étude pourrait bien servir à leur rappeler qu'il faut adopter une conduite prudente dans leur façon de partager des informations en ligne, qu'il faut paramétrer leurs contrôles de confidentialité et ne jamais partager de contenu avec des interlocuteurs mal identifiés.»

David Stillwell de l'université de Cambridge ajoute: «J'utilise FB depuis 2005 et je vais continuer à le faire. Mais je vais sans doute paramétrer avec plus de soin les outils de privatisation de profil que FB met à ma disposition.»

Pour plus de renseignements, merci de contacter fred.lewsey@admin.cam.ac.uk


Note:

1 : That Spider is More Scared Than U Are : une étude de 2012 a montré que les gens ayant peur des araignées les voient plus grosses qu'elles ne sont. Cette phrase ("les araignées ont plus peur de vous que l'inverse") est destinée à les rassurer et sans doute aussi à protéger les araignées.

Le conflit comme responsabilité

S'il [un homme] récusait sa tâche particulière sous prétexte qu'elle est en conflit, ou au moins en concurrence avec les intérêts que d'autres représentent, il trahirait des frères et des enfants, il abandonnerait sa fonction, particulière mais nécessaire à tous — et cela au nom d'un universalisme utopique. En cessant de cultiver la portion de terre qui lui est confiée et en croyant mieux travailler ainsi pour tous, il cesserait tout travail puisqu'il n'y a de travail que particulier. Pour éviter les tensions qu'entraînent ses devoirs envers quelques-uns et pour reconnaître ainsi les droits de tous, il poserait comme principe d'une charité (ou d'une justice) universelle idéale la négation de la charité effective due à son prochain immédiat. A se vouloir le témoin de l'universel, il se prendrait pour un Dieu responsable du tout, alors qu'il est seulement responsable de la part que lui alloue sa condition d'homme. Les hommes sont en conflit précisément parce qu'ils ne sont pas des dieux: tout ne dépend pas de chacun d'eux, mais seulement cela.

Michel de Certeau, L'Etranger (ou l'union dans la différence), p.24-25, Desclée de Brouwer, Paris 1991

Les Anneaux de Saturne

Une carte du voyage de Sebald se trouve ici.

Ici un thread (une série de tweets qui s'enchaînent) sur le même voyage effectué en mars dernier.

Une lettre manque et le texte part de travers

Eutopia : le lieu du bien
Utopia : l'absence de lieu

L'Utopie ou la meilleure forme de gouvernement résonne alors ironiquement: la meilleure forme de gouvernement n'existe pas.

«Thomas More ne sort jamais de l'ambiguïté entre rêve et projet.»

Les flocons de neige sont-ils des SJW ?

J'ai compris récemment que snowflakes (flocons de neige) n'était pas qu'une insulte trumpienne concernant ses opposants mais une appellation générationnelle qualifiant les jeunes nés dans les années 90, qui seraient moins résistants (à tout) et trèèès susceptibles.

Je trouve ce matin un thread sur Twitter (une suite de tweets qui s'enchaînent pour raconter une histoire) sur les SJW (social justice warrior, guerrier de la justice sociale ou pour la justice sociale). Jusqu'ici ce n'était pour moi que des gens un peu ridicules dans leur façon de s'indigner pour toutes les causes et créer des pétitions sur change.org (la plaie!) —mais bien gentils car il vaut mieux cela que penser l'inverse —mais agaçants car cette façon d'agir sur le net est aussi une façon de ne pas sortir dans le froid pour s'investir au quotidien et mettre la main à la pâte («Sois le changement que tu souhaites voir advenir», pour citer un autre genre de tendance).

Si j'en crois ce thread sur Twitter, c'est bien davantage et peut-être différent. Le phénomène commencerait juste à se développer en France même si on en a vu des prémices dans divers domaines. L'association que je fais avec le flocon de neige tient à la susceptibilité, au côté écorché vif du personnage.
Ce qui m'a intéressée dans ce thread, c'est aussi la notion d'«appropriation culturelle» que je vois apparaître de plus en plus souvent, pour s'indigner d'une indignation que je ne comprends pas (enfin, je comprends pourquoi ils s'indignent (puisqu'ils l'expliquent) mais je ne comprends pas ce que cela a d'indignant, ou même c'est leur indignation qui m'indigne (par exemple quand Twitter s'indigne d'un motif sur des chaussettes qui reprend un motif africain)).

Voici le thread (la twittos est franco-américaine):
1) Un petit guide sur les #SocialJusticeWarriors (#SJW) suite aux événements de #Tolbiac et tout le marasme qui s’en est suivi, parce que je suis assez étonnée de la méconnaissance des gens en #France et sur #Twitter. Il reste central aux #US depuis quelques années. (à dérouler)

2) Car oui, comme beaucoup de mouvements culturels celui-ci nous vient directement des US et du #Canada, et met la lutte militante pour le progrès social en son centre, tjs sous le prisme d’un rapport de force à une minorité : #genre, #handicap, #racisme, #sexisme, etc…

3) Donc si t’es twittos #anglophone tu vas sûrement rigoler, parce que tu t’es déjà retrouvé embourbé dans des échanges impossibles et que tu connais exactement le sujet… Tu pourras donc passer ton chemin, car tu n’apprendras rien de spé.

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«C'est moi qui juge de qui est offensé.»


4) Je crois que le déclic pour faire ce thread a été de voir le visage en #PLS de #Ménard face à #Juliette de #Tolbiac, comme #KO face à quelque chose qui le dépassait. Ce regard est révélateur d’un fait: la classe #politique française n’est pas préparée à ce qui va suivre.

5) #Juliette aura ici le mérite en 2:20 d’utiliser pas mal de #gimmick du #SJW: racisé (#racialization), #oppression blanche (#whiteprivilege), non-mixité de genre ou de race, homme #cis blanc (white cis male)…

Le lien de la vidéo

6) Je me mets ici à la place d’un « profane », ça choque. « Mais que dit #Juliette ? Suis-je encore en vie ou déjà mort…?»… Sachez que Juliette débite exactement ce que ces meufs en cheveux bleu te sortent à l’entrée des #campus américains, souvent de manière agressive.

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Le coiffeur: kesce tu veux ?
« Je veux que tout le monde sache que tout m'offense »
Le coiffeur : OK, je vois.


7) Dans son procédé « d’argumentation », on voit d’ailleurs d’où vient le problème et tous les maux de la société: le «#white cis male», ou homme blanc dont le sexe correspond à la naissance. «Cis hein? dont le sexe… quoi?»
Oui, « cis », comme le contraire de « trans ».

8) L’hypothèse sur laquelle TOUT repose, et c’est très discutable, est que l’homme blanc, à travers le #colonialisme et même de manière intrinsèque, s’approprie la #culture des minoritaires et l’utiliserait à ses fins. En oppressant les autres #minorités si possible.

9) Le mâle blanc, les blancs, l’#occident enfin cette espère de sphère d’influence est composée d’individus ayant des privilèges institutionnalisés par rapport aux minorités.
Ah oui, le blanc c’est pas forcément la couleur de peau hein, c’est une posture de domination.

10) J’aime souvent le rappeler par mon exemple personnel… #Métisse de mon papa noir et ma maman blanche j’ai déjà eu quelques échanges AHURISSANTS sur des campus US comme #UPenn.
« acting white » et « #bounty » sont des «insultes» qu’une meuf blanche peut te sortir #OKLM.

11) Allez une petite pic pour rigoler volée sur #Reddit pour le #meme (😘 à /r/France )

12) On pourrait rigoler et dire «Hey! merde, moi votre #CulturalAppropriation j’appelle ça de l’échange culturel m’voyez! C’est inhérent à l’humanité»
AH AH! Vous avez fait preuve de raison, c’est mal!
L’#AppropriationCulturelle d’abord, ça marche que dans un sens.

13) Car oui, des africains qui écoutent de la musique classique, ce n’est pas de la CA.
Des asiatiques regardant un match de foot, ce n’est pas de la CA.
Un type qui gribouille de l’impressionnisme au fin fond de l’#Amazonie, ce ne serait pas de la CA.
La CA, c’est les blancs.

14) Du coup, l’appropriation culturelle, c’est comme une météorite, tu sais pas quand et où ça va tomber, mais quand tu vois les flammes c’est déjà trop tard.
Les exemples sont nombreux, on va en prendre deux trois emblématiques.
Je ferai pê un genre de liste si j’ai le temps.

15) Je vais volontairement occulter l’evt du #Gamergate de 2011, evt fondateur… #Wikipedia FR a quelques articles dessus relativement objectifs (Toujours faire attention aux sections wikipedia occupés par des « militants », la US est foutue).
Non, on va prendre les plus funs.

16) 2015 : #Marvel annonce la sortie d’une nouvelle ligne de #Comics, et propose pour la sortie 50 pochettes d’albums « historiques » de #RAP détournés par hommage en mode comics.
Hommage? Détournement #raciste diront d’autres…

17) 2016 : Un chauffeur de taxi arbore une «dashboard doll» hawaïenne, une statuette sur son TB.
La nana retourne le taxi en invoquant une offense envers le peuple hawaien et demande de la retirer. En foutant le bordel comme une bonne #SJW. (ST anglais)

18) 2016 : La commission des droits de l’homme de la ville de #NYC sous la législature de @NYCMayor sort une note pour rendre illégales les discriminations envers 31 genres (donc reconnus!)
Pourquoi ne pas criminaliser la #discrimination tout court?

19) Le #whitewashing, qui consiste à prendre un acteur blanc en lieu et place d’un personnage d’une minorité «racisée». Johnny Depp dans #LoneRanger ou Emma Stone dans Aloha.
Le #blackwashing n’existe pas, je vous vois venir avec votre Jeanne d’Arc!

20) Les tresses. Oui, les tresses.
Avant 2010, une meuf avec des tresses ça faisait SWAG leftist, tolérante et ouverte.
En 2018, une meuf blanche avec des tresses c’est une personne qui méprise la population noire.
Pareil, ça vient en France. Les meufs faisez gaffe.

21) Un des premiers exemples qui m’a alerté pour la France : les sushis et la nourriture.
Après ce thread vous ne la verrez plus comme avant. Par contre vous pouvez manger votre blanquette de veau par terre avec de la confiture. SSSSPA PA-REIL !

22) Mon exemple français préféré : le sac décathlon. Peu de gens non anglophones en France ont relié cette série de tweets bizarres à ce courant. Pourtant on est en plein dedans, en plein de-dans.

23) Un autre aspect est également que l’appropriation culturelle est TOUJOURS une agression, JAMAIS un hommage. NEVER EVER.
L’exemple d’@AntoGriezmann en #HarlemGlobtrotters est bon à ce titre.
« Y’a jamais eu de blanc dans l’équipe? Tu nous emmerdes avec ta raison!»

24) Enfin, et la cerise sur le gâteau, c’est que les luttes sont toujours basées sur une subdivision toujours plus petites des communautés. Il faut appartenir à une communauté, ça fait #SWAG. Le problème est qu’à force on arrive à des mouvements contradictoires.

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Si le Titanic coulait en 2016:
— Désolé Monsieur, les femmes et les enfants d'abord.
— Je rêve ou vous venez de m'assigner un genre?

25) Rachel #Dolezal par ex, une activiste pour la défense du droit des #afros américains, désormais Nkechi Amare Diallo, qui s’identifie comme une noire et qui embête bien les #SJW. Pour cause : elle est l’appropriation culturelle personnifiée (et une #wigger au passage).

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26) #Bounty : noirs acquis à la cause des blancs. A l’instar de la confiserie, noir dehors blanc dedans. Encore appelé en français « nègre de maison ».
#Wigger ou #wigga : blanc se comportant comme un noir. Construit à partir du W de white et le igga de nigga (« nègre blanc »)

27) Ces mouvements tendent donc à être contradictoires sur certaines causes (raciales, genre), et on voit émergence de LOL movements parmi ces groupuscules extrême gauche, comme impérialisme gay par exemple, qui n’en est qu’une extension exotique.

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«Vous êtes activiste sur FB? Racontez-moi à quel point vos statuts ont changé le monde.»


28) Et je reviens donc naturellement sur notre #Juliette et la réaction outrée de la baguetto-bereto-touitosphere invoquant un truc totalement hors sujet : la raison. Car comme dans toute #polémique actuelle, nous sommes bien dans un duel de l’affect face à la raison.

29) «#Juliette est dans une #secte!»
«Mais que font-ils à nos enfants?»
« Elle est cinglée la petite, faut l’enfermer !

(Et je passe sous silence ce que j’ai un peu vu comme tweets de nos très chers #JVCOM1825 ou mec en mal de « #feminazis ». Pas bien bouh)

Sauf que non.

30) Il serait incomplet de réduire ces individus à des gens sous l’emprise d’une secte, d’un revers de main comme ça. Le phénomène est plus complexe et trop grave pour se contenter d’une explication pareille. Maintenant c’est à l’#Europe de connaître «ce truc».

31) Ce sont pour moi des individus en perte de repère et de sens, dont le chemin croise twitter et quelques personnalités charismatiques (@RokhayaDiallo par exemple)
Donc ça aurait pu être ça ou autre chose.

32) Et c’est là où je veux faire part de mon inquiétude, c’est qu’une réaction «raisonnée» face à ça serait de contre réagir et de haïr ce mouvement au point d’en devenir un #sjw hunter, comme je l’ai été à une époque. Je les trouvais racistes…

33) Ces mouvements alimentent naturellement le moulin de l’extrême droite en invoquant des thèses irraisonnées et bancales. Le caractère exclusif de la rhétorique, classique dans l’extrême gauche («t’es avec nous ou contre nous») n’aide pas en cela.

34) Je vois donc clairement deux camps enfler, et je me sens de plus en plus à l’étroit au milieu… Disclaimer, il convient également de relativiser sur le fait que les minorités sont souvent celles qui «gueulent», mais là sur Twitter je ne me sens plus réfléchir. Fin.
L'humour va devenir un sport hyper-dangereux. Quand la team premier degré confond le rire et le complot, le pastiche et la fake news…

Nux

Nux, entre lux et nox, nuit et lumière.

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L'expo Picasso à la Vieille Charité

Il est exposé un livre dont je n'avais jamais entendu parler : Djamila Boupacha de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi.
Picasso a accepté de faire un dessin pour récolter des fonds : il fallait acheminer les témoins, faire des tracts, informer et mobiliser l'opinion.

Où est Djamila Boupacha aujourd'hui ? Une vieille dame en Algérie.
Gisèle Halimi quatre-vingt-onze ans, Djamili Boupacha quatre-vingts ans. Cela aurait-il un intérêt de les réunir aujourd'hui pour un regard rétrospectif ?

A lire.

De Narnia à Hegel en un coup

Selon l'évidence énoncée par Platon, on ne reconnaît que ce que l'on a déjà rencontré : ainsi la dimension christique des Chroniques de Narnia ne peut-elle être perceptible qu'à un chrétien :
Le nom de Dieu y est tu. Mais le silence qui est fait sur son nom libère aussi le champ d'une reconnaissance. L'œuvre contraint ainsi l'interprétation théologique. Elle peut être lue athéologiquement par celui que nulle connaissance du monde de la foi n'habilite à reconnaître, dans le monde de la féerie, un reflet du monde de la foi. Mais ce ne sera pas une lecture plénière ; celle-ci exige en effet une fusion des horizons (comme l'exige toute lecture), et c'est bien l'horizon du monde de la foi (et non pas simplement celui du monde de la vie, ou de la conscience de l'homme contemporain, etc.) qui doit s'y fondre avec celui de l'œuvre. Le Christ pseudonyme de Lewis, et son Dieu anonyme, ne sont déchiffrables que si les noms de Dieu et du Christ ont déjà été prononcés.

Jean-Yves Lacoste, Narnia, monde théologique ?, p.27
Ce qui est vrai pour un conte de fée l'est aussi pour un texte philosophique. Entre avènement de la raison et Parousie, quel écart ? Lire Hegel quand on est chrétien c'est se trouver sur un chemin balisé de signes de reconnaissance, signes invisibles à celui qui ne les connaît pas.
Un parallèle peut être éclairant, quoiqu'un peu peu surprenant. Nul ne peut aujourd'hui douter que la théologie trinitaire et la christologie soient le secret de la Logique de Hegel. Le principe de sa dialectique de l'être, de l'essence et du concept (qui décrit la vie concrète de l'esprit) est la médiation, qui est réconciliation. Et le fond de la médiation logique, la dernière instance de la fondation, est bel et bien l'œuvre trinitaire et christologique dans laquelle l'Absolu pose dans l'être l'autre que lui, et se le (ré-)concilie. Il importe peu que la théologie d Hegel ait ses déficits. Il importe en revanche qu'une structure christologique et trinitaire puisse être déployée sans que le savoir positif de la foi ne soit explicitement convoqué au lieu de ce déploiement. Du coup, la Logique s'expose elle aussi à une lecture athéologique : un bref coup d'œil à l'histoire des études hégéliennes suffit à le monter.

Ibid., p.27

Buveurs d'eau, buveurs de vin

La collection Orphée (éditions La Différence) présentent deux Anthologie Grecque, I et II — une III est annoncée.

La première est La Couronne de Méléagre (puisque qu'anthologie signifie guirlande, couronne), poète syrien entre le second et premier siècle avant Jésus-Christ. C'est une anthologie d'épigrammes, forme plutôt que genre, prévient la préface. Ce sont souvent des épitaphes, mais aussi des poèmes d'amour parfois lestes ou des complaintes devant le temps qui passe. La préface de Dominique Buisset revient sur la critique textuelle qui permet de reconstituer vaille que vaille La Couronne originale. Elle donne également des éléments de métrique.
A cette occasion, j'ai découvert avec ravissement que l'on connaissait la liste des bibliothécaires de la bibliothèque d'Alexandrie et que le premier d'entre eux, Zênodote, est celui qui a divisé l'Odyssée en vingt-quatre chants.

La seconde, La Couronne de Philippe, date de deux siècles plus tard, sous le règne de Caligula et de son successeur. Sa teneur change, les poèmes retenus parlent surtout d'amours et de vins, ils sont plus faciles à lire aujourd'hui (moins de références à des dieux, à des généalogies divines, à des batailles) que l'autre Couronne. Il s'agit de défendre la forme courte contre la forme savante, le moment présent et la jouissance contre l'abstinence et l'étude. Sous ce combat de goût et de forme, ce qui se joue, c'est la transformation d'un monde, des mythes à la science.

Dans la préface, Dominique Buisset en éclaire les enjeux, opposant les buveurs de vin amoureux d'épigrammes et de l'instant présent aux buveurs d'eau (de la source Hippocrène, la source du cheval, né du sabot de Pégase et séjour favori des Muses), archivistes savants tournés vers l'avenir.
[…] Mais force est de constater qu'il se manifeste, dans la Couronne de Philippe, une opposition entre deux conceptions divergentes de la fonction même de la poésie, voire deux conceptions du monde. On dirait que les «buveurs de vin» attribuent au poème, comme au vin, un rôle de «divertissement», au sens fort. Dionysos, ou Bacchos, le dieu du vin, est traditionnellement appelé aussi Lyaïos, celui qui délivre, le Libérateur, parce qu'il procure l'oubli des misères de la condition humaine. Or c'est précisément la fonction que certains assignent au poète.[…]
[…]
Il vaut mieux revenir à l'épigramme A.P. XI, 31 d'Antipater. Elle pourrait passer, n'étaient les onze autres, pour une simple remarque de sagesse pratique: ceux qui ne boivent que de l'eau et gardent la tête froide durant les festins sont dangereux car ils sont en mesure de répéter le lendemain les propos qui ont pu échapper aux autres sous l'effet du vin. Mais le véritable grief n'est pas là: par essence, le vice est dans la mémoire. Les «buveurs d'eau» se souviennent des paroles, mythôn; le mot joue sur l'ambiguïté: propos de table, ou mythe, c'est-à-dire, par excellence, un des premiers grands instruments de l'interprétation du monde.

On peut imaginer les «buveurs de vin» doublement désemparés. Ils refusent le souci, commun à la pensée mythique et à la pensée rationnelle, de rendre le monde intelligible. Or ils assistent, d'Héraclite à Platon et aux savants du musée d'Alexandrie, au changement d'objet et au perfectionnement — c'est-à-dire, à leur yeux, à l'aggravation — des procédures de la mémoire humaine. Tandis que d'autres Grecs passent des mythes et de l'âge héroïque à la cité, à la philosophie et à la science, ils se retirent dans le suspens de l'esthétisme. Il serait même abusif de dire qu'ils chantent pour passer le temps, ils le nient — ou il s'efforcent, comme Antipater dans sa chevauchée vers l'Hadès, de faire de la brièveté de la vie une valeur aristocratique. Mais la mémoire impose le temps. Elle est l'instrument du discernement et du classement des connaissances acquises sur le monde, la condition de leur exploitation et de leur progrès. Elle est aussi l'instrument de la discrimination entre ancien et nouveau, c'est-à-dire le moyen d'échapper à la répétition et aux bégaiements de l'histoire. Garder mémoire — critique — des poèmes homériques, c'est se donner la liberté de jouir encore, à volonté, de leur lecture, mais également celle de ne pas les reproduire à l'infini: la mémoire de l'ancien est la chance du neuf.

Les «buveurs de vin», eux, font d'un désespoir philosophique une attitude esthétique. Ils veulent se donner l'illusion — on peut la trouver belle — que le travail de la mémoire est sacrilège et sans objet, puisqu'à leurs yeux, par nature, les chefs-d'œuvre ne roulent pas avec tout le reste dans le cours du temps et de l'histoire.

On pourrait trouver des échos à ce genre d'attitude même au delà de la fin du monde païen, dans la Confession de l'Archipoète, par exemple, ou en percevoir un, peut-être, dans ce que Dante appellera, au chant III de l'Enfer, il gran rifiuto: la posture d'hommes convaincus, dès avant d'entrer là-bas, qu'il n'y a rien à laisser, puisqu'il n'y a a pas d'espérance.

Dominique Buisset en préface à La Couronne de Philippe, Orphée La Différence 1993, p.17-19

Jeunesse imberbe

Dans cette anthologie réunie par Méléagre (puisque couronne signifie anthologie), quelques vers chantent l'amour des jeunes garçons, avant que le poil ne leur pousse au menton — ou ailleurs. Le poil est le signe d'une jeunesse (nous dirions enfance) enfuie.

Soulignons la traduction de Dominique Buisset, alerte et gaie.
Ta jambe, Nicandre, se couvre de poils
prends garde qu'à ton insu
la même chose n'arrive à ton cul !
Tu verras quelle disette
d'amoureux ! mets-toi bien à temps dans la tête
que la jeunesse s'en va quand on la rappelle.

Alcée de Messénie
in la Couronne de Méléagre - Anthologie grecque I, traduction Dominique Buisset, Orphée la Différence 1990, p.21
Ne pas confondre avec Alcée de Mytilène, prévient le texte.

La philosophie

«Die Philosophie aber muss sich hüten erbaulich sein zu wollen», écrit Hegel dans la préface de sa Phénoménologie de l'Esprit; mais y eut-il jamais philosophie qui voulut s'en garder vraiment? Enseigner n'est ce pas déjà édifier? Et «le plus important», est-ce bien un objet d'enseignement?

Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, "Sur les rives de l'Ilissus", éd Non Lieu, 2017, p.21

Lanceur de mode

Renaud Camus est un précurseur. N'a-t-il pas dès 2012, avant Dupont-Aignan, rallié le Front National, prenant prétexte que la fille était plus fréquentable que le père; et ne s'est-il pas abstenu dès 2002, avant les "abstentionnistes"?
Comme je reconnais auprès de Paul Otchakovsky que je n'ai pas voté pour Jacques Chirac, il commente:
«En sommes tu as laissé les autres faires le sale travail… »
C'est un peu ça.

Renaud Camus, Outrepas, p.192, Fayard, 2004


Précision car internet supporte mal les sous-entendus : ce billet dénonce avec amertume le ralliement au FN et l'abstention.

Les vraies femmes

Ce soir c'était à la la librairie Palimpseste — en face de la Sorbonne III où en d'autres temps j'avais trouvé à la bibliothèque l'article de Maurice Mesnage utilisé dans Les Églogues — qu'avait lieu une lecture d'extraits de Sauvé d'Alfhild Agrell et des Vraies femmes d'Anne-Charlotte Leffler, dont le Théâtre complet a été traduit par Corinne François-Denève.

Je possédais un avantage comparatif par rapport au reste de l'auditoire puisque j'avais vu, ou plutôt entendu, Sauvé dans son intégralité en décembre — ayant cependant oublié la puissance de l'exposé de Viola décrivant la nasse où elle était enfermée, l'impossibilité de s'en échapper sans prendre le risque qu'on lui interdise de voir son enfant — et la soudaine voie vers la liberté qui s'ouvre devant elle.

Les Vraies Femmes est peut-être plus navrant encore quand l'héroïne qui fait tout pour sauver sa mère et sa sœur de la misère où les conduisent des maris viveurs et égoïstes (ou simplement gâtés, habitués dès l'enfance que tout leur soit dû de par leur statut d'homme) constate: «certaines femmes sont comme des chiens, plus elles sont maltraitées, plus elles aiment leur maître», mettant en lumière tout ce qui reste d'actuel dans le combat féministe: la nécessité de convaincre non seulement les hommes, mais aussi les femmes. Les évolutions juridiques sont indispensables mais insuffisantes, ce sont les convictions intimes et leur mise en pratique que l'on doit convertir.
Là encore, comme pour Sauvé (ou Sauvée?), le titre est ambigu: qui sont "les vraies femmes"? celles qui se rebellent contre l'ordre établi, ou celles qui s'y soumettent? Cependant le constat fondamental reste le même: il n'y a pas de liberté sans autonomie financière: les héroïnes d'Agrell et Leffler travaillent et lorsqu'une somme d'argent leur est dévolue en propre, c'est la liberté qui s'offre. (Dans mon envolée lyrique contemporaine, je ne peux que vous encourager à aller prêter 25 dollars à un projet ou à un autre sur kiva).

En attendant que les pièces soient montées (je saisis au passage une conversation qui parle du mécénat de Volvo ou Ikéa, mais hélas, ils s'intéressent surtout au contemporain), d'autres lectures sont prévues:
- le 8 mars 18h30 à la bibliothèque nordique : lecture intégrale des Vraies femmes
- le 22 avril à 14h au théâtre Berthelot de Montreuil : lecture des Vraies femmes et Sauvé
- le 21 mai à 17h à la maison des étudiants suédois à la Cité universitaire de Paris : lecture de Ah! l'amour !

Les comédiens étaient ceux de décembre auxquels s'ajoutait Barbara Castin: Pierre Duprat, Benoit Lepecq, Marion Malenfant, Fabienne Périneau et Joffrey Roggeman.
Marion Malenfant a une expressivité et un timbre qui conviennent particulièrement aux rôles qui lui sont dévolus.

Trump et l'or noir

Je traduis le message d'une amie américaine sur FB issu de la concaténation de plusieurs sources anglophones: Time Magazine, NY Times, The Atlantic, The Guardian UK. C'est à confronter aux informations que vous possédez par ailleurs: il s'agit de donner des éléments de réflexion inaccessibles à ceux qui ne lisent pas l'anglais.

«
Au cas où vous n'ayez pas fait le lien entre les derniers éléments fournis par la presse: Poutine possède la plus grande compagnie pétrolière de Russie. Il a conclu un contrat de 500 milliards avec le PDG d'Exxon Mobil. Obama a mis en place des sanctions qui ont interrompu l'exécution de ce contrat. La Russie est alors intervenue illégalement au niveau de notre [celui des USA] système pour faire élire Trump. Quand la CIA en a averti le Congrès en septembre dernier (James Comey1 participait lui aussi à cette réunion), Mitch McConnell a refusé que cela soit dit au peuple américain, faisant pression sur Obama en le menaçant de l'accuser de prendre parti durant la campagne électorale.
Comey a délivré sa lettre calomnieuse en absence de toute confirmation2. La femme de Mitch McConnell a intégré le gouvernement Trump. Le PDG d'Exxon Mobil est maintenant secrétaire d'Etat. Vous vous demandez encore pourquoi notre président a écarté si rapidement les découvertes de la CIA?… Le meilleur est à venir… Voici quelques faits, faites-vous votre propre opinion:

1/ Trump doit 560 millions de dollars au groupe Blackstone3/Bayrock (l'un de ses plus gros créanciers et la principale raison pour laquelle il ne dévoile pas ses déclarations d'impôts).

2/ Blackstone est entièrement détenu par des milliardaires russes qui doivent leur position à Poutine et se sont fait des milliards en travaillant avec le gouvernement russe.

3/ D'autres entreprises qui ont emprunté à Blackstone affirment que lui devoir de l'argent, c'est comme en devoir au peuple russe, et que tant que vous leur en devez, il attend de votre part de nombreux passe-droits.

4/ L'économie russe chancelle sérieusement sous le fardeau de sa sur-dépendance envers les matières premières dont vous savez que les cours ont plongé ces deux dernières années, laissant l'économie russe se débattre pour régler sa dette.

5/ La Russie s'est senti poussée à influencer nos élections afin de garantir que les cours du baril de pétrole restent au-dessus de 65$ (ils gravitent actuellement autour de 50$).

6/ 80% des réserves de pétrole russes ne sont pas accessibles à un coût modique; la Russie ne peut donc réduire ses prix de revient de façon à être compétitive face aux 45$ américains ou aux 39$ de l'Arabie Saoudite. Avec la levée des sanctions de l'Iran, la Russie va devoir faire face à la production croissante d'un concurrent bon marché supplémentaire qui va repousser la Russie plus bas encore dans la liste des fournisseurs.
Quant aux sanctions iraniennes, les six pays qui les lèvent autorisent l'Iran à récupérer les milliards qui lui sont dus pour du pétrole extrait mais non réglé. L'Iran ne pourra accéder à ces milliards que si l'accord sur le nucléaire iranien est signé. Trump parle de dénoncer ces accords, ce qui aurait pour conséquence de remettre en cours les sanctions, et donc de rendre le pétrole russe plus compétitif.

7/ Rex Tillerson (choisi par Trump comme Secrétaire d'Etat) est à la tête d'Exxon Mobil, qui détient des brevets technologiques qui pourraient aider Poutine à extraire 45% de pétrole supplémentaire à des coûts significativement réduits pour la Russie, ce qui aiderait Poutine à faire entrer de l'argent dans les caisses pour permettre de reconstituer l'armée et de produire enfin en masse les systèmes nouveaux et améliorés inventés avant que l'économie russe ne s'affaiblisse tant.

8/ Poutine ne peut pas avoir accès à ces nouvelles technologies réductrices de coût OU à de l'argent hors du périmère du développement pétrolier à cause des sanctions américaines à l'encontre de la Russie, sanctions dues à l'implication russe dans la guerre civile ukrainienne.

9/ Attendez-vous à ce que Trump mette fin aux sanctions russes et dénonce l'accord sur le nucléaire iranien afin d'aider la Russie à reconstruire son économie, à renforcer Poutine et à rendre Tillerson et Trump encore plus riches, permettant ainsi à Trump de donner satisfaction à ses créanciers de Blackstone.

10/ Avec la haine organisée de Trump pour l'OTAN et les Nations-Unies et la force militaire russe reconstituée, la menace envers les Etats baltes est réelle. La Russie regagne un accès à la mer baltique à travers la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie et menace le transport maritime de millions de mètres cubes de gaz naturel entre l'Europe affaiblie et la Scandinavie, ouvrant un champ favorable au pétrole et au gaz russes vers l'est de l'Europe.
»


Note
1 : directeur du FBI
2 : cette lettre relançait la suspicion envers les mails d'Hilary Clinton. On reproche à Comey de l'avoir publiée trop tôt, sans vérifier que les soupçons avaient un fondement. A quelques jours de l'élection, le regain de soupçon a pu jouer en défaveur d'Hilary Clinton.
3 : j'avoue que l'homonymie avec le programme secret des films Bourne m'intrigue.
—————————————

Sources: Time Magazine, NY Times, The Atlantic, The Guardian UK.

In case you haven't connected the news dots... Putin owns the largest oil company in Russia. He made a 500 Billion dollar deal with the CEO of Exxon Mobil. Obama put sanctions in place which stopped that deal. Russia then hacked into our government in order to get Trump elected. When the CIA told Congress this in September (James Comey was also in that meeting), Mitch McConnell refused to tell the American people, blackmailing Obama saying he would frame it as playing partisan politics during the election. Comey released the infamous no-information letter. Mitch McConnell's wife was picked for Trump's cabinet. The CEO of Exxon is now the Secretary of State. Wonder why our President has been so quick to dismiss the CIA's findings?.........it gets better.....Here are some facts : Decide for yourselves
1) Trump owes Blackstone/ Bayrock group $560 million dollars (one of his largest debtors and the primary reason he won't reveal his tax returns)
2) Blackstone is owned wholly by Russian billionaires, who owe their position to Putin and have made billions from their work with the Russian government.
3) Other companies that have borrowed from Blackstone have claimed that owing money to them is like owing to the Russian mob and while you owe them, they own you for many favors.
4) The Russian economy is badly faltering under the weight of its over-dependence on raw materials which as you know have plummeted in the last 2 years leaving the Russian economy scrambling to pay its debts.
5) Russia has an impetus to influence our election to ensure the per barrel oil prices are above $65 ( they are currently hovering around $50)
6) Russia can't affordably get at 80% of its oil reserves and reduce its per barrel cost to compete with America at $45 or Saudi Arabia at $39. With Iranian sanctions being lifted Russia will find another inexpensive competitor increasing production and pushing Russia further down the list of suppliers.
As for Iranian sanctions, the 6 countries lifting them allowing Iran to collect on the billions it is owed for pumping oil but not being paid for it. These billions Iran can only get if the Iranian nuclear deal is signed. Trump spoke of ending the deals which would cause oil sales sanctions to be reimposed, which would make Russian oil more competitive.
7) Rex Tillerson (Trump's pick for Secretary of State) is the head of ExxonMobil, which is in possession of patented technology that could help Putin extract 45% more oil at a significant cost savings to Russia, helping Putin put money in the Russian coffers to help reconstitute its military and finally afford to mass produce the new and improved systems that it had invented before the Russian economy had slowed so much.
8) Putin cannot get access to these new cost saving technologies OR outside oil field development money, due to US sanctions on Russia, because of its involvement in Ukrainian civil war.
9) Look for Trump to end sanctions on Russia and to back out of the Iranian nuclear deal, to help Russia rebuild its economy, strengthen Putin and make Tillerson and Trump even richer, thus allowing Trump to satisfy his creditors at Blackstone.
10) With Trump's fabricated hatred of NATO and the U.N., the Russian military reconstituted, the threat to the Baltic states is real. Russia retaking their access to the Baltic Sea from Lithuania, Latvia and Estonia and threatening the shipping of millions of cubic feet of natural gas to lower Europe from Scandinavia, allowing Russia to make a good case for its oil and gas being piped into eastern Europe.

Qu'est-ce qu'un kenning ?

Christopher Tolkien publie la traduction de Beowulf par son père en concatenant les brouillons de celui-ci et en choisissant parmi ses cours et conférences un certain nombre de commentaires qu'il met en note.

Voici un commentaire des lignes 11.
10-11 «sur la mer où chemine la baleine» ; *10 ofer hronrade

hronrade est un kenning signifiant «la mer». Qu'est-ce qu'un kenning? […] Kenning est un mot islandais signifiant (dans cet usage technique particulier) «description». Nous l'avons emprunté à la critique vieil islandaise de la poésie allitérative norroise et utilisé comme terme technique pour désigner ces «composés descriptifs imagés» ou «brèves expressions» qui peuvent être «employés à la place d'un mot simple ordinaire». Ansi dire: «il a navigué sur le bain des fous de Bassan (ganotes bæth)» revient à utiliser un kenning pour signifier la mer. Vous pouviez, bien sûr, inventer vous-même un kenning, et tous ont dû être inventés par un poète à un moment ou à un autre, mais en matière de langage poétique vieil anglais, la tradition comprenait un cerain nombre de kennings bien établis pour désigner des choses comme la mer, la bataille, les guerriers, etc. Il relevaient de cette «diction poétique», tout comme «onde» à la place d'«eau» (fondée sur l'usage poétique latin d'unda) relève de la diction poétique du XVIIIe siècle.

Plusieurs kennings désignant la mer évoquent celle-ci comme le lieur dans lequel les oiseaux marins ou les animaux plongent ou se déplacent. Ainsi, ganotes bæth (qui, développé, signifie: «le lieu où plonge le fou de Bassan, comme un homme qui se baigne»); ou hwælweg («le lieu où les baleines partent faire leur voyage» comme des chevaux, des hommes ou des chariots parcourent les plaines terrestres), ou «les chemins des phoques» (seolhpathu), ou bien les «bains du phoque» (seolhbathu).

hronrade est évidemment lié à ces expressions. Néanmoins, il est tout à fait incorrect de le traduire (comme on le fait trop souvent) par «route des baleines». C'est incorrect stylistiquement, puisque les composés de ce genre paraissent en soi maladroits ou bizarres en anglais moderne, même si leurs composantes sont correctement choisies. Dans cet exemple en particulier, la malheureuse association des sonorités de cette route [whale road] avec celle de chemin de fer [rail road] accroît ce caractère inepte.

C'est incorrect dans les faits: rad est l'ancêtre de notre route moderne [road], mais cela ne signifie pas «route». L'étymologie n'est pas un guide fiable vers le sens. rad est le nom correspondant à l'action de ridan, aujourd'hui ride, et signifie: «le fait d'aller autrement qu'à pied», c.-à-d. «aller à cheval; se déplacer comme le fait un cheval (ou un chariot), ou comme un bateau à l'ancre»; de là, «un trajet à cheval» (ou plus rarement par bateau), un parcours (qu'il ait un but ou non)». Ce mot ne signifie pas la «piste» réelle et encore moins les pistes aux durs pavés, permanentes et plus ou moins droites, que nous associons à la «route».

En outre, hron (hran) est un mot spécifique au vieil anglais. Il signifie un genre de «baleine», à savoir d'animal de cette famille de mammifères qui ressemblent à des poissons. Lequel, précisément, on l'ignore; mais c'était quelque chose du genre du marsouin, ou du dauphin, probablement, en tout cas, moins qu'une vraie hwælroad»]. Il existe une affirmation en vieil anglais selon laquelle un hron mesurait environ sept fois la taille d'un phoque et une hwæl, environ sept fois la taille d'un hron.

Le mot en tant que kenning signifie donc «trajet du dauphin», c.-à-d., entièrement développé, les étendues sur lesquelles vous voyez des dauphins et des membres plus petits de la tribu des baleines jouer ou avoir l'air de galoper comme une rangée de cavalier sur les plaines. Voilà l'image et la comparaison que le kenning était censé évoquer. Rien de tel n'est évoqué par «route des baleines» [whale road], qui suggère un genre de machine à vapeur semi-sous-marine empruntant des rails de métal submergés, d'un bout à l'autre de l'Atlantique.

J.R.R. Tolkien, Beowulf, édité et présenté par Christopher Tolkien, Actes Sud 2015 (2014), p.161-163
Cela m'évoque irrésistiblement En Patagonie.

Je suis surprise du sens étroit que JRR Tolkien donne à «route»: route de la soie, route des oiseaux migrateurs, route des caravanes, il ne m'a jamais semblé que cela décrivait des pavés ou de l'asphalte, mais un parcours entre un départ et une arrivée. A-t-il raison en anglais ou force-t-il sa démonstrations?

Les six premiers jours de la fin du monde et du début de la résistance

Les sigles ne sont pas traduisibles tels quels, et parfois ils ne correspondent à aucune notion en français. En cas de doute je suis restée au plus près (office par bureau, agence par agence, etc). Cette liste a été publiée par un ami à et de Philadelphie. Les notes sont de mon fait.
Vous trouverez en fin de billet le texte en anglais.

Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds des programmes du Département de la Justice consacrés à la lutte contre les violences faites aux femmes.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Fonds national pour les arts.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Fonds national pour les humanités1.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de la Corporation pour l'audiovisuel public.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de l'Agence pour le développement des entreprises fondées par des personnes appartenant aux minorités2.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de l'Administration pour le développement économique.3.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de l'Administration pour le commerce international.4.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Partenariat pour l'extension des manufactures5.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Bureau de la police de proximité6.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de l'aide juridictionnelle.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de la Division des droits civils7 du Département de la Justice.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de la Division des ressources naturelles et environnementales8 du Département de la Justice.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds de la Corporation pour les investissements outre-mer9.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat des Nations-Unies.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Bureau de la productivité de l'électricité et de la fiabilité énergétique10.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Bureau de l'efficacité énergétique et de l'énergie renouvelable11.
Le 19 janvier 2017, DT annonce qu'il coupera les fonds du Bureau des énergies fossiles.

Le 20 janvier 2017, DT ordonne le gel du pouvoir réglementaire de toutes les agences fédérales.
Le 20 janvier 2017, DT ordonne au service des parcs nationaux d'arrêter d'utiliser les médias sociaux après que celui-ci ait retweeté des photos factuelles montrant côte à côte les foules assistant à l'investiture présidentielle en 2009 et 2017.
Le 20 janvier 2017, environ 230 manifestants anti-Trump sont arrêtés à Washington DC et sont poursuivis pour émeute criminelle, un chef d'accusation sans précédent. Parmi eux se trouvent des observateurs officiels, des journalistes et des médecins.
Le 20 janvier 2017, un membre des Travailleurs Internationaux du Monde (IWW) est blessé par balle à l'abdomen lors d'une manifestation anti-fasciste à Seattle. Il est dans un état critique.

Le 21 janvier 2017, DT se fait accompagner à une réunion avec la CIA par quarante groupies pour l'applaudir durant un discours qui consiste presque exclusivement à se décrire comme la victime d'une presse malhonnête.
Le 21 janvier 2017, le porte-parole de la Maison Blanche Sean Spicer tient une conférence de presse destinée principalement à attaquer la presse pour avoir montré avec exactitude la taille de la foule présente à la cérémonie d'investiture, affirmant que la cérémonie avait rassemblé la plus grande assistance de l'histoire, "point barre".

Le 22 janvier 2017, au cours d'un journal télévisé national, la conseillère de la Maison Blanche Kellyanne Conway défend les mensonges de Spicer, les appelant des "faits alternatifs"12.
Le 22 janvier 2017, durant une réunion DT semble souffler un baiser vers le directeur du FBI James Comey puis ouvre ses bras dans un geste d'étrange affection paternelle avant de le serrer dans ses bras en lui tapant le dos.

Le 23 janvier 2017, DT remet en cours la règle du bâillon mondial qui retire tout fonds aux organisations internationales qui mentionnent l'avortement, même en tant qu'option médicale.
Le 23 janvier 2017, Spicer annonce que les Etats-Unis ne tolèreront pas l'expansion chinoise dans les îles de la mer de Chine méridionale, faisant planer la menace d'une guerre avec la Chine.
Le 23 janvier 2017, DT répète le mensonge suivant lequel le vote "illégal" de trois à cinq millions de personnes lui a coûté le vote populaire.
Le 23 janvier 2017, on apprend que l'homme qui avait tiré sur le manifestant anti-fasciste à Seattle est relâché sans charge, bien qu'il se soit rendu de lui-même.

Le 24 janvier 2017, Spicer réitére le mensonge suivant lequel le vote "illégal" de trois à cinq millions de personnes a coûté le vote populaire à DT.
Le 24 janvier 2017, DT twitte sur son compte personnel Twitter une photo dont il dit qu'elle représente la foule à son investiture et qu'elle serait affichée dans la salle de presse de la Maison blanche. Bizarrement, cette photo est datée du 21 janvier 2017, le jour D'APRÈS l'investiture et le jour de la Marche des femmes, la plus grande manifestation de protestation de l'histoire contre une investiture.
Le 24 janvier 2017, l'agence pour la protection de l'environnement reçoit l'ordre de ne plus communiquer avec le public via les réseaux sociaux ou la presse et de geler toutes ses subventions et contrats.
Le 24 janvier 2017, le département de l'agriculture reçoit l'ordre de ne plus communiquer avec le public via les réseaux sociaux ou la presse et de ne plus publier aucun article ou résultat de recherche. D'autre part, toute communication avec la presse devra être autorisée par la Maison blanche et soumise à son droit de veto.
Le 24 janvier 2017, HR7, une loi qui prohibera toute subvention fédérale non seulement aux pourvoyeurs d'avortement, mais aussi aux couvertures assurancielles, y compris Medicaid, qui couvrent les frais d'IVG, est déposée à la chambre pour être soumise au vote.
Le 24 janvier 2017, le directeur du Département de la Santé et des services à la personne Tom Price qualifie "d'absurdes" les principes fédéraux concernant l'égalité des transgenres.
Le 24 janvier 2017, DT ordonne la reprise de la construction du Dakota Access Pipeline tandis que le congrès du Dakota Nord étudie une loi qui légaliserait le fait d'écraser en voiture des manifestants sur la route.
Le 24 janvier 2017, on découvre que les officiers de police ont utilisé des portables confisqués pour fouiller dans les emails et messages des 230 manifestants maintenant inculpés d'émeute criminelle pour avoir manifesté le 20 janvier, y compris les emails d'avocats et de journalistes qui contiennent des informations confidentielles de clients et d'informateurs.

Et le 25 janvier 2017, le mur et le bannissement des musulmans.
Voici à quoi ressemble la dictature au bout de six jours.


Cette liste a été publiée par un ami à et de Philadelphie. Je l'ai traduite quelques jours plus tard, le week-end. J'ajoute donc, en cette soirée du 29 janvier, que les aéroports se sont retrouvés dans la tourmente et qu'un juge courageux tient tête. (Il faudrait tout traduire.)


Note
1 : Pas d'équivalent français. Le NEH offre des financements pour certains projets à des institutions culturelles tels que musées, centres d'archives, bibliothèques, lycées, universités, télévisions publiques, stations de radio et également à des étudiants-chercheurs (traduit d'après wikipedia anglais).
2 : Je mets ici le lien vers l'agence elle-même. J'ai peur que le site ne disparaisse. C'est une agence gouvernementale fondée par Nixon faisant partie du Département du Commerce.
3 : Il s'agit d'aider les Etats et les villes ainsi que les individus vivant dans des zones peu favorisées à développer une croissance et des emplois durables.
4 : Cette administration soutient les entreprises américaines qui veulent se développer à l'export.
5 : Manufacturing : fabrication? Il s'agit d'encourager les partenariats entre PME des cinquante Etats plus Porto-Rico. Il s'agit également de partenariats public-privé.
6 : Ce bureau encourage et met en place des actions de prévention. L'abréviation donne "COPs".
7 : Créée en 1957, cette division lutte contre les discriminations fondées sur la race, la couleur, le sexe, le handicap, la religion, le statut familial et l'origine nationale.
8 : Cette division lutte par exemple contre la pollution de l'air ou de l'eau.
9 : Je ne suis pas sûre de comprendre: entre aide pratique, au niveau des entreprises, aux pays en voie de développement et outil de mainmise sur les ressources à l'étranger? Mais en est-il jamais autrement pour ce genre d'aide?
10 : Je n'ai pas osé traduire "de la transition énergétique", mais j'ai l'impression que c'est ça.
11 : ou plutôt celui-ci? Ici il y a peut-être réellement un intérêt de fondre les deux pour plus d'efficacité (mais dans la mesure où les deux s'opposent au pétrole, je doute que ce soit le but de Trump).
12 : Cette expression fait exploser les ventes de 1984 de George Orwell.


* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the DOJ’s Violence Against Women programs.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the National Endowment for the Arts.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the National Endowment for the Humanities.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Corporation for Public Broadcasting.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Minority Business Development Agency.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Economic Development Administration.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the International Trade Administration.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Manufacturing Extension Partnership.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Office of Community Oriented Policing Services.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Legal Services Corporation.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Civil Rights Division of the DOJ.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Environmental and Natural Resources Division of the DOJ.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Overseas Private Investment Corporation.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the UN Intergovernmental Panel on Climate Change.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Office of Electricity Deliverability and Energy Reliability.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Office of Energy Efficiency and Renewable Energy.
* On January 19th, 2017, DT said that he would cut funding for the Office of Fossil Energy.
* On January 20th, 2017, DT ordered all regulatory powers of all federal agencies frozen.
* On January 20th, 2017, DT ordered the National Parks Service to stop using social media after RTing factual, side by side photos of the crowds for the 2009 and 2017 inaugurations.
* On January 20th, 2017, roughly 230 protestors were arrested in DC and face unprecedented felony riot charges. Among them were legal observers, journalists, and medics.
* On January 20th, 2017, a member of the International Workers of the World was shot in the stomach at an anti-fascist protest in Seattle. He remains in critical condition.
* On January 21st, 2017, DT brought a group of 40 cheerleaders to a meeting with the CIA to cheer for him during a speech that consisted almost entirely of framing himself as the victim of dishonest press.
* On January 21st, 2017, White House Press Secretary Sean Spicer held a press conference largely to attack the press for accurately reporting the size of attendance at the inaugural festivities, saying that the inauguration had the largest audience of any in history, “period.”
* On January 22nd, 2017, White House advisor Kellyann Conway defended Spicer’s lies as “alternative facts” on national television news.
* On January 22nd, 2017, DT appeared to blow a kiss to director James Comey during a meeting with the FBI, and then opened his arms in a gesture of strange, paternal affection, before hugging him with a pat on the back.
* On January 23rd, 2017, DT reinstated the global gag order, which defunds international organizations that even mention abortion as a medical option.
* On January 23rd, 2017, Spicer said that the US will not tolerate China’s expansion onto islands in the South China Sea, essentially threatening war with China.
* On January 23rd, 2017, DT repeated the lie that 3-5 million people voted “illegally” thus costing him the popular vote.
* On January 23rd, 2017, it was announced that the man who shot the anti-fascist protester in Seattle was released without charges, despite turning himself in.
* On January 24th, 2017, Spicer reiterated the lie that 3-5 million people voted “illegally” thus costing DT the popular vote.
* On January 24th, 2017, DT tweeted a picture from his personal Twitter account of a photo he says depicts the crowd at his inauguration and will hang in the White House press room. The photo is curiously dated January 21st, 2017, the day AFTER the inauguration and the day of the Women’s March, the largest inauguration related protest in history.
* On January 24th, 2017, the EPA was ordered to stop communicating with the public through social media or the press and to freeze all grants and contracts.
* On January 24th, 2017, the USDA was ordered to stop communicating with the public through social media or the press and to stop publishing any papers or research. All communication with the press would also have to be authorized and vetted by the White House.
* On January 24th, 2017, HR7, a bill that would prohibit federal funding not only to abortion service providers, but to any insurance coverage, including Medicaid, that provides abortion coverage, went to the floor of the House for a vote.
* On January 24th, 2017, Director of the Department of Health and Human Service nominee Tom Price characterized federal guidelines on transgender equality as “absurd.”
* On January 24th, 2017, DT ordered the resumption of construction on the Dakota Access Pipeline, while the North Dakota state congress considers a bill that would legalize hitting and killing protestors with cars if they are on roadways.
* On January 24th, 2017, it was discovered that police officers had used confiscated cell phones to search the emails and messages of the 230 demonstrators now facing felony riot charges for protesting on January 20th, including lawyers and journalists whose email accounts contain privileged information of clients and sources.
* And January 25th, 2017, the wall and a Muslim ban.
This is what a dictatorship looks like, and we're only on day 6.

La supplication

Je me souviens d'un article décrivant le Déluge de Jérôme Bosch :«pour représenter l'inconcevable, Bosch a montré des poissons qui se noyaient.»
Dans La supplication, on enterre la terre.

L'héroïsme et la peur, l'ignorance et la lâcheté. La maladie, les animaux, l'alcool, la nature resplendissante. L'amour. La mort.

J'ai lu que les gens font un détour pour ne pas s'approcher trop des tombes des pompiers de Tchernobyl, enterrés au cimetière de Mitino. Et l'on évite d'enterrer d'autres morts près d'eux. Si les morts ont peur des morts, que dire des vivant ?

Svetlana Alexievitch, La supplication, p.248, J'ai lu (1998)

Blanche-Neige revisitée

— Une Ukrainienne vend au marché de grandes pommes rouges. Elle crie pour attirer les clients: "Achetez mes pommes! De bonnes pommes de Tchernobyl!" Quelqu'un lui donne un conseil: "Ne dites pas que ces pommes viennent de Tchernobyl. Personne ne va les acheter.
— Ne crois pas cela! On les achète bien! Certains en ont besoin pour une belle-mère, d'autres pour un supérieur!"

Svetlana Alexievitch, La supplication, p.55, J'ai lu (1998)

Sauvé

Ce soir, je suis allée assister à la bibliothèque nordique (annexe de Ste-Geneviève) à la lecture de Sauvé, une pièce d'Alfhild Agrell, auteur suédoise de la fin du XIXe traduite pour la première fois en français par Corinne François-Denève. Cette lecture était effectuée par des comédiens dirigés par Benoît Lepecq.

L'argument de la pièce est ramassé: une jeune femme martyrisée par son mari et sa belle-mère se tait et ne vit que pour son jeune enfant. Un héritage soudain lui fait entrevoir la liberté, mais au même moment, son mari qui a commis un vol (sans que jamais le mot "vol" ne soit prononcé) aurait besoin de cette somme pour sauver son honneur: que va choisir la jeune femme: sa liberté ou l'honneur de la famille?

L'argument ainsi exposé paraît simpliste, mais la pièce dans le détail est plus ambiguë, intrigante, elle soulève bien des questions sans réponse: pourquoi l'oncle sauveur dans un premier temps (c'est lui qui apporte la somme d'argent en recommandant le secret) va-t-il dévoiler l'existence de la somme au mari? La jeune femme présentée comme une victime ne rêve-t-elle pas d'avoir sur son fils la même emprise (prédatrice) que sa belle-mère a sur son mari? Et que penser d'Oscar, le mari? viveur invétéré ou homme mal élevé (par sa mère), capable de revirement?
(En regard de ces subtilités, la fin paraît d'ailleurs quelque peu grossière, facile.)

Ce n'est qu'après coup que je me suis rendue compte que j'avais entendu Sauvée là où se lit Sauvé. La traductrice m'a appris que l'ambiguïté n'était pas levée par la grammaire suédoise et qu'il avait fallu faire un choix en français.

La lecture en elle-même, exécutée par des comédiens professionnels, était un réel plaisir.

Distribution : Pierre Duprat (Oscar), Benoit Lepecq (Milde), Marion Malenfant (Viola), Fabienne Périneau (la femme du recteur) et Joffrey Roggeman (Nils).

Après Trump (le jour d'après)

Des protestations géantes ont lieu à Los Angeles et New York. Sur FB le commentaire suivant explique: «nous ne manifestons pas pour dire que l'élection est illégale, mais pour dire qu'elle est catastrophique».

Mais tant que les gens n'ont pas peur de dire et montrer et écrire ce qu'ils pensent, tout va bien. (Les écoutes et analyses de la NSA (et autres dispositifs) ne sont-elles pas destinées à identifier les opposants au régime, intérieurs et extérieurs? Mais ensuite, quelle sont les décisions prises?)

J'en profite pour un exercice de traduction d'un texte qui explique: «Vous ne l'avez peut-être pas voulu, mais vous l'avez provoqué». (Une des règles de base, il me semble: avant de faire un geste irrémédiable, réfléchissez aux conséquences!)
Not all Trump supporters are racist, misogynist, xenophobes. All Trump supporters saw a racist, misogynist, xenophobe and said "this is an acceptable person to lead our country."
You may not have racist, misogynist, xenophobic intent, but you have had racist, misogynist, xenophobic impact.
Impact > intent.
So when you get called racist, misogynist, and xenophobic -- understand that your actions have enabled racism, misogyny, and xenophobia in the highest halls of our federal government, regardless of why you voted for him.
You have to own this. You don't get to escape it because your feelings are hurt that people are calling you names. You may have felt like you had no other choice; you may have felt like he was genuinely the best choice for reasons that had nothing to do with hate.
But you have to own what you have done: you have enabled racism, misogyny, and xenophobia.
Impact > intent. Always.

source : Phillip Howell sur FB


Tous les supporters de Trump ne sont pas racistes, mysogines et xénophobes. Tous les supporters de Trump ont vu un xénophobe raciste et mysogine et se sont dit: «Voila un dirigeant acceptable pour notre pays.»
Vous pouviez ne pas avoir d'intentions racistes, mysogines ou xénophobes, mais votre choix a des conséquences racistes, mysogines et xénophobes.
Conséquences > intentions.
Donc lorsqu'on vous traite de racistes, mysogines et xénophobes, comprenez: quelles que soient les raisons pour lesquelles vous avez voté pour Trump, vos actes ont rendu légitimes le racisme, la mysoginie et la xénophobie au plus haut niveau du gouvernement fédéral.
Vous devez accepter cette responsabilité. Vous ne pouvez y échapper au prétexte que vous vous sentez insultés quand des gens vous donnent ces noms. Vous pouvez avoir eu l'impression que vous n'aviez pas d'autre choix, vous pouvez avoir l'impression qu'il était véritablement le meilleur choix pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la haine.
Mais vous devez accepter la responsabilité de ce que vous avez fait: vous avez rendu légitimes le racisme, la mysoginie et la xénophobie.
Les conséquences dépassent les intentions. Toujours.

J'ai eu la surprise de trouver souligner dans un autre article l'importance de la politesse. L'importance de la politesse, c'est ce que j'aurai découvert en quatorze ans d'internet: quand elle disparaît, il faut s'attendre au pire, y compris de la part de personnes qui partagent à priori vos idées.
[…] This generally has been called the "hate election" because everyone professed to hate both candidates. It turned out to be the hate election because, and let’s not mince words, of the hatefulness of the electorate. In the years to come, we will brace for the violence, the anger, the racism, the misogyny, the xenophobia, the nativism, the white sense of grievance that will undoubtedly be unleashed now that we have destroyed the values that have bound us.

We all knew these hatreds lurked under the thinnest veneer of civility. That civility finally is gone. In its absence, we may realize just how imperative that politesse was. It is the way we managed to coexist.

If there is a single sentence that characterizes the election, it is this: "He says the things I’m thinking." That may be what is so terrifying. Who knew that so many tens of millions of white Americans were thinking unconscionable things about their fellow Americans? Who knew that tens of millions of white men felt so emasculated by women and challenged by minorities? Who knew that after years of seeming progress on race and gender, tens of millions of white Americans lived in seething resentment, waiting for a demagogue to arrive who would legitimize their worst selves and channel them into political power? Perhaps we had been living in a fool's paradise. Now we aren't. […]

Neal Gabler, Farewell America, le 10 novembre 2016


Ces élections ont été communément appelées "les élections de la haine" parce que chacun a déclaré qu'il détestait les deux candidats. Cela s'est avéré les élections de la haine à cause de, ne mâchons pas nos mots, la haine qui emplissait l'électorat. Dans les années à venir, nous allons faire face à la violence, à la colère, au racisme, à la mysoginie, à la xénophobie, à la préférence nationale, au sentiment d'injustice des Blancs qui auront sans aucun doute libre cours maintenant que nous avons détruit les valeurs qui nous unissaient.

Nous savions tous que ces haines rôdaient sous une très mince couche de civilité. Cette civilité a maintenant disparu. En son absence, nous pourrions être amenés à comprendre à quel point cette politesse était indispensable. C'est le moyen par lequel nous réussissons à coexister.

S'il y a une seule phrase qui caractérise cette élection, c'est «Il dit ce que je pense». C'est sans doute ce qui est si terrifiant. Qui savait que tant de dizaines de millions d'Américains avaient des pensées répugantes à l'encontre de leurs concitoyens américains? Qui savait que des dizaines de millions d'Américains se sentaient autant émasculés par les femmes et mis en péril par les minorités? Qui savait qu'après des années de ce qui paraissait du progrès dans les domaines de l'égalité des races et des sexes, des dizaines de millions d'Américains blancs vivaient dans une ressentiment dévorant, dans l'attente d'un démagogue qui légitimerait la pire part d'eux-mêmes et les conduirait au pouvoir politique? Peut-être vivions-nous au royaume des illusions. Plus maintenant.

PS qui n'a rien à voir, mais peut-être que si, tangentiellement:
«Qui savait que tant de dizaines … se sentaient aussi émasculés par les femmes…? Qui savait … vivaient dans une ressentiment dévorant» : et lorsque je lis ça, je me souviens de mon malaise en lisant les discussions sur FB à propos de
Gone Girl. Certains commentaires "d'amis" FB étaient étranges (toujours sous couvert d'art et d'esthétisme, bien sûr), et ce «ressentiment dévorant» était clairement palpable. Cela provoque un sentiment de détresse, comme un vertige.

Dernier colloque des Invalides

Jean-Jacques Lefrère, l'organisateur parisien, est mort en 2015 (tandis que Michel Pierssens est au Canada et Jean-Paul Goujon à Séville… cela ne simplifie pas l'organisation); d'autre part le centre culturel canadien ferme pour deux ans et rouvrira ses portes dans le VIIIe: plus d'organisateur et plus de site parisiens, c'est a priori le dernier "colloque des Invalides", sorte de Blitz-discours sur un thème imposé. Les actes des années précédentes sont disponibles aux éditions du Lérot.

Je tente moi-même de faire un Blitz-billet en résumant ce que j'ai compris des interventions en une phrase (il m'en manque une ou deux, somnolence d'après déjeuner, quelle honte).

Olivier Bessard-Banquy: Les « fous de livres » de Charles Nodier à Léo Larguier : une intervention sur les bibliophiles et les bibliomanes, ceux qui cherchent des trésors et ceux qui amassent;

Julien Bogousslavsky: Apollinaire et ses intimes : autour d’une "Offrande" : une lettre très intéressante (impressionnante) au dos de laquelle se trouvent griffonés plusieurs portraits d'Apollinaire et ses deux amis les plus proches (je n'ai pas noté les noms);

Élisabeth Chamontin: Aurel, femmes de lettres: c'est le nom sur une plaque dans la rue où habite le petit-fils de l'intervenante, qui regrette de ne pas s'être renseignée davantage avant de proposer ce sujet, car la littérature de cette femme est insupportable (car E Chamontin, vaillamment, a lu deux opus de cette écrivain);

Marc Decimo: Croatioupipiskiousi ! intervention drôlatique qui a dû nécessiter de l'entrainement, à propos d'un auteur (Dupont de Nemours?) qui a traduit les chants et cris des animaux;

Philippe Di Folco: Thomas Chatterton : la construction du mythe et sa récupération par Vigny qui l'a enjolivé à sa façon;

Philippe Didion: Les auditeurs ont la parole : synthèse de la gestion du temps et des thèmes par les différents intervenants depuis quinze ans que P.Didion assiste au colloque;

Éric Dussert: Séductions d’HSF: lecture durant cinq minutes (le temps de l'intervention) d'Au mouton pourrissant dans les ruines d'Oppède d'Henri-Simon Faurt;

Aude Fauvel: Tous zoophiles! Morceaux choisis de folies animales: le mot ne désignait au départ que l'amour des animaux, pour glisser vers la description par les hommes de comportements qu'ils jugent excessifs chez les femmes au XIXe et XXe

Jean-Pierre Goldenstein: Le troisième homme. Marius Hanot et Blaise Cendrars: Hanot, celui que personne ne connaît, sauf d'un point de vue politique (et quelqu'un que personne ne connaisse, devant cet auditoire, c'est très très très rare, comme le soulignait Philippe Didion un peu plus tôt);

Michel Golfier: Jeanne Marni, une irrégulière si discrète : ce fut surtout l'exposé de ses ascendants, sans que je comprenne si c'était l'intention de l'intervenant ou si celui-ci s'est fait surprendre par le temps;

Olivier Justafré: Jules Ravier : de la Patache (physique) au père Lachaise: biographie d'un gardien d'octroi qui avait la folie de la description en vers (à retrouver sur Gallica?)

Henri Béhar: Marcel Proust parlait-il yiddish, comme tout le monde ?: pas très probant, mais cette question curieuse: bordel se traduit-il par "pièrdac" en yiddish?

Alain Zalmanski: Contribution à l’étude d’un système usuel d’unités de mesures, valorisant le jugement et l’approximation: du pouyem au froid de canard, un exposé rapide de tout ce qui à mon sens rend une langue impossible à apprendre quand on n'est pas né dedans (mon dieu que de raffinements); Jean-Paul Morel : La serendipity, ou comment trouver ce qu’on ne cherche pas: histoire du mot, de son apparition en France, de son étude;

Paul Schneebeli: L’aérostière de Pierrot le Fou: j'ai décroché un peu. Il me semble que cette femme a eu de multiples activités;

Alain Chevrier : une couronne de sonnets haïtienne: de la rareté des couronnes en général, et des couronnes doubles en particulier. Présentation de la métrique et de la thématique de la couronne d'Emile Roumer;

Martine Lavaud: Lièvres et tortues: éloge de la lenteur, regret de l'époque moderne qui va trop vite;

Benoît Noël: Claudine, Louÿs, Damia et le sirop de la rue: un peu confus, entre les petites-filles et les nièces de Louÿs, qui est qui, quand les parentèles ne sont pas sûres. J'ai retenu par ailleurs (un intervenant dans la salle) que Claude Farrère a écrit un roman à clé où Narcisse Cousin est Pierre Louÿs;

Jacques Ponzio: Ce que disait Leborgne: je ne spoile pas, mais mais mais… des photos très intéressantes et vaguement répugantes;

Julien Schuh: Jarry à la carte: (je ne me souviens pas)

Éric Walbecq: Quelques nouvelles ducasseries: chasse aux évocations de Lautréamont, qui se terminent par une carte postale (Vendée ou Normandie) et un modèle de tricot, le paletot Maldoror;

Marc Zammit: Le rideau de la Méduse: (une histoire de théâtre et de fantômes? je ne me souviens pas)

Daniel Zinszner: Le titre c’est le titre: une méthode mnémotechnique pour se souvenir des titres d'un auteur en composant un seul long titre avec les titres de ses œuvres.


J'ai oublié, déformé, et autres, j'en suis navrée (j'espère qu'aucun intervenant ne tombera sur ce billet en googueulisant), tout cela est entièrement subjectif.
Nous nous sommes bien amusés et nous avons beaucoup ri.
Rendez-vous dans un an ou moins pour les actes aux éditions du Lérot.

Conversations avec Kafka

Du fait de sa structure, des souvenirs, des bribes de souvenirs, le livre est parfois sentencieux, de ce fait agaçant. Mais c'est un témoignage irremplaçable, à la fois sur Kafka et sur l'atmosphère de Prague, l'Europe orientale dans l'entre-deux guerres.
Conrad et Kafka, morts la même année. Deux mondes à des années-lumières.

Il faut prier.
« […]
— Ecrire, c'est donc mentir ?
— Non. La création d'un écrivain est une condensation, une concentration. La production d'un littérateur au contraire un délayage, aboutissant à un produit excitant, qui facilite la vie inconsciente, à un narcotique.
— Et la création de l'écrivain ?
— C'est exactement le contraire. Elle réveille.
— Elle tend donc vers la religion.
— Je ne dirais pas cela. Mais à la prière, sûrement.»
Gustav Janouch Conversations avec Kafka, p.60-61, Maurice Nadeau, 1978


«L'art et la prière sont des manifestations passionnelles de la volonté. On veut surpasser et accroître le champ des possibilités normales de la volonté. L'art est, comme la prière, une main tendue dans l'obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne. Prier, c'est se jeter dans cet arc de lumière transfigurante qui va de ce qui passe à ce qui advient, c'est se fondre en lui afin de loger son infinie lumière dans le fragile petit berceau de l'existence individuelle.»
Ibid., p.61


« Le miracle et la violence ne sont que les deux pôles de l'incroyance. On gâche sa vie à attendre passivement la bonne nouvelle qui y donnera un sens et qui n'arrive jamais, précisément parce que notre attente impatiente nous ferme à elle; ou bien l'impatience nous fait écarter toute attente et noyer toute notre vie dans une orgie criminelle de feu et de sang. Et dans les deux cas, on est dans l'erreur.
— Et où est la vérité, demandai-je ?
— Elle est là », répondit immédiatement Kafka en me montrant une vieille femme agenouillée devant un petit autel, près de la sortie. «La vérité est dans la prière.»
Ibid., p.149
Deux points m'ont particulièrement impressionnée: la façon très sûre dont Kafka pressent le destin des juifs d'Europe et la variété des auteurs cités.
« Vous voyez la synagogue? Elle était dominée par tous les bâtiments qui l'entourent. Parmi ces immeubles modernes, elle est un fragment de Moyen-Âge, un corps étranger. C'est le sort de tout ce qui est juif. C'est l'origine des tensions hostiles qui constamment se condensent en réactions agressives. A mon avis, le ghetto était à l'origine un calmant souverain: le monde environnant voulait voulait isoler cet élément inconnu et, en érigeant les murs du ghetto, désamorcer la tension.»
J'interrompis Kafka: «C'était évidemment absurde. Les murs du ghetto ne firent que renforcer cette étrangeté. Les murs ont disparu, mais l'antisémitisme est resté.
— Les murs ont été déplacés vers l'intérieur, dit Kafka. La synagogue est déjà au-dessous du niveau de la rue. Mais on ira plus loin. On tentera d'écraser la synagogue, ne serait-ce qu'en anéantissant les Juifs eux-mêmes.
— Non, je ne le cois pas, m'écriai-je. Qui pourrait faire une chose pareille?»
Ibid., p.184
On notera que Janouch répond à la question au premier degré, il ne considère pas que ce soit une figure de style, une exagération: c'était donc, d'une certaine façon, envisageable (à condition bien sûr que ce fragment de mémoire ait bien été noté sur le moment, au début des années 20, et non reconstitué après la guerre, après les camps d'extermination).

Liste des auteurs cités, non exhaustive, à la volée: Trakl, Bloy, Ravachol, Francis Jammes, Döblin, Chesterton, Baudelaire, Gorki, Sade (Sade, en 1924 à Prague?), Poe, Kleist («[Les nouvelles de Kleist] sont la racine de la littérature allemande moderne» p.218), Whitman, Wilde, Dickens, Flaubert.

La foi de Jonas et d'Arendt

Nous eûmes par la suite une conversation que je n'ai jamais oubliée. Nous passions la soirée chez elle, Lore et moi, avec Mary McCarthy et une amie à elle qui vivait à Rome, catholique croyante comme il apparut bientôt. Elle s'intéressait vivement à moi et me provoqua en me demandant à brûle-pourpoint: «Croyez-vous en dieu?» On ne m'avait jamais posé la question de manière aussi directe — et cela venant d'une presque étrangère! Je la considérai d'abord perplexe, je réfléchis puis dis — à ma propre surprise: «Oui!» Hannah [Arendt] sursauta — je me souviens de son regard presque épouvanté sur moi. «Vraiment?» Et je répliquai: «Oui. Finalement oui. Quel qu'en soit le sens, la réponse "oui" se rapproche plus de la vérité que le "non".» Peu de temps après je me trouvais seul avec Hannah. La conversation revint sur dieu et elle déclara: «Je n'ai jamais douté d'un dieu personnel.» Sur quoi je dis: «Mais Hannah, je ne le savais pas du tout! Et je ne comprends pas pourquoi, l'autre soir, tu as eu l'air tellement stupéfaite.» Elle répondit: «J'étais très ébranlée d'entendre cela de ta bouche, car je ne l'aurais jamais pensé.» Ainsi nous nous étions surpris l'un l'autre par cet aveu.

Hans Jonas, Souvenirs, p.259

Fascination du djihad

Ce billet m'évoque Carl Schmitt et celui-ci devrait plaire à Laurent Chamontin.

Après la vieille étreinte

A ajouter, donc, à la PAL de pals récemment listée: les poèmes de Guillaume Cingal.

Echo

Il y a quelques temps, j'ai emprunté une Anthologie de littérature allemande compilée par Pierre Deshusses aux éditions Dunod.

J'y ai trouvé des extraits de poésie incantatoire datant d'environ de l'an 900. Cette formule magique était destinée à délivrer les guerriers fait prisonniers sur le champ de bataille (je ne copie que la traduction en allemand contemporain):
Einige Hafte hefteten, einige hielten (das feindliche) Heer auf,
Einige lösten die Fesseln (des Freundes):
Entspring den Haftbanden, entflieh den Feinden!
Et il m'a paru entendre, au-delà du sens :
One Ring to rule them all,
One Ring to find them,
One Ring to bring them all
and in the darkness bind them

Je vais te manger

– Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l’œil aux aguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier !
– Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoire très significatif.
– Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil.
– Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes de l’anthropophagie !
– Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui partage votre cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré?
– Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans nécessité.
–Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir.

Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, chapitre XXI, p.146 édition Omnibus, 2001 (1869)

PAL de pals

Pile à lire de livres d'amis ou de connaissance, livres qui attendent dans ma bibliothèque (cette liste en forme de remords et d'engagement moral (de les lire au plus tôt, bien sûr)).

Par ordre alphabétique:

- Un article de Jean Allemand, un article de Patrick Chartrain (sur Jean Allemand!) à l'occasion du centenaire de la naissance de Claude Mauriac in Nouveaux Cahiers François Mauriac n°23, Grasset, 2016.

- Laurent Chamontin, L'empire sans limites, éditions de l'Aube, 2014. Ses articles sur Diploweb sont à lire ici, en bas de page.

- Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Procès des droits de l'homme, Seuil, 2016 Les articles et entretiens sur le web sont nombreux.

- Guillaume Orignac, David Fincher ou l'heure numérique, éditions Capricci, 2011 (édition que je possède), 2014 pour l'édition augmentée.

- Rémi Pellet, Droit financier public, PUF, 2014 (plus historique et moins austère que le titre ne le laisse craindre).

La loi de Zipf

Finalement, il n'était pas aussi décevant que je le pensais que 635 mots représentent 87% du Nouveau Testament :
[…] la loi de Zipf, selon laquelle la fréquence d'un terme, quel qu'il soit, est inversement proportionnelle à son rang dans la table de fréquence. C'est ainsi que le mot le plus fréquent aura un nombre d'occurences à peu près double de celui du second mot le plus fréquent, et triple de celui du mot venant en troisième position. En conséquence, cent-trente-cinq mots à peine suffisent à rendre compte de la moitié des occurences dans un corpus de langue anglaise d'environ un million de mots.

David Bellos, Le Poisson et le Bananier, p. 364 (note 2 du chapitre 8), Flammarion 2012

Foot incantatoire

Au Brésil :
Et puis nous sortions encore, et elle était la première à m'anatomiser avec sarcasme et rancœur la religiosité profonde, orgiastique, de ce lent don de soi, semaine après semaine, mois après mois, au rite du carnaval. Aussi tribal et ensorcelé, disait-elle avec haine révolutionnaire, que les rites du football qui voient les déshérités dépenser leur énergie combative, et leur sens de la révolte, pour pratiquer incantations et maléfices, et obtenir des dieux de tous les mondes possibles la mort de l'arrière adverse, en oubliant la domination qui les voulait extatiques et enthousiastes, condamnés à l'irréalité.

Umberto Eco, Le Pendule de Foucault, p.171 - Fayard, 1990

Rêves

La légende veut que Conrad rêvait en français.

Quant à Ricœur, il ne rêvait que de textes. Vers la fin de sa vie, il se mit à rêver d'images. Inquiet, il s'en ouvrit à son fils, Jean-Paul, psychanalyste:
— Je crois que je deviens fou, j'ai des hallucinations.
— Mais non, tu rêves, papa.

L'eau qui court

Je lis La Folie Almeyer. Pensant Au Cœur des ténèbres, je m'étonne et je ne m'étonne pas de la fascination d'un marin pour les rivières et les fleuves, bien plus toujours recommencés que la mer.

Misère

Contexte : Balthasar attend l'autorisation de publier un texte. Il attend l'autorisation des censeurs :
Car c'est toujours la même misère chez nous: il faut trois fois plus de temps pour lire un livre que pour l'écrire!

Lettre de Balthasar à Richard Gutzwiller: Bâle, 20 novembre 2941, Archives provinciales de Zürich (cité par Manfred Lochbrunner, note 25, dans la revue "Communio" n°2015, mai-juin 2011)

Panama

Je me souviens que l'excellente Exobiographie d'Obaldia parle du creusement du canal de Panama. Je ne l'ai pas sous la main, donc je ne peux citer, mais à ma grande surprise, j'y ai appris que Gauguin a participé au chantier, un chantier terrible dans l'humidité et les moustiques.

Je me souviens que le canal de Panama joue un grand rôle dans Les voyageurs de l'impériale.

Dans la série "mes amis ont du talent", je vous propose un pa(nama)stiche de Victor Hugo et un de La Fontaine.

Et une anthologie fantastique (j'en reste coite) ici: Panamanière. Bravo à tous, à ceux que je connais et ceux que je ne connais pas. Chapeau bas !

Une âme dans la cuisine

La mystérieuse âme russe… Tout le monde essaie de la comprendre… On lit Dostoïevski… Mais c'est quoi, cette fameuse âme? Eh bien, c'est juste une âme. Nous aimons bavarder dans nos cuisines, lire des livres. Notre principal métier, c'est lecteur. Spectateur. Et avec ça, nous avons le sentiment d'être des gens particuliers, exceptionnels, même si cela ne repose sur rien, à part le pétrole et le gaz. […]
[…]
Les cuisines russe… Ces cuisines russes… Ces cuisines miteuses des immeubles des années 1960, neuf mètres carrés ou même douze (le grand luxe!), séparées des toilettes par une mince cloison. Un agencement typiquement soviétique. Devant la fenêtre, des oignons dans de vieux bocaux de mayonnaise, et un pot de fleurs avec un aloès contre le rhume. La cuisine, chez nous, ce n'est pas seulement l'endroit où on prépare la nourriture, c'est aussi un salon, une salle à manger, un cabinet de travail et une tribune. Un lieu où se déroulent des séances de psychothérapie de groupe. Au XIXe siècle, la culture russe est née dans des propriétés d'aristocrates, et au XXe siècle, dans les cuisines. La perestroïka aussi. La génération des années 1960 est la génération des cuisines. Merci Khrouchtchev! C'est à son époque que les gens ont quitté les appartements communautaires et ont commencé à avoir des cuisines privées, dans lesquelles on pouvait critiqué le pouvoir, et surtout, ne pas avoir peur, parce qu'on était entre soi. Des idées et des projets fantastiques naissaient dans ces cuisines…

Svetlana Alexievitch, La Fin de l'homme rouge, p.29-30, Actes Sud 2013

Epiphanie

Comme je ne peux pas laisser de commentaire sur youtube et que je ne peux pas redescendre au 10 mars dans FB parce que ça plante, je poste ici l'image destinée à illustrer la traduction de Guillaume Cingal (et qui semble impliquer que "j'ai trouvé Jésus" est le début d'une blague récurrente):



(Magnet acheté à Stockholm en 2001, sur le frigo depuis. J'aime son double sens: bien sûr c'est une plaisanterie, mais sous un autre angle, celui de la foi, ce n'en est pas une. Et j'aime "the whole time" qui implique une plénitude, un plérôme).

E. Régniez à la maison de la poésie

Notre château "marche" bien, avec maintes critiques positives sur les blogs et par les libraires, dont celle-ci sur France-Culture.

Pour ma part, no spoil, je ne dirai que quelques mots: une atmosphère proche du Tour d'écrou dans les premières pages, beaucoup de travail sur le rythme et le son qui fait qu'il n'est pas étonnant que la maison de la poésie ait proposée une lecture en musique du livre.

J'arrive en retard (comme d'hab) mais à temps (comme souvent). Le spectacle est en train de commencer: un violoncelle, Sébastien Maire, un synthétiseur (à double clavier, nous fera-t-on remarquer plus tard), Julien Jolly, et une voix, Lucie Elpe. La lecture commence par «jeudi 31 mars», c'est-à-dire exactement aujourd'hui: bravo, Emmanuel Régniez, ce n'était possible que tous les six ans!

J'ai lu le livre il y a plus d'un mois. Je reconnais les mots, j'ai des sensations de manque sans être capable de repérer toutes les coupures. Y a-t-il eu ce que j'appelle in petto "le père d'Hamlet", la cigarette dans la bibliothèque? et le scandale du mensonge, a-t-il été mis en scène? Cinq jours plus tard (j'écris cinq jours plus tard) je ne sais plus, impressions fantômatiques d'un livre fantômatique, obsessions renforcées par la musique obsessionnelle. C'était une lecture très réussie, l'harmonie entre texte et musique était parfaitement réalisée (est-ce enregistré ou perdu à jamais?), lecture qui a pris garde de s'arrêter au deux tiers du livre, de ne pas dévoiler la fin, de ne pas mettre sur la piste.

La lumière se rallume. La salle est remplie et je suis surprise de la jeunesse du public: voilà qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps (voire jamais arrivé). Quelques questions. Nous apprenons que Lucie Elpe travaille au Tripode et paraît avoir un caractère bien trempé (rires dans la salle). Julien Jolly habituellement batteur travaille avec Olivier Py. Frédéric Martin monte sur scène pour dire quelques mots, E. Régniez se prête aux questions avec sa gentillesse coutumière (un peu surprise que le "gueuloir" n'évoque rien à certains). Il parle d'Eakins — les photos de la fin du livre —, de Couperin et de la musique de Barry Lyndon.

Un verre de vin plus tard, je m'éclipse.

Poésie du gérondif

J'ai lu Minaudier à cause (grâce à, mais j'ai toujours envie de crier: «tout est de sa faute!») de Guillaume. Si donc vous voulez des informations sérieuses, lisez son billet ou écoutez cette émission.

En réalité, je suis incapable de comprendre ce livre. Je suis incapable de comprendre comment il est possible de parler une langue étrangère (comment réfléchir à la façon de parler en même temps qu'on parle ou comment ne pas réfléchir à la façon de parler en parlant: les deux me paraissent également impossibles). Je suis une handicapée du langage; dès que je suis fatiguée il se défait en moi et je deviens incompréhensible (mon entourage parle de la nécessité d'"avoir le décodeur VS"), et si vous me laissez une semaine avec des étrangers parlant parfaitement français (en colloque, par exemple), un français pur au vocabulaire choisi, un français élégant à peine désuet, je n'arrive plus à parler du tout à force d'essayer de comprendre comment ils font: comment font-ils pour maîtriser ma langue que je n'arrive à parler qu'à condition de ne pas y réfléchir?

Je vais donc parler d'autre chose, de la passion de Minaudier pour Vialatte et les éditions De Gruyter-Mouton. Ce sont des passions non dissimulées, puisque le livre commence ainsi: «Alexandre Vialatte a donné de l'homme une définition éternelle autant qu'irréfutable: «Animal à chapeau mou qui attend l'autobus 27 au coin de la rue de la Glacière».
Et il se termine par: «Et c'est ainsi, bien sûr, que Gruyter sera grand, et Mouton aussi», ce qui est, vous l'avez tous reconnue, une variation sur la dernière phrase des chroniques de Vialatte dans La Montagne.

Quant aux éditions De Gruyter-Mouton… Ah, les éditions De Gruyter-Mouton… (nom écrit en petites capitales, ce que je ne sais pas faire dans ce blog).
Voici comment nous les présente Jean-Pierre Minaudier:
Quel intérêt, quelle volupté peut-on trouver à collectionner les grammaires, sans faire, dans l'immense majorité des cas, la moindre tentative pour parler les langues en question, ni même pour aller les étudier en bibliothèque? D'abord, ce sont souvent de bien beaux livres — mention spéciale à ceux des éditions berlinoises de De Gruyter-Mouton, auprès desquels un Pléiade a l'air d'un livre de poche sri lankais: ces pages proclameront leurs louanges à la face des cieux.

Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, p.10-11, éditions du Tripode, 2014
Et Minaudier va faire exactement cela: proclamer leurs louanges à la face des lecteurs au fil des notes de bas de page (note 11 : «Par ailleurs, ce livre se veut une défense et une illustration de la note de bas de page, un genre littéraire trop décrié.»)
Reprenant ma passion de compilatrice, voici donc La liste des louanges. (Les numéros représentent le numéro de la note).
4. […] Karen Rice: Slave, admirables éd. De Gruyter-Mouton […]

18. […] Hein Van der Voort: A Grammar of Kwaza, fondamentales éd. De Gruyter-Mouton […]

20. […] Knut Olawski: A Grammar of Urarina, inestimables éd. De Gruyter-Mouton […]

31. […] Lyle Campbell:The Pipil Language of El Salvador, indispensables éd. De Gruyter-Mouton […]

51. […] Jeanette Sakel: A Grammar of Mosetén, infiniment vénérables éd. De Gruyter-Mouton […]

54. […] Osahito Miyaoka: A Grammar of Central Alaskan Yupik (C.A.Y.), éd. De Gruyter-Mouton (elles sont le sel de la terre) […]

60. […] José Ignacio Hualde et Jon Ortiz de Urbina: A Grammar of Basque, éd. De Gruyter-Mouton (qu'elles vivent longtemps, pour faire le bonheur du monde) […]

62. […] Gabriele Carlitz: Marquesan: A Grammar of Space, éd. De Gruyter-Mouton (que le Tout-Puissant les ait en sa très sainte garde) […]
et […] Desmond C. Derbyshire & Geoffoy Pullum (eds): Handbook of Amazonian Languages, vol.1, éd. De Gruyter-Mouton (que tous les saints du paradis intercèdent en leur faveur au jour du Jugement) […]

65. […] Birgit Hellwig: A Grammar of Goemai, éd. De Gruyter-Mouton (que la bénédiction des cieux plane éternellement sur elles et sur leur race) […]

72. Patience Epps: Hup, éd. De Gruyter-Mouton (que des fleuves de miel, des lacs de salidou et des océans de Nutella les récompensent de leurs bienfaits) […]

74. […] Sebastian Fedden: A Grammar of Mian, éd. De Gruyter-Mouton (tous les prophètes ont annoncé leur épiphanie dans des transports de joie) […]

75. […]Robert E. Hawkins: "Wai Wai", dans Derbyshire & Pullum (eds): op.cit., vol.4, éd. De Gruyter-Mouton (puissent les anges descendre chaque jour à la Maison Fréquentée pour réciter leur nom et leurs mérites!) […]

78. […] Anne-Marie Brousseau & Claire Lefebvre: A Grammar of Fongbe, éd. De Gruyter-Mouton (que le règne, la puissance et la gloire leur appartiennent pour les siècles des siècles) […]

79. […] Claire Louise Bowern: A Grammar of Bardi, éd. De Gruyter-Mouton (que le Tout-Puissant leur accorde une belle part dans ce monde ainsi qu'une belle part dans l'au-delà, et les protège contre le châtiment du feu) […]

81. […] L'absence d'adjectifs dans de nombreuses langues est le sujet d'un célèbre article de R.M.W. Dixon: "Where Have all the Adjectives Gone?" (à lire en écoutant Pete Seeger), dans Where Have all the Adjectives Gone? and Otehr Essays in Semantics and Syntax, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom, qui est comme le nectar, l'ambroisie et le gloubi-boulga, soit sur la bouche du Seigneur à l'heure où les Justes recevront leur récompense, et qu'il y ait pour elles un jardin ceint de murs au septième ciel) […]

82. […] Amy Miller: A Grammar of Jamul Tiipay, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom, qui est comme l'odeur de la terre après la pluie, sorte de mes lèvres avec mon dernier souffle, et qu'il brise à jamais le silence éternel des espaces infinis) […]

89. […] Une autre description du trio par Sergio Meira, censée paraître en 2010 aux éd. De Gruyter-Mouton (leur place est sous le trône de Dieu, dans un coffet de vermeil serti d'émeraudes!) […]

99. […] Nicholas D.Evans: A Grammar of Kayardld, éd. De Gruyter-Mouton (que leur nom mille fois béni soit inscrit pour l'éternité dans les marges du Coran céleste, et avec lui ceux de leurs enfants et des enfants de leurs enfants jusqu'à la sept mille sept cent soixante-dix-septième génération, après y'a plus de place) […]

La dernière phrase p.130, déja citée, est l'objet du dernier appel de note: «Et c'est ainsi, bien sûr, que Gruyter sera grand, et Mouton aussi.»
100. Comme le centième nom du Seigneur pour les musulmans, la centième note de bas de page est ineffable: ce n'est pas une note parmi d'autres, c'est la Note. Elle figure au Ciel sur un voile tissu d'or et de soie autour duquel dix mille anges musiciens volent sans cesse en gazouillant des règles de grammaire luangiua sur l'air de La Jeune Grenouille aussi belle que sage. Une secte chiite de La Garenne-Colombes tient de l'Arabe Abdul al-Hazred qu'Elle porte sur la syntaxe irrégulière des évidentiels en haïda, mais deux versets abrogés du Livre des morts tibétain, sur lesquels Borges est tombé par hasard en cataloguant la bibliothèque de Babel, assurent qu'Elle évoque l'existence d'une langue sans consonnes au Texas et en Australie. Un mystique sépharade lapon en retraite spirituelle en France a vu le ciel s'entrouvrir et des lettres de feu, juste au-dessus du Moulin Rouge, lui révéler qu'Elle fait allusion à l'absence de genre grammatical en itelmen; et de très anciens sages coptes de Haute-Égypte racontent, si on leur paie le raki, qu'une mystérieuse inscription en bourouchaski archaïque, ciselée sur un chapiteau du Second Temple réemployé dans la grande mosquée du Caire, affirme que celui qui L'aura lue pénétrera les mystères de la Création, entendra le chant des sphères, supportera l'humour de l'auteur de ces lignes, parlera basque sans effort et verra la face de Dieu.
Il est possible que ce long florilège, en acquérant une certaine lourdeur au fil des citations, desserve plus qu'il ne serve Minaudier: en effet, ce n'est pas fait pour être lu ainsi, mais pour être découvert au fil des pages. Mais l'art de la louange (comme celle de la malédiction: quelle joie de découvrir une belle malédiction) est peu pratiqué et je voulais en conserver une trace ici. Je laisse à chacun apprécier si l'humour de l'auteur relève davantage de l'esprit potache ou de la crainte de devenir trop sérieux.
Et je me demande si les éditions du Tripode ont songé à envoyer un exemplaire de Poésie du gérondif aux éditions De Gruyter-Mouton — étant bien sûre que quelqu'un y lit le français.

Est donnée à la fin une liste de livres en français pour s'initier à la linguistique descriptive. L'une des idées fortes du livre est que les façons de dire et de voir le voir le monde sont étroitement corrélées. Voici une dernière citation qui illustre cette idée:
Il existe une polémique célèbre sur les catégories de l'être selon Aristote: dans un article paru en 1958, le linguiste Émile Benveniste a fait remarquer qu'elles correspondent exactement aux différents sens du verbe «être» en grec ancien, et donc que dans une langue sans verbe «être», Aristote était inconcevable. On lui a répondu qu'il a été possible de traduire Aristote en japonais, langue qui n'a pas de verbe «être», et de trouver une traduction plausible à chacune de ses catégories. […] Quelques langues, comme le nez-percé de l'Idaho et (dans certaines constructions) le mosetén de Bolivie, ne font carrément pas la différence entre «être» et «avoir»: cela aurait sans doute posé quelques problèmes aux Aristotes locaux, et doit en poser de sérieux aux traducteurs51.

Ibid, p.63, éditions du Tripode, 2014


Note
51: […] Comment s'en sort-on dans les langues qui ne distinguent pas «être» et «avoir»? Sans aucun problème dans l'immense majorité des cas: dans la phrase «Mon beau-frère X un crétin», il est évident que X est le verbe «être»; dans la phrase «Mon beau-frère Y un ordinateur», il est évident, sauf dans la science-fiction la plus débridée, que Y est le verbe «avoir». La tournure n'est ambiguë que dans de rares cas, du genre: «Ma voisine Z une grosse vache» — encore faut-il que le contexte rende plausible qu'elle exerce la profession d'agricultrice (sinon, Z est forcément «être»), et que par ailleurs il n'ait pas été mentionné qu'elle possède le sex-appeal de Marilyn Monroe, l'humour de Woody Allen, la conversation de Voltaire et PhD de physique quantique (s'il y a eu une mention de cet ordre, Z est forcément «avoir»). Du reste, les ambiguïtés ne sont pas forcément des handicaps: parmi les ressources les plus précieuses du langage, mais aussi les plus variées d'une langue à l'autre, figurent le double sens, le jeu de mots, le calembour.

Une rencontre

J'avais appris sur FB qu'Emmanuel Régniez venait présenter son dernier livre (j'avais beaucoup aimé le précédent) chez Gibert Barbès, c'était l'occasion de le revoir et de me procurer le dernier-né.

Pluie. J'arrive en retard, Emm est en train de parler, Tlön est là.

Je prends la conversation en route, elle a dû commencer depuis vingt minutes au moins, je ne sais pas ce qui a précédé. E. Régniez explique son goût pour le gothique (j'écris ce billet six semaines plus tard, je ne me souviens plus très bien: s'agissait-il d'un volume trouvé dans une bibliothèque au Japon, d'une anthologie? je ne sais plus). Il explique le gothique comme étant un genre s'étant développé extraordinairement vite avec ses codes précis (un fantôme, un mystère, un château, des ruines, des caves, etc) et cette particularité: «C'est sans doute le genre qui a développé le plus vite, en moins de quinze ans, vingt ans, le pastiche de lui-même. D'un autre côté, une fois que Sade a eu écrit Les cent vingts jours de Sodome, il n'y avait peut-être rien d'autre à faire.»
(Les cent vingts jours de Sodome comme apogée du roman gothique? je n'y aurais jamais pensé.)

E. Régniez évoque ses influences, dont Nous avons toujours vécu au château, de Shirley Jackson qu'il a traduit par intérêt et désœuvrement. «Traduire vous oblige à entrer dans la pensée d'un auteur, à faire attention à ce qu'il a voulu, c'est particulier.») (What? C'est donc une "vraie" référence, un "vrai" livre? Cette phrase«Nous avons toujours vécu au château» revient si souvent dans les textes de Emm. Régniez (sur son tumblr défunt) que je pensais que c'était une phrase fétiche, un leitmotiv personnel.) S'en suit une petite discussion entre libraires, Jackson est apparemment paru chez Rivages Poche et le livre aurait été donné gratuitement pour l'achat de plusieurs de la collections… (C'est ainsi que je comprends que l'éditeur d'E Régniez, Frédéric Martin, est présent.)

Plus tard je feuillette le livre. Un frère, une sœur, Véra, "ardemment"… Ça sent son Nabokov. L'auteur ne veut pas répondre, puis me dit oui, mais je ne sais pas si c'est pour me faire plaisir ou si c'est vrai.
Je repars avec deux exemplaires.

1897 : Cambridge refuse d'accorder un diplôme aux femmes

Les sœurs [Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson] revinrent à Cambridge juste à temps pour poser, le 25 mai 1897, la première pierre du collège presbytérien dont la fondation leur avait coûté tant d'efforts. On le baptiserait Westminster College, en l'honneur de la confession de foi qui marqua tant l'histoire de l'Eglise presbytérienne. Par une curieuse ironie du sort, le conseil de l'université venait au terme d'une campagne houleuse de rejeter, quatre jours plus tôt à peine, une motion proposant d'accorder des diplômes aux femmes.

La polémique couvait depuis plus de trente ans. Une minorité qui ne laissait pas imposer prétendait les femmes tout à fait capables de réussir à l'université: en effet, depuis 1881, elles passaient les mêmes examens que leurs condisciples masculins mais aucun diplôme ne leur était décerné, même en cas de succès; ce qui posait un problème d'autant plus gênant que les étudiantes obtenaient en général de brillants résultats. Les enseignants interrogés sur la participation de jeunes femmes à leurs cours avouèrent leur inquiétude de les voir accaparer les meilleures places parce qu'elles arrivaient systématiquement en avance. Bientôt furent fondés des collèges réservés aux femmes, Girton et Newham, qui ne délivraient pas de diplômes. En 1887, le seul étudiant à obtenir d'excellentes notes en littérature fréco-romaine ne fut autre qu'une «Miss» Ramsay. En 1890, Miss Philippas Fawcett devança ses concurrents aux épreuves de mathématiques, qui passaient alors pour les plus prestigieuses à Cambridge. Mrs Eleanor Sidgwick, en tant que directrice du Newham College, attira l'attention sur les conséquences désastreuses d'une aussi criante injustice: en l'absence d'un diplôme attestant leurs connaissances, de nombreuses femmes dénuées de fortuen personnelle ne parviendraient jamais à subvenir à leurs besoins, faute d'obtenir un travail. Une femme sur deux qui suivait des études ne se mariait jamais; ce qui correspondait à une proportion de célibataires plus élevée que dans le reste de la population. Aucun titre officiel n'autorisait une femme pourtant instruite à postuler à un emploi lucratif. Mary Kingsley illustrait à merveille le paradoxe: elle ne disposait d'aucun moyen de prouver ses compétences à un éventuel employeur ni, par conséquent, d'assurer son indépendance financière.

Les universités britanniques et écossaises de fondation plus récente consentirent à remettre des deplômes à leur étudiantes dès 1895. Cambridge continua cependant de camper sur ses positions en arguant que les conditions de vie des étudiants se ressentiraient de la présence des femmes sur le campus et que leur accorder le droit de voter au conseil de l'université leur donnerait l'occasion de manipuler l'institution et de se mêler de politique à l'échelle nationale. Les étudiants s'opposèrent avec virulence à la motion soumise au vote du conseil. La venue en masse de jeunes femmes sur le campus les obligerait à cesser de boire, jouer et faire la noce, et donc à renoncer aux plaisirs qui rendent la vie d'étudiant si délicieuse.

Le conseil de l'université devait rendre son verdict le 21 mai 1896. Les opposants à la remise de diplômes aux femmes organisèrent l'arrivée à Cambridge par trains spéciaux en partance de Londres d'anciens élèves disposant du droit de vote au conseil. Le matin du jour J, des étudiants d'excellente humeur se massèrent devant le bâtiment où se réunirait le conseil. A la fenêtre d'une chambre apparut au-dessus de la foule une effigie d'une femme à bicyclette, un moyen de transport considéré à l'époque comme immoral pour les dames.

Quand la nouvelle du résultat se répandit (662 votes en faveur de la motion; 1713 contre), une telle clameur s'éleva que le journaliste du Times chargé de couvrir l'événement considéra qu'il s'agissait là de la décision «la plus mémorable de l'histoire de l'université.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.2401, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn

A propos d'une phrase de Proust

En un quart de siècle, depuis leur première croisière sur le Nil [celle des sœurs Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson], la connaissance du Moyen-Orient antique avait progressé à pas de géant. Le déchiffrement des hiéroglyphes puis du cunéiformes, la découverte de quantité de tablettes et d'inscriptions sur les murs des temples révélèrent un monde, jusque-là inconnu, de courriers officiels, d'accords commerciaux et d'échanges diplomatiques. De nouvelles découvertes occupaient régulièrement la une des journaux.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.240, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn
Proust est connu pour avoir rendu compte des nouveautés technologiques comme le téléphone, l'automobile ou l'électricité. Je viens de comprendre que lorsqu'il parle d'un poème égyptien ou de Maspero, il parle également de l'actualité de son époque.
Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l'humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris » nous dit d'un événement, d'un chef-d'oeuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l'Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un poème de peu de valeur, qui date de l'époque des Pharaons et qu'on connaît encore intégralement ? Peut-être n'en est-il pas tout à fait de même dans la courte vie humaine. Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il était l'ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d'ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait « vu le moment où j'allais lui baiser les mains », je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs ; ce « potin » m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain ; et, je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.478, Clarac tome I

Un témoignage d'époque sur le massacre des Arméniens

De tels désagréments ne valaient toutefois pas qu'on s'y attarde, comparés au sort des émigrants arméniens qe les douaniers de Jaffa maltraitèrent en les séparant de leurs familles sous les yeux des jumelles [Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson] alors qu'ils tentaient d'embarquer. Et encore, ne s'agissait-il là que d'un exemple parmi tant d'autres de l'oppression qui, note Agnes «faisait à ce moment-là couler le sang arménien dans les vallées et jusque dans les églises». Rendel Harris et son épouse, Helen, sillonnaient l'Arménie à cheval depuis le début du mois de mars [1896], en aidant les évangélistes britanniques et américains à fournir les secours de première nécessité à la population suite aux massacres de l'automne et de l'hiver précédents. Ils trouvèrent des villes ruinées, des familles endeuillées, des villages pillés, des vignes abandonnées.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.262, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn

En lune de miel avec mon frère

Ce livre apparaît à la fin de cette liste. Comme celle-ci n'était pas trop décalée par rapport à mes appréciations, j'ai décidé de tenter la lecture. (Apparemment il n'est pas encore traduit).

L'auteur a été "abandonné (planté?) au pied de l'autel" par sa fiancée. Comme les invités avaient déjà réservés, ils sont venus malgré tout et le frère de l'auteur a organisé à la place du mariage une fête de consolation. De fil en aiguille, les deux frères sont partis pour un tour du monde.
En réalité, le livre n'est pas un récit de voyage très précis. Il présente des vignettes. C'est aussi un livre d'introspection et de découvertes des autres (qui suis-je, qui est mon frère, que veux-je vraiment). C'est à la fois un livre attachant, tonique, qui n'offre pas cependant de grandes découvertes autre que celle de se rendre compte une fois de plus que nous connaissons déjà les lois de la sagesse. Le problème serait plutôt de les appliquer.
At the end of a lasagna dinner on our last night in Banos, Kurt asked Dean if he had any final words of wisdom.
"Do what's right", he answered without pause.
Pow. Simple. Sane. Stronger than a self-help book or a twelve-step program. Dean didn't bother to elaborate. He tore off a chunk of bread knowing there was no room for misinterpretation.
As we left Banos the next morning, Kurt unzipped his bag and grabbed a hotel towel. He stared at it, then threw it on the floor.
"Goddam Dean", he said. "I won't be able to lift anything from hotel again".

Franz Wisner, Honeymoon with my brother, vers la fin du chapitre 19


A la fin d'un dîner de lasagnes lors de notre dernière nuit à Banos, Kurt demanda à Dean s'il avait un ultime précepte de sagesse.
«Faites ce qui est juste» répondit-il sans marquer de temps de réflexion.
Pouh. Simple. Sage. Plus sûr qu'un livre de self-help ou un programme en douze étapes. Dean ne prit pas la peine de développer. Il rompit un morceau de pain, sachant qu'il n'y avait aucune confusion possible.
Alors que nous quittions Banos le matin suivant, Kurt ouvrit son sac et attrapa une serviette de toilette de l'hôtel. Il la fixa puis la jeta à terre.
«Maudit Dean, dit-il. Je ne vais plus arriver à emporter quoi que ce soit des hôtels».
Le voyage se termine en Afrique, le continent réputé pour être le plus dur aux voyageurs. L'auteur résume ses conclusions :
In fact, if you limited me to just one adjective to describe the world, I'd use poor.
[…] They'd [American children] recognized that poverty doesn't automatically equate unhappiness. Some of the biggest smiles we've seen have been in areas where people have the least.

Ibid, vers la fin du chapitre 25


En fait, si vous me demandiez de décrire le monde en un mot, je répondrais: pauvre.
[…] [Les enfants américains qui viendraient ici] apprendraient que pauvreté ne signifie pas automatiquement tristesse. Certains des plus larges sourires que nous avons vus venaient des endroits où les gens possèdaient le moins.
Enfin, je ne résiste pas au plaisir de transcrire cette conversation, qui me fait penser à H. refusant d'aller dans le Bronx ou aux gens nous disant de ne pas vadrouiller seuls à la Nouvelle Orléans.
In Kenya, we decided we needed a movie fix. Kurt opted for AH, while I went to Training Day, with a plan to meet in the lobby afterward. After Denzel's downfall, I finished my popcorn by the door and started to chat with a couple of Kenyans who'd seen the film. No way they'd go to the United States, they said. Too dangerous. Too many killings on the streets. Here we were in Nairobi, one of the most crime-ridden cities of the planet, and thes guys were petrified about Nebraska, Graceland, Highway 1, and the rest of America, thanks to Hollywood. I tried to explain it wasn't all that bad, but ended up confusing everyone. Including me.
"Sure, we have a lot of crime, but mostly it's centered in certain areas."
"Same as here."
"Here seems much more dangerous".
"How can it be? We have knives. You have expensive guns."

Ibid, vers la fin du chapitre 25


Au Kenya, nous avons décidé que nous avions besoin d'une dose de cinéma. Kurt choisit AH et moi Training day, avec l'intention de nous retrouver dans le hall après la séance. Après la chute de Denzel, je finis mon popcorn à la porte et commença à discuter avec un couple de Kenyans qui avaient vu le film. Rien au monde ne les ferait aller aux Etats-Unis, disaient-ils. Trop dangereux. Trop de meurtres dans les rues. Nous étions ici à Nairobi, l'une des villes de la planète la plus dévastée par le crime, et ces gens étaient terrorisés par le Nebraska, Graceland, la Highway 1 et le reste de l'Amérique grâce à Hollywood. Je tentai d'expliquer que ce n'était pas si terrible, mais finis par embrouiller tout le monde. Moi compris.
«Bien sûr, il y a beaucoup de crimes, mais en grande partie concentrés dans quelques quartiers.
— Pareil ici.
— Ici, ça paraît beaucoup plus dangereux.
— Difficile à croire. Nous avons des couteaux. Vous avez des armes à feu hors de prix.»

Les livres «morts»

Schechter partit pour Le Caire en décembre 1896, dès la fin du premier semestre universitaire, muni d'une lettre d'introduction du grand rabbin de Londres, Hermann Adler, au grand rabbin du Caire, Aaron Raphaël Ben Shim'on. Une fois sur place, il dut passer de nombreuses heures, voire des journées entières, à fumer des cigarettes en sirotant du café en compagnie du grand rabbin jusqu'à ce que celui-ci le récomprense de sa patience en lui accordant sa confiance et en l'emmenant à la synagogue Ben Ezra, la plus ancienne du Caire1. A l'extrémité d'un passage couvert, Schlechter aperçut une ouverture en hauteur dans un mur à laquelle seule une échelle permettait d'accéder. Schechter, en y montant, aperçut de quoi faire frissonner d'enthousiasme un érudit de sa trempe: une «salle sans fenêtres et sans portes de belles dimensions» remplie d'un fatras de livres et de papiers, de manuscrits et de textes imprimés, abandonnés là sans ordre depuis plus de huit siècles. Il venait de découvrir, comme il s'y attendait d'ailleurs à moitié, une gueniza.

Le mot «gueniza», expliquerait Schechter dans une lettre au Times, «vient du verbe hébreu "ganaz" et signifie cachette ou trésor. C'est un peu l'équivalent pour les livres de la tombe pour les hommes. C'est un peu l'équivalent pour les livres de la tombe pour les hommes. Quand l'esprit qui les habite les quitte, nous enfouissons les corps afin de leur épargner toute injure. De même, quand un écrit ne sert plus à rien, nous le mettons à l'abri pour lui éviter d'être profané2».

Une loi juive interdit la destruction du moindre document contenant les quatre lettres du saint nom, le tétragramme. Dans la plupart des cas, on enfouit sous terre, à la manière des restes humains, les documents en question qui, sous les climats humides, ne tardèrent pas à se décomposer. Dans les pays chauds et secs, les guenizot consistaient parfois en simples cavers ou en jarres, où les documents demeuraient intacts pendant des années, voire des siècles, comme à la synagogue Ben Ezra du Caire.

Les guenizot recevaient, outre les livres «morts», des ouvrages en mauvais état, dont certaines pages manquaient, ou «en disgrâce» parce que leur contenu ne semblait pas tout à fait orthodoxe. Au fil du temps, n'importe quel document écrit dans la langue sacrée, qu'il s'agît d'une chanson d'amour ou à boire, d'un testament ou d'un contrat de mariage, pouvait échouer dans une gueniza. Depuis huit siècles, l'ouverture en hauteur dans le mur de la synagogue Ben Ezra servait en quelque sorte de dépotoir aux écrits hébreux dont la communauté juive du Caire ne voulait plus.

Schechter décrivit aux lecteurs du Times la salle plongée dans la pénombre en des termes que n'aurait pas reniés Darwin:
«C'est un champ de bataille de livres où se sont affontées les œuvres de bien des siècles et om ne gisent plus que des feuilles éparses. Certains combattants ont péri sur le coup et sont tombés en poussière à l'issue d'une terrible lutte pour leur espace vital tandis que d'autres s'entassent en monceaux informes, impossibles à détacher les uns des autres sans endommager irrémédiablement les textes, même en s'aidant d'un produit chimique. Dans leur état actuel, ces monceaux de papiers présentent de curieuses associations: il arrive ainsi qu'on découvre un extrait d'un ouvrage de science niant l'existence des anges ou du diable, attaché à une amulette où ces mêmes êtres (surtout le diable) sont priés de bien se tenir et de ne pas s'opposer à l'amour de Miss Yair pour on ne sait plus qui3

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.271-272, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn



Notes:
1 : Stefen Reif, A Jewish Archive from Old Cairo (Richmond, 2000), p.19.
2 : Cf. le Times du 3 août 1897.
3 : Ibid.

Paul Claudel

Mardi 9 avril 1946

Placé à la gauche Paul Claudel, lors d'un déjeuner organisé par Pierre Brisson, au Ritz, en son honneur, je suis amené à défendre le Stendhal du Rouge et de la Chartreuse, et le Flaubert de l'Education, qu'il traite superbement d'imbéciles et d'impuissants. il explique comment l'auteur du Rouge et le Noir a amoindre et édulcoré la véritable aventure de Brangues à laquelle il emprunta le sujet de son roman. «En somme, c'est Le Rose et le Noir», interrompt le professeur Mondor. A propos de Stendhal, toujours, Claudel se lance dans une charge violente contre l'introspection affirmant que l'homme est ce qu'il fait, non ce qu'il pense. Je ne peux m'empêcher de dire: «C'est aussi ce que Sartre prétend…», interruption qui fait rire toute la table (surtout mon père et Henri Mondor) et le rend visiblement furieux.
Paul Claudel, si curieux que cela puisse paraître, n'a pas du tout l'air de cet «académicien malgré lui» dont on a parlé. Un surcroît d'orgueil illumine au contraire son beau visage de vieux pontif-paysan. «On voit l'importance de cette Académie tant vilipendée à la joie de ceux qui y entrent», me dit ensuite mon père.
L'exultation de Mondor n'était en effet dépassée que par celle de Claudel. Et pourtant, Claudel…
Il déchire à belles dents hommes et choses avec l'alacrité joyeuse et sans remords du génie, sa forte mâchoire semblant broyer les mots qu'il prononce. Il ne s'attendrit que sur le Japon, dont James de Coquet, qui en revient, raconte les immenses destructions. Moins sourd que je ne le pensais, avec un visage que les contorsions et les rictus ne réussissent pas à rendre méchant.

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.275-276 - Grasset, 1978

Tareq Oubrou et l'ostentation de l'islam

En mars 2013, j'ai acheté et lu L'islam que j'aime, l'islam qui m'inquiète, de Christian Delorme.
Je l'ai acheté avant tout à cause d'une préface de Tareq Oubrou.
Je ne connaissais pas cet imam, je n'en avais jamais entendu parler avant de feuilleter ce livre. La préface commençait (presque: le deuxième paragraphe) ainsi:
[…] Pour ma part, j'appartiens à ces musulmans qui ont la chance de rencontrer le christianisme à travers des hommes et des femmes de grande qualité. Et je prie ici d'emblée le lecteur d'excuser l'intrusion de mon «je» dans cette préface. Il n'est que l'expression d'un témoignage qui s'inscrit dans l'esprit même de l'ouvrage.

Ma première rencontre islamo-chrétienne remonte à une période où j'étaits encore dans le ventre maternel, vers la fin des années cinquante. Ma mère, enceinte, suivait alors des cours de puériculture donnés par des religieuses catholiques dans une maison d'accueil (dar el-halîb)1 laquelle se trouvait dans une église de Taroudant (Maroc), ma ville natale. Elle y a confectionné sa première layette dont je garde encore affectueusement une pièce

[…] La deuxième rencontre, toujours au Maroc, eut lieu à l'école maternelle Sainte-Anne, dirigée par des sœurs, à Agadir cette fois-ci. Je ne fis donc pas mes premiers pas dans une école coranique, devant un «fqîh»2, dont l'image et la méthode d'enseignement étaient généralement sévères, mais dans une maternelle avec des sœurs d'une grande gentillesse. […]

Préface de Tareq Oubrou, L'islam que j'aime, l'islam qui m'inquiète, p.1 et 2, Bayard, 2012
Sainte-Anne, c'est aussi un souvenir pour moi. C'est le lieu de mes premières années de catéchisme et de ma première communion. C'est le lieu de souvenirs heureux et extrêmement vivaces. J'ai acheté le livre.

Quatrième de couverture:
«Pour toute une partie des habitants de culture musulmane, le recours à un islam ostentatoire fonctionne comme une compensation à l'exclusion qu'ils vivent ou ressentent. Avant de voir là une "montée de l'islam", constatons d'abord un échec de la République.»

Ibid, Christian Delorme, quatrième de couverture
Hier circulait sur internet une interview de Tareq Oubrou. En voici des extraits:
— La visibilité actuelle de l’islam fait peur à l’identité française, et elle est aussi nuisible à la spiritualité musulmane. Il faut en finir avec la bédouinisation de l’islam. Phagocyté par le wahhabisme saoudien, le salafisme consiste à bédouiniser l’islam avec des moyens technologiques particulièrement développés. C’est un retour à l’histoire pré-islamique mais certainement pas un retour à l’état de l’Islam. Cette visibilité identitariste n’a rien à voir avec un enracinement mystique ou spirituel, mais répond à une logique de minorités qui veulent se préserver en s’attachant aux écorces au lieu de s’attacher à l’esprit de la religion.
— Que voulez-vous dire par écorce ?
— Tout ce qui participe à l’islam folklorique de la visibilité à outrance. Le propre de la religion, c’est la discrétion, la modestie, le travail intérieur et non l’exhibition. Il faut changer complètement de paradigme.

Le 24 novembre 2015, interview de Pascal Meynardier pour Paris-Match



Notes
1 : Qui signifie «maison de lait»
2 : L'îmam, en dialecte marocain

Les actes du diable

Parce que je lis Nadler, Le philosophe, le prêtre et le peintre et les déboires de Descartes face aux théologiens, je souris en trouvant cet article du Monde: qu'auraient pensé les théologiens, est-ce très orthodoxe d'attribuer les catastrophes naturelles à Dieu?
«[…] Il y a trois grandes familles de riques. Dans notre jargon d'assureurs, nous parlons en anglais des «acts of God», des «acts of men» et enfin des «acts of evil». Les «acts of God», ce sont les catastrophes naturelles. La Terre est imparfaite, les rivières débordent, la terre secoue, les volcans entrent en étuption, les côtes sont submergées par des raz de marée. les phénomènes naturels ont toujorus été extrêmement prégnants. […] Ils représentent en moyenne 75% à 80% des destructions par an. La Terre reste la principale source de risque pour l'humanité.

Les «acts of men», ce sont les risques technologiques. Nous les créons et nous en créons beaucoup. Lorsqu'on a développé le nucléaire, nous avons créé des risques nucléaires. C'est la même chose pour à peu près tous les risques. […] Le progrès crée à peu près autant de risques qu'il en résout. La technologie, à l'heure actuelle, est en train d'être un pourvoyeur de risque extraordinaire. […]

Enfin, il y a des «actes du diable». Ce sont des destructions volontaires, intentionnelles de richesses et d'hommes. C'est ce que nous avons vécu ces jours-ci. […] Ce qui nous fait peur, c'est que les terroristes utilisent la technologie pour pouvoir y arriver, qu'ils n'utilisent non plus comme à l'heure actuelle des armes traditionnelles, mais recurent à d'autres moyens, comme par exemple le développent de virus bactériologiques, ou le nucléaire. Dans ce cas-là; on passerait de l'ère du terrorisme à l'ère de l'hyper-terrorisme. Cette phase, si elle survenait, créerait cette fois-ci une vulnérabilité mondiale aux conséquences considérables à l'échelle de l'humanité, puisqu'on peut imaginer, dans certains scénarios, des centaines de milliers de morts et des centaines de milliards de dégâts en une seule opération. […] les assureurs travaillent à l'heure actuelle sur le risque d'hyper-terrorisme.»

La menace d'un état terroriste : «Faisons attention: pour éviter de passer du terrorisme actuel à l'hyper-terrorisme, il faut absolument éviter que le terrorisme devienne un terrorisme d'Etat. C'est, à mon avis, l'enjeu de la phase qui s'ouvre, parce que si le terrorisme est appuyé par des Etats en matière de financement, de recherche, de moyens logistiques, on entrerait dans une ère d'hyper-terrorisme. […] C'est pourqoi il est fondamental que «l'Etat islamique», «Daesh», ne devienne pas un Etat en tant que tel, avec les moyens d'un Etat.»

Denis Kessler interrogé par Alain Franchon et Vincent Giret. Le Monde du 19 novembre 2015

L'Ultime secret du Christ

Ce livre nous avait été recommandé par une prof de grec biblique avec ces mots: «toutes les indications philologiques sont exactes».
Si vous avez une certaine culture chrétienne, ce livre ne vous apprendra pas grand chose sur l'histoire de Jésus et le Nouveau Testament (je ne connaissais pas le tombeau de Talpiot découvert en 1980) mais beaucoup de choses sur l'art de mettre en scène des révélations qui n'en sont pas. Exemple:
Tomas se pencha en avant, comme s'il s'apprêtait à dévoiler un grand secret.
— Le problème c'est que Jésus avait déjà une religion.
— Pardon?
Le Portugais se redressa, croisa les jambes et sourit en regardant d'un air amusé les visages ébahis d'Arnie Grossman et de Valentino Ferro.
— Il était juif.

José Rodrigues Dos Santos, L'Ultime secret du Christ, p.229, HC éditions 2013 (2011, traduit du portugais par Carlos Batista)
Bon. C'est un pétard mouillé; depuis Vatican II, cela est largement enseigné, en 2000 c'était même le contenu du premier cours de catéchisme des enfants de huit ans.
Cette mise en scène permet de présenter les faits comme s'ils étaient scandaleux (j'avoue que tout cela m'a beaucoup amusée en même temps que stupéfaite: comment, vraiment, cela n'était pas connu de tous?)
— Ma chère, dit-il. Vous n'avez toujours pas compris l'ultime conséquence du fait que Jésus était juif?
— Un juif qui a fondé le christianisme.
— Non, insista Tomas avec une pointe d'impatience. Le Christ n'était pas chrétien.

Ibid, p.240
(Pour cela que cela intéresse, c'est ce que l'on appelle "la troisième quête de Jésus", après la quête du Jésus historique (genre Renan ou Schweitzer — les premiers travaux dans ce domaine sont ceux de Reimarus) et le Jésus "réel" (travaux philologiques et exégétiques des années 50 cherchant à distinguer dans le Nouveau Testament ce qui a pu être réellement dit ou fait par l'homme Jésus — pour un aperçu, lire par exemple Joachim Jeremias), et enfin cette troisième quête qui cherche à replacer Jésus dans son contexte historique et social — voir par exemple les travaux du philosophe juif Daniel Boyarin)).

La conclusion à laquelle parviennent les protagonistes du livre est plutôt amusante (et parfaitement logique). Le côté amusant risque de ne pas vous apparaître, mais c'est que je cite hors contexte pour ne pas spoiler:
[…] Jésus était un prophète apocalyptique qui croyait fermement que le monde était proche de sa fin! Jésus avait une vision ultra-orthodoxe du judaïsme, allant jusqu'à affirmer qu'il n'était pas venu pour révoquer les Ecritures, mais pour les appliquer avec plus de rigueur encore que les pharisiens eux-mêmes! Jésus allait jusqu'à exclure les païens…
— Je vois d'ici votre tête, dit Tomas. Comment avez vous réagi à toutes les révélations de Patricia?
— Ça nous a abasourdis, évidemment. Imaginez notre stupéfaction! Personne n'en croyait ses oreilles! Et maintenant? Qu'allions-nous faire? […]

Ibid, p.443
L'ensemble du livre donne l'impression que le christianisme est un montage de toutes pièces des disciples après la mort de Jésus (une mise en scène orchestrée principalement par Paul). C'est très crédible, et j'imagine déjà certains en train de dire stupéfaits: «Mais comment pouvez-vous croire en sachant tout cela?»
Mais c'est justement que nous le savons, nous ne le découvrons pas. La dimension humaine (et révélée, mais révélée) des Ecritures nous est connue depuis longtemps maintenant.
En fait il y a deux types de réponses à cette question; une réponse proustienne: «le monde de nos croyances n'est pas affecté par nos observations» (citation à peu près) et une réponse de croyant: «la foi ne se vit pas au passé par une croyance aveugle en de vieilles phrases, mais au présent par la perception de signes au quotidien et ce sont ces signes qui valident en retour les Ecritures et les témoignages des saints».

Hommages conservés ici pour mémoire, quand tout cela sera derrière nous

Les messages de solidarité affluent de partout. En voici deux qui m'ont touchée plus particulièrement.
Le premier est très connu, c'est un commentaire sur le site du New York Times — enfin très connu des facebookiens, mais je ne sais pas si ce texte a tourné dans les médias. Je suis touchée par les messages qui viennent de l'étranger, c'est comme si leur amour nous autorisait à nous aimer enfin, au moins pour quelques heures.
Mais tout de même, ne sont-ils pas trop gentils? Il n'y a rien de si extraordinaire à l'odeur d'un croissant, il doit être possible de trouver cela ailleurs qu'en France, non? Je lis à voix haute la traduction de l'article à H. qui me répond: «trouver tout cela ensemble au même endroit? non, ce n'est peut-être pas si facile à trouver.»
Blackpoodles - Santa Barbara 1 day ago
France embodies everything religious zealots everywhere hate: enjoyment of life here on earth in a myriad little ways: a fragrant cup of coffee and buttery croissant in the morning, beautiful women in short dresses smiling freely on the street, the smell of warm bread, a bottle of wine shared with friends, a dab of perfume, children paying in the Luxembourg Gardens, the right not to believe in any god, not to worry about calories, to flirt and smoke and enjoy sex outside of marriage, to take vacations, to read any book you want, to go to school for free, to play, to laugh, to argue, to make fun of prelates and politicians alike, to leave worrying about the afterlife to the dead.
No country does life on earth better than the French.
Paris, we love you. We cry for you. You are mourning tonight, and we with you. We know you will laugh again, and sing again, and make love, and heal, because loving life is your essence. The forces of darkness will ebb. They will lose. They always do.
D'après Slate, l'origine de l'article a été identifiée par le capitaine. Je copie la traduction de Slate en la modifiant un peu:
La France incarne tout ce que haïssent les fanatiques religieux du monde entier: la jouissance de la vie ici sur terre d'une multitude de manières: une tasse de café qui embaume accompagnée d'un croissant le matin; de jolies femmes en robe courte souriant librement dans la rue; l'odeur du pain chaud; une bouteille de vin partagée entre amis, une trace de parfum, des enfants jouant au jardin du Luxembourg, le droit de ne pas croire en Dieu, de ne pas s'inquiéter des calories, de flirter et de fumer et de faire l'amour hors mariage, de prendre des vacances, de lire n'importe quel livre, d'aller à l'école gratuitement, de jouer, de rire, de débattre, de se moquer des prélats comme des hommes et des femmes politiques, de laisser aux morts les interrogations sur la vie après la mort.
Aucun pays ne profite aussi bien de la vie sur terre que la France.
Paris, nous t'aimons. Nous pleurons pour toi. Tu es en deuil ce soir, et nous le sommes avec toi. Nous savons que tu riras à nouveau et que tu chanteras à nouveau, que tu feras l'amour et que tu guériras, parce qu'aimer la vie est ton être-même. Les forces du mal vont reculer. Elles vont perdre. Elle perdent toujours.
Un autre témoignage est moins connu. C'est un poème de Natalia Antonova qu'une amie FB a posté sur son mur. J'aime beaucoup la première strophe. Je la lis en ayant en tête «Dans les rues de la ville il y a mon amour» et Swann «C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture».
A Paris ils posent les bonnes questions :
« Cognac, armagnac ou calva ? »
Et : « Pourquoi vos yeux sont-ils si bleus ? »
« Savez-vous comment rentrer chez vous ? »
« Est-ce enfin le moment de s'embrasser ? »

Oubliettes et Revenants, XIXe colloque des Invalides

Tandis que commençait le colloque des Invalides (le XIXe), je pensais à cette phrase de Micheline Tison-Braun: «La critique universitaire consiste en grande partie à mettre les farfelus à la portée des innocents.» Quelque chose de ce genre se joue ici: ce colloque consiste à mettre les farfelus dans la même pièce, en laissant l'entrée libre aux innocents de ma sorte.

Le programme est ici, le thème de cette année était "Oubliettes et Revenants" ou les fluctuations de la gloire et la reconnaissance littéraire. Trois vidéos sont en ligne (1, 2, 3) et le texte de l'intervention d'Elisabeth Chamontin est ici.

Ces vidéos vous permettront d'attendre la sortie des actes aux éditions du Lérot.


En attendant, voici quelques anecdotes (je n'ai pris que quelques mots en notes, sachant que tout était filmé), toutes retrouvables dans les vidéos.

Lors de la première discussion (trois à quatre intervenants exposent leurs travaux, puis la salle discute un quart d'heure à vingt minutes. Ce qui est impressionnant, c'est qu'alors qu'on a l'impression que l'intervenant vient de parler d'un parfait inconnu, toute la salle paraît connaître celui-ci — sauf vous (les farfelus et l'innocent))— lors de la première intervention, donc, Françoise Gaillard rappelle l'heureux temps où les recherches ne se faisaient pas sur internet mais à la bibliothèque Richelieu et que le chercheur était à la merci des erreurs des manutentionnaires qui vous apportaient les livres.
C'est ainsi qu'elle a eu entre les mains la brochure d'un chimiste de génie : il avait découvert la formule de l'odeur de sainteté, et même des odeurs de sainteté, celles-ci variant d'un saint à l'autre (ce qui paraît logique quand on y pense).
J'ai cru comprendre que ce chimiste avait déposé un brevet. Qu'attend-on pour fabriquer ce précieux parfum?

L'intervention de Bérengère Levet porte sur Adolphe d'Ennery. D'une certaine manière nous lui devrions Proust puisque c'est lui qui a développé Cabourg et les bains de mer. Nous lui devons également la thématique des deux orphelines, tant exploitée par le cinéma et le théâtre américain. C'était un homme très fin, nous dit-on, qui prenait garde de trop faire état de sa finesse. Il avait épousé une fort belle actrice qui le surveillait jalousement. On rapporte l'échange suivant au sortir du théâtre ou d'un salon, alors que son épouse vieillissante l'apostrophait ainsi:
— Viens donc, vieux cocu!
— Plus maintenant.

Dans la salle se tenait le président de l'association des amis d'Adolphe d'Ennery, un tout jeune homme très proustement vêtu. L'association n'a que cinq mois d'existence et déjà dix adhérents venus spontanément, sans aucune publicité. A bon entendeur…
(Ceci sera l'occasion pour Michel Pierssens1 de dire plus tard à propos de Georges Ohnet : «il n'existe pas d'association, sinon le président serait dans la salle».)

David Christoffel émettra l'hypothèse (très entre autres) que le mari d'Angela Merkel soit le dernier avatar en date du fantôme (d'un des fantômes) de l'opéra (puisqu'on l'aperçoit parfois accompagnant sa femme à des représentations de Wagner).

Laure Darcq plaidera pour la redécouverte du "vrai" Peladan, Joséphin de son prénom, écrasé par l'image du Sar Peladan, rosicrucien.

Eric Walbecq nous présente un livre trouvé par hasard aux puces, L'homme-grenouille de Max Lagrange: un livre de nouvelles fantastiques sur des phénomènes de foire. (Typiquement un livre pour Tlön.)
En poursuivant ses recherches, Walbecq a trouvé un autre livre de Lagrange: Carnet secret de l'amour à Paris, recueil de petites annonces avec lexique des abréviations.

Le mot le plus long de la langue française est dévoilé par Paul Scheebeli : la peur du chiffre 666 (hexakosioihexekontahexaphobie). Il y a quelques autres mots très longs, à chercher en particulier du côté de Rabelais.

Aude Fauvel nous présente l'autre Mae West, la Mae West inconnue, celle qui écrivait ses textes, peu traduits car caractéristiques d'un certain langage et d'une certaine Amérique. Elle fut scandaleuse dans ses attitudes mais aussi (ou surtout: le premier scandale permettant aux censeurs de mieux dissimuler le second) par ses combats d'avant-garde, les droits des femmes, des noirs, des homosexuels. Le code Hays qui prit effet à la fin de la prohibition, un puritanisme chassant l'autre, a été écrit sur mesure contre elle. (A l'époque, elle était la deuxième personne la mieux payée des Etats-Unis.)
Soit la phrase de Che Guevara : «la révolution c'est comme une bicyclette, si elle n'avance pas elle tombe». Remplacez "révolution" par "sexe" et c'est une citation de Mae West. Che Guerava le savait-il, est-ce une citation malicieuse ou inconsciente?
Aude Fauvel nous raconte que ce code tomba progressivement en désuétude à partir de 1965, à la suite d'un film de Sydney Lumet (La colline des hommes perdus?) dans lequel une poitrine dénudée ne fut pas censurée: c'était une poitrine noire, cela ne "comptait" pas…
Les cinéastes s'engouffrèrent dans la brèche et le code fut aboli peu après.

Liste d'auteurs publiée par Breton et Aragon, établie par vote : Lisez, ne lisez pas.




Note
1 : Je n'ai pas osé lui dire combien j'étais heureuse de croiser en chair et en os l'auteur de La tour de babil.

La Pologne - portrait (ébauche d'anthologie)

La description de la Pologne de Konwicki m'en a rappelé deux autres: Kapuściński et les rois bien-aimés, Szczygieł et le pays qui a besoin du malheur.
Chez nous, l'hiver se termine peu à peu. La neige fond, le vent d'ouest apporte le parfum lointain de la nouveauté. J'essaie de me remémorer les signes avant-coureurs de notre printemps plein d'attentes, de pressentiments, d'espoir. Je répète dans mes pensées ce mot court: «Pologne», et il s'éveille alors en moi une exaltation émue, quelque chose de clair, de libre, de consolant. Pologne, patrie de la liberté; Pologne, réserve naturelle de la tolérance; Pologne, grand jardin de l'individualisme exubérant. Où les gens se saluent d'un sourire, les policiers portent une rose au lieu d'une matraque, où l'air se compose d'oxygène et de vérité. Pologne, grand ange blanc au milieu de l'Europe.

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.131, Robert Laffont, 1977

Les rois bien-aimés : Kapuściński explique pourquoi l'histoire du shah paraît si étonnante et si douloureuse à un Polonais:
D'après mon interlocuteur, ce qui s'est passé après avec le shah est, en fait, typiquement iranien. Depuis la nuit des temps, tous les shahs sont terminé leur règne de manière lamentable et infâme. Les uns se sont fait couper la tête, les autres ont pris un couteau dans le dos, ou, avec un peu de chance, ils ont échappé à la mort mais ont dû fuir le pays pour aller mourir en exil dans la solitude et l'oubli. Il ne se souvient pas d'un seul shah mort de sa belle mort, sur son trône, et ayant passé son existence entouré du respect et de l'amour de ses sujets. Il ne se souvient pas d'un seul shah regretté et porté en terre par son peuple, les larmes aux yeux. Tous les shahs du siècle dernier — et ils sont nombreux — ont perdu leur courronne et leur vie dans des conditions atroces. Le peuple les considérait comme des despotes cruels, leur reprochait leur vielenie, accompagnait leur départ d'injures et de maléditions et accueillait la nouvelle de leur mort dans des débordements d'allégresse.

[(Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. À son acession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Restaurateur, le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie. Aussi, quand un Polonais apprend qu'un momarque a connu un destin cruel, il transfère inconsciemment sur lui des émotions nées d'une culture et d'une expérience tout à fait autres et gratifie le roi maudit des sentiments qu'il voue traditionnellement à ses Restaurateur, Généreux et Juste en plaignant du fond du cœur le pauvre souverain si impitoyablement découronné!)

Mon interlocuteur poursuit son récit: «Nous, les Iraniens, avons du mal à comprendre qu'ailleurs l'histoire puisse être différente. Le régicide est considéré par eux comme l'issue la plus souhaitable ou tout bonnement comme un ordre divin.] Certes, nous avons eu des shahs merveilleux comme Cyrus et Abbas, mais c'était il y a longtemps. […]

Ryszard Kapuściński, Le shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010 (1982. traduction Véronique Patte)
Comprendre les autres en comparant leurs expériences à la nôtre, se définir par différence face à leur façons de réagir: ce que Kapuściński met en œuvre face aux Iraniens, Szczygieł l'accomplit face aux Tchèques au moment où l'avion du président polonais Lech Kaczyński et quatre-vingt-quinze autres personnalités à bord s'est écrasé en Russie. En répondant aux question d'un journaliste tchèque, il tente de définir le "pathos" polonais, l'âme de la nation (et c'est pour "nous", si loin de la Pologne, la Russie, l'Ukraine, peut-être l'occasion de comprendre que la réconciliation entre ses peuples si souvent réunis à travers des frontières mouvantes ne sera ni simple ni rapide.)
A la question de savoir si l'on assistait à la résurgence dans la société polonaise du fameux pathos national, j'ai répondu qu'un des évêques disait déjà à propos du président Kaczyński qu'il "était tombé" à Smolensk. Le verbe "tomber" est d'ordinaire employé pour désigner une mort sur le champ de bataille, ou bien une mort glorieuse les armes à la main. Pourquoi donc ce vocable? Sans doute parce que le prêtre considérait que, de son vivant, le président était en lutte permanente contre ses adversaires. De surcroît, il survolait le territoire de l'ennemi.

Un autre prêtre n'hésite pas à dire à la télévision que notre président est mort "en héros". Est-ce qu'une mort dans un accident d'avion peut être considérée comme héroïque? Du reste, nous éprouvons une certaine difficulté à reconnaître qu'il puisse s'agir d'une erreur humaine, d'une faute, ou d'un accident. Dans ce pays, nous sommes tout des élus de Dieu, c'est Lui qui a choisi pour notre président une mort héroïque. Bien entendu, je comprends parfaitement les tentatives désespérées de mes semblables pour donner du sens à la réalité. S'il n'arrive pas à donner un sens précis aux choses, l'homme se perd, dépérit (peut-être est-ce la raison pour laquelle la peinture abstraite ne sera jamais autant appréciée par l'humanité que la peinture figurative).

[…] Invité récemment dans un talk-show de la télévision tchèque, j'ai cité le poète polonais Norwid — "la Pologne, ce n'est que de la mémoire et des tombes" —, ce qui a provoqué un éclat de rire ches le public praguois du Théâtre Semafor, où l'émission était enregistrée, comme s'il s'agissait d'une bonne blague. On croyait sans doute que j'avais préparé cette plaisanterie pour la fin. or il s'agit d'un vraie citation, et qui en dit long sur les Polonais.

Tu pense à quoi concrètement? voulais savoir Denis. Je lui ai répondu par un exemple concret: pour vivre, notre nation n'a pas besoin d'autoroutes, et elle n'en a presque pas. Pour vivre, notre nation a besoin de malheur. C'est seulement lorsque le malheur frappe — une insurrection ratée, ou autre cataclysme — que nous nous sentons importants et fiers. Le préjudice subi nous élève au-dessus des autres nations. La culture polonaise est une culture nécophile. La mort est considérée comme un facteur qui grandit l'homme. Durant les siècles de l'histoire polonaise, nous avons passé le plus clair de notre temps à lutter pour notre liberté, à défendre notre patrie en mourant par milliers. Par conséquent, les Polonais sont bien meilleurs pour célébrer les enterrements et les défaites que pour fêter les succès. Comme il était impensable que toutes ces vies sacrifiées ne servent à rien, qu'on les oublie tout naturellement, nous avons appris à les glorifier, à les célébrer, à leur donner une belle parure de patriotisme. Souvenez-vous, lorsque, en novembre 1989, les Tchèques faisaient résonner leur clefs sur la place Wenceslas pour manifester leur joie après la chute du communisme, les Polonais ont quant à eux esprimé peu de sentiments d'allégresse (en juin 1989, car le communisme est tombé un peu plus tôt chez nous). Il n'y a pas eu de liesse générale alors que la Pologne populaire tant détestée avait enfin cessé d'exister. Pas d'explosion de joie. Les Polonais savent pourtant très bien s'unir, mais seulement dans le malheur. Et puisque le monde ne sait pas apprécier notre malheur à sa juste valeur, nous voulons attirer désespérément son attention: regardez, dans la célébration de la mort et de latragédie, nosu sommes de loin les meilleurs!

Mais pour quoi faire?! s'écrie Denis, stupéfait.
Pour que le monde le reconnaisse enfin: Mais oui! Ce sont eux qui ont le plus souffert. Plus encore que les juifs. Déjà, on entend ça et là: "Personne ne sait souffrit aussi bien que nous".

Denis me demande alors de trouver à ce tragique accident d'avion un élément positif qui pourrait, par exemple, engendrer un début de réconciliation avec les Russes. Pour lui répondre, je me sers d'une comparaison: les Russes à Varsovie et les Russes à Prague. Cela n'a strictement rien à voir. Un Russe à Prague ne cache pas le fait d'être russe. Il m'arrive parfois de dire exprès en Pologne: "Figurez-vous que, dans un café de la place Wenceslas, j'ai entendu des Russes parler à haute voix. — Comment ça? Les Russes parlent normalement?" s'étonnent les Polonais. A Varsovie, des années durant, il était impossible d'entendre les Russes, alors qu'ils y vivaient. Aujourd'hui encore, ils parlent bas, ne lèvent la voix que lorsqu'ils se retrouvent entre eux, dans leurs hôtels ou appartements de location. Qu'un Russe se comporte naturellement dans un café, impossible! Il rase les murs dans la rue, faisant tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas attirer l'attention sur lui. Il sent bien notre aversion. L'aversion des anciens esclaves, puisque nous sommes restés sous occupation russe durant plusieurs siècles. Et puisque nos deux peuples se ressemblent, car les Russes et les Polonais sont de grands sentimentaux, je dirais que leurs sentiments pour nous ont tout d'un amour blessé. Sauf que cet amour rappelle celui d'un éléphant pour une colombe: il veut la garder rien que pour lui dans une vieille cage rouillée. Aussi je doute fort qu'une réconciliation en bloc* soit possible.

Sur ce, Denis a voulu connaître l'histoire de ma famille, car il est de notoriété publique que chaque famille polonaise a eu des démêlés tragiques avec des Russes ou des Ukrainiens. Je lui ai raconté (en version raccourcie) une histoire fabuleuse que ma mère me racontait dans mon enfance. Un jour, mon grand-père était tombé d'une échelle et s'était cassé une jambe. Il était cloué au lit lorsque les Ukrainiens firent irruption, lui ordonnèrent de s'habiller et, sans se soucier de sa jambe cassée, le conduisirent dans la forêt. Une fois sur place, grand-père dut creuser lui-même une fosse; alors ils lui ligotèrent les mains avec un morceau de fil barbelé, le tuèrent et jetèrent son corps dans le trou. Pendant plusieurs jours, personne n'eut le droit d'approcher cet endroit, mais grand-mère s'y rendit quand même, et elle trouva un bout de la manche de ma chemise bleue du grand-père. Cette histoire, je l'aimais bien, et je n'ai pas arrêté de demander à maman de me la raconter. Je voulais l'écouter, encore et encore.

Denis m'a demandé si tout cela s'était vraiment produit, et je lui ai dit que oui, dans un village de la région montagneuse de l'Est de la Pologne. Aujourd'hui, je sais tout ce qu'on n'a pas pu dire à un enfant. Je sais qu'ils lui ont arraché la peau des mains. On disait qu'ils le faisaient avec précision, pour en faire des gants. Je sais qu'ils ont aussi assassiné le frère de ma grand-mère, ainsi que sa femme, et que celle-ci avait pris dans ses bras son bébé, un petit garçon, en déclarant qu'elle n'abandonnerait pas son mari. Ce bébé, ils le lui ont renfoncé dans le ventre, comme le disait ma mère. Les membres de ma famille ont été assassinés par leurs voisins. Les gens de leur village. Ils faisaient partie de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne, une force armée nationaliste ayant pour objectif de créer un pays totalement indépendant, sans ingérence de l'URSS, ni de la Pologne. Par conséquent, ils éliminaient les Polonais de leur territoire. Ma grand-mère maternelle, Anna, était issue de la noblesse, de la famille Stadnicki, tandis que son mari Richard faisait du négoce de sel dans la région de Cracovie. Elle était la seule de son village à savoir lire et écrire, et ce aussi bien en polonais qu'en ukrainien.

A la question de savoir si, en tant que Polonais, j'ai ressenti de la satisfaction en apprenant que le premier programme de la télévision russe avait diffusé à l'heure de grande écoute le film Katyn d'Andrzej Wajda, j'ai répondu que je n'en avais pas ressenti. Ma philosophie de la vie, c'est de ne jamais rien attendre.


Une fois imprimée, l'interview s'est révélée légèrement plus longue. A la fin, il y avait un rajout. Une petite anecdote qui ne venait pas de moi.
En effet, Denis m'a écrit dans un mail que l'entretien plaisait beaucoup à l'ensemble de la rédaction, cependant ses chefs déploraient sa lourdeur et sa morosité. Je lui ai répondu qu'il était tout simplement difficile d'être léger quatre jours après la catastrophe.
Il ma dit de ne pas m'en faire, car il avait ajouté une petite histoire amusante (sur une erreur de langage que j'ai commise et dont j'ai parlé à la télévision). Selon lui, cela donnait au texte une chute vraiment drôle.

Lundi, c'est-à-dire quatre jours avant la publication de l'interview dans Mlada fronta, j'ai demandé à Denis de m'indiquer la date de la parution. Il m'a répondu sans tarder que c'était prévu pour le jeudi, tout en précisant (et c'est la dernière phrase qu'il m'a adressée):
"Pour faire rire Dieu, parle-Lui de tes projets."
Mercredi, j'ai reçu la nouvelle de sa mort. Le matin même. Dans la rue.

Mariusz Szczygieł, Chacun son paradis, p.206-2012, Actes Sud 2012 (traduction Margot Carlier. 2010 en Pologne)


Note
* : En français dans le texte. (N.d.T.)
Et tout cela m'a rappelé la discrète ironie de Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)») tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:
l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine, […]
Nabokov est russe et tout cela n'est pas raisonnable.

L'optimisme de Proust

De sorte qu'on a tort de parler en amour de mauvais choix puisque, dès qu'il y a choix, il ne peut être que mauvais.

Marcel Proust, La Fugitive, p.611 (Pléiade, Clarac)

Les Polonais

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.17, coll Pavillons éd. Robert Laffont
— Les Polonais, quand on les fait attendre, ça les rend méchants, déclare Duszek. (p.17)

— Les Polonais, quand ils pensent, ça les fait toujours dormir, constate M.Duszek. (p.29)

— Les Polonais, quand vient le soir, ils se plongent dans leur souvenirs. (p.31)

— Les Polonais, quand il se plaignent un peu, ils se sentent tout de suite mieux. (p.90)

— Les Polonais, si on leur donnait la liberté, ils dépasseraient tout le monde, lance M.Duszek qui se tait aussitôt, gêné par le brusque silence dont la queue gratifie sa maxime. (p.109)

— Les Polonais, quand il mettent de l'ordre chez eux, ils sont inquiets, constate Duszek. (p.145)

— M. Duszek dirait: une Polonaise, quand ça la prend, laisserait tomber un milliardaire. (p.168)

— Les Polonais, quand ils voient un balcon, ça leur donne envie de sauter, fait-il de sa voix de basse enrouée. (p.174)

— Les Polonais, quand la fureur les prendra, malheur à l'Europe aveugle, veule et vénale. (p.198)

Atlantide 14, de Corinne François-Denève

Il faut que je me dépêche d'écrire, il ne reste plus beaucoup de représentations : 29 octobre, 3, 5, 10, 12, 15 novembre.

C'est l'histoire de trois jeunes femmes, une jeune épousée, une cynique secrètement amoureuse, une "intellectuelle" réservée, filles de paysans, sœurs de paysans, épouses de paysans, qui en juin 14 rêvent ou pas leur vie future («beaucoup s'ennuyer» souhaite la jeune mariée, et j'ai pensé au père d'Emily Dickinson: c'est ce qu'il avait promis à sa femme (très exactement: "un bonheur rationnel", je viens de vérifier)).
La guerre éclate, elles attendent et redoutent des nouvelles. Comment vivre, attendre, ne pas désespérer? La guerre se termine, mais toutes les nouvelles n'ont pas fini d'arriver. Que va devenir la terre, les terres, sans les hommes pour les cultiver?

C'est une pièce écrite à partir de lettres conservées dans les archives du Vaucluse, mais étrangement, de même que les photos d'enfance que je vois sur internet me semblent ramener toutes à mes albums de famille, comme si chacun d'entre nous de la même origine sociale avait les mêmes souvenirs (c'est assez troublant à constater: la même lumière, les mêmes vêtements, les mêmes arrières-plans), cette pièce s'enracine dans mes propres récits familiaux, mon grand-père écrivant à ses frères dans les tranchées (vingt ans les séparaient) et ma mère me confiant en septembre 2014: «en lisant ces lettres, je me suis rendue compte qu'il avait fallu faire la moisson sans les hommes et sans les chevaux, tout avait été réquisitionné. Je comprends que mon père en soit demeuré si marqué, si sombre.» (il avait alors une dizaine d'années.))

C'est ainsi une part de nous-mêmes qui se joue devant nous.
L'extraordinaire est ailleurs, cependant, je crois. L'extraordinaire est sans doute l'exacte adaptation de chacune des actrices à son rôle; chacune dans sa fraîcheur et sa lumière intérieure correspond si bien à l'idée qu'on se ferait d'elle à la lecture des répliques qu'on se demande si elles ont été choisies selon ce critère, si réellement leur caractère est celui qu'elle montre sur scène ou si c'est un total rôle de composition. Quoi qu'il en soit, le charme opère, on ne se lasse pas de les écouter et de les voir évoluer dans le décor minimaliste de la scène de Ménilmontant (regret: j'aurais aimé les voir dans le décor ensoleillé d'Avignon).

(Et pour ceux qui le connaissent, la mise en scène est de Benoît Lepecq.)

Le complexe polonais de Tadeusz Konwicki

C'est un livre étrange, facile à lire et pourtant d'une composition élaborée, ayant la consistance d'un rêve. C'est moins la vie quotidienne polonaise en 1977 que nous pouvons nous représenter (même si nous avons quelques aperçus des queues, de l'alcool, des mouchards, de la pénurie) que l'imaginaire polonais, l'aspiration à la liberté et les combats perpétuels, toujours recommencés, le soulèvement contre la Russie en 1863, la résistance pendant la seconde guerre mondiale et aujourd'hui (1977) la lutte insidieuse contre le parti communiste.

Les thèmes glissent et se chevauchent et les grandes envolées politico-philosophiques parviennent sans effort à être lyriques, épiques. Les notes de bas de page nous rappellent combien nous savons peu de choses en France de l'histoire de la Pologne et en particulier sa proximité mentale, affective, avec la Lituanie (le Cavalier et l'Archange, leurs emblèmes). Je retrouve avec émotion — est-ce une coïncidence ou une référence — la fin originale de la devise française: «la liberté ou la mort» (Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort).

Les extraits suivants sont réellement "extraits", y compris dans le texte lui-même: ce sont plutôt des réflexions, monologues intérieurs ou monologues, qui ne rendent pas compte de la dynamique de l'ensemble. Si c'est cela que je copie, c'est qu'au-delà du récit total, c'est cela qu'il m'intéresse de conserver: quelque chose de l'identité polonaise, ce que c'est d'être polonais, d'une part, deux passages sur l'essence des dictatures d'autre part.

Tout d'abord "la région des Confins", lieu aujourd'hui encore de tant de conflits et de contestation :
Les fenêtres étaient masquées par des volets de vois où l'on apercevait de petites ouvertures noires servant à tirer comme dans les anciens forts des confins orientaux.1

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.41, 1977, traduction française par Hélène Wlodarczyk en 1988, Robert Laffont


Note :
1 : Cette région, dite des Confins, (Lituanie, Biélorussie et Ukraine), envahie par les Soviétiques dès 1939, est une constante symbolique dans l'œuvre de Konwicki. (N.d.T.)
Ce qu'est être polonais, et ce qu'est être écrivan polonais (le début de cet extrait me rappelle Voyage en Pologne de Döblin et nous rappelle l'incroyable (pour un Français habitué à une stabilité quasi millénaire) mouvance des frontières dans cette région:
Je suis pétri de trois pâtes. Et ce mélange, c'est-à-dire moi, a ensuite été trempé à la douce chaleur de l'enfer de trois éléments. Ces trois substances dont je suis constitué, ce sont l'atome polonais, le lituanien et le biélorusse. Et ces éléments, ce sont la polonité, la russité et le judaïsme ou, plus précisément, la judéité.

C'est une vieille histoire. Nombreux sont les coins d'Europe où se sont mêlés, sans se fondre, divers groupes ethniques, des communautés linguistiques variées, des sociétés bariolées par leurs coutumes et leurs religions. Mais mon coin perdu, ma région de Wilno, me semble d'une plus grande beauté, meilleure, plus élevée, plus magique. Il est d'ailleurs vrai que j'ai moi-même, à la sueur de mon front, travaillé à embellir le mythe de cette contrée frontalière entre l'Europe et l'Asie, cet antique berceau de la nature européenne et des démons asiatiques, cette vallée fleurie d'harmonie éternelle et d'amitié entre les hommes.

J'ai tant travaillé à cet embellissement que j'ai fini par croire à ce pays idéalisé où l'amour était plus intense qu'ailleurs, les fleurs plus hautes que sur d'autres terres, les hommes plus humains que partout au monde.

Et poutant, cette enclave ne pouvait pas se distinguer considérablement des autres subdivisions de ce vieux nid de l'humanité qu'est l'Europe séculaire. Ces milieux nationaux et religieux exotiques vivaient ensemble sur un petit morceau de terre, mais sans se vouer un amour évangélique. Toujours et partout, je me suis efforcé de cacher ces conflits honteux, ces animosités, ces haines auxquelles j'avais participé et dont je ressentais une honte cuisante. C'est pourquoi par la suite, après avoir quelque peu maîtrisé ce métier de plume, j'ai patiemment enfilé les perles de notre sort uni et désuni sur le fil fragile de la solidarité humaine, de l'amitié, de la magie d'une prédestination commune.

Il y eut un jour ou un moment — c'était au tout début de ma fragile d'écrivain — où je me suis dit que je n'observerai fidèlement qu'un seul commandement, celui-ci: tu n'utiliseras pas ton verbe contre un étranger. Tu n'utiliseras pas de métaphore, de parabole émouvante, de moralité tendancieuse, contre un autre homme, une autre religion, une autre langue. C'est pourquoi j'ai péché contre les miens mais jamais contre des étrangers.

J'ai pris soin de m'orienter moi-même vers l'universalisme — cela va sans dire, de l'universalisme de toute l'humanité —, je me prenais pour un cosmopolite savamment camouflé qui avait jeté en douce les tabous de son propre peuple à la poubelle, et porté à broyer au moulin éternel de l'histoire les souvenirs de l'époque des conflits nationaux et religieux.

Je feuilletais avec un étonnement plein d'horreur les romans patriotiques de mes amis ou ennemis de plume; je parcourais avec condescendance les traités de minables consacrés au martyre sacré de notre peuple; je considérais avec une désapprobation hautaine les spasmes d'inimitié ou même de haine littéraire à l'égard des autres peuples. Moi, je volais haut. Dans l'aura stérilisée de l'objectivisme universel. Moi, je commerçais avec l'homme, l'homo sapiens, et seule son âme m'importait et m'inspirait, l'âme de cette espèce qui régnait sur la terre entière.

Un beau jour ou peut-être un beau moment, je lus la première critique qui me traitait d'écrivain polonais, noyé dans la polonité, limité à son petit coin de Pologne. J'éclatai d'un rire franc et cordial devant ce malentendu évident. Pour des raisons de principe, les conditionnements émotionnels, moraux ou intellectuels des habitants des villes détruites sur les bords de la Vistule m'étaient complètement indifférents. Moi qui étais originaire d'un Eden cosmopolite, de l'Atlantide engloutie du peuple originel, de la langue-mère, de la religion des origines.

Mais ensuite, je cessai de rire. Cette polonité revenait dans toutes les critiques. Cette polonité commença à se retourner contre le malheureux auteur. Cette polonité involontaire faisait que je devenais incompréhensible, monotone et irritant. Je me mis à la combattre en moi-même, prophylactiquement, je me mis à en avoir honte et peur; et pourtant, je n'en avais jamais fait usage, je n'y avais jamais touché, je ne l'avais même pas effleurée du bout de ma langue. C'était pour moi le tabou le plus coupable. Bien sûr, j'avais recours à certains éléments de la réalité, je peignais la nature dont j'avais gardé le souvenir: les arbres, les plantes et les mousses qui poussent aussi bien au Canada ou en Belgique; je notais des incidents de guerre qui auraient pu aussi bien se produire en Italie ou en Norvège; je constatais des déviations psychiques ou morales tout aussi bien caractéristiques des Allemands ou des Américains.
Comment ai-je bien pu devenir un auteur polonais, mauvais ou bon, mais polonais?

ibid, p.95-96
Et qu'est-ce que la Pologne? Comment mieux la définir que par opposition à la Russie ? Ce qui définit la Pologne, c'est l'amour de la liberté.
Le bonheur et le malheur des peuples rappellent souvent l'heur et le malheur des simples particuliers, des gens ordinaires perdus dans la foule, l'existence sans éclat de tous les jours. Il est des peuples qui ont de la veine, qui ont le vent dans les voiles et font des carrières étourdissantes; et d'autres qui ont la poisse, des malchanceux, des Lazares. Il est des peuples qui rirent les bonnes cartes jusqu'à un certain moment, puis soudain la chance leur tourne le dos et tout leur gain s'en va brusquement jusqu'au dernier sou; mais il en est aussi à qui la providence attribue pour chaque époque une modeste part de succès peu voyant. Il est des peuples avides et rapaces qui, un beau jour, deviennent fainéants et passifs; il est aussi des peuples légers et insouciants qui, soudain, apprennent à réfléchir et prévoir. Il est des peuples vils et vénaux que l'histoire rend tout à coup nobles et héroïques; il est des peuples vertueux, honnêtes, qui, aux heures noires, quittent le droit chemin pour s'adonner à l'usure, au chantage et au proxénétisme.

Je me passionne pour l'histoire. J'observe la vie des peuples et des individus. Je me plonge dans notre histoire de Pologne et je la parcours dans un sens et dans l'autre, en long et en large. Tantôt, je me laisse emporter par l'émotion et par des lévitations exaltées, tantôt, je tombe au fond de l'abîme de l'humiliation et du désespoir. C'est alors que je me tourne vers le curriculum vitae de notre sœur, la Russie. Celle-là, elle en a eu de la chance et tout le temps des bonnes passes. les tsars saigenaient à blanc leur propre peuple, instituaient les lois les plus insensées, les plus arbitraires, s'engageaient dans les guerres les plus risquées, fixaient des projets politiques impossibles et toujours, l'absurde se changeait en sagesse, la réaction en progrès, les défaites en victoires. l'un des plus grands tsars de Russie, Pierre le Grand, avait perdu la guerre contre les Turcs et se trouvait prisonnier chez le Grand Vizir, et voilà qu'en cet instant, le plus néfaste pour lui et pour son pays, il lui vint l'idée lumineuse d'un vulgaire pot-de-vin, d'un minable bakchich transmis de la main à la main, d'un pourboire comme nous en donnons à notre plombier ou à notre concierge. Le Grand Vizir accepte le pot-de-vin, délivre Pierre, aussitôt l'histoire caresse les cheveux du géant russe et la carte change sur-le-champ; la Russie franchit un nouvel échelon de sa puissance politique. Un simple pot-de-vin — une montagne de pièces — décide du destin d'un Etat gigantesque. Voilà une des plaisantes farces de l'histoire. L'Etat russe aurait dû être poussé, précipité, par toute son organisation sociale, économique et culturelle dans l'abîme de la destruction et du néant. Le despotisme ignare et obscurantiste, l'abrutissement des plus hautes sphères de la société, la misère du peuple, le pouvoir discrétionnaire de fonctionnaires stupides et vénaux, l'invraisemblable indolence des chefs, les mœurs et les lois les plus réactionnaires, la barbarie dans les relations entre les gens; tout cela, au lieu de plonger l'Etat tusse dans une honteuse anarchie, au lieu de dévaster la structure de l'Etat, au lieu d'exclure la nation russe de la cnmmunauté européenne, tout cela a contribué à la construction laborieuse de la puissance de l'ancienne Russie, à sa suprématie, à sa grandeur parmi les peuples du vieux continent.

Dans notre pays, la Pologne, la noblesse des monarques éclairés, l'énergie des ministres raisonnables, la bonne volonté des citoyens, la foi dans les idées les plus hautes de l'humanité — dans notre pays —, toutes ces valeurs positives, exemplaires, modèles, se sont inopinément dévaluées. Elles se prostituaient sans raison et entraînaient par le fond, comme une pierre, l'honorable cadavre de la République des Deux Nations.1

Nous autres, nous connaissons bien le pourquoi et le comment. Nos historiosophes ont ausculté avec précision la colonne vertébrale de notre histoire. Ils en ont mis à jour tous les vices, tous les défauts et toutes les malformations. Nous savons bien que c'est notre liberté dorée qui nous a perdus. L'attachement forcené, insensé, aux libertés individuelles du citoyen, à l'autonomie et à l'indépendance de l'homme. Toute notre misère vient vient de cette liberté effrénée. Tout notre calvaire de cette intempestive irruption d'individualisme. Toute notre incertitude du lendemain, de notre inexplicable inclination pour le «moi», effréné, sans aucune contrainte, opposé au «nous», au «vous» et aux «eux».

Nos sages historiosophes barbus, comme à de mauvais élèves, à des ânes du dernier rang, à des voyoux de banlieue, nous donnent l'exemple de nos voisins modèles qui au lieu de se vautrer dans la liberté, au lieu de la diviniser et de s'en faire une religion, se sont appliquer à construire des Etats forts, despotiques, des organismes reposant sur la tyrannie, la violence acharnée de l'Etat à l'égard de l'individualité désordonnée, le culte de l'écrasement de l'individu au nom des desseins génocides des potentats sanguinaires. Notre histoire peut envier à celle de nos voisins les têtes coupées, l'arbitraitre institutionnel et l'asservissement définitif de cet être pensant que les biologistes, frères des historiens, appellent «homo sapiens».

Eh bien, que le diable l'emporte, cette carrière avortée de despotes et de tyrans. Que le diable l'emporte, ce rôle non réalisé de gendarme de l'Europe. Que le diable l'emporte, cette vocation ratée de bourreau exécutant des victimes sans défense et des peuples entiers sans force.

Faut-il que nous ayons honte de notre amour de la liberté? Fût-ce une liberté insensée, folle complète, anarchique, provinciale, dût cette liberté nous conduire à notre perte!

Je sais, je sais. je connais bien les funestes avatars de notre liberté dorée qui a eu pour conséquence des chaînes entières de malheurs et de tragédies nationales; je vois l'énormité du mal issu de notre liberté ponolaise, sarmate2, nobiliaire, individualiste, nihiliste, inconsidérée, cette égoïste liberté du «chacun est maître chez soi». Mais quand bien même nous serions une société de fourmis, une société réglementée, disciplinée, de type anglo-saxo, le despotisme nous épargnerait-il, le totalitarisme agressif de nos voisins ne débiterait-il pas notre cadabre en quartiers? Car, toujours, il faut que la noblesse le cède à la bassesse, que la vertu tombe aux pieds du crime, que la liberté périsse des mains de la servitude. Bien qu'on puisse tout aussi bien dire que la justice triomphe du péché, que le bien est vainqueur du mal et que la liberté l'emporte sur la servitude. Mais n'oublions pas que le bien est aussi libre et lent qu'un nuage dans le ciel et le mal rapide comme l'éclair.

ibid, p.107-109


Notes :
1 : Pologne et Lituanie. (N.d.T.)
2 : Peuple guerrier des steppes du nord de la mer Noire. Les nobles polonais s'étaient inventés une origine sarmate. Sarmate est aujourd'hui synonyme d'obscurantiste, égoïste, conservateur et baroque. (N.d.T.)
Le récit mêle plusieurs époques temporelles : officiellement, les événements se déroulent la veille de Noël dans les années 70 à Varsovie, mais ils glissent vers la résistance durant la seconde guerre mondiale, le soulèvement de 1863-1864 et reviennent à Varsovie la veille de Noël dans un va-et-vient très souple.

Plus le loin, le récit est interrompu par la lecture de la lettre d'un ami d'enfance, compagnon de la Résistance, parti dans un pays idyllique qui s'est transformé en dictature (Cuba, l'Amérique du sud?). Cette lettre très longue en forme de parabole souligne le plus terrible défaut des dictatures: ce n'est pas la torture et le manque de liberté, c'est l'ennui. Mais avant cela, elle décrit quelque chose qui ressemble à notre vie à tous, dictature ou pas:
[…] Je vais tout de même commencer par le début. A la fin de la guerre, je me suis retruvé à l'Ouest (à l'ouest de l'Europe, s'entend). J'ai tenté diversement ma chance, mais rien n'a marché. Alors j'ai été cherché fortune sur un autre continent comme nombre de naufragés semblables à moi. C'est ainsi que je me suis trouvé dans un pays assez sympathique à l'histoire tumultueuse et dramatique, pays libre seulement depuis quelques dizaines d'années, moyennement aisé, mais non pauvre, peuplé par des gens insouciants, un brin romantiques et doués du sens de l'humour. Comme tu vois, ce pays pouvait me rappeler un peu ma patrie perdue.

A peine m'étais-je installé qu'une surprise imprévisible se manifeste. Un changement de régime se produit sous l'influence du tout-puissant voisin du nord. Une junte imposée par ce voisin catégorique prend le pouvoir. Et cette junte apportée dans des malles ou plutôt des cantines militaires se met à gouverner avec un sérieux mortel. Elle proclame une idéologie très décidée, obligatoire, et un programme extrêmement radical, Bref, elle annule toute la vie précédente et procède à la construction d'une existence entièrement nouvelle. On fonde un parti politique unique, monopoliste, dirigé par un chef envoyé de l'étranger, d'abord inconnu de la société locale, tout à fait impopulaire, mais qui, avec le cours du temps, semble se sacraliser, se transformer progressivement, grâce à une propagande hystérique, en raison universelle ou tout simplement en Dieu. Tu te doutes bien que l'implantation de cette nouvelle religion politique a dû coûter quelques centaines de milliers d'existences humaines. J'ajouterai, à l'occasion, que je suis moi-même demeuré un temps sous le charme de cette religion agressive, bien qu'à toi, habitant de la vieille et sereine Europe, cela te semble certainement bizarre et incompréhensible.

[…]
On me permet de travailler, de manger modérément et de me reposer brièvement pour reprendre des forces; dans les statistiques et dans la mentablité de mes maîtres anonymes, rien ne compte que ma capacité phyqique de travail car elle concourt à la construction des pyramides de la grande variété moderne. Ma capacité de bête de somme est mesurée chaque jour, totalisée, réduite en pourcentage et révélée dans les journaux, à la télévision, dans les comptes rendus, les exposés, sur les affiches, les emballages, même sur les murs des toilettes. Si je suscite de l'intérêt de quelqu'un, c'est uniquement en tant que bête de somme et moi-même, je travaille avec une somnolence de bête, et je mâche avec une gloutonnerie de bête, et je somnole avec une résignation de bête, avant de me remettre à l'effort. On a si longtemps cherché à me persuader de ma condition de bête de somme que j'en suis enfin devenue une. Et, à présent, on ne peut attendre de moi rien de plus que d'un bœuf. Je suis devenu sourd à toute parole, si belle soit-elle, je suis insensible aux sentiments les plus sublimes et à toutes les vocations, si élevées soient-elles, et je n'ai aucun rêve à cacher qui puisse réjouir le parti, le gouvernement ou l'Etat. Je suis une bête de somme: pour tourner en rond sur l'aire, donnez-moi à bouffer, laissez-moi me vider et respirer un instant; sinon, je vais ruer de mes deux pattes arrière et faire sauter toutes les dents, qu'elles soient en or, en argent ou en plastique.

Mais maintenant, je suis à l'hôpital. Un grand hôpital qui est un atelier de réparation et une boucherie. Le parti ne s'aventure pas ici ou, plutôt, il s'y aventure timidement et sans son habituelle agressivité. Dans ce bâtiment aux fenêtres poussiéreuses, le parti est un peu désarmé; il voudrait bien se mêler aussi de la médecine, mais, au dernier moment, la peur le saisit car lui-même est bien obligé d'avoir recours à cette médecine pour se faire soigner. Il lui arrive donc de serrer un instant la vis aux professeurs pour ensuite la desserrer, de faire de l'agitation parmi les sœurs de charité dans le sens de ses doctrines préférées, puis de se retirer de but en blanc, de couvrir les salles d'opération de slogans et de les enlever aussitôt par peur des microbes. Le plus souvent, c'est en cachette que le parti s'insinue ici, pour transporter ses fils fidèles dont le zèle a fait enfler le foie, dont les yeux se sont couverts d'une taie ou à qui la rage a fait attraper un coup de sang.

[…]
Si seulement ils ne faisaient que nous torturer de leur ubiquité impertinente, s'ils ne faisaient que nous ensevelir dans des prisons, nous percer de trous idéologiques le ventre et le cerveau, nous déshumaniser chaque jour à coups de mensonge, de trahison et de corruption, s'ils se contentaient de nous dénationaliser pour faire de nous une horde anonyme de bêtes des steppes; mais ils nous ennuient, ils nous ennuient à mort, nous assomment, nous emmerdent de leur radotages, nous infestent de la tête aux pieds des poux de l'ennui le plus mortel. L'ennui s'exhale du ciel, des arbres de la campagne, des mers et des océans, des journaux et des théâtres, des laboratoires et des cabarets, des bâtiments et des limousines gouvernementales, de la distraction et du sérieux, de la jeunesse des écoles et de la physionomie des dignitaires. l'ennui est l'élixir secret de notre régime. L'ennui est leur amante et leur mère. L'ennui est leur parfum naturel. L'ennui s'évapore des cerveaux du gouvernement et des gueules du gouvernement. L'ennui émane de l'armée, de la police et des appareils d'écoute. l'ennui suinte des prisons et des chambres de torture. L'ennui est leur propre malédiction. Ils en ont honte, ils en ont peur, ils en étouffent et jamais ne parviendront à s'en libérer. L'ennui est un bain sans limites et dans lequel ils se noient et nous avec eux. L'ennui, c'est Satan dans son enveloppe terrestre. […]

ibid, p.127-128, 134-136

L'automne arrive

Je suppose que vous savez où l'automne commence? Il commence exactement à 235 pas de l'arbre marqué M 312, j'ai compté les pas.

Vous êtes allé au col La Croix? Vous voyez la piste qui va au lac du Lauzon? A l'endroit où elle travers les prés à chamois en pente très raide; vous passez deux crevasses d'éboulis assez moches, vous arrivez juste sous l'aplomb de la face ouest du Ferrand. Paysage minéral, parfaitement tellurique; gneiss, porphyre, grès, serpentine, schistes pourris. Horizons entièrement fermés de roches acérées, aiguilles de Lus, canines, molaires, incisives, dents de chiens, de lions, de tigres et de poissons carnassiers. De là, à votre gauche, piste pour les cheminées d'accès du Ferrand: alpinisme, panorama. A votre droite, traces imperceptibles dans des pulvérisations de rochasses couvertes de diatomées. Suivre ces traces qui contournent un épaulement et, dans un creux comme un bol de faïence, trouer le plus haut quadrillage forestier; peut-être deux cents arbres avec, à l'orée nord, un frêne marqué au minium M 312. Là-bas, devant, et à deux cent trente-cinq pas, planté directement dans la pente de la faïence, un autre frêne. C'est là que l'automne commence.

C'est instantané. Est-ce qu'il y a eu une sorte de mot d'ordre donné, hier soir, pendant que vous tourniez le dos au ciel pour faire votre soupe? Ce matin, comme vous ouvrez l'œil, vous voyez mon frêne qui s'est planté une aigrette de plumes de perroquet jaune d'or sur le crâne. Le temps de vous occuper du café et de ramasser tout ce qui traîne quand on couche dehors et il ne s'agit déjà plus d'aigrette, mais de tout un casque fait des plumes les plus rares, des roses, des grises, des rouille… Puis, ce sont des buffleteries, des fourragères, des épaulettes, des devantiers, des cuirasses qu'il se pend et qu'il se plaque partout; et tout ça est fait de ce que le monde a de plus rutilant et de plus vermeil. Enfin, le voilà dans ses armures et fanfreluches complètes de prêtre-guerrier qui frottaille de petites crécelles de bois sec.

M 312 n'est pas en reste. Lui, ce sont des aumusses qu'il se met; des soutanes de miel, des jupons d'évêques, des étoles couvertes de blasons et de rois de cartes. Les mélèzes se couvrent de capuchons et de limousines en peaux de marmottes, les érables se guêtrent de houseaux rouges, enfilent des pantalons de zouaves, s'enveloppent de capes de bourreaux, se coiffent du béret des Borgia. Le temps de les voir faire et déjà les prairies à chamois bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c'est d'abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison: du bariolage barbare des murs: puis, vous voyez en bas cette conque d'herbe qui n'était que de foin lorsque vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d'or, les mineurs d'ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt; entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d'automne, des frênes, des hêtres, des érables, des amelanciers, des ormes, des rouvres, des bouleaux, des tembles, des sycomores, des mélèzes et des sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs.

Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec des enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L'Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rose satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Vénus était douce comme un grain d'orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s'entassentles blocs compacts d'une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d'inquiétantes constructions: tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes. Les arbres font bruire inlassablement dans l'ombre de petites crécelles de bois sec.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.35 à 38, Folio. 1948

Le Tabac Tresniek

Il s'agit d'un roman autrichien contemporain. Comment dire? Ce n'est pas un livre inoubliable, mais par plaques, par taches, par paragraphes et pages, il suscite l'intérêt, le sourire ou la tendresse.

Le sujet en est l'initiation à l'amour, à la politique et à la loyauté d'un jeune campagnard, Franz, arrivé à Vienne en 1937. Le livre se termine au moment du départ de Freud pour Londres. Car Freud a beaucoup d'importance dans cette histoire même s'il n'apparaît pas souvent; c'est un client du tabac Tresniek.
Franz, ébloui par le prestige de ce client (car la renommée de Freud a atteint jusqu'aux campagnes du Salzkammergut), fait de Freud son conseiller en amour (à coups de conversation sur un banc public en "payant" (remerciant) en cigares); et c'est sans doute les monologues intérieurs de Freud ou les dialogues avec Freud que je préfère.

Le titre français s'éloigne du titre allemand, Der Trafikant. Je trouve le titre français bien meilleur, ce qui me fait craindre de ne pas avoir compris, vu, quelque chose de central dans le livre (qui est le trafiquant? le jeune homme? Freud? Hitler?)

Quelques extraits :

Les exigences et les droits d'une mère (Franz part travailler à Vienne chez un ami de la famille):
Une carte par semaine, ni plus ni moins, c'était le contrat. «Franzl, lui avait dit sa mère, la veille au soir de son départ, en lui effleurant la joue du dos de l'index, tu m'écriras une carte postale toutes les semaines, parce qu'une mère, ça doit savoir comment se porte son enfant!»
«Bon, d'accord», avait dit Franz.
«Mais je veux de vraies cartes postales. Avec de belles photos sur le devant. Je les collerait sur le mur au-dessus du lit, là où il y a la tache d'humidité, comme ça, en les regardant, je pourrai m'imaginer où tu es en ce moment.»

Robert Seethaler, Le Tabac Tresniek, p.35, Sabine Wespieser éditeur, 2012, traduit (très bien) en 214 par Elisabeth Landes
Freud avec une cliente boulimique :
Freud se rencogna un peu plus dans son siège. A dire vrai, la seule raison qui l'avait fait se dissimuler derrière la tête du divan pendant ces innombrables séances d'analyse, toutes ces années, c'est qu'il ne supportait pas d'être fixé une heure durant par ses patients, ni de devoir, lui, contempler leurs visages implorant, fâchés, désespérés ou altérés par quelque autre sentiment. Ces derniers temps notamment, il se sentait souvent dépassé par ces heures de cure épuisantes et observait avec un sentiment d'impuissance croissant cette souffrance qui semblait prendre, chez chacun d'entre eux, des dimensions absolument cosmiques. Comment avait-il bien pu avoir l'idée folle de vouloir comprendre cette souffrance et, en outre, qu'il pourrait l'apaiser? Quel mauvais génie l'avait poussé à consacrer la majeure partie de sa vie à la maladie, à la tristesse et à la détresse? Quand il aurait pu rester physiologiste et continuer tranquillement à manier le scapel et à découper des cerveaux d'insectes en petites lamelles! Ou écrire des romans, de passionnants récits d'aventures qui se seraient déroulés dans de lointains pays ou des temps immémoriaux. Au lieu de quoi, il se retrouvait maintenant assis là, à contempler dans un coin, plongé dans la pénombre, la tête ronde comme une bille de Mrs Buccleton. Ses cheveux décolorés grisonnaient aux racines, et les ailes de son nez palpitaient tandis qu'elle reniflait doucement. Vu d'ici, le nez de Mrs Buccleton ressemblait à un petit animal replet qui tremblait de tous ses membres, abandonné dans une région inhospitalière. Il y avait là quelque chose qui émouvait Freud. Et, dans le même temps, il s'irritait de s'en émouvoir. C'était toujours ce genre de détails d'apparence insignifiante qui lui faisait oublier la distance péniblement instaurée vis-à-vis de ses patients: le mouchoir froissé dans la main du président-directeur général, la perruque qui avait glissé sur la tête de la vieille institutrice, un lacet ouvert, un léger bruit de déglutition, quelques paroles en l'air ou là, maintenant, le nez palpitant de Mrs Buccleton.
«Donc vous avez honte, dit-il. De quoi avez-vous honte?»
«De tout. De mes jambes. De ma nuque. Des taches de sueur sous mes aisselles. De ma figure. De mon allure en général. Même chez moi, toute seule dans mon lit, j'ai honte. J'ai honte de tout ce que je fais, de tout ce que j'ai et de tout ce que je suis.»
«Hum, fit Freud, et qu'en est-il du plaisir?»
«Pardon?»
«Qu'en est-il du plaisir? N'éprouvez-vous pas aussi parfois quelque chose qui ressemble à du plaisir?»

Ibid, p.117-118
Assis sur un banc dans un parc viennois, Franz essaie de comprendre la cure analytique à partir de ses déboires amoureux:
«Monsieur le Professeur, je crois que je suis un drôle de crétin, conclut Franz après quelques instants de silence et d'intense réflexion. J'ai autant de cervelle que nos mourons bêlants de Haute-Autriche.»
«Mes compliments, la lucidité est la condition promière du progrès sur soi.»
«Parce que, vraiment, je me demande quelle importance peuvent bien avoir mes petits soucis idiots à côté de tous ces événements, dans ce monde qui est devenu fou.»
«A cet égard, je peux te tranquilliser. D'abord, les soucis qu'on se fait à cause des femmes sont généralement idiots, certes, mais rarement petits. Ensuite, on peut inverser les termes de la question: quelle est la légitimité de ce qui se passe dans ce monde devenu fou, comparé à tes soucis?»

[…]

«La vérité… répéta-t-il en hochant la tête pensivement. Est-ce que c'est pour entendre ce genre de vérités que les gens s'allongent sur votre divan?»
«Penses-tu! dis Freud en examinant d'un air bougon ce qui lui restait de cigare. Si l'on se bornait à dire la vérité, les cabinets des analystes seraient autant de petits Sahara poussiéreux. La vérité joue un rôle bien moins décisif qu'on ne pense. Il en est en psychanalyse comme dans la vie. Les patients disent ce qui leur vient à l'esprit, et moi j'écoute. Parfois c'est l'inverse, je dis ce qui me vient à l'esprit, et ce sont les patients qui écoutent. Nous parlons, nous nous taisons; nous nous taisons, nous parlons; et, accessoirement, nous sondons de concert la face obscure de l'âme.»
«Et comment faites-vous?»
«Nous avançons péniblement à tâtons dans l'obscurité et, de temps en temps, nous tombons sur quelque chose d'utilisable.»
«Et pour ça, les gens sont obligés de s'allonger?»
«Ils pourraient le faire debout, mais c'est plus confortable, allongé.»

[…]

«Hum, fit Franz en posant une main sur son front pour étouffer un peu le chaos des pensées tumultueuses qui se débattaient derrière. Est-ce qu'il se pourrait que votre méthode du divan ne fasse que détourner les gens des chemins confortables où ils usaient leurs semelles jusque-là, pour les expédier sur un champ caillouteux totalement inconnu, où il leur faut chercher péniblement un chemin, sans savoir à quoi il peut bien ressembler ni même s'il débouche quelque part?»
Freud leva les sourcils et ouvrit lentement la bouche.

Ibid, p.137-141
L'Allemagne envahit l'Autriche, le propriétaire du tabac est arrêté, Franz devient gérant. Il n'écrit plus des cartes postales mais des lettres, sa mère lui répond:
Chez nous il fait chaud. Le Schaffberg est très avenant, et le lac tantôt argenté, tantôt bleu ou vert, comme ça lui chante. Ils ont planté de grands étendards avec des croix gammées sur l'autre rive. Ils se reflètent dans l'eau, ça fait très net. De toute façon, tout le monde est devenu très net tout d'un coup et se promène en prenant l'air important. Figure-toi que le Hitler est maintenant suspendu aussi à l'auberge et à l'école. Juste à côté du Christ. Alors qu'on ne sait même pas ce qu'ils pense l'un de l'autre. La belle auto du Preininger a malheureusement été réquisitionnée. C'est comme ça qu'on dit aujourd'hui quand les choses disparaissent et qu'elles réapparaissent tout d'un coup à un autre endroit. Remarque, l'auto n'est pas allée bien loin. Puisque c'est monsieur notre maire qui se promène dedans maintenant. Depuis que monsieur notre maire est devenu nazi, il a plein de facilités. Tout le monde veut devenir nazi tout d'un coup. Même le garde forestier se balade dans les bois aveic un brassard rouge comme un lampion et s'étonne de ne plus toucher de bêtes. A propos, est-ce que tu te souviens de notre bateau d'excursion, le Hannes? Ils l'ont repeint et rebaptisé. Il brille comme un sou neuf et s'appelle Retour au pays. N'empêche qu'à sa première traversée sous ce nouveau nom, son moteur diesel a explisé et qu'il vallu ramener tout le monde à la rame dans les vieux canots.

[…]

Honnêtement, je ne sais pas trop quoi penser de tes relations avec le professeur Freud. Cela ne me plaît pas beaucoup. Autrefois je pouvais t'interdire de fréquenter les garçons qui ne me convenaient pas. Mais c'est fini. Maintenant tu as l'âge de savoir ce que tu as à faire. Mais n'oublie pas que même si les Juifs sont des gens convenables, ça risque de ne pas leur servir à grand-chose, vu que tout le monde autour d'eux a renoncé à l'être depuis longtemps!

[…]

J'aurais tant aimé t'envoyer un strudel aux pommes de terre, mais, avec la poste qu'on a maintenant, on n'est sûr de rien. Mon cher, très cher garçon, tu ne quittes jamais mon cœur!
Ta mère.


Franz tâta du bout des doigts le papier à lettres finement texturé. Une sensation étrange l'envahit, telle une grosse bulle qui pétilla le long de sa colonne vertébrale et s'insinua par la nuque dans la région de l'occiput où elle flotta agréablement un petit moment. Ta mère, avait-elle écrit, et non Ta maman, comme sur les cartes postales ou avant, lorsqu'elle lui laissait des petits mots tout griffonnés sur la table de la cuisine. les enfants ont des mamans, les hommes ont des mères. […]

Ibid, p.170-171
Deux dates apparaissent dans les dernières pages du livre : 4 juin 1938, date de départ de Freud pour Londres puis, «presque sept ans plus tard», 12 mars 1945, date du bombardement de Vienne.

Philosophie buissonnière

Quelques notes de Cerisy (en espérant ne pas être indiscrètes, sinon je mettrai ce billet hors ligne).

Jean Greisch écrit désormais des contes pour enfants de sept à soixante-dix-sept ans: «j'ai commencé l'école buissonnière une fois à la retraite», dit-il, ce qui évidemment enlève ou ajoute de la difficulté à cette activité.

Ce soir dans la bibliothèque, il nous donne quelques éléments pour éclairer sa démarche: «J'ai écrit des contes comme Schérérazade qui, dit Genette dans Figures III, raconte pour faire reculer la mort. Je n'en ai pas écrit mille mais dix-neuf, c'est un début».
Platon dans le Sophiste dit que pour commencer à penser il faut renoncer à raconter (phrase citée par Heidegger) : de mythos à logos. Mais si l'on y regarde de près, comme bien souvent les philosophes il n'a pas vraiment ni souvent respecté sa propre injonction (le mythe de la caverne, le mythe de Phèdre, etc).
Il s'agit, comme dit Ricœur, de raconter plus pour comprendre mieux.

Cette citation est reprise dans le conte dont nous entendu ensuite la lecture. Il y a toujours une ou deux citations cachées, intégrées invisiblement dans chaque conte. Ce soir dans Minerva la chouette sera cité entre autres Hegel: «gris sur gris», expression prise dans l'introduction à la philosophie du droit.

La table de nuit

Plus sa table de nuit s'agrandit, plus elle s'encombra d'articles qui lui étaient absolument nécessaires pour la nuit: gouttes nasales, bonbons d'eucalyptus, boulettes de cire pour les oreilles, pilules digestives, somnifères, eau minérale, pommade de zinc en tube avec un bouchon de rechange pour le cas où le premier se perdrait sous le lit, et un grand mouchoir pour essuyer la sueur qui s'accumulait entre ses mâchoirs et clavicule droites, non encore habituées à l'empâtement nouveau des chairs et à son insistance à dormir sur le seul côté droit afin de ne pas entendre son cœur: il avait commis la faute, un soir de 1920, de calculer (en comptant sur un autre demi-siècle d'existence) combien il lui restait encore de battements, et maintenant l'absurde rapidité du compte à rebours l'irritait et accérait le rythme auquel il s'entendait mourir.

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.350 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier
Le plaisir de ce passage est multiple.
Raisonnement par l'absurde d'abord: si sa table de nuit ne s'était pas agrandie, aurait-il été moins malade? Absurde, crie la voix du bon sens, c'est parce qu'il y avait besoin de place qu'elle s'est agrandie. Pas sûr, répond la voix de l'expérience, les objets tendent à occupper toute la place qu'on leur laisse, quand il y a eu plus de place, il y a eu plus d'objets.

Plaisir de l'autobiographie et de l'autodérision, ensuite: il me paraît évident (même si je peux avoir tort) qu'il s'agit de la description, au moins en partie, de la table de nuit de Nabokov, qui se moque de son propre vieillissement (il publie Ada à soixante-dix ans).

Plaisir de l'ambiguïté et de l'hésitation, enfin: Nabokov avait-il fait le compte de ses battements de cœur (le genre de calcul que je pourrais faire, sachant que j'ai un cœur qui bat très vite et des ancêtres féminines centenaires) ou s'agit-il déjà de nouveau de l'imperceptible glissement vers la fantaisie et la folie qui caractérise le livre à tout moment?

Mémoires d'une Chaise Heureuse

Dans un autre genre que Grand-Father Chair d'Hawthorne…

Tu sais, dit Van. Je crois vraiment que tu ferais mieux de porter quelque chose sous ta robe dans les grandes occasions.
— Tes mains sont toutes froides. Les grandes occasions? Tu as dit toi-même qu'il s'agissait d'une soirée en famille.
— Et quand bien même… tu te trouves en situation périlleuse chaque fois que tu te pencenes ou que tu t'étales.
— Je ne m'"étale" jamais!
— Je suis tout à fait certain que ce n'est pas hygiénique. A moins qu'il ne s'agisse, de ma part, que d'une forme de jalousie. Mémoires d'une Chaise Heureuse. Oh, ma chérie.

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.350 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier

L'anniversaire d'Ada

« […]
— Mon Dieu, non, répondit l'honnête Van. Ada est une jeune demoiselle tout à fait sérieuse. Elle n'a pas de cavalier… sauf moi, "ça va seins durs". Oh! rappelle-moi qui, qui, disait "seins durs" pour "sans dire"?
— King Wing, un jour où je cherchais à savoir s'il était content de son épouse française. Ma foi, ce sont de bonnes nouvelles que tu m'as données d'Ada. Tu dis qu'elle aime les chevaux?
— Elle aime, dit Van, tout ce qu'aiment nos belles… les orchidées, les bals et La Cerisaie

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.324 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier
Je lis Ada en français en sachant qu'il faudra le relire en anglais. La traduction m'amuse beaucoup, j'essaie d'imaginer l'original. Par exemple, ci-dessus, s'agit-il d'une traduction en français (transposition, donc), ou le jeu de mot est-il en français dans l'original? (je penche pour cette hypothèse (que je pourrais vérifier par un simple détour dans la bibliothèque, mais qu'importe? La question vaut plus que la réponse)).

1884 - 12 ans - p.114
1886 - 14 ans - p.242
1888 - 16 ans - p.291 puis 351

Ajout le 4 novembre 2015
Je m'aperçois que John Shade meurt un 21 juillet, et que le père de Nabokov est né le 15 juillet 1970.

Quand les poètes faisaient trembler les ministères

L'action du roman se déroule entre septembre 1875 et février 1876. Ce dialogue est précisément daté : lundi 13 décembre 1875.
— Oui, mais, pratiquement, que décidons-nous? — susurra M.Naquet.
Le grand orateur le foudroya du regard.
— J'irai, — proposa L. Madier de Montjau, — trouver Victor Hugo. Je lui demanderai d'écrire un poème flétrissant l'intolérance.

Bien! dit Laubardemont. Va! dit Torquemada.

«L'effet serait énorme, surtout à l'étranger.
— Oui, mais, pendant ce temps-là, le brave Laspoumadères continuera à moisir en prison, — ricana M.Naquet.
— Vous critiquez toujours, Naquet, — dit aigrement M.Gambetta. — Proposez quelque chose, au moins.

Pierre Benoit, Pour Don Carlos, p.91-92, livre de poche 1920
Tout me plaît ici : "l'arme" Victor Hugo pour émouvoir l'opinion et le contrepoint pragmatique: que change l'indignation à la situation de la personne touchée par l'injustice dénoncée?

Des nouilles

Vie et passion d'un gastronome chinois de Lu Wenfu couvre les débuts du communisme en Chine et tous ses rebondissements durant le XXe siècle. Le narrateur est un moraliste austère et un fervent révolutionnaire incapable de comprendre le plaisir des sens, et par ironie du sort, il se retrouve en charge d'un grand restaurant à Sunzhou alors qu'il ne comprend absolument pas le plaisir que l'on peut prendre à un bon repas.

Quelques extraits pour le plaisir.

Les différentes façons de manger les nouilles:
Je voudrais plutôt parler des rites accompagnant ces nouilles. Parce qu'il y avait des rites? Oui, c'est vrai, pour un même bol de nouilles, chacun avait ses habitudes. Les gastronomes avaient les leurs, bien établies. Un exemple: on s'asseyait à une table et on appelait le serveur: «Hep! (A l'époque on ne disait pas "Camarade!".) Un bol de nouilles de…!» Au bout d'un instant, le garçon répondait d'une voix forte: «Voilà, j'arrive! Un bol de nouilles de…» Pourquoi ne venait-il pas immédiatement? Parce qu'il attendait que le client ait précisé: nouilles al dente ou bien cuites, nature ou avec bouillon; vertes ou blanches (avec ou sans ciboule); riches (bien grasses) ou légères (sans graisse); sauce longue (avec plus de sauce que de nouilles) ou sauce courte (avec plus de nouilles que de sauce); nouilles sur l'autre rive: la sauce, au lieu d'être versée sur les nouilles, est présentée à part sur une assiette et l'on doit «faire le pont» entre le bol et l'assiette. Quand c'était Zhu Ziye qui arrivait dans le restaurant, on entendait le serveur prendre son souffle et lancer: «Voilà, je viens! Un bol de crevettes sautées en accompagnement, nouilles sur l'autre rive, beaucoup de bouillon, vertes, sauce longue, al dente

Lu Wenfu, Vie et passion d'un gastronome chinois, p31-32, Picquier poche, 1996 - Traduction Annie Curien et Feng Chen
Des nuances de l'interprétation — et des conséquence du manque de précision (cet extrait intervient pour expliquer les déboires du narrateur au moment du Grand Bond en avant — ou plutôt le narrateur fidèle révolutionnaire s'en sert pour tenter de trouver une justificaction à l'incompréhensible):
«Un cheval blanc et un cheval , ce n'est pas la même chose», entend-on dire. Mais si je me contente de dire que tu es un cheval sans préciser ta couleur, tu ne seras qu'une essence de cheval. Ce sont des raisonnements de ce genre qui amènent la confusion, qui font que partout dans le monde des gens prennent le noir pour le blanc, ou le blanc pour le noir.
Ibid, p.124
Le narrateur se rend bien contre que tout n'aurait pas dû se passer comme cela s'est passé, mais qu'y faire? Tant pis.
(Et en lisant ces lignes et celles qui les entourent, je me disais que la France était en train de connaître, sournoisement, sa révolution culturelle. De même en lisant plus bas la définition des "quatre vieilleries", note de la p.128):
[…]; «pas de construction sans destruction préalable», dit-on. Le hic, c'est qu'il a fallu attendre plus de vingt ans pour reconstruire, voilà ce qui m'ennuie.
Ibid, p.142


Les notes de bas de page donnent des précisions historiques et culturelles. Comme les sujets donnant lieu à des appels de note sont cités très naturellement dans le corps du texte, je fais l'hypothèse que ce sont des références culturelles connues et communes à la plupart des Chinois, et qu'elles sont donc un bon point d'entrée pour qui voudrait s'intéresser à la culture et l'histoire chinoises (il s'agirait de travailler systématiquement les sources citées).

Oblomov: héros d'un roman, également appelé Oblomov, de Gontcharov, célèbre pour la peinture d'un caractère velléitaire. p.32

Lu Yu, poète du VIIIe, auteur du Livre du thé; il est considéré comme «le dieu du thé». La légende veut que Du Kang soit l'inventeur du vin en Chine. p.33

Kong Yiji : un intellectuel désargenté, habitué des cavernes bon marché, héros de la nouvelle du même nom de Lu Xun, écrivain du début du siècle. p.39

Les alcools et les viandes empestent chez les riches, la rue offre des cadavres gelés: Vers d'un poème de Du Fu, de la dynastie Tang. p.43

Un doux vent enivrant les passants, Hangzhou se confond avec Bianzhou: c'est-à-dire Kaifeng, capitale des Song du Nord. Vers du poète Lin Sheng, des Song du Sud. note 1 p.45

Cent mille familles payant l'impôt, cinq mille soldats gardant les frontières: vers du poète Bai Juyi, des Tang. note 2 p.45

Des pavillons gorgés de milliers de manches fines comme le jade; des eaux regorgeant de dizaines de milliers de monnaies d'or: vers de Tang Yin, des Ming. note 3 p.45

Jing Ke et Gao Jianli : Deux personnages de l'époque des Royaumes Combatants qui ont, l'un après l'autre, tenté d'assassiner le futur premier empereur de Chine. note 1 p.47

Un vent mélancolique sur les eaux glacées de la rivière Yi, des guerriers en partance qui ne reviendront pas: vers de Jing Ke. note 2 p.47

Dans ce contexte, «petit-bourgeois» souligne essentiellement qu'il s'agissait de jeunes gens ayant poussé leurs études jusqu'à la fin du secondaire au moins. note 2 p.49

La fille aux cheveux blancs: opéra révolutionnaire créé à Yanan qui, adapté en ballet, est devenu l'un des huit opéras révolutionnaires modèles durant la Révolution culturelle. p.51

Les campagnes des Trois et Cinq Anti: en 1951 et 1952, des mouvements qui ont visé les cadres du partis, les fonctionnaires et les capitalistes. p.53

maotai: célèbre alcool blanc, produit dans la province de Guizhou. p.60

Parc aux sites grandioses : dépeint dans le roman classique Le Rêve dans le pavillon rouge. p.84

Une musique qui ne se joue qu'au ciel, qui peut l'entendre sur terre?: vers du poète Du Fu, poète des Tang. p.89

Le petit pain de maïs connote la nourriture la plus pauvre et la plus ordinaire de pékin et sa région. note 2 p.94

Liu Adou: un personnage du roman classique Les Trois Royaumes, qui incarne un caractère incapable. note 1 p.104

le Grand Bond en avant: lancé en 1958. note 2 p.104

les Années noires: trois années de famines, de 1959 à 1961. note 3 p.104

Les Quatre Vieilleries: visant les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et vieilles habitudes. Slogan lancé en 1965. p.128

«Souhaitons que le président vive éternellement, et que le vice-président Lin Biao se porte bien!»: phrase qui devrait être prononcée avant chaque activité, au début de la Révolution culturelle. p.137

pour la fête du Double Neuf: le neuvième jour de la neuvième lune, jour où on monte sur les hauteurs — le chiffre 9 est le plus grand! — pour éviter les malheurs. p.153

Des verres comme phosphorescents remplis de vin fin: vers du poète Wang Han, des Tang. p.174

restaurant Fang Shan: célèbre restaurant impérial, sur le lac Beihai à Pékin. note 1 p.175

l'impératrice Cixi: à la fin de la dynastie Qing. note 2 p.175

Les pères conciliaires font des calembours

Pendant Vatican II, deux bars avaient été installés pour permettre aux pères de se détendre entre deux votes.
Il y avait parfois plus du quart des Pères qui désertaient l'aula pour fréquenter les deux bars où les discussions allaient bon train. La verve conciliaire n'avait pas tardé à leur trouver deux noms, l'un se nommait Bar Jonas, l'autre Bar Abbas1!

Christine Pedotti, La bataille de Vatican II, p.141, Plon, 2012


Note
1 : L'apôtre Pierre est nommé dans l'Evangile Simon, Bar Jonas, «fils de Jonas». Barrabas est le nom du brigand dont la grâce est demandée à Pilate, plutôt que celle de Jésus. Selon certaines sources, le nom du second bar serait Bar-Mitzvah.

La fête de l'alphabet

J'ai appris la langue française dans mon pays natal, la Bulgarie. Lorsque mon français s'est suffisamment amélioré pour que notre professeur puisse nous donner à lire des textes importants, j'ai découvert Proust à travers deux phrases: «Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère», et «Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur».

Ces propos ont étrangement résonné pour moi avec la Fête de l'alphabet qui est, dans mon pays natal, un événement unique au monde. Tous les 24 mai, les écoliers mais aussi les intellectuels, les professeurs, les écrivains manifestent en arborant une lettre. J'étais une lettre, puisque j'en portais une épinglée à mon chemisier, sur mon corps, dans mon corps. Le verbe s'était fait chair et la chair se faisait mots. Je me diluais dans les chansons, dans les parfums, dans la liesse de cette foule. En lisant ces mots de Proust, j'ai eu le sentiment qu'ils faisaient état de quelque chose que j'avais vécu: il s'agissait d'entrer au fond de moi-même comme dans un livre chiffré et charnel pour le traduire dans un autre, à faire lire et partager. Ce travail d'interprétation du texte allait devenir par la suite mon métier. J'ai essayé de l'appliquer à Mallarmé, à Céline et à d'autres écrivains dont Proust évidemment. Absolument.

Julia Kristeva, "Portrait de lecteur" in Un été avec Proust, p.123-124, éditions des Equateurs/France Inter 2014

Markus Vinzent et la datation des évangiles

J'apprends en cours de grec qu'un certain Markus Vinzent (inconnu de la plupart d'entre nous, certes, mais tout de même l'un des organisateurs du colloque de patristique quadriannuel d'Oxford (il se tient cet été, si cela intéresse certains d'entre vous)) remet en cause la datation des évangiles, en attribuant leur rédaction à une réaction à Marcion. Son livre, non traduit, s'intitule Christ's Resurrection in Early Christianity.

La professeur a l'air scandalisée: «Quand on essaie de refaire la démonstration, on s'aperçoit que les citations sont tronquées et manipulées, coupées avant une négation, prises hors contexte, etc. Vinzent tient un blog, la plupart des thèses de son livre s'y trouvent.»

Quelques recherches plus tard, je trouve un article en français. Résumé:
Importante pour Paul, la Résurrection du Christ ne l’aurait pas été pour la plupart des chrétiens, si Marcion, au milieu du IIe siècle, ne l’avait pas redécouverte et remise au goût du jour. Cette thèse provocatrice de Markus Vinzent suppose une redatation postérieure à Marcion de la plupart des écrits du Nouveau Testament, notamment des Évangiles canoniques, où la Résurrection joue un rôle essentiel. Dans ces pages, Christophe Guignard propose un examen critique de cette prémisse essentielle à la thèse de Vinzent.

Christophe Guignard, Etudes théologiques et religieuses, tome 2013/3, pages 347 - 363
Ici un débat sur la méthode de Vinzent illustrant l'effarement de ma prof.
J'ajoute un lien vers ce très beau blog (au moins pour les photos) sur l'Antiquité et la patristique. Je l'ai trouvé grâce à ce titre de billet qui me fait rire: Markus Vinzent a-t-il été enlevé par les aliens? et qui se demande comment un professeur sain d'esprit peut raconter de telles absurdités.

A l'amiable

Pas le plus petit mot écrit ne me fut donné pour garantir l'engagement essentiel qu'ils avaient pris. On me lut certains passages de leurs lettres, sans mettre celles-ci entre mes mains. C'était une «entente à l'amiable». Un homme intelligent1 m'avait mis en garde contre les «ententes à l'amiable» environ treize ans auparavant. Je les ai toujours détestées depuis.

John Henry Newman, Apologia pro vita sua, p.241, Ad Solem,2008


Note
1 : C'était le Rév. E. Smedley (1788-1836), directeur de l'Encyclopedia metropolitana. Comme j'alléguai, un jour, qu'une entente à l'amiable était intervenue entre les éditeurs de l'Encyclopedia et moi, il m'écrivit le 5 juin 1828: «Je déteste ce mot, qui est toujours synonyme de mésentente, et qui annonce plus d'ennuis que tous les autres mots de notre langue, sauf peut-être l'expression apparentée: par délicatesse.»
En réalité, ce n'est pas tant «entente à l'amiable» qui est en cause ici que l'absence d'engagement écrit: un accord peut être amiable, cela ne l'empêche pas de devoir être écrit.

Imprudence anglicane

Début de la quatrième de couverture de l'autobiographie de John Henry Newman par le cardinal Jean Honoré :
1864. Newman est seul, ignoré, presque dédaigné dans l'Eglise catholique qu'il a rejointe vingt ans plus tôt. Profitant de ces circonstances, un intellectuel anglican, Charles Kingsley, défie l'acien leader du Mouvement d'Oxford en mettant en cause l'honnêteté intellectuelle de sa conversion. Kingsley croyait enterrer un moribond. En réalité il venait de réveiller un lion.

Jean Honoré, liminaire à Apologia pro vita sua de John Henry Newman, quatrième de couverture, Ad Solem, Genève 2008

Une lettre d'Alec Guinness

Pour l'anniversaire d'Alec Guinness, Letters of Note publie l'une de ses lettres écrite à une amie au début du tournage du premier Star Wars.

J'essaie de traduire comme je peux, sachant que "Yahoo" me laisse perplexe ("clownerie", "cirque", me dit H., tandis que je pense à Gulliver (wikipedia me dit "abruti" par extension de Swift, justement))1. Un autre problème est le niveau de langue: à quel niveau dois-je traduire le shakespearien Sir Alec quand il écrit une lettre amicale?
Alec Guinness à Anne Kaufman
le 19 avril 1976

Je ne peux pas dire que je prends plaisir à ce film, — de nouveaux dialogues crétins me parviennent tous les deux jours par pacsons de papier rose — et aucun d'entre eux ne rend mon personnage compréhensible ou tout au moins supportable. Je pense juste, dieu merci, à la galette délectable qui me permettra de tenir jusqu'à avril prochain même si Yahoo s'effondre dans une semaine.
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Je dois partir en studio pour travailler avec un nain (très aimable, — et il doit se laver dans un bidet) et vos compatriotes Mark Hamill et Tennyson (ce ne peut pas être ça) Ford — Ellison (? — Non!*) — bref, un mince jeune homme alangui qui est certainement intelligent et drôle. Mais mon Dieu, mon Dieu, ils me donnent l'impression d'avoir quatre-vingt-dix ans — et me traitent comme si j'en avais cent six.

Amitiés

Alec



* : Harrison Ford — as-tu jamais entendu parler de lui?




Note
ajout le 12 avril
1 : Yahoo était une pièce dont Guinness était le co-auteur et dans laquelle il jouait Swift.

Une certaine façon de penser

Réflexions sur l'hôpital.
Le personnel — les médecins, les infirmières et tous les autres — sont des gens consciencieux et surmenés, tous te veulent du bien, se dit-il. Le diabolique dans tout cela, c'est la dynamique irrésistible du fonctionnement — le trop grand nombre de malades et la situation qui devient peu à peu incurable — qui dirige toutes les bonnes intentions dans une seule direction, excluant par là même toute critique radicale, toute possibilité de changement ; le seul moyen d'agir, c'est de collaborer. Ces prémisses conduisent à une certaine façon de penser; si on les voit dans leur corruption dynamique et qu'on y ajoute l'obligation d'agir, alors à l'extrême limite de la réflexion se dessine la silhouette de Höss qui, en introduisant le Zychlon B., voulait seulement "humaniser" la brutalité du procédé, accélérer son "fonctionnement". Qui comprend ce type de raisonnement comprend le siècle où nous vivons, se dit-il.

Imre Kertész, L'Ultime Auberge, p.129-130, Actes Sud, 2015
Je lis sur le quai du RER. Je relève la tête, contemple les toits oranges au ras du quai dans le matin froid et pense: «Ah oui, c'était aussi l'idée du docteur Guillotin.»
«Et finalement, reprends-je en continuant mon tour d'horizon circulaire, il n'avait pas tort, si l'on songe aux boucheries des décapitations au Moyen-Orient.»
Je sursaute intérieurement. Non bien sûr, il avait totalement tort, le problème n'est pas de tuer humainement. La solution est de ne pas tuer. L'humain, c'est de ne pas tuer.

Et c'est ainsi qu'à force de chercher à comprendre, à expliquer, à justifier, on finit par oublier le fond de la question — alors qu'il suffit simplement de refuser de comprendre, d'expliquer, de justifier, qu'il suffit juste de dire non. La raison a fini par engendrer des monstres, c'est peut-être pour cela que cela s'est produit en Allemagne… mais non, voilà que je recommence à penser et à vouloir expliquer.

Le Refus, je crois que c'est un autre livre de Kertész (je n'en connais pas le sujet).

Pour qui ?

L'essai verbeux de Kundera sur le roman. L'éloquence française qui pare ces lieux communs en atténue un peu les absurdités. Cela dit, Kundera arrive à la conclusion que, depuis Kafka, le roman dépeint un homme soumis à une volonté extérieure, désarmé face à un pouvoir qui étend son empire sur tout. Idées familières qui datent de l'époque d'Être sans destin. Néanmoins, la question demeure: si l'adaptation au pouvoir totalitaire est totale, à l'intention de qui décrivons-nous l'homme soumis au totalitarisme? Plus précisément, pourquoi présentons-nous en termes négatifs l'homme soumis au totalitarisme à l'intention d'une entité mystérieuse, extérieure à la totalité, qui pourrait porter des jugement sur celle-ci et qui — puisqu'il est question de roman — trouverait dans l'œuvre à s'amuser et à s"instruire, et se livrerait même à une activité critique, tirant des enseignements esthétiques pour les œuvres à venir? L'absurdité vient de ce qu'il n'y a plus de regard objectif depuis que Dieu est mort. Nous somme dans le panta rhei, nous n'avons aucun point d'appui et pourtant, nous écrivons comme si c'était l'inverse et qu'il existait malgré tout une perspective sub species aeternitatis qui relèverait d'une divinité ou de l'éternel humain; où se cache la solution de ce paradoxe?

Imre Kertész, L'Ultime Auberge, p.9-10, Actes Sud 2015

Règle de conduite

L'expérience et l'histoire m'ont appris qu'il faut TOUJOURS protester quand on a pour cela un motif de conscience ou de conviction. On s'attire sans doute quelques désagréments, mais il en reste toujours quelque chose.

Yves Congar, Mon journal du Concile, tome 1, p.14, Cerf, 2002

Curiosité

… la jeune fille dont l'amour s'était évaporé devant un demi-tiers de mousseline.

Honoré de Balzac, Le Bal de Sceaux, 1829, p.162, Pléiade tome I

Ce difficile problème littéraire

Joseph Lebas, Genestas, Benassis, le curé Bonnet, le médecin Minoret, Pillerault, David Séchard, les deux Birotteau, le curé Chaperon, le juge Popinot, Bourgeat, les Sauviat, les Tascheron et bien d'autres ne résolvent-ils pas le difficile problème littéraire qui consiste à rendre intéressant un personnage vertueux?

Honoré de Balzac, avant-propos à La maison du chat-qui-pelote, p.IX, Albin Michel, 1950
Cet avant-propos est extrait de la préface générale écrite pour la première édition de la Comédie humaine dont le tome I parut en 1842.

Cette étonnante observation

Karl Rahner commence ainsi un discours dans lequel il va parler du décalage entre les ambitions de la jeunesse et les réalisations de la vieillesse:
Chers amis, elle n'est pas vraiment confortable la «fonction honorifique» que vous m'avez si généreusement confiée pour fêter nos «retrouvailles de l'année d'ordination 321». Après les discours plus agréables et plus amicaux qui puisent dans le passé pour évoquer les anciens et heureux temps, je dois en effet tenir quelque chose comme un «discours plus spirituel»: «Nous ne savons pas nous-mêmes exactement comment nous l'entendons; mais à toi cela doit bien dire quelque chose.» Et me voici comme un pauvre bougre, un peu ému, un peu mélancolique, et pourtant reconnaissant. Reconnaissant de ce que — n'est-ce pas déjà beaucoup? — nous sommes encore les anciens et, dans l'ensemble — je ne veux pas dire de façon rectiligne, et pourtant de façon réelle —, notre chemin nous fait revenir à la cathédrale de notre ordination sacerdotale, où nous nous sommes de nouveau réunis aujourd'hui.

En un moment tel que celui que nous fêtons aujourd'hui, on a tendance à faire briller le passé et le présent de l'éclat agréable des idéaux solennels. Mais c'est dangereux, car cela devient facilement quelque chose de factice. En effet, une fois que l'on a dépassé le faîte de la vie, on n'est plus interrogé sur ses idéaux, mais sur ses réalisations, pas sur ce qu'on voulait, mais sur ce qu'on a fait. Et, à vrai dire, il ne nous reste à cette heure rien d'autre à faire — pour autant que cela soit globalement faisable — qu'une sorte de bilan de notre vie, sobrement et sérieusement. Sans perdre de vue que les années à venir pourraient encore voir des changements dans certains postes. Avec l'inquiétude — est-ce de l'espérance ou de la peur? — que tout puisse encore devenir autre, parce que, bien sûr, nous n'avons pas encore vraiment fouillé tous les recoins de notre chemin de vie et que, malgré toute l'expérience acquise, nous ne savons toujours pas exactement qui nous sommes. Mon Dieu, quelles surprises la vie peut-elle encore nous réserver, pouvons-nous encore nous réserver? Avec la vraisemblance assez forte, à la limite de la certitude — certainement pas plus — que nous serons au moment de mourir ce que nous sommes déjà maintenant et que donc nous sommes vieux. Oui, mes amis, cette étonnante observation que nous sommes vieux sera à peu près tout ce que, en tant que comptable de grâces particulières, je saurai dire pour notre «bilan». Mais il m'apparaît que cet état de fait est assez difficile et sombre pour devoir exiger votre bienveillante attention pendant quelques minutes.

Nous sommes déjà pas mal vieux. Bien sûr, il en est ainsi de l'extérieur, dans la vie civile et professionnelle, il n'y a pas grand-chose à dire là contre. La mort est certes de plus en plus proche de la personne humaine; mais chaque humain ne vit pas aussi près d'elle. Nous sommes déjà acculés à elle, c'est perceptible: nous devenons vieux; nous ne parvenons plus très bien à dépasser les opinions que nous nous étions bâties hier; nous commençons à aimer la tranquillité et nous ressentons les événements inhabituels comme dérangeants; les paroles «enthousiasmantes» nous enthousiasment moins qu'autrefois; et les pensées «profondes» nous laissent parfois une pénible impression de lassitude. Et quand nous déclarons que quelque chose est scandaleux ou effroyable, cette déclaration doit parfois à elle seule tenirtenir lieu de ce qui est scandaleux et effroyable. L'étonnement — ce beau point de départ d'un esprit jeune — s'est transformé pour nous en une vague sensation d'être étranger à tout: tout est connu et a déjà existé et, d'une manière ou d'une autre, tout est parfaitement sans espoir et horriblement sinistre. C'est comme si tout cela, encore maîtrisé et pourtant déjà perceptible, provoquait une crispation de plus en plus forte, une crispation de quelqu'un à qui l'on a posé trop de questions et qui, se sentant maintenant menacé, se referme. Nous n'avons plus de sympathie pour la réalité, qui semble attendre que nous nous retirions peu à peu. Notre esprit continue de fonctionner: on lit, on écoute, on parle, on cherche à étudier encore. Mais, sans se l'avouer vraiment, on en ressent de l'ennui.

Karl Rahner, "Pouvons-nous enore devenir saints", in Existence presbytérale, p.122-123
Que visaient-ils, tous, plus jeunes? devenir saints. Mais nous ne le sommes pas devenus, constate Rahner. S'en suit sur plusieurs pages un jeu de type pascalien (bathmologique pour ceux qui connaissent) entre culpabilité, remords, repentir, grâce, spirale interrompue (au moment où je me disais qu'il n'en sortirait plus) par «Aussi devons-nous prier, et non penser», axiome suivi de l'urgence d'agir, de choisir des actions humbles et non spectaculaires qui permettent d'agir tout de suite sans attendre.



1 : Si j'en crois cette page, ce discours a été prononcé en 1966 (si la date de publication du discours coïncide avec celle de sa prononciation). Rahner avait soixante-trois ans.

Les jours s'en vont je demeure.

Je n'avais jamais fait attention au fait que ce qui demeurait était une demeure.
Quoique cette cabane dût au voisinage de la ville quelques améliorations complétement perdues à deux lieues plus loin, elle expliquait bien l'instabilité de la vie à la quelle les guerres et les usages de la Féodalité avaient si fortement subordonné les moeurs du serf, qu'aujourd'hui beaucoup de paysans appellent encore en ces contrées une demeure, le château habité par leurs seigneurs.

Honoré de Balzac, Les Chouans, p. 1097, 1829 - Pléiade tome VIII

La note qui force le respect

Pierre Abraham (Créatures chez Balzac, 1931, p.127) a recensé onze personnages masculins aux yeux verts dans La Comédie humaine.

note 2 de la page 964 se trouvant p.1721 du tome VIII des œuvres de Balzac. (Note à propos des Chouans)

Petit artifice typographique

L'avertissement du « Gars », qui ne sera publié qu'en 1931, nous apprend incidemment que Balzac a lu Tristram Shandy:
[...] quant à tous les critiques enfin, ils pourront, en m’adressant des avis, me trouver dans mes possessions d’Espagne où nulle voix ne parvient, et voici sur quoi j'appuie mon humble dédain, sifflant à leurs oreilles le lilla burello de mon oncle le capitaine Tobie Shandy.

Honoré de Balzac, "Avertissement du « Gars »", p.1679, Pléiade t.VIII
La trace de cette lecture se retrouve sous une forme plus matérielle à la fin de l'introduction de la première édition des Chouans, en 1829:
Si quelques considérations matérielles peuvent trouver place après tous ces credo politiques et littéraires, l'auteur prévient ici le lecteur qu'il a essayé d'importer dans notre littérature le petit artifice typographique par lequel les romanciers anglais expriment certains accidents du dialogue.

Dans la nature, un personnage fait souvent un geste, il lui échappe un mouvement de physionomie, ou il place un léger signe de tête entre un mot et un autre de la même phrase, entre deux phrases et même entre des mots qui ne semblent pas devoir être séparés. Jusqu'ici ces petites finesses de conversation avaient été abandonnées à l'intelligence du lecteur. La ponctuation lui était d'un faible secours pour deviner les intentions de l'auteur. Enfin, pour tout dire, les points, qui suppléaient à bien des choses, ont été complètement discrédités par l'abus que certains auteurs en ont fait dans ces derniers temps. Une nouvelle expression des sentiments de la lecture orale était donc généralement souhaitée.

Dans ces extrémités, ce signe — qui, chez nous, précède déjà l'interlocution, a été destiné chez nos voisins à peindre ces hésitations, ces gestes, ces repos qui ajoutent quelque fidélité à une conversation que le lecteur accentue alors beaucoup mieux et à sa guise.

Ainsi, pour en donner ici un exemple, l'auteur pourrait faire ce soliloque: « J'aurais bien fait un errata pour les fautes qu'une impression achevée en hâte a laissées dans mon livre; mais — qui est-ce qui lit un errata ? — personne.»

Honoré de Balzac, "Introduction de la première édition" [des Chouans], p.901, Pléiade t.VIII
En effet, le — est très largement utilisé dans Tristram Shandy.
Une note (p.1687) nous précise que ce « petit artifice typographique » ne sera plus utilisé dans l'édition Vimont en 1834.

Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa

Le thème du dernier bookcrossing était « les prix littéraires de l’année », et je n’ai toujours pas bien compris pourquoi quelqu’un a présenté Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa. Etait-ce parce qu’elle a été élevée au rang d'officier de la légion d’honneur cette année?

Quoiqu’il en soit, ce n’est pas un roman désagréable, mais il finit par en suinter un léger ennui, à l’image de la vie du personnage principal incapable de ressentir la moindre passion — mais gentil, prévenant — si gentil et si prévenant que l’on ne sait plus s’il est stupide ou saint, et que l’on en vient à penser que le terme d’idiot lui conviendrait mieux qu’au prince Mychkine.

Le ressort du récit est que Chourik est incapable de ne pas apporter de réconfort aux femmes qu’il croise, et que celles-ci attendent toujours le même genre de réconfort: du sexe. Nous sommes aux deux tiers du livre quand Chourik atteint de fièvre admet que cela n’est ni tout à fait normal, ni entièrement satisfaisant:
Il était à bout de forces après ces deux jours et ces deux nuits passés à s’occuper d’elle [d’une fillette qui a la varicelle] presque sans aucun répit, et la fatigue modifiait un peu la réalité, il flottait vers un lieu où les pensées et les sentiments se transformaient, et il prenait clairement conscience de la nullité de son existence. Il avait pourtant l’impression de faire tout ce qu’on attendait de lui… Mais pourquoi toutes les femmes de son entourage ne lui demandaient-elles qu’une seule chose: des services sexuels ininterrompus? C’était une excellente occupation, seulement pourquoi n’avait-il jamais réussi une seule fois dans sa vie à choisir une femme lui-même? Il aurait bien aimé, lui aussi, tomber amoureux d’une fille comme Alla… Comme Lilia Laskine… Pourquoi Génia Rosenweig, ce gringalet au cou maigre, avait-il pu se trouver une Alla? Pourquoi lui, Chourik, sans jamais choisir, devait-il répondre avec les muscles de son corps à toute demande insistante émanant de cette folle de Svetlana, de la minuscule Jane, et même de la petite Maria?
«Peut-être que je n’en ai pas envie? Non, c’est ridicule! Le malheur, c’est que justement, j’en ai envie… Mais envie de quoi? De les consoler toutes? Et seulement de les consoler? Mais pourquoi?»

Ludmilla Oulitskaïa, Sincèrement vôtre, Chourik, p.406. Folio 2004.
Le livre égrène les prénoms féminins et les situations les plus diverses comme autant de contes fantasques au dénouement vivement mené lorsque l’auteur semble se désintéresser du personnage secondaire.
L’intérêt principal de l'ouvrage est de laisser entrevoir en filigrane la vie soviétique: le cordonnier, le calfeutreur de fenêtres, les appartements devenant communautaires au gré des divorces et deuils, la datcha louée en banlieue de Moscou dans laquelle on s’installe pour les beaux jours, le très difficile concours d’entrée à l’université de Moscou dont les recalés s’inscrivent dans des « instituts », la difficulté de trouver un sapin à Noël, le réseau d’entraide et de connaissances qui permet de toujours trouver une solution, le racisme larvé (antisémite, anti-noir), le mépris des handicapés, les orphelinats, la difficulté de quitter la région dans laquelle on est enregistré (ce qui fait penser au servage), les communistes du monde entier qui envoient leurs enfants étudier à Moscou, le conformisme des grands responsables soviétiques qui ne peuvent admettre une fille-mère dans leur famille, etc.

Pour mémoire, parce que cela me touche, portrait d’un vieux soviétique un peu pénible en train de mourir pendant les jeux olympiques de 1980:
Mikhaïl Abramovitch se mourait d’un cancer chez lui, il avait refusé d’aller à l’hôpital. En tant que vieux bolchevick, il avait droit à des soins médicaux particuliers, mais jadis, il y a très longtemps, il avait refusé une bonne fois pour toutes les privilèges accordés par le Parti, les considérant comme indigne d’un communiste. Et ce dinosaure squelettique, sans doute le dernier de sa tribu en voie d’extinction, titubant de faiblesse et emmitouflé dans une couverture de l’armée, finissait ses jours dans un appartement empestant l’urine, un volume de Lénine entre les mains.
Deux rangées de livres poussiéreux alignés sur des étagères, des chemises en carton tenues par des bouts de ficelle, des piles de papiers froissés et gribouillés… Les œuvres complètes de Marx-Engels-Lénine-Staline, et Mao-Tsé-Toung en prime… La demeure d’un ascète et d’un fou.
Chourik s’était résigné depuis longtemps à la nécessité d’apporter au vieillard des médicaments et de la nourriture, mais les séances d’éducation politique, le véritable pain quotidien de cette vie déclinante, lui étaient insupportables. Le vieillard détestait Brejnev et le méprisait. Il lui écrivait des lettres (des analyses d'économie politique truffées de citations tirées des classiques), mais il représentait en ce monde une quantité si négligeable qu'on ne lui faisait même pas l'honneur de lui répondre, et encore moins de le persécuter. Cela le mortifiait, il se plaignait sans arrêt et prophétisait une nouvelle révolution.

Chourik posa sur la table de la nourriture provenant du buffet olympique, du fromage à tartiner étranger, des brioches d'une forme biscornue, du jus de fruit dans des cartons, et un pot de marmelade. Le vieillard considéra cela d'un air mécontent.
« Pourquoi dépenses-tu de l'argent inutilement? J'aime les choses simples, moi…
— Mikhaïl Abramovitch, pour être franc, j'ai acheté tout cela au buffet. Je n'ai pas le temps de courir les magasins.
— Bon, bon! fit Mikhaïl Abramovitch, maganime. Si tu ne me trouves pas la prochaine fois que tu viens, de deux choses l'une: ou bien je serai mort, ou bien je serai à l'hôpital. J'ai décidé d'aller à la clinique du quartier, comme tous les Soviétiques… Tu salueras bien Véra Alexandrovna de ma part. Elle me manque beaucoup, et je parle sincèrement…»

Pâte-de-fruit souffrait d'insomnie, il garda Chourik longtemps, et c'est suelment à une heure et demie du matin que le jeune homme put enfin s'effondre sur son lit.

Ibid, p.304

Le Mariage des enfants

Le Royaume et Soumission ayant aussitôt "disparu" du rayon des nouveautés de la bibliothèque de l'entreprise, il y restait une dizaine d'ouvrages dont un mince et totalement inconnu (mais que faisait-il là?): Le Mariage des enfants. Un feuilletage plus tard, il apparaissait qu'il ne s'agissait pas de sentiments mais d'une affaire de gros sous: comment financer le mariage de son fils quand une légère tendance à la paranoïa vous entraîne à la surenchère face au charmant futur beau-père de votre fils?

Tout commence par une incapacité à dire non, à ne pas vouloir être le premier à "se coucher" dans cette partie de poker menteur:
Qui pouvait comprendre que je m'obstinasse à refuser une bonne affaire? Les bonnes affaires, même ruineuses, ne se refusent pas, sauf par les imbéciles qui sont les seuls à penser que les bonnes affaires au-dessus de leurs moyens ruinent aussi sûrement que les mauvaises affaires hors de prix.

Michel Richard, Le Mariage des enfants, p.41-42, Fayard, 2014
Le narrateur se retrouve donc à devoir trouver une idée pour réunir rapidement l'équivalent de six mois de salaire. Comme il travaille dans un journal culturel, il va monter trois arnaques jouant sur les mécanismes médiatiques du monde contemporain.
L'auteur ne se donne pas la peine d'écrire un livre fouillé et puissant (ça manque de détails, ça manque de la patience d'écrire et de décrire), mais c'est amusant, enlevé; et lire un livre en une heure, cela fait du bien, parfois.

L'auteur, journaliste, connaît les ficelles et les condense, c'est même l'objet principal du livre. S'agissant des prix littéraires, il note :
Des prix, il y en avait en veux-tu en voilà. Je ne l'avais pas dit à mes interlocuteurs, manière de ne pas dévaloriser leur entrée sur le marché, mais la France était la plus grande productrice du monde de fromages et de prix littéraires, les seconds écrasant de loin les premiers. Internet, sur le site http:www.republique-des-lettres.com/topique/prix.shtml, m'avoit fourni le chiffre de 1150, sans compter les distinctions de concours lirréraires divers, auquel cas on parvenait au chiffre de 1850. Ça paraissait beaucoup, comme ça, mais ce n'était pas encore assez. les éditeurs et les auteurs raffolaient des prix. L'idéal serait presque qu'il y ait autant de prix à donner que de titres publiés. (Ibid, p.58)
L'auteur en profite pour donner le vocabulaire nécessaire à un générateur automatique de critiques littéraires, exercice bien rôdé toujours plaisant:
Une petite troupe [de jurés] qui dirait ou écrirait, partout où il le faudrait, le bien-fondé de leur choix final avec force injonctions raffinées du genre: «A lire absolument» ou «A lire d'urgence». L'urgence se faisait beaucoup, dans la critique littéraire. Tout était urgent: urgent, le besoin qu'avait eu l'écrivain d'écrire; urgente, la lecture que devait en faire le lecteur. Comme si ledit bouquin avait une date de péremption, une durée limite de consommation au-delà de laquelle sa lecture se ferait indigeste, voire toxique, comme les conserves.

[…] S'ils ne faisaient pas dans l'urgent, les critiques ne manquaient pas d'autres formules comme «Se dévore comme un thriller», «Se lit d'une traite», ou plus simplement «Superbe», «Fascinant». «Attention, chef-d'œuvre» faisait aussi l'affaire, on en comptait bein cinq ou six par saison. Sans parler des «On n'en sort pas indemne»: c'était fou, le nombre de bouquins dont on ne sortait pas indemne! Vous lisiez le livre et votre vie, après, n'était plus la même qu'avant. Pour un essai, le critique avait une prédilection pour «Dérangeant mais salutaire», qui ne mangeait pas de pain puisqu'on ne savait au juste ce qui, du bienvenu ou du contestable, l'emportait vraiment. A moins qu'il n'optât pour un tonique «Edifiant» ou un impérieux «Indispensable».(Ibid, p.92-93)
Plus mélancoliques, puisqu'il s'agit de souligner les travers du snobisme culturel et de la médiatisation, ces quelques mots prémonitoires sur l'islam, la "liberté d'expression", etc. (Le livre a été imprimé en octobre 2014):
Mon scandale, je l'avais trouvé. Ça n'avait pas été si facile. Le marché de l'art en était saturé. Religieuses ou sexuelles, toutes les transgressions avaient été osées. Seul encore le créneau de l'islam restait inexploré. Aucun artiste, aussi rebelle, destroy, anar, contestataire ou no future fût-il, ne s'y était risqué. Une fatwa sur Rushdie avait, mieux que toute indigation, marqué les limites de l'art transgressif. Inutile de dire que je ne m'y lancerais pas non plus: pas fou. (Ibid, p.132)
Le narrateur, journaliste culturel je le rappelle, écrit un papier pour démolir un peintre:
[…] Bref, je résume, ce Lermann-là était un jean foutre dont j'espérais qu'il serait traité comme tel par le public, c'est-à-dire purement et simplement ignoré.
La vivacité du ton me valu quelques reprises dans les revues de presse radio. L'appel au boycott d'un artiste étant présumé par nature fascitoïde, rien n'eût pu, mieux que lui, attirer l'attention d'abord, l'immédiate sympathie ensuite, l'inéluctable solidarité enfin vis-à-vis dudit artiste ainsi dénoncé. (p.156)
[…] Du reste il y avait foule. La police avait installé des barrières métalliques sur le trottoir et surveillait la galerie vingt-quatre heures sur vingt-quatre de peur que quelque extrémiste voulût s'en prendre à la liberté d'expression. (Ibid, p.157)
C'est presque la fin. Reste la composition idéale d'un plateau télé, les tics langagier du présentateur, la pluie à la sortie de la messe. J'ai oublié de parler de ma chère 17e chambre correctionnelle spécialisée dans les affaires de presse et les people (autant dire que si vous êtes un lamba, vous n'intéressez pas le président…).
Voilà. Une heure pour sourire en lisant un livre reposant. Ça change.

Les légendes familiales

Vers le milieu du XXe, les légendes familiales ont soudain connu une vogue générale qui possédait une multitude de causes diverses, dont la principale était sans doute le désir secret de combler le vide qui s'était creusé dans le dos des gens.
Avec le temps, des sociologues, des psychologues et des historiens se sont mis à étudier toutes les raisons qui ont incité un grand nombre de personnes à se lancer au même moment dans des recherches généalogiques. S'il ne fut pas donné à tout le monde de remonter jusqu'à des ancêtres nobles, certains cas bizarres, comme une grand-mère première femme médecin de Tchouvachie, un mennonite descendant d'Allemands hollandais ou, chose plus piquante encore, un bourreau affecté aux salles de torture de Pierre le Grand, n'étaient pas sans posséder une certaine valeur, tant familiale qu'historique.

Lumila Oulitskaïa, Sincèrement vôtre, Chourik, p.26 - Folio 2004

Filiation

Callas, Delphin-Jules! Celui-là, on sait comment il était. Il s'était fait tirer le portrait avec Anselmie, sa femme, se tenant tous les deux par le petit doigt, à peine deux ans avant. Le portrait est ici, chez Honorius, je l'ai vu. Allez-y, vous le verrez. Les Honorius sont de Corps mais, la belle-sœur d'Honorius, enfin, je ne sais pas, des trucs de cousins germains, de, j'avoue que je ne sais pas très bien. D'habitude, ces choses-là, on doit les savoir; là c'est vague, je ne sais pas très bien. Ce qu'il y a de certain, c'est que la belle-sœur, la cousine, a hérité d'un Callas d'ici. Non. Je sais, attendez, voilà, ça m'a mis sur la voie. Ce n'est pas la belle-sœur ni la cousine, c'est la tante d'Honorius, la sœur de sa mère qui a hérité d'un Callas, qui était son beau-frère, le frère de son mari et le petit-fils du frère de Callas Delphin-Jules. Là, on y est. Je savais que je me souviendrais. J'ai suivi les filiations de tous ceux qui ont participé à la chose. Pour voir de quelle façon ils figurent maintenant dans les temps présents (mais, nous en parlerons plus tard). A la mort de la tante, il y a eu un arrangement et les Honorius de Corps ont eu en jouissance la maison d'ici et en propréité les meubles qu'elle contenait. La maison, c'est là où ils ont ouvert l'épicerie-mercerie, et les meubles c'est là où j'ai trouvé la photo de Callas Delphin-Jules et d'Anselmie.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.46-47, Folio. 1948

Le goût du sang

— Ce qu'il me faudrait savoir, dit-il, c'est pourquoi on les tue et pourquoi on les emporte. Ce n'est pour voler. Ce n'est pas des assassinats de femmes puisque Bergues et, d'ailleurs, Ravanel Georges… Si on était chez les Zoulous, je dirais que c'est pour les manger… A part ça, moi, je ne vois rien.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.44, Folio. 1948

Si à l'époque, on avait pu faire de la photographie en couleurs, il est incontestable que nous pourrions voir maintenant que Delphin était construit en chair rouge, en bonne viande bourrée de sang.

Ravanel Georges, si on en juge par le Ravanel qui, de nos jours, conduit les camions, avait également cet attrait. Marie Chazottes, évidemment, n'était pas grosse et rouge, mais précisément. Elle était très brune et par conséquent très blanche, mais, quelle est l'image qui vient tout de suite à l'esprit (et dont je me suis servi tout à l'heure) quand on veut indiquer tout le pétillant, tout le piquant de ces petites brunes? C'est «deux sous de poivre». Dans Marie Chazottes, nous ne trouvons pas l'abondance de sang que nous trouvons chez Ravanel (qui fut guetté), chez Delphin (qui fut tué), mais nous trouvons la qualité du sang, le vif, le feu; je ne veux pas parler du goût. Je n'ai, comme bien vous pensez, jamais goûté le sang de personne; et aussi bien, je dois vous dire que cette histoire n'est pas l'histoire d'un homme qui buvait, suçait, ou mangeait le sang (je n'aurais pas pris la peine, à notre époque, de vous parler d'un fait aussi banal), je ne veux pas parler du goût (qui doit être simplement salé), je veux dire qu'il est facile d'imaginer, compte tenu des cheveux très noirs, de la peau très blanche, du poivre de Marie Chazottes, d'imaginer que son sang était très beau. Je dis beau. Parlons en peintre.

Ibid, p.48-49, Folio. 1948

Les bruits, les couleurs, la lumière

On plaçait de nouveau le fusil à portée de la main, sur la table, à côté de l'assiette de soupe. Les volets sont fermés, la porte est barricadée. On ne voit pas la nuit. On sait seulement que la neige s'est remise à tomber. On fait le moins de bruit possible en respirant, pour être certain de ne perdre aucun des bruits que fait le reste du monde, pouvoir bien interpréter, savoir d'où ils viennent: si c'est de la branche de saule qui craque maintenant sous un nouveau poids de gel; si c'est ce papier collé sur une vitre cassée qui bourdonne ou qui tamboure; si c'est la clenche qui grelotte, un étai qui geint, des rats qui courent.
Encore quinze heures à attendre.
Naturellement, attendre… attendre… le printemps vient. Il en est de ça comme de tout. Le printemps arriva. Vous savez comment il est: saison grise, pâtures en poils de renard, neige en coquille d'œuf sur les sapinières, des coups de soleil fous couleur d'huile, des vents en tôle de fer-blanc, des eaux, des boues, des ruissellements, et tous les chemins luisants comme des baves de limace. Les jours s'allongent et même un soir (il fait déjà jour jusqu'à six heures) il suffit d'un peu de bise du nord pour qu'on entende, comme un grésillement, la sortie des écoles de Saint-Maurice: tous ces enfants qu'on lâche dans la lumière dorée et de l'air qui pétille comme de l'eau de Seltz.
Depuis longtemps on avait revu la pointe du clocher au-dessus de la girouette; on avait revu les prés de Bernard, les clairières, la Plainie, le Jocond. On avait revu que les pistes qui montent sur le Jocond ont beau monter raides, elles ne vont pas dans les nuages: il y a le ciel. Un beau ciel couleur de gentiane, de jour en jour plus propre, de jour en jour plus lisse, englobant de plus en plus des villages, des pentes de montagnes, des enchevêtrements de crêtes et de cimes. Peut-être même trop…

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.29-30, Folio. 1948



Remarque : la quatrième de couverture de ce Folio est criminelle, je ne peux rêver plus bête: «Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare: il fumait une cartouche de dynamite.» Comment peut-on faire cela à un auteur, à des lecteurs? Je sais bien que nous ne lisons pas «pour savoir si la baronne épousera le vicomte» (Flaubert), mais tout de même.

Une opinion tranchée

Extrait de la lettre de démission de l'Académie de langue et de littérature (de Darmstadt)
Si l'on songe à quel point, peu importent les circonstances, un seul poète ou écrivain est déjà ridicule et difficilement supportable à la communauté des hommes, on voit bien combien plus ridicule et intolérable encore est un troupeau entier d'écrivains et de poètes, sans compter ceux qui sont persuadés d'en être, entassés en un seul endroit! Au fond tous ces dignitaires ayant rallié Darmstadt aux frais de l'Etat ne s'y réunissent que dans le but, après une année stérile passée à se haïr à distance, de se raser mutuellement durant une semaine supplémentaire.

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, p.150, "A propos de ma démission", Gallimard, 2010

Blasphème

HÉLICON : Scipion, on a encore fait l’anarchiste !
SCIPION, à Caligula : Tu as blasphémé, Caïus.
HÉLICON : Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
SCIPION : Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre.
HÉLICON : Ce jeune homme adore les grands mots.
Fin de la cérémonie d’adoration de l’idole Caligula-Vénus. Hélicon menace Scipion du doigt.
CAESONIA, très calme. : Comme tu y vas, mon garçon ; il y a en ce moment, dans Rome, des gens qui meurent pour des discours beaucoup moins éloquents.
SCIPION : J’ai décidé de dire la vérité à Caïus.
CAESONIA : Et bien, Caligula, cela manquait à ton règne, une belle figure morale !
CALIGULA, intéressé. : Tu crois donc aux dieux, Scipion ?
SCIPION : Non.
CALIGULA : Alors, je ne comprends pas : pourquoi es-tu si prompt à dépister les blasphèmes.
SCIPION : Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d’y croire.
Il va se coucher sur un divan.
CALIGULA : Mais c’est de la modestie, cela, de la vraie modestie ! Oh ! cher Scipion, que je suis content pour toi. Et envieux tu sais... Car c’est le seul sentiment que je n’éprouverai peut-être jamais.
SCIPION : Ce n’est pas moi que tu jalouses, ce sont les dieux eux-mêmes.
CALIGULA : Si tu veux bien, cela restera comme le grand secret de mon règne. Tout ce qu’on peut me reprocher aujourd’hui, c’est d’avoir fait encore un petit progrès sur la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d’agaçant. J’ai supprimé cela. J’ai prouvé à ces dieux illusoires qu’un homme s’il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule.
SCIPION : C’est cela le blasphème, Caïus.
CALIGULA : Non, Scipion, c’est de la clairvoyance. J’ai simplement compris qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux.
SCIPION : Il suffit de se faire tyran.
CALIGULA : Qu’est-ce qu'un tyran ?
SCIPION : Une âme aveugle.
CALIGULA : Cela n’est pas sûr, Scipion. Mais un tyran est un homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son ambition. Moi, je n’ai pas d’idées et je n’ai plus rien à briguer en fait d’honneurs et de pouvoir. Si j’exerce ce pouvoir, c’est par compensation.
SCIPION: À quoi ?
CALIGULA : À la bêtise et à la haine des dieux.

Albert Camus, Caligula, Acte III, Scène II

Source camusienne

J'ai lu Le Détroit de Behring à la recherche de «Les Kirghizes lisaient Fénelon en sanglotant», phrase d'Antoine Blondin citée par Carrère cité par Renaud Camus p.159 dans Demeures de l'esprit - France Sud-Ouest. (Dans Le Détroit de Behring, elle se trouve p.115.)

J'y ai trouvé la source d'un expression que l'on croise de temps à autre chez Renaud Camus: «Je sais bien, mais quand même» :
Passé un certain seuil de secret, d'invérifiable, l'uchroniste est à l'aise dans le confort d'une certitude que rien ne peut entamer, et du même coup, il cesse d'être uchroniste. La tension s'est perdue qui l'affontait au monde, au réel, en un combat dont l'enjeu se définit par l'équilibre impossible des forces, le mouvement pendulaire qui fait successivement épouser l'une et l'autre, le réel, la lubie, sans pouvoir jamais s'arrêter à aucune. «Je sais bien, mais quand même…»: l'uchronie tient tout entière dans ce va-et-vient et s'étiole pour peu qu'on se fixe du côté de la lubie — auquel cas on est fou et c'est beaucoup plus simple — ou du côté du réel avec qui on peut transiger, dont la richesse en données invérifiables permet de dorloter, sans dommage ni scandale, une petite conviction intime que rien ne vient heurter et qui ne heurte rien.

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.38. P.O.L 1986

Bibliographie de l'uchronie

En s'interrogeant sur le manque de succès de l'uchronie (comparé à celui de l'utopie), Emmanuel Carrère analyse un certain nombre d'ouvrages sur le thème en en résumant certains de façon fort intéressante.
En voici la liste (sans garantie d'exhaustivité) :

Charles Renouvier (1876) : Uchronie, sous-titre 1 : Esquisse apocryphe du développement de la civilisation européenne, tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être, sous-titre 2 : L'utopie dans l'histoire - livre dit fondateur du genre.
Jacques van Herp : Panorama de la science-fiction : un chapitre consacré à l'uchronie.
Pierre Versins : Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction: idem, "un chapitre magistral".
Alexandre Dumas : Le vicomte de Bragelonne : le mystère du masque de fer.
Pierre Veber (1924) : Seconde vie de Napoléon Ier.
Louis Millanvoy (1913) : Seconde vie de Napoléon (1821-1830).
Louis-Napoléon Geoffroy-Chateau (1836) : Napoléon ou la conquête du monde. 1812 à 1832, publié anonymement en 1836, réédité en 1841 avec nom d'auteur sous le titre Napoléon apocryphe. Histoire de la conquête du monde et de la monarchie universelle.
Whateley : Historical doubts about Napoléon Bonaparte : existe-t-il des sources vérifiables?
Bertrand Russel, Analysis of mind : l'illusion collective de la mémoire collective.
Edgar Morin, article Le camarade Dieu paru dans France-Observateur en décembre 1961. Staline n'est pas mort en 1953.
Borges, Lovecraft (sans précision. Pierre Ménard et Herbert Quain.)
Marcel Thiry (1938) : Echec au temps : la bataille de Waterloo gagnée par Napoléon.
René Barjavel (1943) : Le voyageur imprudent : les paradoxes temporels.
Jorge Luis Borges, L'autre mort : la rédemption par le remords.
Rodolphe Robban, Si l'Allemagne avait vaincu…. (mauvais livre).
Philip K.Dick, Le Maître du Haut château. Les Japonais ont gagné. Une mise en abyme.
Roger Caillois (1961) : Ponce Pilate.
Borges : Trois versions de Judas.
André Maurois : Si Louis XVI… publié en 1933 en France dans Mes songes que voici.
Keith Roberts, Pavane : l'Inquisition règne dans l'Angleterre contemporaine.
Kingsley Amis (1976) : The Alteration : idem.
Norman Spinrad (1974) : Le rêve de fer : Hitler dessinateur de BD. A lire, visiblement.
André Maurois : Fragment d'une histoire universelle.
Gilles Lapouge (1973) : Utopies et civilisations : "livre splendide".
Léon Bopp (1945) : Liaisons du monde.
Antoine Blondin (1955) : Les enfants du Bon Dieu, enfin une uchronie heureuse.
Marcel Numeraere (1978) : Vers le détroit de Behring.

Théorie de l'histoire :
Plekhanov (1898) Le rôle des individus en histoire.
Patrick Gardiner (1955) : The nature of historical explanation.

Légèreté

Je commence Manifeste incertain 3. La première partie est un peu faible, avec des accents de science-fiction, le début de la seconde m'enchante:
L'année 1939 débute avec une apparente légèreté. Ainsi, le 10 janvier, Gretel Adorno lui écrit-elle [à Walter Benjamin] de New York: «Pourrais-tu, s'il te plaît, m'envoyer une bonne recette de mousse au chocolat?»

Frédéric Pajak, Manifeste incertain 3, p.34

Un malheur

N'importe quel malheur : ou bien on s'est trompé et ce n'est pas un malheur, ou bien il naît d'une de nos coupables insuffisances. Et de même que nous tromper est notre faute, de même nous ne devons rendre responsable personne que nous-mêmes de n'importe quel malheur. Et maintenant console-toi.

Cesare Paves, Le Métier de vivre, 28 janvier 1937, en exergue du Manifeste incertain 3 de Frédéric Pajak

"Charlie" met la main sur le Front national

En fouillant dans mes archives, je retrouve cet article de Charlie hebdo de janvier 1999, et je me souviens de mon ravissement devant la pureté du procédé quand j'avais entendu évoquée cette affaire du fond de mon lit par le radio-réveil. (C'était avant le 11 septembre 2001, le mur était tombé, l'apartheid était fini, nous espérions un monde meilleur, certains parlaient de "fin de l'histoire" et les méchants, c'était résolument l'extrême-droite qui, nous l'espérions tous, n'en avait plus pour très longtemps.)

Je recopie l'article sur deux colonnes et un encadré.

Article : «Charlie met la main sur le Front national»
Au tribunal, Charlie en invité surprise
Soudain, l'avocat de Le Pen s'est mis à bredouiller. Me Laviolette-Slanka avait tout prévu: les arguties des mégrétistes, la bataille (sordide) sur le règlement intérieur du parti facho, les engueulades (minables) sur le congrès extraordinaire. Mais pas ça.

Mardi 12 janvier [1999], Le Pen faisait aux mégrétistes un procès en référé pour leur interdire l'utilisation «Front national». L'audience était prévu à 9h30. Mais, à 9h25, surprise. L'avocat de Charlie Hebdo, Me Malka et celui des résistants, Me Borker, déboulaient chez le président pour déposer des «conclusions volontaires»: revendiquer la dénomination «Front national» et intervenir à l'audience.

Jolie séance. Lorsque Richard Malka a déclaré: «Nous sommes très étonnés que ces deux partis se disputent l'utilisation de cette appellation, puisqu'elle nous appartient», il y a eu des rires parmi la presse. Quand il a cité Le Petit Robert (Front national: Mouvement de résistance française à l'occupation allemande, créé en mai 1941»), il y a eu un mouvement étonnant dans la salle. Comme si on ouvrait brutalement la fenêtre pour chasser les miasmes.

Quand Me Borker a rappelé qu'en tant qu'ancien du Front national de la résistance il avait, en 1944, libéré le Palais de justice les armes à la main, il y a eu un silence.

Bilan: vendredi, le tribunal a jugé qu'il n'y avait pas urgence à départager Le Pen et Mégret. Et les a renvoyés à un procès sur le fond. C'était prévisible. Mais la justice a surtout jugé les demandes de Charlie et des résistants aussi recevables que les leurs. Et cela ouvre la porte à une belle bagarre…

Le Pen revendique sa dissolution
Il ne savait plus quoi dire. Alors il a improvisé. Mardi 12 janvier, Me Laviolette-Slanka a indiqué, vaguement, qu'il y avait eu un Front national avant guerre. Le Pen l'avait déjà dit, d'ailleurs. Le premier FN était composé de «partis de droite qui, à partir de 1935, s'opposaient au Front populaire». Le Pen a tout bon. Ce Front-là a bien existé. Et on osait à peine espérer qu'il y ferait référence. D'abord parce qu'on peut difficilement faire plus facho que ce mouvement. Au point que même le colonel de La Rocque, des Croix-de-Feu, refusa qu'un seul de ses hommes y adhère.

Ce «Front National» a été créé peu après le 6 février 1934, date à laquelle les ligues tentèrent de renverser la République. D'emblée, il rassemble tout ce qu'on fait de plus affiné dans le fascisme français: Solidarité française, de François Coty; les Jeunesses patriotes, de Pierre Taittinger, inspirées par Mussolini; les Chemises vertes de Dorgères, prônant une «dictature paysanne». Le tout enrobé avec l'Action française de Charles Maurras. Quand Maurras sort de prison en juillet 37 — il vient de purger six mois pour appel au meurtre, la routine —, le Front national organise une petite boum. A la barre des orateurs: Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix — qui se succèderont au poste de commissaire général aux Questions juives, sous Vichy. Darquier est alors fondateur d'un «Club national contre les métèques» et d'un «Comité antijuif» dans lequel il propose que les Juifs soient «expulsés ou bien massacrés». Dans son genre, un précurseur. Bien sûr, ce FN-là s'est perdu dans les tréfonds de la collaboration. Mieux: les ligues qui le composaient furent dissoutes en 1936. En arguant de cette autorité, Le Pen revendique donc son appartenance à des organisations criminelles, illégales et dissoutes… On vous le disait: il a tout bon.


Encadré de bas de page, un résumé : «Rappel de l'affaire»
Le 18 décembre [1998], constatant que le titre «Front national» n'est pas déposé et que l'extrême droite a, de plus, piqué l'appellation à la Résistance antinazie, Charlie dépose le nom à l'Institut national de la propriété industrielle. Le Noël des antifascistes s'annonce guilleret.
Après le réveillon, on continue dans le champagne: avec Charlie, les résistants du Front national, le vrai, l'antifasciste, décident de récupérer la légitime propriété du titre. En face, les fachos s'agitent en une pitoyable défense. Martinez (le mégrétiste) affirme avoir lui aussi déposé le titre… En réponse, les résistants et Charlie tiennent une conférence de presse commune, le 7 janvier, pour dénoncer l'usurpation.
L'affaire s'accélère la semaine dernière. Le 12 janvier, Le Pen demande à la justice d'interdire d'urgence à Mégret et sa bande d'utiliser l'appellation «Front national»… Le tribunal se déclare incompétent. Mais l'avocat de la Résistance et celui de Charlie s'étaient invités au procès. Succès: leurs interventions et leurs demandes sont considérées comme recevables.
Et ce n'est qu'un début…


(Hélas, la plaisanterie prendra fin quelques mois plus tard: Le 11 mai, le Tribunal de Grande Instance de Paris reconnaît au FN de Le Pen le droit exclusif du titre Front National, son logo et le fichier du parti.)

Le détroit de Behring

L'histoire, dans les régimes totalitaires notamment, a parfois adopté le mode uchronique et montré davantage d'audace que n'en requièrent les timides tentatives de «désinformation» dénoncées de nos jours par des polémistes libéraux. On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître Trotsky des photos où ils figurait aux côtés de Lénine et, en règle générale, de toute l'épopée révolutionnaire. On sait moins, peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en juillet 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du Parti recevaient chaque mois de nouveaux fascicules comportaient encore une notice longue et louangeuse concernant cet ardent ami du prolétariat; dans le mois qui suivit sa disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les priant de découper à l'aide d'une lame de rasoir la notice sur Béria et de la remplacer par une autre notice, incluse dans l'enveloppe, qui concernait le détroit de Behring.

On peut rêver sur cette dérive spatiale, cette substitution d'un lieu — plutôt d'un intervalle — à un homme, et se figurer, tant qu'on y est, les étendues de ce détroit peuplées par des paysans et des villages d'opérette, semblables à ceux que fit placer Potemkine, deux siècles plus tôt, sur le passage de l'impératrice Catherine II: elle avait exprimé le désir de visiter ses campagnes et l'on craignait qu'en vrai, elles ne lui fassent trop mauvaise impression.

Ces revirements, ces coups de gomme, ces trompe-l'œil constituent des instruments de pouvoir et Simon Leys, qui en a dénoncé de spectaculaire dans la Chine de Mao, cite Orwell à ce propos:

«Si vous jetez un coup d'œil sur l'histoire de la Première Guerre mondiale dans, par exemple, l'Encyclopedia Britannica, vous remarquerez qu'une bonne partie des informations est basée sur des sources allemandes. Un historien anglais et un historien allemand peuvent différer dans leurs vues sur bien des choses, et même sur des points fondamentaux, mais il n'en reste pas moins que sur une certaine masse de faits pour ainsi dire neutres, ils ne contesteront jamais sérieusement leurs positions mutuelles. C'est précisément cette base commune d'accord, avec son implication que les êtres humains forment une seule et même espèce, que le totalitarisme détruit. La théorie nazie nie spécifiquement l'existence d'une notion de "vérité". Il n'existe par exemple pas de "science" au pur sens du mot, mais seulement une "science allemande", une "science juive", etc. L'objectif qu'implique une telle ligne de pensée est un monde de cauchemar dans lequel le Chef ou la clique dirigeante contrôlent non seulement le futur mais le passé. Si le Chef déclare à propos de tel ou tel événement que celui-ci ne s'est jamais produit, eh bien il ne s'est jamais produit.» (Hommage à la Catalogne, 1943)

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, p.32-34. P.O.L 1986

Un bon repas

En ce moment les convives se trouvaient dans cette heureuse disposition de paresse et de silence où nous met un repas exquis, quand nous avons un peu trop présumé de notre puissance digestive. Le dos appuyé sur sa chaise, le poignet légèrement soutenu par le bord de la table, chaque convive jouait indolemment avec la lame dorée de son couteau. Quand un dîner arrive à ce moment de déclin, certaines gens tourmentent le pépin d’une poire ; d’autres roulent une mie de pain entre le pouce et l’index ; les amoureux tracent des lettres informes avec les débris des fruits ; les avares comptent leurs noyaux et les rangent sur leur assiette comme un dramaturge dispose ses comparses au fond d’un théâtre. C’est de petites félicités gastronomiques dont n’a pas tenu compte dans son livre Brillat-Savarin, auteur si complet d’ailleurs. Les valets avaient disparu. Le dessert était comme une escadre après le combat, tout désemparé, pillé, flétri. Les plats erraient sur la table, malgré l’obstination avec laquelle la maîtresse du logis essayait de les faire remettre en place. Quelques personnes regardaient des vues de Suisse symétriquement accrochées sur les parois grises de la salle à manger. Nul convive ne s’ennuyait. Nous ne connaissons point d’homme qui se soit encore attristé pendant la digestion d’un bon dîner. Nous aimons alors à rester dans je ne sais quel calme, espèce de juste milieu entre la rêverie du penseur et la satisfaction des animaux ruminants, qu’il faudrait appeler la mélancolie matérielle de la gastronomie.

Honoré de Balzac, L'Auberge rouge
(Tout le début de L'Auberge rouge est une merveille d'humour et une ode au caractère allemand.)

L'analyse des vœux par Mark Twain

Traduction personnelle d'un texte trouvé ici :
Voici venu le temps convenu pour prendre vos bonnes résolutions annuelles coutumières. Hier, tout le monde a fumé son dernier cigare, a pris son dernier verre et a proféré son dernier juron. Aujourd'hui, nous sommes une communauté pieuse et exemplaire. Dans trente jours d'ici, nous aurons envoyé par dessus les moulins nos objectifs de perfection et nous serons revenus à nos insuffisances plus insuffisantes que jamais. D'autre part nous gloserons plaisamment sur le fait que nous avions fait la même chose l'année précédente à la même époque. Cependant, perpétue, communauté. Le Nouvel An est une institution annuelle inoffensive, sans utilité particulière pour personne excepté en tant que prétexte à des débauches alcoolisées, à des visites amicales et à un paquet de bonnes résolutions et nous te souhaitons d'en profiter avec la largesse qui convient à la grandeur de l'occasion.

Mark Twain, lettre à l'entreprise territoriale de Virginie, janvier 1863

Léon Bopp

Léon Bopp a toujours été l'homme de vaste projets. Jacques Arnaut ou la Somme romanesque (1933) est un roman du romancier où la biographie du héros alterne avec des analyses de ses œuvres dont chacune a le calibre d'un roman copieux. Cette ambition reste raisonnable, cependant, comparée à celle qui gouverne Liaisons du monde (1935-1944), œuvre totale qui ne nous laisse rien ignorer de quelques dix années d'histoire contemporaine et dont la réédition à la N.R.F. ne comportait pas moins de 1200 pages, sur deux colonnes, dans la typographie d'une Bible pour presbyte. Hors uchronie, ce monstre figure un point-limite de l'expérimentation littéraire, un rêve d'exhaustivité. Comme uchonie, il passionne en ce que la période qu'il couvre coïncide exactement avec celle de son élaboration, de sorte qu'on tient là un exemple unique d'histoire imaginaire constamment rédigée sous la pression de l'histoire réelle.

Le dessein de Léon Bopp est simple: il y aura tout dans ses Liaisons du monde. La théorie philosophico-littéraire dont il est l'inventeur trouve ici son application: le «cataloguisme», fondé sur l'enquête statistique, assure au romancier, à l'homme de cabinet, la maîtrise de toute l'information disponible (on peut sourire, mais un tas de gens sérieux poursuivent le même rêve en s'achetant un ordinateur individuel). Bopp, en tant que cataloguiste, sait tout et nous dit tout.

C'est-à-dire? Dix ans d'histoire, qu'est-ce que cela signifie? Eh bien, de la politique, de l'économie, du social, du sentimental, des intrigues privées et publiques, de la botanique, des épidémies de grippe, des phénomènes astronomiques, linguistiques, moraux, des tableaux exposés au Salon de la littérature, un krach financier, le mariage intéressé d'un jeune homme cynique, les inquiétudes de sa fiancez, de grandes inondations, une fuite dans une salle de bains, la rencontre de deux amis sur les boulevards et l'un offre une cigarette à l'autre qui refuse: il a arrêté de fumer depuis un mois, des digressions philosophiques, des trafics d'influence, un micobe peu connu qui arrive en Europ, un naufrage, le montant des étrennes perçues par la concierge de tel immeuble, le projet de ravalement de cet immeuble…

Le procédé littéraire précieux qu'est l'énumération hétérogène semble régir le projet de Léon Bopp. Tout est mis à plat, des informations journalistiques alternent, au jour le jour, avec des scènes de la vie privée, des centaines de personnages apparaissent, disparaissent, font la politique européenne ou arrosent des plantes vertes. Il n'y a plus de personnages historiques, chacun l'est dans ce microcosme hypertrophié.D'un ministre, nous ne saurons pas seulement les convictions, l'allure, le caractère et les déclarations devant la Chambre, mais s'il a repris une tartine à son petit déjeuner, s'il aime sa femme et peut-être même son groupe sanguin.
[…]
Il se trouve, pour tout arranger, que Liaisons du monde est une uchronie, mais d'une genèse aussi originale que son exécution. Car ce livre, qui couvre la période 1935-1944 (avec toutefois un rappel des années 1920-1935) a été composé entre 1935 et 1944.
[…]
La révolution a donc lieu en 1935 (volume rédigé entre 1935 et 1937) et un Directoire de quatre membres prend le pouvoir. La suite de Liaisons du monde est écrite pendant la montée des périls, la fin pendant la guerre. Bopp est très informé (cataloguisme oblige) et, sans abandonner sa France communiste, prend en compte l'actualité, la transpose à chaud. Décrivant lucidement la situation internationale, il la modifie en fonction du décalage uchronique. […]

Emmanuel Carrère, Le détroit de Behring, pp.109-112, P.O.L 1986

Agir au risque de l'erreur

28 mars 1934 en Allemagne. Bonhoeffer écrit :
«Mon cher Henriod !

J'aurais beaucoup aimé discuter de nouveau de la situation actuelle avec toi, puisque la lenteur de la risposte œcuménique commence à mes yeux à friser l'irresponsabilité. Il faudra bien prendre une décision à un moment, il n'est pas bon d'attendre indéfiniment un signe du ciel qui viendrait résoudre le problème sans aucun trouble. Le Mouvement Œcuménique doit lui aussi prendre position, quitte à se tromper, comme tout être humain. Mais que la peur de se tromper les pousse à tergiverser et à se dérober alors que d'autres, nos frères en Allemagne, sont obligés de prendre des décisions infiniment plus difficiles tous les jours, me semble aller à l'encontre de l'amour. Retarder une prise de décision ou ne pas en prendre est un plus grand péché que de prendre de mauvaises décisions guidées par la foi et l'amour. […] Dans le cas qui nous préoccupe, c'est maintenant ou jamais. "Trop tard" mènera à "jamais". Si le Mouvement Œcuménique ne le comprend pas, et s'il n'y a personne d'assez violent pour s'emparer du Royaume de Dieu par la force (Matthieu 11,12), alors le Mouvement Œcuménique ne sera pas l'Eglise, il ne sera plus qu'une association inutile dans laquelle on prononce de beaux discours. "Si vous ne croyez pas, vous ne serez pas établis" (Esaïe, 7,9). Croire revient à prendre des décisions. Peut-on avoir des doutes quant à la nature de la décision à prendre? Pour ce qui est de l'Allemagne d'aujourd'hui, il s'agi de la Confession de foi pour le Mouvement Œcuménique. Nous devons nous débarrasser de notre peur du monde, la cause du Christ est en jeu. Nous trouvera-t-il endormis? […] Le Christ nous observe et se demande s'il y a encore une personne qui proclame sa foi en Lui.»

Eric Metaxas, Bonhoeffer : pasteur, martyr, prophète, espion, p.280, éd. Première Partie, Paris 2014


Pour comprendre de façon intuitive le combat des nazis contre la chrétienté, voir ce lien :
Said the Nazi propagandist Friedrich Rehm in 1937:
«We cannot accept that a German Christmas tree has anything to do with a crib in a manger in Bethlehem. It is inconceivable for us that Christmas and all its deep soulful content is the product of an oriental religion.»

Selon les propos du propagandiste Friedrich Rehm en 1937:
«Nous ne pouvons accepter qu'un arbre de Noël allemand ait quoi que ce soit à voir avec un berceau dans une mangeoire à Bethléem. Il est inconcevable pour nous que Noël et tout son profond message spirituel soit le produit d'une religion orientale.»

Avant la Bible de Luther, il n'existait pas de langue allemande unifiée

Cette explication intervient durant le récit de l'enfance de Dietrich Bonhoeffer, au début du XXe siècle (il est né en 1905).
La culture allemande était intrinsèquement chrétienne. C'était le résultat de l'héritage de Martin Luther, moine catholique qui donna naissance au protestantisme. Luther était pour l'Allemagne ce que Moïse avait été pour Israël: il surplombait de tout son poids la culture et la nation allemande comme un père et une mère. Sa personnalité charismatique et excentrique conjuguait un amour de la nation allemande et une foi profonde: elles devinrent alors merveilleusement et intimement liées dans sa personne. L'influence de Luther sur l'Allemagne ne peut être sous-estimée. Sa traduction de la Bible en langue allemande fit l'effet d'une bombe. Luther, dans le rôle d'un John Bunyan moyen-âgeux, ébranla durablement l'édifice du catholicisme européen, créant la langue allemande, ce qui donna naissance au peuple allemand. La chrétienneté fut dès lors divisée en deux camps, et du centre de la terre jaillissait le Deutsche Volk.

La Bible de Luther fut pour la langue allemande moderne ce que l'œuvre de Shakespeare et la Bible King James furent pour la langue anglaise moderne. Avant la Bible de Luther, il n'existait pas de langue allemande unifiée. Il existait seulement un fatras de dialectes. Et l'idée même de nation allemande n'était qu'une idée lointaine, une lueur dans les yeux de Luther. Lorsque celui-ci traduisit la Bible en allemand, il introduisit une langue unique dans un seul livre que tout le monde pouvait lire. Et tout le monde le lut. En fait, il n'y avait rien d'autre à lire. Bientôt, tout le monde parla l'allemand utilisé dans la traduction de Luther. De la même façon que la télévision eut pour effet d'homogénéiser les accents et les dialectes des Américains, en adoucissant ces mêmes accent et en lissant les nasillements, la Bible de Luther donna le jour à une langue allemande unique. Des meuniers de Munich pouvaient nfin communiquer avec des boulangers de Brême. De tout cela naquit un sentiment d'héritage culturel commun.

Eric Metaxas, Bonhoeffer : pasteur, martyr, prophète, espion, p.34-35, éd. Première Partie, Paris 2014
Tout cela est par moment grandiloquent mais explique bien le problème auquel s'est heurté Hitler : comment déchristianiser l'Allemagne sans toucher au sentiment national?

Le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière

Il est nécessaire, pour l’intelligence de cette histoire, d’expliquer ici tout ce que le discernement et l’esprit d’analyse avec lequel les vieilles femmes se rendent compte des actions d’autrui prêtaient de force à mademoiselle Gamard, et quelles étaient les ressources de son parti. Accompagnée du silencieux abbé Troubert, elle allait passer ses soirées dans quatre ou cinq maisons où se réunissaient une douzaine de personnes toutes liées entre elles par les mêmes goûts, et par l’analogie de leur situation. C’était un ou deux vieillards qui épousaient les passions et les caquetages de leurs servantes; cinq ou six vieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser les paroles, à scruter les démarches de leurs voisins et des gens placés au-dessus ou au-dessous d’elles dans la société; puis, enfin, plusieurs femmes âgées, exclusivement occupées à distiller les médisances, à tenir un registre exact de toutes les fortunes, ou à contrôler les actions des autres: elles pronostiquaient les mariages et blâmaient la conduite de leurs amies aussi aigrement que celle de leurs ennemies. Ces personnes, logées toutes dans la ville de manière à y figurer les vaisseaux capillaires d’une plante, aspiraient, avec la soif d’une feuille pour la rosée, les nouvelles, les secrets de chaque ménage, les pompaient et les transmettaient machinalement à l’abbé Troubert, comme les feuilles communiquent à la tige la fraîcheur qu’elles ont absorbée. Donc, pendant chaque soirée de la semaine, excitées par ce besoin d’émotion qui se retrouve chez tous les individus, ces bonnes dévotes dressaient un bilan exact de la situation de la ville, avec une sagacité digne du conseil des Dix, et faisaient la police, armées de cette espèce d’espionnage à coup sûr que créent les passions. Puis, quand elles avaient deviné la raison secrète d’un événement, leur amour-propre les portait à s’approprier la sagesse de leur sanhédrin, pour donner le ton du bavardage dans leurs zones respectives. Cette congrégation oisive et agissante, invisible et voyant tout, muette et parlant sans cesse, possédait alors une influence que sa nullité rendait en apparence peu nuisible, mais qui cependant devenait terrible quand elle était animée par un intérêt majeur. Or, il y avait bien longtemps qu’il ne s’était présenté dans la sphère de leurs existences un événement aussi grave et aussi généralement important pour chacune d’elles que l’était la lutte de Birotteau, soutenu par madame de Listomère, contre l’abbé Troubert et mademoiselle Gamard. En effet, les trois salons de mesdames de Listomère, Merlin de La Blottière et de Villenoix étant considérés comme ennemis par ceux où allait mademoiselle Gamard, il y avait au fond de cette querelle l’esprit de corps et toutes ses vanités. C’était le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière, ou une tempête dans un verre d’eau, comme l’a dit Montesquieu en parlant de la république de Saint-Marin dont les charges publiques ne duraient qu’un jour, tant la tyrannie y était facile à saisir. Mais cette tempête développait néanmoins dans les âmes autant de passions qu’il en aurait fallu pour diriger les plus grands intérêts sociaux. N’est-ce pas une erreur de croire que le temps ne soit rapide que pour les cœurs en proie aux vastes projets qui troublent la vie et la font bouillonner. Les heures de l’abbé Troubert coulaient aussi animées, s’enfuyaient chargées de pensées tout aussi soucieuses, étaient ridées par des désespoirs et des espérances aussi profondes que pouvaient l’être les heures cruelles de l’ambitieux, du joueur et de l’amant. Dieu seul est dans le secret de l’énergie que nous coûtent les triomphes occultement remportés sur les hommes, sur les choses et sur nous-mêmes. Si nous ne savons pas toujours où nous allons, nous connaissons bien les fatigues du voyage.

Seulement, s’il est permis à l’historien de quitter le drame qu’il raconte pour prendre pendant un moment le rôle des critiques, s’il vous convie à jeter un coup d’œil sur les existences de ces vieilles filles et des deux abbés, afin d’y chercher la cause du malheur qui les viciait dans leur essence; il vous sera peut-être démontré qu’il est nécessaire à l’homme d’éprouver certaines passions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa vie de la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l’égoïsme naturel à toutes les créatures.

Honoré de Balzac, Le Curé de Tours, p.105.
Le portrait de Mademoiselle Salomon brossé quelques pages plus haut joue sans doute alors le rôle de contre-exemple aux passions mesquines dépeintes ci-dessus.

«cinq ou six vieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser les paroles, à scruter les démarches de leurs voisins» : j'ai l'impression de lire du Proust, un avant-goût de tante Léonie (qui était veuve et non vieille fille). Toujours quand je pense à ma propre tante (ce qui fais que je lis Proust comme une histoire de famille), je songe au chien inconnu sur la place.

Les duels de la fraternité

A propos de la fraternité Igel, rejointe par Bonhoeffer à l'université :
Le mot allemand Igel signifie «hérisson». Les membres portaient des chapeaux faits de peaux de hérisson. Ils choisirent pertinemment du fris clair, moyen et foncé pour leurs couleurs officielles, faisant ainsi un «pied-de-nez monochromatique» aux autres fraternités, qui toutes affectionnaient les chapeaux aux couleurs vives et les horribles cicatrices de duels. C'était, en effet, une grande distinction dans la société allemande du XIXe et du début du XXe d'avoir eu, dans sa famille, un homme au visage défiguré par un duel de la fraternité.1.

Eric Metaxas, Bonhoeffer : pasteur, martyr, prophète, espion, p.63, éd. Première Partie, Paris 2014




1 : Une cicatrice gagnée de cette façon était appelée une Schmiss, ou Renommierschmiss (littéralement une cicatrice qui se vante). Les duels de cette sorte étaient davantage des combats baroques, orchestrés pour se «piquer» avec des épées. Les participants se tenaient toujours à portée d'épée. Le corps et les bras étaient bien protégés, mais comme le but de cette comédie était d'obtenir une cicatrice prouvant une certaine bravoure, les visages ne l'étaient pas. Un visage affreusement creusé ou un nez coupé en deux seraient donc le témoignage d'une grande bravoure et ce, durant toute la vie du blessé. Il prouverait ainsi son droit à se tenir dans le noble cercle des élites allemandes. Ces horribles cicatrices étaient si convoitées que les étudiants du premier cycle qui n'arrivaient pas à les obtenir dans les duels recouraient à d'autres méthodes moins recommandables.

De vieilles connaissances

Dernier chapitre d'Une ténébreuse affaire (ces personnages ne sont pas intervenus dans le reste du récit).

Un soir, Mme la princesse de Cadignan avait chez elle la marquise d’Espard, et de Marsay, le président du Conseil. Elle vit ce soir-là cet ancien amant pour la dernière fois ; car il mourut l’année suivante. Rastignac, sous-secrétaire d’État attaché au ministère de Marsay, deux ambassadeurs, deux orateurs célèbres restés à la Chambre des pairs, les vieux ducs de Lenoncourt et de Navarreins, le comte de Vandenesse et sa jeune femme, d’Arthez s’y trouvaient et formaient un cercle assez bizarre dont la composition s’expliquera facilement: il s’agissait d’obtenir du premier ministre un laissez-passer pour le prince de Cadignan.

Honoré de Balzac, Une ténébreuse affaire, 1841

Le cœur de Félicité

Prenons le cas d'un élément (mot, phrase, chapitre…) ajouté, puis supprimé à un stade ultérieur. En apparence, il ne reste plus rien de cet ajout, il est nul et non avenu. Pourtant, dans la logique particulière de la genèse, il n'en va pas ainsi. Quand bien même le contexte immédiat ne serait pas changé, le contexte d'ensemble l'est par définition. Des changements ont été introduits en présence de l'ajout, avant sa suppression: ils forment un système avec lui.
[…]
Dans le dernier brouilon d'«Un cœur simple1», l'agonie de Félicité prend la forme d'un ralentissement du cœur, comparé à un écho qui s'affaiblit en douceur. Deux mots ajoutés («presque insensiblement») viennent préciser l'idée d'un brouillage des limites entre la vie et la mort, d'une indécidabilité, paradoxalement exacerbée par la modalisation du «presque» — mais cet ajout est raturé. Coup pour rien? Retour au point de départ? Certainement pas, car la rature de l'ajout s'accompagne d'une prolifération de comparaisons romantiques exprimant la même idée: «Comme les vibrations d'une corde d'argent sur laquelle on a joué, ou bien l'écho tombant au fond d'un précipice / comme les flots s'apaisent et les encens se balançant / comme une fontaine s'épuise / comme un écho disparaît». Au stade suivant, celui de la mise au net, un nouvel équilibre sera trouvé et les comparaisons se réduiront finalement à deux et seront précédées d'un nouvel adjectif, «vagues»: «Les mouvements du cœur se ralentirent — un à un — plus vagues chaque fois, plus doux — comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît.» On voit précisément que l'écho de l'expression raturée ne disparaît pas du passage: l'indécidabilité et le brouillage des limites se diffusent à travers tout un réseau comprenant aussi bien les images que le choix des adverbes et des adjectifs.

Si on regarde maintenant les brouillons plus anciens du même passage, on voit que l'agonie de Félicité y était au contraire décrite en termes de rupture entre l'âme et le corps, de cassure des ressorts de la vie. par rapport aux états antérieurs, le «presque insensiblement» opère donc un véritable renversement dont le contexte immédiat ne semble pas conserver de traces. A l'échelle de l'ensemble de la nouvelle, toutefois, cette modification fait partie d'une recherche d'équilibre entre les éléments brutalement réalistes et clichés hagiographiques2», elle est donc bien inscrite dans la configuration finale qui en est la résultante.

C'est ainsi que chaque état conserve la mémoire des états antérieurs sous la forme de traces laissées par les remaniements de l'équilibre du système qui ont dû être opérés au fil des ajustements successifs.

Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, p.111-113, Paris, Seuil, «Poétique», 2011





1 : Folio 353r° du dossier conservé à la Bibliothèque nationale de France.
2 : Voir les analyses de Raymonde Debray Genette dans «Comment faire une fin ("Un cœur simple")» in Raymonde Debray Genette, Métamorphoses du récit: autour de Flaubert, Paris, Seuil, «Poétique», 1988.

Cette vieille opinion des peuples primitifs

Robert eut pour Laurence l’affection d’un parent, et le respect d’un noble pour une jeune fille de sa caste. Sous le rapport des sentiments, l’aîné des d’Hauteserre appartenait à cette secte d’hommes qui considèrent la femme comme dépendante de l’homme, en restreignant au physique son droit de maternité, lui voulant beaucoup de perfections et ne lui en tenant aucun compte. Selon eux, admettre la femme dans la Société, dans la Politique, dans la Famille, est un bouleversement social. Nous sommes aujourd’hui si loin de cette vieille opinion des peuples primitifs, que presque toutes les femmes, même celles qui ne veulent pas de la liberté funeste offerte par les nouvelles sectes, pourront s’en choquer; mais Robert d’Hauteserre avait le malheur de penser ainsi. Robert était l’homme du Moyen Age, le cadet était un homme d’aujourd’hui.

Honoré de Balzac , Une ténébreuse affaire, chapitre 13

Les réticences vaines

— Oh ! vous savez, c'est comme les cochons de l'abattoir de Chicago, dont quelqu'un parlait: pleins d'orgueil et de réticences, mais qui sortent bel et bien en boîtes à conserve à la fin de l'opération.

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.375 - Grasset, 1978

Incommensurable

Une discussion sur FB à propos de la différence homme/femme (différence incommensurable ou pas?) m'a rappelé quelques réflexions lors de ma lecture de Taubes durant l'été 2013, réflexions ébauchées et mal assurées que je n'avais pas alors pris la peine de mettre par écrit.
Je vais donc les livrer maintenant, après avoir au préalable cité Taubes puisque ma réflexion s'appuie sur la sienne.

Il s'agit d'un texte qui apparaît dans les annexes du livre La théologie politique de Paul qui est lui-même un livre posthume, transcription de conférences données par Jacob Taubes dans le cadre d'un colloque en février 1987, peu avant sa mort.

Ce texte s'intitule «La religion et l'avenir de la psychanalyse»1. Les passages en italique sont des citations de Freud. J'ajoute des sauts de lignes entre les paragraphes pour faciliter la lecture à l'écran.
[…] Et dans la mesure où la généalogie de la culpabilité représente aussi l'histoire de l'origine de la société humaine, Freud se voit obligé, contre sa propre idéologie, de décrire le rôle décisif joué par la religion dans les origines de la société et ses formes historiques. La structure de la société se fonde sur un crime originel et sur la pérennité de rites et de coutumes qui en symbolisent l'expiation. «Le totem passa d'une part pour l'ancêtre physique et l'esprit protecteur du clan, il devait être vénéré et ménagé; d'autre part, il fut institué un jour de fête où on lui réserva le destin qu'avait trouvé le père primitif. Il fut tué et dévoré en commun par tous les membres du clan (repas totémique, selon Robertson Smith). Ce grand jour de fête était en réalité une célébration triomphale de la victoire des fils associés sur le père2

Même si le destin originel du Père primitif a bien été oublié au cours des milliers de siècles, l'acte originel survit encore, selon Freud, dans l'inconscient de l'humanité sous des formes déguisées et réprimées. Depuis que cet acte originel a été commis, l'homme est hanté par la culpabilité, et «qu'on ait mis à mort le père ou qu'on se soit abstenu de l'acte, cela n'est vraiment pas décisif, dans les deux cas on ne peut que se trouver coupable3». Ainsi, l'histoire de l'humanité apparaît-elle comme une histoire de la «culpabilité originelle» de l'homme. La société doit susciter et cultiver un sentiment de plus en plus grand de culpabilité. «Ce qui fut commencé avec le père s'achève avec la masse. Si la culture est le parcours de développement nécessaire menant de la famille à l'humanité, alors est indissolublement lié à elle, comme une conséquence du conflit d'ambivalence inné, comme conséquence de l'éternel désaccord entre amour et tendance à la mort, l'accroissement du sentiment de culpabilité, porté peut-être à des hauteurs que l'individu trouve difficilement supportable4

III


Depuis Paul et Augustin, jamais un théologien n'avait défendu une théorie du péché originel aussi radicale que celle de Freud. Depuis Paul, personne n'a poursuivi plus clairement ni souligné plus fortement que Freud la nécessité d'expier le péché originel.

Ce n'est pas de la spécultation que de dire que Freud a élaboré son œuvre, sa théorie et sa thérapie par analogie avec le message que Paul a délivré aux païens. «Paul, juif romain de Tarse, s'empara de ce sentiment de culpabilité et le ramena correctement à sa source historique primitive. Il nomma celle-ci le "péché originel"; c'était un crime contre Dieu qui ne pouvait être expié que par la mort. Par le péché originel, la mort était entrée dans le monde. En réalité, ce crime digne de mort avait été le meurtre du père primitif, plus tard divinisé. Mais on ne rappela pas l'acte du meurtre; à sa place on fantasma son expiation, et c'est pourquoi ce fantasme pouvait être salué comme une nouvelle de rédemption (évangile)5

Freud pénètre profondément la dialectique entre faute et expiation, qui constitue l'un des motifs centraux de la théologie de Paul. Selon Freud, Paul était «au sens le plus propre du mot, un homme religieux; les traces obscurs du passé guettaient dans son âme, prêtes à faire une percée dans des régions plus conscientes6».

Alors que la religion mosaïque n'allait guère au-delà de la reconnaissance du Père ancestral, Paul, en poursuivant le développement de la religion mosaïque, est devenu son destructeur. La religion mosaïque avait été une religion du Père, alors que Paul a été le fondateur d'une religion du Fils. «Il dut certainement son succès en premier lieu au fait que, par l'idée de rédemption, il conjura le sentiment de culpabilité de l'humanité7».

Ce n'est sans doute pas par hasard que Freud, chaque fois qu'il discute le message de Paul, se place du côté de l'apôtre en «justifiant» son message de rédemption. Dans la religion de Moïse (qui, pour Freud, représente le cas typique de la religion en tant qu'autorité), il n'y a nulle place pour «une expression directe de la haine meurtrière du père8».

C'est la raison pour laquelle la religion de Moïse et des prophètes n'a fait qu'accroître la culpabilité de la communauté. «La Loi et les prophètes» ont chargé l'homme du sentiment de culpabilité. Ce que Freud trouvait significatif, c'était donc que l'éclairage du poids de la culpabilité procède d'un juif. «Si nous laissons de côté toutes les approximations et préparations qui eurent lieu ça et là, ce fut quand même un homme juif, Saul de Tarse, qui se nommait Paul en tant que citoyen romain, dans l'esprit duquel la découverte se fraya un chemin pour la première fois: " Nous sommes si malheureux parce que nous avons tué Dieu le Père." Et on comprend sans peine qu'il ne put appréhender cette part de vérité autrement que sous le déguisement illusoire de la Bonne Nouvelle […]. Cette formulation ne mentionnait bien entendu pas la mise à mort de Dieu, mais un crime qui devait être expié par le sacrifice d'une vie ne pouvait avoir été qu'un meurtre. Et l'assurance que la victime avait été le fils de Dieu constituait le chaînon intermédiaire entre l'illusion et la vérité historique, cette foi nouvelle renversa tous les obstacles9».

Ce qui fascinait Freud dans le message de Paul, c'est l'aveu implicite de culpabilité contenu dans la Bonne Nouvelle. L'Evangile était en même temps un dysangile, la mauvaise nouvelle du crime originel commis par l'homme. […]

Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil 1999, trad. Mira Köller et Dominique Séglard, p.183-185.

D'autre part en 1928 Freud écrit un article, Dostojewski und die Vatertötung, soutenant que les plus grandes œuvres de la littérature occidentale traitent de parricide: Œdipe, Hamlet, Les frères Karamazov.

Ma thèse est que si l'on accepte l'hypothèse freudienne — et paulinienne? — d'un homme tenu par la culpabilité originelle du meurtre du père, alors la femme n'est tenue par aucune culpabilité originelle.
(Remarque: il n'est pas possible dans le contexte antique ou juif de soutenir que "homme" vaut pour "homme et femme".)

«Si le destin originel du Père primitif a bien été oublié au cours des milliers de siècles, l'acte originel survit encore, selon Freud, dans l'inconscient de l'humanité», et dans ce cas, ce qui survit également dans les inconscients, c'est que la femme n'est coupable originellement de rien, ce qui expliquerait le ressentiment de l'homme à son égard, ressentiment qui s'apparenterait à de la jalousie: en se retirant des enjeux de pouvoir, la femme s'est également retiré du lieu du crime. Nul besoin pour elle de tuer le père, elle n'était pas concernée.

Cependant, si elle n'est pas originellement coupable, elle peut le devenir, et cela, non dans une responsabilité par rapport au Père, mais par rapport au Fils (ou aux enfants — puisque sa condition est toujours au présent, il est possible de l'actualiser selon les modalités contemporaines): c'est en donnant naissance que la femme devient coupable, coupable d'apporter la mort en même temps que la vie, coupable de donner la vie à un être condamné à mourir. Notons que cette responsabilité écrasante se vit au quotidien et non plus sur le mode fantasmatique, contrairement au meurtre du père: si la femme n'est pas originellement coupable, en devenant mère elle devient réellement coupable, contrairement à l'homme dont la culpabilité originelle demeure virtuelle.

Incommensurabilité des culpabilités: l'homme originellement coupable du meurtre fanstasmé du père, la femme conjoncturellement coupable de la naissance réelle de l'enfant.

Cela expliquerait aussi l'empressement des hommes, pour ne pas dire la nécessité pour eux, que la femme ait des enfants: il s'agira pour eux de la rendre à son tour coupable afin de "l'alourdir", de ne pas lui laisser sa légèreté; il s'agira d'une revanche (vengeance?)
Car une femme sans enfant (c'est-à-dire dans les sociétés pré-contraceptives, une vierge, ou à la limite une femme stérile) est une femme libre, que ni les lois de la société ni les lois de la nature ne peuvent entraver, et cela aussi la littérature, lieu des résurgences inconscientes, le montre à de nombreuses reprises.

Je choisis pour exemple ces quelques lignes de L'Alouette d'Anouilh:
Warwick : — Et moi qui venez vous féliciter! Heureuse issue en somme de ce procès. Je le disais à Cauchon, je suis très heureux que vous ayez coupé au bûcher. Ma symapthie personnelle pour vous, mise à part — on souffre horriblement, vous savez, et c'est toujours inutile la souffrance, et inélégant — je crois que nous avons tous intérêt à vous avoir évité le martyre. Je vous félicite bien sincèrement. Malgré votre petite extraction, vous avez eu un réflexe de classe. Un gentleman est toujours prêt à mourir, quand il le faut, pour son honneur ou pour son roi, mais il n'y a que les gens du petit peuple qui se font tuer pour rien. Et puis, cela m'amusait de vous voir damer le pion à cet inquisiteur. Sinistre figure! Ces intellectuels sont ce que je déteste le plus au monde. Ces gens sans chair, quels animaux répugnants! Vous êtes vraiment vierge?
Jeanne : — Oui.
Warwick : — Oui, bien sûr. Une femme n'aurait pas parlé comme vous. Ma fiancée, en Angleterre, qui est une fille très pure, raisonne tout à fait comme un garçon elle aussi. Elle est indomptable comme vous. Savez-vous qu'un proverbe indien dit qu'une fille peut marcher sur l'eau?
Il rit un peu.
Quand elle sera Lady Warwick, nous verrons si elle continuera! C'est un état de grâce d'être pucelle. Nous adorons cela et, malheureusement, dès que nous en rencontrons une, nous nous dépêchons d'en faire une femme — et nous voudrions que le miracle continue… Nous sommes des fous!

Jean Anouilh, L'Alouette, p.211-212, La Table ronde, 1953.




1 : Publié d'abord en anglais, Religion and the Future of Psychoanalysis, in B. Nelson (éd.), Psychoaanalysis and the Future. A Centenary of the Birth of Sigmund Freud, Psychonalanysis 4, nos 4-5, New York, p.136-142, et en allemand in E Nase, J.Scharfenberg (éd.), Psychoanalyse und Religion, Darmstadt, 1977 et repris in J.Taubes, Vom Kult zur Kultur, Fink, 1996, p.371-378. Nous remercions les éditions Fink de nous avoir autorisés à publier une traduction de ce texte.

2 : Freud, L'Homme Moïse et la Religion monothéiste, p.173, trad. fr. C. Heim, Gallimard, 1986

3 : Id., Malaise dans la culture, in Œuvres complètes, PUF, t.XVIII, p.320

4 : Ibid.

5 : Freud, L'Homme Moïse…, op.cit., p.177-178

6 : Ibid., p.178

7 : Ibid., p.180

8 : Ibid., p.240

9 : Ibid., p.241-242

Max Weber et Karl Marx philosophes

Le propre de Weber est de n'avoir fait «école» à aucun égard1. Les écrits de Marx ont donné à toute une classe de l'humanité actuelle la conscience d'être investie d'une mission relevant de l'histoire de l'homme et en sont venus à exercer, à travers Lénine, une influence sur l'histoire mondiale. Quant à Max Weber, peu de temps après sa mort, il fait déjà figure d'un représentant du «libéralisme» politique et scientifique, qui aurait survécu à ce même libéralisme. Il apparaît comme le représentant traversé de contradictions d'une époque de la bourgeoisie qui a atteint son terme, comme l'homme qui «toujours revient lorsqu'une époque, tendant à son terme, rassemble encore une dernière fois ses valeurs».

Mais ce manque d'efficience et de portée apparent n'empêche pas que le travail fragmentaire de Weber, accompli une vie durant, tout comme son existence, embrassent la totalité de notre époque. Comme Marx, il traita des masses prodigieuses de matériaux scientifiques et il suivit avec une passion semblable les événements politiques du jour. Tous deux disposaient de la capacité d'agir et d'écrire avec démagogie, mais tous deux étaient aussi, dans le même temps, des auteurs d'ouvrages presqu'illisibles où la progression de la pensée semble souvent se perdre dans les sables tant elle est submergée par le matériau et les annotations. C'est avec une minutie excessive et impitoyable que Weber suit les théories de n'importe lequel de ses contemporains, si médiocre soit-il, et que Marx enfume le nid de guêpes de la «sainte famille». Dans un cas comme dans l'autre, une acribie scientifique et une agressivité personnelle s'abattent sur un détail apparemment insignifiant. De courts articles deviennent des livres inachevés, de sorte que l'on s'interroge: quel est ce nerf de la vie qui donne lieu à une telle véhémence, toujours égale, qu'il s'agisse d'une procédure quotidienne ou d'une nomination académique, de la critique d'un livre ou de l'avenir de l'Allemagne; qu'il s'agisse d'un différend avec les services de la censure de l'Etat du Rhin ou avec un certain «Monsieur Vogt», qu'il s'agisse de Lassalle ou de Bakounine, ou encore du destin du prolétariat dans le monde? Apparemment, ce nerf de la vie venait de ce qu'à chaque fois il en allait d'un «tout» et, pour cette raison, de toujours la même chose — chez Weber, du sauvetage de la «dignité» humaine; chez Marx, de la cause du prolétariat; dans les deux cas donc, de quelque chose qui ressemblerait à une «émancipation» de l'homme. La passion présente dans leur attitude critique et l'impulsion à l'origine de leur recherche scientifique étaient, en même temps, leur objectivité2. C'est par une référence à Prométhée: «contre tous les dieux célestes et terrestres» que Marx clôt l'avant-propos de sa dissertation; quant à l'attitude critique de Weber à l'égard des tendances religieuses du cercle de Stefan George3, elle aussi trouvait sa justification dans la responsabilité de soi — et, cependant, pour Marx et Weber, l'«athéisme» était quelque chose de fondamentalement différent. Ce qui, pour tous les deux, était en dernière instance déterminant dans leur travail scientifique procédait d'une impulsion parfaitement transcendante à la la science en tant que telle, et cela, pas seulement chez Marx qui fut conduit par le projet d'être «habilité» à intervenir dans le champ politique, mais chez Weber également dont le parcours, à l'inverse, le conduisit de la politique à la science. La signification séculière de la prophétie a été l'un des thèmes spécifiques des recherches scientifiques de Weber. Ce qui ne l'empêche pas de rejeter le Manifeste communiste, puisque celui-ci entendait se différencier de tout socialisme «utopiste» en ce que, précisément, il prophétisait à partir d'une intelligence des choses (Einsicht) purement «scientifique». Lui qui, en tout premier lieu, accédait à une compréhension de lui-même en se référant à l'analyse de la prophétie du judaïsme antique4, rejetait le Manifeste précisément dans la mesure où, à ces yeux, il représentait un «document prophétique» et non une simple «contribution scientifique de premier rang»5. Dans les deux cas, l'impulsion à proprement parler de leurs recherches «historiques» était la prise (Ergreifen) directe sur les «réalités» contemporaines, orientée en fonction des chances d'une emprise (Eingreifen) politique. Chez ces deux auteurs, le charisme du «prophète» était lié à ces facultés de «journaliste», d'«avocat» et de «démagogue» que Weber définissait comme les qualités spécifiques du politicien de métier de la modernité. Mais alors que, pour Weber, «science» et «politique» étaient dissociées — et, dans le fond, il les dépassait toutes deux, l'une en tant que science spécialisée, l'autre en tant que politique partisane, tout en défendant néanmoins le point de vue du «spécialiste» à l'intérieur de chacune d'elles — pour Marx, elles s'appariaient dans l'unité du «socialisme scientifique», dans l'unité d'une pratique théorique et d'une théorie pratique6. Empreints de la conscience de cette division et de cette unité de la science et de la politique, Weber comme Marx embrassaient le tout du comportement pratique et théorique et étaient de cette manière précisément, dans le même temps, quelque chose d'autre et de plus que de purs théoriciens, même s'ils n'en étaient pas moins, l'un comme l'autre, homme de «science». Ce que le jeune Marx disait de lui-même: «Les idées que notre esprit conquiert, au contact desquelles l'entendement a forgé notre conscience, sont des chaînes dont on ne s'arrache pas sans se déchirer le cœur, ce sont des démons que l'homme ne peut vaincre qu'en se soumettant à eux7», Weber, qui n'a eu de cesse de suivre son «démon», aurait pu, lui aussi, le dire à son propre sujet. Parce qu'ils étaient des hommes de science, dont l'entendement s'était forgé en se soumettant à l'exigence de leur conscience, on a pu leur donner le nom de «philosophes» entendu dans un sens inusité et inhabituel: ils n'étaient pas amants de la «sagesse». Que tous deux aient été — sans le vouloir — des philosophes en un sens particulier vient de ce qu'ils présumaient que la philosophie académique était soit de la «logique» soit de la «théorie de la connaissance», c'est-à-dire, de manière générale, une «philosophie de disciplines spécialisées».

«Pour beaucoup d'entre nous, Max Weber apparaissait comme un philosophe […]. Cependant, s'il était un philosophe, alors il était peut-être le seul philosophe de notre temps et il l'était dans un sens différent de celui dans lequel n'importe qui d'autre peut être philosophe aujourd'hui […]. Dans sa personnalité, toute l'époque était présente, son mouvement, sa problématique; en elle, les forces de l'époque prenaient une vitalité extrêmement déterminée et une clarté inhabituelle. Il était représentatif de ce que fut notre temps et l'était d'une manière substantielle […]. Sa présence nous faisait prendre conscience de ce que, aujourd'hui aussi, l'esprit pouvait exister sous des formes accédant à un degré suprême8

Et, tout comme le faisait ce contemporain à propos de Weber, un contemporain du jeune Marx énonçait à propos de ce dernier le jugement suivant:

«Ce fut là une apparition qui, bien que j'évolue précisément dans le même domaine, m'a fait une très forte impression; succintement, tu peux te préparer à faire la connaissance du plus grand, peut-être de l'unique philosophe authentique vivant aujourd'hui qui, prochainement, lorsqu'il fera publiquement son entrée en scène (à traver des écrits ou depuis une chaire), attirera sur lui tous les regards de l'Allemagne […]. J'ai toujours souhaité voir un tel homme devenir professeur de philosophie, je commence seulement à sentir à quel point je suis un néophyte en matière de philosophie vraie9

Pour tous deux, la sociologie n'était pas une discipline cantonnée à l'intérieur d'une science spécialisée. Il serait par conséquent parfaitement absurbe de vouloir reverser l'universalité originelle de leur questionnement sociologique dans un «sociologisme» qui outrepasserait les limites de la sociologie spécialisée: ce questionnement, en réalité, exprime la métamorphose de la philosophie de l'esprit objectif de Hegel devenue analyse de la société humaine. Et, à vrai dire, le Capital prétendait n'être rien d'autre qu'une critique de «l'économie politique» bourgeoise et la sociologie de Weber, qu'une science spécialisée.

«Mais c'est une science spécialisée merveilleuse: elle est sans domaine de matière propre, car toute sa matière a, auparavant, déjà été travaillée par d'autres sciences qui, elles, ne sont effectifement que spécialisées; c'est une science spécialisée qui devient effectivement universelle puisque, comme le faisait autrefois la grande philosophie, elle fait travailler pour elle toutes les autres sciences et les fait fructifier — dans la mesure où celles-ci ont quelque chose à voir avec l'homme […]. [Cette sociologie est] la forme scientifique que tend à prendre la connaissance de soi (en tant qu'elle est connaissance de soi sociale) dans le monde présent […]. La conception matérialiste de l'histoire de Marx qui a représenté le premier pas dans la connaissance de soi du capitalisme, Max Weber l'a admirée parce qu'il voyait en elle une découverte scientifique et il en a tiré un enseignement décisif10

Ainsi tous deux étaient-ils des sociologues en un sens supérieur, c'est-à-dire des sociologues philosophes, et cela, non parce qu'ils auraient fondé une «philosophie sociale» particulière, mais parce que, en réalité et conformément à leur premier motif de recherche, sous le titre de «capitalisme», tous deux mettaient en question sur un plan scintifique les conditions de vie présentes au vu d'une problématique factuelle de notre existence humaine. Tous deux — Marx de manière directe et Weber de manière indirecte — fournissaient une analyse critique de l'homme contemporain de la société bourgeoise en suivant comme un fil conducteur l'étude de l'économie capitaliste et bourgeoise fondée sur ce savoir éprouvé par l'expérience que l'«économie» est devenue un «destin» de l'homme. Exactement de la même manière que Weber se conformait à une vision globale de la tendance propre à l'évolution universelle de la culture occidentale et disait: «Et ainsi en va-t-il aussi de la puissance qui pèse le plus comme un destin sur notre vie moderne: le capitalisme» (Sociologie des religions, p.4, fr: p.493), Marx se demandait dans L'Idéologie allemande: «Comment se fait-il que le commerce, qui n'est rien de plus que l'échange de produits isolés issus de différents individus et pays […], domine le monde tout entier — en une relation qui […], semblable au destin antique, plane sur la terre et qui, d'une main invisible, fonde des empires, détruit des empires, fait naître et disparaître des peuples»11. A cette question, évidemment, Marx a aussitôt apporté une réponse en indiquant un chemin sur lequel les hommes doivent «reprendre en leur pouvoir leur mode de comportement réciproque» — quand Weber, lui, n'a su opposer qu'un «diagnostic» à cette thérapie12. Cette différence inhérente à leur interprétation du capitalisme se manifeste dans le fait que Weber l'analyse du point de vue, neutre en soi et cependant équivoque dans l'appréciation qu'il en propose, d'une «rationalisation» universelle et inéluctable. Marx, à l'inverse, l'analyse du point de vue nettement négatif d'une «aliénation de soi» universelle et cependant susceptible d'être inversée.

Karl Löwith, Max Weber et Karl Marx, 1932, p.48-55 dans l'édition Payot (2009).





1 : Cf. Paul Honigsheim, «Der Max-Weber-Kreis in Heildeberg», dans Kölner Vierteljahrshefte für Soziologie, V, 3, 1956.

2 : Dans les conférences sur la science et la politique comme profession et vocation, Weber fait lui-même référence de manière répétée au rapport intime qu'il y a entre passion et objectivité (Gesammelte politische Schriften, Munich, Drei Masken Verlag, 1921, p.404, 435; La Science, profession & vocation, éd. et trad. par Isabelle Kalinowski, éd. Agone, Marseille, 2005, (fr.) p.20-23). L'interprétation de ce rapport est donnée par Hegel dans l'Introduction à la philosophie de l'histoire.

3 : Poète charismatique, Stefan George (1868-1933) avait constitué un cercle autour de lui, qui se considérait comme une Ecclesia invisiblis. La constitution de son cercle fut un acte totalement religieux, comme le souligna Weber. Le sociologue, qui décrivait Stefan George comme un «prophète de l'art», censé défendre l'idée pour elle-même, dénonçait dans le même temps chez les membres de ce cercle leur tendance à briguer des positions académiques, qui en faisait en réalité des «prophète de valeurs» «rentiers», légitimant les hiérarchies traditionnelles du mondes social (voir Isabelle Kalinowski, La Science, profession & vocation, op. cit., p.181-183) (N.d.T.).

4 : Cf., sur ce sujet, la dissertation de Christophe Steding de 1931, Politik und Wissenschaft bei Max Weber (Wilhelm Gottlieb Korn, Breslau, 1932), dans laquelle est notamment établie de manière convaincante quelleétait la compréhension historique que Weber se forgeait de lui-même en se référant à l'interprétation de la prophétie dans le judaïsme antique (voir par exemple Religionssoziologie III, Mohr, Tübingen, 1923, p.319 sq.).

5 : Cf. «Le socialisme», dans Œuvres politiques (1895-1919), éd. par Elisabeth Kaufmann, trad. par Elisabeth Kaufmann, Jean-Philippe Mathieu et Marie-Ange Roy, Albin Michel, Paris 2004, p.474.>).

6 : Cf. sur le sujet Iwan Luppol, Lenin und die Philosophie, «Marxistische Bibliothek», vol.15, Verlag für Literatur und Politik, Vienne et Berlin, 1929, p.8 et sq.

7 : Gazette rhénane, 16 octobre 1842 (N.d.T.).

8 : Extrait du discours commémoratif sur Max Weber de Karl Jaspers à Tübingen en 1921. Karl Jaspers, «Max Weber», dans: Rechenschaft und Ausblick, Piper, Munich, 1951, p.4.

9 : Extrait d'une lettre de Moses Hess, rédigée en 1841, au moment où il fondait la Gazette rhénane et adressée à Berthold Auerbach, Marx-Engels Gesamteausgabe, Berlin, I, 1/2, p.260 sq.

10 : Karl Jaspers, «Max Weber», op. cit.

11 : Tout comme Marx, Lassale définit aussi les lois du marché comme «le froid destin antique du monde bourgeois».

12 : Cf. Erich Wolf, «Max Webers ethischer Kritiszismus und das Problem der Metapysik», Logos 1930, p.359-375.

Limerick cannibale

Pour Pierre Boyer / Jean-Yves Pranchère, ce premier billet d'une anthologie cannibale à rassembler.
Autre exemple de forme simple, tout en fabula: les limericks d'Edward Lear :

There was an Old Man of Peru
who watched his wife making a stew:
But once by mistake
In a stove she did bake
That unfortunate man of Peru.


c'est-à-dire:

Il était une fois un vieil homme du Pérou
Qui regardait sa femme mijoter du ragoût ;
Mais un jour par erreur, la sotte
le fit blanchir à la cocotte,
Cet infortuné vieil homme du Pérou.


Racontons cette histoire comme l'aurait relaté le New York Times: «Lima, 17 mars. Hier, Alvato Gonzales, 59 ans, deux grands enfants, employé à la Peruvian Chemical Bank, a par erreur été cuisiné par sa femme, Lolita Sanchez de Medinaceli, au cours de la préparation d'un plat local typique…»

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p.41, traduction de Myriem Bouzaher - Livre de poche, 1996

Le docteur Jean Puyaubert

En 1997, il y avait quelques moteurs de recherches, Google n'existait pas encore (27 septembre 1998). Vérifier que Desnos avait bien écrit La Place de l'Etoile ou que Jean Jausion avait réellement existé était plus long, voire assez difficile.
Les quelques vérifications rapidement menées aujourd'hui montrent un travail de recherche minutieux et un souci maniaque du détail. Quelle est donc la part de la fiction? Faut-il croire que Modiano a réellement rencontré Jean Puyaubert ou n'est-ce qu'un nom qu'il a trouvé autour des surréalistes?
Et sur la rive droite, à Montmartre, rue Caulaincourt, en 1965, je restais des après-midi entiers dans un café, au coin du square Caulaincourt, et dans une chambre de l'hôtel, au fond de l'impasse, Montmartre 42-99, en ignorant que Gilbert-Lecomte y avait habité, trente ans auparavant…

A la même époque, j'ai rencontré un docteur nommé Jean Puyaubert. Je croyais que j'avais un voile aux poumons. Je lui ai demandé de me signer un certificat pour éviter le service militaire. Il m'a donné rendez-vous dans une clinique où il travaillait, place d'Alleray, et il m'a radiographé: je n'avais rien aux poumons, je voulais me faire réformer et, pourtant, il n'y avait pas de guerre. Simplement, la perspective de vivre une fie de caserne comme je l'avais déjà vécue dans des penssionnats de onze à dix-sept ans me paraissait insurmontable.

Je ne sais pas ce qu'est devenu le docteur Jean Puyaubert. Des dizaines d'années après l'avoir rencontré, j'ai appris qu'il était l'un des meilleurs amis de Roger Gilbert-Lecomte et que celui-ci lui avait demandé, au même âge, le même service que moi: un certificat médical constatant qu'il avait souffert d'une pleurésie — pour être réformé.

Patrick Modiano, Dora Bruder, p.98-99, Gallimard, 1997

Les indications de temps dans les premières pages de Dora Bruder

Le début de Dora Bruder ne permet pas immédiatement de déterminer à quelle époque écrit (ou raconte) le narrateur. Certes, il est toujours possible de soutenir que cela n'a pas d'importance, à cela près que les indications de temps sont si nombreuses qu'il devient évident que l'auteur nous invite à une reconstitution, en somme à mener notre propre enquête à l'intérieur des pages.

Première phrase du livre:
Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique: «D'hier à aujourd'hui».

Patrick Modiano, Dora Bruder, p.9, Gallimard, 1997
Il y a huit ans, mais à partir de quand? Le narrateur écrit au moins après 1950 ou 1951 (janvier 42 + 8). Cette estimation est dépassée dès la page suivante: «Je me souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un dimanche après-midi de soleil, en mai 1958.» (p.10)

Donc le narrateur écrit en 1958 ou après.
Deux phrases plus loin: «J'étais dans ce quartier l'hiver 1965» (p.10); et une page plus loin: «L'immeuble du 41, précédant le cinéma, n'avait jamais attiré mon attention, et pourtant je suis passé devant lui pendant des mois, des années. De 1965 à 1968.» (p.11)

En 1968 le narrateur ne remarquait pas l'immeuble, il ne connaissait donc pas le nom de Dora Bruder, ce qui est confirmé en partie à la page 12: «En 1965, je ne savais rien de Dora Bruder».
Sa lecture du numéro de Paris-Soir du 31 décembre 1941 date donc de 1976 au plus tôt.

A la page suivante, apparaît la date la plus proche qui puisse être possible: 1996 pour un livre paru en 1997: «Je suis retourné dans ces parages au mois de mai 1996» (p.13) ce qui ne permet toujours pas de savoir à quel moment le narrateur a lu Paris-Soir.
Aussitôt survient la date la plus lointaine du livre: 1881 (p.14). Cet intervalle, de 1881 à 1996, délimite l'espace temporel du récit.

De reconstitutions imaginées en recherche de pièces, de preuves, de témoins, nous arrivons à la page 43 qui donne enfin la date recherchée: «Elle [une témoin possible] est morte en 1985, trois ans avant que je connaisse l'existence de Dora Bruder»: la lecture a donc eu lieu en 1988, ce qui est confirmé p.54: «En décembre 1988, après avoir lu l'avis de recherche de Dora Bruder, dans le Paris-Soir de décembre 1941, je n'ai cessé d'y penser durant des mois et des mois.»
Ainsi donc, le temps durant s'accomplit l'enquête sur Dora Bruder et l'époque d'où a lieu le récit du narrateur est contenu entre 1988 et 1996.

Une page plus loin, nous apprenons la fin de Dora Bruder:
La seule chose que je savais, c'était ceci: j'avais lu son nom, BRUDER DORA — sans autre mention, ni date ni lieu de naissance — au-dessus de celui de son père BRUDER ERNEST, 21.5.99. Vienne. Apatride, dans la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz.

Ibid, p.55, Gallimard, 1997
Récit entre 1881 et 1996, enquête et reconstitution entre 1988 et 1996, vie de Dora Bruder entre 1926 et 1942 (environ). Vie du narrateur depuis 1945, vie non bornée, privilège de narrateur.

Cette histoire qui avance et recule sans cesse (je n'ai retenu ci-dessus qu'un des fils possibles, le premier à s'offrir en début de livre, la détermination de la date de lecture de l'article de journal) m'a fait penser à l'analyse de Sylvie par Umberto Eco dans Six promenades dans les bois du roman, conférences données lors des Norton Lectures.

Il faudrait recopier pratiquement tout la conférence qui démonte les analepses et les prolepses de Sylvie. Je ne vais reprendre qu'un ou deux paragraphes:
Que gagne le lecteur à cette reconstruction? Rien, s'il reste un lecteur de premier degré qui, s'il parvient à dissiper quelques effets de brume, risque de perdre la magie de l'égarement. En revanche, le lecteur de second degré comprend que ces évocations obéissent à un ordre, que ces soudains embrayages ou échanges temporels et ces brusques retours au présent narratif suivent un rythme. Nerval a créé ses effets de brume en travaillant sur une sorte de partition musicale. Comme une mélodie, d'abord appréciée pour les effets irréfléchis qu'elle provoque, révèle a posteriori que lesdits effets sont dus à une série d'intervalles inopinés, cette partition nous montre comment, grâce au jeu des «échanges» temporels, un «temps musical» s'impose au lecteur.
[…]
Ainsi, cet espace de l'intrigue immensément dilaté raconte quelques moments décousus de la fabula; en effet, ces huit années ne sont pas vraiment capturées, c'est à nous de les imaginer, perdus comme elles dans les brumes d'un passé qui, par définition, ne peut être retrouvé. Ce sont les nombreuses pages passées à essayer de retrouver ces moments sans jamais réussir à reconstruire leur séquence, c'est la disproportion entre temps de remémoration et temps réellement remémoré, qui produisent ce sentitment de perdition et de défaite languide.

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p.48-49, Livre de poche, 1996
La structure temporelle de Sylvie ne correspond pas à celle de Dora Bruder, mais les analyses d'Eco seraient intéressantes à transposer.

Zemmour ou la nostalgie

Un ami FB copie cette phrase du dernier livre de Zemmour : «La contractualisation du mariage de deux êtres égaux méconnaît la subtilité des rapports entre les hommes et les femmes. Le besoin des hommes de dominer — au moins formellement — pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d'admirer pour se donner sans honte.»

J'y retrouve le ton ordinaire aux manuels d'éducation des jeunes filles des années 50 et 60, que j'aime tant pour la subtilité de leurs nuances, justement.
Extrait de celui que j'ai sous la main (celui des années 30 est dans un carton et je ne l'ai pas retrouvé en cherchant rapidement):
La femme mariée

C'est dans la vie conjugale que commence la vraie existence de la femme, celle à laquelle sa jeunesse n'a fait que la préparer.

Les premiers temps du mariage sont généralement heureux, puisqu'ils sont éclairés par l'amour. L'entente physique suffira le plus souvent à effacer de petits dissentiments: «tout s'arrange sur l'oreiller», dit la sagesse populaire.

Cependant tout le sort du mariage dépend du rythme que lui imprimera la femme. C'est à elle qu'il appartien de déployer les trésors de patience et d'indulgence qui sont nécessaires pour conserver l'harmonie de la vie à deux. Si vous laissez les «scènes» s'installer à votre foyer, il y aura toujours des scènes: c'est la première qu'il faut éviter. Créez autour de vous une atmosphère de gaité et de confiance. L'homme est naturellement plus égoïste que la femme, ne vous en choquez pas et développez au contraire vos qualités de dévouement.

La coutume n'est pas en France de laisser au mari les tâches ménagères. Il paraît que chez quelques jeunes couples une collaboration tend à s'instaurer; cela ne paraît pas nécessaire.

Quelles que soient ses activités extérieures, la femme reste la maîtresse de maison. C'est dans sa vie domestique qu'elle donnera la pleine mesure d'elle-même; le foyer sera ce qu'elle le fera, doux au mari, accueillant aux amis. […]

[…]

Loin de nous la pensée de conseiller aux femmes d'être dépensières; pourtant certaines exigences féminines sont à la base des efforts et des ambitions de la plupart des hommes; en fait les hommes n'ont pas de grands besoins pour eux-mêmes. La vie moderne multiplie au contraire les besoins des femmes, en leur offrant à chaque instant quelque nouvelle tentation, les créateurs rivalisent d'efforts pour attirer leur clientèle […]

C'est dans l'aide qu'elle apportera à son mari que la femme pourra jouer le rôle le plus important. Il n'est pas une carrière masculine qui ne puisse être favorisée parl es efforts de l'épouse: toutes les femmes, d'une façon ou d'une autre, peuvent aider leur mari, depuis la femme de l'ouvrier qui prépare la gamelle quotidienne et assure à son mari fatigué le plus grand confort possible, jusqu'à celle du ministre qui préside aux réceptions officielles.

[…] La femme a sans doute moins d'équilibre que l'homme, moins d'objectivité, mais elle a inconstestablement plus d'intuition, plus de spontanéité et des réactions plus rapides, et ces tendances profondes de sa nature se retrouvent dans toutes ses actions.

Nouvelle Encyclopédie de la femme, p.287 à 289, Fernand Nathan
Ainsi se termine le chapitre sur la femme mariée.
Le format de cette encyclopédie est très grand, 30x40 environ. Je n'ai pas trouvé de date de publication, mais on y parle de Château en Suède de Françoise Sagan (1960).

Les manuscrits de l'évangile de Marc

Nous lisons la version courte de Matthieu , dite "finale courte" ou "kérygme incorruptible". Nous la comparons à la version longue et à la variante du codex de Freer (dit logion de Freer, car c'est le seul Codex qui transmet cette version — même si on la connaissait avant d'avoir trouvé le manuscrit par des commentaires latins de St Jérôme. Il est appelé également "logion gnostique")).

— Si vous voulez tout savoir, lisez La finale de l'évangile de Marc de … Ah, son nom m'échappe1. Vous en trouverez un bon résumé dans le livre du père Lagrange sur l'évangile de Marc2. Et sinon, vous avez un bon roman policier, L'ultime secret du Christ de José Rodrigues dos Santos. Bon, il y a quelques erreurs de traduction énervantes, mais un philologue se fait assassiner dans une bibliothèque à côté d'un manuscrit précieux, puis un autre dans une autre; un spécialiste est appelé qui est obligé d'expliquer l'histoire des manuscrits à la commissaire un peu cruche… les trois cents premières pages sont vraiment bien faites, précises, j'ai été étonnée… Bon après, évidemment, l'ADN du Christ dans les deux cents dernières pages, vous pouvez laisser tomber, mais le début vaut la peine.

Avouons que je voue une profonde admiration à cette prof de grec. Elle m'enchante.


1 : Joseph Hug, je pense.
2 : Evangile selon Saint Marc.

Saint-Brieuc

Je bavarde amicalement avec le jeune couple et, à Saint-Brieuc, l'employé crie: «Saint-Brieuc!» —Moi je crie: «Saint-Brieuck!»
L'employé voyant que personne ne descend sur le quai ni ne monte dans le train, répète, pour me montrer comment on prononce ces noms bretons: «Saint-Brrieu!»
— Saint-Brieuck! hurlé-je en appuyant bien sur le c, à la fin du mot.
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck !
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck !
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck ! »

Jack Kerouac, Satori à Paris, p.91 Folio (traduit par Jean Autret. - livre paru en 1966)

Obtenir un livre à la Bibliothèque Nationale

Tout ce que je voulais, c'était: L'Histoire généalogique de plusieurs maison illustre de Bretagne, enrichie des armes et blason d'icelles…, etc. de Fr. Augustin du Paz, Paris, N. Buon, 1620, folio Lm2 23 et Rés. Lm 23.
Vous croyez que je l'ai eue? Vous pouvez toujours aller vous faire…
Je voulais aussi: — Père Anselme de Sainte-Marie ( Pierre de Guibours): Histoire de la maison royale de France, des pairs, grands officiers de la couronne et de la maison du roy et des anciens barons du royaume, R.P.Anselme, Paris, E. Loyson 1674; Lm3 397. Et il a fallu que j'écrive tout ça aussi clairement que je le pouvais, sur une fiche, et le vieil employé à blouse a dit à la vieille bibliothécaire: «C'est pas mal écrit» (il parlait de la lisibilité de mon écriture). Naturellement ils sentaient tous mon haleine alcoolisée et me prenaient pour un fou, mais voyant que je savais ce que voulais et que je n'ignorais pas comment m'y prendre pour obtenir certains livres, ils sont tous partis par-derrière consulter d'énormes dossiers poussiéreux et fouiller dans des rayons aussi hauts que le toit; et ils durent dresser des échelles assez hautes pour faire tomber Finnegan, avec un bruit plus grand encore que dans Finnegans Wake, celui-ci étant le bruit produit par le nom, le nom véritable que les Bouddhistes indiens ont donné au Tathagata, celui qui est passé à travers l'éternité priyadavsana, il y a de cela un nombre plus qu'incalculable d'éons: — Allons-y, Finn: —

GALADHA RAGA RG ITAGHOS HASUVA RANAKS HATRA RAGA SANK USUMITAB NIGNA

[…]

En tout cas, un exemple de mes ennuis à la Bibliothèque: ils ne m'ont pas apporté ces livres.

Jack Kerouac, Satori à Paris , p40 à 44, Folio (publié en 1966 - Gallimard traduction de Jean Autret 1971)

La grandeur de ce Paris

Dans la vieille église de Saint-Germain-des-Prés, l'après-midi suivant, j'ai vu plusieurs Parisiennes qui versaient presque des larmes tout en priant sous un vieux mur souillé par le sang et la pluie. J'ai dit: Ah ha, les femmes de Paris» et j'ai vu la grandeur de ce Paris qui peut à la fois pleurer sur les folies de la Révolution et, en même temps, se réjouir d'être débarrassé de ces nobles au long nez dont je suis un descendant (les princes de Bretagne).

Jack Kerouac, Satori à Paris, p.22, Folio (1966)

Sarajevo Marlboro

Il s'agit d'un recueil de nouvelles de trois ou quatre pages chacune. C'est ce que j'appelle "les nouvelles à l'américaine", par opposition aux nouvelles "à chute" comme Maupassant ou Edgar Poe. Dans les "nouvelles américaines" selon ma définition, il ne se passe pas grand chose, tout est dans la description et l'atmosphère (exemple: The Bride comes to Yellow Sky de Stephen Crane.)
Au lecteur de poser des hypothèses concernant les différents récits et de leur donner sens — ou de les accepter tels qu'ils sont, sans commentaire.

De la lecture de Sarajevo Marlboro, il est possible de déduire quelques données sur l'auteur, sur la vie à Sarajevo et sur la Yougoslavie en général. Il est possible de supposer que les Bosniaques sont plutôt musulmans (mais pas que les Tchetniks sont plutôt serbes). Il est possible d'affirmer que les chrétiens orthodoxes sont les pires («So that's it, she told herself, and for the next week or so she imagined she knew everything there was to know about Cipo. He was a Catholic, then. No wonder he hated her. Mind you, the Catholics are preferable to the Orthodox. At least they invite you into their house instead of killing you.» (p.54) ou «On the other side of town was a Catholic church — and nearby a mosque. As if by some tradition, the Orthodox people didn't live in the Colony, nor did they go down the mines.» (p.144))
Les habitants de Doubrovnic paraissent jouir d'une réputation d'élégance physique et morale («Mr Ivo»), les habitants de Zagreb d'être un peu hautains et les habitants de Sarajavo d'être bruyants et accommodants («Pretty soon she began to derive pleasure from the way so may people lived on top of one another without making a fuss about their differences. The trivial but immediate quality of this pleasure brought to her mind the atmosphere of a station wainting-room on a platform from which trains depart to heaven and hell.» (p.44))

Chaque nouvelle est construite plus ou moins sur le même plan: une courte introduction présentant une réflexion ou une loi générale, un court récit dont on imagine qu'il illustre la réflexion ou la loi précitée (mais est-ce mon esprit occidental, la dimension "illustration" m'a souvent échappée), et une conclusion qui ne conclut ni le récit ni ne fait véritablement écho à la loi du début: en un mot, ce qui lie les trois parties autre que la volonté de l'auteur est souvent très ténu, le lien logique davantage onirique que rationnel.

La place des rêves, de la vie imaginée et racontée (dans les cafés, aux comptoirs des bars, le soir pour séduire les filles) est très importante — et l'un des ravages causés par la guerre est d'obliger les rêveurs à reprendre contact avec la réalité; et s'il est une morale qui se répète, c'est que rien n'est véritablement prévisible ni justifié et qu'il faut se préparer à tout quitter, que votre vie doit tenir dans deux valises, sans amertume.

Vers la fin interviennent deux ou trois nouvelles mettant en relief l'incompréhension des journalistes occidentaux n'imaginant pas à quel point les Yougoslaves ont pu vivre au rythme de la culture occidentale, jazz, comics, musique,… et les prenant, c'est sous-entendu mais la préface ne laisse aucune ambiguïté, pour des sous-développés.

Premier paragraphe de l'une des dernières nouvelles : The Bell
Billie Holiday drank too much and lived in cigarette smoke for too long. That's why she looked unhappy and gaunt. She sang as though she was sorrow itself, and that's why people liked her. Later on, black and white girls appeared in her image. They were just as gaunt but their lungs didn't belt out jazz in the same way. Nethertheless they readily absorbed the music. It consumed them the way they consumed alcohol. Sad and lonely, they'd end up in a doorway vomiting to the syncopated rythm of the boogie-woogie. The only difference between Billie Holiday and her imitators was that her sorrow was authentic while theirs was inferred. The jazz singer created the things that were rejected by the girls' body.
(p.173)
Suit la description du club de jazz "The Bell" (La cloche), de son barman et de son propriétaire. La narration zoome sur une fille en larmes, la dernière cliente au petit matin: «She was useful as a warning sign not to cross the borderline […]. Billie Holiday is OK as long as she doesn't become your only option.» (p.175)
Puis le récit en arrive à la guerre: «One day The Bell came face to face with reality.» La boîte est détruite et pillée, ses habitués retournent dans leurs villages dans la mesure du possible. («You see, jazz burns has easely as folk music, punk or anything by The Doors.» (p.176))

Dernier paragraphe :
The local criminals wearing combat uniform plundered The Bell, while the neighbors smashed up the bar and used the wood to stoke their stoves during the first days of winter. The bar turned into an empty cellar devoid of illusion. One day Sem took a handful of foreign journalists around the place; by then it was a cold and empty hole. They looked at one another, probably not believing that it had ever been a jazz club. After all, what could these unfortunate, hungry and poor Bosnians possibly know about jazz, about the roof gardens of Manhattan where a lonely person drowns his sorrows in a dark liquid? It's just sad that Billie Holiday died a long time ago.

Miljenko Jergović, Sarajevo Marlboro (p.173), traduit du croate par Stela Tomasevic, eds archipelago books (2004)

Un critique critique

Gageons qu'il se trouvera un critique (il ne m'aura pas lu jusqu'ici) pour dire que le meilleur, dans mon livre, ce sont les citations, en quoi il n'aura pas tort.

Claude Mauriac, La marquise sortit à cinq heures, p.293, Albin Michel 1961.

La vérité et la légende

A propos de Rimbaud, Etiemble a écrit, dans un livre où il consacre trois cent pages à démontrer cette thèse, que la recherche de la vérité n'intéresse presque personne et que d'un écrivain nous n'acceptons que les images légendaires. C'est que la Légende, au bout d'un certain temps fait, elle aussi, à sa manière, partie de l'Histoire…

Claude Mauriac, La marquise sortit à cinq heures, p.276, Albin Michel 1961.
Voilà qui rappelle Strakhov.

Beetle

The war broke out in the year she came of age. She was only just getting used to the slick city street and to the smell of gasoline and oil and lead. By then she had more or less got the hang of swerving sharply to the right, or sharply to the left, staight on, over the bridge, before the traffic lights turn red. But her early life was spent on the Ravna Romanija mountain with a chap called Milos, who put her to work on the hardest, dirtiest jobs. When I first saw her she stank of cement and manure and liquor. It was not long after she'd come back from the building site on the premises of a glamorous café, which is nowadays the watering-hole of Chetniks rather than lorry drivers. I agreed a price with Milos without fuss. He obviously wanted to be rid of her as quickly as possible. In his village the least expensive car was a Golf, so having a rusty old Beetle around was kind of an embarrassement.

It was already dark by the time we drove back from the Romanija through Pale and the tunnels on the outskirts of Sarajevo. Emblazoned in neon lights on one of the concrete flyovers was the legend, "Tito's crossing the Romanija…" I was always confused by the three dots. I had a feeling they meant something rude. But my Nazi frau ignored the revolutionary message as she grumbled noisily but in ryth like a Buddhist nun.

I found a parking space in front of my house. I should say that I have a rather steep neighborhood unsuitable for cars, but it has an excellent view of the hills around Sarajevo, which are dotted with white Turkish tombstones. It was the first time in her life that she was ever tidy and clean. Squeezed in between all those Mazdas, Hondas and Toyotas, she resembled an architectural model from the golden age of romantic futurisme. My neighbor Salko observed that we made a perfect couple — me with my big head and stocky body, her with those gentle curves. Other people reckoned that I could have done better and they said she wouldn't last more than three day.

I bought her the cheapest car stereo I could find — it was the sort of junk nobody would steal — and I played our tune again and again, partly to block out the noise of the engine and partly because I wanted to have a continuous wall of noise in the background. Somewhere on the road to Kakanj, Nick's Cave icy melancholy pulsed in time with the flawless Nazi machine, evoking more clearly perhaps than intellectual concepts, painful ideologies and climatic histories the importance of believing in a harmonious view of the world that is unaffected by revolutions and apocalypses. After the beheading of Marie Antoinette, for example, the people of France discoverde Baroque. After Lenin killed the Romanovs, a baby's pram rolled down the Odessa Steps of Eisenstein's cinematography. After Hitler, I discovered my own rythm in four beats to the bar and a 1300cc engine.

[…]

Miljenko Jergović, Sarajevo Marlboro, p.25 à 27, traduit du croate par Stela Tomasevic, eds Archipelago books, 2004

Traduction personnelle de l'anglais et non de l'original, en attendant mieux.

La guerre éclata l'année de sa majorité. Elle commençait juste à s'habituer aux rues lisses de la ville et à l'odeur d'huile, d'essence et de plomb. A cette époque, elle avait fini par plus ou moins par prendre le coup de virer brutalement à droite, ou brutalement à gauche, directement sur le pont, avant que le feu ne passe au rouge. Mais ses jeunes années s'étaient déroulées dans la montagne de Ravna Romanija avec un gars appelé Milos, qui l'attela aux travaux les plus durs et les plus sales. Quand je la vis pour la première fois, elle puait le ciment, le fumier et l'alcool. C'était peu de temps après qu'elle soit revenue du chantier de construction de ce qui devait devenir un café enchanteur et qui est aujourd'hui le point de ravitaillement en eau de Tchetniks plutôt que de routiers. Je convins sans encombre d'un prix avec Milos. Il voulait visiblement se débarrasser d'elle au plus vite. Dans son village, la voiture la moins chère était une Golf, et donc posséder une vieille Coccinelle rouillée était quelque peu embarrassant.

Le temps de revenir ensemble de Romanija par Pale et les tunnels autour de Sarajevo il faisait déjà sombre. Fixée en lettres de néon sur l'un des murs de ciment en surplomb s'étalait l'inscription : "Tito traverse la Romanija…". J'avais toujours été embarrassé par les points de suspension. J'avais la sensation que leur sous-entendu était insolent. Mais ma dame nazi ignora le message révolutionnaire tandis qu'elle grommelait bruyamment mais en rythme comme une nonne bouddhiste.

Je lui trouvai une place de parking devant chez moi. Je dois dire que mon quartier est plutôt escarpé et peu favorable aux voitures, mais il offre une excellente vue sur les montagnes autour de Sarajevo, lesquelles sont constellées de blanches tombes turques. C'était la première fois de sa vie qu'elle était propre et entretenue. Serrée entre toutes ces Mazdas, Hondas et Toyotas, elle ressemblait à un modèle architectural venu de l'âge d'or du futurisme romantique. Mon voisin Salko fit remarquer que nous étions parfaitement assortis — moi avec ma grosse tête et mon corps trapu, elle avec ses courbes douces. D'autres soutinrent que j'aurais pu trouver mieux et prédirent qu'elle ne tiendrait pas trois jours.

Je lui achetai la stéréo la moins chère que je pus trouver — la sorte de ruine que personne ne volerait — et j'y passai notre morceau encore et encore, en partie pour couvrir le bruit du moteur, en partie parce que je voulais avoir un mur de bruit continu en arrière-plan. Quelque part sur la route de Kakanj, la mélancolie glacée de Nick Cage battait en rythme avec mon impecccable machine nazi, évoquant plus clairement peut-être que tous concepts intellectuels, idéologies douloureuses et histoires du climat, l'importance de croire à une vision harmonieuse du monde non affectée par les révolutions et les apocalypses. Après la décapitation de Marie-Antoinette, par exemple, le peuple de France découvrit le Baroque. Après que Lénine eut tué les Romanov, un landeau d'enfant dévala les marches d'Odessa dans le cinéma d'Eisenstein. Après Hitler, je découvris mon propre rythme dans la mesure à quatre temps et le moteur de 1300cc.

La Yougoslavie, the stuff the Other's dreams are made of

A ma dernière rencontre de bookcrossing (thème : les tragédies du XXe siècle), je suis repartie avec un livre de Jergović, poète et journaliste (journaliste-poète) bosniaque.
Il s'agit de Sarajevo Marlboro, non traduit en français à ce jour. Le préfacier nous présente la Yougoslavie (à nous Occidentaux) en la replaçant dans l'histoire internationale, en essayant de nous donner le bagage minimal pour comprendre une atmosphère et des mentalités (entreprise désespérée en six pages).

A priori, ce n'est pas (encore) traduit en français.
[…] From 1981 to 1989, the same period that saw the Israeli invasion of Lebanon and the first Palestinian uprising, close to 600.000 Kosovars — half the adult population — were arrested, interrogated, interned or reprimanded by Serbian authorities; the future president of Bosnia, Alija Izetbegović, was put on trial (in 1983), along with 13 others, and charged with "hostile and counter-revolutionary acts derived from Muslim nationalism", despite the fact that, as the historian Noel Malcolm notes, the Yugoslav state's deeper fear seemed to derive from Itzebegović's then unequivocal advocacy of "Western-style parliamentary democracy."

During this turbulent period, journalism and literature played an enormous role. On the one hand, people whose mouths had been shut during Tito's reign began rewriting the history of Yusgoslavia through articles and interviews in widely circulated magazines; on the other hand, the Serbian Academy of Letters, its novelists and poets in particular, began manufacturing apocalyptic narratives and imagery to accompany Milošević's very conscious designs to create the Greater Serbia. As a translator in those years, I found it impossible to interest editors in literature from Bosnia. It was only after the war, when Bosnia became "known", that projects I had attempted to initiate could be carried out. But as Bosnia became known, the implications of European and American acquiescence in the cantonization (along ethnic and religious lines), of the democratically elected, multinational and pluralistic state government of Bosnia-Herzegovina, were completely internalized and made to seem like a logical outcome of the actions of people very unlike "us". These experiences, and many others to follow, taught me a lot about our own structures of thought, and the domestic borders we inherit and police.

Given my own involvement in Middle Eastern politics and culture — another region dominated by mythological projections — I intuited certain similarities and patterns to this willful ignorance and retirence. This was embodied by what the Slovenian theorist Slavoj Žižek has called "postmodern" racism, a climate in which "Apartheid is legitimized as the ultimate form of anti-racism, as an endeavor to prevent racial tensions and conflicts". Žižek goes on to write: "In former Yugoslavia, we are lost not because of our primitive dreams and myths preventing us from speaking the enlightened language of Europe, but because we pay in flesh the price for being the stuff the Other's dreams are made of… Far from being the Other of Europe, former Yugoslavia was rather Europe itself in its Otherness, the screen onto which Europe projected its own repressed reverse… Against today's journalistic commonplace about the Balkans as the madhouse of of thriving nationalisms where rational rules of behavior are suspended, one must point out again and again that the moves of every political agent in former Yugoslavia, reprehensible as they may be, are totally rational within the goals they want to attain — the only exception, the only truly irrational factor in it, is the gaze of the West, babbling about archaic ethnic passions". (Why Bosnia? eds Rabia Ali and Lawrence Lifschultz)

Ammiel Alcalay, préface de Sarajevo Marlboro, p.X à XII, eds Archipelago books, 2004
Entre 1981 et 1989, la période même qui connut l'invasion du Liban par Israël et le premier soulèvement palestinien, près de six cent mille Kosovars — la moitié de la population adulte — furent arrêtés, interrogés, emprisonnés ou admonestés par les autorités serbes; le futur président de la Bosnie, Alija Izetbegović, fut jugé, en même temps que treize autres, accusé d'"d'actes hostiles et contre-révolutionnaires issus du nationalisme musulman, malgré le fait que, comme l'historien Noel Malcom l'a relevé, la crainte la plus profonde de l'Etat yougoslave semblait provenir du plaidoyer d'Itzebegović, à l'époque franc et massif, pour une "démocratie parlementaire à l'occidental".

Pendant cette turbulente période, le journalisme et la littérature jouèrent un rôle énorme. D'une part, les gens dont la bouche avait été close pendant les années Tito commencèrent à réécrire l'histoire à travers des articles et des interviews donnés à des magazines à large diffusion; d'autre part, l'Académie serbe de littérature, ses romanciers et ses poètes en particulier, commencèrent à fabriquer des récits et un imaginaire apocalyptiques destinés à accompagner les manœuvres totalement délibérées de Milošević pour créer la Grande Serbie. A l'époque, je découvris en tant que traducteur qu'il était impossible d'intéresser des éditeurs à la littérature en provenance de Bosnie. Ce n'est qu'après la guerre, quand la Bosnie devint "connue", que les projets que je tentais de mettre en branle purent être mener à terme. Mais tandis que la Bosnie devenait connue, les conséquences de l'acquiescement européen et américain au cantonnement (selon des lignes ethniques et religieuses) du gouvernement pluraliste, mutinational et démocratiquement élu de Bosnie-Herzegovine furent totalement intériorisées pour donner l'impression d'être le résultat logique d'actions de personnes très différentes de "nous". Cette expérience, et de nombreuses autres qui ont suivi, m'ont beaucoup appris sur nos propres structures de pensée et les frontières internes dont nous héritons et que nous disciplinons.

Etant donné mon engagement personnel dans la politique et la culture du Moyen Orient — une autre région du monde dominée par des projections mythologiques — je reconnus dans cette ignorance et réticence délibérées certains motifs et similarités. C'est ce qui se présente sous la forme de ce que le théoricien slovène Slavoj Žižek a appelé le racisme "postmoderne", un climat dans lequel «l'Appartheid est légitimé comme la forme la plus achevé de l'anti-racisme, comme le comportement destiné à prévenir les tensions raciales et les conflits». Žižek continue en écrivant: «Dans l'ex-Yougoslavie, nous sommes perdus, non parce que nos rêves et nos mythes primitifs nous empêcheraient de parler le langage éclairé de l'Europe, mais parce que nous payons le prix d'être l'étoffe dont les rêves de l'Autres sont tissés… Loin d'être l'Autre de l'Europe, l'ex-Yougoslavie était plutôt l'Europe elle-même dans son Altérité, l'écran sur lequel l'Europe projetait son propre envers réprimé… Contre le cliché journalistique actuel des Balkans comme une maison de fous où, toutes règles de comportement rationnel suspendues, fleurissent les nationalismes, il faut souligner encore et encore que les actes de n'importe quel agent politique en ex-Yougoslavie, aussi répréhensibles fussent-ils, étaient totalement rationnels, en accord avec le but qu'ils visaient — la seule exception, le seul élément réellement irrationnel en eux, est le regard de l'Ouest porté sur eux, babillant à propos de passions ethniques archaïques.» (Why Bosnia? édition Rabia Ali and Lawrence Lifschultz)

Le Quinconce de Charles Palliser

Je viens de passer cinq jours à relire Le Quinconce — pour la troisième fois en vingt ans. (Je me souviens de la première fois: quasi deux nuits blanches d'affilée pour m'apercevoir à la fin que j'avais manqué l'essentiel — que je n'avais pas soupçonné l'essentiel).

Cette fois-ci je pense avoir fait le tour. Il reste des questions sans réponse, ou plutôt avec plusieurs réponses, mais je ne suis pas assez passionnée pour y passer davantage de temps.

Dans les premières pages du livre:
And then in the attempt to see more, I poked the weed and pebbles with a stick, and only raised a dark cloud that obscured everything. And though it seems to me that the recollection is like that clear runlet, yet I have set myself to search back into my memory.

Charles Palliser, The Quincunx, p.7 (Penguin, 1990)
«Et dans la tentative d'en voir davantage, je déplaçai les plantes et le gravier avec un bâton, et ne fis que soulever un nuage sombre qui obscurcit tout. Et bien qu'il me semble que les souvenirs ressemblent à ce clair ruisseau, j'ai décidé de fouiller dans ma mémoire.» (traduction personnelle, je n'ai pas sous la main la version française aux éditions Phébus).

Vers la fin du live, à la mort d'une vieille dame:
For I understood now that I could continue for ever to ear new and more complicated versions of the past without ever attaining to a final truth.

Ibid., p.1029
«Car je comprenais maintenant que je pouvais continuer éternellement d'écouter de nouvelles versions plus intriquées du passé sans jamais atteindre à une vérité définitive.»

Le roman couvre cinq générations (de 1740 à 1830, d'après mes reconstitutions) et une grande partie de l'intrigue repose sur le fait que les dates de naissance transcendent les générations (un oncle peut avoir l'âge de ses neveux ou de ses petits-neveux); d'autre part, chacun est potentiellement fils, père, frère, oncle, grand-père, arrière-grand-père.
Par ailleurs, l'auteur nous ment par omission. Mais le lecteur ne s'en aperçoit qu'au fur à mesure, et quand il commence à se dire qu'il faudrait qu'il fasse attention, que l'auteur ne cherche pas à l'aider mais à le perdre, il est déjà très avancé dans le livre et il n'a pas forcément le courage de recommencer en prenant des notes…

La traduction française comporte une postface (à lire à la fin, ne trichez pas). Il y est précisé que le livre fut écrit durant le thatchérisme. La pauvreté qu'il décrit (une pauvreté à la Dickens avec la crudité des descriptions modernes) a été interprétée comme une lecture par l'auteur de son époque.
L'étonnant, c'est que lu vingt ans plus tard, il décrit une bulle spéculative gonflée par des crédits "pourris" appuyés sur des opérations immobilières…

Je me souviens de ma lecture (en 1993) de la postface française écrite par l'auteur. La fin du livre m'avait plongée dans les interrogations, alors imaginez mon désarroi en lisant la fin de la postface:
Quant à moi, je continue à découvrir mon roman à la faveur des explications qu'on veut bien me réclamer ici et là, par écrit ou oralement, et je tire les leçons les plus surprenantes des rencontres que l'on me ménage avec mes lecteurs. J'ai ainsi goûté l'étrange plaisir de me retrouver assis dans une librairie […] en train de discuter de l'intrigue avec deux inconnus passionnés qui connaissaient bien mieux que moi les arguments pour ou contre telle ou telle interprétation de mon œuvre. Et qui se lancèrent dans une farouche discussion sur le sens du dénouement: outre qu'ils s'opposaient dans leur analyse de la situation et des véritables motivations d'Henrietta, ils faisaient chacun une lecture diamétralement opposée de la dernière phrase, celle-là même qui avait contraint l'un de mes amis à reprendre le livre à la première page. Celle-là même qui a dû donner tant de fil à retordre au pauvre traducteur suédois.

Charles Palliser, Le Secret des cinq roses, Le Quinconce T5, p.210, 211 (Phébus, 1992)
Je suis désormais condamnée à chercher non une, mais deux, solutions à l'énigme (ou peut-être à poser l'énigme de façon différente afin que deux réponses puissent être apportées).
Pour l'instant, je n'en ai qu'une.

Vivre

Il consacra ainsi son testament philosophique à Paul Valéry […]. Dans les remarques et dans les vers de ce «penseur sans foi», Löwith avait vu le reflet de sa propre image et, au-delà, le doute qu'il avait élu, depuis toujours peut-être, comme l'étoile polaire de sa recherche. Il avait trouvé chez Valéry cette question qui […] aurait pu lui servir d'emblème: «Est-il possible de vivre et d'agir humainement sans croire à quelque choses et espérer en quelque chose?1».

Préface de Enrico Donaggio à Max Weber et Karl Marx de Karl Löwith (1932), p.23 - traduction de Marianne Dautrey - Payot 2009.



1 : K. Löwith, Paul Valéry. Grundzüge seines philosophischen Denkens, in Sämtliche Schriften, vol. IX metzler, Stuttgart, 1986, p309.

Tabish Khair - How to fight Islamic Terror from the Missionary Position

Comment combattre la terreur islamique à partir de la position du missionnaire. Envoyé par Guillaume.
Ce titre est malgré tout plus réservé que le livre de la fille de Milena Jesenska, Pas dans le cul aujourd'hui.

Tabish Khair est indien et vit au Danemark.
J'ai l'impression que les Anglais translittèrent en Khair et les Français en Kair.
Le reste: à suivre.

L'exigence du jour

13. L'expression est tirée des Années de voyage de Wilhem Meister de Goethe: «Quel est ton devoir? L'exigence du jour.» Si, dans le roman de Goethe, cette réplique avait le sens d'un renoncement, elle est devenue l'expression d'un établissement dans un mode de vie bourgeois mettant fin à l'errance des années d'apprentissage (N.d.T.)

Karl Löwith, Max Weber et Karl Marx, 1932, p.98 dans l'édition Payot (2009).
La traductrice est Marianne Dautrey.

Les intellectuels ont toujours été contre la France

Je mets alors la conversation sur le prestige dont bénéficie actuellement le communisme chez les intellectuels. Je ne parle pas des petits combinards, et autres calculateurs, mais des esprits droits. «Les intellectuels français ont toujours trahi la France», me répond le général de Gaulle, qui me cite deux textes incroyables de Voltaire adressés à Frédéric II après Rossbach — où l'on voit le cul des Français rimer avec vaincu, et l'inhabileté au combat des mêmes Français opposée à leur science du pillage. Tout cela cité impeccablement, chaque mot scandé, lancé comme un soufflet:
Vous n'avez qu'à y réfléchir: les intellectuels ont roujours pris parti contre la France.
J'invoque le Maurras d'autrefois, à l'époque où c'était l'Action française qui polarisait autour d'elle toutes les intelligences, même celles des partis adverses. Et à mon grand étonnement, de Gaulle dit:
— Mais Maurras était aussi contre la France. Contre la France de son temps.
Ce qui est bien mon opinion et je me réjouis de la lui voir partager, contre toute attente. Je songe qu'en s'opposant si violemment aux partis, il risque lui aussi de prendre parti contre la France de son temps. Je dis seulement:
— Là réside précisément tout le problème. Les pires ennemis de la France ont souvent cru la servir. Ils aimaient une France de leur goût; il reconnaissaient à cette seule entité le nom de France et ne croyaient pas trahir en combattant l'autre, la vraie…

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.345 - Grasset, 1978

Récits d'un jeune médecin, de Mikhaïl Boulgakov

Pour qui ignore ce qu'est un voyage à travers les chemins de campagne les plus reculés, il est inutile d'en entendre le récit : de toute façon, il ne comprendrait pas. Quant à celui qui sait de quoi il s'agit, je ne tiens pas à le lui rappeler.

Mikhaïl Boulgakov, Récits d'un jeune médecin, incipit, Seuil 1986.
Cet ouvrage, hors commerce, vous est offert par votre libraire pour tout achat de trois volumes des collections "Points".

Asensio condamné en appel

Concernant la plainte au pénal, Juan Asensio a vu sa peine confirmée en appel. Les dommages et intérêts sont plus faibles qu'en première instance, sans doute pour tenir compte de sa situation financière.

Comment évoquer ce que j'en pense, ce sentiment doux-amer de savoir qu'il est puni mais qu'il n'a pas compris ce qu'on lui reprochait, et que sans doute il se sent victime d'un monde injuste; ou qu'à l'inverse, il a parfaitement compris et qu'il était temps qu'il soit enfin rattrapé par ses actes.
Comment savoir?

Une chose est certaine, il n'hésitera jamais à harceler toute personne en position de faiblesse, affective ou sociale (comme Renaud Camus fragilisé socialement par sa condamnation pour incitation à la haine raciale, Renaud Camus que JA poursuit d'une vindicte maladive sur twitter, comme s'il n'avait rien d'autre à faire. Sans doute n'a-t-il rien d'autre à faire).

Album de Marie-Hélène Lafon

J'ai donc lu ce livre offert, rapidement, en une journée. Il s'agit presque, ou peut-être (je n'ai jamais été très sûre de la définition de ce genre) de poèmes en prose, de poèmes prosaïques, donc, un hommage au Cantal, aux champs, aux vaches, aux maisons, aux gens, un chant d'amour non dépourvu d'humour et de pointes aiguisées à l'occasion.

Qui sont les lecteurs de Marie-Hélène Lafon ? En moi elle touche directement des souvenirs d'enfance (l'odeur des vaches, le bruit des bidons de lait), combien sommes-nous encore à avoir de tels souvenirs? Mais ce ne sont pas des souvenirs qu'elle raconte, c'est bien une campagne contemporaine que nous, citadins, pensons disparue et qui subsiste. C'est une idée qui réconforte et console.

Bottes

Les bottes jonchent. Le carrelage du couloir, le pavé de l'étable de part et d'autre de la porte qui donne sur la cuisine, le plancher de la grange, à gauche contre le mur avant l'armoire aux outils, ou, dans les cas d'urgence et par temps sec, le seuil cimenté de la maison; et leurs semelle épaisses creusées de nervures géométriques plus ou moins garnies de matière s'offrent à tous les regards.

Elles sont volontiers vertes, d'un vert modeste et contrit, ou rousses, voire cuivrées, façon vache salers; elles ne sont pas noires, ni bleues, on n'est pas au bord de la mer, on n'est pas au manège, on vient de l'étable, on y va, on y retourne; les bottes agricoles sont d'abord faites pour ça, pour le fumier, le lisier, la merde dans tous ses états, solide, liquide, grasse, grumeleuse, comptacte, en croûte, en ruisseaux, en flaques étales; les bottes sont faites pour la bouse dont elles se rient, retrouvant leur virginité au premier coup de brosse sous le jet d'eau ou en trois pas dans le mouillé de l'herbe.

Les bottes connaissent le terrain et toisent les chemins, on ne la leur fait pas. Elles garderont les pieds au propre, au sec, et au chaud si l'on a su se munir de ces chaussons pointus de laine chinée portés sur la chaussette et achetés en lots de trois paires au marché du mercredi depuis que plus personne n'est là pour les tricoter. On ne sait pas dans quelle partie du monde les chaussons sont fabriqués, on les suppose chinois ou portugais mais ils sont solides aussi, même s'ils tiennent moins bien les reprises; et pour la chaleur, franchement, si on n'avait pas su, on n'aurait pas vu la différence.

Les normes d'hygiène instaurées pour la fabrication du fromage fermier ont imposé l'usage de bottes blanches réservées à la laiterie et qui sont vendues à prix d'or à la Coopérative agricole ou chez Gamm Vert; elles jonchent non moins le vertibule réglementaire, dûment carrelé, où l'on chausse, déchausse, rechausse, en grommelant d'abondance. Elles déchoiront, vaincues, recyclées en bottes à tout, blafardes et maculées.

La botte prend parfois du galon, s'embourgeoise à la solognote ou à l'anglaise, façon gentleman-farmer, et s'affiche dans des vitrines cossues, et s'agrémente en sa partie supérieure d'une ganse décorative ou d'une sorte de bourrelet technique qui moule le mollet; et de flirter alors avec la chasse, la pêche, le loisir sportif: et de jouer les mijaurées de salon en présence de sa cousine paysanne, crottée, vaillante, sans ambages et rétive aux ronds de jambe.

La botte se porte toute l'année, à toute heure, en toute saison, on pourrait ne pas la quitter, on la regrette parfois, on s'y résigne, on y étouffe, on renâcle, on la trahit pour le bottillon court qui se révèle insuffisant, même au jardin, finalement on y revient, on la retouve et elle s'impose, elle triomphe, l'air de rien, modeste et indispensable.

Le capiton intérieur de la botte, doux, spongieux, voire pelucheux, s'effleure du bout des doigts si d'aventure il faut procéder à l'extraction d'une chaussette encalminée ou d'un quelconque corps étranger, bille, bout de bois, caillou, allumette, dont on se demande bien comment il a pu s'introduire en ce tréfonds. Retournée, empoignée, secouée sans ménagements, la botte garnie peut aussi se déverser sur le carrelage, elle n'en reprendra pas moins du service à la première occasion. Elle est sans rancune et, bonne fille, supportera les effusions pointues du jeune chien qui l'abandonnera, éreintée et orpheline de sa pareille, sous le tas de bois ou au fond du garage.

Amputée de sa tige, elle finira en galoche de jardin, soucieuse encore de bien servir, toute honte bue.

Marie-Hélène Lafon, Album, p.21 - Buchet-Chastel 2012

Autobiographie romancée, autobiographie romanesque

Pierrot le fou à la télévision. Anna Karina dit: «Je rêve que la vie soit comme les romans: logique, claire, organisée…» C'est ce que font de leur vie les auteurs d'autobiographies. Une autobiographie romancée est impardonnable, une autobiographie romanesque est inévitable. J'ai composé un roman avec ce que les universitaires et critiques s'entêtent à appeler mes «mémoires» ou mes souvenirs.

Claude Mauriac, Le rire des pères dans les yeux des enfants, p.474 - Grasset 1981

Dostoievski à Florence

Tombé par hasard sur cette plaque que je n'attendais pas en face du palais Pitti.
Ainsi donc "les nuits blanches de St Pétersbourg" ont été écrites sous le ciel de Florence. Comme c'est étrange.






Dans cette maison entre 1868 et 1869 Fédor Mikhail Dostoïevski a écrit L'Idiot.

Roland Barthes écrit à Claude Mauriac

30 mars 1974

Cher Claude Mauriac,
j'ai enfin reçu votre livre, et avec un très grand plaisir. Peut-être avez-vous quelquefois l'idée que nous sommes loins l'un de l'autre; mais par ce livre, je me sens très près de vous; je ne parle pas seulement de la conception, si proche du pouvoir que j'attibue à l'
agencement des fragments, agencement qui possède le don d'immobilité du temps — je dirai presque d'immortalité, car le sujet de votre livre est en somme l'immortalité (la dénégation de mort, de deuil), mais aussi tout votre passé, ici rappelé, est d'une certaine façon le mien; vos dates sont les miennes, votre pays, celui de votre père, est le mien (j'ai lu très tôt ses romans avec délices, le délice des noms propres du Sud-Ouest retrouvés), les écrivains dont vous parlez, ce sont en somme mes écrivains, jusqu'à Bataille que vous décrivez avec une vérité absolue; et je vous remercie, parce que j'en ai été très touché, de m'avoir placé au nombre de tous ceux que vous appelez.
J'ajoute à cette gratitude réelle mon remerciement à tous deux de m'avoir amené en auto l'autre jour, à travers la pluie et les encombrements, à ma gare du Luxembourg.

A bientôt j'espère,
bien amicalement
Roland Barthes



Claude Mauriac, Le rire des pères dans les yeux des enfants, p.406 - Grasset 1981

Un dîner chez les Robbe-Grillet

J'ajoute des sauts de ligne pour faciliter la lecture à l'écran.
Paris, mercredi 11 juin 1958

Avec Marie-Claude, hier, chez les Alain Robbe-Grillet, avec Nathalie Sarraute. Arrivés à 6 heures et demie pour boire un verre de porto, nous sommes partis à près de 11 heures, en ayant l'impression de n'être restés que peu de temps.

[…]

Alain Robbe-Grillet et sa femme se montrent fiers de l'appartement qu'ils ont eu la chance d'obtenir grâce à Paulhan dans cette maison du voulevard Maillot où habite aussi Félicien Marceau (chez qui nous avons dîné il y a quelques mois). Il a fait lui-même non seulement la peinture mais la menuiserie et se montre justement orgueilleux de ses placards dont se ferment avec précision les portes par lui fabriquées et montées. Je dis:
— Nous savions bien que vous aviez un compas dans l'œil et un mètre dans la poche…
Ce dont il a la bonne grâce de rire.
Flashes dont la conversation fut éclairée :
Samuel Beckett (« Sam »), sous l'occupation, venant d'écrire Murphy, parlait à Nathalie Sarraute de destruction du langage (il habita chez elle et donna des leçons d'anglais à l'une de ses filles). Il ne fait plus jamais allusion désormais, dit Robbe-Grillet, à ses travaux: leur seule conversation porte sur leur amour commun des jardins. Beckett passe ses journées à tondre un gazon réticent et à lutter contre les taupes, l'essentiel de sa correspondance avec son éditeur américain consistant en des demandes et en des envois de produits chimiques divers destinés à leur destruction. Mais si j'ai bien compris, ce sont surtout ses arbres qui en souffrent — et en meurent.

Les deux premier romans de Nathelie Sarraute et le premier (resté inédit) de Robbe-Grillet ont été refusés par Gallimard. Sans le dire nettement, Nathalie suffère, laisse entendre, nous amène à avancer nous-mêmes que T. sous prétexte d'aider à la publication de Portrait d'un inconnu par Gallimard, fit le nécessaire pour la rendre impossible. Elle nous raconte que, chez un petit coiffeur de la rue Jacob, elle avait cette semaine comme voisine la même T., habituée de l'endroit et fort étonnée de la voir là. Elle était sous le casque et semblait gênée d'être surprise ainsi.
— Non point pour lui faire la leçon (rien n'était plus loin de ma pensée, je voulais au contraire marquer une différence qui n'était pas à mon honneur), par gêne, pour dire quelque chose, j'expliquai que, moi, je n'allais chez le coiffeur que tous les six mois et uniquement pour me faire couper les cheveux. Elle eut l'air furieuse, me tourna le dos, et, par la suite, quitta la maison sans me dire au revoir…
— Oui, elle a dû penser que vous lui donniez une leçon…
Cela dit, il apparaît, Robbe-Grillet le lui dit et le prouve sur quelques exemples, que Nathalie Sarraute a tendance à interpréter les réactions les plus simples et à inventer de touts pièces, sur un indice plus ou moins important, des histoires où tout ce qui se dit et se passe l'est à son détriment. Elle ne dit pas non. J'essaye d'expliquer:
— C'est parce que vous vous sentez toujours en faute, coupable d'on ne sait quoi…
Et elle approuve, heureuse d'être comprise et d'autre part satisfaite d'entendre Marie-Claude avouer que telle est, pour elle aussi, sa réaction immédiate: la culpabilité. (…)

Réunis en tandem par une célébrité qui se moque des nuances et rapproche toujours leurs deux noms, Alain Robbe-Grillet et elle font équipe de bon gré pour avoir été rapprochés par le hasard et se donnent la réplique sur un ton où l'ironie l'emporte heureusement sur le sérieux.
Je doute plus de l'avenir de Robbe-Grillet et de sa réelle importance que de ceux de Nathalie Sarraute. (Sans parler de Butor qui fait déjà carrière pour son propre compte et dont les recherches sont rendues d'un accès facile grâce à un classicisme rassurant.) Il n'empêche que c'est de Robbe-Grillet que s'occupent surtout les spécialistes de la chose littéraire — surtout aux Etats-Unis où l'on fait des thèses sur lui et d'où va venir, aux frais d'une université, un jeune homme chargé d'étudiet sur place son œuvre.
Il est vrai que les Américains sont on ne peut plus sérieux et méthodiques. J'ai reçu la visite d'un jeune professeur de Harvard qui écrit une thèse sur de Gaulle et le R.P.F., Nicolas Whal: il m'a appris qu'un de ses assistants est chargé d'étudier Liberté de l'esprit qu'il possède, lui, en totalité à deux numéros épuisés près: «Mais nous pouvons consulter heureusement la collection complète à l'université de Havard» — ce qui ne laisse pas de m'étonner et me fait rétrospectivement éprouver (en pensant aux conditions dans lesquelles je faisais cette revue!) une certaine satisfaction.

Claude Mauriac, Le rire des pères dans les yeux des enfants, p.98 à 101 - Grasset, 1981

Libération de Paris

Dans La terrasse de Malagar, Claude Mauriac cite Edmond Michelet:
Dachau, 27 août 1944

Edmond Michelet :

Pour montrer à quel point je me suis toujours senti en très pofonde communion avec la pensée du Général à cette époque même, je veux rappeler cet autre trait qui se rapporte aux jours qui ont suivi la libération de Paris. Nous étions bien sûr à Dachau toujours aux mains des S.S. C'était un dimanche, j'avais été convoqué à une heure indue par le Tchèque responsable du bloc 13 des tuberculeux; c'était un bon endroit, le bloc 13 parce que les Allemands, qui craignaient beaucoup les bacilles, n'y entraient pas, et nous avions installé là un petit poste récepteur.
Je me suis donc rendu au bloc 13 et j'ai vu là, devant moi, trois personnages; il y avait le Tchèque, qui se tenait droit comme un piquet, le Yougoslave et le Polonais. J'entends encore le Tchèque qui m'avait reçu deux ans plus tôt avec les réserves que vous savez, me dire d'une voix incroyable: «Michelet, je vous ai convoqué à cette heure parce que je voudrais vous faire part de la plus grande nouvelle reçue depuis que nous sommes ici: Paris est libéré et Paris est intact.»
Parmi mes trois, deux savaient que leur propre capitale avait été anéantie, le Polonais et le Yougoslave, et pourtant, pour eux c'était la plus grande nouvelle: Paris était libéré et intact.
(La Querelle de la fidélité)

Claude Mauriac, La Terrasse de Malagar, p.328 - Grasset, 1977

La tombe de Balzac

Dimanche… août 1946

— S'il vous plaît, monsieur, la tombe de Balzac?
Le gardien du cimetière a froncé les souvcils, sans comprendre; et tout à coup son visage s'est éclairé et il a dit sur un ton d'indulgente supériorité:
— Honoré de Balzac, vous voulez dire? Alors, c'est différent: écoutez…
Le jeune homme, embarrassé par les deux bouquets qu'il tenait — un blanc et un rouge — a remercié d'un signe de tête. Puis il est parti, ses fleurs à la main, dans la verte lumière sous-marine qui est celle du Père-Lachaise en été, et je l'ai suivi de loin à travers les sépultures, seul avec lui sous la voûte des arbres. Le buste de Balzac est apparu entre les croix, je me dissimulai derrière un caveau. Me jeune homme ne s'agenouille pas; il ne paraît point davantage prier: simplement, il dispose ses œillets et ses marguerites sur la pierre, avec autant d'amour, semble-t-il, que Félix de Vandenesse préparant, au bas du perron de Clochegourde, ses bouquets pour Mme de Mortsauf. Il reste ensuite un long moment immobile, les bras croisés, dominant comme Rastignac ce Paris assoupi que recouvrent déjà les ombres du soir. Mais aucun désir de conquête ne doit hanter cette âme que je devine sans ambition.
Lorsqu'il fut parti, je m'approchai à mon tour du tombeau et je vis, en regardant la plaque, qu'il y avait tout juste quatre-vingt-seize ans que Balzac était mort.


Lundi.

Cette tombe bien entretenue et que deux bégonias en pots me parurent décorer de façon permanente, me fit me souvenir d'une lettre que reçut le général de Gaulle à l'époque où il était au Gouvernement. Un correspondant inconnu l'y informait de l'état de délabrement dans lequel se trouvait la sépulture de Balzac. Je communiquai pour éléments de réponse cette lettre à Marcel Bouteron. Il répondit peu de jours après qu'il s'occupait de remédier à cet état de chose et que le Général pouvait être assuré que le tombeau du romancier de la Comédie humaine ne serait plus laissé à l'abandon. Une enquête discrète devait révéler peu après que Marcel Bouteron avait supporté personnellement les frais de la restauration et qu'il s'était soucié d'assurer la continuité de cette surveillance au cas où il viendrait lui-même à disparaître. Aussi bien ces deux bégonias étaient-ils vraiment la signature de l'amour.

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.345 - Grasset, 1978
Je ne sais ce qu'il en est aujourd'hui, mais en avril 2010 la concession arrivait à son terme : «Concession en reprise administrative aux fins de sauvegarde, s'adresser à la conservation.»
Il faudrait que j'y repasse.


Contes polonais traduits et adaptés par Agnieszka Macias

Passé à la librairie polonaise pour acheter Gottland.
— Quoi? mais on en a déjà acheté trois ou quatre !
— Je sais, mais on n'en a aucun, je les ai tous offerts.

Près de la caisse sont exposés des livres des éditions L'école des loisirs: Contes polonais, Contes biélorusses et Contes yiddish. Je prends les trois.

La préface des Contes polonais est très intéressante et regorge de noms à peine connus par Wikipedia :
Les collecteurs de contes de la fin du XIXe et du début du XXe parcouraient la Pologne, partagée alors entre trois empires voisins, mais unie par une langue, une histoire et une culture communes.
Ils étaient animés par l'idée romantique, populaire à l'époque dans toute l'Europe, que le conte était un récit remontant à la nuit des temps et donc indépendant de la culture moderne. Leurs recherches ont eu pour effet de préserver le folklore disparaissant peu à peu avec la migration des paysans vers les villes et de fixer la langue du pays que l'on remplaçait souvent par les langues des empires souverains.

Les collectes des ethnographes polonais ont été diffusées en majeure partie dans le dadre des publications de l'Académie des sciences (Akademia Umiejętności) de Cracovie, existant grâce aux relatives libertés accordées aux Polonais vivant sous la domination de l'Empire austro-hongrois.

La plus riche est sans doute celle d'Oskar Kolberg, le plus grand, peut-être, parmi les collecteurs slaves. Son chef-d'œuvre, Le Peuple (Lud), comprenant cinquante volumes, répertorie les contes, mais aussi les croyances, coutumes, mélodies et danses polonaises, région par région.

D'autres collectes, dont les trésors se trouvent dans la présente anthologie, reflètent la culture paysanne de la Petite Pologne — terre natale de Jan Swietek, et terrain de recherche du premier professeur d'anthropologie en Pologne, Izydor Kopernicki —, de la Warmie — région dont le dialecte polonais fut étudié par Augustyn Steffe —, et de la Cujavie, où les quêtes folkloriques furent menées par Aleksander Petrow. Elles furent publiées sous forme de monographies ou dans des revues d'anthropologie et d'ethnographie comme Recueil des connaissances sur l'anthropologie du pays (Zbiór Wiadomości do Antropologii Krajowej), entre autres.

Le lecteur est invité à entrer dans le monde merveilleux, harmonieux et si souvent facétieux des contes polonais.

A.M

Joseph Brodsky - Vingt sonnets à Marie Stuart

Reçu aujourd'hui un livre tout à fait étonnant, qui confronte deux traductions françaises et une traduction anglaise déjà parues séparément des mêmes poèmes.
Les traductions sont présentées en vis-à-vis pour faciliter les comparaisons. (Mentionnons pour mémoire que le livre est publiée en deux parties tête-bêche, ce qui impose arrivé à la moitié de retourner le livre pour le recommencer au début.)

Sommaire:
Les deux traductions françaises en vis-à-vis: Claude Ernoult et André Markowicz
Le texte russe de Joseph Brodsky en face de la traduction anglaise de Peter France et l'auteur
Le texte russe en face de la traduction française d'André Markowicz
La traduction d'André Markowicz en face de la traduction anglaise de Peter France et l'auteur.

Selon la tendance actuelle, la traduction de Markowicz semble préférée. Et pourtant, l'élégante traduction de Claude Ernoult est plus conforme à la tradition française, respectant la forme du sonnet et privilégiant le sens sur le son.

La traduction anglaise validée par l'auteur peut servir de référence. Tout cela est effrayant, que lisons-nous de ce qu'ont écrit les auteurs étrangers?

A titre d'exemple, voici le septième sonnet — sans la version russe, mon blog ne supportant que les caractères latins.

1/ la traduction anglaise de Peter France
Paris is still the same. The Place des Vosges
is still, as once it was (don't worry), square.
The Seine has not run backward to its source.
The Boulevard Raspail is still as fair.
As for the new, there's music now for free,
a tower to make you feel you're just a fly,
no lack of people whom it's nice to see,
provided you're the first to blurt "How's life?"

Paris by night, a restaurant… What chic
in words like these—a treat for vocal cords.
And in comes eine kleine nachtmuzhik
an ugly cretin in a Russian shirt.
Café. Boulevard. The girlfriend in a swoon.
The General-Secretary-coma moon.

2/ Traduction d'Ernoult
Paris, je te le dis, n'a pas changé. La place
des Vosges reste encor parfaitement carrée.
La Seine vers l'amont ne s'est pas écoulée.
Le boulevard Raspail garde sa même grâce.

Quoi de neuf ? Des concerts gratuits et la pensée
que tu n'es rien qu'un pou sous la tour Montparnasse.
On voit beaucoup de gens dont les propos délassent
si l'on dit le premier : « Salut, c'est ma tournée ! »

Paris, la nuit, au restaurant. C'est un tel chic
de prononcer ces mots ; pour ma bouche une fête !
Mais qui donc entre ici ? C'est un petit moujik

de nuit. Sa gueule sort d'une étrange liquette.
Café et boulevard. A l'épaule une amie.
La lune : ton tyran pris de paralysie..

3/ Traduction de Markowicz
Paris ne change pas. La Place Carrée,
sans blague, n'est pas plus triangulaire.
Les cygnes sont rentrés chez Baudelaire,
Le fleuve Seine coule sans marées.
Quelques concerts accueillent le vulgaire
gratis, la tour nous tient désemparée.
Beaucoup d'amis qu'on ne revoit plus guère —
« Mais quel bon vent ?… » — On part. On est paré.

Paris, la nuit, un restaurant. Le chic
de cette phrase. Non, tu t'imagines?…
Se pointe quelque kleine nacht moujik
qu'un rhume écharpe et que prévoit l'angine…
Or, j'inspirais la nuque de l'aimée.
Café. La Lune — un Lénine embaumé.

Joseph Brodsky, Vingt poèmes à Marie Stuart, "VII", édition Les doigts dans la prose, 2013

La chaise percée

Pour nous, les petits, mon père (en nous vit encore) avait fabriqué une chaise basse percée d'un trou pas tout à fait rond, on glissait le pot, d'abord métallique puis plastique, dans deux rainures ménagées sous le siège, un joli petit trône en bois brut avec dossier et accoudoirs, que les années ont poli peu à peu, au fur et à mesure de l'histoire, le bois devenu fauve dans le soleil couchant. Attendre confortablement assis que les choses se fassent n'était pas sans charme.
Mais l'abîme du grand cabinet nous attirait davantage, tant d'objets de forme plus ou moins semblable entassés derrière la porte percée d'un cœur, et des araignées dans tous les coins et recoins et des limaces par-dessous l'huis.

Eugène Savitzkaya, Fou trop poli, p.83 (Minuit 2005)

Le coucou

Je lis Savitzkaya, parce que Guillaume en parla quelques fois et que je l'ai trouvé à la bibliothèque de l'entreprise (je m'efforce d'emprunter les livres qui ne doivent pas beaucoup sortir — pour encourager la bibliothécaire).
L'argument du coucou à l'adresse d'une mère rouge-gorge essoufflée est teinté d'une douceur légèrement ironique ou désabusée. Il ne contient aucun cynisme.
Si tu pouvais me nourrir, petite mère, si tu le voulais bien, je serais pour toi le meilleur des fils, meilleur que ne le sont pour leur mère les petits du geai, du pic noir et du vanneau huppé. Ne me considère pas comme un monstre. Je ne te mangerai pas quand je serai plus grand et je ne te quitterai pas quand tu seras vieille. Je me contente de tout ce que tu peux me donner. J'aime autant les larves des diptères que celles des coléoptères et je ne dédaigne pas les vers de terre de la terre fumée du jardin. Je protègerai tes petits du geai, de la pie et de l'épervier. Je chasserai les fourmis. Je couverai tes œufs. Tu m'as sorti de l'œuf, mais je ne suis pas issu de ton cloaque, mais bien de ton bec, légère et forte rouge-gorge, de ton bec à trilles et à modulations. Je t'appartiendrai à jamais. La bouche qui chante picore aussi dans le fumier et dans les excréments.

Eugène Savitzkaya, Fou trop poli, p.81 (Minuit 2005)

Hervé Guibert - A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie

A l'époque, la mort d'Hervé Guibert avait fait tant de bruit que j'avais évité de le lire. Mais l'année dernière, ou il y a deux ans (juin 2012), j'ai rencontré à Porto une jeune Suissesse qui en a fait son principal objet d'étude et a éveillé ma curiosité.
Et donc quand je suis tombée par hasard sur ce livre à la bibliothèque, je l'ai emprunté.

L'écriture est alerte et vigoureuse avec une urgence, une tension, qui tient en haleine; il s'agit d'un écrivain, sans aucun doute. J'aime les phrases interminables et scandées, le rythme des mots précis et rapides.
La description des hôpitaux et des médecins est sans complaisance et constitue un précieux témoignage sur les débuts du sida, les réactions autour de la maladie, la recherche médicale, les hésitations législatives autour du dépistage, les situations dramatiques des couples non reconnus par la société… (quelle place à l'hôpital aux côtés du malade si vous êtes "son ami", quel place sur le testament puisque "vous n'êtes pas de la famille"? que de souvenirs personnels, mais vécus de loin, comme témoin inconscient d'être témoin).

Ce qui frappe vingt-cinq ans plus tard, c'est la colère du texte, son aspect règlement de comptes. Avec Adjani, avec "Bill" (l'ami qui ne lui a pas sauvé la vie: «Edwige comme Jules, avertis au téléphone, me disent que j'ai un courage fou d'aller dîner avec cet enfoiré. […] Avant de voir le salaud dans Bill, j'y vois un personnage en or massif.» (p.257) Je ne sais pas qui est Bill, mais je suis sûre qu'il a été facilement identifié à la sortie du livre), avec les médecins aux compétences variées (et souvent si incompétents), avec l'éditeur Jérôme Lindon (et au passage les critiques):
Quand je déposai le manuscrit de mon journal chez mon éditeur, le brave homme, qui avait déjà publié cinq de mes livres, me faisant signer leurs contrats dès le lendemain du jour où je les lui avais apportés, sans que j'en lise aucun paragraphe puisque c'était le contrat type et que je pouvais lui faire entière confiance, me dit qu'il n'aurait pas le temps de lire celui-là, car il faisait quatre cents pages dactylographiées, alors qu'il m'avait toujours réclamé un gros libre, un roman avec des personnages parce que les critiques étaient trop abrutis pour rendre compte de livres qui n'avaient pas d'histoire bien construite, ils étaient désemparés et du coup ne faisaient pas d'articles, au moins avec une bonne histoire bien ficelée on pouvait être sûr qu'ils en feraient un résumé dans leurs papiers puisqu'ils n'étaient pas capables d'autre chose, par contre qui serait assez fou pour accepter de lire un journale de quatre cents pages, une fois imprimé ça pourrait faire près du double et avec le prix du papier on arriverait facilement à un livre qu'on devrait vendre cent cinquante francs, or mon pauvre ami qui voudrait mettre cent cinquante francs pour un livre de vous, je ne voudrais pas être grossier mais les ventes de votre dernier livre n'ont pas été bien fameuses, vous voulez que j'appelle tout de suite pour demander les chiffres à ma comptable? En deux ans cet homme avait vendu près de vingt mille exemplaires de mes livres, il n'avait pas fait pour eux la moindre ligne de publicité, voilà que des circonstances m'amenaient à trembler devant lui pour réclamer, même pas une avance mais un décompte de droits d'auteur, qu'il me devait, et il me répliquait: «Oh! et puis vous m'énervez avec votre odieuse sensiblerie! Mettez-vous une bonne fois dans la tête que je ne suis pas votre père!»

Hervé Guibert, A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, p.87
Ce livre est bien sûr connu pour raconter les derniers mois de Foucault (Muzil, l'homme sans qualité). Je recopie ici la description du corps de l'être aimé comme poison, une réalité dont l'étendue ne s'appréhende qu'à l'expérience:
Muzil, les derniers temps qui ont précédé sa mort, avait tenu, discrètement, sans cassure, à prendre quelques distances avec l'être qu'il aimait, au point qu'il a eu le formidable réflexe, la trouvaille inconsciente d'épargner cet être à un moment où presque tout de son propre être, son sperme, sa salive, ses larmes, sa sueur, on ne le savait pas trop à l'époque, était devenu hautement contaminant, ça je l'ai appris récemment par Stéphane qui a tenu à m'annoncer, peut-être mensongèrement, qu'il n'était pas lui-même séropositif, qu'il avait échappé au péril alors qu'il s'était vanté, peu après m'avoir révélé la nature de la maladie de Muzil qu'il avait ignoré jusque-là, de s'être faufilé à l'hôpital dans le lit de l'agonisant, et de l'avoir réchauffé avec sa bouche en différents points de son corps, qui était du vrai poison.

Hervé Guibert, A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, p.135

Album

Reçu, sans aucun mot d'explication, d'une amie à qui je n'ai pas écrit pour le Nouvel An comme je le fais chaque année (mais je pensais la voir à Lorient — et puis non) un livre, Album, de Marie-Hélène Lafon, aux éditions Buchet-Chastel (car la quatrième de couverture précise «Tous ses romans, dont L'Annonce (Prix Page des libraires 2009) et Les Pays, sont publiés chez Buchet/Chastel.»)

Il reste à le lire et à la remercier.

En allant à l'enterrement de Foucault

Mangé une andouillette à midi en pensant à Foucault (et Guibert).

Sur la route, avec l'assistant de Muzil et Stéphane, nous nous arrêtâmes dans un relais et dégustâmes, ce fut une idée de Stéphane qui rappela que Muzil les adorait, des andouillettes grillées.

Hervé Guibert, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, p.113, Gallimard 1990

La lecture préférée de Foucault

chapitre 25
Mancini s'était fait enterrer avec son pinceau et le Manuel d'Epictète, qui se trouve à la suite des Pensées de Marc Aurèle, dans l'exemplaire jaune Garnier-Flammarion que Muzil avait délogé de sa bibliothèque, couvert d'un papier cristal, quelques mois avant sa mort, pour me le donner comme étant l'un de ses livres préférés, et m'en recommander la lecture, afin de m'apaiser, à une époque où j'étais particulièrement agité et insomniaque, ayant même dû me résoudre, sur les conseils de mon amie Coco, à des séances d'acupuncture à l'hôpital Falguière, où un médecin au nom chinois m'abandonnait en slip sous une tente mal chauffée, après m'avoir planté au sommet du crâne, aux coudes, aux genoux, à l'aine et sur les orteils de longues aiguilles qui, oscillant au rythme de mon pouls, ne tardaient pas à laisser sur ma peau des rigoles de sang que le docteur au nom chinois ne prenait pas la peine d'éponger, ce docteur obèse aux ongles sales auquel je continuais de confier mon corps, m'étant toutefois soustrait aux intraveineuses de calcium qu'il m'avait prescrites en complément, deux ou trois fois par semaine, jusqu'au jour où, saisi de dégoût, je le vis remettre les aiguilles maculées dans un bocal d'alcool saumâtre. Marc Aurèle, comme me l'apprit Muzil en me donnant l'exemplaire de ses Pensées, avaient entrepris leur rédaction par une suite d'hommages dédiés à ses aînés, aux différents membres de sa famille, à ses maîtres, remerciant spécifiquement chacun, les morts en premier, pour ce qu'ils lui avaient appris et apporté de favorable pour la suite de son existence. Muzil, qui allait mourir quelques mois plus tard, me dit alors qu'il comptait prochainement rédiger dans ce sens, un éloge qui me serait consacré, à moi qui sans doute n'avais rien pu lui apprendre.

Hervé Guibert, A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, p.75-76, Galimard 1990

Nous irons à Berditchev

Berditchev, Berditchev, «où se croisent tant des fils du texte qui m'écrit…»

P. m'a donné aujourd'hui le livre qu'il avait conservé dimanche soir — un livre acheté dans la maison de Boulgakov à Kiev: «Mais tu sais, elle est reconstruite, ce n'est pas celle d'origine.»






Dans une vitrine de la maison de Boulgakov se trouve un buste de Mme Hanska. Elle et Balzac se sont mariés à Berditchev le 14 mars 1850.
A Berditchev, aujourd'hui en Ukraine, est né Conrad en 1857, écrivain polonais de langue anglaise et en 1905 Vassili Grossman, écrivain de langue russe.

Ces quelques noms donnent une idée du bouleversement continuel des frontières à cet endroit depuis deux siècles.
Il faudra aller à Berditchev.

Souvenirs de Kiev

En sortant du Couronnement de Poppée, (mise en scène orientale en ombres chinoises bleutées de Bob Wilson, belle Drusilla chantée par Gaëlle Arquez), P. me raccompagne et m'offre quelques souvenirs de Kiev : un sweat et Le Maître et Marguerite en deux tomes minuscules (sept ou huit centimètres de haut) achetés dans la maison de Boulgakov comme le prouvent les tampons à l'intérieur.
Il ne reste qu'à apprendre le russe.




Le tome 1, avec le chat bien sûr, mais aussi les chaussures:




Le tome 2 avec le chat au bal:


Les défauts des autres

La démonstration dans ce passage pourrait être celle-ci :
nous avons des amis qui ont des défauts que nous efforçons de ne pas voir parce que nous sommes attachés à eux et nous voulons les conserver pour amis;
nous voyons en ces amis surtout les défauts que nous avons nous-mêmes;
ce qui me mène à conclure, peut-être trop rapidement, que finalement ce que nous détestons à travers ces amis, c'est nous-mêmes à qui ils tendent un miroir involontaire.

Il est possible, suivant la règle-même du texte, que je ne fasse alors que la preuve de ma propre tendance à la tristesse, et que l'on puisse également soutenir que ce texte permet à chacun de s'aimer malgré tout, comme il remarque que l'on fait l'effort d'aimer ses amis malgré tout.

Comme le texte se présente sans retour à la ligne et que c'est difficile à lire à l'écran, je souligne quelques phrases dans l'extrait suivant.
– Cela n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance. Phrase analogue à un réflexe, la même chez tous les hommes qui ont de l'amour-propre, dans les plus graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes ; dénonçant alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose en question à celui qui la déclare sans importance ; phrase tragique parfois qui la première de toutes s'échappe, si navrante alors, des lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d'enlever la dernière espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service : « Ah ! bien, cela n'a aucune espèce d'importance, je m'arrangerai autrement » ; l'autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce d'importance d'être rejeté étant quelquefois le suicide.

Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement envie d'être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda : « Est-ce par goût de t'élever vers la noblesse – une noblesse très à-côté du reste, mais tu es demeuré naïf – que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray. Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob ? Oui, n'est-ce pas ? » Ce n'est pas que son désir d'amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu'on appelle en un français assez incorrect « la mauvaise éducation » était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s'apercevait pas, à plus forte raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués. Dans l'humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n'est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute ce n'est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c'est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s'émerveille de la voir fleurir d'elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n'a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire. Même si cette bonté, paralysée par l'intérêt, ne s'exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu'aucun mobile égoïste ne l'empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d'un roman ou d'un journal, elle s'épanouit, se tourne, même dans le coeur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté. Mais la variété des défauts n'est pas moins admirable que la similitude des vertus. Chacun a tellement les siens que pour continuer à l'aimer, nous sommes obligés de n'en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste. La personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en rage. L'une est d'une belle intelligence, voit tout d'un point de vue élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les lettres les plus importantes qu'elle vous a demandé elle-même de lui confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous faire d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierté à ne jamais savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de procédés délicats, qu'il ne vous dit jamais de vous-même que les choses qui peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu'il en tait, qu'il en ensevelit dans son coeur, où elles aigrissent, de toutes différentes, et le plaisir qu'il a à vous voir lui est si cher qu'il vous ferait crever de fatigue plutôt que de vous quitter. Un troisième a plus de sincérité, mais la pousse jusqu'à tenir à ce que vous sachiez, quand vous vous êtes excusé sur votre état de santé de ne pas être allé le voir, que vous avez été vu vous rendant au théâtre et qu'on vous a trouvé bonne mine, ou qu'il n'a pu profiter entièrement de la démarche que vous avez faite pour lui, que d'ailleurs déjà trois autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que légèrement obligé. Dans les deux circonstances, l'ami précédent aurait fait semblant d'ignorer que vous étiez allé au théâtre et que d'autres personnes eussent pu lui rendre le même service. Quant à ce dernier ami, il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu'un ce qui peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force : « Je suis comme cela. » Tandis que d'autres vous agacent par leur curiosité exagérée, ou par leur incuriosité si absolue, que vous pouvez leur parler des événements les plus sensationnels sans qu'ils sachent de quoi il s'agit ; que d'autres encore restent des mois à vous répondre si votre lettre a trait à un fait qui concerne vous et non eux, ou bien s'ils vous disent qu'ils vont venir vous demander quelque chose et que vous n'osiez pas sortir de peur de les manquer, ne viennent pas et vous laissent attendre des semaines parce que n'ayant pas reçu de vous la réponse que leur lettre ne demandait nullement, ils avaient cru vous avoir fâché. Et certains, consultant leur désir et non le vôtre, vous parlent sans vous laisser placer un mot s'ils sont gais et ont envie de vous voir, quelque travail urgent que vous ayez à faire, mais s'ils se sentent fatigués par le temps, ou de mauvaise humeur, vous ne pouvez tirer d'eux une parole, ils opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent pas plus la peine de répondre, même par monosyllabes, à ce que vous dites que s'ils ne vous avaient pas entendus. Chacun de nos amis a tellement ses défauts que pour continuer à l'aimer nous sommes obligés d'essayer de nous consoler d'eux – en pensant à son talent, à sa bonté, à sa tendresse – ou plutôt de ne pas en tenir compte en déployant pour cela toute notre bonne volonté. Malheureusement notre complaisante obstination à ne pas voir le défaut de notre ami est surpassée par celle qu'il met à s'y adonner à cause de son aveuglement ou de celui qu'il prête aux autres. Car il ne le voit pas ou croit qu'on ne le voit pas. Comme le risque de déplaire vient surtout de la difficulté d'apprécier ce qui passe ou non inaperçu, on devrait, au moins, par prudence, ne jamais parler de soi, parce que c'est un sujet où on peut être sûr que la vue des autres et la nôtre propre ne concordent jamais. Si on a autant de surprises qu'à visiter une maison d'apparence quelconque dont l'intérieur est rempli de trésors, de pinces-monseigneur et de cadavres quand on découvre la vraie vie des autres, l'univers réel sous l'univers apparent, on n'en éprouve pas moins si, au lieu de l'image qu'on s'était faite de soi-même grâce à ce que chacun nous en disait, on apprend par le langage qu'ils tiennent à notre égard en notre absence quelle image entièrement différente ils portaient en eux de notre vie. De sorte que chaque fois que nous avons parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos inoffensives et prudentes paroles, écoutées avec une politesse apparente et une hypocrite approbation ont donné lieu aux commentaires les plus exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les moins favorables. Le moins que nous risquions est d'agacer par la disproportion qu'il y a entre notre idée de nous-même et nos paroles, disproportion qui rend généralement les propos des gens sur eux aussi risibles que ces chantonnements des faux amateurs de musique qui éprouvent le besoin de fredonner un air qu'ils aiment en compensant l'insuffisance de leur murmure inarticulé par une mimique énergique et un air d'admiration que ce qu'ils nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter, comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu'on a. Or, c'est toujours de ces défauts-là qu'on parle, comme si c'était une manière de parler de soi détournée, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer. D'ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les autres. Un myope dit d'un autre : « Mais il peut à peine ouvrir les yeux » ; un poitrinaire a des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus solide ; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un malodorant prétend qu'on sent mauvais ; un mari trompé voit partout des maris trompés ; une femme légère des femmes légères ; le snob des snobs.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.470 et suiv, Pléiade I, Clarac et Ferré

Kairos

Minuit moins le quart. J'aurais dû noter sur le moment (il faut toujours tout noter sur le moment — après ce n'est plus la même chose…)

Renaud Camus, Parti pris, journal 2010, p.127

Mœurs hôtelières

Je loge à Lublin au bord de la Bystrzyca, dans un, comme on me dit, bon hôtel. La ville a été fondée au Xe siècle; mon hôtel en est un vestige. Quand j'y entre, le soir, il y a là un portier qui repose, comme une momie dans son sarcophage, dans un réduit sur l'arrière, il a rabattu sa casquette sur son visage et il ne comprend rien. S'il donne ensuite un signe quelconque, il ne répond qu'à une image de rêve, il a seulement compris ce que le rêve a laissé passer. Je monte l'escalier. Sa rampe est de marbre presque vrai, provisoirement de bois peint en blanc. Je loge au deuxième étage. Les murs ont été blanchis, huilés, au Xe. Plus tard, ils sont devenus gris, suivant un instinct naturel. Plus tard encore, l'hôtel s'est plusieurs fois trouvé en territoire de guerre; on a tiré à la mitrailleuse à l'intérieur du bâtiment; bien des murs et des portes sont criblés de trous, de fissures. L'administration de l'hôtel, d'une grande culture historique, veille à la conservation des traces. Depuis lors, des usages militaires se sont aussi transmis dans l'hôtel: on hurle le matin de bonne heure dans les couloirs comme pour ordonner l'assaut, on entretient à travers la porte des conversations terrifiantes. Et au-dessous de moi, dans la cour, on a dressé une machine qui travaille de six heures du soir à environ quatre heures de matin et feule comme une locomotive. On se met au lit, alors cela cogne en mesure, et l'on a vite le sentiment d'être en guerre ou de rouler en wagon-lit; illusion gratuite.

Alfred Döblin, Voyage en Pologne p.159 (Flammarion 2011)

Quatrième méditation

La soif de connaissance de Descartes m'émeut. Quelle lutte contre la frustration. Non, il ne reproche pas à Dieu de l'avoir créé faillible et non pas parfait, mais c'est par un effort qu'il se retient de le faire.
Et je n'ai aucun droit de me plaindre, si Dieu, m'ayant mis au monde, n'a pas voulu me mettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites; […]
Méditation quatrième, §15
Quelle est la source de mes erreurs ? Ma liberté est infinie (semblable à celle de Dieu), mais ma compréhension, mon intelligence, est limitée (quoique je puisse l'utiliser sans limite, aussi longtemps que je le souhaite en l'appliquant à tous les objets que je souhaite):
C'est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas; auxquelles étant de soi indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche.
Méditation quatrième, §10
Tout le raisonnement tient du "ils sont trop verts": si j'avais été tout seul, j'aurais pu être parfait (Dieu m'aurait peut-être accordé la perfection), mais nous sommes si nombreux qu'un peu de diversité due aux erreurs (imperfections, défauts) des uns et des autres, c'est sans doute "mieux" malgré tout, plus parfait du point de vue divin:
Et je remarque bien qu'en tant que je me considère tout seul, comme s'il n'y avait que moi au monde, j'aurais été beaucoup plus parfait que je ne suis, si Dieu m'avait créé tel que je ne faillisse jamais. Mais je ne puis pas pour cela nier que ce ne soit en quelque façon une plus grande perfection dans tout l'Univers, de ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas exemptes de défauts, que si elles étaient toutes semblables.
Méditation quatrième, §15
Ce sont véritablement des méditations et véritablement un exercice spirituel:
Car quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une même pensée, je puis toutefois, par une méditation attentive et souvent réitérée, me l'imprimer si fortement en la mémoire, que je ne manque jamais de m'en ressouvenir, toutes les fois que j'en aurai besoin, et acquérir de cette façon l'habitude de ne point faillir.
Méditation quatrième, §15
«Car quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une même pensée»: toute personne contemporaine qui "pratique" la méditation sait que ce flot de pensées continuel, c'est ce que tente d'interrompre la méditation.
Mais Descartes ne veut pas l'interrompre pour "faire le vide", non, il souhaite se concentrer sur une seule pensée, imprimer une seule pensée en sa mémoire: ne jamais donner son jugement que sur les choses qu'il conçoit parfaitement en vérité.

La force de son désir me remplit d'admiration.

Une hérédité chargée

Qui, à qui j'expliquais que le fils de François Mauriac avait épousé une petite-nièce de Proust et d'Edmond Rostand, m'avait répondu avec incrédulité: «C'est possible, ces choses-là?»
Lundi 21 mai 1951

Marie-Claude me présente à ses deux grands-mères: la sœur d'Edmond Rostand, Mme Louis Mante-Rostand et la belle-sœur de Marcel Proust, Mme Robert Proust… La première dans un bel hôtel de la rue du Bac avec une vue de jardins dont le silence et la verdure vous transportent très loin de Paris; la seconde dans un appartement sinistre et nu de l'avenue de Messine. Mme Gérard Mante nous rejoint chez sa mère. Nous prenons un verre en face du Fouquet's, puis dînons square Lamartine. Marie-Claude me raccompagne à la maison.

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.168 (Grasset, 1978)


Extrait de conversation :
— Tu connais la BD XIII ?
— Euh oui, un peu, de nom…
— Eh bien, c'est un plagiat complet de Ludlum. Quand je l'ai commencée, je n'en revenais pas, cela aurait pu mener à un procès. Enfin, je suppose que Ludlum s'en fiche. Enfin, juste le début, après ça diverge. Un peu comme La bicyclette bleue et Autant en emporte le vent, je crois. Il y avait bien eu un procès?
— Oui. Tu sais ce que c'est, La bicyclette bleue?
— Euh non.
— C'est Malagar. Régine Desforges vit avec Pierre Wiazemsky, tu vois qui c'est?
— Je ne connais qu'Anne.
— C'est son frère, le dessinateur Wiaz.


Une info est sous-entendue dans cette conversation: les enfants Wiazemsky sont les neveux de Claude Mauriac, sa sœur ayant épousé le prince Wiamzemsky, rencontré pendant la guerre. Lorsque Claire le présenta à son père François Mauriac, celui-ci, inquiet, demanda à Henri Troyat, ami intime de la famille, qui était ce prince de pacotille: c'était un "vrai" prince.

Sage précaution

Samedi 27 janvier 1945.

[…] La menace qui pesait sur la vie de mon père et qui la hantait depuis des semaines s'écartait. Inutiles les verrous de sûreté de la porte, et l'ange gardien, si gênant qu'on omettait malgré tout de faire appel à lui. Notre voisin du dessous allait pouvoir enlever la prudente pancarte épinglée sur sa porte et portant, en lettres bien lisibles, ses noms et qualités afin que les assassins ne pussent se tromper d'étage et de victime… Nous savons par la cuisine que ces bruits de représailles en cas de condamnation à mort de Maurras étaient venus jusqu'à lui et qu'il avait jugé bon de prendre cette mesure de précaution.

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.125 (Grasset, 1978)

Entre deux maux

Il faut savoir préférer un mauvais journal à pas de journal du tout.

Claude Mauriac, Aimer de Gaulle, p.67 (Grasset, 1978)

La joie

— l'homme peut être un héros dans la peine — il n'est divin que dans la joie...

Kleist, Penthésilée, p 75 traduit par Julien Gracq (José Corti)

Un hérisson

Une langue de toute beauté. Je n'en reviens pas que l'on puisse obtenir cela en traduisant.

LE CHEF . Une nouvelle charge fulgurante de ces harpies venait de disloquer les Etoliens, et les rejetait par vagues sur nous, les Myrmidons, qui tenions ferme. Nous essayons de les rallier, — le tourbillon nous repousse loin de la bataille, et quand nous arrivons à nous accrocher au terrain, nous nous trouvons coupés du Pélide. On l'aperçoit de loin, au milieu d'un hérisson de lances, qui se dégage de la nuit du combat, descend pied à pied la pente d'une colline et cherche à nous rallier; déjà on le hèle avec des cris de joie — mais les cris se figent dans notre gorge. Son quadrige vient de se bloquer au bord d'un précipice ouvert: leurs yeux plongeant à pic dans l'abîme, on voit les quatre bêtes se cabrer d'un bond sur le ciel. Et les coups de fouet ont beau pleuvoir, les bêtes se renversent, s'écroulent en embrouillant les rênes — chevaux et char s'entortillent comme un peloton — et le fils des Dieux avec son attelage est pris comme dans un filet à sardines.

Kleist, Penthésilée, traduit librement par Gracq à la demande de Jean-Louis Barrault, pour en faire une pièce "jouable" (José Corti, 1954).

Maria Chapdelaine

J'emporte le premier tome du journal de Du Bos avec l'intention de demander le prix d'une "reliure de travail": il part littéralement en lambeaux, j'ai la robe couverte de petits bouts de papier.

(Ma curiosité a été réactivée récemment par une remarque de Claude Mauriac dans La terrasse de Malagar, qui lisait ce journal en citant un autre auteur qui disait qu'il y a toujours dans Paris la nuit quelqu'un en train de lire le journal de Du Bos (souvenir très fautif. Je chercherai le passage exact). Où ai-je relu, là aussi récemment, que Du Bos citait parfois longuement le livre qu'il devait critiquer en lieu et place de l'article qu'il devait écrire, entraîné par son amour des pages qui se défendaient si bien elles-mêmes? Je comprends si bien cette pulsion.)

Je le feuillette dans le RER, ou plutôt j'en lis la première page, car il est impossible de feuilleter un livre dans cet état. Maria Chapdelaine. Du Bos: «…si pour les esprits comme le mien auxquels une certaine naïveté naturelle fait défaut, ce ne sont pas les livres les plus simples qui donnent naissance et presque exclusivement aux préoccupations les plus techniques.»

Maria Chapdelaine lu au collège. Douze ou treize ans. Je me souviens de l'attente, de l'amour pudique, de l'ennui, du vide, de la tempête de neige, de l'angoisse, du chapelet récité, et m'être dit «ça ne marchera pas», parce que ça n'avait pas marché lorsque j'avais essayé pour ma chienne malade.

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Complément le 17 juillet 2014

Très fautif le souvenir :

Vers ces années-là, 1928-1929, mon père aimait raconter que le fils d'un de ses amis — Jean-Pierre Giraoudoux? François Valéry? — disait qu'il lui arrivait, au milieu de la nuit, d'aller chercher un volume de Du Bos pour en savourer quelques pages et pouvoir se dire: «…Dans le monde entier, je suis le seul qui lit, en ce moment, du Du Bos…»

Claude Mauriac, La Terrasse de Malagar, p.210-211

L'Encyclopédie caviardée

Grimm restera également silencieux et ne fera état de cette censure que beaucoup plus tard, écrivant en janvier 1771:

«Le coup le plus sensible et le plus funeste qui ait été porté à l'Encyclopédie est resté absolument ignoré du public, et c'est une anecdote assez intéressante et assez curieuse pour être considérée dans ces fastes ignorés des profanes. Je doute qu'on trouve dans l'histoire entière de la littérature, pour la hardiesse et la bêtise réunies, un trait pareil à celui que je vais rapporter. [… Le Breton] s'érigea avec son prote, à l'insu de tout le monde, en souverain arbitre et censeur de tous les articles de l'Encyclopédie. On les imprimait tels que les auteurs les avaient fournis; mais quand M. Diderot avait revu la dernière épreuve de chaque feuille, et qu'il avait mis au bas l'ordre de la tirer, M. Le Breton et son prote s'en emparaient, retranchaient, coupaient, supprimaient tout ce qui leur paraissait hardi ou propre à faire du bruit et à exciter les clameurs des dévots et des ennemis, et réduisaient ainsi, de leur chef et autorité le plus grand nombre des meilleurs articles à l'état de fragments mutilés et dépouillés de tout ce qu'ils avaient de précieux, sans s'embarrasser de la liaison des morceaux de ces squelettes déchiquetés, ou bien en les réunissant par les coutures les plus impertinentes. On ne peut savoir au juste jusqu'à quel point cette infâme et incroyable opération a été meurtrière; car les auteurs du forfait brûlèrent le manuscrit que l'impression avançait, et rendirent le mal irrémédiable. Ce qu'il y a de vrai, c'est que M. Le Breton, si clairvoyant dans les affaires d'intérêt, est un des hommes les plus bornés qu'il y ait en France…»

[…]
Ainsi, cet ouvrage, centre d'une histoire des idées, que nous considérons comme le monument du XVIIIe siècle s'avère un monument mutilé.

Jean Haechler, L'Encyclopédie - les combats et les hommes, p.353-356

Morceaux d'enfance

Livres reçus :

- Fantômette et le trésor du pharaon que je lis machinalement en rentrant pour me détendre
- Langelot et l'avion détourné

Ce besoin de reconnaissance impossible à étancher

J'aime l'amphibologie du mot "reconnaissance".
Ce matin, tombée sur quelques lignes qui résonnent avec certaine rumination camusienne. (Peut-on résonner avec une rumination? Hum…)
Camp-Long, jeudi 20 août 1959
[…]
Mon Dîner en ville dans toutes les librairies: 12e mille. Une pile de 7e remarquée lors de mon dernier passage a été remplacée (à deux tirages près par autant d'exemplaires du dernier tirage. Comment (et pourquoi?) cacherais-je ma satisfaction? Lu dans le dernier livre de Blanchot:

Les lecteurs sans indulgence risquent dêtre irrités en voyant cette Virginia Woolf qu'ils aiment, si éprise de succès, si heureuse des louanges, si vaine d'être un instant reconnue, si blessée de ne l'être pas. Oui, cela est surprenant, douloureux et presque incompréhensible. Il y a quelque chose d'énigmatique dans ces rapports faussés qui mettent un écrivain d'une telle délicatesse dans une dépendance si grossière. Et chaque fois, à chaque nouveau livre, la comédie, la tragédie est la même…

Toutes proportions gardées, je suis pareil et ne réussis pas à en avoir honte (si je n'ignore point le ridicule apparent, pour des tiers, d'une telle attitude). J'en ai souvent donné ici la raison: c'est parce que nous avons un irrémédiable complexe non seulement d'infériorité mais même d'inexistence…
Et cela me remet en mémoire ces paroles de mon père au sujet de maman:
— Elle m'écrit des lettres si gentilles. […] le vrai est que nous avons tous un complexe d'infériorité, que nous ne pouvons nous croire aimés. […]

Claude Mauriac, La Terrasse de Malagar - le temps immobile 4, p.441-442 (Grasset 1977)

Jacques de Bourbon-Busset

Paris, samedi 15 mai 1976.

Au cours de l'émission de Bernard Pivot, hier soir, Jacques de Bourbon-Busset, en présence de sa femme que nous apercevions derrière lui, a dit ceci qu j'ai été ému d'entendre: «Posséder beaucoup de femmes c'est avoir sous de trompeurs visages et corps différents toujours la même; aimer une femme et une seule, au long de nombreuses années, c'est aller de découverte en découverte. C'est découvrir en une femme, les unes apèrs les autres, toutes les femmes.»

Claude Mauriac, La terrasse de Malagar, p.313 (Grasset, 1977)

Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721 - 1794)

Dans ses mémoires, Mme de Vandeul, fille de Diderot, écrit: "M. de Malesherbes prévint mon père qu'il donnerait le lendemain ordre d'enlever ses papiers et ses cartons. Ce que vous m'annoncez là me chagrine horriblement; jamais je n'aurai le temps de déménager tous mes manuscrits, et d'ailleurs il n'est pas facile de trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent s'en charger et chez qui ils soient en sûreté. — Envoyez-les tous chez moi, lui répondit M. de Malesherbes, l'on ne viendra pas les y chercher. En effet, mon père envoya la moitié de son cabinet chez celui qui en ordonnait la visite"1. Et Malesherbes de donner la comédie en se présentant officiellement chez Le Breton, muni d'une lettre de cachet, pour saisir des documents… se trouvant à l'abri chez lui. Ainsi l'essentiel est-il préservé: le privilège subsiste et les manuscrits sont soustraits à la saisie.
Diderot se sent déjà moins seul.
Courageux et admirable Malesherbes! Honnête Malesherbes conscient plus que quiconque du fouvoiement d'un pouvoir qu'il veut défendre contre lui-même, tant lui semble regrettable et maladroit cet étranglement de la liberté de diffuser la pensée que l'Eglise impose à la Monarchie. Clairvoyant Malesherbes qui écira: "Quand on voit des fanatiques, on peut prévoir qu'il y aura des sacrilèges".

Jean Haechler, L'Encyclopédie - Les combats et les hommes, p.143-144 (Les Belles Lettres 1998)


Nommé en 1750 par son chancelier de père directeur de la librairie, c'est principalement la censure qu'il assume dans un climat déchaîné où s'affrontent une littérature philosophique très exigeante de liberté d'expression, une réaction religieuse à fleur de peau, un Parlement jalous de prérogatives incertaines et contestées. Clairvoyant, Malesherbes ne méconnaît pas l'intolérance dont usent les Encyclpédistes face à leurs adversaires; sa sympathie pour le projet encyclopédique est aussi grande que l'est sa conviction de la nécessité de libéraliser la presse soumise à toutes les pressions; il aura été le véritable protecteur sans qui, selon le mot de Grimm, l'Encyclopédie n'eût vraisemblablement jamais osé paraître; comme l'écrit Ducros: "Par une étrange ironie du sort, le seul homme peut-être qui souhaitait pour son pays une presse vraiment libre était celui-là même qui avait pour mission de la surveiller." Son Mémoire sur la liberté de la presse est un texte majeur.

Bien qu'il tînt une des hautes fonction de l'Etat, il était de naturel simple, aimait les conversations de qualité en petit comité; ainsi réservait-il ses moments libres à l'intimité de Jaucourt, de Condillac ou de Mably. Mis à part quelques réactionnaires de petite venue, les jugements sur lui sont toujours extrêmement élogieux. Même Rousseau, pourtant si sévère dans ses Confessions, écrit à son sujet: "J'ai toujours regardé M. de Malesherbes comme un homme d'une droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivé ne m'a fait douter de sa probité"2. Quand on connaît l'amicale et fidèle prévenance dont le directeur de la librairie a entouré Jean-Jacques, l'expression laudative est bien comptée. Cet homme courageux qui n'a jamais rien caché à son roi de l'état de son royaume, lui est resté fidèle jusqu'à la mort. Volontaire pour défendre Louis XVI devant le Tribunal révolutionnaire, il s'en acquittera avec une loyauté, un dévouement et une conviction que Fouquier-Tinville ne lui pardonnera pas. Il sera arrêté et condamné à mort comme conspirateur et ennemi de la Révolution; et avec lui sa fille et ses petits enfants, après une parodie de justice; le 3 floréal, il aura la douleur de voir rouler la têtes de tous les siens avant de présenter la sienne au bourreau; cet homme admirable montant les marches de l'échafaud en ratera une en raison de sa vue basse: "Mauvais présage: un Romain serait rentré chez lui!" lui prête-t-on comme dernière parole. Malesherbes fut une des figures les plus pures de son siècle.

Ibid., p.119-120



1Œuvres complètes de Diderot, ed J.Assézat et M. Tourneux, I, XLV.

2Jean-Jacques Rousseau, Confessions, II

Messaline contre Xantippe

Je passe à la bibliothèque prendre des livres sur L'Encyclopédie qui va être LE sujet de week-end.

Parmi ce que je ramène (le classique Que sais-je?, etc.), L'Encyclopédie - les combats et les hommes de Jean Haechler paraît vraiment bien, peut-être un peu décousu (il y a tant de choses à dire) mais absolument palpitant. Je me découvre un héros, le chevalier de Jaucour, qui a bel et bien écrit un quart de L'Encyclopédie à lui seul et dont je n'avais jamais entendu parler.

Au hasard de mon feuilletage, je tombe sur cela : je connaissais Sophie Volland, je ne connaissais pas Madame Diderot.
Messaline contre Xantippe

Déjà le 2 avril 1750, la servante d'un des voisins des Diderot avait déposé plainte pour avoir reçu plusieurs coups de pied de Mme Diderot qui lui avait en cogné violemment la tête contre la muraille. Cette fois-ci c'est La Bigarure qui publie en date du 3 décembre 1751 la chronique d'un pugilat qui se serait produit entre Mme de Puisieux et Mme Diderot. La première "effroyablement laide" et l'autre, "bien qu'une seconde Xantippe, aussi jolie que sa rivale est effroyable". Un jour donc, Mme de Puisieux aurait apostrophé dans la rue Mme Diderot: "Tiens, Maîtresse Guenon, regarde ces deux enfants, ils sont de ton mari qui ne t'a jamais fait l'honneur de t'en donner autant". Mme Diderot fonce: échaffourée violente, digne de l'Illiade, selon le chroniqueur. Dans l'impossibilité de leur faire lâcher prise, "il fallut jeter de l'eau froide sur les adversaires afin de les séparer" tandis que Diderot, pendant ce temps, restait silencieusement chez lui sans se montrer. On conçoit qu'exacte ou déformée, l'anecdote ainsi diffusée dut bien embarrasser le philosophe.

Jean Haechler, L'Encyclopédie - les combats et les hommes, p.123 (Les Belles Lettres, 1998)

Mes quatre souvenirs de Cavanna

Jeudi je passe à la bibliothèque de l'entreprise. Des Cavanna sont exposés sur le présentoir. Instruite par l'expérience (c'est ainsi que j'ai appris la mort de Robert Sabatier) je me tourne vers la bibliothécaire:
— En général ce n'est pas bon signe.
— Oui, il est mort, ç'a été annoncé ce matin.

Voici donc quatre souvenirs en hommage à quelqu'un que je pense avoir été d'une grande droiture.

- juillet 2003. Nous fêtons les dix ans de mariage d'un ami de terminale. Dans la chambre qu'il nous attribue, deux ou trois Cavanna à côté des Enfants modèles de Paul Thorez. Très peu de livres dans cette maison, j'en suis surprise, et beaucoup, énormément, de photos de leurs enfants, en très grands formats.
Je sors Les Ritals pour le feuilleter. (Aujourd'hui je dirais que ça m'a rappelé la voix de San Antonio, mais en réalité je ne me souviens pas vraiment. je sais que c'était une lecture entraînante, de celle qui vous entraîne avec elle.)

- Il y a cinq ou six ans, je l'ai croisé devant la brasserie Lipp. Il était vraiment très grand.

- Je me souviens de deux articles de lui dans Charlie Hebdo: l'un à propos de l'enterrement de Mitterrand à Notre-Dame, l'autre un an après septembre 2001. Je les ai retrouvés dans mes archives.
Le premier s'intitulait "Les Charognards", il était d'un anticléricalisme virulent et accusait l'Eglise de récupération (j'aurais plutôt accusé les socialistes d'hypocrisie, mais bon). Cela ne me gêne pas. L'anticléricalisme que l'on sent animé d'une violente colère m'a toujours paru "possible", il est possible de le comprendre, d'adopter son point de vue; d'une certaine façon il est possible d'être d'accord avec lui. Il oublie tout le bon pour ne focaliser que sur le mauvais, il est partial et injuste; mais il évite à ceux qui s'endormiraient trop vite dans le confort du "bien" d'oublier tout ce qu'on peut légitimement reprocher à l'Eglise. C'est une démangeaison salutaire.
(La colère, je la comprends. Ce que je ne supporte pas, c'est l'absence du sens du sacré. Réduire le monde à la dimension de l'homme m'est insupportable. Je ne supporte pas l'atteinte au sacré, y compris le sacré des autres, celui qui ne me concerne pas, que je ne comprends pas.)
A la fin de cet article, une phrase: «Arrête de chialer, Renaud, on va croire que tu es le père d'une de ses filles cachées.»
Le deuxième article revenait sur le travail des sauveteurs au World Trade Center. Il date de décembre 2002, je suppose qu'il a dû y avoir une commémoration à cette date. Il passe de la description à l'écœurement à la colère. Il termine par un adieu.
Fallait que je le dise

Difficile d'échapper aux images épouvantables des sauveteurs cherchant les corps parmi les décombres. Ces images de New York m'en ont rappelé d'autres, qui n'ont pas été filmées, celles-là, on ne filmait pas, alors, mais que j'ai vécues, j'étais en plein dedans. Ces images m'ont rappelé Berlin.

A Berlin, ça a duré deux ans. Ça dégringolait chaque nuit, avec, une ou deus fois par semaine, en plein jour, le «bombardement tapis» à grand spectacle. Plusieurs milliers de morts à chaque fois.

J'avais la chance — je dis bien la chance, car cela m'a évité l'Arbeitslag — de faire partie d'une équipe de tire-au-cul, de fortes têtes, de saboteurs, toutes nationalités mêlées, rebut des usines voué au déblaiement des décombres et à la recherche de ce qui pouvait se révéler encore vaguement vivant.

Nous partions à l'aurore, le ventre creux, entortillé de loques. Nous n'avions pas de casques, de masques, de lulls, de grues ni de camions. Juste nos mains, une pelle, une pioche. Et les lamentations tout autour, les cris, les sanglots, les maccchabées qu'on entassait, les encore pas tout à fait morts qu'on alignait sur la chaussée en attendant des brancardiers, jusqu'à la nuit tombée parfois.

Fouiller les décombres d'un bombardement, tâche quasi impossible autant qu'imbécile. Les gravats se hérissent de poutres, de portes, de meubles, tout ça enchevêtré, va chercher, toi! On entendait que ça gueulait, faiblement, sous quelque amas. Il fallait ôter d'abord les poutres et les ferrailles, à la force des bras, ça prenait des heures, les vivants souvent ne l'étaient plus quand nous parvenions jusqu'à eux.

J'ai vu, dans une cave transformée en abri, où une bombe, réglée pour n'expliser qu'après six ou sept impacts, merveille de la technique, avait terminé triomphalement sa course verticale: des morceaux sanglants collés aux murs de brique, au plafond crevé, on pataugeait dans la viande hachée mêlée aux lambeaux de vêtements…

J'arrête, je chiale, j'ai raconté cela dans Les Russkoffs, New York et ses parades à la con me le font remonter dans la gorge, j'étais dessous, j'ai eu de la chance. D'autres n'en ont pas eu.

C'était l'épouvante tous les jours, toutes les nuits, jour après jour, nuit après nuit. Qui bombardait? les Anglais, les Américains. Que bombardaient-ils? Des prisonniers de guerre français, russes, anglais, américains. Des déportés. Des Allemands, oui, un peu: femmes et gosses, les hommes étaient au front. Juste pour la terreur. Ah, mais, c'était la guerre! Bien sûr, Ducon. C'est aussi ce que disent aujourd'hui les terroristes et ceux qui les admirent.

Pour nous, les bagnards, les tire-au-cul, les réprouvés, pas de défilé avec bagpipes et oriflammes, pas même un merci… Ah, si, un jour, un vieil Allemand tout éperdu nous a fait spontanément un certificat, à Paulot Picamilh et à moi, attestant que nous avions sauvé sa vie et sa maison en flammes sous le bombardement. Plus tard, ça nous a sauvé la mise.

C'était la minute d'attendrissement du grand-père. A la niche, pépé. Bonsoir, m'sieurs-dames.

Cavanna dans Charlie hebdo du 18 décembre 2002

Alibaba 28



(28) 29 . Frau Kassim saß behaglich vor einem lodernden prasselnden Feuer, der Rücken auf ein sanftes Polster, den Ellbogen auf ein weiches Kissen von Flaumfedern gestützt. Sie hatte einen fein ausgezakten Halsfragen, schöne Puffärmel; auf dem mit blauem Sammet überzogenen Schemel ruhte einer ihrer Füße; das niedliche Pantöffelchen war sie geputzt wie ein Püppchen, und sie schien sich in diesem Prunk zu gefallen. Bald wedelte sie mit dem Fächer, bald rührte sie mit der Zange in der glühenden Asche und ergötzte sich an den sprühenden Fünkchen. Da trat ein Diener herein und meldete die Frau des Holzhauers bei ihr an. Sie runzelte die Angenbrauen: Es wäre doch ein Wunder, sprach sie mit herber Miene, wenn diese garstigen Hungerleider einen nicht immer plagten und mir wenigstens während der Nacht die Ruhe gönnten.

30. Sie kleben sich an einen an, wie die Kletten an die Fransen des Rockes, es sind wahre Blutegel. Vor solchen Flegeln sollte man die Tür mit Riegeln verschließen oder sie mit dem Besen fortjagen. Was haben diese Bettler wohl zu begehren ? Etwa ein Almosen? — Einen kleinen Sester, antwortete der Knecht. Einen Sester ! dachte sie bei sich, was haben denn doch die armen Schlucker zu messen? Das will ich wissen. Hätte ich nur etwas Pappe oder Leim. Sie stand von ihrem Sessel auf und ging in ein nahes Zimmer, fand aber nichts als den Stumpf eines Talglichtes; sie scheute dennoch nicht mit ihren zarten Fingern ein Klößchen Unschlitt inwendig an den Sester zu schmieren, und ließ dann der Schwägerin das Mädchen übergeben, sich heimlich schmeichelnd, daß einige Körnlein daran bleiben und ihr den Schlüssel zu diesem Rätsel liefern würden, ohne daß sie sich zu anderen Mitteln herabwürdigte.
Denn sie war eben so stolz von Charakter, als vorwitzig.

Wolfgang Hernndorf

Mercredi, Lisa lisait un gros livre, Sable. Je n'avais pas noté l'auteur très précisément, me disant qu'internet le retrouverait sans problème. Le soir venu, je cherche sur amazon.de. Impossible de mettre la main dessus, zut.

Aujourd'hui, je me suis souvenue des détails que Lisa m'avait donnés sur l'auteur: ayant appris qu'il avait un cancer, il avait produit coup sur coup quatre livres en quatre ans, alors qu'il n'en avait encore écrit qu'un avant que sa maladie ne soit diagnostiquée. Ils étaient devenus des best-sellers en Allemagne (in petto, cela m'a fait frémir: le Marc Lévy allemand?)
Il avait écrit Arbeit und Struktur, un blog dans lequel il expliquait sa façon de travailler et la discipline qu'il avait mise en place (c'est devenu un livre). Quand il s'était senti décliner, il s'était suicidé. (Tout ceci sous réserve d'inventaire, cela m'a été expliqué en allemand et je le comprends tant bien que mal).

Forte de ces souvenirs, j'ai cherché de nouveau: Wolfgang Herrndorf, Arbeit und Struktur. Et le livre, c'était Sand, j'ai dû traduire instinctivement en pensant trop à Dune pour me rendre compte de ma transcription.
Ce livre n'est pas traduit en français.


Finalement, je sens que je vais beaucoup parler des livres que je n'ai pas lus. C'est tellement plus rapide.

L'enfer, ce n'est même pas pour les autres

Claude Mauriac dîne avec son père le 3 novembre 1941.
Dîner avec papa dans le bistrot proche de chez moi, Francis. (Cette petite rue Bernard-Palissy: décor tout préparé pour jouer Molière). Puis je l'emmène au bar de la rue Champollion où il est séduit par l'animalité saine et bon enfant d'un public pittoresque.
— C'est si rare, pour un académicien, cette prise de contact directe avec un monde si différent…
Il a gardé sa rosette de commandeur de la Légion d'honneur, ce qui impressionne ce public habitué à d'autres compagnies.
Mon père dit aussi:
— En écoutant, en observant ces hommes et ces femmes, on mesure le contresens qu'il y aurait à leur appliquer les lois du christianisme. Comment ces enfants seraient-ils responsables? L'Enfer n'est que pour cinquante personnes, dont, hélas, je suis…
Je réponds qu'en raison du peu d'affluence, on renoncera à mettre l'Enfer en marche.
— Oui, dit mon père, Dieu n'allumera pas un si grand brasier pour si peu de monde…

Claude Mauriac, La terrasse de Malagar - Le Temps immobile 4, p.230 (Grasset 1977)
J'ai cité un peu longuement le passage sur l'enfer car je sais que cette idée d'un enfer économiquement non viable en amusera certains, mais ce qui m'a accrochée dans ce passage, c'est le bar de la rue Champollion.
Après tout, le principe du Temps immobile est le montage d'extraits de journaux pour montrer la permanence des thèmes et des motifs à travers les années. Je propose donc ce billet de blog d'octobre 2006 où se maintient toujours le bar de la rue Champollion.
(Et c'est alors que je regrette de ne pas avoir blogué plus tôt, avant même l'existence des blogs: je me souviens avoir ébouillanté au vin chaud ma fille de deux ans dans ce café.)

(«Livre qu'il appartiendra à chaque lecteur de compléter avec ses souvenirs personnels relayés par ses propres lectures», ibid, p.217 (mais je triche un peu, Claude Mauriac parle alors en 1957 d'un autre manuscrit, Les Barricades de Paris.))

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(27) 27. — Gewiß, nimm gleich den Sattel und eile wieder fort. Schon hing dein Leben nur mehr an einem Faden, es hat große Eile, daß du dich aufs neue der Gefahr aus setzest. Nein, sei vernünftig. Wir haben ja keinen Mangel mehr; unsre erste Sorge soll jetzt sein, dieses Gold zu verscharren. Sonst wird es ein Zankapfel zwischen dir und deinem Bruder; das gibt Händel und du, guter Hammel, würdest allen Schaden davon tragen. Dein Vater allein, wenn er noch lebte, dürfte etwas davon wissen. Aber wohin vergraben wir's? fragte Alibaba, wir haben ja keinen Garten und keinen Acker.

28. — Ei, da hinter dem Ofen wollen wir unter dem Dielenboden einen kleinen Graben anbringen; da braucht's weder Kalk noch Kelle: ein Hammer, einige Nägel, und alles ist so sicher da, wie das Boot im Hafen. Gut Gedacht, erwiderte Alibaba, aber vorher müssen wir's doch zählen. — Zählen! dann bist du nicht fertig damit, bis sich morgen die Läden öffnen und die Vögel den Schnabel wieder aufsperren. Messen wir's eher. Ich laufe zum Schwager, fügte sie hinzu, indem sie einen Mantel umwarf, und komme gleich zurück.
Sie eilte hinaus nach der Klosterstraße hin, wo Kassim wohnte.

Fin de colloque

Au lieu d'aller préparer le devoir de grec de demain, je reste à discuter.
  • Roger Martin du Gard, La Gonfle, curieusement sous-titré "farce paysanne", ce qui fait un peu peur
  • Jean Giono, Le déserteur : la biographie imaginaire d'un homme véritable
  • Jean Giono, Le Hussard sur le toit, que j'ai beaucoup aimé au lycée.

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(26) 24. Sie war eben damit beschäftigt, den Docht für den Abend zuzurichten. Als sie aber das Gold sah, war sie in solchen Grade betroffen, daß sie die Arme fallen ließ und keinen Laut von sich geben konnte. Ihr Puls schien zu stocken. Unglücklicher, was hast du getan? war endlich ihr erster Ruf. Welcher Unhold hat dir dazu geholfen? Ach! lieber leide ich jeden Verlust und bleibe elend alle Tage bis zu meinem letzten Hauche, als mir auch nur einen halm ungerechter Weise zuzueignen. Ist dies der Lohn eines Verbrechens, hast du vielleicht, um es zu erhalten, einen Mord begangen, weg! Besser du wärest ein Vielfraß, ein Trunkenbold un alles, als ein Dieb. Hättest du den reichsten Gehalt, wärest du ein Herzog, säßest du auf dem Throne, nie würde ich den für meinen Gemahl anerkennen, den ich als einen Schuft ansehen müßte.

25. Eher fliehe ich weit von hier, den Staub mir von den Schuhen schüttelnd, und lebe im freiwilligen banne, wo ich nur einen Hort finden mag, sei es auf einer nackten Insel, oder auf dem schroffen Gipfel der Felsen, worauf der Aar einen Ort findet zu seinem Horste… Er aber unterbrach sie lächelnd: Sprich doch nicht so, wie ein Star, ins Hundert hinein. In keinem Punkte bin ich auch nur einen Zollbreit vom rechten Pfade gewichen. Du sprichst von Mord, aber ich selbst war nie dem Tod so nahe. Schon glaubte ich den Knall der Flinte, das Zischen des Schrotes oder der Kugel zu hören. Huften, niesen, ein Ruck, und vierzig Dolche durchbohrten mich, mein Leichnam lag auf dem Sande, zerquetscht und zermalmt unter dem Hufe der Pferde.

26. Jetzt erzählte er von jenem Reitertrupp, von dem glücklichen Erfolg seines Besuches an dem Ort ihres Aufenthaltes, woran man, wäre man auch ein Luchs, nicht den geringsten Spalt entdecken könnte, den man auswendig für den Wohnungsort der Molche und Kröten ansehen sollte, inwendig aber schöner aussehe als der herrlichste Dom, worin jene Hunde mehr verborgen lebten als der Dachs in seinem Bau, und nicht nur Gold und Edelsteine, sondern allerlei kostbare Stoffe versteckt hielten. Du kannst dir wohl denken, setzte er hinzu, daß ich mir nur einen sehr kleinen Part herausgenommen habe. Den Leich und den Weiher sischt man nicht auf einmal aus. Findet man aber im Wasser eine Menge verschiedener Fische, Aale, Barsche, Salme, Lachsforellen und so fort, so finden wir dort eine eben so große Verschiedenheit von schönen Dingen, wann wir bald wieder das Retz auswerfen.

RIP Jean Fabre, fondateur de l'Ecole des Loisirs

Voir ici.

J'ai découvert cette maison d'édition aux alentours de 1993, quand la société où je travaillais a emménageé au dos de la bibliothèque de Levallois-Perret. A l'époque je ne lisais plus (comprendre: "plus rien de sérieux"), je feuilletais ce qu'il y avait sur les tables de présentation, j'emportais des policiers. Les bibliothécaires effectuaient un remarquable travail de sélection, je me souviens d'un livre de pâtisserie par Hermé (un "beau" livre) et d'un livre sur les énoncés des exercices de mathématiques en primaire dans les années 30 en Allemagne (qui revenaient assez souvent à calculer combien de kilos de patates mangeait un Juif en un an. J'ai compris alors ce qu'était l'endoctrinement).

Les livre de L'Ecole des loisirs, ce sont dans mon souvenir des livres "engagés" sur des sujets politiques, leurs conséquences sur le quotidien racontées du point de vue d'un enfant: je me souviens d'un livre sur la ségrégation aux Etats-Unis, un sur la guerre en Irlande, un sur une famille juive fuyant dans la campagne hollandaise, un sur l'homosexualité (Les lettres de mon petit frère de Chris Donner)…

Ce sont trois noms: Marie-Aude Murail (Le Hollandais sans peine, la série des Emilien, le grand cœur un peu nunuche, etc), Anne Fine (ce qui m'amènera à lire ses livres pour adultes aux éditions de l'Olivier (souvent atroces: Un bonheur mortel, Une sale rumeur), le premier de la liste étant Les confessions de Victoria Plum, dans lequel doit se trouver la remarque qu'un divorce, c'est la mort de toutes les private jokes qui ne sont plus rien dès que l'autre n'est plus là pour s'en souvenir avec vous)) et Robert Cormier, avec La guerre des chocolats et Après la guerre des chocolats, et surtout L'Eclipse, un formidable (comprendre effrayant) livre de SF écrit par un garçon qui découvre qu'un homme de sa famille par génération peut devenir invisible, et que c'est lui qui a hérité du don.

Comptent tout particulièrement le tendre Embrasser une fille qui fume et Toutes les créatures du bon Dieu de James Herriot (dont j'ai eu la surprise de découvrir en lisant Les demeures de l'esprit, Grande-Bretagne, Irlande II qu'il était une star en Grande-Bretagne).

Etrangement (ou pas), mes préférés dans cette liste sont épuisés et très difficiles à trouver.

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(25) 22. Kaum hatte er gesagt: öffne dich, Sesame! da tat sich ein schmaler Gang auf, in den er zagend auf den Zehen hinein ging. Er hatte sich diese Höhle vorgestellt, als wäre sie düster wie ein Schacht und feucht wie ein sumpfiger Morast, für Frösche und Eidechsen ein trefflicher Wohnplatz. Wie erstaunte er, als er einen geräumigen, netten, sehr hellen Saal sah, ohne erraten zu können, durch welche Kanalë das Licht hereinströmte! Hätte ihn der Zufall in den Palast geführt, wann der König, von Marschällen, Seneschällen, Vögten, Generälen und von seinem ganzen Hofe begleitet, seinen Einzug hält; oder in die Sankt-Peterskirche zu Rom, wann der Papst, von Kardinälen, Erzbischöfen, Bischöfen, Äbten und Kaplänen umgeben, in der Karwoche, an Ostern, Pfingsten oder Weihnachten am Altar steht, während die harmonischen Töne der Orgel die Choräle begleiten, nein, dieses hätte keinen so tiefen Eindruck auf ihn gemacht.

23. Er gaffte alles an und stand wie an diesen Platz gebannt. Als er wieder zu sich kam, machte er einen Schrank auf; er enthielt Säcke, die aufeinander geschichtet lagen und die voll Schätze waren. Er nahm einige davon, lud sie auf seinen Esel, zog ihn am Zaum schnell fort, ihn mit einer Gerte peitschend, ohne daß das arme Tier sich diese Schläge und die ungewohnte Hastigkeit seines Meisters zu erklären wußte; keuchend kam er heim, trug die Säcke hinein und schüttete sie zu den Füßen seiner Frau aus, die zuerst gemeint hatte, die Säcke seien voll Späne.

La religion comme terreur : Epicure

C'est en cherchant comment éviter la peur qu'Epicure fut conduit à la philosophie théorique. Il soutenait que les deux grandes sources de la peur étaient la religion et la terreur de la mort qui étaient liées puisque la religion encourage la croyance que les morts sont malheureux. Il rechercha donc une métaphysique qui prouverait que les dieux ne se mêlent pas des affaires humaines et que l'âme périt avec le corps. La plupart des hommes modernes pensent à la religion comme à une consolation mais, pour Epicure, c'était le contraire. Le surnatuel intervenant dans le cours naturel des choses lui paraissait une source de terreur et il considérait l'immortalité comme fatale à l'espoir d'être soulagé de la souffrance.
[…]
La haine de la religion exprimée par Epicure et Lucrèce n'est pas très aisée à comprendre si l'on fait crédit aux rapports conventionnels qui insistent sur l'allégresse qui émanait de la religion et des rites grecs. […]
Jane Harrisson a montré d'une manière convaincante que les Grecs avaient, à côté du culte officiel rendu à Zeus et à sa famille, d'autres croyances plus primitives et plus ou moins associées à des rites barbares. Ceux-ci furent en partie incorporés dans l'orphisme qui devint la religion dominante des hommes de tempérament religieux. On a parfois supposé que l'Enfer était une invention chrétienne, mais c'est une erreur. Le christianisme n'a fait que systématiser les croyances populaires. Dès le début de la République de Platon il est visible que la crainte de la punition après la mort était déjà communément ressentie à Athènes au Ve siècle, et il n'est guère probable qu'elle ait pu diminuer dans l'intervalle qui sépare Socrate d'Epicure. […] Pour ma part, je crois que la littérature et l'art grecs donnent une fausse idée des croyances populaires. Que saurions-nous du méthodisme de la fin du XVIIIe si aucune relation de cette époque ne nous était parvenue en dehors des livres et des descriptions émanant des classes cultivées? L'influence du méthodisme, comme celle de la religion de l'âge hellénistique, s'est développée par le bas. Il était déjà puissant au temps de Boswell et de Sir Joshua Reynolds et pourtant les allusions qu'ils en font ne rendent pas compte de l'étendue de son influence. Nous ne devons donc pas juger de la religion de la masse en Grèce, d'après les descriptions que nous en trouvons dans l'Urne grecque ou d'après les œuvres des poètes et des philosophes de l'aristocratie. Epicure n'était pas un aristocrate, ni de naissance, ni dans ses amitiés; peut-être ce fait explique-t-il son hostilité exceptionnelle contre la religion.

C'est grâce aux poèmes de Lucrèce que la philosophie d'Epicure a été révélée aux lecteurs depuis la Renaissance. Ce qui a le plus impressionnés, du moins ceux d'entre eux qui n'étaient pas philosophes de profession, c'est le contraste qu'ils présentent avec la croyance chrétienne sur le matérialisme, la négation de la Providence, le rejet de l'immortalité. Ce qui frappe surtout le lecteur moderne c'est le fait que ces idées, qui sont à présent généralement regardées comme tristes et déprimantes, ont pu être présentées alors comme un évangile de libération, le salut devant le pesant fardeau de la peur.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, p.302-304 tome 1 (Les Belles Lettres 2011)

Les livres viennent d'eux-mêmes

C'est ce que m'a dit un jour "lecteur". Il m'expliquait qu'il n'achetait pas de livre, que les gens sachant qu'il s'intéressait aux livres l'en lui amenaient.
Depuis qu'il m'a dit cela, j'ai souvent eu l'occasion de constater le phénomène. En l'occurrence il s'agit de doubles d'une bibliothèque (mais pas que). Ils sentent l'odeur des vieux livres humides:
  • Jean Giono, Mort d'un personnage dans une très jolie collection, "La petite Ourse"
  • («Tu ne connais pas? C'était une maison d'édition suisse dans les années 60, elle n'existe plus».)
    En le feuilletant ce soir, je m'aperçois que c'est un exemplaire numéroté.

  • Jean Giono, Les Grands Chemins dans la collection Soleil de Gallimard
  • — Ah, j'adore cette collection.
    — Tu sais comment ils s'en sont débarrassé? Quand tu [un libraire] commandais deux livres de la collection blanche, ils t'envoyaient un exemplaire de la collection Soleil pour un centime. Tu pouvais en faire ce que tu voulais, le vendre ou le garder pour toi.

  • Jean Giono, L'Iris de Suse
  • — C'est le dernier publié de son vivant.

  • Jean Giono, Faust au village, collection blanche avec jaquette
  • Il y a longtemps il fut cité de mémoire après un excellent repas.

  • Jean Giono, Voyage en Italie
  • — Tu vois, c'est un petit livre, pas son meilleur… Mais franchement, à côté de La Modification

  • Julien Green, Terre lointaine
  • parce que malgré notre chagrin, nous ne cesserons jamais d'être camusiens.

  • Julien Gracq, La littérature à l'estomac
  • dans l'édition "papier kraft" de Pauvert (Libertés). J'aime beaucoup son format, sa mise en page. J'en possède deux autres, Contre Celse et L'Antéchrist.

Les suivants me sont tendus avec le commentaire: «Ceux-là viennent de Nantes». Je n'ai pas compris s'il s'agissait de Jean ou de la vente paroissiale de novembre.
  • Georges Casalis, Luther et l'Eglise confessante
  • ce qui me fait penser que j'ai été choquée de voir que la traduction de bekannte Kirche n'était pas connue du traducteur de Ma vie en Allemagne avant et après 1933 (Löwith).

  • Louis Hurault, Guide Terre Sainte, routes bibliques, les chemins de la parole
  • — Tu es sûr que tu ne veux pas le garder?
    — Le premier qui ira à Jérusalem l'empruntera à l'autre.
    (Et je me dis que cela me sera utile pour Clarel.)

Tout ce qui est or ne brille pas




source.

Souvent je pense à cette autre phrase tirée du même poème: "tout ce qui est or ne brille pas".
All that is gold does not glitter,
Not all those who wander are lost;
The old that is strong does not wither,
Deep roots are not reached by the frost.

From the ashes a fire shall be woken,
A light from the shadows shall spring;
Renewed shall be blade that was broken,
The crownless again shall be king.

J.R.R. Tolkien, The Lord of the Rings
Tout ce qui est or ne brille pas,
Tous ceux qui errent ne sont pas perdus ;
Le vieillard endurant ne se recroqueville pas,
Les racines profondes ne sont pas atteintes par le gel.

Des cendres sera éveillé un feu,
Une lumière des ténèbres jaillira ;
Trempée à neuf sera la lame qui était brisée,
Le sans couronne sera de nouveau roi.

J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux

Calvin et Carol Wojtyla

Je passe à la bibliothèque rendre des livre en me promettant de ne pas en reprendre.

Je repars avec Une amitié qui a changé l'histoire, Jean-Paul II et son ami juif de Jerzy Kluger et Calvin insolite pour Patrick, les actes d'un colloque qui s'est tenu à Florence en 2009.

Ce dernier livre est très lourd, mais Patrick n'aura pas tout à lire: une bonne partie des interventions est en italien. En le feuilletant, j'ai la surprise de découvrir le nom de Franck Lestringant qui intervient avec un article intitulé "Calvin, personnage de la Mappe-Monde Nouvelle Papistique (Genève, 1566).

Je lis l'autre livre en diagonale pendant mon trajet de retour. L'écriture est fade, mais l'histoire pleine de rebondissements: comme toutes les vies des survivants qui ne sont pas passés dans les camps sont rocambolesques, pleines de voyages et de détours inattendus! Jerzy Kluger était le meilleur ami de Karol Wojtila à l'école primaire et au collège à Cracovie, ils sont séparés après le bac (l'équivalent du bac) au moment où la guerre se rapprochait. Les hommes de la famille ont fui devant les nazis, laissant les femmes derrière eux («les femmes ne craignent rien, ils ne s'en prendront pas aux femmes»). Jerzy Kluger a passé plusieurs mois en Sibérie, est devenu soldat dans l'armée rouge, s'est marié en Egypte avec une Irlandaise catholique, a combatu en Italie et après avoir appris que sa famille avait été exterminée en Pologne, s'est installé à Rome.

Le récit d'une vie permet de mieux rendre compte de la simultanéité des événements que les approches thématiques, je n'avais pas pris conscience de la proximité temporelle de la construction du mur du Berlin et de l'annonce du concile Vatican II.

Tout le monde ne souhaitait pas la tenue de Vatican II. Bon nombre des pères du concile s'y étaient opposés dès le départ, disant qu'il n'était pas nécessaire de réunir un concile œcuménique avant qu'un siècle se soit écoulé depuis le premier concile du Vatican. Le pape Pie IX avait convoqué Vatican I en 1868, concile dont l'un des résultats avait été le dogme de l'infaillibilité pontificale en matière de foi et de morale. Quand Jean XXIII mourut en 1963, moins d'un an après l'ouverture du concile, ses opposants réclamèrent que celui-ci soit dissous. Mais le nouvel évêque de Rome, le pape Paul VI, s'y opposa, disant que les «fenêtres devaient s'ouvrir pour laisser un air nouveau entrer dans l'Eglise». (Phrase que ne manque jamais de citer notre professeur de synoptiques quand nous aérons la salle de cours, me rappelant Mauriac citant invariablement Jammes le jour de Pâques.)

La troisième session de Vatican II était en cours, et l'article qui avait attiré l'attention de Kurt rapportait le discours d'un jeune archevêque polonais, d'une teneur très différente de ce qui avait été dit jusqu'alors. Alors que les autres pères du concile ne voulaient prêcher l'Evangile qu'aux fidèles et s'opposaient à tout changement, le jeune archevêque proclamait que l'Eglise devait s'ouvrir aux pays athées et commnunistes.

— Il est courageux, cet archevêque polonais, commenta Kurt tout en lisant, mais cela m'étonnerait qu'on l'écoute.
— Comment le sais-tu? demandai-je.
— Simple question de bon sens. Il est polonais et progressiste!
—Quelle différence?
J'étais un peu perdu.
— La curie romaine est conservatrice et traditionnaliste, et elle fera tout ce qu'elle peut pour bloquer certaines réformes.
— Mais ce sont les évêques du concile qui décideront, pas la curie. Et ils sont des milliers, venus du monde entier.
— Ouais, ouais.
Kurt était sûr de lui.
— Mais tu vas voir. Les conservateurs se lèveront de leur siège —et ils ont les meilleurs de la maison—, et c'est qu'ils savent parler, ces théologiens, ces prêcheurs, ces types respectables habitués à se la couler douce à l'évêché! Ils arriveront à convaincre tout le monde que le changement, l'innovation, l'ouverture au monde, tout cela ce n'est que billevesées, et que les seuls enseignements valides sont ceux qui sont établis de longue date. Y compris celui qui dit que le pape n'a jamais tort. Tu verras, ce concile sera exactement comme les autres.
Je restai silencieux un instant, bien près de partager le pessimisme de mon ami. Puis je dis:
— Tu as peut-être raison, mais est cet archevêque polonais dont tu me parlais? Comment s'appelle-t-il?
Kurt rouvrit le journal.
— Karol Wojtyla.

Jerzy Kluger, Une amitié qui a changé l'histoire, Jean-Paul II et son ami juif, p94-95 éd Salvator, 2013
Kluger téléphone à tous les couvents de Rome jusqu'à retrouver son ami qui le croyait mort.

Le reste est le déroulé des conséquences politiques de cette amitié, déroulé vu de l'intérieur de cette amitié: pélerinages du pape à Auschwitz et Jérusalem, reconnaissance par le Vatican de l'Etat d'Israël, visite de la synagogue de Rome, etc.


Note pour mémoire : ajouter une citation du journal de Congar

Le dernier des injustes de Claude Lanzmann

Serge en avait dit du bien, Marie déteste Lanzmann, et moi j'ai le plus grand respect pour Shoah (qui est aussi une douleur pour des raisons personnelles).

Je suis donc allée voir Le dernier des injustes. C'est un film poignant, pas uniquement parce qu'il raconte l'histoire de Murmelstein et de Theresienstadt, mais parce qu'il met en scène le temps qui passe à l'échelle humaine, le Lanzmann de 2012 conversant avec le Lanzmann de 1980. Le temps devient visible, nous le contemplons dans le miroir de la caméra, et ce n'est sans doute pas le moindre mérite du film de nous faire ressentir quasi physiquement, matériellement, tout ce que nous aurions perdu si Claude Lanzmann n'avait pas mené à bien son projet dans les années 70, projet qui a abouti à Shoah.

Le vide. C'est le mot qui me vient à l'esprit quand je pense à ce film. Vide laissé par les personnages manquants, les témoins à interroger qui ne sont pas là — mais où sont-ils?
Ils sont morts, et l'on regarde les cheveux blancs de Lanzmann, sa voix traînante quand il lit les premières feuilles de son texte sur le quai de la gare de Theresienstadt (je ne suis plus si sûre que c'était cette gare), son pas lourd quand il gravit interminablement les escaliers d'une des grandes bâtisses de la ville "offerte aux Juifs" en nous racontant les vieillards jetés ici sous les toits, devant descendre et remonter dans le noir pour trouver un peu d'eau ou des latrines, désorientés et ne retrouvant plus leur bâtiment…
Et si Murmelstein fut le dernier des injustes, ou plus exactement le seul doyen de ghetto qui ait survécu à la guerre, Lanzmann est le dernier des témoins: il n'y a plus que lui désormais, tous les hommes qu'il a filmés sont morts un à un, il est le dernier écho, il marche devant la caméra, il tient la caméra, il est le dernier, il est seul, et déjà il n'est presque plus là, il est en train de s'effacer, là, devant les murs de la forteresse, tandis qu'il lit.

Il y a l'histoire de Murmelstein et il y a l'histoire de Therensienstadt, et la façon dont l'un finit par se confondre avec l'autre, aboutissant à l'aveu: «Je savais que je vivrais tant que vivrait le ghetto». Et donc Murmelstein a tout fait pour que vive Theresienstadt. Ce "donc" est-il de trop? En aurait-il fait autant si sa vie n'en avait pas dépendu? A l'inverse, en a-t-il fait trop justement pour protéger sa vie? Et de quel droit juger, nous qui sommes assis dans des fauteuils de spectateurs cinquante ou soixante ans après, et surtout, avec quels éléments?

C'est ce que nous propose Lanzmann: nous donner des éléments pour juger — à cela près que les éléments ne peuvent être présentés de façon neutre et que le spectateur sait qu'ils sont présentés dans un sens à décharge.
Comment le sait-il? Je ne me souviens plus, il me semble que je le savais par les quelques lignes que j'avais lu sur le film avant d'entrer dans la salle. Peut-être aussi étais-je favorablement influencé dans ce que j'avais lu dans Hilberg (La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, 1988), la position impossible des "doyens" des ghettos, placés "entre le marteau et l'enclume", selon les termes de Murmelstein. Je conservais le souvenir du suicide d'Adam Czerniaków; il me semblait que tous les doyens avaient fini par mourir en se suicidant ou en accompagnant un convoi d'orphelins, quand ils se résignaient enfin à ne rien pouvoir faire pour sauver les enfants (la grande obsession semble d'avoir été de sauver les enfants: en cela Murmelstein diffère, son obsession était de protéger les vieillards). J'avais oublié des figures comme le "roi" du ghetto de Lodz. (Récit de Murmelstein: «Il [un Allemand] m'a demandé: "Ça ne vous plairait pas d'être le roi des Juifs?" J'ai répondu que le dernier avait fini sur une croix, il n'a pas compris.»)

Lanzmann raconte, mais il y a des manques. On sait bien, si on a vu Shoah, que vingt ou trente ans plus tôt, qu'il serait parti à la recherche de témoins, de contradicteurs, qu'il aurait essayé de trouver des preuves "vivantes" de ce que raconte Murmelstein.
Mais il est trop tard, il ne reste que les kilomètres de bobine à monter.

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(24) 21. Die rauhen Äfte der Eiche machten ihm ein Bett, das am Ende sehr unbequem wurde. Doch wartete er noch, bis er sie ganz aus den Augen verloren hatte und sein Ohr nur noch das Surren der Insekten vernahm. Dann rutschte er behutsam herab. Als er einmal herunter war und weder ihre Augen noch ihre Pistolen mehr zu fürchten hatte: Ei, dachte er, wenn ich es einmal versuchte, da hinein zu gehen! Gewiß waren diese Heiden nicht da, um Mineralien und Fossilien aufzusuchen. Ein anderes Interesse leitet sie, als solche Studien. Sie haben vielmehr Kleinodien, Juwelen und der gleichen darin versteckt. Wie viele Kapitalien vielleicht liegen unfruchtbar da aufgehäuft! Und ich kenne kein Statut, das sie hinderte, einem armen Tropf zu dienen, der Kaum ein Hemd hat, seine Blöße zu decken.

Méthode pour lire les philosophes

[…] l'étude d'un philosophe ne doit comporter ni vénération, ni mépris, mais, avant tout, une sorte de sympathie hypothétique jusqu'à ce qu'il soit possible de connaître l'impression exacte ressentie devant ses théories. C'est alors que l'attitude critique reprend tous ses droits, mais dans l'état d'esprit de quelqu'un qui abandonnerait les opinions qu'il a jusqu'ici défendues. Dans cette méthode, le mépris intervient au début, le respect ensuite.

Il est nécessaire de se souvenir de deux choses. 1° Un homme, dont les opinions et les théories valent la peine d'être étudiées, peut être présumé intelligent. 2° Aucun homme n'a jamais pu, vraisemblablement, atteindre la vérité entière et définitive sur un sujet quelconque.

Quand un être intelligent exprime un point de vue qui nous semble manifestement absurde, nous ne cherchons pas à prouver qu'il puisse, peut-être, avoir raison, mais nous devons essayer de comprendre comment il est arrivé à paraître vrai. Cet exercice mental, historique et psychologique, élargit immédiatement le champ de notre pensée et nous aide à réaliser combien absurdes paraîtront, peut-être, nos préjugés les plus chers à une époque qui aura une tournure d'esprit différente de la nôtre.

Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, p.65-66, Les Belles Lettres, 2011

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(21) 17. Mit Freuden hätte auch er das Vertrauen der Vögel und Kafer geteilt. Allein wer malt sein Entsetzen, als er, indem er sich ein wenig überbeugte, um jenen geheimnisvollen Eingang, durch den sie verschwunden waren, näher zu betrachten, einen von ihnen hinter einem Wachholderstauche entdeckte, der Schildwache stand. Ach! dachte er, jetzt ist es aus mit mir. Auf Erden habe ich nichts mehr zu hoffen, von Gottes Gnaden allein kann ich mein Heil erwarten. Ihm zu Ehren gelobte er, seinem heutigen Tageslohn zu Gunsten der Armen zu entsagen, wenn er von Seiten dieser eingefleischten Teufel nichts leiden sollte und wenn er glücklich von statten käme.

18. Nachdem er so seine Blicke zu Dem hinauf gerichtet hatte, Den allein in diesem Momente sein Schicksal rühren konnte, und der das Gebet seiner Geschöpfe, die ihn andächtig anflehen, immer erhört, wurden seine vorher, wie die Wogen des Meeres, bewegten Gefühle ruhiger, der Kelch schien ihm nicht mehr so bitter, das Kreuz leichter zu tragen. Doch fingen ihm schon die Beine an, straff zu werden, und alle Gelenke sich zu lähmen. Jeder Augenblick kam ihm vor wie ein Jahrhundert. Endlich erschien einer der Diebe, ein rotbärtiger, bausbäckiger Kerl, und flüsterte dem, der draußen stand, zu:

19. Nun, Gevatter, hast du etwas gesehen? — Gar nichts, Vetter. — Gut. Doch muß genau gewacht sein. Schon wird der deutsche Konsul wegen jenes Prinzen seine Klage gemacht haben; welcher Stachel für alle Prokuratoren des Staats! Man wird den ganzen Gau durchsuchen, und wenn man uns ertappt, potztansend! — Bah! das kümmert mich einmal gar nicht, und was die Prokuratoren, Doktoren und Advocaten anbelangt, mich dünkt, man tät' eben so gut, sie mit den abgebrauchten Pantoffeln zur Tür hinaus zu schmeißen. Suchte man uns doch eher im tiefften See, als hier. Glaube mir, wir können herzhaftig noch andere Lorbeeren pflücken. Hierauf gingen beide hinein.

20. Nicht lange darnach kamen alle heraus, zuletzt der kommandant und seine beiden Leutnants, deren Mütze mit Pfau, Fasanen und Straußfedern geschmückt war, die in den Strahlen der Sonne von tausend Farben schimmerten, wie die Rauten eines Diamants. An der lustigen Miene dieser Gesellen konnte man erraten, daß sie nicht mehr nüchtern waren. Einige singen sogar an zu trillern, und ich stehe euch dafür, sie sangen keine Psalmen. Aber der Kommandant winkte, und stillschweigend saßen alle auf, gaben ihren Pferden den Sporn und trabten fort; bald waren sie hinter einer Schlehdornhecke verschwunden. Es war Zeit, denn der arme Alibaba, oben auf seiner Eiche wie der Matrose auf seinem Mast, spürte jetzt heftige Schmerzen an allen Muskeln und Nerven.

Une mesure du génie

Ses paroles [d'Héraclite], comme celles de tous les philosophes antérieurs à Platon, ne sont connues que par les citations qu'en font Platon ou Aristote dans le but de les réfuter. Quand on pense à ce qui adviendrait d'un philosophe contemporain s'il n'était connu que par la critique de ses rivaux, on se rend mieux compte du génie admirable des philosophes pré-socratiques qui paraissent encore si grands au travers du voile détracteur tendu par leurs ennemis.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, p.71-72 (Les Belles Lettres, 2011)

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(19) In ihrem so verschiedenen, drolligen Anzuge hätte man diese Gesellen für Fastnachtsnarren oder Gecken gehalten. Allein nur zu bald bemerkte Alibaba, daß er nicht mit Narren zu tun habe, sondern mit Menschen, die grausamer waren, als Leoparden und Bären.

14. Von dem Versteck, wo er sich gekauert hielt, die verscheuchten Spatzen und Finken um die Freiheit ihres Fluges beneidend, hörte er einige ihren Genossen leise erzählen, daß sie einen reisenden Prinzen ausgeplündert und seinen Mundschenken, seinen Truchsessen und einen Grafen erwürgt hatten, die ihn begleiteten und sich erdreisteten, die Toren! ihren Herrn zu verteidigen. Andere unterhielten sich mit ihren Nachbarn von Bauern, denen sie die Ochsen von Pfluge abgespannt, und sogar von harmlosen Hirten, die sie gegeißelt, geprügelt und fast zu Tod gepeinigt und gemartert hatten, und sie rühmten sich dieser Greueltaten, als wären es lauter Heldentaten. Wehe mir! seufzte Alibaba, zur seligen Zeit meiner Ahnen quälten die Vorfahren dieser Barbaren nur vornehme Herren, jetzt aber ist der niedrigste Untertan ihrer Wut ausgesetzt sowohl als der Fürst.

Visage de Dostoïevski

Nous sommes convaincus que les vérités nous sont nécessaires non en elles-même, mais pour autant qu'elles peuvent être utiles à l'action. C'est à ce point de vue que s'est placé par exemple Strakhov, lorsqu'il écrivait la biographie de Dostoïevsky; il l'avoue lui-même à Tolstoï, dans une lettre publiée en 1913:

« Tout le temps que j'écrivais, je devais lutter contre un sentiment de dégoût qui se levait en moi, je tâchais d'étouffer mes mauvais sentiments. Aidez-moi à m'en débarrasser. Je ne peux considérer Dostoïevsky comme un homme bon et heureux. Il était méchant, envieux, débauché. Toute sa vie, il fut en proie à des passions qui l'auraient rendu ridicule et misérable s'il n'avait pas été aussi intelligent et aussi méchant. Je me suis vivement souvenu de ces sentiments à l'occasion de cette biographie. Devant moi, en Suisse, il traitait si mal son domestique que celui-ci s'en offensa et lui dit: «Mais moi aussi je suis un homme!» Je me rappelle comme me frappa cette phrase qui reflétait les idées de la libre Suisse sur les droits de l'homme et s'adressait à celui qui nous prêchait toujours des sentiments humains. De telles scènes se reproduisaient constamment, et il ne pouvait contenir sa méchanceté. Maintes fois je répondis par le silence à ses incartades, qu'il commettait à la manière des vieilles femmes, subitement et, parfois, d'une façon détournée; mais il m'arriva aussi une ou deux fois de lui répondre des choses très désagréables. Pourtant, il l'emportait toujours sur les gens ordinaires et le pis est qu'il en avait grand plaisir et qu'il ne se repentait jamais jusqu'au fond de ses vilenies. Les vilenies l'attiraient et il s'en glorifiait. Viskovatov (le professeur de l'université de Yourieff) m'a raconté comment il se vantait d'avoir mis à mal, au bain, une petite fille que lui avait amenée la gouvernante. Parmi ses personnages, ceux qui lui ressemblent le plus, c'est le héros de La Voix souterraine, c'est Svirdrigaïlov, Stravoguine. Katkov refusa de publier une des scène de Stravroguine (le viol, etc.), mais Dostoïevsky l'a lue ici à un grand nombre de gens. Avec cela, il était enclin à une sentimentalité doucereuse, aux rêveries humanitaires et élevées, et ce sont ces rêveries, sa muse littéraire, sa tendance qui nous sont chères. En somme, tous ces romans essayent de disculper leur auteur; ils démontrent que les plus affreuses vilenies peuvent coexister en l'homme avec la noblesse de sentiment. Voici un petit commentaire à ma biographie; je pourrais décrire ce côté du caractère de Dostoïevsky, je me souviens de nombreux cas encore plus frappants que ceux que je viens de citer; mon récit aurait été plus véridique. Mais que périsse cette vérité; continuons à étaler le beau côté de l'existence, comme nous le faisons toujours, dans toutes les occasions.»

Je ne sais pas si l'histoire de la littérature possède beaucoup de documents d'une valeur supérieure à celui-ci.

Léon Chestov, Sur la balance de Job, "Les révélations de la mort", p.103 (Flammarion 1971)

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(18) Die anderen sahen sehr bunt aus. Da sah man die Trachten von fast allen Zeiten und Gegenden der Welt: die steifen Kittel der alten Zimbern und Teutonen sowohl als die feinen, knappen Röcke der Franzosen, Preußen, Bayern, Pommern, Polen, Russen und der übrigen Völker des neuern Europa; den weiten Mantel des Berbern und Kabylen sowohl als die dürftige Kleidung des Kaffern und Hottentotten.

Noms bibliques

- Ada, l'une des deux femmes d'un descendant (cinquième génération) de Caïn (Gn 4,19) : Nabokov

- Milka, belle sœur d'Abraham (Gn 11,29) : le chocolat

- Kush, petit-fils de Noé (Gn 10,6) : cf Les Ethiopiques d'Hugo Pratt.

- Dina, la seule fille de Jacob (Gn 30,21) : le chat d'Alice dans Alice au pays des merveilles

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(17) 13. Bald kamen die seltsamen Kavalleristen an. Der Kommandant winkte und seine Kameraden hielten an. Er und seine zwei Leutnants waren ungefähr gekleidet wie bei den deutschen Soldaten die Husgaen und Uhlanen.

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(16) 12. Allein jetzt, ein Sklave der Furcht, war er nicht mehr jener flinke Knabe, den die Buben, seine Gespielen, wenn sie Wildschützen spielten, den Hasen nannten. Verdiente er diesen Beinamen noch, so war es wirklich kein Löwe. Wenn er übrigens auch den Schritt eines Riesen gehabt hätte, und schnell gelaufen wäre, wie ein Eilbote, so hätten ihn jene verdächtigen Burschen (wer war ihm Bürge, daß sie keine Schurken und Halunken seien?) auf ihren Rappen bald erhascht. Plötzlich hörte er ein Gerausch oben auf dem Baume, unter welchem er stand. War es ein Rabe, ein Falke, ein Weihe oder ein Affe? Er erblickte nichts. Aber eben dieses führte ihn auf den Einfall, sich auf den Baum zu flüchten, dessen nahe an einander stehende Äste sich ihm wie die Sproffen einer Leiter darboten. Geschwind kletterte er hinauf, und versteckte sich in das dichte Laub, um unvermerkt Zeuge dessen zu sein, was vorgehen sollte.

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(15) Ehemals hatte er — ich sage nicht gelesen, unser Alibaba kannte nicht einmal des ersten Buchstaben seines Namens — gehört hatte er schreckliche Erzählungen, denen er, wie die Perser, Araber und Morgenländer überhaupt, einen felsenfesten Glauben schenkte. Diese Ammenmärchen, die schon lange in Frieden, wie der Same im Schoß der Erde und der Funken im Kiesel, tief in seinem Gedächtnis schlummerten, erwachten auf einmal; er sagte bei sich, daß dieser unbekannte Haufen, auf dessen guten Willen er wenig zählte, ihm irgend einen Schaden zufügen könnte, und sein erster Gedanke war, zu fliehen.

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(14) und sein Herz pochte heftig.

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(13) 11. In diesem Augenblickte des Selbstgespräches des Alibaba erschien ein Trupp Reiter, die auf ihn zukamen. Alibaba's Gesicht entfärbte sich

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(12) 10. Oder er schie, daß erfast den Atem verlor und sang seine Stimme im heisern Konzert des Hähers, des Grünspechtes und der Elster, die unserm Esel viel mehr zu gefallen schienen, als die Drossel, die Amsel, die Grasmücke und die Nachtigall. Als Alibaba sin Stücklein Käse mit gutem Appetit gegessen hatte, wollte er sich in den Schatten eines Eichbaums legen, da hörte er in der Ferne das Wiehern von Pferden. Gott sei Dank! dachte er, das sind Jäger. Das wird mir eine Lust sein, einen Damhirsch, einen Rehbock, ein Wildschwein, ja vielleicht einen Hirsch mit dem zackigen Geweih pfeilschnell vorbei laufen zu sehen, und die jauchzenden Weidmänner zu Fuß und zu Pferd dem Wildbret nacheilen. Zum Glück, daß ich heute nicht zu Hause geblieben bin. Aber ich höre ja weder das Bellen der Meute, noch den gellenden Ruf des Jagdhorns.

Les proverbes, alphabet de la langue

[…] de toute manière, un proverbe n'est pas une révélation. Le domaine du proverbe est celui où tout a déjà été dit, où rien ne vaut que par là. […] La langue est pour nous ce qui est déjà là avant nous, et le proverbe est ce qui est déjà dans la langue1. Dans les sociétés anciennes, le proverbe est aux échanges de la conversation ce que l'alphabet est au mot, et ceux qui ne veulent pas honorer cet abécédaire de la Sagesse sont quand même obligés d'en trouver un. Aux sociétés qui ne reconnaissent pas leurs rudiments populaires, quelqu'un finit par tendre le miroir d'un «Dictionnaire des idées reçues», pluie morne de vérités premières, laideur qui démonce trop d'ambition.

Paul Beauchamp, L'un et l'autre testament T.1, (Seuil 1976) p.106-107







1 Stéphane Mallarmé, professeur au lycée Fontanes, expose dans la préface de sa Grammaire anglaise comment les proverbes de cette langue conviennent pour l'enseigner: «Ces sentences offrent-elles une application suffisante à la grammaire? Toujours. Jaillie de l'instinct de la race et polie au cours des siècles, chacune se trouve presque exclusivement frappée à l'empreinte évidente d'une Règle, avec la netteté qu'on doit attendre. Le fait, sans cesse vérifié, cause sans cesse, par son exactitude à se reproduire, une surprise nouvelle» (Oeuvres, Pléiade, p.1061).

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(11) Wie froh wedelte er mit dem Schwanze, wenn er einen Strunk Klee oder eine Distel zu Kauen bekam! Hatte er den Ranzen voll, so wälzte er sich auf dem Rasen herum oder rieb sich das Rückgrat, um sich gleichsam zu striegeln, an dem Stamm der Birken, Ulmen und Buchen.

Recommandation papale

Il [Léon XIII] demandait enfin de «veiller avec soin à ce qu'une ardeur trop violente dans la discussion ne dépasse pas les bornes de la charité mutuelle» (EB n°143).


Iamvero in hoc genere magnopere providendum est, ut ne acrior disputandi contentio transgrediatur mutuae caritatis terminos
Lettre apostolique Vigilantiae studiique.
Recommandation utile.

Références: EB signifie Enchiridion Biblicum n°143. Documenta Ecclesiastica Sacram Scripturam Spectantia, édité sous l'autorité de la Commission biblique pontificale (Rome, 1956, 3e édition).

La traduction en français se trouve page IV de l'introduction de Jean-Luc Vesco à L'Interprétation de la Bible dans l'Eglise (Cerf, 1994).
Cette introduction retrace cent ans d'évolution catholique sur l'exégèse qui recoupe les évolutions des différentes méthodes d'analyse littéraire.

L'esprit est travail

Le lecteur du Deutéronome est assailli de tous les côtés par l'évidence la plus difficile à admettre de toutes les évidences, à savoir celle-ci: que l'esprit est travail, action dont l'appui est ce qui lui résiste, ruse qui ne tend pas son embuscade deux fois au même lieu.

Paul Beauchamp, L'Un et l'Autre testament. T1 (Seuil, 1976) p.58

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(10) Aus dem Quersack zog er eine harsche Brodrinde, ein Stücklein Ziegenkäse, ein Dütchen Papier sit Salz und Pfeffer nebst Knoblauch und Zwiebeln und eine Kürbisflasche hervor. Anstatt dieser gemeinen Speisen konnte er manchmal, ungeachtet seiner Armut, einer Knochen ablecken, der doch mehr Knorpel und zähe Fasern darbot, als Fleisch.

9. Zuweilen zeigte sich die Natur gegen ihn freigebig und durch sie wurde für seinen Nachtisch gesorgt, den er ohne Mühe um sich herum aufgetischt fand. Vor, hinter und neben ihm, über seinem Kopfe, unter seinen Füßen, auf der Erde, in den Hecken, an den Bäumen glänzten, zwischen den Blättern, Erdbeeren, Brombeeren, Maulbeeren, Himbeeren, Vogelkirschen und Hazelnüsse im Überfluß. Indessen irrte der Esel im Walde umher von einem Baume zum andern, von einer Staude zur andern, indem er ans liebe Fressen dachte.

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(9) 8. Eines Tages war der Holzhauer mit seinem Tiere in dem Walde. Nicht weit von dem Orte, wo man diesen fleißigen Handwerker arbeiten sah, stand eine von jenen Felsenmassen, die man in dieser Gegend häufig findet. In dem Grase verborgen, floß heimlich ein seichtes Bächlein. Kein Mensch hätte es bemerkt, wenn es sein leises Gemurmel nicht verraten hätte. Nachdem er sich des ganzen Morgen müde gearbeitet hatte, ohne sich die geringste Erholung zu gestatten, wollte der jetzt hungrige und durstige Mann um die gewöhnliche Stunde das gewöhnliche Mittagessen halten.

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(8) 5. Alle Abende kam er müde heim, nachdem er den ganzen Tag gearbeitet hatte. Er war ein Holzhauer, ein Handwert, das leicht zu lernen ist. Er fällte Holz, und sammelte dürre Zweige und Späne, die er für ein paar Pfennige verkaufte. Wenn die Geschäfte gut gingen, so erlaubten sie ihm zuweilen ein Stück Fleisch zu kaufen, ein Glas Wein zu trinken und eine Pfeife Tabak zu rauchen. Aber gewöhnlich gewann er nicht viel Geld. Einst sprach seine Frau: Wenn nur unsere Armut nicht so groß wäre! Ist der künftige Winter rauh, so wirst du nicht so viel arbeiten, wir werden nichts gewinnen und selbst das Notwendige wird uns fehlen. Wie können wir dann leben? Wärest du nicht so blöde, so würde ich dir einen guten Rat geben und wir würden bald aus der Not sein. Sollte man nicht zu deinem Bruder gehen? Er könnte uns helfen, und warum wollte er es nicht?

6. Obgleich er reich ist, so bist du doch kein Fremdling für ihn. Übrigens sagt man, daß er gut sei, und du selbst hast mir oft wiederholt, er habe ein edelmütiges Herz und wäre mitleidig und barmherzig. Er war es, ehe er jene vornehme Frau kannte. Ist er aber noch? Es wäre fast erlaubt, daran zu zweifeln, denn anstatt sich zu bekümmern, um uns zu Hilfe zu kommen, sitzt er daheim, ohne sich um uns zu beschäftigen. Er scheint uns gänzlich vergessen zu haben. Wenn er wünschte, uns Gutes zu tun, so würde er doch wenigstens geruhen, uns zu besuchen. Aber während wir hier im Elend liegen bleiben, bleibt er in seinem Schlosse ruhig sitzen. Kommt er etwa daher geritten, oder gefahren, so silt er geschwind vorüber. Ach! fuhr sie seufzend fort, indem sie reich werden, verlieren manche Leute das Gedächtnis.

7. Das muß ich oft von dir hören, liebe Frau, antwortete Alibaba. Was dem auch sein mag, so darf ich doch behaupten, daß man keinen bessern Mann sehen kann, als Kassim. Was willst du, daß ich sagen soll? Wäre er frei, so würde er uns helfen und uns nicht darben lassen. Allein hast du nicht oft sagen hören, daß er immer seiner Frau hat folgen müssen, und daß sie nie einen Bettler hat wollen an ihre Tür kommen lassen. Wir müssen künftig sein, was wir bisher gewesen sind. Der gute Wille wird immer belohnt. Glaube nicht, daß wir von Gott werden verlassen werden. Er weiß, wie groß unser Elend, und wie uns sein Beistand so notwendig ist. Er hört die an, die ihn anrufen, er hat uns bis jetzt angehört, er wird uns künftig auch anhören, wenn wir nicht aufhören, ihn anzurufen.

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II. Tournure, c'est-à-dire suppressions, additions ou changements de mots.

de 29 à 56

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(7) 4. Seine Sklaven waren nicht so unglücklich wie er. Wenn seine Frau nicht da war, so konnte er seinen Kummer nicht verbergen und manchmal rief er laut: Ach! ich sehe es wolh, der Reichtum gibt dem Menschen das Glück nicht. Freilich hatte er nicht Unrecht, aber er hatte doch auch nicht Recht, sich von seiner Frau beherrschen zu lassen. Sein Bruder Alibaba hatte nicht Zeit, sich diesen traurigen Betrachtungen zu überlassen. Er hatte nicht eine reiche Witwe geheiratet, sondern die Tochter eines armen Schornsteinfegers. Er hatte kein Schloß, keinen Sklaven, oft sogar keinen Heller mehr. Kum war er reich genug, das Häuschen zu bezahlen, das er gemietet hatte. Man sah ihn jeden Tag mit seinem Esel in den Wald gehen, und diese Reise fand im Winter wie im Sommer, im Herbst wie im Frühling statt.

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règles concernant les adverbes, locutions adverbiales et compléments.

22. Nicht (ne pas) se met à la place de pas. Ex. Ses esclaves n'étaient pas aussi malheureux que lui. Quand sa femme n'était pas là…

23. Nicht suit les régimes (COI et COD) . Ex. Alors il ne pouvait pas cacher son chagrin, et quelquefois il criait tout haut: Ah! je le vois bien, la richesse ne donne pas le bonheur à l'homme. Constr. Alors pouvait-il son chagrin pas cacher; …la richesse donne à l'homme le bonheur pas.

24. Cependant, nicht précède le régime qui est immédiatement à la suite de pas, comme (il n'avait) pas tort, pas raison, pas le temps (en allemand on dit: pas temps. Ex. Assurément il n'avait pas tort, mais il n'avait pourtant pas raison non plus (en allemand: il avait aussi pas raison) de se laisser dominer par sa femme. Alibaba n'avait pas (le) temps de se livrer à ces tristes réflexions.

25. Nicht précède encore le régime s'il l'affecte en particulier, c-à-d. s'il peut se traduire par non pas. Ex. Il n'avait pas épousé une riche veuve (c-à-d. non pas une riche veuve), mais la fille d'un pauvre ramoneur.

26. Pas de, pas un, se traduisent par kein (aucun); plus de (plus un) se traduit par pas de… (pas un…) plus. Ex. Il n'avait pas de château, pas un esclave, souvent même plus un liard. Er hatte kein (accusatif neutre) Schloß, keinen (accus. masc.) Sklaven, oft sogar keinen Heller mehr.

27. Genug, assez, suit toujours son adjectif et son adverbe et ordinairement son nom. Ex. A peine était-il assez riche pour payer la maisonnette qu'il louait. Constr. riche assez.

Remarque : Aber, mais, peut toujours rester en tête de la proposition, et les débutant feront bien de l'y laisser; mais il peut aussi se mettre plus loin, généralement après le mot sur lequel porte l'opposition, ou après le verbe de la proposition principale ou le mot de subordination, et, si ce verbe ou ce mot de subordination sont suivis d'un pronom personnel, après ce pronom.

28. Les compléments se suivent dans cet ordre: d'abord 1/ le pronom personnel sans préposition, 2/ les compléments de temps; à la fin 1/ le lieu, 2/ le mot qui forme avec le verbe une seule expression. Ex. On le voyait aller à la forêt chaque jour avec son âne Const. On voyait lui (pron. pers.) chaque jour avec son âne à la forêt (lieu) aller.
Et ce voyage avait hiver comme été, en automne comme au printemps lieu. Avait lieu forme une seule expression.

Femme au foyer

9 septembre 1937,
Beverly Wilshire Hotel, Beverly Hills, Californie

Chère Lilishka,
[…]
Life a publié des photos de toi lors d'un week-end chez les Kaufman: l'une n'est pas très réussie, celle où tu joues au tennis, sur l'autre, celle où tu tricotes, tu es à ton avantage. J'en déduis donc, finalement, que tu as le profil de la femme au foyer.
[…]

Tendrement à toi,
Dash

Dashiell Hammett, La mort c'est bon pour les poires, Allia 2002, p.133

Alibaba 6

(6) Anstatt ihm den Himmel zu geben, wurde diese Ehe für ihn, durch den herrschsüchtigen Character seiner Frau, ein Fegfeuer und vielleicht wäre es erlaubt, einen anderen Ausdruck zu wählen und die Hölle zu nennen.

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La préposition zu

21. La préposition zu (à, de, pour, devant l'infinitif) se met immédiatement devant l'infinitif.
Ex. Au lieu de lui donner le ciel, ce mariage fut pour lui, à cause du caractère despotique de sa femme, un purgatoire, et peut-être se serait-il permis de choisir un autre terme et de le nommer l'enfer.
Constru. lui le ciel de donner; …un autre terme de choisir et l'enfer de nommer.

Lettre d'amour

26 novembre 1934,
18904 Malibu Road, Pacific Palisades, Californie

Ma chérie -
C'est moi trucmuche, et je t'aime vraiment très fort.
Je n'ai rien de plus à ajouter que ce que je t'ai raconté au téléphone, excepté que je t'aime toujours énormément et oserais-je demander que tu fasses de même; tu ne crains rien à essayer.
Je suis en train de lire le nouveau livre de Millay et un roman en français —Les Loups— et la dernière publication de Waldo Frank, et tout cela a été de lecture fort agréable sans être bouleversante et je t'aime très fort.
Alfred m'ennuie avec ses supplications concernant The Big Knockover, qu'il voudrait sortir sous forme de livre, avec un avant-propos la présentant comme une œuvre de jeunesse écrite il y a fort longtemps. Il prétend être harcelé par mes lecteurs — ah les chiens! — et moi je t'aime très fort, mais je ne pense pas le laisser faire.
A présent je vais retenter le coup — toujours en t'aimant très fort — et me remettre à l'écriture de lasuitedelintrouvable, ça n'avance pas vite en ce moment, mais je m'attends sous peu à être galvanisé par l'enthousiasme inconditionnel de Hunt Stromberg.

Je t'aime très fort.
Dash

Dashiell Hammett, La mort c'est bon pour les poires, Allia 2002, p.108

La lettre de Walter Benjamin à Carl Schmitt

La théologie politique de Paul est la transcription d'un colloque intervenu en février 1987. C'est la traduction critique (dans le sens où elle opère quelques modifications et corrige des erreurs) de la transcription allemande parue chez Fink. Elle y ajoute les références bibliographiques des textes parus en français et des annexes.

La première annexe est intitulée "L'histoire de la relation Jacob Taubes-Carl Schmitt". Elle commence par ces mots: «Je [Jacob Taubes] voudrais faire une remarque préliminaire», mais je ne comprends pas préliminaire à quoi: cette remarque (p.143) est-elle intervenue avant l'introduction (p.17) — et dans ce cas pourquoi cela n'a-t-il pas été mise au début du livre — ou en cours de colloque — mais dans ce cas pourquoi n'a-t-elle pas été placée au fil du texte, ou au moins appelée en note de bas de page au cours du texte?

Quoi qu'il en soit, je copie un extrait du début, qui cite la lettre de Benjamin à Schmitt, une «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar» (sans compter le plaisir de voir Adorno appelé "Teddy"):
Mais le problème est plus fondamental. La division en «gauche» et «droite», qui est mortelle depuis 1933, mortelle pour la gauche […1], lorsque, après la guerre, la guerre civile s'est poursuivie sur le plan intellectuel (en tout cas, je viens d'une ville2 où la première question est toujours: est-il de gauche ou de droite? Je ne cacherai pas que j'ai du mal à m'y faire). […]

On voit très bien que ce schéma gauche-droite ne tient pas la route, et en effet, l'ancienne Ecole de Francfort était en rapport étroit avec Schmitt, si nous considérons non pas seulement les chefs officiels de l'Ecole, à savoir M. Horkheimer et le «musicien» Adorno, mais également Walter Benjamin, un esprit plus profond qui, en décembre 1930, écrit encore une lettre à Carl Schmitt et lui envoie son livre sur le Drame baroque accompagné de la remarque suivante: «Vous remarquerez très vite combien ce livre vous doit dans sa présentation de la doctrine de la souveraineté au XVIIe. Permettez-moi de vous dire, en outre, que grâce à vos méthodes de recherche en philosophie de l'Etat j'ai trouvé, dans vos œuvres ultérieures, particulièrement La Dictature, une confirmation de mes méthodes de recherche en philosophie de l'art.» Quand j'ai eu cette lettre en main, j'ai appelé Adorno et je lui ai demandé: «Il y a deux volumes de correspondance de Benjamin. Pourquoi cette lettre n'a-t-elle pas été publiée?» Sa réponse a été que cette lettre n'existait pas. J'ai alors répliqué: «Teddy, je reconnais les caractères d'imprimerie, je connais la machine avec laquelle Benjamin écrivait, ne me racontez pas d'histoires, j'ai le texte en main.» Adorno a alors dit que cela n'était pas possible. C'est une réponse typiquement allemande3. J'en ai alors fait une copie et la lui ai envoyée à Francfort. Un archiviste, M. Tiedemann, s'y trouvait encore. Et Adorno m'a rappelé en disant: «Oui, cette lettre existe bien. Mais elle a été perdue.» J'en suis resté là!

Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil 1999, annexe 1 p.143-144





1 Un passage n'a pas pu être enregistré.
2 Rappelons que Taubes arrive de Berlin, où il enseigne. [N.d.T.]
3 Allusion sans doute à ce vers célèbre du poème de Christian Morgenstern: «Weil nicht sein kann, was dicht sein darf» (car ce qui ne doit pas être ne peut pas être). [N.d.T.]

Commençons

Désespérant de résoudre ces questions, je les laisse en suspens. Naturellement, le lecteur perspicace a déjà deviné que tel était mon but dès le début, et il m'en veut de perdre un temps précieux en paroles inutiles. […] Voilà ma préface finie. Je conviens qu'elle est superflue; mais, puisqu'elle est écrite, gardons-la.
Et maintenant commençons.
L'auteur.
Dostoïevski, les frères Karamazov, Pléiade 1952, préface p.2

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(5) und sie heiratete ihn. Kassim glaubte, daß ihm eine so glänzende Heirat den Himmel öffnen sollte. Leider irrte er sich, wie es uns die Folge des Geschichte zeigt.

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règles concernant les pronoms

18. Dans une proposition principale, le pronom personnel COD ou COI suit le verbe.
Ex. Et elle l'épousa ; constr. Et elle épousa lui.

19. Quand le verbe doit par construction changer de place, le pronom COD ou COI se met devant le sujet.
Ex. Cassim croyait qu'un si brillant mariage devait lui ouvrir le ciel; constr. Cassim croyait qu'à lui un si brillant mariage le ciel ouvrir devait. — Malheureusement il se trompait; constr.Malheureusement trompait-il soi.

20. De deux pronoms COI et COD, l'accusatif précède le datif.
Ex. Comme nous le montre la suite de l'histoire; constr. Comme le nous la suite de l'histoire montre.

Enchaînements

J'enchaîne Les frères Karamazov à la suite de Taubes: je lisais Taubes parce que c'était un vieux désir, je lis Dostoïevski parce que Gwendoline m'a rappelé de façon fortuite que j'avais à le lire pour la fin du mois.

C'est ainsi que je lis à la suite deux livres dont le premier se termine par :
«Paul, juif romain de Tarse, s'empara de ce sentiment de culpabilité et le ramena correctement à sa source historique primitive. Il nomma celle-ci le "péché originel"; c'était un crime contre Dieu qui ne pouvait être expié que par la mort. Par le péché originel, la mort était entrée dans le monde. En réalité, ce crime digne de mort avait été le meurtre du père primitif, plus tard divinisé. Mais on ne rappela pas l'acte du meurtre; à sa place on fantasma son expiation, et c'est pourquoi ce fantasme pouvait être salué comme une nouvelle de rédemption (évangile)

Freud, L'Homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard 1986 p. 177-178, cité par Taubes dans son article "La religion et l'avenir de la psychanalyse" paru en anglais à New York en 1957 et repris à la fin du livre de Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil, p.184.
et le deuxième commence par:
[Avril 1878] […]
A cette époque, deux hommes ont une influence sur sa pensée: ce sont Vladimir Soloviev, alors tout jeune, et Nicolas Fedorov. Soloviev faisait cette année-là un cours sur l'humanité divine que Dostoïevski suivait assidûment. Fedorov exposait un système philosophique destiné à restaurer l'unité parmi le hommes: il faut, dit-il, supprimer le conflit entre les générations et c'est aux fils de «ressusciter leurs pères». Le parricide, motif central des Frères Karamazov, est l'image même de la désunion qui empêche l'humanité d'accomplir sa mission rédemptrice. On trouve dans les carnets de Dostoïevski des notes qui ont trait à cette idée.

"L'élaboration des frères Karamazov" par Sylvie Luneau, p. XIX dans Les Frères Karamazov de Dostoievski, Gallimard Pléiade 1952.


(En 1928, Freud écrit un article, Dostojewski und die Vatertötung, soutenant que les plus grandes œuvres de la littérature occidentale traite de parricide: Œdipe, Hamlet, Les frères Karamazov.)

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(4) 3. Kassim allein, der ältere, verließ das Haus, wo sein Vater selig so einsam und ärmlich gewohnt hatte und bekam ein Schloß voll Sklaven und mehrere Koffer voll Geld. Als das Schicksal, das ihm anfangs günstig war, aber nur zu bald ungetreu wurde, den Sohn des armen Schneiders dieses großen Vermögens teilhaftig machte, war er ungefähr dreißig Jahre alt. Schön von Angesicht, gegen jedermann höflich und dienstfertig, von Character sehr sanft, gefiel er einer Witwe, die ungeheuer reich war.

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règles concernant les adjectifs

15. L'adjectif qui n'est ni attribut ni en apposition précède son nom, sauf allein, seul; selig, feu, défunt; voll, plein (de).

Remarque : par adjectif il faut entendre non seulement l'adjectif proprement dit, mais encore le participe présent et le participe passé s'il est isolé (c'est-à-dire s'il ne fait pas parti d'un temps conjugué).
Ex. Et le vieillard épuisé (constr. l'épuisé vieillard) mourut. Les deux frère eurent dans la suite un sort très différent (constr. un très différent sort). Cassim seul, l'aîné, abandonna la maison où feu son père (constr. où son père feu) avait si solitairement et si pauvrement vécu et eu un château plein d'esclaves et plusieurs coffres d'argent.

16. A l'exception de voll, l'adjectif complétant un groupe nominal au génitif, au datif ou à l'accusatif sans préposition, le suit.
Ex. Lorsque le sort qui lui fut d'abord favorable, mais (qui) ne lui devint que trop tôt infidèle, rendit le fils du pauvre tailleur participant de cette belle fortune ((constr. de cette belle fortune participant), il était âgé d'environ trente ans (constr. environ trente ans âgé).).

Remarque : Teilhaftig participant commande le génétif; günstig favorable et ungetreu infidèle, le datif, comme en général les adjectifs suivis de à; alt âgé l'accusatif ainsi que les autres adjectifs de quantité ou de mesure.

17. L'adjectif qui a des compléments introduits par une préposition peut les précéder ou les suivre; l'adverbe qui l'accompagne reste avec lui.
Ex. Beau de figure, poli et serviable envers tout le monde, très doux de caractère, il plut à une veuve qui était immensément riche. On peut dire, par exemple: envers tout le monde poli et serviable; si l'on veut mettre de caractère avant doux, il faut dire: de caractère très doux.

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(3) Sie versprachen ihrem Vater alles, und der ermattete Greis starb. Die zwei Brüder hatten in der Folge ein sehr verschiedenes Los.

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règle concernant les substantifs

14. Le nom au datif (complément d'objet indirect COI) précède le nom à l'accusatif (COD) quand les deux sont présent dans la phrase.
Ex. Ils promirent tout à leur père. Constr. Ils promirent à leur père tout.

Les langues — réflexions et méthode

… Lu dans Gide ce qui est mon propr cas: il dit aimer l'étude des langues — comme celle du piano — parce que chaque jour on peut y faire quelque progrès, s'assigner des buts et avancer avec sûreté, infaillibilité… C'est cela! Quand une langue ne demande plus aucun effort et n'offre plus aucune occasion de progrès, elle cesse d'attirer ceux qui goûtent précisément cette activité de jeu et ces acquisitions régulières.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Et soudain, je me rends compte en lisant ces lignes que pour moi, apprendre une langue avait peu de choses à voir avec le travail: il y avait ceux qui étaient doués (retenaient vite, avaient l'oreille musicale, n'étaient pas intimidés par leur accent) et ceux qui n'y arriveraient jamais, ou très mal, dont je faisais partie.
Voilà donc une occasion de me mettre sérieusement au travail et de me consoler de n'avoir jamais fait de musique!
Si j'avais à apprendre le latin, je procèderais à peu près comme j'ai fait pour l'italien: je me fixerais une douzaine d'œuvres, que je traduirais avec l'aide d'une traduction, mais en m'imposant de me rendre compte de la traduction, d'en justifier le détail. Puis, cette demi-douzaine d'œuvres, je me fixerais de les lire sans les épeler, de me les rendre familières. Et il y aurait Virgile, (un peu de Bucoliques, un peu de Géorgiques, un peu d'Enéide; de quoi faire trois cents page de Virgile), Horace (deux cents pages), Cicéron (plus facile; cinq cent pages). Cela irait très lentement pour certains auteurs, plus vite pour d'autres… Je me ferais un programme triennal: avec une moyenne de trente à quarante pages par mois, la première année, de cinquante à soixante pages la deuxième, de quatre-vingt-dix la troisième…
Ibid. p.317

Plusieurs remarques:
Valensin a sans doute appris le latin à l'école (douze heures par semaine au collège en 1906, crois-je me souvenir), désapprouve-t-il la méthode utilisée? Ou n'est-elle souhaitable que pour les enfants car trop scolaire, justement?
Il ne parle pas de grammaire: je suppose que c'est ce qu'il entend par «rendre compte de la traduction»: cela signifie de traverser les grammaires (les livres) transversalement, par leur index, car le texte peut renvoyer à tout moment à n'importe quelle règle, sans hiérarchie.
Trente à quarante pages par mois, une par jour, trois cent soixante à quatre cent quatre vingt par an… Mais bien lire ou bien comprendre (ce qui est par exemple mon cas en anglais) ne garantit absolument pas de bien parler (syntaxe et accent). Il faut faire du thème, beaucoup de thème, j'ai toujours été trop paresseuse pour le thème, alors que c'est la vraie pratique de la langue.
Son étude de la langue [l'italien] est conduite avec rigueur. Il constitue des paquets de fiches, sur lesquelles il note les mots inconnus trouvés dans ses lectures. Il a toujours sur lui un paquet de trente fiches. On le rencontre, dans la rue, dans le tram, ses fiches au creux de la main. Il les révise inlassablement. «Tout est das le rabâchage, la persévérance.»
Ibid. p.183

22 octobre 1944. Sur la langue allemande. Je me suis remis depuis quelque temps à l'anglais après m'être aperçu que je le comprenais assez pour lire avec plaisir une nouvelle sans le secours du dictionnaire. Et je continue à lire de l'allemand. Cette dernière langue est beaucoup plus difficile, mais j'estime qu'elle s'écarte assez du français pour offrir, du point de vue pédagogique, les avantages qu'on demande au latin. Bien traduire de l'allemand, c'est vraiment interpréter; surtout si l'on a, comme moi, appris l'allemand par les racines, c'est-à-dire sans faire correspondre un mot français à chaque mot allemand. Pour moi, les mots allemands n'ont pas une acception fixe, un sens unique, ou des sens précis, entre lesquels le contexte permet de choisir; ils produisent pour ainsi dire leur sens chaque fois qu'ils se présentent; et, en dehors de tout contexte, leur signification reste virtuelle et plastique, insaisissable (car saisir une signification, c'est la fixer par un mot) et vague, consistant en une certaine direction de pensée… Par exemple, que veut dire Stimmung? Dans telle phrase, ce mot signifie disposition. Dans telle autre,… dans telle autre… et ainsi de suite. La plupart du temps, j'ignore ces signification que donne le dictionnaire. Stimmung signifie pour moi quelque chose pour quoi je n'ai pas de mot français jusqu'à ce que je le voie dans une phrase et alors il me faut trouver, il me faut découvrir le mot français correspondant à ce que Stimmung me suggère. Pratiquer ainsi la lecture de l'allemand la rend sans doute plus laborieuse, mais combien plus intéressante. Je suis convaincu que c'est ainsi que les Allemands eux-mêmes pensent les mots de leur langue.
Ni l'anglais, ni l'italien, ni l'espagnol, pour ne parler que des langues que je connais, ne se prêtent à être traités de la même manière. Là, un mot correspond la plupart du temps à un mot.
Ibid. p.324-325

Gide et la foi

Pour M.Pic.

C'est d'une curieuse manière que le Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— «Ici, André Gide.»
Etonnement. Insistance.
— «Puis-je venir vous voir, mon Père? C'est pour une consultation grave et urgente.»
Dans une interview, le 24 décembre 1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:

«Vous confier l'objet précis de sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci: André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au camp de condentration une personne menacée. Le moyen comportait de sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule… gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas. Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup!…
Ce jour-là, nous devînmes amis…»

Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres:

«Longue entrevue avec André Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits catholiques… qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent… Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]…, de X. qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses insuccès… de Valéry, des fils de Valéry… François serait remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses autrement, c'est de l'égoïsme… Vouloir satisfaire à un besoin…
Nous nous quittons très sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur.»

En septembre 1947, à Paris, le Père note encore:

«Vu longuement Gide, chez lui… Sujet religieux, tout de suite… Je lui dis: «Sans un au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde.» Il me répond: «Il dépends de nous qu'elle ne le soit pas», ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de Roger…»

Quand Gide est malade à Nice, à la clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18 octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. «Longues confidences très intimes, de Gide.» Quelques jours après, Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs!

Leurs amis communs notent avec amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au téléphone: même accent, même manière d'appuyer sur les syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre, Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de sympathie, de séduction.

Le Père s'amusait beaucoup de ces ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les séparait.
Au cours de l'interview dont il a été question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide:

«Je sais ce qu'on peut reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommader à la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité, peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense que c'est fini… Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé définitivement dans son choix: incroyant et athée. Mais à l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme à Dieu: je crois éperdument à la Miséricorde.»

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232

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(2) Man konnte diesen Greis sast jeden Tag früh und spät in seiner Werkstätte arbeiten sehen. Er hatte einige Jahre glücklich leben. Allein seine Frau war schon längt gestorben, und er blieb allein mit seinen zwei Knaben Kassim und Alibaba, die noch jung waren. Der treiffliche Man, der doch gut arbeitete, gewann nur sehr wenig, weil die Schneider dort wimmelten. Da er übrigens oft krank war, so wurde er nach und ganz arm, und man kann sagen, daß er zulezt gar nichts besaß. Als er auf seinem Sterbebette lag, da rief er seine Söhne zu sich: Meine Kinder, sagte er traurig lächelnd, mein Tod, glaube ich, ist nahe. Serh gern wollte ich euch heute ein schönes Vermögen hinerhalten.

2. Allein das ist unmöglich, denn ihr wisset, daß ich nichts habe. Entweder die Krankheiten oder die Umstände haben mein Alter geprüft, und das Beispiel eures Vaters ist eure einzige Erbschaft. Aber seid gerecht und ehrlich. Weder die Arbeit noch das Glück fehlen dem, der seine Pflichten mit Entschlossenheit erfüllt. Nicht die Armut, sondern das Laster ist zu fürchten und zu vermeiden. Kann Gott die Ungerechtigkeit segnen und belohnen? Wer liebt und achtet eine Seele, die unehrlich ist? Welche Freude gibt das Gewissen einem solchen Menschen? O meine Kinder, darf ich hoffen, daß ihr diese letzten Ermahnungen beherzigt? Sind sie ja doch wenigstens eben so nützlich un kostbar, wie die größten Schätze.

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Règles concernant le verbe, sa place dans la phrase:
Je reformule les règles le cas échéant. A titre de curiosité, je recopie la façon de traduire mot à mot, si éloignée de notre pédagogie moderne (nous sommes en 1906). L'exposé des règles est l'occasion de traduire le récit.

2. L'infinitif et le participe passé se mettent en fin de proposition, subordonnée ou principale. De ce fait, ils se placent après leurs compléments.
Ex: On pouvait voir ce vieillard travailler presque chaque jour matin et soir dans sa boutique.
Construction: On pouvait ce vieillard presque chaque jour dans sa boutique travailler voir.
Il avait quelques années vécu heureux; mais sa femme était morte depuis longtemps déjà.
Constr.Il avait quelques années heureux vécu; mais sa femme était depuis longtemps déjà morte.

3. Le verbe (au mode personnel) d'une proposition subordonnée se met à la fin de cette proposition.
Ex: Et il restait seul avec ses deux fils Cassim et Alibaba, qui étaient encore jeunes. L'excellent homme, qui travaillait pourtant bien, ne gagnait que très peu, parce que les tailleurs abondaient en cet endroit.
Constr.: qui... jeunes étaient; qui... bien travaillait; parce que ... endroit abondaient.

4. Dans une proposition subordonnée, le pronom personnel sujet doit suivre immédiatement le mot de subordination.
Ex: Comme en outre il était souvent malade...
Constr.: Comme il en outre était souvent malade...

5. Le verbe de la proposition principale (de la première si plusieurs se suivent) précède le sujet quand elle est précédée de sa subordonnée. Dans ce cas, on met ordinairement en tête so (ainsi), s'il s'agit d'une conséquence, et da (là, alors) s'il s'agit d'un fait passé (c.-à-d. après als ou nachdem) (J'ai l'impression que cette règle de "so" et "da" n'est plus suivie : désuet)).
Ex:
Comme en outre il était souvent malade, il devint (constr. ainsi devint-il) peu à peu tout à fait pauvre et l'on peut dire qu'à la fin il ne possédait rien du tout.
Lorsqu'il fut sur son lit de mort, il appela (constr. alors appela-t-il) ses fils près de lui.

6. Le verbe d'une proposition intercalée précède le sujet, même quand le sujet est je.
Ex.
Mes enfants, dit-il en souriant avec tristesse, la mort, je crois (constr. crois-je), est proche.

7. Le verbe de la proposition principale précède le sujet, quand le premier mot n'est pas le sujet. Dans ce cas on ne peut commencer par deux compléments différents.
(Aujourd'hui la règle s'énonce ainsi: le verbe de la principale est toujours en deuxième position, y compris si la première place est occupée par une subordonnée (cf. point5.)
Ex. Très volontiers aujourd'hui je voudrais vous laisser une belle fortune. Constr. Très volontiers voudrais-je vous aujourd'hui une belle fortune laisser.

8. Les mots et, ou, car, mais (und, oder, denn, aber) ne comptent pas dans la construction comme "premiers mots"; ni les négations ou les choix : ne...pas, ni...ni, etc (nicht, weder...oder).
Remarque: si plusieurs "ou" se suivent, le premier se traduit par entweder. "Mais" se traduit par aber. Quand il signifie "seulement", ou "mais malheureusement" il se traduit allein; enfin il se traduit sondern après une négation.
Ex. Mais (allein) cela est impossible, car (denn) vous savez que je n'ai rien. Ou (enweder) les maladies ou (oder) les circonstances ont éprouvé ma vieillesse et l'exemple de votre père est votre unique héritage. Mais soyez justes et honnêtes. Ni (weder) ni (noch) le bonheur ne manquent à celui qui accomplit ses devoirs avec énergie. (Ce n'est) mais (sondern) le vice (qui) est à craindre et à éviter.

9. Le verbe, dans une interrogation (directe), se met en tête suivi du sujet. On ne traduit pas il, ils, elle, elles, sujets pléonastiques.
Ex. Dieu peut-il (constr. Peut Dieu) bénir et récompenser l'injustice?

10. S'il a un mot interrogatif comme qui? quel? où? quand?, c'est par lui qu'il faut commencer. Alors, si le mot interrogatif est le sujet, il n'y a pas de changement.
Ex. Qui aime et estime une âme (qui est) déloyale?

11. Si le mot interrogatif n'est pas le sujet, on met le verbe avant le sujet (règle 7 : en deuxième position).
Ex. Quelle joie la conscience donne-t-elle à un tel homme? Constr. Quelle joie donne la conscience à un tel homme?

12. Dans l'interrogation, les mots est-ce-que se suppriment.
Ex. O mes enfants, est-ce-que je puis (constr. puis-je) espérer que vous prenez à cœur ces derniers avis?

13. On emploie quelquefois la forme interrogative pour donner un tour plus vif à une affirmation. Dans ce cas, on ajoute dans la phrase les mots ja (oui, certes) ou doch (pourtant) ou les deux à la fois.
Ex. Ils (ces avis) sont pour le moins tout aussi utiles et (aussi) précieux que les plus grands trésors: Sind sie ja doch (littér. Sont-ils certes pourtant) wenigstens eben so nützlich un kostbar, wie die größten Schätze.

Deux livres de médecins, un livre sur l'amour

Je prends de l'argent au distributeur. Il me faut de la monnaie pour la machine à café. Je pense à l'automate de la poste du Cnit pour obtenir des pièces, mais la poste du Cnit, qui ne me déçoit jamais quand il s'agit de me décevoir, est fermée pour travaux.
Alors je décide d'aller à la Fnac, pour y trouver un truc pas trop cher.

Au passage j'épelle "Teilhard" à une vendeuse qui cherche sur son écran en interrogeant deux vieilles dames: «Théière?» Elles ne savent pas (et je me demande comment on peut avoir l'idée de chercher un livre de Teilhard sans savoir qui il est. Pour un petit-neveu, peut-être?)

Je vais au rayon religion (la dernière fois au Virgin j'avais trouvé un Wénin, je cherche un Boyarin, sait-on jamais) qui se trouve au même endroit que la spiritualité, la sociologie et la psychologie (un peu comme si on avait décidé de mettre tous les charlatanismes ensemble). J'aime bien cet endroit, on y trouve toujours des livres bizarres.
J'en feuillette plusieurs (Le Petit Prince adapté à la vie de bureau…) dont Pourquoi l'amour fait mal d'Eva Illouz. Ce n'est pas un livre érotico-sentimentalo-psychologique, mais une étude socio-économique sur les mutations de l'amour (ce qu'on entend par amour et ce que l'on attend de l'amour) dans un monde d'égaux où l'on ne croit plus au sacré. En fait, pour se donner une idée du livre, il suffit de savoir que l'autre titre de l'auteur traduit en français s'intitule Les sentiments du capitalisme («Aurait-on oublié que les sentiments sont des acteurs majeurs de l'histoire du capitalisme et de la modernité? et qu'elle a favorisé le développement d'une nouvelle culture de l'affectivité engageant le moi privé à se manifester plus que jamais dans la sphère publique?»)
Bref, un livre sérieux dont je note ici les références en attendant d'avoir du temps à y consacrer.

Je repars avec le livre de Jaddo, Juste après dresseuse d'ours. J'en aime le ton et les histoires courtes. Ce n'est pas du tout le même angle que celui du Dr Borée qui lui raconte ses aventures de médecin généraliste à l'ancienne (le médecin de famille, disait-on chez nous: Loin des villes, proches des gens).
Jaddo, c'est plutôt des aperçus de ses années d'études, de ses stages, de ses indignations (elle a l'indignation fréquente et spontanée, j'aime bien) contre le système (absurde), les pontes (arrogants), les patients (imprécis ou sans gêne).

Je ne vais pas citer le drôle ou l'indignant (se reporter au blog ou au livre), juste l'utile (je n'aurais jamais pensé que c'était si important, les médicaments que l'on prenait):
Alors très sérieusement, maintenant, un MESSAGE DE SANTE PUBLIQUE:
Soit on est capable de donner tout son traitement de tête, sans oublier un médicament et sans oublier les posologies ni la durée du traitement, soit on a toujours sur soi une fiche cartonnée avec la liste de ses médicaments.
Si vous avez un mère ou une grand-mère qui n'a plus toute sa mémoire, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
Le prochain médecin qui la verra aux urgences construira un petit autel avec des bougies en hommage autour d'une photo de vous.
Et potentiellement, vous, vous sauverez la vie de votre grand-mère.

Jaddo, Juste après dresseuse d'ours, presses pocket, p.118-119

Coeur, raison, conscience

Premier stade : primauté au cœur, de bonne foi.
Cependant, avec l'âge, l'expérience, la connaissance, il apparaît que la raison doit primer sur le cœur (ce qui transparaît dans «l'enfer est pavé de bonnes intentions», par exemple (ce qui rend si dangereuse cette manie de légiférer en réaction à l'émotion)). Ce faisant, les choix pourront paraître "durs", manquant de douceur. Ce sont des choix privilégiant la raison, donc le long terme.
(Oui, je généralise quelque chose qui paraît ne concerner que la foi. Mais Valensin est jésuite, il est dans l'application perpétuelle du "discernement" qui va permettre de choisir l'action adéquate pour "une plus grande gloire de Dieu"; ou plus simplement, pour les athées, pour plus de justice et de rectitude).
Moi aussi, j'ai dit: si l'on croit, la logique est de tout laisser, etc. Et c'est le raisonnement du cœur, lequel n'est pas mauvais. Le raisonnement de la Raison est différent: si l'on croit, la logique est de faire la volonté de Dieu. Entre le cœur et la Raison, on ne peut être approuvé de donner la préférence au cœur (en cas de conflit) qu'à une condition: c'est de ne pas se rendre compte de la faute que l'on commet; elle devient alors le contraire d'une faute et Dieu accepte ce qu'on lui offre. Mais pour celui qui à compris la suprématie absolue de la Raison, celle-ci étant entendue au sens le plus large du mot, il n'y a pas d'hésitation possible: le cœur doit aimer ce que veut la Raison; en dehors de là, il n'y a plus de sentiment, mais du sentimentalisme.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Quelques pages plus loin, Valensin s'en prend à la recherche de preuves métaphysiques de Dieu.
Supposons-le [un enfant] éveillé comme intelligence et réclamant une preuve métaphysique: étant donné son bagage philosophique, il ne peut être question de lui administrer un argument savant; on lui dira simplement que le monde n'a pas pu se faire tout seul. Le voilà satisfait; c'est bien; mais fier aussi: et c'est ridicule ou navrant. Il se compare aux autres qui n'ont pour eux que leur conscience; lui, il croit avoir avec lui sa Raison. Mais combien de temps cela va-t-il durer?

Arrivé en classe de philo, il s'aperçoit que la peuve sur laquelle il s'appuyait est un peu simpliste… Il cherche quelque chose de plus rigoureux; mais comme les exigences de rigueur croissent avec la culture, il faut attendre que sa formation soit achevée pour que son choix soit définitif. Bienheureux, encore, s'il tombe sur les bonnes preuves! Et s'il rate les vraies preuves, les preuves satisfaisantes; si, de ce fait, il reste en détresse, tant pis pour lui! C'est à soi-même qu'il doit s'en prendre. Dans une question tragique sérieuse, de vie ou de mort, où il joue tout, alors qu'on ne lui demandait qu'être «une conscience», il a voulu être «un cerveau»; mais le salut est promis aux justes et non pas aux savants.

Ibid, p.236-237
La décision droite se trouve donc dans la conscience par-delà la Raison, d'où la hiérarchie cœur < Raison < conscience. Le mystère, c'est que cette conscience, cet instinct du bien et du mal, est présente dès le début chez l'enfant; c'est la Raison qui aura tendance à vouloir l'étouffer. La conscience n'est pas le cœur, elle n'est pas guidée par l'apitoiement ou la compassion, mais par la justice.
Ces lignes de Valensin datent de 1931. Comment ne pas penser à la montée de l'hitlérisme, aux mesures d'euthanasie contre les handicapés sous prétexte de pitié ou de calcul rationnel?

En attendant les barbares

— Pourquoi nous être ainsi rassemblés sur la place ?

     Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd'hui.

— Et pourquoi le Sénat ne fait-il donc rien ?
Qu'attendent les sénateurs pour édicter des lois ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
     Quelles lois pourraient bien faire les Sénateurs ?
     Les barbares, quand ils seront là, dicteront les lois.

— Pourquoi notre empereur s'est-il si tôt levé, et s'est-il installé, aux portes de la ville, sur son trône, en grande pompe, et s'est-il ceint de sa couronne?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
     Et l'empereur attend leur chef
     pour le recevoir. Il a même préparé
     un parchemin à lui remettre, où il le gratifie
     de mains titres et appellations.

— Pourquoi nos deux consuls et les prêteurs arborent-ils
aujourd'hui les chamarrures de leur toges pourpres ;
pourquoi ont-ils mis des bracelets tout inscrustés d'améthystes
et des bagues aux superbes émeraudes taillées ;
pourquoi prendre aujourd'hui leurs cannes de cérémonie
aux magnifiques ciselures d'or et d'argent ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui ;
     et de pareilles choses éblouissent les barbares.

— Et pourquoi nos dignes rhéteurs ne viennent-ils pas, comme d'habitude,
faire des commentaires, donner leur point de vue ?

     C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui ;
     et ils n'on aucun goût pour les belles phrases et les discours.

— D'où vient, tout à coup, cette inquiétude
et cette confusion (et les visages, comme ils sont devenus graves !)
Pourquoi les rues, les places, se vident-elles si vite,
et tous rentrent-ils chez eux, l'air soucieux ?

     C'est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés.
     Certains même, de retour des frontières,
     assurent qu'il n'y a plus de barbares.


Et maintenant qu'allons-nous devenir, sans barbares.
Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution.

Constantin Cavafis, "En attendant les barbares" dans En attendant les barbares, Poésie Gallimard, traduit par Dominique Grandmont p.43 à 45

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Les chiffres en marge correspondent à une ou plusieurs règles autour d'un thème. Je les indique entre parenthèses.
Un billet correspond à un chiffre en marge. Je recopie les règles en adaptant le cas échéant leur formulation de 1900 aux tournures des années 1980.
Je commence ma copie; comme il s'agit de transcription du gothique, n'hésitez pas à intervenir, toute erreur n'est pas forcément une faute de frappe!


(1) 1. Ein alter Schneider, Hiram war sein Name, lebt in einer Stadt von Persien, zu Ispahan, sagt man, und wohnte in einem elenden Häuschen.

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règle:
1/ En général, suivez la formulation française.

Ex : Un vieux tailleur, Hiram était son nom, vivait dans une fille de Perse,à Ispahan, dit-on, et demeurait dans une misérable maisonnette.

Alibaba oder die vierzig Diebe de Jean-Nicolas Wagner

Quand c'est trop beau pour être vrai, c'est que ce n'est pas vrai.
J'avais trouvé la référence d'Alibaba oder die vierzig Diebe en note d'Auguste Valensin, sous-titré «histoire renfermant toutes les racines allemandes, toutes les règles et exceptions de la grammaire allemande», le tout en 36 pages. Toute affaire cessante (vraiment, j'ai tout cessé pour cela), je suis allée le chercher à la bibliothèque.

Deux déconvenues m'attendaient: d'une part il est écrit en gothique (mon exemplaire («sixième édition conforme aux règles de la nouvelle orthographe») date de 1911), d'autre part il doit se lire de concert avec le Memento, ou exposé concis des règles et exceptions de la grammaire allemande. La lecture de la préface d'Alibaba explique que chaque règle du Memento est illustrée par une phrase ou un paragraphe d'Alibaba. Il s'agit d'un véritable exercice oulipien grammatical:
Par exemple, il y a neuf prépositions qui gouvernent le datif et l'accusatif, savoir: devant, derrière, à côté, au-dessus, sous, sur, dans, à, entre. Il est incontestable que la mémoire les retiendra plus facilement si, au lieu d'être ainsi isolées, elles sont reliées ensemble, comme dans cette phrase du texte où il est dit qu'Alibaba, ordinairement réduit à faire maigre chère, trouvait dans la forêt, pendant la belle saison, des fruits en abondance:Devant, derrière et à côtéde lui, au-dessus de sa tête, sous ses pieds, surla terre, dansles haies, aux arbres, brillaient, entre les feuilles, des fraises, des noisettes, des merises, etc.

Un même paragraphe réunit également (toujours en continuant l'histoire) les dix noms qui se déclinent comme Name, savoir: lettre (d'alphabet), paix, étincelle, pensée, foi, monceau (ou troupe) nom, semence, dommage, volonté. Et cela à l'exclusion de tout autre nom dont la déclinaison est différente et dont la présence pourrait produire de la confusion.

Sont de même réunis sous autant de numéros séparés, à mesure que la grammaire les présente, les noms qui, au pluriel, ajoutent en, les 50 masculins qui ajoutent e sans tréma; les 75 masculins et neutres qui prennent er; les 25 féminins irréguliers; les 20 adjectifs dont le comparatif s'adoucit, etc.

Un soin spécial a été apporté à la classification des verbes irréguliers, de manière à mettre dans le même alinéa tous et les seuls verbes qui suivent la même irrégularité.

Jean-Nicola Wagner, Alibaba oder die vierzig Diebe, J.de Gigord éditeur, 1911, p.VI et VII
Le seul problème, c'est que je n'ai pas le Memento, il n'est pas en bibliothèque et je ne l'ai pas trouvé sur internet. Je vais donc avoir les phrases sans avoir les règles auxquelles elles se rapportent.
Cependant j'ai trouvé (et commandé) les Exercices gradués sur l'histoire d'Alibaba. Peut-être les règles seront-elles rappelées au fur à mesure, ou pourrai-je les déduire. A suivre.


Ce matin je poursuis la lecture d'Auguste Valensin. Celui-ci a été gravement malade et ne peut plus travailler que quelques heures par jour, il est obligé de faire des sacrifices:
Sacrifice à faire: Entretien de langues. Je laisserai tomber ce que je sais, le grec, l'italien, l'anglais. Je fais exception pour l'allemand, qui remplace toutes les langues, et dont je ferai un peu chaque jour, un quart d'heure, par exemple, ou une demi-heure si possible. Sacrifice de la machine à écrire, il faudrait y consacrer trop de temps, pour arriver à l'employer avec profit; sacrifice de la sténographie; sacrifices de lectures de philosophie, spécialement des Revues

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.75
L'allemand qui remplace toutes les langues… Auguste Valensin était alors professeur de philosophie, en troisième temps de probation chez les jésuites.

Anquetil tout seul, par Paul Fournel

Il s'agit d'une biographie prétexte à une autobiographie. Ou l'inverse.

L'autobiographie :
Mon cycliste de père et mon fabricant de vélos d'oncle m'avaient combiné une bécane idéale qui répondait parfaitement aux exigences doubles du rêve et de l'apprentissage. Elle avait toutes les apparences du vélo de course et toutes les prudences du vélo-école (façon première année). Par-dessus tout, et là, c'est moi qui l'avais exigé, elle était verte. Je me souviens encore de mon bonheur lorsque je la découvris au fond de l'atelier sombre, propre comme un sou neuf, rutilante dans les étincelles de la soudure. Verte, comme celle d'Anquetil. Cela après de longues semaines d'impatience, car il fallait en ce temps-là, du côté de Saint-Étienne, savoir attendre que le vélo se fasse sur mesure. Au fil des jours, j'étais allé d'abord voir le cadre brut, juste brasé, puis j'avais vu les pièces détachées, j'avais trépigné pendant le temps de l'émaillage et du montage, attendu, attendu… et il était enfin là, mon vélo. On allait voir ce qu'on allait voir. Je me mis à vivre contre la montre, battant mes propres records sur les chemins alentour de notre maison, dans la Haute-Loire. J'accomplissais le tour complet de la baraque en «1 ou 2 minutes». Il est vrai que ma montre n'avait pas de trotteuse et qu'il m'arrivait de gaspiller quelques précieuses secondes lorsque je devais mettre pied à terre pour relever un temps partiel à mi-tour… mais mon énergie était telle que ces imprécisions ne mettaient jamais en péril ma domination absolue sur le Grand Prix des Nations.

Paul Fournel, Anquetil tout seul, Points seuil 2012, p.21
La biographie :
Parmi les champions, certains ont l'apparence de machines simples: ils aiment leur sport, puis ils aiment la victoire, ensuite l'argent qui vient avec, la gloire, la notoriété, le confort, toutes choses magnifiquement et clairement compréhensibles. Et puis certains autres semblent être des mécaniques compliquées, animées de forces contradictoires, d'énergies négatives qu'ils doivent dompter, canaliser sinon maîtriser pour les transformer en bouquets. Ils font contre eux-mêmes acte de mauvais volonté, il refusent l'évidence de leur force, ce qui, paradoxalement, les entraîne encore au-delà du point suprême où ils comptaient aller. Parmi eux, Anquetil est sans doute le plus abouti et le plus complexe. Celui qui dans un sport de groupe a su toujours rester le grand modèle du singulier. (p.23)
Les deux se mêlent par un usage très particulier de la première personne du singulier: voici une biographie qui dit "je":
J'ai mal. La nuque, les épaules, les reins, et puis l'enfer des fesses et des cuisses. Il faut résister à la brûlure, aux nœuds, à la morsure que chaque tour de pédale réinvente, détecter le point où la crampe paralysante risque de se déclencher. Résister au plomb que chaque quart d'heure de course ajoute dans les muscles. Garder l'esprit clair pour être sûr que le mouvement est toujours bien complet, pousser, tirer, remonter, écraser, sans jamais oublier de faire le rond le plus rond. Faire le vrai coup de pédale, remonter la cheville. Entraîner le plus grand braquet possible, le plus vite possible, et tenir. Ne pas écouter le corps et la tête qui s'unissent pour dire qu'il faut que cela cesse immédiatement. Pédaler dans un monde de peine dont seul j'ai le secret et me persuader que, si je souffre tant, il n'est pas possible que les autres tiennent le coup. (p.18)
Le livre se poursuit, à peu près chronologique, racontant les choix, les exploits, les interviews scandaleuses sur le dopage, la façon dont Anquetil ne cherchait pas à se faire aimer — mais eut du mal à accepter que Poulidor soit, lui, si naturellement aimable, les coups bas dans le peloton, les stratégies, l'entourage sportif et familial. C'est un monde qui se déploie, aussi intéressant pour ceux qui n'y connaissent rien (moi) que ceux qui s'y connaissent (le propriétaire qui m'a prêté le livre).

Fournel grandit. Son père avait pour habitude de faire les étapes du Tour de France pour voir les coureurs.
La troisième fois que j'ai vu Anquetil pour de vrai, c'était dans le col de l'Izoard, juste à la sortie de la lunaire Casse Déserte, là où la route recommence à grimper sèchement après la brève descente. J'étais monté le matin même sous le soleil, toujours dans la roue de mon père. Nous avions emprunté la vallée du Guil, qui sert de marche d'approche pour le col, puis nous avions tourné à gauche, au célèbre carrefour avec sa pancarte «Col d'Izoard 15 km». J'y étais enfin, dans cette montée terrible où s'écrivait l'histoire du Tour. Pendant quelques kilomètres je fus un peu surpris, la côte n'était pas si épouvantble après tout, et je parvenais même à la grimper sans mettre mon plus petit braquet. Ce fut un moment de bonheur, mêlé d'un peu d'inquiétude. Mon père m'avait-il trompé sur la difficulté du col? Etait-ce bien là le juge de paix attendu? Nous avons passé Arvieux à jolie cadence et puis nous avons atteint cette longue ligne droite aubout de laquelle se trouve un village. Mon père me précisa que ce village se nommait Brunissard et puis il ne me dit plus rien. Au fur à mesure que nous avancions dans la ligne droite, je sentais mes jambes s'alourdir et je voyais mon guidon remonter vers mon nez. Je passais mon petit braquet et mes jambes restaient de plomb. Rien dans ce bout droit n'indiquait la pente et je ne comprenais pas cette soudaine baisse de forme. Je venais de taper dans le mur invisible de l'Izoard. Mon braquet était trop gros, mes forces étaient trop menues, la route était trop pentue, le soleil était trop brûlant, mon bidon était trop vide, mon père était trop loin devant (au moins cinq longueurs), la vie de cycliste était trop dure et j'étaits trop petit.

Ensuite, nous sommes entrés dans la forêt et l'ombre m'a serré dans ses bras doux. La route montait toujours mais je la voyais faire. De lacet en lacet, je mesurais le chemin parcouru et le dénivelé gagné. Des cyclistes nous rattrapaient, une élégante pointe de banane sortant de leur poche, ils avaient un mot d'encouragement, ils tendaient un bidon plein, ils donnaient une poussette dans le dos au passage. La vie redevenait cyclable et, à force de bonne volonté, j'atteignis le fameux virage à droite où mon père m'attendait avec le sourire du farceur. Je tournais et, là, je découvris la lune et une descente, ce qui faisait beaucoup à la fois. Le paysage était épluché jusqu'à l'os, tout de pierraille et de rochers dressés, de tous les gris, de tous les beiges, de tous les bruns, magnifique de tristesse, sublime de désolation. Je n'avais jamais rien vu de semblable et je m'en délectai d'autant plus que la route, en plein milieu de la montée, avait la grâce de descendre pendant 500 mètres, pour laisser au cycliste le loisir de profiter de ses beautés. Je n'en revenais pas.

[…] Anquetil est passé en un éclair dans un premier groupe qui escaladait très vite. […] Trois longues heures de montée terrible et quatre heures d'attente pour trois secondes d'Anquetil, je jugeais le partage équitable. Mon vélo, couché dans le fossé, était toujours vert. Anquetil était passé si vite que je m'inquiétais de savoir s'il avait bien eu le temps de regarder le paysage. Tout était tellement beau, tellement vaste, si différent. En avait -il vraiment profité? Les coureurs jouissaient-ils de la beauté de monde? Aplati comme il était sur sa machine, pouvait-il seulement voir un bout du ciel bleu? Etait-il condamné à la roue arrière de Bahamontes? Aux fesses de Poulidor? Aimait-il bien le même vélo que moi? Etais-je de l'étoffe dont on fait les champions cyclistes? S'il s'était tenu debout, immobile au boird de la route, comme moi, à s'attendre, aurait-il eu lui aussi terriblement mal aux jambes?
Si j'ai un seul instant dans mon enfance douté d'être Anquetil, ce n'est certainement pas dans la montée de Brunissard, mais bien plutôt à cet instant fugitif-là, à ce moment de bataille rageuse, où la gloire avait pris les allures de l'éclair. (p.128-131)
Le dernier chapitre évoque la vie d'Anquetil après le vélo, sa propriété en Normandie, ses amis, ses choix familiaux si personnels (pour ne pas dire étranges).

Paul Fournel avait annoncé au début du livre avoir vu Anquetil trois fois "pour de vrai". Il nous a déjà raconté la deuxième et la troisième. Il termine en nous racontant la première. Le récit de cette première fois est admirable et renversant, shakespearien («Nous sommes de l'étoffe dont les rêves sont faits») — je ne le copie pas ici pour ne pas vous priver de le découvrir.

Les lectures dangereuses

(lettre de sa mère vers 1894 ou 1895)

Ne crois pas, mon bien cher Auguste, que ce soit, seulement, par des lectures frivoles d'une littérature corrompue1 que se forment les écrivains et les littérateurs…

Auguste Valensin, textes et documents inédits rassemblés par Marie Rougier et Henri de Lubac, Aubier Montaigne, 1961, p.16





1 Il s'agissait de Musset.

La sorcière de Marie Ndiaye

Ecriture soignée, précise, description objective de situations fantastiques.

Plus j'avançais dans le livre et plus je pensais à Houellebecq, non que les styles et les préoccupations soient semblables (pas du tout: Houellebecq insiste, Ndiaye constate), mais le monde décrit est bien le même, un monde désespéré et insensé dont le plus insensé est que personne ne paraît s'en apercevoir, ni s'apercevoir de la terrible solitude qui sépare irrémédiablement chacun de ses congénères.
Je prenais mes repas en leur compagnie, assise à la grande table des professeurs, dans un coin du réfectoire. Isabelle ne se montrant pas au moment du déjeuner et, comme elle interdisait d'habitude toute allusion publique aux douloureux événements qu'avaient pu connaître ses employées avant de devenir professeurs, celles-ci profitaient de leur courte liberté pour évoquer complaisamment leurs ennuis anciens. Se coupant la parole, désespérant d'être entendues et se moquant de ce que racontaient les autres, les professeurs chuchotaient bruyamment en étirant au-dessus de la table leur cou tendineux, en allongeant leur longue et maigre figure sur laquelle le fond de teint posait un masque gras, beige, qui s'opposait à la pâleur de la nuque, et débitaient d'une voix furieuse, âcre, éperdue, leur dèche enrageante, heureusement terminée pour l'heure, les maris increvables et violents disparus elles ne savaient où (et qu'il y reste, bon débarras), les enfants placés à l'institution sanitaire du département, dont elles n'avaient pas de nouvelles, qu'elles se promettaient nébuleusement de reprendre un jour, qu'elles avaient prénommés de vocables extraordinaires et recherchés qui évoquaient, pensais-je, certains noms donnés aux chiots ou aux chatons. Et tandis qu'avait lieu, du côté des professeurs, cet échange de monologues frénétiques, les étudiantes, dans l'autre partie du réfectoire, parlaient calmement des leçons dispensées par ces mêmes professeurs tout juste réchappées de la mouise (Technique de la méditation fervente, Thérapie par les herbes subliminales, Voyage astral sans secousse, Montée du fil d'argent), tout en avalant avec appétit les légumes cuits à la vapeur et les germes de diverses céréales qui semblaient leur profiter miraculeusement, contribuer à la belle roseur de leurs peau bien tendue, à la santé luxuriante de leurs cheveux négligemment coiffés, alors que les professeurs, elles, paraissaient fondre et se creuser un peu davantage à chaque bouchée, qu'elles engloutissaient sans dissimuler leur répugnance, regrettant du passé une seule chose, disaient-elles, la viande, dont beaucoup rêvaient la nuit et avouaient que l'absence était une torture. Âprement, elles se félicitaient pourtant de leur situation présente. Mais elles s'étaient si bien convaincues depuis longtemps qu'on ne devait toute position qu'au hasard et que, pour elles, la chance n'était jamais que provisoire, qu'une certitude amère de l'échec à venir fronçait et crispait leurs lèvres minces dans le même temps qu'elles se vantaient de leur veine.

Marie Ndiaye, La sorcière, Minuit 1996, p.169-171
Je lis Marie Ndiaye trop tard. Je l'aurais sans doute beaucoup appréciée dans les année 90. Aujourd'hui, les romans ne m'intéressent plus assez. (Lorsque j'ai besoin d'une histoire — et cela arrive souvent — je vais au cinéma.)

Le pivert nu et les tomates vertes de Jacques Theillaud

Sous ce titre un peu étrange se cache un livre de souvenirs, contrepoids tendre et pas toujours tendre aux Petits enfants du siècle (pensé-je ce matin dans mon lit : la version masculine est moins morne et moins désespérée; c'est dû bien sûr au style San-Antonio de Jacques Theillaud, mais aussi à la capacité de gratitude de celui-ci: si ses souvenirs sont si agréables à lire, c'est que s'il règle quelques comptes, il rend hommage à beaucoup d'amis, de voisins ou de poteaux de ses premières années.)

Ce livre raconte ce qu'aurait pu me raconter mon père (sans la gouaille — avec un fatalisme slave) et ce que m'a parfois raconté mon beau-père (la petite voiture du Surgé montée dans les étages de l'internat), c'est aussi le passage des années cinquante aux années soixante-dix, de l'eau froide et des W-C sur le palier au HLM avec eau chaude et salle de bain (ne pas oublier le formica).

C'est en tout cas beaucoup plus amusant à lire que les souvenirs d'Annie Ernaux (! : bon, je n'ai rien dit, ça n'a pas grand chose à voir (ou peut-être que si, c'est un peu le problème (qu'est-ce que la littérature?)).)

Extrait: un ami est en train de faire croire à une commerçante qu'il appartient à une grande société américaine qui va exporter ses madeleines — ses deux compères doivent goûter les gâteaux pour donner leur avis.
Et n'est-ce pas le propre de tous les escrocs de tous les temps, que de vendre du rêve?

Pendant une heure environ, cette brave femme a vu revivre son marri mourru, ellle a trouvé quelqu'un qui lui en a dit beaucoup de bien. Elle a ouvert des bureaux sur la 5ième avenue, avec une annexe sur Sunset Boulevard. Elle a fourgué les Madeleines Macheprot à Liz Taylor, Branlon Mado, Gary Cooper, Olivia de Halivand, Frank Sinatra, Elvis Presley qui était si gourmand, et qui sais-je encore…

Un Boeing 747 a décollé tous les jours d'Orly, puisque Roissy existait pas encore et le Concorde non plus, plein de madeleines, des natures, des au chocolat, noir et au lait, des à l'orange, des au Coca-Cola parce qu'il va bien falloir les inventer, celles-là; voire des madeleines au Mac Donald. Le goût pour les madeleines Tex-Mex ne viendra que bien des années plus tard, mais elle l'entrevoit déjà, Madame Macheprot, subconsciemment. Elle a sa Pontiac, et commandé une Cadillac Eldorado assortie à la devanture du magasin de Saint Yrieix, et même que c'est vachement dur de refaire sur une bagnole une peinture qui a plus de quarante ans. Mais elle n'est pas inquiète, Madame Macheprot; chez Cadillac, c'est pas comme chez Renault, où on te fourgue des couleurs de merdre après t'avoir fait attendre des mois… Et on fait pas attendre Madame Macheprot, la célèbre patronne des célèbres Madeleine Macheprot:

"You know, Dear, this nice little French biscuit wit the funny shape, and so delicious flavoirs. The plain ones, the chocolate ones, black or with milk, the orange ones. I was told last week they were secretly experimenting a new recipe with coke; it's gonna be the last craze in The Big Apple. They're famous all over France, you know! Even Marcel Proust, the greatest "early-in-bed" writer has written some beautiful pages about them, and the way they would remind him of his childhood."

S'il le faut, Monsieur Cadillac himself prendra le tournevis et la clé de douze pour la lui terminer, son Eldorado à Madame Macheprot, et c'est la mère Cadillac (née Ginette Rapineau) qui passera le coup de peau de chamois de finition.

Voilà, je pense qu'elle a dû rêver des trucs de ce calibre, cette gentille Madame Macheprot, tandis qu'Hervé et moi on s'empiffrait à ses frais, et que Fufu lui mettait du charbon à pleine pelletées dans sa machine à rêves. Elle a dû rêver à tout ça, et à plein d'autres choses, grâce au baratin de Fufu, le monstre qui aurait vendu des cercueils à deux places, des guêtres à des lapins, ou des congélateurs aux Inuits. Fufu qui se baladait à quatre pattes sour les tables, en étude, les soirs où c'était un pion sympa et cool de serre vis; et foutait les jetons à ce brave Camara, Africain français en décolonisation potentielle, en l'appelant d'une voix sépulcrale à traver un tube en carton:
"Camara, Camara, les esprit de la forêt t'appellent, Camara, les esprits de la forêt t'attendent!"
Et ce pauve Camara se mettait à trembler en répétant: "Les esprits, les esprits!"

Jacques Theillaud, Le pivert nu et les tomates vertes, éditions de la Baronne, 2010, p.152-153

Qu'est-ce qu'un homme ?

« Pourquoi, pourriez-vous demander à un cannibale, mangez-vous des hommes?» [Évidemment c'est une question, surtout si on est avec un cannibale!] Il vous répondrait que, en fait, ceux qui connaissent les cannibales savent qu'ils ne mangent pas d'hommes. Ils risquent d'être mis à mort sur-le-champ pour avoir attenté à la vie d'un homme. «Mais, pourriez-vous protester, je viens juste de vous voir en mettre un dans la marmite. —Ce n'était pas un homme, répondrait-il, en agitant la tête. —Qu'est-ce qu'un homme? demanderiez-vous anxieusement, conscient de l'extrême importance de la réponse à cette question… — Un membre de la tribu…»

Raymond J. Nogar, Le Seigneur de l'absurde, note manuscrite, archives de l'évêché d'Oran, dossier 79.03, cité par Pierre Claverie, Petit traité de la rencontre et du dialogue, Cerf, 2004, p.34

Le secret

Il était une fois un célèbre monastère qui passait par des temps difficiles. Ses nombreux bâtiments avaient accuilli de jeunes moines en grand nombre, et sa grande église avait résonné de chants. Maintenant, il était désert. Une poignée de moines traînaient leurs pas dans les cloîtres et louaient Dieu, le cœur gros.

À la lisière du bois du monastère, un vieux rabbi avait construit une petite cabane. Il y allait de temps à autre pour jeûner et prier. Personne ne lui adressait la parole, mais chaque fois qu'il faisait son apparition, les moines se sentaient soutenus par sa présence priante.

Un jour, le père Abbé décida de rendre visite au rabbi et de lui ouvrir son cœur. Les deux hommes s'embrassèrent comme deux frères qui s'étaient perdus de vue depuis longtemps. Le rabbi invita l'Abbé à entrer. Au milieu de la pièce, il y avait une table en bois où était posée une Bible. Ils s'assirent un long moment devant le livre. Alors le rabbi commença à pleurer. L'Abbé ne put se retenir; il couvrit son visage de ses deux mains et se mit à pleurer lui aussi. Les deux hommes se tenaient là comme des enfants perdus.

Quand les larmes cessèrent de couler et que le calme fut revenu, le rabbi leva la tête et dit: «Vous et vos frères, vous servez Dieu avec un cœur gros. Vous êtes venu me demander un enseignement. Je vais vous en donner un, mais vous ne pourrez le répéter qu'une seule fois. Après cela, personne ne devra le redire à haute voix.»

Le rabbi regarda l'Abbé droit dans les yeux et lui dit: «Le Messie est parmi vous.»

Le lendemain, le Père Abbé rassembla ses moines et leur dit: «Le rabbi m'a donné un enseigment qui ne devra jamais plus être répété à haute voix. Il m'a dit que l'un de nous était le Messie. »

Les moines tressaillirent. Qu'est-ce que cela peut bien signifier? Est-ce le Frère Jean? Ou le Père Matthieu? Suis-je, moi, le Messie? Ils furent tous fort embarrassés mais n'en parlèrent plus.

Avec le temps, les moines commencèrent à se traiter l'un l'autre avec un respect tout particulier. Il y avait maintenant parmi eux un je ne sais quoi de gentil, de cordial, d'humain. Ils vécurent comme des hommes qui avaient fini par trouver. Ils prièrent comme des hommes qui cherchaient. Avant longtemps, les gens vinrent de tous côtés pour se nourrir de leur prière. Des jeunes demandèrent de nouveau à entrer dans la communauté.

Francis Dorff, Le Don du rabbi, photocopie d'un article de revue, archives d'Oran, dossier 79.01., cité par Pierre Claverie dans Petit traité de la rencontre et du dialogue, Cerf, 2004, p.86-87

Le trésor caché à Bagdad

Pour moi, c'était un récit de Borgès, peut-être venu des Mille et une nuits. Voici une autre source, soufie cette fois (il est entendu que ce n'est pas incompatible).
Un habitant de Bagdad avait gaspillé son héritage et se trouvait dans le dénuement. Après qu'il eut adressé à Dieu d'ardentes prières, il rêva qu'il entendait une voix lui disant qu'il existait dans la ville du Caire un trésor caché à un certain endroit. Arrivé au Caire sans argent, il résolut de mendier, mais il eut honte de le faire avant que la nuit fût tombée. Comme il errait dans les rues, il fut saisi par une patrouille qui le prit pour un voleur et le roua de coups avant qu'il ait pu s'expliquer. Il y parvint enfin, et raconta son rêve avec un tel accent de sincérité qu'il convainquit le lieutenant de police. Celui-ci s'écria: «Je vois que tu n'es pas un voleur, que tu es un brave homme; mais comment as-tu pu être assez stupide pour faire un aussi long voyage en te basant sur un songe? Moi, j'ai rêvé bien souvent d'un trésor caché à Bagdad, dans telle et telle rue, dans la maison d'un tel, et je ne me suis pas mis en route pour cela.» Or, la maison qu'il mentionnait était celle du voyageur. Ce dernier, rendant grâce à Dieu que la cause de sa fortune fut sa propre erreur, retourna à Bagdad où il touva le trésor enfoui dans sa maison.

Mathnawî VI, 4206 s. ; - texte aussi cité dans : Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil coll. "Maîtres spirituels" n°41, 1977, p.16

Coming out

Pour Rémi.

Durant des années, lorsque j'arrivais à une fête, je savais bien que si jamais ils devaient se manifester, ce ne serait pas tout de suite, de but en blanc. J'avais beau passer des heures à jeter des regards par-ci par-là, mon radar intérieur était incapable de les distinguer. Je pouvais attendre ainsi vainement. En ma présence, ils ne se faisaient pas de signe.

Or depuis que j'ai fait mon coming out en public, beaucoup me déclarent d'emblée, avec une poignée de main complice: "J'en suis un, moi aussi."

Aujourd'hui, dès mon entrée, une flopée de gens s'agglutinent autour de moi, et j'entends fuser: "Moi aussi!", "Moi aussi!". Et je ne parle même pas des mails innombrables reçus au cours de ces dernières années et contenant des déclarations du genre: "Je me réjouis de pouvoir au moins t'écrire. Karol."

Une fois que nous nous sommes dévoilés, j'observe avec satisfaction que la bonne humeur nous gagne instantanément, tandis que nos visages se détendent. Même dans un lieu inconnu et étranger, nous ressentons une attirance mutuelle.

Et s'il nous est donné de partager notre plaisir, ne serait-ce que quelques minutes, on remarque tout de suite la passion que nous, les tchécophiles, éprouvons pour la Tchéquie.

[…] Elle constitue cette part de notre personalité qui nous fait défaut.

Mariusz Szscygieł, Chacun son paradis, p.15 (Actes Sud, 2012)

Kafka tchèque

En lisant Chacun son paradis, je me dis que la part tchèque de Kafka est sans doute sous-estimée. Allemand et juif, certes, mais vivant à Prague:
[A propos de l'opéra Nagano] Une fois de plus, la culture tchèque semble aller au-devant d'un besoin naturel de la société, mais elle y répond par une vision d'héros manqué. Le pathétique se dépathétise, et l'héroïsme n'a plus rien d'héroïque.
Au lieu de saisir l'occasion pour dépeindre avec franchise les célèbres gladiateurs, elle utilise le faux-fuyant le plus noble qui soit — l'ironie.

Mariusz Szscygieł, Chacun son paradis, p.62 (Actes Sud, 2012)

Association d'idée à propos du CNU

Pour Guillaume : le récit de Pierre Hadot à propos des nominations au CNRS. Il est possible que cela ait changé, mais rien n'est moins sûr. (Remarque: je ne sais rien de rien ni sur le CNU, ni sur ce qui se passe en ce moment.)

J'ai appartenu au CNRS pendant quatorze ans à peu près. Etant donné la précarité de la situation des chercheurs à cette époque-là, qui était la période encore presque héroïque du CNRS, je m'étais inscrit dans un syndicat, la CFDT, pour être si possible défendu en cas de licenciement. Et comme d'ailleurs les effectifs de la CFDT n'étaient pas très grands à cette époque, j'ai même été obligé d'assumer certaines fonc­tions syndicales, dans le secteur des sciences humaines, alors que Mademoiselle Yon, biologiste, s'occupait des sciences exactes. Il s'agissait par exemple, quand les chercheurs ont eu le droit d'avoir des délégués dans les commissions, de choisir des représentants de la CFDT qui pourraient y siéger. J'ai moi-même été élu dans la commission de philosophie à titre syndical. Cela m'a permis de participer au fonctionne­ment du CNRS et de voir comment cela se passait. A mon humble avis, à cette époque, la manière dont les chercheurs étaient recrutés était assez défectueuse. C'était le principe do ut des [«je donne pour que tu donnes»] qui régnait.

Exemple caractéristique : pendant une séance à laquelle j'ai participé, le président de la commission, qui avait quelques semaines auparavant choisi les rapporteurs qui devaient lire en séance leurs appréciations sur le dossier de tel ou tel candidat, avait donné le dossier de son poulain à Monsieur X, et avait pris, lui, pour en faire le rapport, le dossier du poulain de Monsieur X. Mais j'ai su après coup qu'il avait préparé deux rapports : un rapport favorable, dans le cas où Monsieur X remplirait le contrat, un autre défavo­rable, dans le cas où Monsieur X ne le remplirait pas. Il s'est trouvé que Monsieur X a rempli son contrat. Le candidat du président a donc été admis, et, par suite, le poulain de Monsieur X. Aux yeux de ce président, peu importait la valeur réelle du candidat de Monsieur X. Il était seulement un moyen de récompense ou de vengeance.

Par ailleurs, le syndicat CFDT n'était pas très puissant au CNRS, du moins à cette époque, si bien que pour être admis comme chercheur, il fallait être soutenu par le syndicat national des chercheurs scientifiques, lié à la FEN. Lorsque, devenu directeur d'études à l'EFHE, après 1964, j'ai voulu présenter un candidat, qui était quelqu'un de tout à fait remarquable, et qui a fait ses preuves depuis, je n'ai pas réussi à le faire admettre. Pendant trois années de suite, j'ai présenté le même candidat, sans résultat. Après quoi je lui ai dit faites-vous présenter par l'autre syndicat; allez voir Untel. Il a été pris immédiatement, l'année d'après. Donc le recrutement ne se faisait pas selon la valeur des candidats, mais selon la politique syndicale.

On nous avait demandé, en 1968 ou 1969, des conseils pour la réforme du CNRS. Dans une lettre au directeur des Sciences humaines de l'époque, j'ai écrit qu'il serait bon de choisir un système analogue à celui qui existe à l'étranger, soit en Allemagne, soit en Suisse, et je crois aussi au Canada, où, qu'il s'agisse du recrutement d'un chercheur ou de la constitution d'un laboratoire de recherches, ou d'une subvention pour un livre, on demande un rapport à des spécialistes extérieurs à la Commission et qui même, très souvent, sont étrangers au pays.

Cette prépondérance de certaines personnalités universi­taires ou syndicales a nui, je pense, dans certains secteurs, au développement harmonieux du CNRS, au moins dans le domaine des Sciences humaines. Quand j'étais dans la Commission de philosophie, j'avais coutume de dire : dans la nature, c'est la fonction qui crée l'organe, mais au CNRS, c'est l'organe qui crée la fonction. Je voulais dire par là que, si le puissant professeur ou le puissant syndicaliste Untel avait envie d'avoir un laboratoire subventionné, il lui suffisait de présenter un vague projet de recherche, qui était tout de suite jugé indispensable, sans que la Commission se demande sérieusement si ce projet était vraiment urgent et utile, dans le cadre général de la discipline. J'avais d'ailleurs fait rire un jour une Commission de réforme du CNRS, en parlant, dans une métaphore terriblement incohérente, des «requins qui se taillent la part du lion». J'avais l'excuse d'être furieux.

Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel - 2001, p.81 à 85

Babel - Actes Sud

En sortant Esplanade de la Défense, je remarque une grande affiche pour les livres Babel, la collection de poche d'Actes Sud. Un titre me frappe, à peu près au centre de l'affiche, Un été sans les hommes. Je pense à Tlön qui a défini un jour Actes Sud comme «l'éditeur préféré des filles», je vérifie machinalement le nom des auteurs en continuant de marcher sur le quai, je ne vois que des femmes (je marche, j'attrape les noms, je ne détaille pas l'affiche), et je me demande in petto pourquoi cette maison qui publie Histoire d'un Allemand, Gottland ou Le Voleur de Bible se concentre sur cette cible marketing.
C'est sans doute celle qui rapporte.

C'est une illustration moderne des mécanismes de la connaissance ésotérique: publicité pour ce qui est grand public, secret (ou discrétion) pour ce qui est réservé au petit nombre de ceux qui sauront trouver ce qui leur est destiné.

Gottland de Mariusz Szczygiel

A la bibliothèque Malraux, il y a une boîte en carton avec une affichette "déposez ici les livres que vous recommandez aux autres lecteurs". Il est beaucoup plus facile de les emprunter que de lire les livres recommandés par un ami, qu'on craint toujours de décevoir en n'aimant pas sa recommandation (ou pire d'être soi-même déçu en découvrant ce qu'apprécie cet ami). La recommandation anonyme comporte moins de risques.
Si j'ai pris ce livre, avouons-le, c'est à cause du nom imprononçable de l'auteur (Chtchiguiéou, à peu près).
Ce fut un coup à l'estomac.

Si vous devez lire un livre cette année, c'est celui-ci. Cela vous permettra, quand il sera connu de tous, d'avoir la satisfaction de l'avoir lu avant les autres, avant qu'il ne soit connu.

C'est un livre fascinant et glaçant. Si 1984 était la fiction théorique, il est l'expérimentation pratique. Quand vous l'aurez fini — ou même pendant votre lecture — je vous mets au défi de ne pas aller googeuliser quelques noms pour vérifier que rien n'est inventé. (Hélas, il semble bien que non).

La quatrième de couverture est stupide, elle parle de "petits contes cruels". Ce ne sont pas des contes, ce n'est pas petit (mais c'est cruel). Szczygieł est un journaliste polonais amoureux de la Tchécoslovaquie, comme Tabucchi du Portugal. Il a mené des enquêtes, et ce qu'il écrit, ce sont des articles, dans une langue claire, sans commentaire, allant à l'essentiel.

Le livre retrace la vie de quelques Tchèques, plus ou moins connus. Les articles sont classés par ordre chronologique des périodes historiques. Le premier récit raconte la vie des frères Bata (les chaussures), le second celui de la maîtresse de Goebbels, le troisième celle de la statue de Staline à Prague (construction et démolition), et ainsi de suite, jusqu'à l'immolation par le feu de Zdenek Adamek en 2003 dans un signe de protestation en miroir de celui de Jan Palach.

Humour, silence, résistance. Comment survivre? En pliant, en se taisant. S'ils veulent survivre en tant que peuple, les Tchèques sont trop peu nombreux pour se payer le luxe d'une résistance ouverte. Ce qui frappe, c'est qu'ils paraissent ne plus sortir de ce silence, même aujourd'hui. Ce qui frappe, c'est la capacité à supporter le malheur. Ce qui frappe, c'est que les victimes semblent prêtes à oublier et pardonner, tandis que les complices par passivité en veulent à leurs victimes, encore aujourd'hui. Ils doivent vivre avec eux-mêmes, et c'est difficile.

Voici quelques extraits, volontairement peu nombreux. Je ne voudrais pas vous gâcher le choc de la découverte.

L'humour:
Depuis quelques années, on dit à Prague: "Avec l'Union soviétique pour l'éternité, et pas une minute de plus."

Mariusz Szczygiel, Gottland, p.50 (Actes Sud, 2008)
Exemple de novlangue :
Mes observations de la langue tchèque me conduise à faire un constat. En effet dans la situation où quelqu'un dirait: "J'ai eu peur d'en parler", "Je n'ai pas osé le demander", "Je l'igorais totalement", un Tchèque dira plutôt:
ON N'EN PARLAIT PAS,
ON NE LE SAVAIT PAS,
ON NE LE DEMANDAIT PAS.

Ibid, p.113
L'impossibilité de trouver une place au cimetière pour le corps d'un homme s'étant opposé au régime en 1968:
Le cimetière du quartier de Motol a un air de campagne. Petit et coquet, il est situé en haut d'une colline, au milieu des arbres, et il suffit de tourner le dos à la petite chapelle pour oublier complètement la ville d'un million et demi d'habitants qui s'étale en bas.
Le directeur du cimetière, qui faisait également office de fossoyeur, était en train de dîner lorsque trois femmes et un homme frappèrent à la porte de sa maison, à peine plus grande qu'un tombeau. Il faisait nuit. Il devait être surpris: qui pouvait bien venir chercher une place au cimetière à une heure pareille?
— Je parcours la ville dans les sens et je ne trouve pas d'endroit pour enterrer mon mari, commença la plus âgée des femmes.
Ils avaient l'air fatigués. Depuis le matin, ils s'étaient rendus tous les cimetières, et partout on leur avait dit que la ville n'acceptait plus de morts.
Le fossoyeur les fixa des yeux:
— Comment ça, vous parcourez la ville?
Ils ne répondirent pas.
Comme s'il flairait une tension, le chien se mit à aboyer.
— Et il est mort de quoi, au juste? demanda le fossoyeur, dérouté par leur silence. ("Nous nous taisions, tels des enfants qui auraient commis une bêtise", se souveint aujourd'hui la plus jeune des femmes.)
L'homme qui les accompagnait sortit alors une feuille de sa poche. Le fossoyeur l'examina. Il lut le diagnostic, l'âge du patient (quarante-deux ans), puis porta son regard vers le nom écrit en lettres capitales et comprit le problème. Il aspira profondément, en sifflant:
— Je suis vraiment désolé, dit-il en leur rendant la feuille. Mon cimetière est rempli à ras bord…
— Mon Dieu, c'est le huitième… fit une des femmes.
Il la regarda.
— …mais j'ai ici une tombe. La mienne.
[…]
— Très volontiers, répondit-elle. Mais vous… comment allez-vous faire, plus tard?
— Ne vous inquiétez pas. Je me débrouillerai. Il y aura toujours une place ici pour un fossoyeur. C'est la seule consolation dans ce triste métier.
— Ecrire n'est pas un métier très réjouissant non plus, remarqua le visiteur.

Ibid, p.127-128
Le croque-mort, M.Vyborny, est mort dix ans après Prochazka. Il n'a jamais pu retrouver une place aussi belle.

Ibid, p.154

La ponctuation, une question de rythme et de structure

[…]
Autre chose: si vous vous chargez du Faucon, auriez-vous l'amabilité d'y aller doucement avec les corrections? Je ne souhaite pas faire de la défense de mon système de ponctuation un enjeu particulier, mais j'y suis cependant très attaché, et je pense qu'il s'accorde avec le rythme et la structure de mes phrases. Les premières quarante pages du Sang maudit ont été révisées en leur insufflant un train d'enfer (le plus véloce possible pour les lecteurs un peu lents?) et le reste du livre, tout le contraire. Le résultat fut que, ayant obligeamment accepté la plupart des corrections dans cette première partie, je me suis retrouvé avec fort à faire sur le reste du manuscrit, à tenter de rétablir l'équilibre pour que l'ensemble ait l'air d'avoir été écrit par le même auteur.

Dashiell Hammet, La mort c'est bon pour les poires, p.69 (Allia, 2002)

Prémonitoire

Le coffre et les ailes étaient en bouillie, la malle bâillait comme la bouche d'un idiot de village en train d'expliquer qu'il ne connaît rien à rien. Les portières haussaient les épaules. Le pare-chocs était presque vertical. «La présidence à Ronald Reagan», clamait un placard qui y adhérait encore.

Kurt Vonnegut, Abattoir 5, début du chapitre 9 (1971, Points Seuils - paru en 1969 aux Etas-Unis)

J'illustre Abattoir 5

J'en suis au début. Je suis frappée de retrouver exactement les noms de l'été dernier: Cape Cod, Cape Anne, l'endroit où Washington a traversé le Delaware, Pittsburgh (ne pas oublier le "h"). J'ai une photo pour compléter l'une des premières anecdotes du livre — que je suppose vraie.
En même temps que je me préparais à devenir anthropologue, j'étais aussi correspondant judiciaire à la célèbre Agence de presse de Chicago pour vingt-huit dollars par semaine.

[…]

Je dus dicter mon premier papier à une de ces garces. C'était au sujet d'un jeune démobilisé qui avait été engagé comme garçon d'ascenseur dans un vieil immeuble administratif. Au rez-de-chaussée, la grille d'ascenseur enroulait ses volutes de métal. Le lierre de fer forgé s'échappait par tous les trous. Il y avait un rameau de fer forgé sur lequel se perchaient deux perruches.

Notre civil frais émoulu décide de ramener sa benne au sous-sol, ferme la porte et amorce sa descente mais son allliance s'était accrochée dans les ornements. Le voilà suspendu dans le vide tandis que le plancher s'abaisse, se dérobe sous ses pieds; le plafond l'écrabouille. C'est la vie.

Je téléphone l'article et la brave dame qui allait composer le stencil m'interroge: «Quelle a été la réaction de sa femme?»
— Elle n'est pas encore au courant, ça vient de se produire.
— Appelez-la pour avoir une réaction.
— Hein?
— Racontez que c'est la police, que vous êtes le capitaine Finn. Vous avez une mauvaise nouvelle. Annoncez-la lui et voyez un peu ce qui se passe.»
Ce que je fais. Elle prend les choses comme on pouvait s'y attendre. Un enfant. Et tout ça.

Quand j'arrive au bureau, la rédactrice s'enquiert, pour sa gouverne personnelle, de l'allure qu'avait l'écrabouillé au moment de l'écrabouillage.
Je la lui décris.
«Ça vous a secoué?» me harcèle-t-elle. Tout en croquant des friandises «Trois Mousquetaires».
«Bon Dieu, non, Nancy. J'ai assisté à pire que cela pendant la guerre.»

Kurt Vonnegut, Abattoir 5, p.17-18 (collection Points Seuil, 1971)


J'ai une photo des friandises. Elle a été prise l'été dernier quelque part en Pennsylvanie, entre Salamanque et Punxsutawney, dans une station service au milieu de nulle part dans les montagnes Alleghenies.



Elle a été prise parce que j'avais et j'ai encore l'idée de faire une anthologie des références aux Trois Mousquetaires depuis que j'ai rencontré ce titre dans la bibliothèque d'une mosquée dans La Voie cruelle. Il y a bien sûr Slumdog Millionnaire.
Et puis ces barres, cet été, que je retrouve maintenant au début d'Abattoir 5. Les trois mousquetaires seront à nouveau évoqués plus loin, mais cette fois pour ce que représente leur équipe, un groupe soudé qui fait front et sort victorieux des défis.

Le passage de la Mer rouge : je vous propose un jeu

Exode, chapitre 14

1- Yahvé parla à Moïse et lui dit:
2- Dis aux Israélites de rebrousser chemin et de camper devant Pi-Hahirot, entre Migdol et la mer, devant Baal-Çephôn ; vous camperez face à ce lieu, au bord de la mer.
3- Pharaon dira des Israélites : "Les voilà qui errent dans le pays, le désert s'est refermé sur eux."
4- J'endurcirai le cœur de Pharaon et il se lancera à leur poursuite. Je me glorifierai aux dépens de Pharaon et de toute son armée, et les Égyptiens sauront que je suis Yahvé. " C'est ce qu'ils firent.
5- Lorsqu'on annonça au roi d'Égypte que le peuple avait fui, le cœur de Pharaon et de ses serviteurs changea à l'égard du peuple. Ils dirent : " Qu'avons-nous fait là, de laisser Israël quitter notre service!"
6- Pharaon fit atteler son char et emmena son armée.
7- Il prit six cents des meilleurs chars et tous les chars d'Égypte, chacun d'eux monté par des officiers.
8- Yahvé endurcit le cœur de Pharaon, le roi d'Égypte, qui se lança à la poursuite des Israélites sortant la main haute.
9- Les Égyptiens se lancèrent à leur poursuite et les rejoignirent alors qu'ils campaient au bord de la mer - tous les chevaux de Pharaon, ses chars, ses cavaliers et son armée - près de Pi-Hahirot, devant Baal-Çephôn.
10- Comme Pharaon approchait, les Israélites levèrent les yeux, et voici que les Égyptiens les poursuivaient. Les Israélites eurent grand-peur et crièrent vers Yahvé.
11- Ils dirent à Moïse: "Manquait-il de tombeaux en Égypte, que tu nous aies menés mourir dans le désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d'Égypte?
12- Ne te disions-nous pas en Égypte: Laisse-nous servir les Égyptiens, car mieux vaut pour nous servir les Égyptiens que de mourir dans le désert?"
13- Moïse dit au peuple: "Ne craignez pas! Tenez ferme et vous verrez ce que Yahvé va faire pour vous sauver aujourd'hui, car les Égyptiens que vous voyez aujourd'hui, vous ne les reverrez plus jamais;
14- Yahvé combattra pour vous ; vous, vous n'aurez qu'à rester tranquilles.
15- Yahvé dit à Moïse : " Pourquoi cries-tu vers moi ? Dis aux Israélites de repartir.
16- Toi, lève ton bâton, étends ta main sur la mer et fends-la, que les Israélites puissent pénétrer à pied sec au milieu de la mer.
17- Moi, j'endurcirai le cœur des Égyptiens, ils pénétreront à leur suite et je me glorifierai aux dépens de Pharaon, de toute son armée, de ses chars et de ses cavaliers.
18- Les Égyptiens sauront que je suis Yahvé quand je me serai glorifié aux dépens de Pharaon, de ses chars et de ses cavaliers."
19- L'Ange de Dieu qui marchait en avant du camp d'Israël se déplaça et marcha derrière eux, et la colonne de nuée se déplaça de devant eux et se tint derrière eux.
20- Elle vint entre le camp des Égyptiens et le camp d'Israël. La nuée était ténébreuse et la nuit s'écoula sans que l'un puisse s'approcher de l'autre de toute la nuit.
21- Moïse étendit la main sur la mer, et Yahvé refoula la mer toute la nuit par un fort vent d'est ; il la mit à sec et toutes les eaux se fendirent.
22- Les Israélites pénétrèrent à pied sec au milieu de la mer, et les eaux leur formaient une muraille à droite et à gauche.
23- Les Égyptiens les poursuivirent, et tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers pénétrèrent à leur suite au milieu de la mer.
24- A la veille du matin, Yahvé regarda de la colonne de feu et de nuée vers le camp des Égyptiens, et jeta la confusion vers le camp des Égyptiens.
25- Il enraya les roues de leurs chars qui n'avançaient plus qu'à grand-peine. Les Égyptiens dirent: " Fuyons devant Israël car Yahvé combat avec eux contre les Égyptiens!"
26- Yahvé dit à Moïse: "Étends ta main sur la mer, que les eaux refluent sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers."
27- Moïse étendit la main sur la mer et, au point du jour, la mer rentra dans son lit. Les Égyptiens en fuyant la rencontrèrent, et Yahvé culbuta les Égyptiens au milieu de la mer.
28- Les eaux refluèrent et recouvrirent les chars et les cavaliers de toute l'armée de Pharaon, qui avaient pénétré derrière eux dans la mer. Il n'en resta pas un seul.
29- Les Israélites, eux, marchèrent à pied sec au milieu de la mer, et les eaux leur formèrent une muraille à droite et à gauche.
30- Ce jour-là, Yahvé sauva Israël des mains des Égyptiens, et Israël vit les Égyptiens morts au bord de la mer.
31- Israël vit la prouesse accomplie par Yahvé contre les Égyptiens. Le peuple craignit Yahvé, il crut en Yahvé et en Moïse son serviteur.


L'hypothèse est que ce texte est le résultat de la fusion de deux textes d'âge et de sources différents.
Le jeu consiste à reconstituer les deux textes à partir de la syntaxe, du vocabulaire, des acteurs, actants, etc.

J'ai entre les mains une solution possible (cette feuille est sans référence, je suppose que c'est l'œuvre d'un de nos professeurs). Je vous donne le début:

Le texte ancien commence au verset 5: Lorsqu'on annonça au roi d'Égypte que le peuple avait fui, le cœur de Pharaon et de ses serviteurs changea à l'égard du peuple. Ils dirent : " Qu'avons-nous fait là, de laisser Israël quitter notre service!"

Le document sacerdotal commence par les quatre premiers versets. 1- Yahvé parla à Moïse et lui dit: 2- Dis aux Israélites de rebrousser chemin et de camper devant Pi-Hahirot, entre Migdol et la mer, devant Baal-Çephôn ; vous camperez face à ce lieu, au bord de la mer. 3- Pharaon dira des Israélites : "Les voilà qui errent dans le pays, le désert s'est refermé sur eux." 4- J'endurcirai le cœur de Pharaon et il se lancera à leur poursuite. Je me glorifierai aux dépens de Pharaon et de toute son armée, et les Égyptiens sauront que je suis Yahvé. " C'est ce qu'ils firent.

Répartissez de façon plausible les versets suivants.

D'Abattoir 5 à Harry Potter en un coup

Je lis le blog Letters of Note qui reprend des lettres d'écrivains ou de personnes célèbres. (Il faudrait les traduire. Parfois je me dis que je devrais juste consacrer mon temps à traduire ce que j'aime pour le mettre à disposition du web français. J'adorerais cela.)

Hier j'ai trouvé ainsi une lettre de Kurt Vonnegut. C'est la lettre qu'il écrivit à ses parents pour les prévenir qu'il était vivant, qu'il avait été fait prisonnier par les Allemands et emprisonné dans un abattoir souterrain à Dresdes, qu'il avait échappé à la mort en de multiples occasions et que libéré, il ne tarderait pas à rentrer.
Il s'avère que c'est le cœur de ce qui allait devenir Abattoir 5.

D'Abattoir 5, je me souvenais vaguement avoir appris un jour (mais comment? c'était avant internet) qu'il avait été brûlé dans plusieurs villes des Etats-Unis, et comme cela me paraissait parfaitement incroyable et délicieusement sulfureux, avoir emprunté alors Petit Déjeuner des champions —Oui, ce n'est pas le même livre. Je suppose qu'Abattoir 5 n'était pas disponible en bibliothèque; cela doit faire vingt ans, je ne me souviens plus des détails.— Mais je me souviens aussi que je n'ai pas dépassé quelques pages, je n'en sais plus les raisons précises: un livre un peu ennuyeux; j'avais sans doute d'autres choses à faire ou à lire.

Toujours est-il que j'ai voulu vérifier cette histoire de livre bûlé: avais-je rêvé, mes souvenirs avaient-ils déformé la réalité comme souvent?

J'ai eu du mal à trouver ce que je cherchais, sans doute parce que je n'utilise pas les bons mots clés dans Google.
Cela m'a permis de trouver un article très récent et en français sur le blog biblio|ê|thique (éthique & bibliothèques, tout un programme) qui raconte qu'un lycée du Missouri ayant décidé de retirer du programme et de la bibliothèque Abattoir 5, le musée Kurt Vonnegut proposa aux lycéens qui en feraient la demande de le leur envoyer gratuitement.

Et à mon ravissement, ce billet donne la liste des romans du XXe siècle les plus contestés ou mis à l'index, liste établie par le Radcliffe Publishing Course (apparemment une célèbre formation pour les futurs éditeurs, formation qui aurait été absorbée récemment par l'école de journalisme de Columbia) (si je fais un contresens, laissez un commentaire, je corrigerai).

Cela m'a permis de découvrir avec stupeur que certaines églises (majuscule ou pas?) appellent à brûler Harry Potter. Je traduis les premières lignes:
Brûler des livres n'est pas quelque chose de neuf pour les Vrais Chrétiens [True Christians®]. Nous avons inventé cette pratique il y a plus de deux mille ans afin de rendre gloire à notre Seigneur Jésus. Dans les premiers jours de la chrétienté, quand se convertissaient les nouveaux croyants au Christ, ceux-ci étaient naturellement portés par le Saint Esprit à s'emparer d'autant de livres qu'ils le pouvaient afin de les jeter au feu. A la différence des faux chrétiens vraies lavettes «Dieu est amour» (que déteste autant Jésus Christ que nous-mêmes) que nous voyons se multiplier autour de nous en ces jours, les premiers suiveurs du Christ n'eurent jamais honte de brûler des livres.
WTF, OMG, etc. ô_O
(Résistance !)

La douceur de Dieu dans la Création

Lecture de Genèse 1-3. Deux récits de création, classiquement appelés "Création" et "Eden", liés par un étrange verset, Gn 2,4 (scindé en 2,4a et 2,4b).
A priori (je vous épargne les débats exégétiques qui durent depuis cinquante ans), le deuxième texte (Eden) a été écrit avant le premier (en suivant des mythes mésopotamiens), et le premier mis en avant lors de sa rédaction (après le retour d'exil à Babylone, vers -550), mais selon une traditon juive que je ne cesse d'admirer, sans effacer (nous dirions censurer) le deuxième.

A nous lecteurs de nous débrouiller avec cela (et je ris en pensant à Kinbote).

Je découvre une création qui ne mange que de l'herbe (Gn 1,29 Dieu dit : Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence: ce sera votre nourriture. 30 A toutes les bêtes sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui rampe sur la terre et qui est animé de vie, je donne pour nourriture toute la verdure des plantes et il en fut ainsi) et je me demande in petto si tous les créationnistes fondamentalistes sont végétaliens (pourquoi ne puis-je me les imaginer que carnivores, genre Sarah Palin le couteau entre les dents?)

Exégèse de Paul Beauchamp, s.j.:
la douceur de l'homme envers l'animal, douceur exigée par son régime alimentaire, est le signe de l'absence de guerre entre les hommes et […] ceci est le point principal qui constitue l'homme à l'image de Dieu

Paul Beauchamp, "Création et fondation de la loi en Gn 1,1-2,4a", in La Création dans l'Orient ancien, p.142, (Paris, Cerf, 1987)
Plus tard, parce que j'ai parlé de la définition de la sagesse selon Levinas (un savoir qui n'a pas besoin de connaître par expérience) à mon voisin, je rouvre Quatre lectures talmudiques et tombe sur ce passage qui fait écho à mes questions sur la Bible:
Cela m'a fait relire les Euménides. J'y ai été très sensible, j'en ai même été attristé: dans cette œuvre qu'on lit dans sa jeunesse, témoin d'un monde qui avait ignoré les Ecritures, j'ai trouvé une élévation qui me prouvait que tout a dû être de tous temps pensé. Après avoir lu les Euménides, on peut légitimement se demander ce qui reste encore à lire. Une lutte oppose la justice de Zeus à la justice des Euménides, la justice avec pardon à la justice de la vengeance implacable. Zeus est déjà le «dieu des suppliants et des persécutés» et son œil voit tout. Décidément, je me rapproche du problème que nous débattons.
Le judaïsme est-il nécessaire au monde? Ne peut-on se contenter d'Eschyle? Tous les problèmes essentiels y sont abordés.
[…]
Notre apport juif au monde est donc dans ce monde vieux comme lui-même. «Vieux comme le monde», titre que je donnais à ce petit commentaire est donc une exclamation, un cri de découragement. Il n'y aurait donc rien d'inédit dans notre sagesse! Le texte des Euménides est de cinq siècles au moins plus vieux que la Michna qui ouvre mon texte.
Il est cependant de trois siècles plus jeune que les prophètes de la Bible. Et ce fut là ma première consolation.

Emmanuel Levinas, Quatre lectures talmuldiques, p 165-166 (Paris, Minuit, 1968)

Le temps presse

«Oui, il est certain que dans la démarche d'Ahmadenijad, il y a une vision eschatologique: augmenter le chaos pour accélérer le retour du Mâhdi et provoquer la fin du monde.»

Cette remarque de la professeur spécialiste de l'islam m'a plongée dans la stupéfaction. J'en trouve confirmation sur quelques sites: alors il s'agirait bien d'une guerre sainte, mais d'une toute autre dimension que celle qu'imaginent (que sont capables d'imaginer) la plupart des Occidentaux: une guerre non pour la domination ou le pouvoir politique, mais une guerre pour hâter la fin du monde. C'est vraiment autre chose.

Il devient urgent que je lise Eschatologie occidentale de Taubes.

Leo Strauss contre Jacob Taubes

Je prépare mentalement les livres de cet été: les envies, les promesses, ceux que je n'ai pas lus jusqu'au bout cette année et que je me suis promis de reprendre (par exemple Ellul). Je contemple ma bibliothèque, ouvre Taubes au hasard (Taubes et Strauss, les deux favoris de mes rêves de lectures d'été).

Et c'est ainsi que je découvre dans la préface à Eschatologie occidentale que si Taubes n'est pas très connu aujourd'hui et n'a pas fait carrière aux Etats-Unis, c'est sans doute à imputer à Strauss et à Scholem qui lui ont fait obstacle avec détermination.

Pourquoi écrire? Parce que

Me voici donc en présence, une fois de plus, du même paradoxe: entreprendre une réflexion sous forme d'un livre, sur un Livre qui met en garde contre l'Ecriture des livres. Il me faut pourtant commencer par là. «Les paroles des sages sont comme des aiguillons, et comme des clous plantés les auteurs de recueils; ils sont donnés par un pasteur unique. Quant à faire plus que cela, mon fils, garde-t'en: faire des livres en grand nombre serait sans fin, et beaucoup d'étude est une fatigue pour la chair…» (XII, 11-12)

[…]

Il est d'ailleurs étonnant qu'à l'époque de l'Ecclésiaste, avec la rareté des livres, on ait pu porter un tel jugement. Une fois de plus, pourtant, la parole biblique se révèle vraie après deux mille ans de silence. Elle s'applique à notre temps, comme si elle avait été écrite hier et pour nous1. Vanité de faire paraître un livre dans le Niagara de papier et dix mille fois plus d'«information» encore provenant de dix autres médias…2 Quel sens? «Ce serait sans fin», annonce l'Ecclésiaste, et il avait raison voici… deux mille cinq cents ans. Il avait vu que cette folie de «l'information-communication-dissertation-documention-interprétation» est sans fin, et que l'homme engagé là se fatigue infiniment pour du vent; exactement du vent. Devant cet avertissement, pourquoi le faire? Pourquoi don accepter d'écrire ces pages encore destinées à être noyées dans le magma confus de nos médias? Pourquoi céder à cette vanité? Pourquoi faire une dernière œuvre en sachant parfaitement qu'elle est vanité?
Je n'ai ni explication ni justification. Cela est parce que cela est.

Jacques Ellul, La raison d'être, Méditation sur l'Ecclésiaste, p.9 à 11, Seuil (1987)



1 J'ai pu montrer, je crois de façon convaincante, dans Sans feu ni lieu que la Bible nous donne sur la ville une révélation cohérente qui ne trouve sa pleine justification que dans nos villes modernes, alors que les auteurs bibliques n'avaient aucun modèle de ce type sous leurs yeux. Il ne faut pas exagérer la grandeur de Ninive ou de Babylone!
2 Et encore, 1987, avant internet! (remarque personnelle)

S'habiller de blanc

Je ne connais pas suffisamment Emily Dickinson, mais a-t-il jamais été évoquée cette phrase à propos de sa décision de s'habiller de blanc?

En tout temps, porte des habits blancs

Qohélet, 9,8

Ryan Gosling et Cottard, même combat

«Pour me détendre, j'ai un passe-temps bien à moi: je tricote. J'ai découvert le tricot sur le tournage d'un film en 2007. Des grands-mères qui jouaient des figurantes m'ont enseigné cet art, et j'ai trouvé ça très relaxant. Aujourd'hui, dès que je suis un peu stressé, pour me calmer, je sors mes aiguilles et ma pelote de laine. Ça m'apaise.»

Ryan Gosling cité dans la revue One n°80, mars-avril 2013


Les bienfaits du tricot sont confirmés par Proust: «il [Cottard] lui répondit que j'étais trop émotif et que j'aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot.»

Un moyen efficace

Le capitaine était un homme vigilant mais inefficace, sujet aux sautes d'humeur, il n'avait de dignité que celle conférée par son isolement, et s'il obtenait un semblant d'obéissance, c'était parce qu'il ne donnait jamais d'ordre.

Lewis Mumford, Herman Melville, p.68, (éd. Sulliver, 2006)

Bibliographie sur l'islam

L'une des conséquences du durcissement (est-ce le terme?) de Renaud Camus envers l'islam est que le dialogue interreligieux m'est apparu soudain comme une urgence qui ne pouvait plus souffrir aucun délai (Le temps presse, c'est un autre sujet, mais peut-être pas.)

La première étape consistait d'abord à mieux connaître ma propre religion. Je me suis donc inscrite en licence de théologie (ce qui explique à la fois un certain changement de thématique des citations laissées ici (dû à mon changement de lectures) et mon manque de temps pour tenir ce blog).

La deuxième, heureusement incluse dans la licence, était d'acquérir quelques connaissances fiables sur l'islam (parce que je doute de l'islam vu par Renaud Camus, surtout depuis que j'ai vu comment celui-ci prenait ses décisions sur les sujets économiques (le CPE[1] en 2006: une émission de télévision vue un soir a emporté sa décision alors que nous étions plusieurs à tenter de donner quelques bases d'économie politique ("Economie politique", le titre du cours professé par M. Pébereau à Sciences-Po quand j'y étais étudiante) au parti de l'In-nocence)).

Voici donc un extrait de bibliographie en sept points (j'ai repris les ouvrages qualifiés d'"accessibles").

Le dialogue interreligieux. Pourquoi? Comment?
Pierre Claverie: Petit traité de la rencontre et du dialogue, Paris, Cerf, 2004
Michel Fedou: Les religions selon la foi chrétienne, Paris, Cerf Médiaspaul, 1996
Dennis Gira: Au-delà de la tolérance: la rencontre des religions, Paris, Bayard, 2001
Dennis Gira: Le dialogue à la portée de tous… ou presque, Paris, Bayard, 2012
Michel Younès: Pour une théologie chrétienne des religions, Paris, Desclée de Brouwer, 2012.

Panorama de l'islam dans le monde
Bernard Godard et Sylvie Taussig: Les musulmans en France, Paris, Robert Laffont, 2007
Xavier de Planhol: Les nations du prophète, manuel géographique de politique musulmane, Paris, Fayard, 1993

Les fondements de l'islam
Roger Arnaldez: Le Coran, guide de lecture, Paris, DDB 1983
Raymond Charles: Le droit musulman, Paris, PUF, Que sais-je? n°702, 1965
Ali Merad: L'exégèse coranique, Paris, PUF, Que sais-je? n°3406, 1998
Françoise Micheau: Les débuts de l'islam. Jalons pour une nouvelle histoire, Paris, Téraèdre, 2012

L'islam des médiations: chiisme, soufisme et dévotion aux saints
Yann Richard: L'islam chi'ite: croyance et idéologies, Fayard, 1991
Réveils du soufisme en Afrique et en Asie, dossier de la revue Archives de Sciences sociales des religions, n°140, 2007
Annemarie Schimmel: Introduction au monde soufisme, Dangles, 2004
H. Chambert-Louis & C Guillot (dir): Le culte des saints dans le monde musulman, Paris, Ecole française d'Extrême Orient

Islam et modernité: les courants contemporains
Gilles Kepel: Du jihad à la fitna, Bayard, 2005
Ali Merad, L'islam contemporain Paris, PUF, Que sais-je? n°2195, 1998

Islam et christianisme au regard de l'autre
Richard Fletcher: La croix et le Croissant. Le christianime et l'islam, de Mahomet à la Réforme, Paris Louis Audibert, 2003

Islam et christianisme en dialogue: les questions posées
Robert Caspar: Pour un regard chrétien sur l'islam, Paris Centurion, 1990
Roger Michel: Peut-on dialoguer avec l'islam? Paris, éd Peuple Libre, 2009
Christian Troll, Réponse aux musulmans

J'ajoute un lien personnel vers un site que j'admire depuis des années, d'Orient et d'Occident.

Premier cours mercredi dernier. La professeur nous parle de Louis Massignon et Henri Le Sceaux (pour l'hindouisme).
Je découvre avec stupeur l'existence d'un pélerinage Chrétiens/Musulmans en Bretagne, le pélerinage des Sept Dormants institué par Louis Massignon pendant la guerre d'Algérie pour prier pour la paix.

Rentrée chez moi à minuit dans un certain état d'exaltation intellectuelle (tout cela promet d'être passionnant), je vais chercher au grenier un livre de Louis Massignon que je me souviens avoir acheté il y a quelques années à la kermesse de la ville.

Je déniche L'hospitalité sacrée (acquis en septembre 2009, c'est écrit en première page). A l'intérieur, je découvre une enveloppe et une carte datant de janvier 1993. Elle se termine par ces mots: "Je t'embrasse [signature] regrettes les moments où je ne t'ai pas compris".

Notes

[1] Contrat Première Embauche

La Bible dévoilée, d'Israel Finkelstein et Neil Asher Silberman

Les conclusions de ce livre sont simples : tout ce qui dans le texte de la Bible est censé se passer avant la chute de Samarie (722 av JC), le règne de Josias (639-609 av JC) ou l'exil d'une partie de la population juive à Babylone (587 av JC) est faux (dans le sens: n'est jamais arrivé ou n'est pas arrivé comme cela est raconté); ces textes bibliques sont des écritures ou réécritures, inventions ou interprétations, destinés, selon le moment de leur rédaction, à légitimer l'entreprise de Josias au temps où il cherchait l'expansion territoriale ou à protéger l'identité d'Israël lors du retour de l'exil babylonien.

Evidemment, ce que je viens d'écrire est simplificateur, mais pas autant qu'on pourrait le croire:
Les implications d'un tel réexamen sont énormes. En effet, s'il n'y a pas eu de patriarches, ni d'Exode, ni de conquête de Canaan — ni de monarchie unifiée et prospère sous David et Salomon —, devons-nous en conclure que l'Israël biblique tel que nous le décrivent les cinq livres de Moïse, et les livres de Josué, des Juges et de Samuel, n'a jamais existé?

>Israel Finkelstein et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée, p.196 (Folio 2004, publié pour la première fois en 2001 à New York)
L'envie vient de paraphraser et d'écrire que les implications inverses seraient bien plus énormes: imaginons que les archéologues démontrent que tout est vrai, faudrait-il en déduire que la terre d'Israël doit revenir aux Juifs qui doivent en expulser tous les étrangers et revenir à une observation stricte des rites afin que Yhwh leur envoie un roi qui règne sur le territoire unifié et rebâtisse le temple?
Quel archéologue ou bibliste prendrait-il le risque aujourd'hui d'écrire cela sans craindre de déclencher une guerre plus ravageuse que les précédentes (y compris civile, d'ailleurs)?

Les livres sur le sujet commencent toujours par écrire que l'archéologie en Palestine au cours du XIXe siècle cherchait avant tout à retrouver les traces des événements bibliques dans le territoire (je n'écris pas "justifier la Bible", car je pense qu'à ce moment-là, il n'y avait pas encore de doutes: la Bible disait vrai, il était passionnant de retrouver des traces matérielles de ses récits dans les fouilles. Sans doute la découverte de Troie en 1871 a-t-elle joué son rôle dans l'imaginaire des archéologues).
Puis il a fallu se rendre à l'évidence: tout ne corroborait pas le Livre, il fallait tordre des preuves: dès lors, la Bible disait-elle vrai? (Ce fut sans doute le moment le plus honnête et le plus douloureux).
Aujourd'hui, le balancier est au plus loin: tout est faux, proclament certains. Dans une sorte de mouvement en miroir de ceux qui ont relu et réécrit les récits antérieurs à la chute de Jérusalem dans le sens d'une défense de la politique de Josias et d'un royaume unifié ("mouvement deutéronomiste", je simplifie), ils sont en train de justifier la laïcité ou laïcisation de l'Etat d'Israël au XXe siècle.

Je ne doute pas que ce soit une bonne idée, et que seule la laïcité, le renvoi de la religion dans la sphère privée puisse permettre un jour de construire la paix sur ces territoires compliqués.
Mais je me demande si ces archéologues si affirmatifs ont conscience du rôle qu'ils sont en train de jouer.

PS: j'ajoute après coup un lien vers wikipédia, car la page donne elle-même de nombreux liens.

Un chat professionnel

Au fur à mesure de ma lecture, il me semble tout à la fois entendre la voix de Merryl Streep au début d' Out of Africa (I had a farm in Africa, cette phrase, cette voix, si nostalgiques), revivre les Somerset Maugham lus au lycée et suivre Ella Maillart le long de La Voie cruelle. La plume d'Agatha Christie est vive et bienveillante (ce qui m'a surprise: elle est plus caustique dans ses romans). Vivre en Syrie n'était pas de tout repos, il fallait s'adapter, ne pas avoir peur des cafards, des souris, des serpents. Heureusement, ils embauchent un chat professionnel pour une semaine:
Notre chat fait son apparition après le dîner. Je ne l'oublierai jamais. Hamoudi avait raison, il est très professionnel. Il sait pourquoi il a été engagé et se met au travail avec toute l'adresse d'un spécialiste. Pendant que nous dînons, il se tient en embuscade derrière une valise. A chaque fois que nous parlons, bougeons ou faisons un peu trop de bruit, il nou lance un regard imptient.
«Je vous demande impérativement d'être calmes, pouvons-nous lire dans ses yeux. Comment travailler sans votre coopération?»

Il a l'air furieux, et nous obéissons immédiatement. Nous nous mettons à murmurer et à manger en évitant le plus possible de faire tinter nos verres contre nos assiettes.

Par cinq fois au cours du repas, une souris surgit de son trou et se met à courir à travers la pièce, et par cinq fois notre chat bondit. La sanction est immédiate. Il ne folâtre pas à l'occidentale, ne joue pas avec sa victime. Il se contente de lui arracher la tête, puis il la croque avant d'avaler le reste du corps. C'est plutôt horrible à voir, et d'une précision toute chirurgicale.

Le chat nous tient compagnie pendant cinq jours. Passé ce délai, plus une souris à l'horizon. Puis le chat nous quitte mais les souris restent invisibles. Je n'ai jamais connu, avant ou depuis, un chat aussi compétent. Nous ne l'intéressions nullement, il n'a jamais demandé de lait ni à partager notre nourriture. Il était froid, scientifique et impersonnel. Un chat très accompli!

Agatha Christie Mallowan, La romancière et l'archéologue, p.119 (Rivage poche)

Les livres

Faire ses valises !

Il existe plusieurs écoles de pensée en ce domaine. Certains commencent à préparer leurs bagages entre une semaine et quinze jours à l'avance. D'autres rassemblent quelques affaires à la va-vite une demi-heure avant le départ. Il y a les soigneux, qui n'ont jamais assez de papier de soie; il y a ceux qui méprisent le papier de soie et jettent leurs vêtements au hasard en espérant que tout se passera bien, ceux qui oublient presque tout ce dont ils auraient besoin et enfin ceux qui emportent des quantités invraisemblables d'affaires dont ils ne se serviront jamais.

Une chose est certaine en ce qui concerne les bagages d'un archéologue: il s'agit principalement de livres. Lesquels prendre impérativement? Lesquels pourraient éventuellement être emportés? De quelle place dispose-t-on pour les livres? Lesquels doit-on laisser à la maison — avec quel déchirement! J'ai la ferme conviction que tous les archéologues procèdent de la manière suivant: ils décident de rassembler le nombre maximum de valises autorisé par la Compagnie des wagons-lits, qu'ils martyrisent depuis si longtemps. Puis ils les remplissent à ras bord de livres. Alors seulement, à contrecœur, ils en retirent quelques-uns et les remplacent par une chemise, un pyjama, des chaussettes, etc.

En jetant un coup d'œil dans la chambre de Max, j'ai l'impression que la pièce déborde de livres! Par un interstice dans cette muraille de reliures j'aperçois le visage inquiet de mon époux.
«Crois-tu que j'aurai assez de place pour tous?» me demande-t-il.
La réponse est si manifestement négative que la lui donner semblerait relever de la cruauté.

A seize heures trente, Max fait son apparition dans ma chambre et me demande avec espoir:
«Reste-t-il de la place dans tes bagages?»
Une longue expérience aurait dû m'intimer l'ordre de répondre «Non» d'un ton ferme, mais j'hésite, et cette faiblesse m'est aussitôt fatale.
«Si tu pouvais seulement prendre une chose ou deux… ajoute-t-il.
— Pas des livres
Max, légèrement surpris, me répond:
«Bien sûr que si! De quoi d'autre pourrait-il s'agir?»

Agatha Christie Mallowan, La romancière et l'archéologue, p.23 à 26 (Petite bibliothèque Payot 2006 - première parution 1946)

La vie vous est-elle douce ?

Agatha Christie suit son mari en Mésopotamie (lecture pour me délasser après les archéologues fou furieux de La Bible dévoilée).

« La vie vous est-elle douce ?
— Oui. L'est-elle pour vous ?
— Oui. Alors remercions Dieu ! »
Il s'assied à nos côtés. Un long silence s'installe, ce silence courtois des gens bien élevés qui est si reposant après la précipitation occidentale. Enfin, le vieillard demande son nom à Max. Celui-ci lui répond. L'homme réféchit à voix haute.
« Milwan, répète-t-il, Milwan… Quelle légèreté! Quel éclat! Quelle beauté!»
Il reste assi avec nous encore un moment. Puis il nous quitte, aussi calmement qu'il est venu. Nous ne le reverrons jamais.

Agatha Christie Mallowan, La romancière et l'archéologue, p.66 (Petite bibliothèque Payot 2006, paru en 1946)

Curiosité : qu'est-ce donc que "La maison de feuilles" de Mark Z. Danielewski?

Je disais à propos de cette liste que jusqu'aux années 1920 je connaissais pratiquement tout et j'en avais lu entre un tiers et la moitié, mais qu'ensuite, la plupart m'étaient inconnus.
Etrangement, je n'ai connaissance de certains auteurs américains du XXe siècle que grâce à ce blog de tatouages.

Hier, j'ai donc découvert cela.
Je copie/colle la citation d'où provient ce tatouage: Who has never killed an hour? Not casually or without thought, but carefully: a premeditated murder of minutes. The violence comes from a combination of giving up, not caring, and a resignation that getting past it is all you can hope to accomplish. So you kill the hour. You do not work, you do not read, you do not daydream. If you sleep it is not because you need to sleep. And when at last it is over, there is no evidence: no weapon, no blood, and no body. The only clue might be the shadows beneath your eyes or a terribly thin line near the corner of your mouth indicating something has been suffered, that in the privacy of your life you have lost something and the loss is too empty to share.

Mark Z. Danielewski, House of Leaves
Qui n'a jamais tué une heure? Non de façon ordinaire ou sans y penser, mais délibérément: un meurtre prémédité de minutes. Cette brutalité résulte d'un mélange de capitulation, d'indifférence et d'une résignation telle qu'avancer jusqu'à ce que cela soit derrière vous est tout ce que vous pouvez espérer accomplir. Et donc vous tuez cette heure. Vous ne travaillez pas, vous ne lisez pas, vous ne rêvassez pas. Si vous dormez ce n'est pas parce que vous avez sommeil. Et quand enfin c'est fini, il ne reste aucune preuve: pas d'arme, pas de sang et pas de cadavre. Le seul indice pourrait être les ombres sous vos yeux ou cette ligne terriblement fine au coins de vos lèvres qui indique que quelque chose a été endurée, que dans l'intimité de votre vie vous avez perdu quelque chose et que cette perte est trop creuse pour être partagée.
J'ai cliqué sur le lien Amazon donné sur le site et ce qui m'a intriguée, ce sont ces quelques lignes de présentation qui racontent une légende:
Il y a quelques années, lorsqu'au début La maison des feuilles circulait de mains en mains, ce n'était rien d'autre qu'une masse de papier mal reliée, dont des parties émergeaient de temps à autre à la surface d'internet. Personne n'aurait pu anticiper la petite mais fervente clique d'admirateurs que cette histoire terrifiante allait bientôt susciter. Composée au départ d'une bizzarre collection de jeunes marginaux — musiciens, artistes tatoueurs, programmeurs, stripteaseuses, écologistes1 et d'addicts à l'adrénaline — le livre finit un jour par atteindre les mains des générations plus âgées, qui non seulement se reconnurent dans ces pages étrangement agencées, mais y découvrir également un chemin pour revenir dans la vie de leurs enfants qui leur étaient devenus étrangers.
Maintenant, pour la première fois, ce roman étonnant est disponible sous forme de livre, reprenant l'intégralité des mots colorés dans l'original, les notes verticales et les appendices deux et trois dernièrement ajoutées.
Ça sent le geek, il faut que je vois ce que c'est.





1 : !!

La lettre perdue de Martin Hirsch

J'ai vu Matin Hirsch lors d'une conférence à Sciences-Po, à l'automne 2008 il me semble; il travaillait alors à la mise en place du RSA. Il était arrivé en retard, retenu dans son bureau par des chômeurs ou des sans-abris. A l'époque, il s'apprêtait à publier un livre en collaboration avec une chômeuse, j'avais eu l'impression qu'il avait mis son nom sur la couverture afin de l'adouber et de lui donner une chance d'émerger parmi le monceau des publications; cette stratégie n'a guère été payante, je ne me souviens pas que ce livre ait fait parler de lui (il n'est peut-être pas trop tard: La chômarde et le Haut Commissaire, Oh! éditions).

Comme il ne savait pas s'il pourrait se libérer (s'il serait libéré!), il nous avait envoyé sa directrice de cabinet, Emmanuelle Wargon, qui m'avait fait une impression profonde par sa rigueur et son bon sens. Elle nous racontait que le "commissariat" n'avait que très peu de moyens, qu'il fallait travailler "en transversal"1 en mettant à contribution la bonne volonté des uns et des autres; et en l'écoutant j'imaginais les trésors de diplomatie et la persévérance nécessaires, et j'étais remplie d'admiration.

Martin Hirsch est arrivé, il a parlé devant une salle plutôt hostile, Sciences-Po, "la fac de droit la plus à gauche de France", lui pardonnant mal d'avoir accepté un siège dans un gouvernement de droite (n'imaginez pas cependant une salle pleine d'étudiants boutonneux: ce cycle de conférences sur l'actualité est payant, y assistent surtout des nostalgiques de l'amphi Boutmy).
Il m'a fait rire en expliquant par exemple comment à la grande horreur de certains fonctionnaires ou élus il avait osé invité des chômeurs (des vrais, en chair et en os) à des réunions de travail où l'on étudiait leur situation pour décider de leur sort; ou comment, lorsqu'il avait proposé à certaines personnes du ministère d'aller visiter une caisse d'allocations familiales ou une ANPE, il avait eu des réponses ravies («Oh oui, je n'en ai jamais vu!)», ou encore comment il avait mis en place «une stratégie Parmentier» pour le RSA:

Il souhaitait expérimenter le RSA avant de le déployer à grande échelle (j'ai appris à cette occasion que cette idée qui paraît pleine de bon sens est anticonstitutionnelle dans son principe: il est interdit de traiter différemment certaines portions du territoire français), il avait donc obtenu l'autorisation d'expérimenter son idée dans un ou quelques départements. Il avait présenté cela comme une faveur, une distinction, quelque chose de rare et de difficile à obtenir, afin d'attiser le désir et la jalousie des départements voisins.

J'ai retrouvé ce mélange de sérieux, de bon sens et de situations ubuesques dans ce livre La lettre perdue. C'est un livre d'anecdotes qui couvrent tous les champs de la vie, familial, étudiant, professionnel, utopiste. Ce livre est à la fois un hommage à son père et ses grands-pères, une réflexion visionnaire sur l'avenir de l'Europe et sur la force de l'engagement qui peut changer la face du monde (et dans un premier temps, celle de la France).
C'est un livre fascinant par son contenu, les anecdotes sont souvent surprenantes; le père et les grands-pères ont tous eu des rôles importants au sein de l'Etat (où l'on apprend l'origine du "Haut Commissariat", appellation voulue par Martin Hirsch); la musique et l'escalade jouent leur rôle ainsi que les rencontres.

Il s'en dégage un portrait attachant d'un étudiant doué animé d'une formidable capacité de travail dans une famille exceptionnelle, un étudiant très tôt conscient des cadeaux qu'il a reçus par sa naissance et désireux de mettre en place des mécanismes de compensation pour ceux qui ont ou ont eu moins de chances que lui.

Quelques extraits:
Martin Hirsch était étudiant en médecine (j'ai cru comprendre qu'il n'était pas allé jusqu'au bout). Le problème, c'est qu'il est incroyablement maladroit, ne supporte pas la vue du sang et ne sait pas reconnaître le ventre d'une femme enceinte. Au cours de sa deuxième année de médecine, son oncle chirurgien orthopédiste l'invite à assister à des opérations:
Lors des premières interventions, la vue du sang me faisait m'évanouir. Pas de quoi pertuber Polo, qui demandait simplement à l'infirmière de me tirer par les pieds hors du bloc opératoire, de m'asperger d'eau, de me remettre une nouvelle tenue stérile et de me faire revenir. Il m'est arrivé ainsi de perdre trois ou quatre fois connaissance durant la même opération, avec trois allers-retours entre le bleoc opératoire et la salle d'habillage. Mais cela m'a immunisé. C'était la bonne méthode et cela ne semblait pas déranger Polo, qui continuait à prélever des petits fragments d'os iliaque pour pouvoir allonger un tibia et mettre fin à un boitement.

Martin Hirsch, La lettre perdue, p.165-166 (Stock, 2012)
Il s'engage dans Emmaüs en accompagnant un ami. D'origine juive, baptisé protestant, il se tient depuis toujours à distance de la religion. Ce n'est que tardivement qu'il connaîtra l'abbé Pierre.
Il raconte drôlement la mégalomanie de l'abbé Pierre (attention: hors contexte, cette anecdote n'est guère favorable l'abbé Pierre. Un autre passage raconte sa mort, et de l'ensemble de ses évocations se dégage un portrait équilibré, qui n'est pas dans le pur encensement — ce qui est le but de Martin Hirsch quand il raconte: ne pas être dans l'idolâtrie).
2003:
— Les islamistes préparent un attentat en France. Quelle cible crois-tu qu'ils vont choisir?
— Je ne sais pas, Père.
— Si j'étais eux, je ferais un attentat contre l'homme le plus populaire de France.
— Vous voulez dire, vous-même?
— Exactement. Il faut que je demande une protection. Prends le téléphone, appelle-moi le Premier ministre et passe-le moi. Il comprendra et nous serons gardés.
J'étais interloqué. Je ne me voyais pas servir d'intermédiaire pour une demande aussi loufoque. Comment le lui dire?
— Père, je vous ai toujours entendu vous plaindre d'etre obligé de vivre si vieux, et réclamer vos «grandes vacances». Voilà une occasion unique d'exaucer votre vœu. Plutôt que de demander une protection aupère du Premier ministre, je vous fais une autre proposition. Je connais le présentateur du journal télévisé, je l'appelle et lui demande d'incruster sur l'écran votre adresse: ainsi, les terroristes sauront vous trouver et vos «grandes vacances» seront pour tout de suite.
— Tu te moques de moi, là, Martin?
— Je ne me permettrais pas.
— Tu as raison. Tu sais, souvent ils me passent mes caprices. Il ne faut pas.
Je le sens presque soulagé. Ce soir-là, j'ai l'impression d'avoir réussi mon véritable examen de passage.
Ibid, p.32
Une situation ubuesque lors de la mise en place du RSA:
Le troisième temps fut plus rocambolesque. Jusqu'à la réunion où l'accord fut scellé, nous n'étions pas pris au sérieux. Les administrations pariaient sur l'échec de la commission. Toute convergence de points de vue leur semblait inconcevable. Le concensus que nous avions trouvé commença à les affoler. Or, nous avions besoin des administrations pour chiffrer le coût du revenu de solidarité, pour faire des simulations. Et dès lors, il nous fallait avoir accès aux logiciels détenus par les ministères des Finances et des Affaires sociales. Mais les fonctionnaires avaient reçu des instructions pour faire obstacle à nos recherches. Nous voyions arriver le terme de notre commission, sans la moindre possibilité d'étayer nos prositions par des chiffrages sérieux. Pire, ils nous opposaient des montants effrayants. Ce que nous avions concocté coûteraient plus de dix milliards d'euros. Autant dire la lune. Comment contourner cette mauvaise volonté? Avec trois fonctionnaires, moins disciplinés que les autres, nous nous muâmes en braqueurs. Nous décidâmes de braver les interdits en profitant d'un jour férié, le lundi de Pâques, pour entrer clandestinement dans les ordinateurs des ministères. L'opération commando avait quelque chose d'excitant. Je me souviens des couloirs vides de Bercy, de nos airs de conspirateurs, de la joie de transgresser pour un objectif qui nous semblait d'intérêt général. En quatre heures nous obtînmes les chiffres que l'on refusait de nous communiquer depuis quinze jours. Nous fêtâmes notre braquage par un bon steak frite en face de l'École militaire.
Ibid, p.45-46
Les manifestations de 2003 contre l'antisémitismes
Je rejoignis vers Denfert-Rochereau la première manifestation \[celles des Palestiniens] et coiffais ma kippa. Cela me fit un drôle d'effet, parce que je ne l'avais jamais portée ailleurs que dans une synagogue, lors des rares occasions où j'étais invité à un mariage ou une autre cérémonie. Au bout de quelques minutes, deux gaillards surgirent pour me prendre au collet et me donner un violent coup de poing. Trois autres personnes s'interposèrent immédiatement, maghrébines elles aussi, s'excusèrent, me remercièrent de ma présence et me proposèrent leur protection. Je fis donc tout le défilé à leurs côtés, sans jamais être ennuyé. Je me sentis un peu imposteur, mes anges gardiens étant persuadés que j'étais un juif pratiquant venu leur apporter son soutien.
>Le lendemain, le cortège allait de la République à la Nation. Je passai d'abord chez l'un de mes frères habitant sur le trajet. Je lui racontai l'épisode de la veille et indiquai mon intention de me parer d'un keffieh: «Tu n'y penses pas. Eux sont vraiment violents. Tu vas te faire casser la gueule.» Je cachais donc mon keffieh d'emprunt sous mon blouson et rejoignis le cortège. Effectivement, le Betar et autres Ligue de défense juive étaient présents avec l'intention d'en découdre. Je réussis à rejoindre un groupe qui se distinguait des autres avec des banderoles pacifiste à l'effigie du mouvement «La paix maintenant». On me proposa de tenir l'un des montants de la banderole. Ce que je fis. Nous nous attirâmes aussitôt une charge violente de la Ligue de défense juive, armée de matraques. Les juifs chargeaient d'autres juifs, parce qu'ils appelaient à la paix.
Ibid, p.156-157
A la suite de quoi, M Hirsch est invité à participer à un voyage en Israël avec Stéphane Hessel2, Raymond Aubrac, Gérard Toulouse, Matthieu de Brunhoff et quelques autres. Ils se feront tirer dessus par des soldats israëliens, rencontreront Yasser Arafat («Curieux sentiment d'être à la table de celui que je considérais, quand j'étais adolescent, l'un des plus abominables personnages»). A la fin du chapitre, M. Hirsch note: «Quel voyage troublant.»

Je termine par quelques mots sur l'ENA, écrit par le père de Martin Hirsch. Ils sont profondément vrais et pourraient convenir pour la plupart des grandes écoles françaises (quelle démesure entre l'aura du prestige et la réalité des fonctions):
[…] Le plus dangereux, à cet égard, est le stage en préfecture, où sans rien avoir appris tu auras l'illusion du pouvoir et, effectivement, tu exerceras des pouvoirs et tu verras beaucoup de gens te faire des courbettes. C'est là l'un des dangers de l'ENA, croire que l'on est quelqu'un alors que l'on est rien. (L'ENA n'est pas une école où l'on apprend.) Le second c'est que la quasi-totalité des débouchés normaux de l'ENA n'ont guère d'intérêt. […] En revanche, c'est un marchepied extraordinaire pour faire autre chose, qui peut alors être très intéressant. […]
Ibid, p.278





1 : comprendre: en réunissant des données et des savoir-faire disponibles dans des services ne dépendant pas des mêmes patrons, problème bien connu en entreprise qui peut vite devenir insoluble.
2 : C'était avant "Indignez-vous".

Mr. Norris change de train, de Christopher Isherwood

J'aime lire les témoignages sur l'Allemagne entre les deux guerres parus de préférence à l'époque1. Rien pour poser sa tête, évidemment Berlin Alexanderplatz, le journal de Viktor Klemperer à lire en parallèle du début des Souvenirs de Hans Jonas.
Cette fois-ci, avec Mr. Norris change de train publié en 1935, c'est un Anglais qui fait part de ses observations.

Résumé du livre: un jeune Anglais se prend d'amitié pour un escroc international.
Le livre est drôle, enlevé. Pour avoir lu son journal d'octobre 1983 avant ce roman de jeunesse, je souris de constater qu'Isherwood dépeint avec la même vigueur les enfants dans le caddy de leurs mères dans les supermarchés californiens que les fétichistes des bottes dans les bordels berlinois. Un auteur attachant.

Dans Mr. Norris change de train, j'ai eu la surprise de trouver quelques notations rappellant LTI2, en plus allègre.
1932:
Les reporters du crime et les paroliers du jazz avaient suscité une inflation sans précédent de la langue allemande. La terminologie de l'invective journalistique (traître, laquais de Versailles, criminel assoiffé de sang, escroc à la solde de Marx, fange hitlérienne, fléau communiste) en était venue à ressembler, par suite d'un emploi excessif, à la phraséologie formelle de politesse utilisée par les Chinois. le mot Liebe, jailli du lexique de Gœthe, ne valait plus un baiser de prostituée. Printemps, claire de lune, jeunesse, roses jeune fille, chérie, cœur, mai: telle était la monnaie courante, lamentablement dévalorisée, que mettaient en circulation les auteurs de tous ces tangos, valses, fox-trots, qui préconisaient l'évasion individuelle. Trouvez-vous une petite âme sœur, conseillaient-ils, pour oublier la crise et le chômage.

Christopher Isherwood, Mr. Norris change de train, p.147, traduction Léo Dillé (coll 10/18, 1964)
Il s'agit presque d'une guerre civile, entre communistes et nazis, avec les grèves, manifestations et contre-manifestations qui s'en suivent. Je ne me souvenais pas (l'ai-je jamais su?) que les nazis avaient subi un revers en novembre 1932:
Les négociations de Hitler avec la droite avaient été rompues; la Hakenkreuz allait jusqu'à flirter gentiment avec la faucille et le marteau. Des conversations téléphoniques, au dire d'Arthur, avaient déjà eu lieu entre les camps ennemis. Les troupes d'assaut nazies se joignaient aux communistes parmi les foules qui conspuaient les «traîtres» et les lapidaient. Pendant ce temps, sur les colonnes d'affiches trempées, des placards nazis représentaient le K.P.D. sous l'aspect d'un épouvantail en uniforme de l'armée rouge. Quelques jours plus tard, il y aurait d'autres élections, les quatrièmes de l'année. Les réunions politiques attiraient beaucoup de monde; c'était moins cher que de s'enivrer ou d'aller au cinéma. Les gens âgés restaient chez eux, dans leurs pauvres maisons humides, à faire du thé faible ou du café malté en parlant sans animation de la Débâcle.

Le 7 novembre, les résultats des élections furent proclamés. Les nazis avaient perdu deux millions de voix. Quant aux communistes, ils avaient gagné onze sièges. Ils possédaient en outre une majorité de plus de 100000 à Berlin.
— Vous voyez, dis-je à Frl. Schroeder, tout ça, c'est grâce à vous.
Nous l'avions persuadée, en effet, de descendre voter à la brasserie du coin pour la première fois de sa vie. Et maintenant elle était aussi ravie que si elle avait gagné à la loterie:
— Herr Norris! Herr Norris! J'ai fait exactement ce que vous m'avez dit, et tout est arrivé comme vous l'aviez prévu! La concierge est dans tous ses états. Ça fait des années qu'elle suit les élections, et elle soutenait que les nazis allaient gagner encore un million de voix ce coup-ci. Je me suis bien payé sa tête, je vous le certifie. Je lui ai dit: «Ha! ha! Frau Schneider! Vous voyez bien que moi aussi je m'y connais en politique!»

Ibid, p.182-183
En mars 1933, comme l'a remarqué Haffner, il fit très beau. Dès le début, il n'y eut aucun doute sur la nature du régime, mais certains s'en accommodaient fort bien:
Au début de mars, après les élections, il fit brusquement doux et chaud.
— C'est Hitler qui nous apporte le beau temps, dit la concierge.
Et son fils nous fit observer en plaisantant que nous devrions être reconnaissants à Van Der Lubbe de ce que l'incendie du Reichstag eût fait fondre la neige.
— Un si beau garçon!… remarqua Frl. Schroeder avec un soupir. Comment, grand Dieu, a-t-il pu faire une chose aussi affreuse?
La concierge eut un reniflement de mépris.

Notre rue avait un aspect tout à fait gai lorsqu'en y débouchant l'on voyait des drapeaux noir-blanc-rouge pendre immobiles aux fenêtres contre le ciel bleu du printemps. Sur la Nollendorfplatz, les gens étaient assis à la terrasse du café, en pardessus, et lisaient les articles concernant le coup d'Etat de Bavière. Gœring s'exprimait à traver le haut-parleur de la radio du coin.
— L'Allemagne est réveillée! déclarait-il.
Un marchand de glace était ouvert. Des nazis en uniforme marchaient à grandes enjambées ça et là, le visage sérieux et composé, comme s'ils avaient été chargés de missions importantes. Les lecteurs de journaux du café tournaient la tête afin de les regarder passer, souriaient et semblaient contents.

Ils souriaient d'un air approbateur à ces jeunes gens aux grandes bottes conquérantes, qui allaient bouleverser le Traité de Versailles. Ils étaient contents parce que ce serait bientôt l'été, parce que Hitler avait promis de protéger les petits commerçants, parce que leurs journaux annonçaient des temps meilleurs. Ils étaient soudain fiers d'être blonds, et frémissaient d'un plaisir furtif, sensuel, comme des écoliers, parce que les juifs, leurs rivaux en affaires, et les marxistes, une minorité vaguement définie de gens dont ils ne se souciaient guère, avaient été jugés, de manière bien satisfaisante, responsables de la défaite, de l'inflation, et qu'ils allaient le sentir passer.

La ville était pleine de chuchotements qui parlaient d'arrestations illégales à minuit, de prisonniers torturés dans les baraques du Sturmabteilung, forcés à cracher sur le portrait de Lénine, à boire de l'huile de ricin, à manger de vieilles chaussettes. Mais ces bruits étaient couverts par la voix puissante, irritée du gouvernement, dont les mille bouches démentaient.

Ibid, p.285 à 287




1 : M'agacent les prophètes rétrospectifs, qui vous annoncent après les événements que ceux-ci "étaient tout à fait prévisibles" (cf. les discours en 2009 sur la chute du mur de Berlin.)

2 : Viktor Klemperer, Lingua Tertii Imperii

Amsterdam

— J'aimerais beaucoup y aller. Ce doit être si calme, si paisible.
— Au contraire, je puis vous assurer que c'est une des plus dangereuses villes d'Europe.
— Vraiment?
— Oui. Si profond que soit mon attachement pour Amsterdam, je soutiendrai toujours que cette ville a trois inconvénients funestes. En premier lieu, les escaliers sont si abrupts dans nombre de maisons qu'il faut louer un montagnard professionnel pour en effectuer l'ascension sans risque d'arrêt du cœur ou de se casser le cou. Ensuite il y a les cyclistes, lesquels infestent littéralement les rues, et semblent se faire un point d'honneur de rouler sans témoigner la moindre considération pour la vie humaine. Pas plus tard que ce matin, je ne l'ai échappé que d'extrême justesse. Troisièmement, enfin, il y a les canaux. En été, vous savez… des plus malsains… Oui, des plus malsains… Je ne saurais vous exprimer ce que j'en ai souffert: les maux de gorge me duraient des semaines d'affilé.

Christopher Isherwood, ''Mr. Norris change de train'', p.24-25, traduction Léo Dillé (coll 10/18, 1964)
(Le livre est paru en 1935.)

Un beau métier

A ses occupations pastorales Amos joignait celle d'«inciseur de sycomores»
Am 7,14, LXX 1.

Chanoine E. Osty, introduction au livre d'Amos, Amos-Osée p.9, Bible de Jérusalem en fascicule (Le Cerf, 1952).

1 : Septante

Portrait de Matthew Arnold

Passant au "Tumulte des mots"1 en décembre, j'ai acheté Matthew Arnold dans la collection Orphée ressuscitée.

La préface de Pascal Aquien est intitulée "La note éternelle de la mélancolie" et commence par une citation de Taine:
Matthew Arnold, critique et poète, fils du célèbre
docteur; inspecteur des écoles primaires à mille
livres sterling par an; grand ami et admirateur de
Sainte-Beuve; grand, poils noirs plantés très bas,
figure tourmentée et grimaçante, mais très courtoise
et aimable.


Préface de Pascal Aquien à Éternels Étrangers en ce monde de Matthew Arnold, édition bilingue Orphée (La Différence 2012)



Note
1: remarque le 3 avril 2016: librairie désormais disparue.

La stabilité d'une société

Revenons au point où la question du Sitz in Leben de la littérature du Proche-Orient a une assise ferme: à l'école. A côté de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, des dispositions sur la manière de se comporter ont été enseignées aux futurs fonctionnaires, qui devaient leur assurer une vie professionnelle couronneé de succès. De tels textes sont désignés comme sagesse au sens étroit du terme et ne se trouvent pas seulement dans l'Ancien Testament (cf. par exemple Pr 25-29), mais également en Mésopotamie, en Egypte (Pr 22,17-23,11 remontent à un livre de sagesse égyptien, cf. Lévêque, p.53-591) et chez les Araméens (Ahiqar, cf. Grelot, p.427-4522). Cette sagesse est caractérisée par la croyance selon laquelle toute bonne action entraîne sa récompense terrestre et tout acte contraire à l'ordre sa punition imminente. Il est évident que ce qui est en jeu ici, c'est la stabilité d'une société; les protagonistes de cette idéologie occupent un rôle privilégié de pilier de l'Etat en vue d'imposer l'ordre proclamé. Les sages des écoles du Proche-Orient ancien étaient bien conscients que la doctrine ne coïncidait pas avec l'expérience. Mais l'expérience n'avait aucune valeur argumentative: on tenait pour juste ce qui était transmis (cf. Job 8,8-10). La protestation contre cette pensée au nom de l'individu, qui sombre dans le procès de l'ordre universel, ne fut possible qu'après la chute de l'Etat judéen dans le livre de Job, et la falsification de la tradition par l'expérience seulement à l'époque hellénistique chez Qohélet.

On conçoit cependant la «sagesse» et le travail des «sages» trop étroitement si on les restreint aux textes communément appelés «écrits de sagesse». Car l'école du Proche-Orient ancien devait introduire sa conception de Dieu, du monde et de l'humain au-delà de la formation professionnelle dans les traditions de la culture. C'est pourquoi de futurs scribes de l'akkadien durent recopier (et apprendre par cœur) Gilgamesh à Meggido à l'âge du Bronze (cf. Bottéro3), et des adeptes du grec l'Iliade dans la Jérusalem hellénistique. Aucune civilisation ne peut survivre longtemps sans «canon éducatif», sans ensemble fondamental de textes et de traditions normatifs.

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in ''Introduction à l'Ancien Testament'', p. 123-124 (Labor et Fides, 2009)
1 : J. Lévêque, Sagesse de l'Egypte ancienne, supplément aux Cahiers de l'évangile 46, Paris 1984

2 : P. Grelot, Documents araméens d'Egypte (Littérature ancienne du Proche-Orient (LAPO)), Paris, 1972

3 : J.Bottéro, L'épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir (L'aube des peuples), Paris 1992

Le cauchemar de Voltaire

Et La Mettrie répéta la phrase terrible de Frédéric: «J'aurai besoin de lui encore un an tout au plus: on presse l'orange et on jette l'écorce.»

Ces mots sont impardonnables. Dès cet instant le mal est fait. Voltaire ne se sent plus en sécurité à Postdam. Les deux amis s'abordent encore l'œil souriant et la lèvre fleurie: Voltaire n'oublie pas l'injure, ni la menace. L'écorce d'orange le poursuit jusque dans son sommeil. Il écrit à sa nièce: «Je rêve toujours d'écorce d'orange, je ressemble assez à celui qui rêvait qu'il tombait d'un clocher et qui se trouvant fort mollement dans l'air disait: pouvu que ça dure.»

Jean Orieux, Voltaire, p.406-407 (Flammarion, 1966)
C'est curieux que ce "pourvu que ça dure", attesté dans la bouche de Madame mère, soit devenu "jusqu'ici, tout va bien". Est-ce dû à la bande originale des Sept mercenaires?

Un lecteur désespéré ou une interprétation un peu rapide?

Mais les livres des prophètes furent aussis lus et transmis à l'école, faute de quoi l'épilogue du livre d'Osée, dû à un lecteur désespéré par les difficultés grammaticales du texte, resterait incompréhensible (Os 14, 10: «Qui est suffisamment sage pour saisir tout ceci, qui est si intelligent pour le comprendre?»)

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in Introduction à l'Ancien Testament, p.125

L'identité culturelle européenne

Mais le kairos historique pour l'établissement de canons littéraires est venu avec l'émergence des grands centres de culture grecque dans la foulée de la conquête d'Alexandre. Pendant tout le IIIe siècle, la Judée dépend du pouvir lagide qui a sa capitale à Alexandrie. D'autres villes grecques, tant sur la côte palestinienne qu'en Transjordanie, font sentir leur présence, mais c'est incontestablement d'Alexandrie que vient l'impulsion principale. Dès le règne du premier des Ptolémées (Ptolémée Ier Soter, 323-282), le rayonnement culturel devient le souci prioritaire du nouveau pouvoir. Les instruments principaux de cette poitique sont la Bibliothèque et le Musée, puissamment développés et choyés par Ptolémée II Philadelphe (282-246) et Ptolémée III Evergète (246-222). Deux ambitions opposées, mais en réalité complémentaires, caractérisent cet effort: d'une part, l'ambition de réunir en un seul lieu la totalité des livres de la littérature mondiale (le souci de l'exhaustivité), d'autre part, l'établissement d'un catalogue sélectif des œuvres littéraires qui mériteraient de faire l'objet d'une lecture prioritaire et qui devraient servir de programme scolaire dans l'éducation des jeunes (le souci du «canon»). Quintilien, dans son Ketubim, et avec eux, la Bible en gestation!

Albert de Pury, "Le canon de l'Ancin Testament" in Introduction à l'Ancien Testament, p.29-30 (Labor et Fides, 2009)


Il est important, enfin, de se souvenir que c'est d'Alexandrie et de la rencontre avec l'hellénisme que la Bible juive prend son envol. Le débat qui s'amorce au IIIe siècle avant J.-C. entre deux canons littéraires rivaux, le canon grec (Homère, Hésiode, les Tragiques) et le canon juif (Moïse, les Prophètes, les Ketubim) a traversé toute l'histoire de l'Occident et de l'Orient méditerranéen, et il se poursuit toujours. C'est de la tension entre deux canons littéraires aussi profonds l'un que l'autre mais nécessairement en conflit que naît ce qu'on peut appeler l'identité culturelle européenne.

fin de l'article, p.39

Pourquoi devenir policier

Cependant je continue dans le futile. Quand les contraintes sont fortes, lire léger est reposant.

Le voyage à Amsterdam m'a donné envie de relire van de Wetering: trois policiers dans la ville (en l'occurrence, ce roman se passe à New York, mais bon). C'est un roman sur le désir, le besoin, de justice de la part de certains criminels.

En Hollande, il existe (ou existait, le livre date de 1996) des policiers de réserve, qui paraissent être des policiers bénévoles formés par la police. Voici la procédure de sélection:
Lors d'une sélection pour la réserve de la police, on vous offre un café, une cigarette, une parole de bienvenue. Les candidats entrent un par un. La baderne-en-chef demande pourquoi le volontaire a le sentiment qu'il doit «servir et protéger» sur son propre temps, sans être payé?
Aucun penchant fasciste?
Le goût du pouvoir? Un besoin d'arrêter des prostituées pour les peloter dans le panier à salades?
Non?
Bon, alors c'est parfait.
— Chers membres de ce comité - en ma qualité de président, je suggère que ce charmant garçon soit autorisé à suivre l'enseignement de l'École de police, exclusivement le soir, puisqu'il a un travail à effectuer pendant la journée.
Qu'il apprenne à manier une arme de poing. Qu'il endosse l'uniforme. Qu'il soit reçu à tous les examens requis.
Il pourra porter l'insigne de police agrafé à la poitrine, s'il franchit tous les obstacles. Il aidera à maintenir l'ordre lors des Coupes du monde de Football, il empêchera les racistes d'envoyer des bananes sur les joueurs adverses non blancs, les néo-nazis de produire des sifflements imitant les robinets de gaz quand des joueurs juifs marquent un but.

Janwillem van de Wetering, L'ange au regard vide, p.15 (Rivages, 1996)
Plus loin sont exposées deux raisons possibles de devenir policiers (de Gier et Grijpstra sont deux des trois personnages principaux).
— Pourquoi, demanda de Gier, t'es-tu toi-même engagé dans la police?
Grijpstra cita la bêtise, l'ignorance des choix, le désir servile de se dévouer à la classe dominante, un penchant sadique. L'uniforme, l'insigne, le droit au port d'armes sont des façons de satisfaire un désir de pouvoir.
Il plongea son regard dans les yeux de de Gier.
— Et toi, mon cher?
De Gier expliqua qu'il désirait servir la reine et que l'on pouvait considérer la reine, ou ce qui la symbolisait, la couronne, comme une sorte d'ouverture, un tunnel par lequel le disciple averti et zélé peut approcher la divinité, même ici sur la Terre.
— Charmant, dit Grijpstra.

Ibid, p.37

L'Etat contre l'esprit d'entreprise, une vieille tradition française

Le thème de la complication extrême du droit français des affaires, des bâtons qu'il met dans les roues des entrepreneurs et des investisseurs, et des périls qu'il implique pour eux, est très présent chez Nobel à la fin de sa vie. Il le sera plus encore chez Sohlman après la mort du chimiste — mais alors il s'agira plutôt des droits de succession: tout, absolument tout, plutôt que le système français; la domiciliation à éviter à tout prix sera celle de l'avenue Malakoff qui avait pourtant offert à Nobel sa plus durable adresse, d'autant qu'il avait gardé possession de son hôtel parisien jusqu'à la fin de ses jours.

Renaud Camus, Demeures de l'esprit - Italie, Nord, p.19 (Fayard, 2012)

Les états successifs de l'écriture

Tout le XIXe siècle a vu progresser ce phénomène dramatique de concrétion. Chez Chateaubriand, ce n'est encore qu'un faible dépôt, le poids léger d'une euphorie du langage, une sorte de narcissisme où l'écriture se sépare à peine de sa fonction instrumentale et ne fait que se regarder elle-même. Flaubert — pour ne marquer ici que les moments typiques de ce procès — a constitué définitivement la Littérature en objet, par l'avènement d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une «fabrication », comme une poterie ou un joyau (il faut lire que la fabrication en fut «signifiée», c'est-à-dire pour la première fois livrée comme spectacle et imposée). Mallarmé, enfin, a couronné cette construction de la Littérature-Objet, par l'acte ultime de toutes les objectivations, le meurtre : on sait que tout l'effort de Mallarmé a porté sur une destruction du langage, dont la Littérature ne serait en quelque sorte que le cadavre.

Partie d'un néant où la pensée semblait s'enlever heureusement sur le décor des mots, l'écriture a ainsi traversé tous les états d'une solidification progressive : d'abord objet d'un regard, puis d'un faire, et enfin d'un meurtre, elle atteint aujourd'hui un dernier avatar, l'absence: dans ces écritures neutres, appelées ici « le degré zéro de l'écriture », on peut facilement discerner le mouvement même d'une négation, et l'impuissance à l'accomplir dans une durée, comme si la Littérature, tendant depuis un siècle à transmuer sa surface dans une forme sans hérédité, ne trouvait plus de pureté que dans l'absence de tout signe, proposant enfin l'accomplissement de ce rêve orphéen : un écrivain sans Littérature.

>Roland Barthes, préface au Degré zéro de l'écriture

Le roi David

Il n'existait jusqu'à présent aucune mention de David en dehors de la Bible. En 1993, toutefois, une stèle a été découverte à Dan, près des sources du Jourdain. Sur cette stèle, une inscription rédigée en araméen célèbre une victoire de Hazraël, roi de Damas, sur le roi d'Israël et sur le roi de la «maison de David»

Jean-Louis Ska, Les énigmes du passé - Histoire d'Israël et récit biblique, p.91

Les miracles

En effet, la mentalité ancienne ne distingue pas, comme la mentalité contemporaine, entre les phénomènes «naturels» que la science peut expliquer, et les phénomènes «surnaturels» que la science ne réussit pas à expliquer. Le principal «miracle», pour le monde antique, est le simple fait de l'existence en tant que telle, c'est-à-dire le fait qu'il y a un monde peuplé d'êtres vivants. Exister est un miracle constant, parce que la mort est beaucoup plus normale que la vie.

Jean-Louis Ska, Les énigmes du passé - Histoire d'Israël et récit biblique, p.53

Les procès de Juan Asensio

Un commentaire à la suite du précédent billet me fait penser qu'il est temps de donner quelques explications factuelles. Je vais essayer de faire court et chronologique, de donner quelques lignes directrices pour comprendre les divers billets concernant les procès contre Juan Asensio.


1/ La plainte au pénal pour accès frauduleux dans un STAD[1] et atteinte au secret des correspondances

La plainte a été déposée début septembre 2009 par Jean-Yves Pranchère.
J'ai été appelée à témoigner le 15 septembre 2009.
Le 21 septembre 2009, l'hébergeur Blogspirit a mis quatre billets de Juan Asensio hors ligne. Celui-ci a aussitôt été persuadé que j'étais à l'origine de la plainte. Il m'a écrit dans son style habituel et a écrit à des proches non blogueurs.
Le 21 septembre, nous avons découvert l'une des fausses identités d'Asensio, Pierre Seintisse, dont il se sert pour espionner les profils FB[2].
Le 10 octobre 2009, je porte plainte à mon tour, devant me rendre à l'évidence: Juan Asensio est si aveuglé par son ressentiment à mon égard qu'il ne peut concevoir que je ne sois pas à l'origine de la plainte contre lui et la mise hors ligne de ses billets.

Notre plainte est reçue: le parquet poursuit Juan Asensio. Cela devient une affaire pénale.
Le 18 juin 2010, Asensio fait l'objet d'un rappel à la loi. Le tribunal lui propose d'en rester là s'il reconnaît ses torts. Juan Asensio refuse.
L'audition a lieu le 6 octobre 2011, il est reconnu coupable le 17 novembre 2011.

Juan Asensio fait appel, nous attendons la prochaine audition (date non fixée pour l'instant).


2/ La plainte pour injures et diffamation

En mars 2010, Emmanuel Regniez publie une phrase sibylline (une citation de Lautréamont) sur son mur FB pour désapprouver que des amis/connaissances (je ne sais) publient sur leur blog une interview d'Asensio.
Juan Asensio furieux pond un billet violent et s'en prend au passage à Jean-Yves Pranchère et moi-même puisque nous sommes des amis de Régniez (c'est notre seul tort dans cette affaire).
Il tente d'entraîner dans sa querelle Pierre Jourde.
Bref, tout cela nous paraît bel et bien une tentative d'intimidation internautique envers nous suite à notre plainte de l'automne précédent.
Emmanuel Régniez, Jean-Yves Pranchère et moi-même décidons de porter plainte pour injures et diffamation.

Malheureusement, nous manquerons de précision et serons déboutés sur la forme, pour ne pas avoir distingué les injures de la diffamation. L'affaire ne sera pas jugée sur le fond.
Voir ici les arguments de l'avocat de Juan Asensio, qui permettent de se faire une idée assez juste du style d'Asensio et des raisons de notre plainte.


3/ La plainte pour usage abusif de tags (métabalises)

Juan Asensio prend l'habitude de taguer les billets les plus divers avec nos noms, ce qui fait que Google associe nos noms aux mots et images les plus désagréables.
Je cite comme exemple, parce qu'il est représentatif et parlant, celui d'un billet sur Matzneff contenant un panneau de signalisation avec deux personnages en position obscène ou érotique (à votre guise). Lorsqu'on tape mon nom dans Google, cette image y est associée. La preuve ici.

Le but de Juan Asensio est bien de faire remonter nos noms associés à des insultes en tête de Google (agir sur le Google rank), c'est une stratégie qu'il a souvent employée en s'en vantant (voir le passage Valérie Scigala publiquement ridiculisée, son blog relégué, etc, etc).
Il s'agit de "google bombing", pour ceux qui connaissent le terme.

Décidés à ne pas nous laisser intimider, nous portons plainte de nouveau.
Ce fut jugé une première fois en octobre 2010, les juges nous avaient alors déboutés sans donner d'explication réelle.
Nous sommes allés en appel, c'est à cet appel que ce rapporte le jugement rendu le 21 novembre 2012 qui nous condamne aux frais irrépétibles (les frais d'avocat engagés par Juan Asensio et Blogspirit).
Les juges n'ont pas donné de réponse sur le fond (pour le dire en terme geek, ils n'ont pas jugé de la légalité d'un google bombing pour une personne privée, autrement dit quelqu'un qui n'est pas un personnage public).

Il reste à décider si nous allons en cassation.


                                                                              *********************


PS: concernant la haine de Juan Asensio à mon égard, vous trouverez ici un point de vue extérieur qui vous permettra de comprendre également la haine d'Asensio envers Renaud Camus.


PPS: En repensant aux dernières péripéties / gesticulations asensiennes, je me demandais pourquoi cela m'affectait si peu.

Je crois que j'ai compris, j'ai saisi le moment cathartique: c'est le moment des dépositions au tribunal, cette après-midi où Juan Asensio a menti froidement à diverses reprises sur divers sujets.

Il est très différent de mentir devant quelqu'un qui ne sait pas la vérité, chez qui vous faites naître l'impossibilité de décider ou en qui vous implantez une fausse certitude; ou de mentir devant quelqu'un qui sait que ce que vous dites est faux, que vous êtes en train de mentir devant lui et qui sait que vous savez qu'il le sait.

Nous sommes en général sans défense devant un menteur, parce que notre éducation nous a appris qu'il ne fallait pas mentir — ce qui ne nous empêche pas de le faire, mais alors si possible de façon indiscernable, en espérant que la personne en face ne l'apprendra jamais. Nous envisageons rarement le cas de quelqu'un qui mente frontalement, en sachant que nous le savons et que (espère-t-il, c'est son pari) nous ne pourrons rien prouver.

Parole contre parole. Cette fourberie frontale peut rendre fous ceux qui ne supportent pas de ne pas avoir l'occasion de démontrer ce qu'ils avancent, ceux qui de façon plus romantique que juridique supposent que la bonne foi est un argument suffisant devant un tribunal.

Moi, cette fourberie m'a soulagée. Ce mensonge, ces mensonges, étaient la preuve que Juan Asensio savait parfaitement qu'il avait tort. C'était un aveu.
Sinon, pourquoi mentir?

Notes

[1] système de traitement automatisé de données (en l'occurrence un groupe fermé sur FB)

[2] Voir ici. Remarquez l'adresse mail utilisée: c'est celle de Ludivine Cissé que "Pierre Seintisse" s'est appropriée.

Altruisme

« C'est le genre de femme qui vit pour les autres — et ces autres, vous les reconnaissez facilement à leur air traqué.»

C.S. Lewis, Tactique du diable, p.117

Phrase de base

Rick m'a appelé au téléphone ce matin et m'a demandé: «Chris tu ne saurais pas par hasard comment on dit je t'aime en allemand?»

Cette façon d'hésiter, de s'excuser de poser une question était caractéristique de la politesse naturelle de Rick. Identique à elle même, cette façon de faire m'a fait rire. Il sait bien que ma connaissance de l'allemand est assez bonne et qu'il serait étrange, de toute façon, de connaître seulement quelques mots d'une langue étrangère sans être capable de produire cette phrase de base. (Je sais même la dire en chinois).

Christopher Isherwood, Octobre, p.62 (Rivages - 1984)

Une heure au colloque des Invalides le 16 novembre

Je dédie ce post à Pierre Cormary qui semble tombé dans l'absinthe depuis quelques jours.

Vendredi dernier (une semaine, déjà), je ne suis restée qu'une heure au colloque des Invalides, le temps de glaner quelques notes que je livre en vrac, avec quelques recherches google mais sans remise en forme.

Le thème de cette année était l'alcool.
La particularité de ce colloque est la durée des interventions: cinq minutes, égrenées par un minuteur. Lorsque retentit la sonnerie, l'intervenant devrait en théorie s'arrêter. En pratique, une tolérance lui permet de montrer en accéléré ses dernières images ou de lire ses cinq phrases de conclusion.
Je ne sais pourquoi, peut-être parce que j'avais entendu à son propos le mot de blitzkrieg, je m'attendais à quelque chose d'assez remuant et controversé, limite potache; mais en fait, pour le peu que j'en ai vu, il s'agit d'interventions très sérieuses et très documentées, et par la force des choses très ramassées (les intervenants ont la possibilité de développer dans les Actes tout ce qu'ils n'ont pas dit durant leur cinq minutes.) C'est le royaume de l'érudition fine, des domaines étranges et inétudiés (l'année dernière, à propos de "Films et plumes", une intervention a traité... des coiffes des indiens d'Amérique dans les films), des savants inconnus, des auteurs sans succès.

Quelques notes en vrac (c'est décousu et sans lien logique, au fil de la plume):

J'arrive alors que l'intervention de Marie-Claude Delahaye est commencée. Elle fait défiler des affiches vantant l'absinthe. C'est très beau. J'apprendrai plus tard qu'elle a ouvert à Auvers-sur-Oise le musée de l'absinthe «à partir de ses collection personnelles», dit-elle.


Henri Béhar nous livre quelques statistiques sur la fréquence du mot "absinthe" dans la base de texte Frantext. Il apparaît dès 1600 et est le plus utilisé après 1800, quand l'absinthe devient un spiritueux.
L'absinthe est interdite en 1915, les cadres de l'armée ayant décrété que l'on ne pouvait rien faire avec des soldats qui avaient trop bu.

Je tente de noter quelques-unes des fréquences qui apparaissent derrière le dos de Béhar, mais je suis un peu loin et ce n'est pas facile car elles sont représentées par des étoiles que je n'arrive pas à compter. Celui qui utilise le plus le mot est Raoul Ponchon.
Je remarque avec un peu de surprise le nom de Robbe-Grillet: ah, il ne faisait pas que dans le SM, il s'intéressait aussi à l'absinthe?
La sonnerie retentit. Henri Béhar énumère très vite les contextes dans lesquels apparaît le mot "absinthe": la plante, son amertume, le rituel de préparation de la boisson, l'ivresse, la maladie, les thèmes poétiques.


Denis Saint-Amand nous parle du zutisme en commençant par citer Max Weber qui avait analysé les critères permettant d'appartenir à certains cercles au XiXe siècle: éthique, maîtrise de soi et fidélité étaient plus importants que l'excellence dans tel ou tel domaine auquel le cercle se consacrait. Il s'agissait de conduite de vie.
Les zutistes, eux, étaient un cercle potache. Pour y appartenir, il faut savoir rire, de certaines têtes de turcs (François Coppée, Napoléon III), mais aussi de soi-même.
Denis Saint-Amand projette à l'écran Propos du Cercle, poème cacophonique de Léon Valade et J Kech, et le commente.

Propos du Cercle
(Mérat) Cinq sous ! C'est ruineux ! Me demander cinq sous ?
Tas d'insolents !... (Penoutet) Mon vieux ! je viens du café Riche ;
J'ai vu Catulle... (Keck) Moi, je voudrais être riche. —
(Verlaine) Cabaner, de l'eau d'aff !... (H. Cros) Messieurs, vous êtes saoûls !

(Valade) Morbleu, Pas tant de bruit ! La femme d'en dessous
Accouche... (Miret) Avez-vous vu l'article sur l'Autriche
Dans ma revue ?... (Mercier) Horreur ! Messieurs, Cabaner triche
Sur la cantine ! (Cabaner) Je ... ne .. pu..is répondre à tous !

(Gill) Je ne bois rien, je paye ! Allez chercher à boire,
Voilà dix sous ! (Ane Cros) Si ! Si ! Mérat, veuillez m'en croire,
Zutisme est le vrai nom du cercle ! (Ch. Cros) En vérité,

L'autorité, c'est moi ! C'est moi l'autorité...
(Jacquet) Personne au piano ! C'est fâcheux que l'on perde
Son temps, Mercier, jouez le Joyeux Viv....... (Rimbaud) Ah ! merde !


Jean-PierreJean-Paul Morel a mené l'enquête sur les Chansons toxiques, chansons créées entre 1907 et 1946.
Il fait défiler les illustrations accompagnons les chansons à l'écrans et me laisse pantoise en précisant en pensant qu'il possède chacune de ces illustrations («les illustrations s'appauvrissent quand apparaît la photo»).
Il nous montre un tableau qui trônait derrière le bureau de Cocteau mais «si vous allez aujourd'hui à Milly-la-Forêt, vous le verrez par terre près d'une cheminée», ce qui n'est pas du tout ce qu'aurait souhaité Cocteau.
Jules Jouy: un monologue sur la manière de préparer l'absinthe.
Une fois que l'absinthe fut interdite, elle fut remplacée par d'autres substances: cocaïne, morphine, éther.
Sonnerie.
Morel termine très vite en évoquand Saint-Saëns qui aurait commis un texte en 1907 parlant de l'absinthe «source d'inspiration».


Ces quatre interventions sont suivies d'un temps de questions. J'ai appris les choses suivantes:
Jean Lorrain a donné une recette de fraises à l'éther, ce qui n'est peut-être pas si étonnant si l'on considère que les grand-mères se servaient de l'absinthe dans la préparation des cornichons;
en 1988, Michel Rocard a de nouveau autorisé les spiritueux à partir de la plante absinthe, en 2011 le décret de 1915 a été totalement abrogé;
Marie-Claude Delahaye a acheté une licence IV pour son musée de l'absinthe;
la molécule dangereuse de l'absinthe est la tuyone, elle est présente à 60% dans la plante. Aujourd'hui, on autorise les spiritueux dosés à 35 mg/l (aux Etats-Unis 10 mg/l), avant 1915 c'était de l'ordre de 500 mg/l! (un homme de Pontarlier a fait analyser des bouteilles lui restant de son grand-père: elles titrent à 400 mg/l un siècle plus tard). On amis beaucoup de choses sur le compte de l'absinthe, mais l'alcool aussi est hallucinogène;
Robbe-Grillet, Annie Ernaux, Jacques Lanzmann repérés dans Frantext comme utilisant le mot absinthe: il n'y a pas que le spiritueux, mais aussi la plante (sa couleur, son amertume);
Caradec la cite dans La Compagnie des zincs, pour préciser que l'écriture d'une chanson se commence après la deuxième absinthe, puis qu'il faut compter un pernod par couplet;
la couleur de l'absinthe: pratique, car en fait on ne sait pas vraiment ce qu'elle est.


Cela sert de transition à l'intervention d'Alain Chevrier qui nous parle des monochromies en peinture et littérature. Il allait un peu trop vite pour que je puisse noter (deux stratégies s'affrontent: en dire peu, montrer des photos, se dire qu'on développera dans les Actes, ou se dépêcher, essayer d'en dire le maximum en cinq minutes). Alain ralentira ensuite, ayant trouvé son rytme. J'ai noté Charles Cros, L'heure verte (et la lecture du poème me fait penser à un tableau de Monet dans les verts), filtres photographiques, blanc, Gautier, jaune, rouge, Mallarmé, Cros, «le comble étant atteint par le rectangle vert d'Alphonse Allais: "Des souteneurs, encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe, boivent de l’absinthe."»
Sonnerie. Et Alain Chevrier de terminer par un royal «Ah tant mieux, je ne savais pas comment conclure».


Que s'est-il passé ensuite? Il me semble qu'Elisabeth aurait dû prendre la suite, mais il y a eu un problème d'ordinateur (je crois, mes souvenirs sont flous).



Alain Chevrier lisant, Elisabeth Chamontin concentrée

Paul Schneebeli a intitulé son intervention "La mélancolie du dypsomane".
Le dypsomane n'est pas un alcoolique. Il est aliéné avant de boire, l'alccolique est aliéné après avoir bu.
Le dypsomane boit par intervalle avec excès.
Paul Schneebeli nous présente un poème de Georges Fourest, l'auteur de la Négresse blonde.

Vin! Hydromel! Kummel! Whisky! Zythogala!
j'ai bu de tout! parfois saoul comme une bourrique!
l'Archiduc de Weimar jadis me régala
d'un vieux Johannisberg à très-cher la barrique!

Dans le crâne scalpé du sachem Ko-Gor-Roo Boo-Loo,
j'ai puisé l'eau des torrents d'Amérique!
Pour faire un grog vire l'Acide Sulfurique !
Tout petit je suçai le lait d'un kanguroo !

(Mon père est employé dans les pompes funèbres;
c'est un homme puissant! J' attelle quatre zèbres
à mon petit dog-car et je m'en vais au trot!)

Or aujourd'hui, noyé de Picons et d'absinthes,
je meurs plus écœuré que feu Jean des Esseintes
Mon Dieu ! n'avoir jamais goûté de vespetro !

Schneebeli s'est lancé dans la recherche des allusions et des sources contenues dans ce poème (zythogala: mélange de bière et de lait donné contre le choléra (cholé-ra noir, de cholé, bile; et noire, méla, même racine que mélancolie)); Johannisberg: il me semble que cela se rapporte à Nerval à Johannesbourg, mais il faudra attendre les Actes.)
Un travail fouillé et intrigant, comme chaque fois que quelqu'un s'attache à chercher — et trouver — les clés d'un texte, surtout d'un poème qui paraît aussi décousu et fantaisiste que celui-ci (comment lui soupçonner des origines solides?).


Puis vint le tour d'Elisabeth Chamontin qui a intitulé son intervention L'alcool de la comtesse, sachant que nous penserions tous à l'album.
Ce titre mystérieux cache une analyse de l'alcool dans les romans de la Comtesse de Ségur, et je soupçonne Elisabeth de n'avoir choisi ce thème que pour se donner une excuse pour relire tout «Rostopchin-tchin-tchin» (sic).
Elisabeth a préparé évidemment des anagrammes que je n'ai pas eu le temps de noter (toujours ce temps de surprise, d'immobilité, devant une anagramme), sauf «Et sage sur le Médoc» (la comtesse de Ségur).

Il y a beaucoup d'alcool chez la comtesse, de l'eau-de-vie, du vin, du cidre, des liqueurs, tant et si bien qu'il faut se demander si cela procède d'un projet pédagogique.
L'eau-de-vie, la vraie, est bonne. D'ailleurs Nanon (ou Nanou?) en frictionne les bébé.
le cidre est bon aussi, et les enfants de trois et six ans en boivent dans L'Auberge de l'ange gardien ou dans Jean qui rit et Jean qui grogne (les références seront à vérifier dans les Actes, j'ai noté très vite). Mais on peut le couper, alors il devient affreux.
Le vin est excellent (Le Général Doukarine, Mme Fichini (Un bon petit diable) en boivent. Aux enfants on donne de l'eau rougie.
Le champagne est bon.
Quand le vin est fin, les domestique le volent.

Ce qui est mauvais: l'excès, le mélange, le frelatage.
On pardonne à Dilois le cheminot et à Gaspard d'avoir bu (je ne sais plus pourquoi). Mais l'excès est mauvais et l'acool tue, dans Les bons enfants, le père tue des poules avec de l'avoine imbibée d'alcool à titre de démonstration pour ses enfants.
Les mélanges ne tuent pas; ils rendent malades. Le vin rouge et le vin blanc dans Les bons enfants, Alcide se saoûle à l'esprit-de-vin, c'est-à-dire de l'alcool industriel, et d'ailleurs il sera exécuté (Pauvre Blaise?)
Et Elisabeth Chamontin de terminer royalement par: «Y a-t-il un projet pédagogique chez la comtesse de Ségur? je pense que oui, car mon premier livre sans image à quatre ans était un comtesse de Ségur, et depuis, je bois!»

Elle présente quelques anagrammes sur l'intitulé du colloque, mais je n'ai rien noté.


Vient le temps des questions et débats. Quasi-dispute autour de la définition de l'esprit-de-vin (métanol? esprit de bois? alcool de betterave?)

Je note très vite cette remarque intéressante: pendant des siècles, l'absinthe a servi aux peintres à lutter contre le saturnisme dû au plomb contenu dans la peinture (céruse): absinthe et élébore étaient les seules remèdes permettant aux peintres de retrouver un peu de leur allant.
L'absinthe fut un apéritif en Suisse (en 1700? 1800?) et il ne faut pas oublier que c'est grâce à l'absinthe que les Français on conquis l'Algérie: c'était un médicament contre la dysenterie.

Alain Chevrier refuse de donner son avis sur le "projet pédagogique" de la comtesse de Ségur. Je mets cela sur le compte de sa timidité et de sa réserve, mais à la fin du temps des questions, nous nous apercevrons qu'il avait tout bonnement la tête ailleurs, en train de rédiger une chanson en trois couplets et un refrain sur le colloque des Invalides, où on ne «boit que de l'eau-ho-ho», ou «du Canada-dry, aïe aïe». (J'espère que nous la verrons arriver sur le net un de ces jours).

Le procès de Charlotte Corday à l'Epée de bois

Nous sommes allés voir le procès de Charlotte Corday mercredi dernier (et je suis un peu honteuse de n'en parler que maintenant, en fin de week-end, alors qu'il ne vous reste qu'une semaine pour y aller.)

C'est à l'Epée de bois à Vincennes, un théâtre que je ne connaissais pas et qui est magnifique, petit et chaleureux, salle commune pour manger une quiche ou une soupe et salles de théâtre entièrement lambrissées.

Pour moi, ce n'était pas une première mais l'occasion de comparer la nouvelle mise en scène, que je savais avoir été retravaillée, avec mes souvenirs. C'était assez étrange, car tout en gardant un fond qui n'a pas beaucoup changé (ou plutôt je suis incapable de dire ce qui a changé dans le texte), la pièce a été bouleversée: désormais, ce n'est plus Fouquier-Tinville qui tient le devant de la scène, écrasant Charlotte, mais Charlotte qui, échappant à la place statique du banc des accusés, emplit toute la salle de sa robe blanche et se défend comme une héroïne tragique (je pensais à Antigone; la pièce cite Judith et Holopherne («Vous n'êtes pas Judith, Corday»)). La mort rôde, sanglante.
La mise en scène joue sur les détails, jeu des gants et de boîte à musique; plaisir des passés simples (rien que pour cela précipitez-vous!); les spectacteurs sont pris à parti dans le rôle des jurés: sommes-nous ou pas prévenus contre l'accusée, sommes-nous prêts à écouter ce qu'elle a à nous dire?
Les acteurs sont excellents et physiquement très bien accordés à leur rôle (le visage mince et creusé de Jeanne-Marie Garcia, l'embompoint tranquille de Franck Gervais).





Et pour ceux qui voudraient approffondir le sujet, avant ou après la pièce, je recommande les enregistements de ce colloque sur les noms du peuple, et en particulier l'intervention de Jean-Yves Pranchère sur «Peuple et nation entre révolution et contre-révolution».

Paresse

11 octobre

Je cherche rarement à sonder le mystère de ma paresse. Se faire des reproches n'est pas sonder. A cause de cette paresse j'ai gaspillé un trésor immense d'heures de travail. Aujourd'hui, avec une espérance de vie de huit ans et demi, il est vraisemblable que je vais continuer à le gaspiller jusqu'à la fin. Après tout, pourquoi pas? Je ne vais pas me mettre à moraliser là dessus, mais il n'est pas inutile d'y réfléchir.

Ce dont je souffre, en fait, n'est pas de paresse classique. Je ne vais pas m'étendre et somnoler sur un divan; je ne reste pas la tête vide à ne rien faire et je ne mijote pas pendant des heures dans un bain chaud pour siroter quelques verres. Toute cette inactivité aurait au moins quelque valeur sur le plan musculaire et mental. Non, ma paresse est pure crispation. Au lieu de décider soit de me reposer soit de ne faire qu'une seule chose, je n'arrive ni à travailler ni à me reposer. Par exemple, je commence à écrire sur ce livre puis j'interromps mon travail parce que je viens de me rappeler que je dois appeler quelqu'un au téléphone; puis au moment de téléphoner, je décide d'aller d'abord à la cuisine et de me faire une tasse de café; près de la porte, en passant devant la bibliothèque, je me demande quel était le nom de ce garçon employé un temps par la Hogarth Press et qui écrivit plus tard son expérience là dessus; je prends donc la biographie de Virginia Woolf de Quentin Bell et je la feuillette jusqu'au moment où je me dis que je ne suis pas assez curieux pour continuer à chercher. Je me rends alors compte que cette agitation n'aboutit à rien. Sur quoi, je me sens à la fois très mal à l'aise et indigné. Je me dis que je me conduis ainsi parce que je suis sous pression: beaucoup trop de gens m'assaillent de demandes qui sont des exigences mais aussi de compliments ou de critiques et ils espèrent que je ne vais pas les décevoir. Amors j'entre tout seul dans une colère sincère en m'apitoyant sur mon propre sort en m'écriant: «Pourquoi ne me laisse-t-on pas travailler?»

Christopher Isherwood, Octobre, p.46-47 (Rivages - 1984)

L'aveu de Heidegger

Puis il y eut cette matinée d'été. Nous étions dans le jardin et parlions de la Grèce. Je luis dis soudain, avec une vivacité à laquelle l'esprit malin du vin de Bade n'était pas étranger, que son engagement désastreux en 1933 avait plongé ses amis français dans un bel embarras. Pourquoi à cette époque avait-il fait cela? Je me souviens que Mme Heidegger me regarda, pétrifiée. Surpris, après un moment de silence, Heidegger se pencha vers moi avec l'expression grave de quelqu'un qui s'apprête à livrer un grand secret: «Dummheit». Par stupidité.

Je songeai à une phrase que m'avait dite un jour Ernst Jünger et qui renversait singulièrement la perspective: «Ce n'est pas tant Heidegger qui devait passer le reste de sa vie à demander pardon pour s'être engagé quelques mois en 1933, mais plutôt Hitler qui devrait se mettre à genoux dans sa tombe et implorer son pardon pour l'avoir trompé et mystifié à ce point.»

Frédéric de Towarnicki, À la rencontre de Heidegger - Souvenirs d'un messager de la Forêt-Noire, p 25 (Gallimard - Arcades)

RIP Roland de la Poype, héros de Normandie-Niémen et Gavroche du fond de l'âme

J'avais un ami qui avait été en classe avec Roland de la Poype. Il me racontait la façon dont il dévalait les rues du Mans sur le porte-bagage de sa moto dans les années trente, quand ils sortaient de leur collège jésuite.
Son sourcil se fronça, d'un air mélancolique et triste il ajouta : «L'un des pères l'avait pris en grippe, c'était vraiment terrible. Roland était son bouc émissaire. Il a fini d'ailleurs par être renvoyé de l'école. Il n'était pas méchant, mais il n'était pas très appliqué, toujours tête en l'air, toujours en train d'inventer quelque chose. Il était farceur.»

L'épisode (et sa conclusion) est raconté par Ghislain de Diesbach.
Beaucoup de futurs grands hommes, à commencer par Voltaire, ont été élevés chez les Jésuites et y ont fait, suivant la formule consacrée, « de solides études ». En chaque célébrité, l'ordre de saint Ignace aime à reconnaître un de ses chefs-d'œuvre, oubliant parfois l'époque où le brillant élève était indésirable. Un jour, au printemps 1945, nous en eûmes un piquant exemple.
Quelques années avant la guerre, Mme de La Poype était venue supplier le préfet de ne pas renvoyer son fils Roland qui, paraît-il, donnait alors du fil à retordre à ses maîtres. Le Préfet avait refusé en ajoutant :
— Croyez-moi, Madame, vous n'en ferez jamais rien de bon !
Après la Libération, Roland de La Poype, lieutenant dans l'escadrille Normandie-Niémen, héros fameux de la guerre aérienne et abondamment décoré par plusieurs pays, était venu revoir son ancien collège où il avait reçu un accueil triomphal. Le Père Préfet avait promené fièrement son « cher enfant » à travers les cours de récréation, au milieu d'élèves admiratifs, et il avait complètement oublié le petit différend, survenu dix ans plus tôt…
En attendant cette consécration, la gloire du collège était Antoine de Saint-Exupéry qui n'avait plus que quelques mois à vivre et allait bientôt lui donner son nom, ainsi qu'à la rue des Vignes, encore champêtre et sablée.

Ghislain de Diesbach, Une éducation manquée - souvenirs 1931-1949
Et-ce à cause de l'aviateur? toujours est-il qu'à la fin des années trente, après s'être fait renvoyé du collège, La Poype s'était inscrit aux cours proposés par l'aviation civile pour passer son brevet de pilote. (Il s'agissait de préparer la guerre, sans le dire.) «Finalement, conclut mon ami avec un sourire mélancolique, être renvoyé a été la chance de sa vie.»

La guerre fut déclarée, La Poype participa à la bataille d'Angleterre, et plus tard fit partie de l'escadron du Normandie-Niémen. Il l'a raconté tardivement, en 2007 (sans doute un livre rewrité, ce n'était pas le genre à s'appesantir sur le passé. Peut-être l'a-t-on convaincu qu'il devait laisser un témoignage).
Staline l'a autorisé à ramener son yak en France pour service rendu à la patrie.

Un jour mon ami revint tout excité d'une réunion familiale; il venait d'apprendre que le père d'une de ses nièces par alliance avait lui aussi fait partie de l'escadrille Normandie-Niémen. Ils avaient beaucoup discuté, et quelques temps plus tard, la nièce lui prêta quelques pages du journal de son père. Elles décrivaient une alerte aérienne durant la nuit, la nécessité de s'habiller vite avec peu de lumière, «comme d'habitude, La Poype avait perdu quelque chose, une chaussette, son pantalon ou sa chemise».

Roland de la Poype n'est plus.

RIP Georges Chaulet

Je me souviens que je prononçais intérieurement "Alpaja". Cela m'a fait un choc de découvrir un jour qu'il fallait dire Alpaga. Alpaga et Bulldozer, ce n'était pas du tout la même chose qu'Alpaja et Bulldozer.

J'aurais bien appelé les chattes Ficelle et Boulotte, cela leur correspondait bien.

Il existe une rue de Montgeron à Draveil qui m'évoque Framboisy.

J'ai été déçue de ne pas pouvoir prendre le pseudo de "Mille pompons", déjà emprunté.

C'est avec Georges Chaulet que j'ai découvert qu'il était terrible d'avoir lu "tout" d'un auteur. Il faut toujours garder un livre non lu.


Non, je ne savais pas qu'il vivait encore. C'est le même cas que celui de Vladimir Volkoff.

Pessimisme et agitation

Sa maxime à elle, c'est que tout va au plus mal, et ce qui est pire: que tout doit être changé, et ce qui est encore pire: que tout doit être changé immédiatement.

Herman Melville, Moi et ma cheminée, p.48 (ouvrage hors commerce offert pour l'achat de trois Points Seuils - 1984) Traduction Armel Guerne

La légende de Sainte Patère

Pour Guillaume.
Or, un temps que je crois pouvoir situer aux environs de 1350, un prêtre séculier dont la postérité ne nous a point léguer le patronyme, faisait retraite en cette île durant la belle saison. Robinson d'avant la lettre, il vivait chichement dans une cahute par lui construite, et s'adonnait à de profondes et sévères méditations. Il ne dédaignait point, lorsque le temps était chaud, de s'aller livrer, dans les eaux de la rivière, à de dévotes ablutions. Peu d'humains vivaient en ce lieu ; et le prêtre à l'âme pure, n'ayant rien à cacher au Créateur, se baignait dans le plus simple appareil, en gardant toutefois, suprême déférence, son chapeau.
Des ronces, des broussailles formaient de touffus promontoires, et les rives de l'île étaient ainsi bordées de criques charmantes où l'on se sentait chez soi, dans l'intimité confiante des premiers âges.

Un jour, le prêtre s'aventura un peu plus loin que n'eût dû lui permettre le rideau de feuillage. Il n'avait de l'eau que jusqu'à mi-cuisses. Et là, il se trouva nez à nez, si l'on peut ainsi dire, avec deux adorables naïades - comme si Ève eût eu une sœur jumelle. La surprise immobilisa, pour un temps, nos sirènes. Peut-être aussi je ne sais quelle curiosité... Les voies du Seigneur sont impénétrables. Cette vision à lui offerte n'était-elle point l'une des tentations contre quoi l'Évangile nous met en garde ?

Deux soucis assaillirent l'esprit du prêtre : celui de déférer aux liminaires préceptes de pudeur : celui aussi d'implorer Dieu qu'il ne le laissât point succomber et délivrât son esprit de tous ses désirs impurs.
Fortement troublé, il ôta son chapeau, qu'il plaça où le lui commandaient d'éternels principes, joignit les mains au-dessus de sa tête, et en toute humilité récita : Pater noster qui es in cœlis
Alors s'accomplit le miracle : ô l'ineffable vigilance du Seigneur omniprésent ! Le chapeau resta en place. Adveniat regnum tuum…

La merveilleuse action du Pater prononcé en d'aussi dramatiques circonstances confirma notre prêtre dans ses édifiantes convictions.
Dans l'île même, il bâtit, de ses mains, une chapelle dont il orna le fronton d'un visage féminin rayonnant de divine pureté. Et la chapelle fut dédiée à «Sainte Patère». Nul ne lui tint rigueur d'avoir improvisé, à l'intention de Sainte Nitouche, une sœur cadette…

Chez les Élus aussi, il doit y avoir une «Compagnie Hors-Rang»…
J'ai retrouvé, jusque dans les grimoires de la fin du XVIe siècle, mention des vestiges de la chapelle «Sainte-Patère». J'éprouve pour la petite sainte une tendre vénération. Vers elle vont mes pensées, chaque fois que j'accroche mon imperméable.

Jacques Yonnet, Rue des Maléfices, p.139 (Phébus, 1987)

Lilith de Primo Levi

C'est un recueil de courtes nouvelles parues pour la plupart dans ''La Stampa'' entre 1975 et 1981. Trois parties, "Passé proche", "Futur antérieur", "Indicatif présent".

La première partie reprend des souvenirs d'Auschwitz, il s'agit de portraits en forme d'hommage. Les nouvelles suivantes relèvent de la science-fiction, entre Buzatti (le caractère fantastique) et Borges (le caractère intemporel), en moins incisif. Ce ne sont peut-être pas de très bonnes nouvelles.

Je retire de la première partie l'impression que l'extermination des juifs a amené Primo Levi à s'intéresser à la culture ou la religion juives (peut-on réellement les séparer?), idée qui ne l'aurait pas effleuré sans cela. Il en retire un profond respect mêlé d'une totale incompréhension qui se teinte d'une grande mélancolie:
Et il est inexplicable que le destin ait choisi un épicurien comme moi pour redire cette fable pieuse et impie, faite de poésie, d'ignorance, d'acuité téméraire, et de cette incurable tristesse qui s'élève sur les ruines des civilisations perdues.

Primo Levi, Lilith, p. 27 (éditions Liana Levi 1987)
Ezra n'était pas à proprement parler un meschughe1: il était l'héritier d'une tradition ancienne, étrange et douloureuse, au cœur de laquelle il y a l'horreur du Mal, et le désir de «faire la haie autour de la Loi» afin d'empêcher qu'à travers les interstices de la haie le Mal ne se propage et submerge la Loi elle-même. Au cours des millénaires, ce principe fondamental s'est entouré d'une prolifération de commentaires, de déductions, de distinctions subtiles jusqu'à la manie, et d'une nouvelle série de commandements et d'interdits; et au cours des millénaires, bien des hommes se sont conduits comme Ezra, à travers un nombre infini de migrations et de massacres. C'est pourquoi l'histoire du peuple juif est si ancienne, étrange et douloureuse.

Ibid, p.50-51
Comment lutter contre le Mal, qu'est-ce qui pourrait, pourra, mettre au fin au Mal? C'est la question qui revient à plusieurs reprises. Le Mal vient des enfants de Lilith, et Dieu lui-même a péché en prenant Lilith pour maîtresse. Que Dieu chasse Lilith, que les mendiants mangent la bête, plusieurs solutions mythiques sont proposées pour mettre fin au mal. En attendant, les espèces prolifèrent (thème de la gémination et de l'insémination).

Pour la première fois je sens quelque chose de l'ordre du désespoir dans les récits de Primo Levi: «Lui qui n'était pas un déporté, il était mort du mal des déportés» écrit-il à propos d'un homme ouvrier "civil" dans les camps qui l'aida à survivre grâce à une assiette de soupe quotidienne. Rentré en Italie, cet homme se laissa mourir.
Je me souviens de l'annonce du suicide de Primo Levi. Quelques années plus tard, c'est avec soulagement que je découvris le témoignage de son ami Mario Rigoni Stern à la fin du film Le voyage de Primo Levi: Stern ne croyait pas au suicide et soutenait la thèse de l'accident.
Avec Lilith, la thèse du suicide prend une nouvelle consistance.


Note
1 : NB: meschughe= fou: Ezra avait demandé au chef de baraque de lui conserver sa soupe pour le lendemain car il souhaitait respecter le jeûne du Kippour.

Platon révolutionnaire et tyrannique

§ 11 - Portrait du philosophe accompli

Il vit entièrement dans les abstractions les plus pures, ne voit ni n'entend plus rien, n'estime plus rien de ce que les hommes estiment, il hait le monde réel et cherche à propager son mépris. Il vit comme dans une caverne, après qu'il a vu la lumière du jour et les véritables onta [étant]: il est inévitable que les autres hommes le tiennent pour insensé lorsqu'il leur recommande de ne plus croire à la réalité des choses qu'ils voient et entendent. L'homme platonicien est très différent du socratique; car Socrate dit (Xénophon, Mémorables, III 9): «Le meilleur citoyen et celui que les dieux chérissent le plus, est celui qui, agriculteur, accomplit bien les devoirs de l'agriculteur, médecin, accomplit bien les devoirs de l'art médical, et qui dans la vie politique remplit bien ses devoirs envers l'État. Mais l'homme qui ne fait rien de bon n'est ni utile ni agréable aux dieux». Socrate était un bon citoyen, Platon un mauvais, comme Niebuhr a osé le dire. Cela veut dire que Platon a livré un combat à mort contre les conditions politiques en place et qu'il était un révolutionnaire extrêmemnt radical. L'exigence de former des concepts exacts de toutes les choses paraît inoffensive: mais le philosophe, qui croit les avoir trouvés, traite tous les autres hommes de fous et de dépravés et toutes leurs institutions de folies et d'obstacles à la pensée véritable. L'homme aux concepts exacts veut juger et régner: croire posséder la vérité rend fanatique. Cette philosophie est partie du mépris de la réalité effective et des hommes: très vite, elle manifeste une tendance tyrannique. Platon semble, si l'on se fonde sur l'Apologie de Socrate, avoir conçu la pensée décisive concernant la manière dont un philosophe doit se comporter envers les hommes: comme leur médecin, un frein sur la nuque des hommes. Il renforce l'idéal et saisit les pensées: la science doit régner: celui qui sait, qui est le plus proche des dieux, doit être législateur et fondateur d'Etats. Les moyens qu'il emploie sont: liaison avec les pythagoriciens, recherches pratiques à Syracuse, fondation de l'Académie, activité d'écrivain et combat inlassable contre son temps.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.42-43 (éditions de l'éclat, 2e édition, 1998)

La logique

La pensée logique comme fondement de la morale, la représentation et l'opinion comme fondement de l'immoralité.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.41 (éditons de l'éclat, 2e édition, 1998)

Témoin (passage du)

Je me souviens de ce jour [août 1992] avec une grande netteté. J'achetai le matin un quotidien de la ville et je lus la notice annonçant qu'un vieux journaliste était décédé à l'Ospital de Santa Maria de Lisbonne, et que sa dépouille était visible pour un dernier hommage dans la chapelle dudit hôpital. Par discrétion, je ne désire pas révéler le nom de cette personne. Je dirai simplement que c'était une personne que j'avais brièbement connue à Paris, à la fin des années soixante, quand il écrivait dans un journal parisien en tant qu'exilé portugais. C'était un homme qui avait exercé son métier de journaliste dans les années quarante et cinquante au Portugal, sous la dictature de Salazar. Et il avait réussi à jouer un bon tour à la dictature salazariste en publiant dans un journal portugais un article féroce contre le régime. Ensuite, il avait naturellement eu de sérieux problèmes avec la police et il avait dû choisir la voie de l'exil. Je savais qu'après les événements de soixante-quatorze, quand le Portugal retrouva la Démocratie, il était retourné dans son pays, mais je ne l'avais plus rencontré. Il n'écrivait plus, il était à la retraite, je ne sais comment il vivait, il avait été malheureusement oublié. A cette époque, le Portugal vivait la vie convulsive et agitée d'un pays qui retrouvait la démocratie après cinquante ans de dictature. C'était un pays jeune dirigé par des gens jeunes. Personne ne se souvenait plus d'un vieux journaliste qui, à la fin des années quarante, s'était opposé avec détermination à la dictature salazariste.
[…]
En septembre, comme je l'ai dit, Pereira me visita à son tour. Sur le moment je ne sus quoi lui dire, et pourtant je compris confusément que cette vague apparition qui se présentait sous l'aspect d'un personnage littéraire était un symbole et une métaphore: d'une certaine façon, c'était la transposition fantasmatique du vieux journaliste à qui j'étaits allé rendre un dernier hommage. Je me sentis embarrassé, mais je l'accueillis avec affection. Par cette soirée de septembre, je compris vaguement qu'une âme en train de voyager dans l'air avait besoin de moi pour se raconter, pour décrire un choix, un tourment, une vie.


Antonio Tabucchi, postface à Pereira prétend, p.215 à 217 (Folio)
Je regrette de ne pas connaître le nom de ce journaliste. (A-t-il vraiment existé? C'est étange de rendre hommage à quelqu'un sans donner son nom.) Les quelques recherches que j'ai effectuées dans Google n'ont rien donné, il faudrait peut-être essayer en italien ou en portugais. Le premier chapitre de Lilith de Primo Levi s'acquitte lui aussi de la tâche de témoigner pour les morts (deux Italiens. «Nous sommes les yeux des morts» disait Pirandello, un autre Italien. Et leur mémoire, et leur parole):
Donc, dans la regrettable éventualité où l'un de vous me survivrait, vous pourrez raconter que Leon Rappoport a eu sa part, qu'il n'a laissé ni dettes ni créances, qu'il n'a pas pleuré et n'a pas demandé pitié. Si dans l'autre monde je rencontre Hitler, je lui cracherai à la figure de plein droit…
Une bombe tomba non loin de là, suivie d'un grondement d'avalanche: un des entrepôts avaient dû s'effondrer. Rappoport dut presque crier:
— … parce qu'il ne m'a pas eu !
[…]
Deux jours plus tard, le camp[d'Auschwitz] fut évacué, dans les effroyables circonstances que l'on sait. J'ai des raisons de penser que Rappoport n'a pas survécu; aussi ai-je cru bon de m'acquitter de mon mieux de la misssion qui m'avait été confiée.

Primo Levi, Lilith, p.13 et 14 (Liana Levi, 1987)

Les timbres de Donald Evans

Pour la personne qui est arrivée sur mon blog en cherchant des timbres de Donald Evans: voir ici.

La Décennie de François Cusset

J'ai ramené les références de ce livre d'un colloque sur la littérature en France dans les années quatre-vingts (la littérature in-tranquille, sur fond d'affiche de campagne mitterrandienne (non, je n'avais pas fait le rapprochement avec "la force tranquille")).

Ce livre est paru en 2006, il est sous-titré "Le cauchemar des années 1980". Il explique dix ans de mutations, la fin des années contestataires et l'avènement de la normalisation des esprits par le capitalisme (je dirais plutôt: par le marketing ou le marchandising).

C'est un livre à la fois amusant, désespérant et énervant: énervant par son style (trois cents pages dans le style Canard enchaîné, c'est lassant), désespérant par son constat (la fin de l'esprit critique et de la contestation sociale et politique, la disparition des intellectuels, Deleuze, Foucault, Sartre, etc), amusant parce que la bêtise est toujours réjouissante (enfin je trouve). C'est aussi ou surtout un livre en colère; il me semble y lire — mais c'est peut-être moi qui projette — «Qu'a fait la gauche de ses idéaux?»

Le plaisir de ce livre pour moi est aussi d'y relire mes années d'adolescence, d'y voir étalés et expliqués des phénomènes que j'ai détestés instinctivement, et de pouvoir soudain leur donner une forme (à ces phénomènes) et une raison (à cette détestation).

L’accumulation des formules-choc donne parfois l’impression d’être manipulé (le lecteur est appelé lui aussi à abandonner tout esprit critique pour abonder dans le sens de l’auteur), mais il faut convenir que c’est un travail très abondamment documenté (avec Le Nouvel Obs comme magazine représentatif de la décennie… Est-ce un bon choix, est-ce le bon choix ?) et que les arguments avancés sont toujours étayés par des sources. Chaque fois que l’on souhaite protester contre ce qui paraît une explication un peu trop simple et un peu trop rapide, quelques livres, quelques chansons, quelques événements de l’époque viennent soutenir la thèse de l’auteur (bien entendu, cette phrase n'est que le reflet de ma malveillance. En toute rigueur, l'auteur a procédé à l'inverse: il a déduit ses analyses des faits, et non cherché quelques faits à l’appui de ses idées préconçues (cette dernière méthode expliquerait que tout semble si bien concorder… mais justement, un peu trop bien, d’où mon malaise indéfinissable)).

La thèse du livre est la suivante : la génération quatre-vingts a voulu que le tout économique et le tout culturel remplacent l'esprit critique. Elle a écrasé la contestation sociale et politique en la rendant littéralement im-pensable.
Collant comme l’obligation d’être heureux, d’être entreprenant, d’être un individu. Ces refrains [T’as le look coco qui te colle à la peau] expriment mieux qu’autre chose la schizophrénie de la France de 1984, le décalage abyssal, mais gardé sous silence, entre ces enthousiasmes savamment orchestrés et la plus grande année de «casse» sociale de la décennie, sinon de la fin du siècle. Car c’est la mise en place du Plan Acier et ses dizaines de milliers de licenciements pour «sauver» la sidérurgie française, avec ces images, venues d’un autre temps, d’ouvriers lorrains affrontant les CRS vendredi 13 avril dans les rues de Paris. Ce sont aussi l’accélération de la croissance du chômage et le doublement des nouveaux cas de «détresse sociale», selon le Secours catholique, plus l’exclusion en dix-huit mois de 600 000 chômeurs des bénéfices de l’indemnisation suite aux décrets Bérégovoy signés avec patronat et syndicats. Et c’est l’essor, en conséquence, des jobs précaires et d’emplois de bureau d’une pénibilité nouvelle, depuis l’instauration des Travaux d’utilité collective (TUC) par le nouveau gouvernement Fabius jusqu’au boom soudain du télémarketing, où l’on place chaque télévendeur face à un miroir pour qu’il n’oublie pas … de sourire.

François Cusset, La décennie, p.98 (La Découverte, 2006)
Ce livre donne l’impression de voir naître notre aujourd’hui, album photo d'un aujourd’hui au berceau dont il était alors difficile d’imaginer l'adolescence.

Voici par exemple la naissance de l’antiracisme:
[…] le socialisme français troque alors l’ouvrier contre l’immigré dans le rôle du damné de référence1, de la figure fétiche à laquelle identifier un courant politique qui lui est historiquement étranger. Le choix de sacrifier des pans entiers de l’industrie française et jusqu’à la classe ouvrière elle-même comme enjeu électoral, n’a pas lieu par hasard au même moment.

A ces nouveaux labels unanimistes surgis en quelques mois dans la France de Mitterrand, il devient vite indispensable, pour la gauche des beaux quartiers, d’être associée d’une façon ou d’une autre, pour leur plus-value symbolique et leur bénéfice moral. Mais, une fois passés les disques et les concerts, SOS-Racisme et ses réseaux gardent une très faible représentativité dans les quartiers où le racisme est vécu au quotidien. Supplément d’âme invisible, et concrètement inutile, dans des zones urbaines de discrimination systématique (à l’embauche, au logement, au harcèlement policier), la nouvelle morale antiraciste constitue en revanche un atout non négligeable dans les dîners en ville et les comités de rédaction. Pestant contre un show business cocardier qui compte si peu d’Arabes, mais heureusement tant d’autres «immigrés» (d’Yves Montant à Léon Zitrone ou Sylvie Vartan), on met alors en avant le couturier en vogue Azzedine Alaïa, tunisien de naissance, ou l’Algérienne d’origine Isabelle Adjani. Un numéro de Globe annonçant en couverture «Beur is beautiful» invite même bientôt cette dernière à venir raconter à Harlem Désir «l’insulte, l’injure et l’insurrection2 de son enfance française, quand elle s’appelait Yasmina.

C’est dans un esprit comparable que sera porté aux nues en 1988, en enfant miraculé d’une famille de Kabyles pauvres de Lorraine, le major cette année-là du concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure, Djamel Oubechou. L’arbre de tel parcours d’exception, pour cacher la forêt des discriminations; les confessions tremblantes de l’assimilé(e), pour couvrir le silence forcé des inassimilables. Car il en suffit d’un(e) pour mettre un peu de couleur, et que résonne le chœur nouveau de la diversité. L’année 1985 n’est pas par hasard celle où la marque de prêt-à-porter Benetton adopte pour devise «United Colors», suite à la visite d’un cadre de l’UNESCO frappé par la diversité ethnique des salariés du siège, d’après la mythologie de la maison. L’année-charnière de la décennie voit en effet en France, au-delà de la petite main jaune, médias, politiques et producteurs culturels entonner d’une seule voix un éloge lyrique du métissage, un cantique des contrastes et de l’hybridité, une sarabande inlassable en faveur de la diversité des couleurs et des cultures, en des termes assez naïfs, et assez creux, pour inspirer bientôt à certains, dans les mêmes rangs, une critique féroce de l’angélisme anti-raciste — de Jean-François Bizot dans Actuel à l’historien du racisme Pierre-André Taguieff3.
[…]
[…] Mais c’est en musique, une fois encore, qu’est célébré avec le plus de succès pareille réconciliation des cultures, pareille richesse de la diversité, donc aussi bien de la variété. Ce sont, d’un côté, les première percées en France de la musique noire venue d’Arique francophone, d’Alpha Blondy à Dibongo, mais goûtée encore surtout par les connaisseurs. Et de l’autre, plus consensuelle, explose une variété française qui égrène les déclarations d’amour à la différence et à la diversité, de Daniel Balavoine avec L’Aziza («que tu sois d’ici ou là-bas») à Laurent Voulzy en pleine tentation tropicale («le soleil donne la même couleur aux gens»), de Maxime Le Forestier («être né quelque part») à Bernard Lavilliers («de n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur»), et de Jean-Jacques Goldman bien sûr («je te donne toutes mes différences») aux métisses chantées par Julien Clerc, dont «un quart de sang noir» a fait le premier à savoir que «le métissage sauvera le monde». […]

Tout paraît alors contribuer à dessiner en France cette figure compatissante de l’Autre, dans son infranchissable mais si enrichissante «différence».

Ibid, p.104 à 106

Les prémices de l’indignation institutionalisée:
C'est en se déchaînant aussi bien contre les politiques et leur «lâcheté infâme» que contre ce peuple de téléspectateurs repus, indifférents aux guerres terribles qui déchirent le monde, que les nouveaux intellectuels pétitionnaires promeuvent leur courageuse action — vrais «signeurs de la guerre», comme les appelait Félix Guattari. L'argument de l'indifférence coupable fera même le succès de la liste électorale «L'Europe commence à Sarajevo». Créée avant les élections européennes de juin 1994 par BHL, André Glucksmann, Pascal Bruckner, le cinéaste Romain Goupil et le cancérologue Léon Schwartzenberg, elle se saborde à quelques jours du scrutin, après avoir réuni quand même près de 12% des intentions de vote. Le but, assurent-ils, était d'imposer la guerre de Bosnie au cœur du débat ouest-européen et, plus naïvement, de faire lever l'embargo sur les armes en faveur des musulmans de Bosnie. Mais aussi, selon le mot de BHL, de permettre à cette occasion à Michel Rocard, suel homme politique qui ait manifesté de l'intérêt (et soit même venu au débat houleux qui lançait le projet, le 17 mai, à la Mutualité), de «consommer enfin son parricide» contre François Mitterrand.

Ce dernier, directement mis en cause par la «liste», évoque le 16 mai «des voix sincères mais \[que] la passion égare», tandis qu’avec moins d’indulgence son ancien ministre Jean-Pierre Chevènement assène que «la politique étrangère de la France et la guerre sont des choses trop sérieuses pour être laissées à Bernard-Henry Lévy4». L’aventure exemplaire de la liste Sarajevo aura montré en tout cas jusqu’où peuvent aller, en France, non seulement l’influence sur la scène politique des intellectuels les plus en vue, mais aussi leur certitude morale et leur candeur stratégique.

Car la dénonciation du mal est plus une posture qu’un argument, davantage un élan, fiévreux et lyrique, qu’un projet. Peu importent ses causes et son processus exact, la violence, estiment-ils, est toujours nue, elle est ce mal en soi reconnaissable entre tous — soif de sang et goût pervers du combat que s’essaient même à éradiquer de La Marseillaise Jean Toulat et l’Abbé Pierre, en montant en février 1992 un comité pour modifier les paroles «trop belliqueuses» de l’hymne national. L’indignation morale envahit médias et librairies, elle devient la forme a priori du débat politique.

Ibid, p.177 et 178

Le chantage au sens:
Trois traits de ce moralisme du Mal en disent toute l’arrogance. D’abord un certain «biographisme», à l’évidence narcissique, qui leur fait oublier les textes, et leur autonomie, au profit des seuls faits et gestes de l’auteur. Même si certains d’entre eux ont alors défendu le philosophe allemand, c’est bien cette vision du travail intellectuel qui a rendu possible l’étonnante «affaire Heiddegger» de 1987, apparition soudaine de ce nom lointain dans le débat public, le temps de fustiger les compromissions nazies d’un professeur bien suspect. Ensuite, leur dogme des Lumières ressemble plutôt à un spiritualisme du Bien et du Mal. Ils prêchent un christianisme laïcisé où tout se résout, en dernier ressort, à l’affrontement de la haine et de l’amour, celui-ci surplombant de ses promesses de réconciliation générale les métaphysiques bon marché d’un Comte-Sponville ou d’un Ferry — un peu à la façon dont le chanteur Sting cherchait alors à nous rassurer sur l’humanité des Soviétiques : «Russians love their children too5». Enfin, leur harangue est une façon involontaire, mais diablement efficace, d’entériner ce qu’ils dénoncent, en substituant la pitié au dialogue, la conscience noble à la riposte politique, et l’éloge de l’engagement à l’action effective. […]

Pour être plus discret, le deuxième chantage des moralistes n’en est que plus pernicieux. Le «retour au sens» dont se réclament Ferry et Renaut, avec tant d’autres, est pour la pensée le pire des chantages. Il identifie toute difficulté théorique (qui est en général la difficulté de ce qu’ ''il y a'' à penser) à un snobisme de l’abscons, et associe le «vrai» questionnement philosophique, sur un mode démagogique, à une médecine de l’âme révélant aux mortels le sens des choses — que ça fasse sens, qu’on donne du sens, qu’on trouve le Sens de la vie grâce aux grands auteurs. Cette approche thérapeutique, et mensongère, du travail théorique accouchera finalement de quelques best-sellers, traités moraux de Comte-Sponville ou théodicées humanistes de Ferry6, et d’une vague submergeant les années 1990: celle des «cafés philo» inaugurés à la Bastille par Marc Sauter et d’une «philo pour vivre» enfin ''utile'', depuis le retour très biographique à Socrate (deux récits de sa vie paraissent en 1987) jusqu’au triomphe du roman philosophique de l’écrivain norvégien Jostein Faarder, Le Monde de Sophie (1995).

Le chantage au Sens est un chantage est un chantage à la transcendance, à une présignification donnée hors du monde, qui empêche de saisir les liens, les strates, les trous faisant et défaisant le monde. Le retour à l’approche herméneutique, celle des réflexions extérieures sur telle ou telle question, pose ce Sens comme antérieur à tout le reste, vieil idéalisme qu’avaient combattu trente ans de soupçon théorique devant nos fausses évidences, de Deleuze à Foucault et Lacan. Le «sens commun» que prônent les moralistes, en nouveaux amis du peuple, est surtout un Sens prédéfini organisant le commun à son insu. Il est ce Sens dont se méfiait Freud dans les années 1910, lorsqu’il répétait que le rapport au désir ne se réduit pas à son «sens» culturel ou religieux, mais constitue à chaque fois une énigme singulière. Et il y a du mépris dans cet appel à un Sens accessible, transparent, transitif. Car la question des troubles du sens, de ses glissements et de ses illusions, aurait été tout aussi accessible au grand public, et beaucoup plus féconde. Mais elle aurait eu l’inconvénient de l’émanciper de la tutelle de ses nouveaux maîtres qui, sous prétexte de faire penser chacun «par lui-même», ont organisé la discussion à leur guise, au nom d’une philosophie de l’épanouissement personnel. La décennie 1980 consacre ainsi l’empire du Sens, qui réduit une à une, par la force de ses brigades médiatiques et académiques, les dernières poches de résistance, héritées du structuralisme ou de la pensée critique, où l’on ose encore douter que le sens — des mots, des concepts, du monde — aille de soi.

Enfin, avec le chantage au Réel, on n’est plus seulement sur le pré carré des moralistes, mais sur le terrain plus large où triomphent, pendant les années 1980, les stratèges de l’empirisme. Experts, spécialistes, conseillers expliquent tous doctement ce qu’est le Réel, et qu’il serait périlleux de s’en écarter. Le «réalisme», ou plutôt son illusion, procède à la fois d’un cynisme assumé, en faisant de l’assentiment à ce qui est (le «réel ») l’unique règle de pensée, et d’un rappel à l’ordre : cantonnez-vous au possible, au réalisable, que nous délimiterons pour vous, et nous pourrons discuter. Le Réel, chez nos moralistes des années 1980, fut ce qu’ils éprouvèrent dix ans auparavant comme un réveil salutaire, quand Soljenitsyne, Pol Pot ou le « bateau pour le bateau pour le Vietnam » les tirèrent soudain de leur sommeil dogmatique. D’un tel réveil, ils conclurent alors à une claire séparation du monde entre utopies et réalité, fantasmes et empirie, rêve et urgence — Mal et Bien.

Ibid, p.231 et 232
J'ai déjà longuement cité, je vais donc faire l'impasse sur la description de l'envahissement du tout culturel (je retrouve en feuilletant le rapprochement entre la mort de Coluche et celle de Borgès à quelques heures d'intervalle). Je note ici pour mémoire deux ou trois titres afin de les retrouver en temps utiles (ils apparaissent en note de bas de page: c'est un peu ce qui manque à cette étude, une reprise des livres cités dans une bibliographie en fin de volume. Comme je le disais, le livre fourmille de références. L'un des auteurs encore vivants aujourd'hui qui reçoit l'approbation de François Cusset est Jacques Rancière).

- Jean Baudrillard, L'Autre par lui-même Galilée, Paris, 1987 (le signe est-il encore signe de quelque chose, ou comment trop de signes tue le signe);
- Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, Paris, 1993 (pour les époux Ceaucescu et parce que le titre me plaît);
- Félix Guattari, Les années d'hiver, Paris, Galilée, 1989.


Notes
1 : C'est moi qui souligne.
2 : «SOS la vie», Globe, n°10, octobre 1986.
3 : Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, Paris 1987.
4 : Cités in Pierre Favier et Michel-André Rolland, La décennie Mitterrand, vol.4, Seuil, Paris, 1999, pp 539 et 541.
5 : «Les Russes aussi aiment leurs enfants.»
6 : Luc Ferry, L'Homme-Dieu ou le Sens de la vie (Grasset, Paris, 1996) et André Comte-Sponville, Petit Traité des grands vertus (Albin Michel, Paris 1995)

Le jour de la Race est le dix juin

Écoutez, Pereira, dit le directeur, le ''Lisboa'' est en train de devenir, comme je vous l'ai dit, un journal xénophile, pourquoi ne faites-vous pas un hommage à un poète de la patrie, pourquoi est-ce que vous ne faites pas notre grand Camões? Camões? répondit Pereira, mais Camões est mort en mil cinq cent quatre-vingts, il y a presque quatre cents ans. Oui, dit le directeur, mais c'est notre grand poète national, et il est toujours très actuel, et puis savez ce qu'a fait António Ferro, le directeur du Secrétariat National de Propagande, enfin le ministre de la Culture, il a eu la brillante idée de faire coïncider le jour de Camões et le jour de la Race, ce jour-là on célébrera le grand poète de l'épopée et la race portugaise, et vous, vous pourriez nous faire une éphéméride. Mais le jour de Camões est le dix juin, monsieur le directeur, objecta Pereira, quel sens cela a-t-il de célébrer le jour de Camões à la fin août? D'abord le dix juin nous n'avions pas encore de page culturelle, expliqua le directeur, ça vous pouvez le déclarer dans l'article, vous pouvez toujours célébrer Camões, qui est notre grand poète national, et faire référence au jour de la Race, il suffit d'une allusion pour que les lecteurs comprennent. Excusez-moi, monsieur le directeur, répondit Pereira avec componction, mais bon, je voulais vous dire une chose, à l'origine nous étions lisutaniens, puis nous avons eu les Romains et les Celtes, puis nous avons eu les Arabes, alors quelle race pouvons-nous célébrer, nous Portugais? La race portugaise, répondit le directeur, excusez-moi Pereira, mais votre objection ne me plaît pas beaucoup, nous sommes portugais, nous avons découvert le monde, nous avons accompli les principales navigations du globe, et quand nous l'avons fait, au seizième siècle, nous étions déjà portugais, voilà ce que nous sommes et voilà ce que vous devez célébrer, Pereira. […]
Pereira salua le directeur et raccrocha. António Ferro, pensa-t-il, le terrible António Ferro, le pire est qu'il s'agissait d'un homme intelligent et malin, dire qu'il avait été l'ami de Fernando Pessoa, bon, conclut-il, mais ce Pessoa, aussi, il se choisissait de ces amis.

Antonio Tabucchi, ''Préreira prétend'', p.190-191 (Folio, imprimé en 1998)

Vivre en philosophe

Les anciens philosophes grecs, comme Épicure, Zénon, Socrate, etc., sont restés plus fidèles à la véritable Idée du philosophe que cela ne s'est fait dans les temps modernes.
Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement, disait Platon à un vieillard qui lui racontait qu'il écoutait des leçons sur la vertu. — Il ne s'agit pas de spéculer toujours, mais il faut aussi une bonne fois penser à l'application. Mais aujourd'hui on prend pour un rêveur celui qui vit d'une manière conforme à ce qu'il enseigne.

Kant, Vorlesungen über die philosophische Encyclopädie, dans Kants gesammelte Schriften, XXIX, Berlin, Akademie, 1980, p.8 et 12, cité par Pierre Hadot en exergue à Qu'est-ce que la philosophie antique?
Contexte: En 1945 Hans Jonas entre en Allemagne en soldat. Il apprend la mort de sa mère à Auschwitz, fait face au déni de ses voisins, rencontre son éditeur, son ancien directeur de thèse et enfin un professeur de philosophie qu'il connaissait avant la guerre.
A Marbourg, je rendis encore visite à quelqu'un d'autre. Bultmann me dit une fois: «Vous avez bien été aussi l'élève de Julius Ebbinghaus?» Et de fait, déjà à Fribourg — peu après ma digression en agriculture, Heidegger étant alors à Marbourg —, je m'étais inscrit à des cours magistraux et à un séminaire du kantien Ebbinghaus. Nous nous sommes même querellés alors. C'était un kantien orthodoxe combatif qui, partant de Hegel, était remonté à la source authentique de la vérité — Kant. Je me trouvais avec lui dans un rapport nécessairement critique, car il n'admettait aucune opinion qui divergeât de Kant, et c'était en l'occurrence un interprète de la doctrine kantienne un peu forcené mais extraordinairement sagace, clair et précis. «Vous devriez aller le voir, me dit Bultmann, c'est l'un de ceux qui se sont réellement conduits magnifiquement.» […]
Nous nous saluâmes cordialement et je lui exprimai mon estime pour sa constance durant l'époque nazie, Bultmann m'ayant raconté qu'il avait gardé une attitude sans compromis, même lorsqu'on ne pouvait pas parler aussi librement. Là-dessus, Ebbinghaus déclara ce que je n'ai jamais oublié: «Oui, Jonas, mais je vais vous dire une chose — sans Kant, il m'eût été impossible de traverser ainsi cette époque.» Ce fut comme si un chrétien disait: «Sans le Seigneur Jésus-Christ, je n'en aurais pas été capable.» Je compris soudain ce qu'est la philosophie vécue. En face de cela Heidegger disparaît, lui, le penseur et philosophe, bien plus important, bien plus original. Que la philosophie oblige aussi à un certain type d'existence et de comportement publiquement éprouvé, c'est ce que le kantien avait saisi, et non pas le philosophe existentialiste.

Hans Jonas, Souvenirs, p 179-180, Payot-Rivages, Paris, 2005.

L'éternité

Comment, pensa-t-il, si je ressuscite, ce sera pour me retrouver avec des gens en canotier? Il s'imagina vraiment parmi les gens du yacht dans un port indéfini de l'éternité. Et l'éternité lui parut un lieu insupportable, écrasé par une chape de chaleur brumeuse, avec des gens qui parlaient en anglais et portaient des toasts en s'exclamant: oh! oh!

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.17 (Folio, imprimé en 1998)

Prendre conscience de son être dans le Tout

Je lis Qu'est-ce que la philosophie antique? parce que je le dois, et Pereira prétend parce qu'il était à côté du Fil de l'horizon à la bibliothèque, livre cité par RC dans Élégies pour quelques-uns.
Il dansa cette valse presque avec transport, comme si son ventre et toute sa chair avaient disparu par enchantement. Tout en dansant, il regardait le ciel au-dessus des ampoules colorées de Praça da Alegria, et il se sentit minuscule, fondu dans l'univers. Il y a un gros homme d'un certain âge qui danse avec une jeune fille sur une quelconque place de l'univers, pensa-t-il, et dans le même temps les astres tournent, l'univers est en mouvement, et peut-être que quelqu'un nous regarde depuis un observatoire infini.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.31 (Folio imprimé en 1998)

Dans toutes les écoles qui le pratiquent, cet exercice de la pensée et de l'imagination consiste finalement, pour le philosophe, à prendre conscience de son être dans le Tout, comme point minuscule et de faible durée, mais capable de se dilater dans le champ immense de l'espace infini, et de saisir en une seule intuition la totalité de la réalité. Le moi éprouvera ainsi un double sentiment, celui de sa petitesse, en voyant son individualité corporelle perdue dans l'infini de l'espace et du temps, celui de sa grandeur en éprouvant son pouvoir d'embrasser la totalité des choses1.

Pierre Hadot, Quest-ce que la philosophie antique?, p.313 (Folio imprimé en 2011)
Parfois j'ai l'impression (de plus en plus souvent j'ai l'impression) de lire un seul et même livre, continu de livres en livres.


Note
1 : Cf. Pierre Hadot, La Citadelle intérieure, p 195-198

Préalable nécessaire

Pereira se leva et prit congé. Au revoir père António, excusez-moi si je vous ai fait perdre votre temps, la prochaine fois je viendrai me confesser. Tu n'en as pas besoin, répliqua le père António, pense d'abord à commettre quelque péché et viens ensuite, mais ne me fais pas perdre mon temps inutilement.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p 151 (Folio imprimé en 1998)

Au plus simple

Eh bien, dit Pereira, Marinetti est un salaud, il a commencé par chanter la guerre, il a fait l'apologie des carnages, c'est un terroriste, il a salué la marche sur Rome, oui, Marinetti est un salaud, et il faut que moi, je puisse le dire. Va en Angletterre, dit Silva, là tu pourras dire tout ce que bon te semble, tu auras un tas de lecteurs. Pereira termina la dernière bouchée de son filet. je vais au lit, dit-il, l'Angleterre est trop loin.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.68 (Folio imprimé en 1998)

Le lien, le regard

Il s'est dit que rien n'arrivait par hasard; et que c'est bien cela le hasard: notre impuissance à saisir les liens véritables qui unissent les choses; il a compris la vulgarité et l'orgueil avec lequel nous établissons des liens entre les choses qui nous entourent. Il a regardé autour de lui et s'est demandé quel lien unissait la cruche posée sur le coffre et la fenêtre. Elles n'avaient aucun point commun, elles étaient étrangères l'une à l'autre; elles lui semblaient avoir une existence plausible uniquement parce qu'un jour, il y a des années de cela, il avait acheté cette cruche et l'avait posée sur le coffre, près de la fenêtre. Le seul lien qui existât entre elles résidait en ses propres yeux qui les regardaient. Mais autre chose, une volonté, devait avoir guidé sa main lorsqu'il avait acheté la cruche: le véritable lien, c'était ce geste oublié et furtif; tout était contenu dans ce geste, le monde, la vie, un univers.

Antonio Tabucchi, ''Le fil de l'horizon'', p.88 (Folio 1990)

Une âme en paix

— La seule chose innée chez l'homme, disait-il à ses élèves, en pinçant sa barbiche érudite, c'est l'amour de soi. Et le bonheur est le but de la vie de tout homme! Et quels sont les éléments du bonheur? (Les yeux du philosophe étincelaient.) Deux, messieurs, et deux seulement: une âme en paix et un corps sain. Pour ce qui est de la santé du corps, n'importe quel médecin vous conseillera utilement. Mais pour la paix de l'âme, je vous dirai: mes enfants, ne faites pas le mal, et vous n'aurez ni repentir ni regret, qui sont les deux seules choses qui rendent les gens malheureux.

Mikhaïl Boulgakov, Le roman de monsieur de Molière, p.46 (Folio, dépôt 1993)

Une journée bien remplie

Journal de Goethe. Une personne qui ne tient pas de journal est dans une position fausse à l'égard du journal d'un autre. S'il lit, dans le Journal de Goethe, par exemple: «II.I.1787. — Passé toutes la journée chez moi à prendre diverses dispositions», il lui semble qu'il ne lui est encore jamais arrivé de faire aussi peu de choses en une journée.

Franz Kafka, Journal, p.57, Poche biblio imprimé en 1982 (copyright 1954).


Je n'ay rien fait d'aujourd'huy. — Quoy? avez vous pas vescu? C'est non seulement la fondamentale mais la plus illustre de vos occupations.

Montaigne, Essais, III, 13, Paris, Gallimard, Pléiade, 1962, p.1088, cité par Pierre Hadot en exergue de Qu'est-ce que la philosophie antique?

Parler un peu de soi

G.Prokhorov attire notre attention sur l'aspect «autobiographique» de cette Vie du saint métropolite Pierre: en effet, on peut y voir un reflet de la vie de Cyprien et de ses ennuis. D. Obolensky a relevé également les mêmes ressemblances. «Les carrières des deux prélats, dit-il, on en effet un nombre surprenant de similitudes: tous deux eurent des liens étroits avec la Russie occidentale, eurent un rival qui tenta de les remplacer de façon frauduleuse, furent noircis par leurs ennemis russes devant les autorités de Constantinople, surmontèrent finalement ces obstacles et furent intronisés comme métropolites à Moscou.» L'élément autobiographique dans la Vie du saint métropolite Pierre n'est pas surprenant pour l'époque, car, comme l'a remarqué Mgr Louis Petit, «à Byzance, un hagiographe qui se respecte ne manque jamais de parler un peu de lui1».

Job Getcha, La réforme liturgique du métropolite Cyprien de Kiev, p.38, édition du Cerf, 2010, Paris
1 : L. Petit, Vie et office de Michel Maléinos, suivis du Traité ascétique de Basile le Maléinote, éd. L. Clugnet, Bibliothèque hagiographique orientale, IV, Paris, 1903, p.3. Mentionné dans D. Obolensky, «A philorhomaios anthropos: Metropolitan Cyprian of Kiev and all Russia (1375-1406)», p.92.

La bureaucratie française vue par Limonov

Emprunté Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo à la bibliothèque du CE parce qu'il était en présentoir, que le titre me faisait rire et que les éditions Le Dilettante m'inspirent confiance.
Non, je n'ai pas lu le ''Limonov'' pour un certain nombre de très mauvaises raisons, dont la pire est sans doute que j'ai trouvé le style de ''Ce qu'aimer veut dire'' détestable, et que je tends à assimiler Lindon et Carrère (tous deux "fils de…" publiés par P.O.L, etc).

Cinq récits repris en 2011 mais déjà publiés entre 1986 et 1991 (Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo est le dernier du recueil). C'est intéressant par la causticité et l'anecdote, mais je crois que je vais en rester là. J'ai pensé à Houellebecq par moments: Limonov aurait pu être un personnage de Houellebecq, (mais un personnage de vainqueur, pas un loser), avec son obsession pour le sexe et ce genre de commentaire:
Ben était transparent: c'était l'histoire américaine la plus banale, il avait complètement raté sa vie, s'était vendu pour du confort, des sculptures africaines, la possiblilité de passer ses soirées dans un café de Saint Mark's Place, déconner sur la littérature, juger et critiquer les livres des autres. En échange de quoi, il avait donné à sa maison d'édition des années de sa vie, son talent, si jamais il en avait eu. Il était devenu un esclave, un rond-de-cuir. Il me l'avait confié au cours de la soirée: maintenant qu'il avait son studio, il pouvait enfin se mettre à son livre. Je ne lui avais pas rétorqué que c'était peut-être trop tard. Il n'était rien, il n'avait plus qu'à rentrer chez lui et se flinguer. Je n'avais pas pitié de lui. Je me levai.

Edward Limonov, Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo, p.101, Le Dilettante (2011)
Le plus ironique pour un Français est le dernier récit, qui raconte les tribulations du héros pour obtenir une carte de séjour de dix ans dans la France des années 80. Nous avons droit à une critique féroce de l'état du parc immobilier parisien:
De quelle révolution informatique vous causez quand le chauffage, véritable brontosaure, qui réchauffe mon gourbi rose, pompe l'électrécité comme c'est pas parmis, et fonctionne selon un système complètement archaïque. Ah! mais le système social, ah, la technique… En Union soviétique, où même les entrées d'immeubles sont chaufffées par d'énormes radiateurs, branchés sur le chauffage central, on rigolerait à en tomber à la renverse si l'on voyait la technique courante d'un pays qui a accompli la révolution informatique. Au pays du goulag, oui, oui, on rigolerait bien. […] J'ai changé cinq fois d'appartement à Paris, et aucun n'était bon marché, mais le niveau de confort était comparable à ce qu'on trouve en Italie du Sud. Aux USA, même l'hôtel le plus paumé pour chômeurs noirs a quand même le chauffage central… Dans le premiser appartement où j'ai habité à Paris, rue des Archives, le vécé électrique broyait bruyamment la merde dans l'étroit tuyau de plastique vers la large canalisation. La révolution informatique, putain, parlez-en à mon voisin, Édouard Maturin, sa femme et son gosse vont aux toilettes sur le palier, des chiottes à la turque, inconnues chez nous. Et en plus, il y a encore deux bébés qui dorment dans l'unique pièce où vit la famille, et qui est trois fois plus petite que mon appartement. Cinq dans une petite cage comme ça! La révolution informatique, putain, à cinq minutes à pied de la place des Vosges. Mais bon, quoi, on a construit une pyramide en verre et puis un opéra joujou, on a englouti des millions dans la Cité de la science de la Villette, et maintenant on s'apprête à construire, Dieu sait pourquoi, une Très Grande Bibliothèque. Et le maire de cette ville, où on manque de chiottes, est teriblement occupé par la course à la présidence. Il ferait mieux de construire des chiottes! Putain, il faut avoir du culot pour parler de progrès. (p.152-153)
Limonov fait jouer ses connaissances, essaie d'obtenir des soutiens politiques, écrit une apologie de la corruption («Alors qu'en fait la corruption est l'unique moyen pour lutter contre le côté inhumain de la loi.» p.170) qui m'a fait penser à Evguenia Guinzbourg remarquant que la vie était plus supportable dans les prisons mal tenues, où le règlement n'était pas appliqué avec rigueur. Nous avons droit à la description d'une mairie, d'un bureau au Palais royal, d'autres bâtiments de l'administration, à la façon dont celle-ci sait promettre et vous faire perdre beaucoup de temps, remplir beaucoup de papiers, avant d'avouer qu'elle ne peut rien pour vous.
A la fin tout se dénoue, non grâce à l'appui de Mme Deferre, femme de ministre, mais grâce à la maîtresse d'un ami travaillant à la préfecture:
Dans le bureau, derrière des tables, se renaient une dizaine de nanas de la préfecture, et en face d'elles des Iraniens et des Polonais, un peu moins que dans le couloir. Après m'avoir fait asseoir, Chantal a disparu. Elle est revenue au bout de quelques minutes.
— Non, ce n'est pas possible. La procédure fait qu'on ne peut pas donner une carte de séjour pour dix ans tout de suite après le récépissé. Il faut d'abord recevoir une carte d'un an, puis on peut la prolonger encore d'un an…
— Mais Mme Deferre! m'écriai-je, désemparé. Ça veut dire que l'intervention de la femme du ministre ne vaut rien. Et pourtant c'est pas le ministre de l'Industrie chimique, mais c'est Deferre qui justement commande toute cette machine…
— C'est le décalage entre le pouvoir politique et le pouvoir exécutif… constata Chantal. Et elle se mit à feuilleter le dossier préparé par la dame qui ressemblait à ma mère. Ah! mais tu as apporté le certificat du percepteur… Magnifique! Écoute, j'aurais pu te donner une carte de séjour d'un an, sans ministres ou sans femmes de ministre, puisque tu as une attestation de ressources financières…
Elle a continué à marmonner quelque chose, mais je ne l'écoutais déjà plus, plongé dans les pensées les plus sombres sur le fonctionnement de la démocratie.
Au bout d'un quart d'heure, on m'a fait une carte de séjour sur laquelle Chantal a personnellement inscrit la profession «écrivain». Le Journal d'un raté, le bouquin que je lui avais fait parvenir par le Rouquin, lui avait plu.
[…]
J'ai remercié mon rédacteur et sa femme, Mme Acôté, pour leur aide. Je ne leur ai pas dit cependant que toutes leurs manœuvres en coulisse et les miennes n'avaient servi à rien, au sens propre du terme; que le château de la démocratie s'élève, tel un roc imprenable, incorruptible, et que même la femme du ministre ne peut pas attendrir le cœur de pierre de Mme Abracadabra et autres chevaliers de la démocratie. Je ne leur ai pas dit non plus qu'une grosse fille bretonne avec des crevettes aux oreilles, un chemisier blanc et des grosses jambes sous sa jupe noire, avait au moins autant, sinon plus de pouvoir sur le destin d'un étranger que le ministre de l'Intérieur ou sa femme. J'avais pas envie d'importuner m'sieur et madame Acôté avec mes connaissances fraîchement acquises, de les décevoir. Il avaient quand même sincèrement essayé de m'aider… (p.189)
Il est classique dès qu'on évoque administration inextricable de penser à Kafka. Mais russité oblige, j'ai plutôt pensé à Ecrits à la va-vite, de Boulgakov, racontant sa vie dans les années 20 à Moscou:
— Vous n'avez pas dû remplir le formulaire?
—Moi? J'en ai rempli quatre, de vos formulaires. Et je vous les ai remis en mains propres. Avec tous ceux que j'ai remplis avant, ça fait 113.
— Il a dû se perdre. Remplissez-en un autre.
Et comme ça pendant trois jours. Au bout de trois jours, tout le monde s'est vu restituer ses droits. On a écrit de nouvelles ordonnances de paiement.
Je suis contre la peine de mort. Mais si on fusille madame Kritskaïa, je serai aux premières loges. Pareil pour la demoiselle en toque de loutre. Et Lidotchka, l'expéditionnaire adjointe.
…Dehors! Du balai!…
Madame Kriskaïa est restée là, les ordonnances à la main, et je déclare solennellement qu'elle ne les portera nulle part. Je n'arrive pas à comprendre comment ce toupet diabolique a échoué ici. Qui a pu lui confier ce travail! C'est la Fatalité, on peut le dire!
Une semaine a passé. Je suis allée au quatrième étage, escalier 4. On m'a apposé un cachet. Il en faut encore un autre, mais voilà deux jours que je cours en vain après le directeur de la commission des prix et tarifs.
J'ai vendu mon drap.

On ne touchera pas d'argent avant quinze jours.

Le bruit court que tout le monde touchera un acompte de cinq cents roubles.

Le bruit s'est avéré. Tout le monde s'est mis à remplir son ordonnance de paiement. Pendant quatre jours.

Je suis allé porter les ordonnances. J'ai tout. Tous les cachets. Mais en montant du premier au quatrième, j'en suis arrivé à tordre, dans ma rage, un clou qui dépassait du mur, dans un couloir.
J'ai déposé les ordonnances. On va les expédier dans un autre bâtiment, à l'autre bout de Moscou… Là elles seront visées. Réexpédiées. Et alors les sous…

Aujourd'hui j'ai touché mon argent. Mon argent!
Dix minutes avant de passer à la caisse, la femme du rez-de-chaussée qui devait apposer le dernier cachet m'a dit:
— Il y a une erreur. Je dois différer le paiement.
Je ne me souviens plus exactement de ce qui s'est passé. Comme un brouillard.
Je crois que j'ai crié douloureusement quelque chose. Du genre: Vous vous fichez de moi?
La femme est restée bouche bée.
— Aaah, c'est comme ça…
Alors je me suis calmé. Je me suis calmé. J'ai dit que j'étais énervé. Je me suis excusé. J'ai retiré ce que j'avais dit. Elle a accepté de corriger l'erreur à l'encre rouge. Elle a griffonné: à payer. Paraphe.
La caisse. Quel mot magique: la caisse. Je n'y croyait toujours pas quand le caissier m'a remis mes billets.
Et puis je me suis repris: mes sous!

Du moment de la rédaction des ordonnances au moment du paiement, il s'est écoulé vingt-deux jours et trois heures.
Chez moi, plus rien. Ni veste. Ni draps. Ni livres.

Mikhaïl Boulgakov, "Ecrits à la va-vite" in Cœur de chien, p.49 à 51, éd Radouga, 1990.

People

D'ailleurs Renaud et Romane, tout en reconnaissant avoir traversé comme tous les couples des moments difficiles, démentent absolument les rumeurs de séparation.

J.-R.G. du Parc & Denise Camus, Travers Coda, Index et Divers, p.92



(Comme souvent, la page indiquée dans l'index pour Travers Coda est fausse: apparemment, il s'est produit un décalage de deux pages à un moment donné de la fabrication du livre.)

Witggenstein de livre en livre

Lu en juin.
Même s'il n'arrivait plus à la supporter, c'était sans conteste une bonne toile, l'impression de vie donnée par l'écrivain était stupéfiante, il aurait été stupide de jouer la modestie. De là à ce qu'elle vaille douze millions d'euros c'était une autre affaire, sur laquelle il avait toujours refusé de se prononcer, lâchant juste une fois, à un journaliste particulièrement insistant: «Il ne faut pas chercher de sens à ce qui n'en a aucun», retrouvant ainsi sans en être pleinement conscient la conclusion du Tractatus de Wiggenstein. «Sur ce dont je ne peux parler, j'ai l'obligation de me taire

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, p.395



Il ne s'agit pas d'opposer d'une part la philosophie comme un discours philosophique théorique et d'autre part la sagesse comme le mode de vie silencieux, qui serait pratiqué à partir du moment où le discours aurait atteint son achèvement et sa perfection; c'est le schéma que propose E. Weil1 quand il écrit:
Le philosophe n'est pas «sage»: il n'a pas (ou n'est pas) la sagesse, il parle et quand bien même son discours n'aurait pour seul but que de se supprimer, n'empêche qu'il parlera jusqu'au moment où il aura abouti et en dehors des instants parfaits où il aura abouti.
Il y aurait là une situation analogue à celle du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, où le discours du Tractatus se dépasse finalement en une sagesse silencieuse.

Pierre Hadot, Quest-ce que la philosophie antique?, Folio, Paris, 1995, p.19



Ce que l'on ne peut tuer, il faut le laisser vivant.

Emmanuel Régniez, L'ABC du gothique, p.122


1 : E. Weil, Logique de la philosophie, Paris, 1950, p.13

L'ABC du gothique d'Emmanuel Régniez

Il ne s'agit ni des églises ni des post-punks maquillés et percés. Il s'agit du roman gothique.

Il pourrait s'agir d'une anthologie, d'une micro-anthologie (p.151) avec citations pirates et index fantasque, mais aussi de souvenirs d'enfance, d'invitations amoureuses et sensuelles, et plus mystérieusement d'hommage à un ami suicidé.
L'abécédaire présenté ici est la mise en forme de fiches parvenus à l'auteur après le suicide d'un ami très cher. (Vrai ou faux? Journal ou fiction? Que croire? )
Il parcourt les clichés du gothique, ses recettes, ses auteurs, son histoire. Il raconte l'ami, il raconte l'amour et il raconte l'enfance. Et il parle de la mort.

Tout est toujours un peu faux, un peu décalé. Par exemple, vous pouvez croire l'index, ce qu'il dit est vrai. Mais il est percé, il va tout de travers, il ne dit qu'une partie de la vérité (manquent par exemple Raymond Roussel p.12, La Fontaine p.123, Brecht est cité p.40 mais L'Opéra de quat' sous n'apparaît pas dans les œuvres citées, (R.R., B.B., on attend H.H., c'est inéluctable, et Nabokov apparaît comme prévu quelques pages plus loin) etc, etc), à vous de mettre des pages en face les noms et les titres repris dans l'index.

À l'image du — du livre ou du roman gothique? —, tout est bancal, irrémédiablement:
175 - Peut-être parviendrai-je à persuader mon lecteur que rien n'est plus fantastique et plus fou que la vie réelle, et que le poète se borne à en recueillir un reflet confus comme un miroir mal poli.

176 - De la représentation hors du temps d'une identité immortelle à la représentation d'un passé perdu.

177 - Miroir et boiterie: une même dissymétrie malheureuse.

Emmanuel Régnier, L'ABC du gothique, p.116, édition du Quartanier
Le grand charme de ce livre, c'est son intense poésie construite à partir du cliché, son humour aussi, et son goût de la liste et son goût des échos. Cut-up, collages, mais aussi rêveries.
Alors je reprends: «Il y a terriblement d'années», c'est le début. Et ensuite tout est de la même mouture, comme un duel auquel on se rend, parapluie à la main, car on veut bien être tué, oui, d'accord, mais pas mouillé, ça non, on n'est pas d'accord. Qu'une balle fracasse les os, oui, mais que la pluie les glace, non. Pas question d'être mouillé jusqu'aux os, pas question que les os blanchissent recouverts du duvet de la pluie, pas question d'être frigorifié par la pluie. Claquer des dents, certes, mais de peur, peut-être, de peur que la balle ne pénètre dans la boîte crânienne, certainement pas claquer des dents parce que les pieds sont mouillés, les pieds sont faits pour danser, en boots roses, en rangers noirs, en sandales ou Converse de couleur (musique d'Iggy Pop, The Passenger) —, mais pas pour être mouillés, pas un jour de duel, pas un jour où la tragédie va s'écrire; on accepte de tuer ou d'être tué pour une partie de cartes où l'adversaire, ou nous-mêmes, avons triché, car c'est grâce à des gaillards comme nous que s'écrivent les tragédies, les légendes, les histoires fabuleuses, les fabula et les fantaisies. Mais les gaillards ne sont pas mouillés de la tête aux pieds, le jour de leur mort. Ils sont secs, de haut en bas. (p.96)
Il ne s'agit pas que d'anthologie ou de citations ou de souvenirs ou de rêves et fantasmes. C'est aussi, au fur à mesure qu'on se rapproche des dernières pages, quelques réflexions en passant, sans y appuyer, sur la littérature.
L'un des buts du roman gothique, et ensuite de toute la littérature, est d'abandonner au lecteur le secret à partir duquel il pourra explorer son imaginaire propre. L'art de la fiction est de préserver ce secret dans la forme, et c'est dans l'écriture, comme le regard dans un verre dépoli, que le lecteur peut aller au plus loin de soi. (p.156)
Le texte ouvre la porte aux fantômes, aux zombies, aux morts-vivants, il ne nous encourage pas à les suivre, mais à ne pas craindre de vivre avec eux.
La frontière n'est-elle pas tremblante?

Ainsi en est-il des écrivains et de leurs fictions.

My heroine's terms of reference is mathematical, my hero's religious.
No theologian or mathemathician I have met provides a model here.
Yet, despite the above declaimers, it must be remembered that just as theologians and mathematicians use impossibilities, such as the square root of minus one or the transubstantiation of wine into blood, to express their eternal verities, so it is with writers and their fictions.
In other words, just because I've made it all up doesn't mean it is not true.

Reginald Hill, The Stranger House, fin de l'avertissement.

Ah tiens, un Camus spécialiste de l'extrême-droite

A l'occasion du procès de Breivik, Jean-Yves Camus revient sur le développement de l'islamophobie en Europe :

[…]
L'enquête du journaliste norvégien Oyvind Strommen, La Toile brune (Actes Sud, 206 p., 21 euros), montre bien l'obsession qui s'est emparée depuis le début des années 2000 d'une partie significative des droites radicales xénophobes en Europe occidentale. Il s'agit de la peur d'Eurabia, néologisme forgé en 2006 par l'essayiste Bat Ye'Or, désignant un continent et une culture européens soumis de leur plein gré à l'islam et à son corpus de lois normatives, la charia, ayant renié leurs racines "judéo-chrétiennes" et de surcroît en voie d'être démographiquement submergés par les musulmans, au point que les Européens "de souche" deviendraient bientôt minoritaires.
[…]
Evolution vers un national-patriotisme qui, né sur le rivage de la gauche souverainiste, réduirait désormais la notion de nation à la question identitaire et se retrouverait en accord avec un Front national normalisé ? On peut en tout cas remarquer que le Parti de la liberté néerlandais, comme naguère Pim Fortuyn et les populismes xénophobes scandinaves, a retourné contre l'islam les idées de la gauche émancipatrice des années 1970 : droits des femmes, des homosexuels, des minorités (les juifs notamment) menacés par la répression de la "déviance" que les islamistes au pouvoir mettent en oeuvre.
[…]
Ensuite, cette idée rabaisse le concept de civilisation européenne au niveau d'une réaction de rejet épidermique de l'Autre, sans proposer de projet culturel cohérent susceptible de définir les valeurs auxquelles les musulmans d'Europe seraient tenus de s'intégrer. Elle témoigne des énormes difficultés de la culture européenne à admettre les identités dialogiques en évitant le double écueil du relativisme et de l'uniformisation.
[…]

"Le monde manichéen d'Eurabia", Jean-Yves Camus dans Le Monde, le 29 mai 2012

(Ces théories du complot, c'est tellement bête. Et comment ne pas penser au Protocole des sages de Sion?)

Ici, le "livetweet" du procès Breivik. (Attention, c'est twitter: si vous voulez conserver quelque chose, faites des copies d'écran ou des copier/coller).

Deux livres pour enfants

C'est le temps des communions et fêtes de famille diverses.

Si vous avez un cadeau à faire à un enfant de cinq à huit ans, à l'âge où l'on commence à lire et un peu plus, quand les illustrations ont encore de l'importance, voici deux livres très agréables, au texte précis, exact et simple (rédigé par Michel Francesconi, pour ceux qui connaissent son pseudo).

Ce livre sur les oiseaux portent sur les oiseaux migrateurs, celui sur les planètes est consacré au système solaire, surtout aux planètes les plus proches.
Les illustrations sont très soignées.






Non, rien

Il aurait pu se calfeutrer dans un seul étage, et le faire bien chauffer. Le croire serait mal le connaître. Il s'est installé dans la tour.

Renaud Camus, Roman Furieux (1986), p.177

Effervescence

Journée à essayer de travailler (+ crumble à la rhubarbe + identification de Martin Kluger). Commencé à utiliser Travers Coda (2012). Saisie d'une sorte d'excitation, cela va profondément changer la façon de travailler. Le référencement des références multiplie les croisements (sachant que sont reprises les références dans Journal de Travers (1976/2007), ô bénédiction).

Il va falloir ajouter des notes aux notes, commencer quelque chose qui serait de l'ordre du dictionnaire encyclopédique des références. Royal fun, mais un peu effrayant.

Au vol

Une heure moins vingt. Je rentre de cruchons un peu étonnants (n'avons-nous pas parlé de politique, comme s'il n'y avait pas d'autre sujet plus sérieux), j'entends ceci (de mémoire):

«26 juin. J'entreprends avec le calme et le courage qui conviennent un livre de six cents pages. Quelle n'est pas ma surprise de rencontrer mon nom à la sixième ligne, puis à la septième, puis à la page suivante. Il s'agit du journal 2010 de Renaud Camus qui a entendu par hasard ces Boudoirs[1] dont apparemment il ignorait l'existence et qui s'interroge sur les raisons qui ont produit notre éloignement. Son nom est pour moi associé à Onslow, peut-être parce qu'ils sont tous deux auvergnats.»



Et quelle n'est pas ma surprise d'entendre le nom de Renaud Camus sur France Musique en allumant la radio machinalement.

Notes

[1] Journal lu chaque samedi par Gérard Pesson

Le fond de la langue : l'anglais et le français faciles

Le rapprochement m'a frappé.

Apprendre l'anglais en un mot
LE COMTE: Premièrement, tu ne sais pas l'anglais.
FIGARO: Je sais God-dam.
LE COMTE: Je n'entends pas.
FIGARO: Je dis que je sais God-dam.
LE COMTE: Eh bien?
FIGARO: Diable! c'est une belle langue que l'anglais il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) Goddam! on vous apporte un pied de boeuf salé sans pain. C'est admirable! Aimez-vous à boire un coup d'excellent bourgogne ou de clairet? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-dam! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes, qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah! God-dam! elle vous sangle un soufflet de crocheteur. Preuve qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là quelques autres mots en conversant; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue; et si Monseigneur n'a pas d'autre motif de me laisser en Espagne…

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte III, scène 5


Apprendre le français en un mot



Les recherches continuent

Désolée d'être aussi absente, je m'écroule de fatigue le soir.

Cependant les recherches ne s'interrompent pas : j'ai reçu aujourd'hui La sorcière des Trois Islets (on va voir ce qu'on va voir!), j'ai trouvé un catalogue de Florence Valay datant des années Médicis et quelque chose de plus étrange, une plaquette sur la grande halle de la Villette avant la transformation qu'on lui connaît (transcription à venir, je distille).

L’Archer ou du bruit dans la crypte de Maurice Mesnage

Il s'agit d'une source des Églogues donnée par Renaud Camus.
Tout y est: l'arc, Höderlein, Marx, Verne, Ulysse, le ventre de la mère, le Cyclope…

Pour la lisibilité, j'ajoute des sauts de ligne. Je rappelle qu'en cliquant sur la petite imprimante dans la marge sous le pavé "Creative Commons", vous obtiendrez un pdf très lisible — et sauvegardable.


Revue L'autre scène, 1975, n°10. "La voix"

« Quant à la musique, il est clair, pour peu qu’on y prête attention, qu’elle est dans le même cas. C’est peut-être ce qu’Héraclite voulait dire, bien qu’il ne soit pas bien expliqué, quand il affirmait que l’unité s’opposant à elle-même produit l’accord, comme l’harmonie de l’arc et de la lyre. » Platon, Le Banquet, 187 a

L’ARCHER

Il se tient debout, dans le soleil, issu d’une souche qui répond par nature à une intentionnalité d’art et de symbole. Comment le monde produit-il des formes latentes qui suggèrent la figure spirituelle? D’ailleurs, on ne peut en rester là. Il faut continuer plus loin et descendre dans la forme, y entrer, la désarticuler. Les pieds de l’Archer s’enfoncent dans la pierre, granit en petits blocs qui le soutiennent, et se décorent de pignes dont la base spiralée fournit encore à l’imagination, au plan de la forme géométrique, le schème de l’amplification et de l’expansion réglée (Série de Fibonacci), de l’enthousiasme et du feu, comme une nébuleuse dansée. L’arc vibre dans le vent et accomplit sa mesure avec la montagne qui pousse ce vent des pics à la mer ou le ramène de la mer vers la vallée.

LA TOTALITÉ

C’est donc un ensemble que construit l’Archer, avec l’environnement de pierre, de vie et d’air, un immense cercle à l’échelle cosmique, une unité de système circulaire, non pas tout à fait fermé, puisque la flèche doit s’échapper de l’arc et de la main.

Shéma

À ce cercle doit se joindre le but, non pas étranger à l’arc, mais unifié à lui et à la main qui le tend. L’unité totale réinsère le sujet dans l’objet, le but dans l’équilibre bi-latéral, et l’ensemble dans l’ambiance cosmique, le cerveau de l’Archer fusionnant ses représentations avec la tension vivante du bois d’arc et avec le dynamisme des éléments en train de parcourir leur propre chemin d’action et d’entropie.

RÉFÉRENT I : LA SAGESSE ZEN

Le tir à l’arc, l’arc, sont des éléments non seulement de la technique (chasse, guerre, sport, etc.); mais aussi de la vision du monde. Il n’est pas rare que les engins, les outils, les armes, les machines entrent presque tels quels dans la vision du monde, pour y jouer un rôle un peu plus que d’appui. Il suffit de penser à l’utilisation platonicienne du comportement des «pasteurs» ou des «tisserands» dans le dialogue du «Politique» ou à la référence centrale que Bergson fait au mécanisme cinématographique dans sa définition de la pensée et de la pratique («Évolution créatrice»). Pour Platon, d’une part, il connaît ce dont il parle, ne se contentant pas de simuler (comme il en fait le reproche à Homère simulant une guerre entière avec ses hommes, ses engins, ses bruits, ses dieux), mais détaillant le paradigme, l’analysant segment pas segment, comme première esquisse d’un monde de concepts qui reprennent, à un niveau formel supérieur, les structures ou articulations dégagées au plan empirico-technique. L’Occident moderne, ayant dissocié technique et abstraction (comme il a dissocié corps et esprit), ne peut lier les deux plans, il pose les engins d’un côté, les abstractions de l’autre. Il ne fait plus de la technique un élément de la vie de l’esprit. D’autre part, comme Platon utilise cette méthode de fusion de l’empirie technique et de l’abstraction réfléchissante à propos de la définition du «politique», c’est dans tout le vaste domaine des rapports humains, dans la formation du monde social que la technologie trouve à s’épanouir, à se parfaire sans jamais quitter son essence propre.

Le penser platonicien était encore en deçà de la scission achevée du concret et de l’abstrait, de l’engin et du concept, de la main et du cerveau. L’effort spirituel mobilisait des flux sur plusieurs plans simultanés, l’idée, l’image et le fantasme, sans rien perdre des vertus sollicitatrices de ces trois mondes, thétique, iconique et souterrain. Mais l’Archer, ici, va encore plus loin. La totalisation qu’il réalise supprime réellement la coupure, dont la menace est sensible dans l’effort cybernétique de Platon. Un monisme cosmo-anthropologique soude les aspects figuratifs de la « composition » de l’Archer. En tendant l’arc, l’Archer fait verser le tout de l’être à l’intérieur de son cercle de tension. L’ensemble est immanentisé en une forme topologique cylindrique, comme si le sujet restait ouvert par en bas, vers la terre, et par en haut vers le ciel. En fait la meilleure figure topologique serait ici la sphère, avec rayons convergents vers le sujet tendu.

La totalité zen, antérieure à la coupure, parvenant à dissoudre même les organisations polygonales d’une pensée à la chinoise, pourtant centrées sur l’un intense et croissant comme des carrés magiques de l’intérieur seulement, dans tous ses sens, donne le meilleur référent en vision du monde pour l’Archer, pris à ce moment de l’analyse.

LA SYMÉTRIE

Se tenir debout, de profil, le corps effaçant sa latéralité gauche (la souche a imposé sans bruit ce côté gauche vu de face, genre de profil que l’enfant dessinateur trace en premier, la main droite tournant plus facilement en courbe lévogyre), c’est construire deux axes de symétrie : l’un latéral, l’autre facial. De côté, symétrie d’un cercle, inauguré par l’arc bandé et la corde tendue, l’Archer tendant l’arc et la corde et occupant idéalement l’axe vertical, le diamètre vertical de l’appareil cerclé, et la flèche barrant en croix cette ligne tombante de tenue.

schéma

De profil comme aussi de face, donc, une nouvelle symétrie apparaît. Il faut passer à la pointe de la flèche, ici comme morte, puisqu’immobile, mais tellement vive par son contexte de simulacre qu’on craint son décochement. C’est le premier pas d’une angoisse que les formes de la totalité et de la symétrie latérales ont jusqu’ici masquée. Car le spectateur appelait « profil » la face tendue de l’Archer, et « face » le fait d’occuper maintenant l’en-face du profil du tireur, le fait de saisir physiquement le sens de l’Archer, en se mettant au lieu du but, ou sur sa trajectoire. Le corps s’effaçant pour tirer, c’est désormais une mince épaisseur qu’on aperçoit, presque une ligne droite, comme si l’Archer passait tout entier derrière la faible largeur de l’arc. Un cercle spacieux, pivotant sur lui-même, se confond par rotation de 90° avec une ligne. Le partenaire du tireur, ami ou spectateur, développe un espace en forme de croix cerclée ; tandis que l’ennemi du tireur, face à la flèche, visé par son extrême pointe, en arrive à ne presque plus voir du tout l’Archer, caché derrière l’arc, invisible menace d’aveuglement pour le but vivant qui regarde la flèche.

Qui regarde d’Archer en ami développe un cercle spatial, un jeu d’équilibre et de symétrie ; qui regarde l’Archer en ennemi, le condense en droite tombante qui occulte le tireur, avançant comme derrière une « forêt en marche », et, tout en s’invisibilant, menace l’œil scrutateur hostile d’entrer par crevaison ou éclatement dans la nuit œdipienne, celle de la perte de la lumière et du cri foudroyé. Le sens profond de cette symétrie-proie est la mort, par dialogue de l’invisible et de la nuit. Au moment même où l’Archer se cache et disparaît derrière son arbre vivant, la flèche siffle et, de ce son construit par les consonnes «se, fe, le», sort la douleur, le cri, la mort, la nuit.

Le multi-sophisme d’Élée a été formulé par un spectateur latéral qui, à côté et non en face, décompose des trajectoires interminables, des lignes d’espace sans fin, des arcs de cercle toujours divisibles. Mais Zénon en est resté topologiquement et vitalement à côté de la question. Qu’il s’y mette une bonne fois en face, et d’une fibre linéaire étroite sortira non pas l’être, mais ce à quoi toute l’école d’Élée ne croyait pas : le néant.

L’ami de l’Archer, le contemplant fasciné, jouit de figures optiques déployées : mais la proie vit l’absente présence de l’Archer comme une ''acoustique'' mortifère, ouvrant par le silex dans l’œil crevé tout un monde de fantasmes et de peur intérieures.

L’ARC DU RETOUR D’ULYSSE : RÉFÉRENT II

Ulysse revient chez lui, mais déguisé. Il boucle presque un cercle qui, parti d’Ithaque vers Troie, est replié à présent de Troie vers Ithaque. Il faut aussi ressouder ce cercle en se faisant reconnaître, apparaître comme Ulysse et non un mendiant errant. L’instant de ce double événement se situe derrière un arc, que seul Ulysse peut tendre. Pourquoi seulement lui? et non pas tous les courtisans sans doute plus jeunes ou plus alourdis par les ripailles?

En tendant l’arc, Ulysse place Pénélope et Télémaque à ses côtés ou à son couvert, opérant pour le groupe enfin réuni la figure circulaire parfaite de l’Archer ami et des témoins latéraux de son tir vengeur. Au même moment, tous les ennemis de sa maison se trouvent face à lui, en vue de la flèche, qui pointe vers leur nuit, leur mort. Ulysse, dans le même instant, réalise le cercle du retour, l’unité de sa cellule amoureuse (sa femme, son fils), l’invisibilisation de l’Archer derrière sa ligne d’arc et la scotomisation décisive et imparable de ses ennemis. Seul Ulysse est capable (et seul il en a la fonction) de symétriser de face et de profil l’univers, de faire apparaître dans le même instant l’être de l’amour et le néant de la mort. La force d’Ulysse est dans son site fonctionnel et non dans quelque énergie décuplée, sa réussite est topologique et non pas énergétique. ''Il tire parce qu’il est à sa place'' et que cette place se confond un instant avec le cœur de l’univers («œil» d’un cyclone sanglant).

L’ARC DIALECTIQUE

La flèche fend l’air, mais d’abord à hauteur de l’Archer lui-même, en ouvrant d’un coup en deux, dans la verticale, une fente totale, scindant l’être en deux bords écartés par les mains en opposition, l’une vers l’avant, l’autre vers l’arrière. L’Archer compose une machine à faire de l’énergie, en s’opposant à soi-même, tirant le bois de l’arc en sens contraire de la corde, ouvrant dans son propre corps une guerre, une tension progressive et maintenue. L’être devient force par opposition tendue en soi-même, béance décidée qui va jeter la flèche à distance, la faire naître au mouvement dirigé. La dialectique est guerre héraclitéenne (polémique), comme naissance et mort en même temps, c’est-à-dire ouverture de temps. Se tenir, s’effacer, s’opposer, se tendre en s’ouvrant soi-même, telles sont les actions de l’Archer. Tels sont ses modes poétiques, ses tropes: l’architecture comme figure de la statique de l’Archer, le lyrisme comme rangement amicale et désignation de l’ennemi, à côté et en face, enfin le drame comme naissance oppositionnelle entre forces divisées par décision, comme fœtalité émergeant du corps de la mère en l’ouvrant en deux, avec sang, eau et déjà cri. Le trope alors n’intègre pas en totalités toujours plus vastes et compréhensives, mais déchire. Il ne vise pas tellement l’herméneutique et le sens, mais plutôt la tragédie et l’informel bruyant. Toute la bilatéralité complémentaire, les mains, les appuis s’aidant entre eux, entre elles, pour une même tâche, maintenant se scinde et agit par opposition, non pour se détruire, mais pour procréer de la force, du mouvement, de l’énergie. Les deux hémi-corps s’arc-boutent l’un contre l’autre et un possible énorme s’ouvre qui ne résulte pas d’une accélération relativiste ou d’une ouverture phénoménologique («Viens dans l’Ouvert, ami!» — Hölderlin, La promenade à la campagne, automne 1800, cf. commentaire de Heidegger dans «Approche de Hölderlin», 154) au sens de «laisser être pour apparaître», mais d’un faire-être de soi en soi par le déchirement absolu.

L’ARC DE VIE ET DE MORT (RÉFÉRENT III)

L’arc a nom la vie et son effet est la mort (fragment 48 d’Héraclite, qui joue sur le mot grec et tire à l’arc homorythmique). L’arc bouscule les listes d’antinomies et d’oppositions, en les présentant dans la simultanéité de la tension productrice.

Car la vie est mort, la force est guerre, la guerre est paternité et royautés universelles («père et roi de toutes choses»). De la mort naît la vie et de la vie la mort. L’être est circulant, il n’y a rien qu’il ne puisse être, y compris et surtout son propre opposé. Comment des divisions tiendraient-elles ? Il faut que l’être puise transiter, non pas seulement dans le temps évolutif, mais en soi, dans sa propre existence, dans sa propre croissance. L’être est un immense pouvoir-être qui, en plus, le devient effectivement. Il investit la totalité, il diffuse en gerbes d’étincelles, mais aussi il combustionne tout ce qui repose auprès ou au loin et le dynamise en le confondant dans son feu métamorphotique, dans sa métallurgie démonique. Cette polémique est essence forte, création des mondes et de l’homme, érection de cet archer prêt au tir, créant dans la parenthèse de son arc et de la corde tirée une énergie potentielle qui attend son maître. Dans cette intervalle spatio-dynamique entre arc et corde s’élaborent des forces invisibles, souterraines, cachées. Écarter arc et corde, cela donne tension à la flèche, possibilité de s’étendre de presque tout son long, portée au poing, accotée au bois et placée dans la fibre. Et de l’écart jaillit ce qui unit hommes et arcs, une poussée énorme, abolissant antinomies et contradictions incompréhensibles, faisant apparaître néant d’espace (la corde rejoindra le bois) et pression du temps (la flèche décochée ouvre à l’événement). La symétrie tensionnelle bois-corde échappe à la main et propulse une entropie irrésistible : quelque chose commence, qui eut être vécu et narré. On ne peut masquer cet irréversible, pas plus que le bruit de la flèche décochée à travers le silence de l’Archer.

ENTENDRE L’ARC

L’arc n’est pas seulement héraclitéen, porteur de tableaux d’antinomies ou de transits de contradictions surmontées, liquidateur de symétries formelles fluides. Il ne se limite pas à des jeux dialectiques. Comme il ouvre au temps, à la mort irréversible, laquelle doit échapper à toute séduction de réversibilité, que ce soit celle du concept (rétablissant en permanence les équilibres du cosmos) ou celle du récit (comme chez les lecteurs d’Homère qui, dans le dire d’une guerre immense et bruyante où l’épos consomme l’informel, le cri et le vacarme de la mort-amour, inventent et fabriquent un texte parfait qui se puisse lire et relire, en «forme» de paradigme culturel et esthétique!). Réversibilité qui compose (ou le prétend) un cercle dans la vision du monde ou l’écriture. L’arc crée des forces ressenties comme physiques et matérielles, c’est une machinerie à mouvement, mélange de fibres de outes sortes (bois, corde, muscles, nerfs, etc.), fabrication d’une obscurité spécifique, celle de la mort plus tard, mais celle de l’effort maintenant, qui puise ses trames et se drames dans la psyché profonde de l’Archer, et ses effets dans les ultra-vibrations du monde. L’arc ne symbolise plus l’efficacité énergétique, ni la schize zen «hors-médiation». En bandant l’arc, le tireur ouvre sa propre béance inconsciente et se met à faire trembler le monde. Il en résulte que la parenthèse de l’arc bandé rapporte certes à l’image évoquée malaisément de l’enfant ouvrant sa mère pour sortir au monde, contrepoint expulsif de l’homme ouvrant la femme pour la pénétrer et se perdre au monde (régression utérine selon Ferenczi); mais plus encore cette béance reste violence, rejet, bruit et chute. Fendu en deux l’homme s’entr’ouvre: il regarde son propre gouffre, ce trou sombre au fond de soi, entrée épouvantable de ses enfers, fascinants et repoussants.

VOYAGE AU VENTRE DE LA MÈRE (RÉFÉRENT IV)

Au milieu du siècle dernier, deux penseurs élaborent la théorie de la production, Marx et verne, l’un dans le cadre ci-devant économico-politique, l’autre dans le style du fantasme collectif de la profondeur. Doublet indissociable, les deux lectures se répétant l’une dans l’autre. L’énergie, la puissance créatrice infinie, faisant coïncider cercle et ligne, forme et accumulation, structure et hybris, et jetant les corps dans le pathos du déracinement et de la recherche exilée, tel est le thème majeur de ces deux penseurs. Pour les lire, pas de cadre extérieur, de tradition externe, pas de continuité possible, comme s’ils descendaient de quelqu’un d’autre (Hegel ou Hoffmann) : partout des ruptures, parce qu’eux-mêmes descendent de suite dans la caverne aux bruits et aux fantasmes, opérant une abréaction dans la psyché individuelle et collective, agissant dans et par le texte sur l’inconscient lacéré ; brisé, refoulé, habitué à des suites, jamais à des sondages, à des successions, jamais à des descentes. Non pas des défilés, mais des chutes.

Dans la belle totalité du «Geist» de type hégélien, nourri de métaphores géométriques, architectoniques, embryogéniques et locomotrices, une tache sombre: la nébuleuse obscure du «nada» prolétarien, turbulente, instable, bruyante, qui ne peut entrer en théorie facilement, qui dérange et compromet. Cette tache sombre, il faut y entrer et tenir la Méduse ou le spectre (pour reprendre les images de Marx au « Kapital » ou au «Manifeste»). De même Verne ouvre son «Voyage» de 1864 (à 3 ans du «Kapital») par des énigmes de béance, de terre entr’ouverte, de voyelles et de consonnes ramenées par code à du pur désordre, à une porte dont la clef manque et qui exige un «ouvreur» de mère, comme «le vieil Œdipe» (cité par Verne, Voyage, p. 27), moins un ingénieur qu’un amant pervers, butant sur des listes de mots associés et où l’inconscient déchiffre une «mer de glace», juxtaposée à la «mère» et à «l’arc»… (p. 29).

Devant des mondes accumulés de marchandises fétichisées, jouant de leurs énigmes, parlant toutes les langues, comme dit Marx, «y compris l’hébreu», et ici devant un tas informe de 132 lettres closes, combinables dans leurs positions relatives en galaxie infinie, au nombre «presque impossible à énumérer et qui échappe à toute appréciation» (p. 33), comment découvrir l’issue? Au plan romanesque comme au plan de l’analyse politico-économique, c’est la même façon: la «volte», le renversement, d’abord physique, ensuite sémiologique. Il faut quitter la totalité stable actuelle, s’en échapper, par déplacement ou écartement: Axel étouffant et cherchant son air, faisant « volter » les feuilles de l’énigme et dans cette «volte» vibre et se donne enfin le secret: le hasard, autant dire le «rien», enclenche la lecture possible, Marx procède-t-il autrement? Il sort de la totalité hégélienne et allemande, part pour l’exil anglais, à grandes enjambées, dans sa chambre ou la campagne des alentours, élabore à coup de cadences motrices structure et contenu du « Kapital », demandant à ce que Nietzsche appelait « fête des muscles » le nouvel Orient des hommes vagabonds. L’évidence est donnée dans un nouveau type de cogito, non assis : « Ne se fier à aucune idée qui ne soit venue en plein air et ne fasse partie de la fête des muscles.» (Nietzsche, Ecce Homo, 46). Une nouvelle pratique de la créativité est née: l’exil, la marche inspirée, le souffle rééduqué en sont les supports de génialité. La découverte est chute vertigineuse, après déplacement pneumatique et rythmé, descente aux enfers, par intuition d’immensité et de profondeur. Marx perçoit une «prodigieuse accumulation de marchandises», Axel sonde déjà l’infinité souterraine et ses périls. La marche et la respiration déclenchent l’initiation au monde des fantasmes et des bruits. L’approche des Mères agit sur le souffle et les nerfs moteurs. La lecture peut commencer après détente et pleine inspiration: «Quoi! ce que je venais d’apprendre s’était accompli! Un homme avait eu assez d’audace pour pénétrer!…» (p. 31). Qui, cet homme ? Le pionnier des souterrains Saknussem, ou bien le révolutionnaire enterré-vivant de Highgate? (Un marxisme peut et doit naître, par exemple, de la photographie montrant, à Eastborn, l’endroit où l’urne contenant les cendres d’Engels a été plongée dans la mer… dans une ambiance très héraclitéenne et frerenczienne, un corps assumant l’embrasement, puis la régression thalassique).

Ce que tente l’Archer dans sa tumescente énergie, c’est de bouleverser l’ordre écrit des choses pour en tirer un secret, c’est d’ouvrir pour descendre. Le but est sans doute là-bas, dans la cible ou la proie. Mais la tension de l’arc ouvre à d’autres cibles, internes et propres, dont l’atteinte décide a priori des guidages de la flèche matérielle à l’extérieur. La béance où Marx tombe, c’est le fétichisme de la marchandise, monde de secrets et de miroirs à la Borges, lui-même hérité d’un «monstrueux rassemblement» (ungeheure Sammlung) de valeurs-pièges. La béance où tombe Axel, c’est le crypte de Saknussem, décodé à partir d’une fièvre aléatoire. Celle où tombe l’Archer, c’est la caverne du monde : des scènes primitives et des bruits originaires. Dans tout arc tendu, il y a une nuit qui libère un autre monde, rempli de couloirs obscurs, de cristaux éblouissants, de sources courantes, fraîches et bouillonnantes, de murmures et d’échos, de mers intérieures appelant à des navigations inouïes, toute une archéologie de forces en élaboration et agissant sur une échelle de temps longue et insensible, géologique, ou au contraire explosant brusquement, déchirant l’écorce des choses, volcanique.

Latence géomorphique, explosion brusque: deux faces de l’arc tumescé. Initiation à des cryptes, descente difficile dans le laboratoire spiralé des enfers intérieurs (à travers corridors et mers de fantasmes et de bruits), puis remontée brutale au dehors, à la fois abréaction et hallucination de tout le passé, mais à un dehors qui délaisse loin du point de départ, ailleurs: «Je crois que nous ne sortirons pas par où nous sommes entrés. » (Voyage, 296). C’est une loi différente de celle des spectres ou des diables (sortir par où ils entrent: «C’est une loi des diables et des fantômes: il leur faut sortir par où ils se sont insinués». Faust, I, v. 1410). Mais c’est bien la loi des révolutions qui, dans l’assomption nécessaire d’un cycle évoqué (toute révolution venge), garantit une sortie du cycle ailleurs sur des plages nouvelles, éventées par d’étranges délices, libres de tout l’antérieur. De la totalité bruyante du corps de l’homme séparé et déchiré, diasparagmatique, comme une victime tragique, on sort explosivement, en forme de vacarme et d’immondité. La montée du ventre de la terre, chez Verne, répond à la chute du ballon dans l’Île Mystérieuse, l’éruption à l’irruption, la naissance à la nidation aléatoire, deux aspects d’un orgasme symétrique. Avec la fin du «Voyage» vernien, comme avec la fin du livre I du «Kapital», nous «rêvons notre genèse» (selon le poème de D. Thomas), poussés dans l’ultime couloir qui mène à l’air libre, au monde du dehors: «Nous allons être repoussés, expulsés, rejetés, vomis, expectorés dans les airs avec les quartiers de rocs, les pluies de cendre, et de scories, dans un tourbillon de flammes…» (352). Le ventre devient métaphoriquement bouche et la naissance nausée, à moins que le sexe de la terre n’orgasme difficilement, mixant haltes et projections sur un rythme éjaculatoire inhibé: «Nous avons affaire à un volcan dont l’éruption est intermittente. Il nous laisse respirer avec lui.» (356). Ces poussées et pauses alternantes provoquent finalement au vertige de toute transe: «Ma tête, brisée par ces secousses réitérées, se perdit.» (358). Axel perd connaissance et la sortie s’effectue dans la presque-mort. C’est l’image d’un coup de canon qui clôture le récit vernien, et pour Marx une heure qui sonne. Pour l’Archer, la flèche qui part.

PSOPHOLOGIE DE L’IRRÉVERSIBILITÉ : UN MYTHE HÉRACLÉEN

Cette mer fermée, à la voûte noire et bruyante de croassements sanglants, c’est Stymphale, avant l’irruption d’Héraklès. Lac où volent des milliers d’oiseaux cruels et voraces, avides de chair humaine, obscurcissant le soleil quand ils planent. Héraklès surgit et le nettoie. Armé de cymbales solaires, Héraklès les brandit en les écartant, le bruit fait lever les vautours, et de ses flèches droites et sifflantes abat les oiseaux, redonnant au soleil son domaine céleste. Le lac est à présent idyllique. Retenons les structures et les signes. La caverne des sons de la gorge souffle des bruits rauques, des bruits de désir inassouvi, de quête borborygmée et de soupirs déchirants. Contre ses parois se disposent des lieux de génération vocalique et consonantique, que la langue-arc se met à fréquenter en claquant, en vibrant, en roulant, en sifflant, et qu’elle ordonne pour des fruitions éjectées hors bouche. Caverne polyphémique, bruyante de cris de troupeaux apeurés, des angoisses de marins égarés, et maintenant traversée par un épieu sanglant dans des hurlements de Cyclope, tel est l’antre phonologique, générateur du langage, choc épineux d’un enfant surpris au gîte utérin par un père-monstre trop tôt rentré dans un ventre devenu entre-temps incestueux. Il faut en sortir, crever le monstre et l’issue, asymétriser la caverne en orientant les tensions, faire siffler l’épieu aveuglant comme les flèches stymphaliennes, et enfin aérer.

Voilà pour les structures mytho-bruyantes, du lac comme de la gorge. Les signes sont autant loquaces : l’arc tendu simule un Sigma majuscule, les cymbales, et les flèches tombées au sol composent en tas une sorte de Phi démultiplié, et désormais le lac est demeure du pur solaire, charpentée comme un Lambda. Ce qui s’articulait dans l’arc, c’est le bruit du sifflement (se, phe, le), mais aussi le nom du lac maudit (Stymphale), à présent régénéré. Le son héracléo-acoustique quitte la bouche et file dans l’espace de salut, décrivant une écharpe irisienne, une courbe-message, la voûte d’un nouveau ciel. Toute la musique du monde dresse et tend les oppositions, les équilibres, les maintiens, les efforts, les axes de construction, les fantasmes, les vacarmes du dedans tumultueux, la joie de tendre et la mort promise. S’adosser efficacement à une réalité extérieure qui articule et stabilise ses structures, puis entrer en soi-même par vertige et tumescence périlleuse, enfin lâcher prise et descendre, descendre, monter, monter, sortir, sortir, dans le sang et le feu, à l’air, au grand air, au soleil de Stymphale, angoissé et purifiés, révolutionnés et vivants. Le vent dans les chênes et les pins lyriques, au loin dans le parc l’écho d’un piano, des cris joyeux d’enfants sous l’immense tilleul protecteur et intouchable, la rivière qui descend sur un mode hölerlinien vers la vallée, des oiseaux devenus boschiens, en mal d’amour, pénétrant la maison dans ses recoins et ses loges multiples, et d’énormes montagnes de granit qui siègent tout près. D’en haut on peut voir le bleu intense de la mer.

Cette souche érigée à flanc de montagne, prise au lierre tortueux et suggestive d’un arc tendu par un archer mythique, fournit des formes, des intériorités dynamiques, des chutes fantasmatiques, convoquant des traditions technologiques et spirituelles, le zen, les présocratiques, les agonies homériques, les penseurs modernes du monde machinal (Verne et Marx). La grande loi de cet art naturel c’est l’intériorité de la réversibilité, le dedans creux et profond de la symétrie, l’ouvert introspectif d’un inconscient déchiré et béant, un espace concave qui abrite et ordonne des sons sourds et peu formalisés. Cet espace du dedans est aussi bien celui du ciel, traversé par des fauteuils relativistes comme celui de Lone Sloane (le trône de pierre chez Philippe Druillet), que celui de la terre, arpentée par Axel, ou que celui de l’atelier du mal moderne, la mine noire et douloureuse de l’élaboration des marchandises. Des bruits et des spectres hantent ces topologies intimes et seul le rythme peut plier, courber, tendre ces surfaces concavées, rythme cosmique ou rythme sexuel ou rythme acoustique, qui ordonne finalement le trait purifiant au plus haut de l’acmé orgasmique. Les livres sont à lire, en forme de tumescence, de propédeutique cryptée à la tumescence, d’allant cadencé autour de spirales accumulatives d’énergie, enfin de spasmes libératoires, flèches nietzschéennes lancées loin au-delà du désir, vers les rives opposées du Surhumain. Il y a alors tissus analogiques entre des passés divers, des pensées multiples, des textes apparemment sans parenté, fibrifiés sans violence et faisant ressort pour l’évasion.

Dans l’arc tendu et ouvert est décidé un nouvel art de comprendre, de lire et de vivre. Ce n’est plus une métaphore, mais une machine à créer.

Maurice Mesnage
Tavéra (Corse), Été 75

Transcription de Patrick Chartrain.

Ecomisons notre mépris

Un classique que je mets en ligne dans la mesure où grâce à un ami FB j'en ai la référence exacte.

Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux.

Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, livre XXIIe, chapitre 16, Pléiade, vol. I, p. 877

Le Miroir de la mer de Joseph Conrad

J'ai une dilection certaine pour les romans marins, je m'en aperçois au fur à mesure des années (les romans marins et les romans dans le grand Nord).

Ceci n'est pas un roman, c'est un livre de souvenirs, un livre d'hommages (A quoi sert la littérature? à déposer le souvenir de ce qu'on a aimé entre les pages pour qu'il ne soit pas oublié, ou que s'il doit être oublié, un moment au moins l'amour ait été proclamé à la face du monde:

Mais à quoi bon — si ce n'est par amour pour l'existence que ces effigies, dans leur errante impassibilité, ont menée avec nous — tenter de reproduire avec des mots une impression dont la fidélité ne trouverait ni critique ni juge, puisqu'une semblable expositions de l'art de la construction navale et de la sculpture de la proue, telle qu'on pouvait la voir d'un bout de l'année à l'autre dans cette galerie en plein air de New South Dock, aucun œil humain ne la reverra plus.

Joseph Conrad, Le Miroir de la mer, éd Sillages (2005), p.198

C'est un rassemblement d'articles de journaux centré chacun sur un thème, une ode à la marine à voile au moment où elle est en train de disparaître. Conrad nous dépeint-il des souvenirs pour en tirer des vérités, ou nous livre-t-il des convictions illustrées par des anecdotes? C'est indécidable, mais ce qu'on voit se dessiner, c'est le caractère d'un homme qui se tait («mes habitudes pensives» (p.187), observe et écoute (combien de paroles entre marin surprises, méditées et rapportées ici, riches d'enseignements parce qu'elles n'étaient pas destinées à être entendues?))

Description de la mer, des vents d'ouest et d'est, chacun animé d'une personnalité. Description de l'âme du monde, désormais perdue dans ou par la vapeur. La mer n'est pas généreuse, elle est ingrate et indifférente:

Malgré tout ce qu'on a dit de l'amour que certains — à terre — ont fait profession d'éprouver pour elle, malgré toutes les louanges dont elle a été l'objet en prose comme en vers, la mer n'a jamais été l'amie de l'homme. Tout au plus s'est-elle faite la complice de l'inquiétude humaine, a-t-elle joué le rôle d'un dangereux facteur de vastes ambitions. Incapable de fidélité, à la manière de la bonne terre, envers quelque race que ce soit, indifférente au courage, au labeur, à l'esprit de sacrifice, ne reconnaissant aucun dessein de domination, la mer n'a jamais embrassé la cause de ses maîtres comme ces terres où les nations victorieuses de l'humanité se sont implantées, y balançant leurs berceaux, y dressant leurs pierres tombales. Celui — homme ou peuple— qui, confiant dans l'amitié de la mer, néglige la force et l'adresse de sa main droite, est un insensé.
Comme s'il passait, dans sa grandeur et sa puissance, les communes vertus, l'océan n'a ni compassion, ni foi, ni loi, ni mémoire.
Ibid., p.204

La mer — c'est une vérité qu'il faut bien reconnaître — ignore toute générosité. Le déploiement des plus mâles vertus — courage, audace, endurance, fidélité — n'a jamais pu émouvoir cette irresponsable conscience qu'elle a de sa puissance.
Ibid., p.206

Curieusement, ce n'est pas un obstacle à l'amour, c'est la possibilité d'un amour plus pur, sans romantisme [le navire de Conrad vient de recueillir neuf hommes qui dérivaient depuis plusieurs semaines. Quelques instants plus tard, l'épave sur laquelle il survivait coule devant leurs yeux.]:

En ce jour exquis de brise douce et paisible, de soleil voilé, périt mon amour romanesque pour ce que l'imagination des hommes a proclamé le plus auguste aspect de la Nature. La cynique indifférence de la mer devant les mérites de la souffrance et du courage humains, mise à nu dans cette opération ridicule et panique due à la cruelle extrémité où se trouvaient neuf bons et honnêtes marins, me révolta. Je discernai la duplicité de la mer jusque dans sa plus tendre humeur. Elle était ainsi parce qu'elle ne pouvait être autrement, mais mon respect terrifié avait vécu. Je me sentis prêt à sourire amèrement de son charme enchanteur et à contempler haineusement ses fureurs. En un moment, avant que nous eussions débordé, j'avais considéré froidement la vie de mon choix. Ses illusions s'étaient dissipées, mais sa séduction demeurait. J'étais enfin devenu un marin.
Ibid., p.212

Manque de sérieux

(Combien d'entre nous auront été jugés débiles par tel ou telle pour avoir préféré une comédie américaine bien ficelée au dernier drame psychologique et social hongrois ou ruthène?)

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette, 1980, p.98

Vieux et expérimenté

Dans toutes les associations d'hommes, il s'en trouve généralement un qui, par l'autorité de son âge ou d'une sagesse plus expérimentée, communique à leur ensemble un caractère collectif. Quand j'aurai dit que le plus âgé d'entre nous était très vieux, extrêmement vieux — vieux de près de trente ans — et qu'il avait l'habitude de déclarer avec une vaillante insouciance: «Je vis de mon épée», je crois que j'aurai donné de notre collective sagesse une idée suffisante.

Joseph Conrad, Le Miroir de la mer, éd Sillage, 2005, p.232

9 octobre 1906 : la fin du monde

L'accueil fait à ce livre [Le Miroir de la mer] par ses pairs ne manqua pas de toucher Joseph Conrad et de le surprendre quelque peu, car, depuis dix ans qu'il était entré dans la carrière littéraire, il n'avait pas connu pareille bonne fortune. Il en marquait son impression, à sa manière quelque peu sarcastique, dans une lettre à son ami John Galsworthy, dès octobre 1906:

«Kipling m'écrit une petite lettre enthousiaste. Voici venir l'âge des miracles. L'âge du "Times Book Club" aussi. La fin du Monde s'annonce.»

G. Jean-Aubry, préface du Miroir de la mer de Joseph Conrad, p.23, éd Sillage (2005)

De Nostradamus à Derrida

[…] Nostradamus serait abscons par esprit de tolérance et désir de neutralité. Ce trait, l'obscurité, pourrait aussi bien valoir au prophète versificateur une place au sein de la longue lignée des poètes et penseurs hermétiques, du trobar clus à Mallarmé, d'Héraclite («Ils m'ont appelé l'Obscur») à Lacan ou Derrida, […]

Renaud Camus, Demeures de l'esprit, France Sud-Est, p.169

Plaisir fétichiste

… la cohorte plus étroite des amateurs de confitures.

Renaud Camus, Demeures de l'esprit - France Sud-Est, p.170

La charité orientale et l'amitié grecque

Jacques Dupont commente le discours de Paul aux Athéniens dans Les Actes des Apôtres. Il s'agit ici d'expliquer la nécessité de transposer les thèmes du discours missionnaire en fonction de l'appartenance culturelle (au sens de civilisation) de l'auditoire.
J'introduis des sauts de ligne pour faciliter la lecture.
37. Le problème qu'on soulève ici ne se pose pas uniquement à propos des discours missionnaires. Il se pose aussi, par exemple, à propos des descriptions de la communauté primitive, comme l'a bien vu récemment R.J. Karris, The Lucan Sitz im Leben: Methodology and Prospects, dans (E.G. Mac Rae ed.) Society of Biblical Literature 1976 Seminar Papers, Missoula 1976, p. 219-233 (boir 222 s.).

La manière dont Ac 2, 41-47 et 4, 32-35 présentent l'union qui existait entre les membres de la première communauté chrétienne ne pouvait pas ne pas rappeler à des lecteurs hellénistiques ce qui, dans leur milieu culturel, constituait l'idéal de l'amitié. Mais pouquoi cet appel à une image qui n'est guère en situation dans le contexte de vie de l'Église naissante? Karris pense que nous avons ici un beau cas de transposition culturelle à fin missionnaire.

En milieu juif et oriental, on n'avait aucune peine à apprécier une pratique de partage fraternel et de sollicitude à l'égard des pauvres. Le cas est tout différent dans le monde gréco-romain, où l'on n'a aucun sens des devoirs qu'on aurait à l'égard des indigents ou de personnes qui, n'appartenant pas au même groupe social, ne peuvent devenir sujets de devoirs réciproques (cf. Lc 14, 12-14).

Pour sensibiliser des lecteurs gréco-romain à ce qu'il considère comme l'idéal communautaire chrétien, Luc n'a pas trouvé de meilleur moyen que de présenter la première communauté de Jérusalem comme une réalisation de ce qu'ils considéraient comme l'idéal de l'amitié. Le vocabulaire de l'amitié permet de rendre intelligible à des gens qui ont le culte de l'amitié un idéal de fraternité et de souci des pauvres qui risquait de ne pas les toucher.

On pourrait ajouter que les sommaires des Actes n'en ont pas moins imprimé sur l'idéal communautaire chrétien des traits qui caractérisaient l'idéal grec de l'amitié. — On pourrait signaler encore la manière dont en Lc 8, 15, dans l'explication de la parabole du Semeur, la bonne terre représente ceux qui ont «un cœur beau et bon», réalisant ainsi l'idéal humaniste athénien.

Jacques Dupont, Nouvelles Études sur les Actes des Apôtres, p.389 (note de bas de page 37)

RIP Reginald Hill

N'apprendre sa mort que trois semaines après, par hasard, en essayant de comprendre ce que FB a fait des "anciens" groupes…
Je ne ferai plus un détour par W. Smith pour savoir si le dernier Hill est sorti…1
Je croyais qu'il avait soixante-cinq ans, je croyais avoir le temps… Je me suis réveillée cette nuit en comprenant que cela devait faire dix ans qu'il avait soixante-cinq ans, immuablement: j'avais oublié, comme d'habitude, de le faire vieillir au même rythme que moi. (Soixante-quinze ans, c'est tout de même jeune, non? Il aurait dû avoir dix ans de plus avant de mourir. Toujours cette impression qu'"ils" n'ont pas le droit de nous faire ça, pas le droit de mourir quand ils font partie du décor, quand nous comptons sur eux.)

Je m'étais dit qu'il deviendrait célèbre en France quand on y passerait le feuilleton télévisé anglais. Cela n'est pas arrivé — du moins pas encore.

Traduction à la volée à titre d'hommage de l'article du Telegraph. ((Finalement, en toute immodestie, je trouve que le compte rendu stylistique que j'avais donné ici est plus précis. Il lui manque les données biographiques.)
Hill se qualifiait lui-même d'auteur de romans policiers, mais son œuvre ne relevait en rien de la tradition du genre des durs-à-cuire. Son approche était cérébrale, ses intrigues labyrinthiques, ses descriptions aiguisées et ses dialogues richement rehaussés d'humour. Ses romans fourmillaient de notations pénétrantes et de plaisanteries farfelues.

C'est ce cheminement capricieux, joint au traitement sans concession des aspects les plus noirs du crime, qui a distingué Hill comme un auteur à part.

«Mais à ce mélange de l'amusant et de l'alarmant, notait HRF Keating, autrefois critique de romans policiers au Daily Telegraph, il apportait l'un des dons les plus précieux de l'écrivain de roman noir, le tressage d'une intrigue à la fois ingénieuse et crédible.»

Hill inventa la figure de deux détectives du Yorshire, le superintendant Andrew Dalziel et le sergent Peter Pascoe, dans son premier roman, A Clubbable Woman (1970)2. Plus d'un critique vit en eux des échos de Falstaff et Hal, tandis que Hill lui-même les décrivait comme une subtile variation du traditionnel couple Holmes-Watson. Mais, comme le remarqua Keating, aucun des deux n'est ni Holmes, ni Watson.
Au lieu de ce schéma, chacun des deux hommes apprend l'un de l'autre dans la confrontation permanente de leurs personnalités. «Ils se respectent, expliquait Hill à son collègue écrivain de romans policiers Martin Edwards, mais leurs points de vue divergents sont irréconciliables.»

Hill les reprit dans son roman suivant, An Advancement Of Learning (1971), qu'il tira de sa propre expérience de maître de conférence à l'université.
C'est dans ce second roman que Hill développa les prémices d'une relation appelée à durer entre les deux protagonistes, Dalziel, le poids lourd de la vieille école "droit-au-but-et-pas-d'histoire", contrastant avec Pascoe, poids léger diplômé de sociologie et libre penseur.

L'une des structures adoptées par Hill consiste à présenter les parties du récit dans un ordre non chonologique, ou à alterner les parties avec un roman supposé écrit par l'épouse féministe de Pascoe, Ellie, qui apparaît également dans les romans. En ajoutant un quatrième membre à l'équipe, le sergent homosexuel Wield, Hill emprunte un sentier qui serpente entre les valeurs libérales modernes et le bon sens terre-à-terre de Dalziel, qui adopte son officier plus jeune tout en lui assénant maintes plaisanteries brutales.

Parfois Hill choisissait un auteur ou une œuvre comme élément organisateur d'un roman donné: ainsi l'un de ses livres pastichait-il Jane Austen, tandis qu'un autre reprenait les éléments d'un mythe grec classique.
Sa nouvelle One Small Step (1990) — dédié «à vous, précieux lecteurs, sans qui écrire serait vain, et à vous, acheteurs encore plus précieux, sans qui la nourriture serait rare» — se déroulait en 2010, soit vingt ans dans le futur, et nous montrait Dalziel et Pascoe en train d'enquêter sur le premier meurtre sur la lune.
Ecrivain d'une énergie et d'une productivité prodigieuses, Hill a également écrit plus de trente autres romans sous les noms de Dick Morland, Patrick Ruell et Charles Underhill; la plupart d'entre eux ont été republiés sous son propre nom.
Sous le nom de Reginald Hill, cinq romans mettent en scène Joe Sixsmith, un noir ouvrier tourneur devenu un aimable détective privé dans un Luton de fiction. Hill a également écrit des nouvelles et des histoires de fantômes.

Reginald Hill était né le 3 avril 1936 à Hartlepool, dans le comté de Durham. Il était le fils d'un footballeur professionnel et à grandi à Caelisle. A l'école primaire de Stanwix, «j'écrivais sans arrêt» se souvenait-il. C'est par sa mère, qui dévorait les crimes de l'âge d'or du roman noir, que Reg découvrit ce genre.
Il réussit l'examen de passage des onze ans et au collège classique de Carlisle, il fut excellent en anglais, confirmant le soupçon qu'il nourissait depuis son plus jeune âge qu'il serait un jour écrivain professionnel.

Après le service militaire entre 1955 et 1957, il obtint une bourse pour Catherine's College à Oxford où il jouait au rugby; lors de son premier semestre il fut deuxième ligne avec un garçon dont le nom se prononçait "Dee-ell".
«Il me fallut quelques temps pour comprendre que le gars que j'entourais de mes bras dans la mêlée était la personne enregistrée sous le nom de "Dalziel". Plus tard, tandis que je cherchais un nom pour un flic du nord mal dégrossi, je me suis dit qu'il serait drôle de lui donner le nom de ce camarade qui appartenait à la classe moyenne sans aspérité. Quarante ans plus tard, nous sommes toujours amis.»
Diplômé de littérature anglaise en 1960, Hill devint instituteur puis donna des cours au collège de Doncaster avant de décider de devenir écrivain à plein temps en 1980.
Il a reçu de nombreuses récompenses, y compris des Dagues d'or et de diamant de l'association des écrivains de romans policiers3. En 1995 il remporta la Dague de diamant de Cartier de la CWA pour l'ensemble de son œuvre.
Son dernier roman avec Dalziel and Pascoe, Midnight Fugue, est paru en 2009.
Reginald Hill était marié depuis 51 ans avec Patricia Ruell. Il n'avait pas d'enfant.
Reginald Hill, né le 3 avril 1936, est mort le 12 janvier 2012.





1 : Enfin si: apparemment il reste un roman posthume à paraître.
2 : que je lus en 1987, début d'un engouement qui ne connut pas de déclin.
3 : Gold and Diamond Daggers from the Crime Writers’ Association.

Vida tragique d'En Guilelm de B., de Maurice Chamontin

J'ai récupéré ce livre lors de la soirée Oulipo, soigneusement dissimulé dans un sac plastique opaque pour ne pas provoquer la jalousie de ceux qui, n'ayant pas été assez rapides pour le réclamer à temps, n'auraient pas leur exemplaire tout de suite (rupture de stock chez l'auteur).

Ce livre oscille entre érudition et plaisanterie, enfin, il n'oscille pas, il est les deux à la fois. Il est à la fois une initiation aux poèmes courtois en langue d'oc pour les lecteurs néophytes, une bibliographie de poèmes occitans avec leurs références en bas de page pour les lecteurs avertis, et un exercice à contraintes qui consiste à écrire une histoire cohérente permettant de lier entre eux les quelques poèmes ou bribes de poème laissés par un poète inconnu ou presque.

Qui est Guilelm? C'est l'énigme qu'il s'agirait de résoudre. (Mais s'agit-il vraiment de résoudre l'énigme ou de profiter de tout ce flou pour mener l'histoire à bride abattue et faire de l'amour courtois, que j'imaginais si sage et plutôt platonique, une aventure galante très délurée?)
Guillems de Balaon si fo un gentil castelans de la encontrada
de Monspelier, mout adreich e mout enseignat e bons trobaire.
(p.26)

Tant pis pour Guilelm qui de plus n'a pas eu l'heur de laisser dans les débris de documents qui nous sont parvenus la moindre trace de son existence, rien dans les cartulaires, rien dans les recueils d'archives, les catalogues d'actes, rien du moins qui ait été détecté à notre connaissance et qui l'inscrive dans la vraie histoire, celle où se sédimentent les parchemins poussiéreux, les naissances, les mariages, les donations, les contrats, les démêlés et les sentences, toutes choses qui sont d'irréfutables preuves. Mais là, rien! Du moins, c'est ce qu'on suppose, à cette étape du récit. (p.27)
Maurice Chamontin se charge donc de reconstituer la vie de ce seigneur, non sans citer (et traduire) maints autres troubadours. Parfois d'ailleurs Guilelm proteste, il lui semble que trop de citations d'autres que lui-même lui vole la vedette (il y a dans ce Guilelm un peu de la grogne des Six personnages en quête d'auteur):
Dieus fe Adam et Eva carnalamens,
ses tot pechat, l'un ab l'autre ajustar
e'n totz aquels que d'els fes derivar
Dieus volc fos faitz carnals ajustement!
E pus Adam fon de tots la razitz,
senes razitz nuhs arbres es floritz,
per c'amans fis et amairitz complida
cant s'ajuston dic que non fan falhida
1.

Dieu fit Adam et Eve de chair pour, sans aucun péché, l'un à l'autre s'ajuster. Et en tous ceux qu'il fit dériver d'eux, Dieu voulut que soit fait charnel ajustement. Puisque Adam fut de tous la racine — sans racine, nul arbre ne fleurit — quand amant pur et amante accomplie s'ajustent, ils ne font aucune faute, je le dis.

«Zut, zut et merde» se dit Guilelm. Encore ce faussaire mal embouché de Bertran Carbonel. Mais il ne me lâchera donc jamais les chausses, celui-là. Il faudrait tout de même savoir, une bonne fois pour toutes s'il s'agit ici de raconter MON histoire (dont d'ailleurs, à l'heure actuelle, j'ignore la fin) ou bien, par une manœuvre perverse, de m'utiliser comme un pauvre prétexte, pour étaler sans vergogne un florilège des écrits de ce misérable Bertran. S'il devait s'avérer que je ne suis là que pour lui servir de faire-valoir, je le dis tout net, j'aimerais mieux renoncer à cette affaire, même sans dédommagement. Pour qui me prend-on, à la fin? Si l'on s'imagine qu'une mesquine figuration, voire même un second rôle puisse me satisfaire, on se trompe, et lourdement. Ou alors, essaierait-on délibérément de me porter telle injure? Pour moins que ça, d'autres… etc. Son ire s'enfle et s'auto-entretient. Il faut intervenir sinon, c'est sûr, la colère l'enflamme et, pour un parchemin, c'est très dangereux.

Allons, allons, un peu de calme, ce n'est qu'un malentendu. Je vous assure Guilelm, il est clair pour tous que c'est bien votre histoire — et elle seulement — qui est le fil rouge, le squelette de cet écrit. (pp. 59 et 60)
Qu'ajouter pour ne pas trop en dire, sans tomber dans la facilité de citer les passages les plus paillards? C'est un livre étonnant, offrant peintures naturalistes, analyse de formes littéraires, expériences amoureuses (au sens propre: Guilelm tente une expérience pour vérifier une hypothèse, expérience qui finit par le dépasser), reportage historique sur les guerres, la médecine, l'art de la construction, etc. au Moyen-Âge.
A lire pour rire et s'instruire.


Note
1 : TR, Bertran Carbonel: Dieus fe Adam et Eva carnalamens.

Clin d'œil geek

Je dirai, pour l'instruction des biographes,
Que son corsage avait quarante-deux agrafes.

Tristan Derème cité par Renaud Camus in Demeures de l'esprit - France Sud-Est, p.100

Journée Wake

Décryptage des carnets de Finnegans Wake dans la journée. En fait l'équipe du CNRS a trouvé une source (ie, un des livres dont proviennent les mots notés à la volée par Joyce dans ses carnets. Chaque fois que l'on trouve une source, ce sont des dizaines de mots qui soudain trouvent un sens. Trouver une source est toujours excitant, cela ressemble à trouver la clé d'un code secret), ce qui fait que nous sommes repassés sur les pages de carnet déjà déchiffrées pour vérifier les mots dans la source (The Rise of Man, du colonel Conder (étrangement je lis dans Wikipédia en faisant une recherche pour vérifier l'orthographe de son nom qu'il aurait été proposé comme une identité possible de Jack l'Eventreur. Le monde est petit.))
Je suis rassurée de constater que la plupart des mots que nous avions déchiffrés les semaines précédentes l'étaient exactement, car la lecture est réellement difficile.

Pour info, les carnets ressemblent à cela:


2011_0114_Finnegans.jpg



Soirée à la Cartoucherie pour le premier chapitre de ''Finnegans Wake'' d'après la traduction de Lavergne. Extraordinaire performance de l'acteur Sharif Andoura (c'est normal qu'il soit aussi roux pour jouer un texte de Joyce?) dont on se dit avec envie qu'il doit être un extra-terrestre.
J'aime cette intuition qu'il a que la profusion du texte sert peut-être à cacher, à noyer, quelques phrases intimes de l'auteur. (Andoura l'a dit ce soir, nous pouvous également l'entendre le dire dans la vidéo en lien.)
Allez-y sans crainte, il suffit de se laisser porter. Cela m'a rappelé un commentaire de Joyce que j'ai lu, sans doute dans Mercanton (Les heures de James Joyce): «Ulysses est un souvenir, Finnegans est un rêve, toujours au présent.» (Je résume).

Du débat qui a eu lieu après je retiendrai ces paroles très justes: «On peut passer des heures sur quelques lignes. Là, on est obligé de faire des choix et d'avancer.»

Les finances sous l'Ancien Régime

Je sais que c'est facile, mais ça m'amuse.
Aidés par les Cours des Monnaies, les rois achetaient ou ramassaient les «espèces monétaires» (or, argent, cuivre), les faisaient frapper (admirablement à partir de 1640), et tentaient d'en régenter le cours au mieux de leurs intérêts, par des «ordonnances monétaires» d'application difficile. Difficultés qui vinrent assez rarement de la mauvaise volonté des provinces et des corps, mais de réalités internationales. La monnaie française n'avait que la valeur que lui accordaient les grands marchands, toujours internationaux: les négociants et armateurs français la connaissaient évidemment très bien, et tâchaient d'en jouer. D'autre part, les rois jouèrent jusqu'en 1726 de dévaluations par cascades successives; elles leur permettaient d'éponger une partie de leur dettes,— vieux système si allègrement repris en notre XXe siècle. Il régnaient mieux sur la petite monnaie intérieure, la monnaie des contribuables, malgré des «émotions» monétaires, aux XVIe et XVIIe siècles. Le grand marché international, où régnait de plus en plus des «constellations» de familles de banquiers, était appelé à leur réserver, au XVIIIe siècle, quelques mauvaises surprises. C'est que le «crédit» y régnait, qui reposait sur la «confiance» que peuvent donner un «potentiel» économique solide, et surtout une gestion sage. Elle fut perdue, on le sait, vers la fin du règne de Louis XVI — ce qui pose un problème non mineur de «causes» de la Révolution.

Pierre Goubert, L'Ancien Régime - 2 : les pouvoirs, Armand Colin collection U (1979), pp.34-35



Jurgen Habermas1 a bien décrit comment le principe de publicité est le principe de contrôle que le public bourgeois, composé d'individus cultivés, capables de raisonner, a opposé à la pratique du secret propre à l'État absolu. Créateur d'une véritable sphère publique, ce principe circonscrit, à partir du XVIIIe siècle, «un nouvel espace où tente de s'effectuer une médiation entre la société et l'État, sous forme d'une ''opinion publique'' qui vise à transformer la nature de la domination. Ainsi, dès la fin du XVIIe en Angleterre, et en France à partir des années 1730, se constitue une instance de jugement fondée sur l'usage «public» de leur raison par les personnes privées, de sorte que, au travers des salons, cafés, et clubs littéraires, notamment, se forme une «opinion publique» à l'examen de laquelle rien et nul, pas même le roi, ne peut se soustraire.

Dans son cas particulier, l'échec de la Chambre des comptes tient dans son incapacité à convaincre le roi de la «contre-productivité du secret», selon l'expression de Pierre Rosanvallon2. L'opacité notamment financière se révèle un piège pour l'État absolutiste, qui perd ainsi la confiance d'une société qui fait l'expérience de formes nouvelles de délibération et de publicité. L'existence des chambres des comptes ne garantit plus aux yeux des contemporains ''la transparence qui aurait pu désamorcer les révoltes contre l'impôt'': c'est au contraire «le secret des finances comme principe» qui l'emportera jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. […].

On retiendra donc que, sous l'Ancien Régime, si le contrôle ''juridictionnel'' des comptes par les chambres a pu exister, quoique de moins en moins étendu, le contrôle ''politique'' des finances de l'État était, lui, dès l'origine volontairement entravé. L'effet de ce refus d'une transparence politique de la gestion des finances a été peut-être la cause profonde de la Révolution de 1789 au moment où la monarchie française terriblement endettée se trouve dépendre du nouveau monde de l'économie financière, celui du crédit.

Rémi Pellet, La Cour des comptes, La découverte (1998), pp.14-15





1 : Junger Habermas, L'Espace public, Payot, 1978.
2 : Pierre Rosanvallon, L'État en France, de 1789 à nos jours, Seuil, 1990, p.27.

Dilemme

La faim ou une vieille… pas facile de trancher !
Il est terrible d'avoir faim, il est pire de coucher.
Affamé il priait pour trouver une vieille; au lit
Phillis demandait la famine!… Tu vois d'ici
l'affreux partage du pauvre gars sans héritage !

Parménion de Macédoine, cité dans La Couronne de Philippe, coll. Orphée, édition La Différence

Les paradoxes de l'absolutisme

Par trois de ses aspects, l’absolutisme contredisait sa propre dimension autoritaire, inégalitaire et théocratique par son opposition à la féodalité et par sa visée d’une égalisation des sujets devant le monarque, il avait une signification «démocratique» ; par sa volonté affichée de garantir la sécurité des individus, il avait une signification «libérale» ; enfin, dans la mesure où le droit divin du souverain signifiait l’émancipation du pouvoir temporel vis-à-vis du pouvoir spirituel de la papauté, sa signification était «laïque».

Cette triple dimension apparaît clairement chez Hobbes: en fondant le pouvoir absolu du souverain dans le contrat primitif des citoyens, Hobbes a inscrit dans l’idée même de l’absolutisme un moment «démocratique» — puisque le souverain tient originellement sa légitimité de la volonté des sujets — et un moment «libéral» — puisque la souveraineté repose sur des fondements juridiques et a pour fonction de garantir la sûreté des citoyens; on sait en outre comment Hobbes a exigé une totale subordination de l’Eglise à l’Etat1.

Mais Bossuet lui-même peut paraître un disciple de Hobbes lorsque, après avoir défini la servitude comme un «état contre la nature» et le roi comme «le support du peuple», il fixe pour but à l’Etat «l’égalité entre les citoyens» et leur affranchissement «de toute oppression et de toute violence»; on peut même être tenté d’entendre dans le gallicanisme de Bossuet un écho lointain et atténué de la volonté affichée par Hobbes de subordonner l’Eglise à l’Etat. Une tendance «démocratique» et «séculière» affectait ainsi l’idéal absolutiste jusque chez ses défenseurs les plus autoritaires et les plus cléricaux2.

Jean-Yves Pranchère, L'Autorité contre les Lumières, p.124





1 : Hobbes, Leviathan, chapitres XVI, XXI, XXX, XLII, tr. F. Tricaud, Sirey, Paris 1971, p.177 sq, 221 sq, 357 sq, 561 sq.
2 : Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, III, II, 3 ; III, III, 1 ; VIII, I, 1 ; VIII, II, 2 ; édition de J Le Brun, Droz, Genève, 1967, p.68, 72, 288, 293.

Les moustaches sont un univers

C'est curieux, dit l'homme, il a une moustache de barbier alors qu'il est cafetier, c'est une moustache incongrue. Pourquoi, dit la fille, il y a des moustaches spéciales? Il sirota sa bière, bien sûr qu'il y en a, dit-il, essaie d'observer la physionomie des gens, c'est une leçon d'anthropologie, j'ai dessiné dans mon carnet les moustaches des diverses catégories, dans ce pays les moustaches sont un univers, regarde par exemple la Guardia civil, elle porte ce genre de moustache. Il fit une rapide esquisse sur la nappe. Les avocats, au contraire, la portent ainsi. Il fit une autre esquisse. Les juges ainsi, presque comme les avocats, mais différente. Les professeurs universitaires la portent comme ça quand ils sont favorables au régime et comme ça quand ils sont contre. Les propriétaires terriens en ont une comme ça, et là c'est la moustache du grand propriétaire terrien espagnol qui soutient le Généralissime. Lequel l'a en revanche comme celle-ci, qui est en fait semblable aux autres, mais elle appartient au seul Généralissime et se reconnaît tout de suite… à bien y réfléchir, l'histoire de notre siècle est une histoire de moustaches, la moustache manchote de l'Allemand, la grosse moustache paysanne du Russe… le duce, lui, était glabre, en tout, comme les Italiens, nous sommes poilus dans l'âme, comme moi, mais toi tu ne le sais pas, ma petite Guagliona, tu crois être plus poilue que moi, et tu es une colline sans le moindre brin d'herbe. J'aimerais que tu te laisses toi aussi pousser la moustache, dit la fille, ça t'irait bien à ton âge. L'homme sourit. Comme ça je ne ressemblerais plus à Clark Gable, dit-il, mais désolé, je ne suis pas un acteur américain, je ne suis plus le camarade partisan et ne m'appelle plus Clark, compris?

Antonio Tabucchi, Tristano meurt, pp.99-100 (Folio)

Noël et le solstice d'hiver

Ces rappels et ces rapprochements aident à comprendre pourquoi on a souvent voulu voir dans un certain nombre de fêtes et de rites du christianisme une sorte d'habillage des religions pré-chrétiennes. Le plus connu des spécialistes français du folklore, Arnold Van Gennep († 1957) a cependant nuancé cette conception séduisante, mais parfois trop facile. Si la théorie de la survivance par adaptation chrétienne lui a paru acceptable pour les Rogations1, il s'est au contraire insurgé contre la théorie solsticiale en ce qui concerne Noël et la Saint-Jean. «On ne peut, écrivait-il, consulter un libre ou un article sur la Saint-Jean sans y trouver le cliché: «c'est le reste d'un culte solaire antérieur au «Christianisme», avec l'addition: «le culte du Soleil existait chez «tous les peuples depuis la plus haute Antiquité»… La Saint-Jean ne peut être ni solaire en général, ni solsticiale, de par son essence et ses origines, parce qu'elle ne se situe pas le jour le plus long de l'année, jour que tous les peuples auraient pu, en effet, «distinguer par expériences additionnées»2. Une remarque parallèle vaut pour la Noël qui ne coïncide pas avec le solstice d'hiver.

Jean Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, p.338





1 : A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, 12 vol., Paris, 1943-1958 - citation issue du t.I, vol IV, p.1637.
2 : Ibid., p.1734

Histoire de la philosophie occidentale, de Bertand Russell

Remarque étonnée: Le nom de Wittgenstein n'apparaît pas dans l'index.

Deux tomes, dont l'un, le plus gros, est presque entièrement consacré à la philosophie antique.

C'est une histoire philosophique intime, ou intimiste, commentée avec irrespect selon des angles inhabituels en philosophie, mais qui sont ma pente:

Il y a, chez Aristote, une absence complète de ce qui pourrait être appelé bienveillance ou philanthropie. Les souffrances de l'humanité, pour autant qu'il les remarque, ne l'impressionnent pas; il les tient, intellectuellement, pour un mal mais il n'y a aucune raison de croire qu'elles l'émeuvent, sauf lorsque ceux qui souffrent sont ses amis.
On remarque aussi souvent, chez Aristote, un manque de sensibilité qui ne se retrouve pas au même degré chez les premiers. Il y a quelque chose de par trop confortable et satisfait dans ses spéculations sur les affaires humaines. Tout ce qui peut éveiller chez l'homme un vif intérêt pour autrui paraît oublié. Même son étude sur l'amitié est froide; il ne paraît avoir fait aucune des expériences qui rendent difficile de conserver un jugement impartial. De plus, il paraît ignorer tous les aspects profonds de la vie morale; il laisse de côté tout le domaine de l'expérience qui touche à la religion. Ce qu'il a à dire serait utile à des hommes jouissant de tous les biens terrestres et n'ayant que peu de passions. Mais il n'a rien à dire à ceux qui sont possédés par un dieu ou un démon, ni à ceux que le malheur entraîne au désespoir. Pour toutes ces raisons, à mon avis, la morale d'Aristote, malgré sa grande réputation, manque de pénétration.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, "la morale d'Aristote", p.229

Juan Asensio accusé d'insultes et diffamation ne peut pas se défendre

C'est ce qu'a soutenu son avocat. Le tribunal lui a donné raison.
Cependant, la cour d’appel a simplement confirmé la nullité de la citation. Juan Asensio est débouté de ses demandes, ce qui signifie que notre démarche n'était pas abusive.

Afin de vous permettre de vous faire votre propre opinion, je vous livre les conclusions de l'avocat d'Asensio qui ont convaincu le tribunal (pour l'anecdote, il s'agit de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, la chambre qui a à juger du subjonctif imparfait dans "l'affaire Lacan").



Quelques précisions cependant afin de lutter contre la désinformation:

- Les délibérés sont généralement rendus (lus) en début d'audience, vers 14 heures. Ils sont alors transmis par les avocats à leurs clients respectifs. A ce stade, il n'y a aucun écrit, il faut attendre deux à trois mois pour disposer des conclusions écrites : qu'il s'agisse de la condamnation au pénal du 17 novembre ou de la nullité prononcé hier, personne ne dispose à ce jour des « décisions rendues par les juges». Affirmer les recopier mot à mot est donc un mensonge.

- Juan Asensio a mis immédiatement à jour son billet "on air" pour annoncer la nullité de la citation pour injures et diffamation. Cette nullité est prononcée pour une question de forme, le fond n'a pas été examiné.

- En revanche, le 17 novembre il n'a pas annoncé aussitôt qu'il avait perdu au pénal, c'est-à-dire contre une plainte déposée par le parquet qui avait donné lieu le 6 octobre a un débat contradictoire au tribunal devant les juges, chacun d'entre nous étant interrogé tour à tour. Il est donc faux que son billet soit purement informatif et objectif.




La suite est donc une longue citation de l'avocat d'Asensio, dont la graphie est respectée. Les notes sont de mon fait.
C'est très long, voici un lien vous permettant d'accéder à une version plus lisible en pdf.


2. Les propos poursuivis.

Les parties civiles poursuivent des propos écrits et publiés sur son blog par M. Asensio les 17 et 22 mars 2010; il est expressément demandé, dans le dispositif de leur citation directe, que M. Asensio soit déclaré coupable d'infractions d'injure et diffamation, «à raison des commentaires et articles parus le 17 et 22 mars 2010 sur le site http://www.stalker.hautetfort.com dont le directeur de publication est Monsieur Juan ASENSIO, intitulés «Éric Bonnargent, François Monti, Juan Asensio, entretien, 1» et «Éric Bonnargent, François Monti, Juan Asensio, entretien, 4», accessibles aux adresses suivantes:
http://stalker.hautetfort.com/archive/2010/03/17/eric-bonnargent-francois-monti-juan-asensio-entretien-4.html
http://stalker.hautetfort.com/archive/2010/03/12/eric-bonnargent-francois-monti-juan-asensio-entretien-1.html
».

Plus précisément, les parties civiles ont choisi de poursuivre les propos suivants (pages 15 et 16 de la citation directe):

Dans la note du 17 mars 2010 («Éric Bonnargent, François Monti, Juan Asensio, entretien, 1», http://stalker.hautetfort.com/archive/2010/03/12/eric-bonnargent-francois-monti-juan-asensio-entretien-1.html: «(...) d'un pauvre crétin planqué sous le pseudonyme de Simon Melmoth (...) Ne m'en veuillez point de ne pas citer exactement les propos de cet infâme couilon dont le derrière semble aussi crotté de peur que le cerveau (...) d'ailleurs grâce aux bons services des amis tout aussi lâches de ce Simon Melmoth qui, naguère, me traitèrent de tous les noms (à l'abri, comme il se doit, des regards), (.. .) je crois, à des accusations aussi lamentables et qui bafouent toute rigueur herméneutique avec la même joie malsaine que les chiens nazis témoignaient face à leurs victimes... Finalement, recevoir des leçons de vertu de la part de ces petits caniches urinant comme des chiots, utiles et comiques relais des vrais molosses utilisés par les criminels, est une très douce ironie de la réversibilité des mérites je suppose... »;

Dans la note du 22 mars 2010 («Éric Bonnargent, François Monti, Juan Asensio, entretien, 4», http://stalker.hautetfort.com/archive/2010/03/17/eric-bonnargent-francois-monti-juan-asensio-entretien-4.html): «Vais je ajouter que Simon Melmoth/Emmanuel Régniez avec l'universitaire Jean-Yves Pranchère, spécialisé dans l'étude d'auteurs tels que Joseph de Maistre et la documentaliste Valérie Scigala, fut l'un des membres qui, sur un groupe supprimé par Facebook, m'insultèrent copieusement et m'accusèrent de tous les maux? Lorsque je portai à la connaissance du public, à seule fin de me défendre, leurs propos dans trois notes depuis supprimées par mon hébergeur, Valérie Scigala et Jean-Yves Pranchère déposèrent tous deux plainte contre moi pour trois motifs dont le minutieux examen me fit passer douze heures en garde à vue dans les riants locaux d'une brigade de gendarmerie qui ne fut sans doute point choisie par hasard puisqu'elle était spécialisée dans les affaires de cyber-criminalité[1]».

Seuls ces propos publiés les 17 et 22 mars 2010 sont donc poursuivis.


3. In limine litis, sur la nullité de la citation directe puis, par voie de conséquence. la prescription de l'action des demandeurs.

3.1. L'ambiguïté sur la qualification des faits incriminés.

La citation directe entretient l'ambiguïté sur la qualification des faits incriminés. Cela est particulièrement vrai pour ce qui concerne les propos incriminés qui sont contenus dans la note du 17 mars 2010: «(...) d'un pauvre crétin planqué sous le pseudonyme de Simon Melmoth (...) Ne m'en veuillez point de ne pas citer exactement les propos de cet infâme couillon dont le derrière semble aussi crotté de peur que le cerveau (…) d'ailleurs grâce aux bons services des amis tout aussi lâches de ce Simon Melmoth qui, naguère, me traitèrent de tous les noms (à l'abri, comme il se doit, des regards), (…) je crois, à des accusations aussi lamentables et qui bafouent toute rigueur herméneutique avec la même joie malsaine que les chiens nazis témoignaient face à leurs victimes.… Finalement, recevoir des leçons de vertu de la part de ces petits caniches urinant comme des chiots, utiles et comiques relais des vrais molosses utilisés par les criminels, est une très douce ironie de la réversibilité des mérites je suppose…».

Les parties civiles qualifient d'injurieuse la locution: «d'un pauvre crétin planqué sous le pseudonyme de Simon Melmoth». On peut lire, à la page 19 de leur citation directe (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «La phrase tirée de l'article du 17 mars 2010 rédigé par Juan ASENSIO «... d'un pauvre crétin planqué sous le pseudonyme de Simon Melmoth» est sans équivoque insultante. Cette injure est bien adressée à Emmanuel REGNIEZ (…)»».

Elles qualifient cumulativement d'injurieuse et de diffamatoire la locution: «Ne m'en veuilez point de ne pas citer exactement les propos de cet infâme couillon dont le derrière semble aussi crotté de peur que le cerveau». On peut lire, toujours à la page 19 de leur citation directe (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Dans le prolongement, les propos qui suivent sont particulièrement injurieux et diffamatoires « …Ne m'en veuillez point de ne pas citer exactement les propos de cet infâme couillon dont le derrière semble aussi crotté de peur que le cerveau»».

Elles qualifient tour à tour de diffamatoire et d'injurieuse la locution: «d'ailleurs grâce aux bons services des amis tout aussi lâches de ce Simon Melmoth qui, naguère, me traitèrent de tous les noms (à l'abri, comme il se doit, des regards)». On peut lire, à la page 20 de leur citation directe (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Le terme «amis» est lié à celui de «lâches», complété par la formule en fin de phrase «(à l'abri, comme il se doit, des regards)». Il s'agit d'une allégation mensongère et diffamante». Puis, à la page 21 (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Ecrire encore «(amis)… qui, naguère, me traitèrent de tous les noms» est une allégation purement mensongère. La jurisprudence considère que constituent des injures le reproche de «parler en menteur» et «de ne dire ou exprimer que des mensonges ou des faux» (Crim. 31 janv. 1930: Bull. crim. n° 44) - l'imputation de «manquer de courage civique » (Crim. 20 juin 1946: Gaz. Pal. 1946. 2. 178 2e arrêt) - l'expression de «lopette». TGI Paris, 8 nov. 1989: Gaz. Pal. 1990. 1, Somm. 176, lesquels sont très proches des termes employés ici par Juan ASENSIO». Puis, toujours à la page 21 (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Les propos contenus dans la phrase incriminée ont un caractère portant atteinte à l'honneur et à la considération des parties civiles, au regard de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, alinéa 1».

Elles qualifient tour à tour de diffamatoire et d'injurieuse la locution: «je crois, à des accusations aussi lamentables et qui bafouent toute rigueur herméneutique avec la même joie malsaine que les chiens nazis témoignaient face à leurs victimes… Finalement, recevoir des leçons de vertu de la part de ces petits caniches urinant comme des chiots, utiles et comiques relais des vrais molosses utilisés par les criminels, est une très douce ironie de ta réversibilité des mérites je suppose…». On peut lire, à la page 23 de leur citation directe (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Des qualificatifs en publics tels que «chiens nazis» portent profondément atteinte à l'honneur et à la considération de Jean-Yves PRANCHERE, Valérie SCIGALA et Emmanuel REGNIEZ». Puis, aux pages 23 et 24 (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «D'ailleurs, la jurisprudence indique que le terme «nazi» peut constituer une injure. Paris, 1er juin 1995: Dr. pénal 1995. 253; confirmé par Cass. Crim. 29 janv. 1998 Pourvoi n°95-83763: Gaz. Pal. 1998. 1, chron. crim. 75. La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans son arrêt du 16 décembre 1986 (Bull n°374 - n° de pourvoi n°85-96064), acceptait qu'il est de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération, nonobstant son caractère fictif l'imputation d'une action violente menée par un groupe armé dont la constitution est pénalement répréhensible, faite à une personne supposée avoir adhéré aux doctrines nationales-socialistes».

L'invocation cumulative des deux qualifications que sont l'injure et la diffamation introduit une incertitude pour le prévenu quant à l'objet exact de ce qui lui est reproché et, par conséquent, quant aux moyens de défense qu'il peut opposer.

Cette ambiguïté est en l'espèce d'autant plus insoluble que les parties poursuivantes, en tête de leur citation, ont expressément déclaré poursuivre M. Asensio à la fois pour le délit d'injure envers un particulier et pour le délit de diffamation envers un particulier, «ces deux chefs d'infraction ayant été commis en état de concours d'infraction (article 132-2 du Code pénal)» (page 2 de la citation directe). Elles laissent ainsi penser qu'elles entendent poursuivre des propos injurieux et des propos diffamatoires bien divisibles les uns des autres, alors que le corps de leur citation, comme on l'a vu, fait à de multiples reprises supporter à des propos uniques les deux qualifications distinctes.

Au demeurant, quand bien même les parties poursuivantes estimeraient que les propos qu'elles incriminent renferment des injures et des imputations diffamatoires indivisibles, et que donc la qualification d'injure est absorbée par celle de diffamation, il leur appartiendrait de préciser qu'elles n'entendent en conséquence viser que la seule diffamation. Il ne leur est pas permis, dans un tel cas, de poursuivre l'injure comme délit distinct. Procéder autrement, et viser cumulativement la qualification d'injure et la qualification de diffamation, comme elles le font en l'espèce, interdit à M. Asensio d'exercer utilement sa défense (Cass. Crim., 15 mars 1994: Bull crim, n°99).

Est nul l'acte introductif d'instance qui, comme c'est le cas en l'espèce, entretient «une équivoque sur le fondement juridique précis des demandes» et «une ambiguïté sur la qualification des faits incriminés» et porte ainsi atteinte tant à l'égalité des parties dans le procès qu'aux droits de la défense (Civ. 2ième, 14 mars 2002: Bull. civ. II, n" 45).

L'action des parties civiles se trouve dès lors prescrite, aucun acte interruptif de prescription n'ayant été valablement accompli dans les trois mois de la publication des propos litigieux, conformément à l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881.


3.2. L'absence d'identification, par chaque partie civile, des propos qu'elle considère par comme injurieux ou diffamatoires à son égard.

Les trois parties civiles ont choisi d'exercer une action concertée contre M. Asensio, ce qui est leur droit.

Elles entendent poursuivre de nombreux propos de M. Asensio, ce qui est également leur droit.

Mais ce double choix leur impose de rendre parfaitement identifiables les propos argués de diffamation et/ou injure dont se plaint chacune d'entre elles. Procéder différemment revient à priver le prévenu des moyens d'exercer utilement sa défense (TGI Paris, 17ème Chambre, 23 mai 1997: ''LALONDE & ASSOCIATION GENERATION ECOLOGIE c/JULY; LP 1997, n° 144-I,p.103).

"S'il est en effet possible, dans une seule et même citation, à plusieurs personnes, physiques ou morales, s'estimant diffamées par les mêmes propos, de se concerter afin de poursuivre les auteurs des textes qu'elles considèrent attentatoires à leur honneur ou à leur considération, il leur appartient, dès lors qu'il peut exister un doute sur les propos respectivement poursuivis par chacune d'entre elles, de fournir tes indications nécessaires afin de permettre aux prévenus de déterminer de quel propos diffamatoire se plaint chacune des parties civiles (...) Les parties civiles ne sauraient soutenir que l'intégralité des propos est poursuivie par chacune d'elles, un tel argument par sa généralité, ne pouvant répondre à l'exigence qui vient d'être exposée" (TGI Paris, 17ème Chambre, 18 juin 2002: LA SOCIETE ELITE MODEL MANAGEMENT SA c/ TESSIER, ARDISSON, DROUIN & autres).

En l'espèce, les parties civiles n'ont pas fait ce travail consistant à distinguer ce qui, au sein des propos poursuivis, porte respectivement atteinte à chacune d'elles.

On le vérifie pour ce qui concerne les propos suivants, tirés de la note poursuivie du 17 mars 2010: «(…) je crois, à des accusations aussi lamentables et qui bafouent toute rigueur herméneutique avec la même joie malsaine que les chiens nazis témoignaient face à leurs victimes... Finalement, recevoir des leçons de vertu de la part de ces petits caniches urinant comme des chiots, utiles et comiques relais des vrais molosses utilisés par les criminels, est une très douce ironie de la réversibilité des mérites je suppose…»

On peut lire dans la citation des plaignants, au sujet de ces propos (pages 22 & 23, la graphie des auteurs de la citation est respectée): «L'allégation «je crois, à des accusations aussi lamentables et qui bafouent toute rigueur herméneutique avec la même foie malsaine que les chiens nazis témoignaient face à leurs victimes» inverse d'abord l'ordre des choses.
Juan ASENSIO se pose ici comme victime alors qu'il est mis en cause pour plusieurs chefs d'infraction dans le cadre de la procédure judiciaire diligentée parta gendarmerie de BOULOGNE-BILLANCOURT (PV 728/2009).
(Cf. Pièce n°8)
Les griefs évoqués par les parties civiles dans leurs plaintes sont à ce point fondés qu'ils ont justifiés des réquisitions de l'autorité judiciaire afin de supprimer les liens incriminés[2].
Il ne s'agit donc pas «d'accusations aussi lamentables» mais simplement du droit, par principe, pour une victime de mettre en mouvement l'action publique afin de défendre son honneur et sa réputation et défaire cesser des injures publiques.[3].
La formule qui est ensuite employée par Monsieur Juan ASENSIO «avec la même joie malsaine que les chiens nazis témoignaient face à leurs victimes» montre l'extrême violence de Juan ASENSIO - la shoah est le comble de la violence et de l'inhumanité — qui personnifie les chiens nazis, capables d'une «joie», vécue à leur tour par les parties civiles.
L'image des chiens nazis face à leur victime en comparaison des parties civiles face à Juan ASENSIO, ne fût-ce que par une communauté de «joie» relativise forcément la Shoah, dévalue le crime nazi, au mépris absolu de la mémoire des victimes.
Des qualificatifs en publics tels que «chiens nazis» portent profondément atteinte à l'honneur et à la considération de Jean-Yves PRANCHERE, Valérie SCIGALA et Emmanuel REGNIEZ.
Aux termes de sa phrase «Finalement, recevoir des leçons de vertu de la part de ces petits caniches urinant comme des chiots, utiles et comiques relais des vrais molosses utilisés par les criminels, est une très douce ironie de la réversibilité des mérites je suppose…», dans le prolongement de sa métaphore canine, Monsieur Juan ASENSIO assimile Jean-Yves PRANCHERE, Valérie SCIGALA et Emmanuel REGNIEZ à «ces petits caniches urinant comme des chiots, utiles et comiques relais des vrais molosses utilisés par les criminels…,». Ces termes sont à rapprocher des allégations de «lâches» et «à l'abri, comme il se doit, des regards». Cette image avilit et déshonore les parties civiles.
L'expression qui suit «est une très douce ironie de la réversibilité des mérites je suppose…» vise directement, même s'il y a un code, Jean-Yves PRANCHERE.
Juan ASENSIO fait allusion avec «la réversibilité des principes» au concept central de la pensée de Joseph de Maistre dont Monsieur Jean-Yves PRANCHERE est un spécialiste notoire.
Juan ASENSIO le rappelle d'ailleurs dans l'article publié le 22 mars: «avec l'universitaire Jean-Yves Pranchère, spécialisé dans l'étude d'auteurs tels que Joseph de Maistre ».
 »

Force est de constater, à la lecture de ce passage, que les trois parties civiles poursuivent l'ensemble des propos en cause, sans qu'il soit mentionné, à aucun moment, pour chacune des parties civiles, quels propos précisément, au sein de cet ensemble, elle a entendu considérer comme diffamatoire ou injurieux à son égard.

Mais l'incertitude concerne également les propos poursuivis tirés de la note du 22 mars 2010.

On peut lire dans la citation des plaignants, au sujet de ces propos (page 25, la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Juan ASENSIO omet de révéler les faits pour lesquelles il a été mis en cause et qui font l'objet de deux instances pénales officielles et pour lesquelles il a été placé en garde à vue, comme il l'indique lui-même un peu plus loin dans cet article: «Lorsque je portai à la connaissance du public, à seule fin de me défendre, leurs propos dans trois notes depuis supprimées par mon hébergeur, Valérie Scigala et Jean-Yves Pranchère déposèrent tous deux plainte contre moi pour trois motifs dont le minutieux examen me fit passer douze heures en garde à vue dans les riants locaux d'une brigade de gendarmerie qui ne fut sans doute point choisie par hasard puisqu'elle était spécialisée dans les affaires de cyber-criminalité»
Il s'agit là à nouveau d'imputations purement diffamatoires au préjudice des parties civiles»
.

Force est de constater, à la lecture de ce passage, que les trois parties civiles poursuivent l'ensemble des propos en cause, sans qu'il soit mentionné, à aucun moment, pour chacune des parties civiles, quels propos précisément, au sein de cet ensemble, elle a entendu considérer comme diffamatoire ou injurieux à son égard. On se demande tout spécialement en quoi Monsieur Emmanuel REGNIEZ est concerné par ces propos[4].

Compte tenu de cette incertitude sur les propos respectivement poursuivis par chaque partie civile, qui interdit au prévenu d'exercer utilement sa défense, leur acte introductif d'instance devra être annulé.

L'action des parties civiles se trouve dès lors prescrite, aucun acte interruptif de prescription n'ayant été valablement accompli dans les trois mois de la publication des propos litigieux, conformément à l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881.


4. Sur les propos incriminés contenus dans la note du 17 mars 2010.

4.1. Sur l'irrecevabilité de l'action de Monsieur PRANCHERE et Madame SCIGALA fondée sur les propos contenus dans la note du 17 mars 2010.

Seul Emmanuel REGNIEZ, alias Simon MELMOTH est effectivement nommé par Monsieur ASENSIO dans les propos poursuivis.

Monsieur PRANCHERE et Madame SCIGALA ne justifient pas, pour leur part, qu'ils seraient effectivement les personnes désignées avec certitude et dont l'identification aurait été possible comme étant les « amis » de Simon MELMOTH.

Ils devront être déclarés irrecevables en leur action pour défaut de désignation (Crim., 15 octobre 1985: Bull, crim., n° 315 - Crim., 30 mai 2007: Bull crim., n° 143).


4.2. Sur l'excuse de provocation.

Les propos incriminés sont les suivants: «(…) d'un pauvre crétin planqué sous le pseudonyme de Simon Melmoth (…) Ne m'en veuillez point de ne pas citer exactement les propos de cet infâme couilon dont le derrière semble aussi crotté de peur que le cerveau (…) d'ailleurs grâce aux bons services des amis tout aussi lâches de ce Simon Melmoth qui, naguère, me traitèrent de tous les noms (à l'abri, comme il se doit, des regards), (…) je crois, à des accusations aussi lamentables et qui bafouent toute rigueur herméneutique avec la même joie malsaine que les chiens nazis témoignaient face à leurs victimes… Finalement, recevoir des leçons de vertu de la part de ces petits caniches urinant comme des chiots, utiles et comiques relais des vrais molosses utilisés par les criminels, est une très douce ironie de la réversibilité des mérites je suppose…».

Les parties civiles prétendent y voir et des injures et des diffamations. On a vu plus haut qu'elles ne s'étaient pas résolues à distinguer clairement ce qui, au sein de ce passage qu'elle incrimine, relève de la diffamation et ce qui relève de l'injure, entretenant ainsi l'ambiguïté sur la qualification des faits incriminés (point 3.1, ci-dessus).

Si, par extraordinaire, le Tribunal n'annulait pas la citation entachée de cette ambiguïté, et s'il retenait le caractère injurieux des propos incriminés, il conviendrait de faire bénéficier Monsieur ASENSIO de l'excuse de provocation.

Aux termes mêmes de la citation des parties civiles, la note en cause fait suite à une note postée sur la Toile le 15 mars 2010[5] par l'un d'eux, Monsieur Emmanuel REGNIEZ, imputant à Monsieur ASENSIO «une tâche de sang intellectuelle». On peut lire en effet, à la page 18 de la citation (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Les propos cités dans le commentaire du 17 mars 2010 (…) sont en partie aussi la réaction totalement disproportionnée de Juan ASENSIO au commentaire d'Emmanuel REGNIEZ qui sous pseudo Simon Melmoth avait écrit le 15 mars 2010 sur Facebook: " Pourquoi je ne lirai pas l'entretien croisé. Pas à cause de Bartleby, pas à cause de François Monti, mais à cause de la troisième personne (Juan Asensio, alias Stalker).
François Monti écrivait dans un commentaire: «J'ai eu la chance (?) d'avoir des parents communistes qui m'ont appris que ce qui importait n'était pas d'où on parlait mais ce qu'on disait. Pour ça, il faudra attendre les jours qui viennent.» Quant à moi, j'ai eu la chance d'avoir des grands-parents résistants qui m'ont appris que toute la mer du monde ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle.
Et les taches sont nombreuses. Je ne vais pas, ici, les donner toutes, pas envie de donnera lire ces horreurs et m'en faire le relais.
Et que l'on ne vienne pas me dire que la Littérature excuse tout et permet tout. La littérature n'a rien à voir avec le ressentiment et la haine de l'Autre."
».

Les termes de la note ainsi postée — et notamment la formule «tâche de sang intellectuelle» s'appliquant à Monsieur ASENSIO, lequel, pour n'être pas nommé, n'en est pas moins parfaitement identifiable, présentent tous les caractères de la provocation[6] au sens de l'article 33, alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881.

Compte tenu de cette provocation à laquelle elles répondent explicitement, les injures imputées au prévenu ne sont pas punissables.


5. Sur les propos incriminés contenus dans la note du 22 mars 2010.

5.1. Sur l'absence de caractère diffamatoire des propos incriminés.

Les propos incriminés sont les suivants: «Vais je ajouter que Simon Melmoth/Emmanuel Régniez avec l'universitaire Jean-Yves Pranchère, spécialisé dans l'étude d'auteurs tels que Joseph de Maistre et la documentaliste Valérie Scigala, fut l'un des membres qui, sur un groupe supprimé par Facebook, m'insultèrent copieusement et m'accusèrent de tous les maux? Lorsque je portai à la connaissance du public, à seule fin de me défendre, leurs propos dans trois notes depuis supprimées par mon hébergeur, Valérie Scigala et Jean-Yves Pranchère déposèrent tous deux plainte contre moi pour trois motifs dont le minutieux examen me fit passer douze heures en garde à vue dans les riants locaux d'une brigade de gendarmerie qui ne fut sans doute point choisie par hasard puisqu'elle était spécialisée dans les affaires de cyber-criminalité».

Les parties civiles qualifient de diffamatoire la locution: «Vais-je ajouter que Simon Melmoth/Emmanuel Régniez avec l'universitaire Jean-Yves Pranchère, spécialisé dans l'étude d'auteurs tels que Joseph de Maistre et la documentaliste Valérie Scigala, fut l'un des membres qui, sur un groupe supprimé par Facebook, m'insultèrent copieusement et m'accusèrent de tous les maux?». On peut lire, à la page 24 de leur citation directe (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Les parties civiles sont visées nommément par ces allégations mensongères, calomnieuses et diffamatoires».

Elles qualifient également de diffamatoire la locution: «Lorsque je portai à la connaissance du public, à seule fin de me défendre, leurs propos dans trois notes depuis supprimées par mon hébergeur, Valérie Scigala et Jean-Yves Pranchère déposèrent tous deux plainte contre moi pour trois motifs dont le minutieux examen me fit passer douze heures en garde à vue dans les riants locaux d'une brigade de gendarmerie qui ne fut sans doute point choisie par hasard puisqu'elle était spécialisée dans les affaires de cyber-criminalité». On peut lire, à la page 25 de leur citation directe (la graphie des auteurs de la citation est respectée): «Il s'agit là à nouveau d'imputations purement diffamatoires au préjudice des parties civiles».

Il n'y a dans les propos poursuivis nulle imputation ou allégation de faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération des parties civiles. Ces propos n'ont pas de caractère diffamatoire[7].


5.2. Sur la bonne foi.

Il faut rappeler que les propos poursuivis ont été tenus dans un contexte de vive polémique opposant les parties civiles et Monsieur ASENSIO. Dans ce contexte de vive polémique, les propos aujourd'hui poursuivis apparaissent poursuivre un but légitime, être étrangers à toute animosité personnelle, et se conformer à un certain nombre d'exigences, en particulier la prudence dans l'expression.

Si par extraordinaire le Tribunal considère que ces propos ont un caractère diffamatoire, il considérera, notamment au vu des pièces produites, que Monsieur ASENSIO les as tenus de bonne foi:

Sur le passage relatif aux propos injurieux et aux accusations tenus par les parties civiles sur M. ASENSIO: Pièce n°8 : Capture d'écran figurant la page d'accueil du groupe «Celles et ceux qui pensent que Juan Asensio déshonore la blogosphère française[8]; Pièce n°10: Message de Pierre Boyer (alias de Jean-Yves Pranchère), 23 novembre 2008 ; Pièce n°11: Echanges entre Emmanuel Régniez et Valérie Scigala, 23 novembre 2008; Pièce n°13: Message de Valérie Scigala, 29 novembre 2008 ; Pièce n°14: Historique de la demande de suppression de la page Wikipédia sur Juan Asensio[9];

Sur le passage relatif à la garde à vue de M. ASENSIO: Pièce adverse n°8: Attestation de dépôt de plainte et procès-verbal d'audition de Monsieur Jean-Yves PRANCHERE, le 1er septembre 2009; Pièce n°26: Convocation de M. Juan ASENSIO par la Brigade de recherches de la Gendarmerie nationale -Nanterre, pour le 15 octobre 2010; Pièce n°27: Courtier du Conseil de M.ASENSIO au procureur de la République de Paris, de demande d'information sur la suite de la procédure six mois après la garde à me de MASENSIO, 21 avril 2010.


6. Sur l'abus de constitution de partie civile, le dommage en résultant pour le prévenu et sa réparation.

L'abus de constitution de partie civile de Madame Valérie Scigala et MM. Jean-Yves Pranchère et Emmanuel Régniez dégénère ici en un abus manifeste[10].

C'est dans un esprit malveillant, ou en tout cas par une faute grossière, que cette action à été entreprise.

On ne s'explique pas autrement que les parties civiles ne prennent pas même la peine de distinguer clairement, au sein de la note du 17 mars, ce qui selon eux relève de la diffamation et ce qui selon eux relève de l'injure. Ce alors même qu'en tête de leur citation, elles ont expressément déclaré qu'elles entendaient poursuivre et des propos injurieux et des propos diffamatoires, «commis en état de concours d'infraction». Quant à la note du 22 mars, il relève de l'évidence que les propos qu'elle contient et qui font l'objet de la poursuite ne sont pas constitutifs de diffamation.

La malveillance ou la faute grossière est en l'espèce d'autant plus caractérisée que, préalablement à l'engagement de l'action, les parties civiles avaient déposé une plainte simple contre Monsieur ASENSIO, notamment des chefs d'injures et diffamations et qu'ils ont engagé la présente action sans même attendre l'issue de l'enquête ouverte sur cette plainte[11].

Notes

[1] Juan Asensio a été reconnu coupable au pénal d'introduction frauduleuse dans un STAD (système informatisé, pour faire court) et vol de correspondance privée.

[2] Je rappelle que nous avons gagné notre procès.

[3] En d'autres termes, ce qu'est en train de faire Juan Asensio dans ces billets de mars 2010, c'est tenter de nous intimider parce que nous avons porté plainte contre lui.

[4] Remarquons que si l'avocat distingue qu'Emmanuel Régniez n'est pas concerné par ces propos, c'est qu'il n'y a pas flou quant aux personnes concernées.

[5] A ma connaissance, c'est faux: Emmanuel Régniez a fait un simple commentaire sur sa page Facebook, c'est-à-dire un lieu privé, dont le contenu n'est pas indexé par Google.

[6] Ils présentent surtout les caractères d'une citation de Lautréamont, que Juan Asensio n'a pas reconnue.

[7] C'est diffamer qu'accuser à tort en le sachant pertinemment. Nous n'avons jamais «insulté Juan Asensio copieusement» (je ne tiens pas à lui ressembler) ni ne l'avons «accusé de tous les maux» (deux maux: vol de correspondance, introduction frauduleuse dans un système informatisé).

[8] Rappel du descriptif du groupe FB fermé que j'avais constitué pour rassembler les billets et discussions diverses parus un jour sur la toile, et disparus suite aux pressions exercées par Juan Asensio: «Toute personne qui a formulé un jour une opinion négative sur le blog, le style, les idées de Juan Asensio, et qui a dû subir une avalanche de commentaires et de mails injurieux est bienvenue ici. Toute personne qui s'est fait attaquer pour avoir osé lire Conrad et donner son opinion est bienvenue ici. Toute personne qui juge infantile et choquante une telle attitude de la part du Trollker est bienvenue ici. Ce groupe est fermé. S'il avait été impossible d'effacer les messages, je l'aurais laissé ouvert, pour le plaisir de lire les injures du Trollker comme autant de preuves de ce que j'avance. Hélas, celui-ci n'a pas le courage d'afficher jusqu'au bout au mieux son impolitesse, au pire sa haine, et nous a montré plusieurs fois sur FB qu'il effaçait ses traces. Je trouve donc inutile de lui laisser une parole qu'il est incapable de maintenir dans le temps.»

[9] C'est une obsession de Juan Asensio, qui sait pourtant, à la lecture des conversations privées dans notre groupe fermé, que nous n'avons jamais essayé de détruire cette page (j'ignorais même qu'une telle page existait, son existence me semble proprement ridicule. Le débat sur Wikipédia est instructif et révélateur de l'usage des pseudonymes par Juan Asensio).

[10] Rappel: le jugement de ce jour déboute Juan Asensio de ses demandes, notre démarche n'était pas abusive.

[11] C'est faux: nous avons porté plainte pour "introduction frauduleuse dans un STAD et vol de correspondance privée" (voir la note 1: les juges nous ont donné raison). Et si Juan Asensio nous a insultés, Jean-Yves Pranchère et moi-même, alors que c'était Emmanuel Régniez qui avait fait un commentaire à propos d'un blog que je ne connais même pas, c'est justement parce que nous avions porté plainte: il s'agissait d'une tentative d'intimidation. Nous ne nous sommes pas laissés intimider. Et nous ne nous laisserons pas intimider. De cela Juan Asensio peut être certain: il ne parviendra pas à ses fins, il n'arrivera pas par sa "célèbre méthode" à faire retirer les billets qui le gênent.

Lectures conseillées en classe de seconde et première

Lectures conseillées pour l’entrée en (et pour l’année de) seconde
Liste conseillée par Madame X (je complèterai), professeur à l'école alsacienne.
Remarque: les listes pour le collège sont ici.


L’enseignement de la littérature en seconde est organisé en «objets d’étude» qui correspondent aux grands genres littéraires, c’est le classement que l’on a choisi d’adopter ici.

* Théâtre

- BEAUMARCHAIS, Le Barbier de Séville
- CAMUS A. Caligula
- COCTEAU, La Machine infernale, Les Parents terribles
- CORNEILLE, L’Illusion comique, Horace, Le Menteur, Cinna
- HUGO, Hernani, Ruy Blas
- JARRY A., Ubu-Roi
- MARIVAUX, L’Ile des esclaves, Le Jeu de l’amour et du hasard
- MOLIERE, Tartuffe, Dom Juan
- MUSSET, Les Caprices de Marianne, Lorenzaccio
- RACINE, Bajazet, Phèdre, Andromaque, Bérénice, Britannicus
- SHAKESPEARE W., Hamlet, Romeo et Juliette
- SOPHOCLE, Antigone, Œdipe Roi

*Poésie

Le mieux est peut-être de travailler à partir d’une anthologie (il en existe beaucoup, à vous de choisir celle qui vous plaît…). On peut aussi conseiller :

BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal
ELUARD, Capitale de la douleur, L’Amour la poésie
HUGO, Châtiments, Contemplations (livre IV)
LAMARTINE, Méditations poétiques
PREVERT, Paroles
RIMBAUD, Poésies
RONSARD, Amours
VERLAINE, Poèmes saturniens, Fêtes galantes

*Roman

XVIe siècle
RABELAIS, Pantagruel, Gargantua

XVIIe siècle
LA FAYETTE Mme de, La Princesse de Clèves

XVIIIe siècle
PREVOST, Manon Lescaut
ROUSSEAU, Confessions (Les quatre premiers livres)

XIXe siècle
- AUSTEN J. Orgueil et Préjugés ; Raison et sentiments
- BALZAC H. de, Eugénie Grandet ; Le Bal de Sceaux ; Ferragus ; La Peau de Chagrin ; Le Père Goriot
- BARBEY D’AUREVILLY, Les Diaboliques
- BRONTË C., Jane Eyre
- BRONTE E., Les Hauts de Hurlevent
- CHATEAUBRIAND, ''Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert
- DOSTOIEVSKY F., Souvenirs de la maison des morts ; Crimes et Châtiments; L’Idiot; Le Joueur
- DUMAS A., Les Trois Mousquetaires ; Pauline
- DUMAS A. fils, La Dame aux camélias
- FLAUBERT G., Madame Bovary; L’Education sentimentale
- FROMENTIN E., Dominique
- GAUTIER T., Le capitaine Fracasse ; Le Roman de la Momie
- HUGO V., Le Dernier Jour d’un condamné; Claude Gueux; Notre-Dame de Paris; Quatre-vingt-treize; Les Travailleurs de la mer; Les Misérables
- MAUPASSANT, Une Vie, Pierre et Jean, Bel-Ami
- MUSSET, La Confession d’un enfant du siècle
- POE E.A., Histoires Extraordinaires
- SCOTT W., Ivanhoé; Quentin Durward
- SHELLEY M., Frankenstein
- STENDHAL, Le Rouge et le Noir; Chroniques italiennes
- TOLSTOI L., Guerre et paix; Anna Karénine
- TOURGUENIEV, Premier Amour
- VILLIERS De L’ISLE-ADAM, Contes cruels
- WILDE, Le Portrait de Dorian Gray
- ZOLA, Thérèse Raquin, La Curée, La Bête humaine, Germinal

XXe siècle les auteurs confirmés
- ALAIN-FOURNIER, Le Grand Meaulnes
- BUZZATI D., Le Désert des Tartares
- CAMUS A., L’Étranger, Le Premier Homme ; La Peste
- COHEN, Le Livre de ma mère
- DU MAURIER D., Rebecca
- GARY R., La Vie devant soi ; La Promessse de l’aube
- GIONO J., Le Hussard sur le toit, Batailles dans la montagne, Le Grand Troupeau
- GUILLAUMIN E., La Vie d’un simple
- HUXLEY A., Le Meilleur des mondes
- KAFKA F., La Métamorphose, Le Château
- MAURIAC F., Le Sagouin ; Thérèse Desqueyroux
- ORWELL G., La ferme des animaux ; 1984
- SARRAUTE, Enfance
- VIAN B., L’Écume des jours, L’Arrache-coeur
- YOURCENAR M., Nouvelles orientales
- VERCORS, Les Animaux dénaturés ; Le Silence de la mer
- ZWEIG S., Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, La Confusion des sentiments, Amok, Le Joueur d’échec

XXe-XXIe siècle, les auteurs récents
- AUSTER, P., Cité de verre, M. Vertigo
- CALVINO, Le Baron perché, Le Vicomte pourfendu, Le Chevalier inexistant
- CHÂTEAUREYNAUD O.-G., Le Château de verre
- CHESBRO G., Bone
- CRICHTON M., Un train d’or pour la Crimée
- DAENINCKX D., Meurtres pour mémoire; Play back; Cannibales
- DUGAIN M., La Chambre des officiers
- ERNAUX, Une Femme, La Place
- GAUDE, Cris
- IZZO J.C., Total Khéops
- JAPRISOT, Compartiment tueur, Piège pour Cendrillon
- JONQUET T., La Vie de ma mère, Les Orpailleurs, Moloch
- KEYES D., Des Fleurs pour Algernon
- LE CLEZIO, Onitsha; Désert
- LEWIS R., Pourquoi j’ai mangé mon père
- LIGNY J.-M., La Mort peut danser
- LINDON M., Champion du monde
- MAALOUF A., Léon l’Africain
- MAKINE, Le Testament français
- MERLE R., Le Propre de l’homme
- MODIANO, Dora Bruder
- PAVLOFF F., Matin brun
- PEROL J., Un été mémorable
- PIGNERO B., Les mêmes étoiles
- PONTI J.-C., Les Pieds-bleus
- POUY J.-B., L’Homme à l’oreille croquée
- PUJADE-RENAUD C., Le Jardin forteresse
- SEPULVEDA L., Le Vieux qui lisait des romans d’amour
- TOURNIER M., Vendredi ou les limbes du Pacifique
- UHLMAN F., L’Ami retrouvé
- VAN CAUWELAERT D., Un aller simple

Lectures conseillées pour l’entrée en (et pour l’année de) première
La base recommandée est la liste que nous avons préconisée pour les secondes, à laquelle on peut ajouter :

* Théâtre

BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro
BECKETT, Fin de partie, En attendant Godot, Oh les beaux jours
CLAUDEL, Partage de midi, L’Annonce faite à Marie
MARIVAUX, La Fausse Suivante, Les Fausses Confidences, La Double inconstance
MOLIERE, Le Misanthrope
SARTRE, Huis-Clos, Les Mouches

* Poésie

Lautréamont, Mallarmé, Paul Valéry, Apollinaire, René Char, Henri Michaux, Supervielle, Bonnefoy, Jacottet…

* Roman et essais

XVIIIe
DIDEROT, Jacques le Fataliste et son maître
LACLOS, Les Liaisons dangereuses
MARIVAUX, La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu
MONTESQUIEU, Lettres persanes
VOLTAIRE, Candide, L’Ingénu

XIXe
BALZAC, Le Lys dans la vallée ; Illusions perdues ; Splendeurs et misères des courtisanes
HUGO, L’Homme qui rit
STENDHAL, La Chartreuse de Parme
ZOLA, L’Assommoir, La Joie de vivre, Nana, L’œuvre, La Terre

XXe
ANTELME, L’espèce humaine
ARAGON, Aurélien
BRETON, Nadja
CAMUS, La Chute, La Peste
CELINE, Voyage au bout de la nuit
DURAS, Le Ravissement de Lol V. Stein, La Douleur
LEVI, Si c’est un homme
MALRAUX, La Condition humaine
PEREC, W ou le souvenir d’enfance, Les Choses
PROUST, Un Amour de Swann
YOURCENAR, Mémoires d’Hadrien

Jean-Pierre Camus, plume infatigable

Des romans, il y avait un prélat qui se piquait d'en écrire, pour la grande joie des cénacles précieux et la douce émotion des filles. C'était l'ancien évêque de Belley, Jean-Pierre Camus. Mais entre deux fictions chevaleresques, il consacrait sa plume infatigable à un bon combat. Soupçonneriez-vous une machine de guerre derrière un titre aussi paisible que Le directeur spirituel désintéressé selon l'esprit du Bx François de Sales? Résisteriez-vous à prendre connaissance des Eclaircissemens de Méliton sur les Entretiens curieux d'Hermodore, pourriez-vous dédaigner L'antimoine bien préparé, Le rabat-joye du triomphe monacal? Capucins et autres «coenobites» peuvent multiplier leurs réponses, distribuer des lettres d'Agathon à Eraste, des Advis d'un docteur touchant les debvoirs d'un bon paroissien: rien n'empêchera Mgr Camus de jeter chaque année dans le public deux ou trois nouveaux livres dont le plus court n'a pas moins de deux cents pages et qui, à son sens, défendront l'autorité des évêques contre les Réguliers beaucoup mieux que les Actes de la Faculté de Théologie dont nous avons parlé ailleurs1. Rien n'arrêtera sa faconde, pas même la nouvelle que Rome est à deux doigts de censurer Le directeur désintéressé. A cette menace, tout l'épiscopat se dresse, fait cause commune avec M. l'ancien évêque de Belley: le Clergé de France serait extrêmement offensé d'une mesure qui l'atteindrait en son entier2.

Aimé-Georges Martimort, Le Gallicanisme de Bossuet, p.76-77





1 : On trouvera la liste à peu près complète des livres de Camus contre les Réguliers dans le ''Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque Nationale'' t.23, 1905, p. 140-174. — Cf. E. Mangenot, dans ''Dictionnaire de théologie catholique'', t. 2, col. 1451-1452. — Cependant, C. Chesneau, ''Le Père Yves de Paris et son temps'' (1590-1678), ''I, La querelle des évêques et des réguliers''(1630-1638), Paris, 1946, p. 189-204, cf. p. 45-78, 144-188, reconsidère les attributions à Camus de plusieurs de ces livres; ses arguments ne sont pas complètement décisifs.
2 : (A. Duranthon), Procès-verbaux, t. 2, p. 774; C. Chesneau, op. cit., p.169-188.

Jean-Paul Marcheschi : s'offrir un tableau pour Noël

Samedis 3 et 10 décembre, à partir de 14H, à la galerie de Jean-Paul Marcheschi, 5-7 rue des deux-boules (un nom prédestiné (j'aime bien que la ville de Paris n'ait pas eu le puritanisme de la faire disparaître)) aura lieu une vente "privée" et à des prix exceptionnels.

Faites-le savoir autour de vous aux personnes intéressées qui depuis longtemps regrettent que "les Marcheschis" ne soient pas accessibles à leur bourse.

Wolfsbohne de Paul Celan

Traduction rapide de l'article de Michael Hamburger paru en le 1er septembre 1997 dans The American Poetry Review.
Je ne traduis pas l'allemand.
… o Ihr Bluten von Deutschland, o mein Herz wird Untrugbarer Kristall, an dem Das Licht sich prufet, wenn Deutschland
Holderlin, "Vom Abgrund namlich…"

… wie an den Hausern der Juden (zum Andenken des ruinirten Jerusalem's), immer etwas unvollendet gelassen werden muss…
Jean Paul, "Das Kampaner Thal"

Leg den Riegel vor: Es sind Rosen im Haus. Es sind sieben Rosen im Haus. Es ist der Siebenleuchter im Haus. Unser Kind weiss es und schlaft.

(Weit, in Michailowka, in der Ukraine, wo sie mir Vater und Mutter erschlugen: was bluhte dort, was bluht dort? Welche Blume, Mutter, tat dir dort weh mit ihrem Namen?

Mutter, dir, die du Wolfsbohne sagtest, nicht: Lupine.

Gestern kam einer von ihnen und totete dich zum andern Mal in meinem Gedicht.

Mutter. Mutter, wessen Hand hab ich gedruckt, da ich mit deinen Worten ging nach Deutschland?

In Aussig, sagtest du immer, in Aussig an der Elbe, auf der Flucht. Mutter, es wohnten dort Morder.

Mutter, ich habe Briefe geschrieben. Mutter, es kam keine Antwort. Mutter, es kam eine Antwort. Mutter, ich habe Briefe geschrieben an - Mutter, sie schreiben Gedichte. Mutter, sie schrieben sie nicht, war das Gedicht nicht, das ich geschrieben hab, um deinetwillen, um deines Gottes willen. Gelobt, sprachst du, sei der Ewige und gepriesen, dreimal Amen.

Mutter, sie schweigen. Mutter, sie dulden es, dass die Niedertracht reich verleumdet. Mutter, keiner fallt den Mordern ins Wort.

Mutter, sie schreiben Gedichte. O Mutter, wieviel fremdester Aacker tragt deine Frucht! Tragt sie und nahrt die da toten!

Mutter, ich bin verloren. Mutter, wir sind verloren. Mutter, mein Kind, das dir ahnlich sieht.)

Leg den Riegel vor: Es sind Rosen im Haus. Es sind sieben Rosen im Haus. Es ist der Siebenleuchter im Haus. Unser Kind weiss es und schlaft.

21. Oktober 1959.

Notes du traducteur

"Wolfsbohne" est l'un des poèmes exclus par Paul Celan de son recueil "Die Niemandsrose" paru en 1963. A ce titre il ne pouvait faire partie de mes autres traductions de Celan, puisque même en Allemagne il demeurait inédit. Cependant, quand une copie des manuscrits de Celan me parvint il y a quelques années, je fus aussitôt porté à traduire ce poème-là — et non les autres brouillons ou fragments que j'avais également lus ni les autres poèmes achevés exclus du même recueil. Puisqu'un livre des poèmes rejetés ou réservés par Celan est aujourd'hui sur le point de paraître en Allemagne, son fils Eric Celan et son éditeur allemand Suhrkamp m'ont autorisé à publier une édition bilingue séparée de "Wolfsbohne."

Il est nécessaire de dire ici qu'en principe, je n'aurais jamais souhaité publier un texte dont Celan — ou tout autre poète que des circonstances extérieures n'auraient pas empêché de contrôler son propre corpus — n'aurait pas autorisé la publication. A travers les années je n'ai pu traduire qu'une fraction de l'œuvre publiée de Celan. C'est l'impact immédiat que "Wolfsbohne" a eu sur moi qui dans ce cas particulier a bousculé le principe.

Un autre point à prendre en considération est que, loin de supprimer ou détruire le manuscrit de ce poème, Celan prit soin de le conserver, comme il conserva d'autre part des poèmes moins achevés ou jamais terminés, maintenant sur le point d'être accessibles aux lecteurs du volume Gedichte aus dem Nachlass1. Bien plus, en 1965 encore il reprenait "Wolfsbohne", ajoutant ces lignes:
Unverlorene, Mutter, mit uns, den Unverlorenen, siegst du. Gerecht und Und mit uns Wahr und Gerade, um der versohnenden Liebe willen.
Non égarée, Mère, avec nous, les non égarés, règnes tu. Juste et Et avec nous Vrai et Droit pour préserver l'amour qui réconcilie.

Parce que ces lignes ne sont pas intégrées à ce qui aurait pu devenir une version ultérieure du poème mais ne l'est pas devenue, j'ai circonscrit ma traduction au texte dactylographié d'un seul tenant qui m'avait été tout d'abord envoyé, texte qui omet également l'ajout du lieu "in Gaissin" après "in Michaelovka". En avril 1963 encore, "Wolfsbohne" était inclus dans la liste que Celan destinait à Die Niemandsrose. Il devait précéder "Zürich, zum Storchen" dans la section I du livre.

"Wolfsbohne" a dû se révéler impubliable pour et par Celan en ce que, plus brutalement qu'aucun autre poème de la maturité, il exposait la blessure causée par la mort de ses parents en camp d'internement. Aussi longtemps que Celan crut ou espéra que cette blessure pouvait guérir — même après la mort, peu après sa naissance, de son premier fils François — le poème était encore publiable; et les phrases insérées plus tard, qui contredisent le "je suis égaré, nous sommes égarés" de la version de 1959, était une dernière et vaine tentative non pas de l'améliorer en tant que poème, mais de l'utiliser pour guérir cette blessure.

Dans presque tous les autres poèmes de cette période et de ses dernières années, Celan conserva "ses oui et ses non indifférenciés", s'appuyant sur des polysémies ou des ambivalences insolubles ou extrêmes pour incarner sa vérité toute entière. Si une version postérieure de "Wolfsbohne" avait atteint un stade aussi arrêté que celle de 1959, les "égarés" et "non égarés" auraient très probablement été fusionnés ou ils auraient maintenu l'équivoque dans l'ensemble du texte. D'un autre côté, si Celan s'était résolu à inclure la version de 1959 dans son livre, chaque critique responsable et assumant sa parole aurait dû y penser à deux fois avant de définir Celan comme un poète "hermétique" — ainsi que Celan croyait que je l'avais qualifié dans un compte rendu anonyme du recueil publié par le TLS2, et ce, en dépit de mes assurances répétées que je n'étais pas l'auteur de cet article. Ce malentendu troubla nos relations, au grand jour tout d'abord, puis de façon larvée jusqu'à la mort de Celan par suicide. Dans mon exemplaire de ''Die Niemandsrose'' il écrivit les mots «ganz und gar nicht hermetisch» — «rien d'hermétique ici».

Je ne mentionnerais pas de nouveau cette anecdote personnelle ici si elle n'expliquait pas, concernant "Wolfsbohne" inconnu de moi à l'époque, l'empressement avec lequel je traduisis ce texte et l'importance exceptionnelle à mes yeux d'un poème qui rend raison de l'insistance de Celan à relever de ce je-ne-sais-quoi qui est l'opposé de l'hermétisme. (L'auteur de l'article du TLS s'est avéré être un étudiant, bien trop tard pour panser la blessure infiniment moins grave d'une méfiance insurmontable d'une part, de l'exaspération d'autre part, entre personnes qui n'étaient que des amis.)

La brutale franchise de ce poème me dispense de l'exercice d'élucidation que par ailleurs j'ai cessé depuis longtemps d'être en mesure d'offrir aux lecteurs de l'œuvre de Celan. Plus clairement qu'aucun autre poème de Celan, antérieur ou postérieur, "Wolfsbohne" rend compte de la dépendance de la vie et de la mort qui fut le prix qu'il dut payer comme survivant. Ici l'ombre enveloppante du passé — la parenthèse qui compose presque tout le poème — est encadrée par l'évocation dépouillée et réitérée du présent et du futur du survivant, incarné dans l'enfant qui dort — même si l'imagination, bien entendu, tend à parcourir l'espace-temps dans lequel "passé", "présent" et "futur" peuvent n'être rien d'autre qu'une commodité lexicale conventionnelle. Il est probable qu'un grand nombre de pages sera écrit sur les implications biographiques, psychologiques, sociales et historiques de ce poème, mais non sans diminuer ni faire oublier ce que le poème élabore par son utilisation avare des mots nécessaires, par ses rythmes de voix hâchées, le squelette à nu de l'art de Celan. Si ma traduction respecte ces procédés, le poème parlera de lui-même.

Michael Hamburger, Suffolk, mars 1997


Note
1 : Poèmes tirés des archives, proposition de traduction personnelle.
2 : NdT: Times Literary Supplement.

Procédure pénale : Juan Asensio reconnu coupable

Puisque Juan Asensio, qui tient soigneusement au courant son lectorat des développements de nos démêlés judiciaires depuis deux ans, et ce avec l'objectivité et la droiture qu'on lui connaît, paraît négliger la décision survenue jeudi dernier, je me vois obliger de continuer la chronique:


L'audition avait eu lieu le 6 octobre 2011, le jugement a été rendu jeudi 17 novembre:

Juan Asensio a été reconnu coupable sur chacun des chefs poursuivis, sauf celui pour lequel nous reconnaissions qu’il n’y avait pas délit, l’accès au club des lecteurs non réactionnaires de M. Pranchère (qui est un groupe ouvert: c'est par erreur que ce chef apparaissait ici).
Il est condamné au paiement d’une amende de 5.000 euros avec sursis, au paiement de dommages et intérêts. Remarquons que le procureur n'avait requis que 150 euros, un montant symbolique, s'adaptant par là aux revenus de Juan Asensio, chômeur en fin de droits aidé par ses parents. (Il faut savoir que les sommes réclamées lors du dépôt de plainte ne correspondent à rien d'autre qu'à l'application des textes, et aucunement à ce qui sera réellement réclamé à l'accusé s'il est reconnu coupable). Le tribunal est donc allé bien au-delà du réquisitoire, marquant par là sa réprobation.
Il est en outre condamné à publier le jugement pendant un délai de 3 mois sur son site.
L’exécution provisoire n’est pas ordonnée, ce qui signifie que l’appel d’Asensio suspendrait cette exécution.

La copie du jugement sera disponible dans deux ou trois mois et permetta de prendre connaissance de ses motifs.


***


Rappelons que la plainte n'avait aucun motif "littéraire", et qu'il ne s'agissait même pas d'une plainte pour "injures et diffamation" (qui ne serait pas du ressort du pénal): non, ce qui était en cause, c'était l'intrusion frauduleuse (i.e., selon le TILF, avec l'intention de nuire) dans un système automatisé de traitement de données ("STAD": en l'occurrence, un groupe fermé sur Facebook) et le vol de correspondance privée (et sa publication). Voir ici.

L'audition a été l'occasion de décrire le harcèlement que fait subir Juan Asensio à toute personne qui ne partage pas ses opinions ou qui trouve qu'il écrit mal ou qui considère qu'il est un butor.

Je rappelle les noms qu'Asensio a reconnu avoir utilisés sur Facebook: Pierre Seintisse, Hélène Ribeira et Jules Soerwein.


***


Enfin, à titre purement pédagogique, j'en profite pour expliquer une méthode utilisée par les "taupes" de Facebook. Les lignes qui suivent n'intéressent que ceux qui y ont un compte, elles seront à peu près incompréhensibles aux autres.

Un inconnu vous demande en "ami", et comme ses centres d'intérêt vous paraissent proches des vôtres, ou qu'il "partage" des amis avec vous, vous l'acceptez. Dès lors, il accède à l'ensemble des messages que vous publiez sur votre mur même si votre profil est très verrouillé pour les gens qui ne sont pas vos "amis".
Puis il désactive son compte FB, qui devient dès lors invisible, comme détruit (mais il n'est pas détruit: il suffit d'indiquer à FB qu'on veut récupérer son compte pour pouvoir le rouvrir, exactement dans l'état où on l'a laissé).

La taupe réactive son ou ses profils quelques minutes de temps en temps pour venir espionner les dialogues et activités des personnes qu'elle surveille. Entretemps, comme elle est la plupart du temps hors ligne, les personnes ont oublié qu'elles l'ont en ami. Il est très difficile de se débarrasser de la taupe, car il faut être en ligne au moment où elle réactive son compte et profiter de ces quelques instants pour la "supprimer de ses amis".

Ce matin, dans le métro (la coïncidence m'a fait rire)

''In caelo testis meus, … conscius meus in excelsis'', Job, XVI, 20

cité par Yves Congar, ''Journal d'un théologien'', p.159






Note :
« Déjà maintenant, mon témoin est dans le ciel, Mon témoin est dans les lieux élevés. »
Explication le 21 mars 2015 : ce jour-là devait être rendu le jugement au pénal dans le procès contre JA.

Venise l'hiver

«Mais pourquoi donc y aller à cette saison-là?» me demanda un jour mon directeur de collection, alors que nous étions attablés dans un restaurant chinois de New York avec ses mignons, ses jeunes poulains anglais. «Mais oui, pourquoi donc?» reprirent-ils en écho à ce bienfaiteur en puissance. «À quoi ça ressemble en hiver?» Je pensai leur parler de l'acqua alta, des nuances diverses de gris que l'on voit à la fenêtre quand on prend son petit déjeuner à l'hôtel, entouré de silence et du blême linceul matinal des visages de jeunes mariés; des pigeons qui, dans leur affinité sommeillante pour l'architecture, soulignent chaque courbe et chaque corniche du baroque de l'endroit; d'un monument solitaire à Francesco Querini et ses deux chiens de traîneau sculptés dans cette pierre d'Istrie de la même couleur, je crois, que ce qu'il vit juste avant de mourir lors de son périple maudit vers le pôle nord, lui qui écoute maintenant le bruissement éternel du feuillage toujours vert des Giardini en compagnie de Wagner et de Carducci; leur parler d'un courageux moineau perché sur l'aile dansante d'une gondole avec pour toile de fond une infinité moite rendue trouble par le sirocco. Non, me dis-je devant leurs visages veules mais avides, non, ça ne marchera pas. «Eh bien voilà, dis-je, c'est comme Greta Garbo nageant.»

Joseph Brodsky, Acqua alta, pp.83-84

Camus

L’adjectif camus présente en effet la particularité de ne pouvoir qualifier, pratiquement, qu’un seul substantif.

Vaisseaux brûlés, 1-3-8-2-1


CAMUS, USE, adj. et subst.
I. Adj. cf. camard I)
A. [En parlant d'une pers., de son visage; d'un animal] Qui a le nez (le museau) court et aplati.
Au fig., fam. Désappointé, penaud.
Rendre un homme camus. ,,Le réduire à ne savoir que dire.`` (Ac. 1835, 1878). ,,Il voulait faire le capable, on l'a rendu bien camus`` (Ac. 1835, 1878).
B. [En parlant du nez d'une pers., du museau d'un animal] Aplati, écrasé.

II. Subst. (cf. camard II)
A. Camus, camuse. Personne qui a le nez court et aplati.
B. Par dénomination vulg. d'animaux.
1. Camus, subst. masc. ,,Dauphin ordinaire`` (BESCH. 1845)[1]; ,,poisson du genre polynème`` (Lar. 19e, Nouv. Lar. ill.).
2. Camuse, subst. fém., arg. Carpe (qui a un rudiment de museau) (cf. ESN. 1966).


Je suis bien assuré que la cause que maintenant que je traite serait vidée en une seule parole de vérité évidente [Mt 7, 12]. Car il ne faudrait que dire à ceux qui forcent les consciences d'autrui: voudriez-vous qu'on forçât les vôtres? Et soudainement leur propre conscience, qui vaut plus que mille témoins les convaincrait tellement qu'ils en demeureraient tout camus.

Sébastien Castellion, Conseils à la France désolée (1562)

Notes

[1] Je viens de comprendre pourquoi les dauphins apparaissent dans les Églogues! (généralement accompagnés d'Orion ou de Gide (Urien))

La vigueur d'un style soutenu par la protestation

J'ai découvert ainsi que le P. Thomas Philippe s'était conduit sans grandeur, avec une conception de la loyauté, de l'honneur, de la fidélité aux amitiés et à ce qu'on savait vrai, que je lui laisse et ne lui envie nullement. Il ne s'est pas contenté d'exécuter une mission qu'il n'aurait d'abord pas dû accepter, qu'on [ne] lui aurait même pas demandé s'il avait été l'homme qu'il devait être — car il il y a des choses qu'on ne demande pas à certaines personnes…; il a renchéri sur la condamnation romaine, il a épousé avec conviction des griefs qu'il savait ou avait su et devait savoir être faux. Il a, en plein chapitre réuni pou la visite, et devant le P. Chenu lui-même, accusé celui-ci de modernisme, de dévaloriser l'intelligence dans la théologie. Cela, je ne l'accepterai jamais. Je voudrais, sur mon lit de mort, au moment de paraître devant Dieu, avoir assez de forces et de lucidité pour attester solennellement, pour protester, pour dire que le P. Chenu a été condamné injustement, par une coterie misérable de gens médiocres, ignorants et sans caractère.

Yves Congar, Journal d'un théologien, p.53-54

Le grand nez des Bourbons

D'ailleurs Henri IV est décrit aussi comme le roi «des anciennes prophéties». Face aux croyances en l'imminence de la fin des temps, des textes, depuis le XIVe siècle, plaçaient en effet les espoirs de la chrétienté d'Occident dans le roi de France, le Nouveau Charlemagne, appelé à restaurer l'unité politique de l'Europe et à libérer Constantinople et les lieux saints avant de laisser son trône au Christ revenu sur terre. « Charles fils de Charles, de la très illustre filiation du Lys, ayant grand front, sourcils hauts, yeux allongés, nez aquilin, [et qui] sera couronné.» Les prénoms peuvent être changés, et le grand nez des Bourbons joue peut-être ici un rôle non négligeable: dans des pamphlets des années 1590, voici Henri IV présenté comme «ce roi de la fleur de Lys, au visage long, au grand nez, qui est appelé par les anciennes prophéties à la seigneurie du monde, ce grand roi qui nous a tant été promis».

Thierry Wanegffelen, L'Édit de Nantes, une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe siècle), p.107

La médiation de la fenêtre

«Qu'on écrive donc un jour l'histoire de la fenêtre — de ce cadre étrange de notre existence domestique, qui est peut-être sa mesure véritable \[…]. Nos échanges avec l'espace lointain dépendent largement de la médiation de la fenêtre, au dehors il n'est plus que puissance, force supérieure, sans proportion avec nous, bien que d'une énorme influence —; la fenêtre, en revanche, établit un rapport, elle nous mesure notre part de cet avenir dans l'instant-même qu'est l'espace…»

Rilke à Baladine Klossowska, le 12 décembre 1920

Construire un comportement cohérent

Il ne m'a même pas répondu quand je l'ai salué, parce que tout le monde sait dans le quartier qu'il n'aime pas les juifs. C'est pourquoi il manquait quelques dizaines de grammes au morceau de pain qu'il m'a jeté. En revanche, j'ai entendu dire que, de cette façon, il faisait plus de bénéfice par ration. Et d'une certaine manière, à son regard haineux et à ses gestes experts, à cet instant j'ai soudain compris le principe de sa pensée, la raison pour laquelle il ne lui était même pas possible d'aimer les juifs, parce que, alors, il pourrait avoir la désagréable impression de les rouler. Alors que là, il agit conformément à ces convictions, et une sorte de principe guide ses actes, ce qui — je l'admets — est tout à fait différent, bien sûr.

Imre Kertész, Être sans destin, p.17

Une tolérance intolérable

Pour donner une idée de la façon dont la tolérance est majoritairement entendue à cette date, il suffit de citer la définition qu'en donne la première édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1694: «condescendance, indulgence pour ce que l'on ne peut empêcher.»

Michel Gros, introduction à Pierre Bayle, De la tolérance, p.15, Presses-Pocket 1992


Mais, messieurs, ce n'est pas même la tolérance que je réclame; c'est la liberté. La tolérance! le support! le pardon! la clémence! idées souverainement injustes envers les dissidents, tant qu'il sera vrai que la différence de religion, que la différence d'opinion n'est pas un crime.

Rabaut Saint-Etienne, discours prononcé à l'occasion du vote de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 août 1789)


César : Il m'a répondu sans respect… Et même grossièrement.
Césariot : Il t'a injurié?
César : Pire que ça. Il m'a dit: «Je te croyais plus tolérant.»
Césariot : Et alors?
César : Alors, tu penses!
Césariot, étonné : Non, je ne pense pas du tout.
César : Comment: «Tolérant»? Maison de tolérance, voyons! Tolérant! Moi, tolérant! (Il prend une colère subite, comme si Marius était encore devant lui.) Et c'est à ton père que tu dis ça? Espèce de petit saligaud! […]
Césariot : Écoute-moi! Tolérant!…
César : Toi aussi?
Césariot : Tolérant, ça veut dire large d'esprit, plein d'indulgence, plein de bienveillance pour les fautes des autres.
César, inquiet : Allons donc, Je connais la langue française.
Césariot : Mal. Tu la connais mal.

Marcel Pagnol, César


Je ne peux pas m'empêcher de rapprocher cela de la discrimination positive.

Etablir un texte avec les pieds

Après Brunnenburg, le Voyage à pied gagnera, avec tout le reste des archives Pound, la Beinecke Library, à la fin des années soixant-dix; c'est là que Donald Gallup, alors conservateur du fonds de littérature américaine à Yale, en tentera à son tour la transcription. Au bout d'une vingtaine de pages, il lui faut déclarer forfait. Rien d'étonnant à cela, car, entretemps, le manuscrit était devenu une jungle quasi impénétrable: des cahiers autographes originaux, trois seulement avaient survécu intacts (soit une centaine de pages environ); quant aux cent soixante pages restantes, elles formaient une liasse de feuilles volantes, entremêlées de papiers à en-tête de divers hôtels, de bouts de notes prises à la Bibliothèque nationale et de bribes de chinois destinées aux derniers Cantos — tout cela sans aucun ordre perceptible, entassé en vrac et au petit bonheur dans trois cartons. Sans compter l'écriture! Des pages et des pages minuscules, couvertes des jambages pressés du voyageur, dont la seule vue aurait fait défaillir d'effroi le plus patient des paléographes.

Quand enfin ces pages me sont venues entre les mains, et qu'à mon tour j'ai tenté de les déchiffrer, j'ai vite compris qu'avec un texte aussi rebelle à toute philologie, la seule voie d'interprétation qui s'offrait empruntait les routes de France. Je me suis donc armé de courage, de cartes Michelin et des guides que Pound lui-même avait consultés en son temps — le Baedeker de 1907 sur le sud de la France, le guide Joanne des Pyrénées de 1877 et l'ouvrage de Justin H. Smith, Troubadours at home — et j'ai mis mes pas dans ses traces de l'été 1912. J'ai ainsi découvert que presque toujours les détails réels de la géographie que j'avais sous les yeux permettaient de résoudre les énigmes les plus obscures du manuscrit. Cette méthode de recherche «pédestre» (selon le terme de Donald Davie), qui exige que l'on fasse constamment la navette entre le royaume des référents topographiques réels et le domaine des signifiants écrits, infirme la plupart des théories modernes sur la textualité1.

Richard Sieburth, p.9 de la préface à Sur les pas des troubadours en pays d'oc, d'Ezra Pound





1Donald Davie, The Cantos: Towards a Pedestrian Reading, in Paideuma, vol.I, n°1 (printemps 1972), p.55-62. Les premières explorations menées par Davie sur le territoire autour de Chalais et d'Aubeterre ont ouvert la voie à cette expédition du Voyage à pied.

Marx et Flaubert : Nabokov définit le bourgeois

La bourgeoisie, pour Flaubert, c'est un état d'esprit, pas un état de finances. Dans une célèbre scène de notre livre, où l'on voit une vieille femme, qui a travaillé dur toute sa vie, recevoir une médaille, pour avoir trimé comme une esclave pour son fermier-patron, sous le regard béat d'un aréopage de bourgeois épanouis, faites-y bien attention, il y a philistinisme des deux côtés, politiciens épanouis et vieille paysanne superstitieuse sont également bourgeois au sens flaubertien de terme. Et je dégagerai tout à fait clairement le sens du terme en disant qu'aujourd'hui, en Russie communiste, par exemple, la littérature soviétique, l'art soviétique, la musique soviétique, les aspirations soviétiques sont fondamentalement et béatement bourgeois. C'est le rideau de dentelles derrière le rideau de fer. Un fonctionnaire soviétique, petit ou grand, présente le type parfait de l'esprit bourgeois, du philistin. La clef du terme tel que l'entend Flaubert est le philistinisme de M. Homais. Permettez-moi d'ajouter, pour être doublement clair, que Marx aurait vu en Flaubert un bourgeois au sens politico-économique du terme, et que Flaubert aurait vu en Marx un bourgeois au sens spirituel du terme; et tous les deux auraient eu raison, car Flaubert était un monsieur aisé dans son existence physique, et Marx était un philistin dans son attitude à l'égard des arts.

Vladimir Nabokov, Littératures , "Madame Bovary", Fayard, p.206

Exactement

[…] je ne sais pas si je m'explique bien, mais ceux qui savent déjà tout cela me comprendront sans mal.

Renaud Camus, Demeures de l'esprit - Suède, p.35

L'actu de Jean-Paul Marcheschi

Le 4 Novembre, vernissage de l’exposition «Les Dormants» à l’atelier du peintre 5-7 rue des deux Boules à Paris (métro Chatelet).
A partir de 19 heures Jacques Bonnaffé lira des extraits de Piero della Francesca, de Jean-Paul Marcheschi.

Le 26 novembre Alain Finkelkraut recevra Jean-Paul Marcheschi dans son émission «Réplique».

Asensio au pénal, suite.

Finalement l'audition a eu lieu hier et c'est un grand soulagement.

C'est une satisfaction intense de pouvoir exposer publiquement son point de vue sans être interrompue et d'être écoutée avec attention.

Et c'est aussi une satisfaction de savoir que les contradictions [1] et les mensonges [2] de Juan Asensio ont été enregistrés par le greffe du tribunal.
Même s'il n'était pas possible de les reprendre un à un (et ce n'était pas l'objet du débat), il est apaisant de savoir que quelque part dans les armoires de la justice française dormira cette déposition. (Oui, il est apaisant de savoir qu'il ne pourra pas dire: «Je n'ai jamais dit ça».)

Ensuite il y a les regrets de ce qu'on n'a pas dit et la conscience aiguë de la difficulté d'expliquer la différence entre les forums, les blogs, Facebook, la différence entre une page de profil FB et un groupe, la différence entre un groupe ouvert (bizarrement dénommé "privé" hier, sans doute parce qu'il a un créateur), un groupe fermé, un groupe secret (et encore, sans compter les "pages" dont nous n'avons pas parlé).
Et puis cette chronologie des faits si importante et si longue, comment en rendre compte? Tout paraît tassé soudain.

Il y a le regret de ne pas avoir fait remarquer à voix haute que l'avocat de la défense, qui avait produit une très mauvaise copie de fax afin de faire passer un 13 pour un 23, a fourni une page impeccable et en couleur lorsqu'il s'est aperçu que j'en possèdais une meilleure version qui ne laissait aucun doute sur le "13" et que ma pièce allait être versée au dossier, afin que ce fût sa pièce qui fût enregistrée.

Le jugement sera rendu le 17 novembre. Il portera sur des points fins, sur des nuances, il s'agit d'attribuer un statut à Facebook, privé ou public, un statut à un groupe fermé, de qualifier l'usage d'un faux nom pour se voir donner l'accès à un groupe (fraude ou pas?), de déterminer si les échanges dans un groupe fermé ont ou non le statut d'une correspondance privée.

Je n'ai pas tout suivi (je ne suis pas juriste) mais c'était très intéressant, il existe des subtilités entre les droits civil et pénal, ce qui légitime ou pas d'utiliser la jurisprudence civile pour juger au pénal (et inversement, je suppose). Je n'en dis pas plus de peur d'écrire des bêtises sur ces sujets très précis qui intriguent le béotien par leur aspect technique.

Notes

[1] Exemple: affirmer que Facebook est totalement public, que nous sommes cinq cents millions et des broutilles de personnes interconnectées qui ne se cachent rien et verrouiller son profil, bloquer des personnes pour se rendre invisible.

[2] Quelqu'un peut-il me dire comment on construit un agrégateur de contenu sur le nom d'Asensio pour l'afficher automatiquement sur sa page de profil FB? car Asensio a affirmé qu'un tel agrégateur se trouvait sur ma page (est-il conscient qu'il est très facile de vérifier qu'il n'en est rien? et qu'il n'est même pas évident que cela soit techniquement possible?), quant à "sa" page wikipédia, comme il l'a dit lui-même, tout est conservé et vérifiable; il est donc très étrange de nous accuser devant un tribunal d'avoir voulu la supprimer (etc, etc).

Evolue, Darwin !

Traduction personnelle "à la volée" de l'article de Francis Wheen paru dans The Guardian le 28 septembre 2002 dont des phrases, en anglais et en français, sont reprises dans L'Amour l'Automne. (cf. p.200, etc.)

En 1971, l'écrivain Colin Wilson reçut par la poste un manuscrit de cinq cent vingt et une pages dactylographiées. Depuis qu'il s'était fait connaître en 1956 avec The Outsider — un best-seller philosophique — Wilson avait écrit plus de deux douzaines de livres sur le sexe, le crime, la philosophie et l'occultisme. Il comprendrait sûrement le rapport. Dans une lettre d'accompagnement, le professeur Charlotte Bach expliquait que son texte — Homo Mutans, Homo Luminens — n'était que le "prolégomène" au projet d'une œuvre d'environ trois mille pages qui prouverait catégoriquement que la déviance sexuelle était la source principale de l'évolution des espèces.

Wilson fut découragé par la longueur et la complexité du manuscrit et, ce qui ne comptait pas moins, par le fait que le docteur Bach avait écrit en lettres capitales sur du papier orange. Il parcourut les cinquante premières pages, émit une plainte et remisa le manuscrit. Quelques semaines plus tard, retenu au lit par une grippe, il fit une nouvelle tentative: «C'était une lecture difficile, se rappelle-t-il, mais ma défiance venait surtout de la vanité de cette femme qui atteignait à l'absurde. Elle rejetait toute personne qui ne partageait pas ses vues — Monod, Russell, Desmond Morris — avec un mépris souverain… Cependant, au fur à mesure que je persévérais, cette désagréable première impression s'effaçait derrière la sensation d'une extrême intelligence et d'une compréhension intime de la culture européenne. Que sa théorie soit juste ou pas, il ne pouvait y avoir aucun doute sur le fait qu'elle possédait un esprit puissant et original.»

Il lui écrivit pour le lui dire. «J'éprouve plus ou moins les sensations que certains des critiques de The Outsider m'ont avoué avoir ressenties — je suis abasourdi que quelqu'un ait pu construire si discrètement et seul un édifice de cette importance. C'est d'autant plus surprenant, si vous me le permettez, que cela vient d'une femme, qui se sont rarement distinguées dans le domaine des grandes constructions hégéliennes… Je pense que cela pourrait bien être digne d'un prix Nobel… Si vous aviez raison, ce serait une découverte aussi importante que la théorie de la relativité.» Le docteur Bach répondit à Wilson qu'elle avait pleuré de joie en lisant ses commentaires. Elle terminait sa lettre par "Love, Charlotte".

Qui était Bach? Lors d'un de ses passages à Londres, Wilson l'invita à dîner. Il découvrit une femme aux épaules larges, à la carrure de mammouth, mesurant plus d'un mètre quatre vingt, à la voix profonde et masculine avec un fort accent d'Europe centrale. Après le dîner, Wilson l'emmena chez le peintre Régis de Bouvier de Cachard, dont il partageait l'appartement. Après de nombreux verres, les deux hommes commencèrent à découvrir des pans de la vie de leur invitée.

Charlotte était sortie de l'université de Budapest où son mari était professeur avec un diplôme de psychologie; ils avaient été contraints à l'exil par les communistes en 1948. En 1965, son mari était mort sur la table d'opération, et deux semaines plus tard seulement son fils s'était tué dans un accident de voiture. (A ce point de son histoire, écrit Wilson, elle éclata en sanglots, et il fallut dix bonnes minutes pour la calmer.) Le choc de cette double perte la plongea dans la dépression et pour tenter de la combattre, elle commença à compiler un dictionnaire de psychologie. Pendant qu'elle travaillait au chapitre des perversions, elle interrogea de nombreuses personnes aux goûts sexuels hors normes. C'est alors que survint l'illumination: il lui apparut que la perversion était le moteur de l'évolution humaine.

Autour de deux heures du matin, Charlotte prit un taxi payé par Colin Wilson. «Je l'embrassai, et elle embrassa également Régis. Et quand nous fûmes revenus à l'intérieur, il me dit: "Tu sais, quand elle m'a embrassé, elle m'a fourré sa langue jusqu'au milieu de la gorge". Cela nous fit rire. Mon opinion personnelle était que Charlotte était sans doute lesbienne, mais cela semblait prouver le contraire. Ce n'est qu'après sa mort que je compris que c'était ce qu'elle souhaitait que je pense.»

Durant le printemps 1972, Charlotte commença à donner des conférences hebdomadaires dans l'appartement d'un ami à Belsize Park, conférences qu'elle annonçait dans The Observer et The New Statesman. La plupart du temps, une douzaine de personnes environ y assistait. On attendait d'eux une "contribution volontaire" de cinquante livres, ce qui déconcertait certains visiteurs dans la mesure où le Dr Bach était si visiblement une aristocrate. Personne dans la pièce ne se rendait compte qu'elle était sans doute la plus pauvre des personnes présentes.

La misère de Charlotte était certes ennuyeuse, mais elle ne la gênait pas plus que cela. Ce qui l'obsédait, c'était une soif de reconnaissance, une soif dévorante. Se présentant comme le chef de file d'un nouveau mouvement intellectuel, elle écrivit à des présentateurs de télévision et de radio — Katherine Whitehorn, David Attenborough, Simon Dee, l'animateur de talk-show — pour leur proposer de présenter au monde ses découvertes. Tous la remercièrent poliment mais refusèrent. Elle était trop étrange pour être acceptée par la plupart des universitaires, trop alambiquée et bien trop difficile pour le grand public, même dans le cas où celui-ci serait parvenu à trouver et à lire son principal ouvrage. Elle demeura donc une figure culte révérée par quelques dévots mais par ailleurs inconnue.

A l'approche du printemps 1981, la silhouette autrefois majestueuse avait rétrécie en une vieille dame frêle et lasse qui se plaignait souvent «d'avoir la courante» — parce que, supposait-elle, sa nourriture était empoisonnée. Don Smith, un sadomasochiste gay avec lequel elle travaillait à un livre intitulé Sex, Sin And Evolution1, la trouva jaunâtre et épuisée quand il lui rendit visite le 10 juin. Il alerta un autre familier du cercle des intimes, le Dr Mike Roth. Quand Roth se rendit à l'appartement le jour suivant, il dut hurler par la fente de la boîte à lettre. «Allez-vous en, ordonna Charlotte. Je veux mourir».

Le mercredi 17 juin, un voisin de Charlotte remarqua qu'elle n'avait pas ramassé son lait depuis le week-end et prévint la police. Un agent passa par la fenêtre et découvrit un corps étendu en travers sur le lit. Sur la table de nuit, un dictionnaire médical était ouvert à la page décrivant le cancer du foie. L'examen post-mortem confirma que c'était bien la cause de sa mort, mais il découvrit quelque chose de bien plus étonnant. Quand le corps fut déshabillé à la morgue, les seins généreux se révélèrent en caoutchouc mousse, et le retrait de la culotte découvrit un pénis.

Karoly Hajdu, l'enfant qui devint Charlotte Bach, vint au monde le 9 février 1920. Son lieu de naissance est une banale petite maison sans étage de Kispest, une ville ouvrière près de Budapest. Son père, Mihaly Hajdu (prononcez hoï-dou), était tailleur; sa mère, Roza Frits, était la fille d'un mineur. En 1923, la famille de Mihaly déménagea à Budapest, louant une petite échoppe de tailleur rue Raday. Ils étaient toujours très pauvres, vivant tous ensemble dans une petite pièce à l'étage. En revanche, la clientèle de Mihaly comprenait de nombreux hommes riches et cultivés, dont la variété des connaissances et des expériences impressionna durablement le jeune Karoly.

Karoly entra à l'école primaire en 1926 et quatre ans plus tard au Gimnazium Andras Fay, l'équivalent hongrois du collège. C'était un autodictate insatiable. «A onze ans, j'ai lu une histoire du monde en six volumes - 2.300 pages. A douze, j'ai lu Introduction à la psychanalyse de Freud et L'Interprétation des rêves; à quinze, La critique de la raison pure de Kant. Remarquez, je ne prétends pas y avoir compris grand chose, simplement les lectures attendues d'un garçon de mon âge ne m'attiraient pas. J'ai cessé de lire des romans à dix ans.» Avec des centres d'intérêt si peu de son âge, il n'est pas surprenant que Karoly ait eu peu d'amis: il était considéré comme un garçon très étrange, vraiment.

«Jusqu'à mes quatorze ans environ, mon meilleur ami était ma sœur, raconte Karoly Hajdu. Ensuite, ce fut mon frère.» A l'âge de quinze ans, il fut inscrit au lycée technique de Bolyai . C'est aussi à quinze ans qu'il perdit sa virginité avec une prostituée. Son souvenir le plus vif et le plus marquant de cette rencontre par ailleurs décevante est l'image de la femme enfilant ses bas de soie tandis qu'elle se rhabillait pour aller prendre sa place de serveuse de bar.

Dans l'une des pages de son manuscrit, Charlotte Bach fait quelques remarques sur la vie intérieure des hommes qui s'habillent en femmes. "La plupart des travestis mentionnent, et plutôt avec fierté, des périodes assez longues de leur enfance, en général entre six et onze ans, où ils se sont comportés comme des garçons ordinaires avec rien d'autre qu'une prédilection minime pour les noms et les habits de fille, bien que, à la différence de la plupart des garçons, ils aient toujours apprécié la compagnie des filles. Puis, en général vers dix ou douze ans, il commencent à découvrir plus largement les vérités du monde extérieur." Le garçon déçoit ses parents, et il se résigne à ne pas correspondre à ce qu'on attendait de lui. Son ambition s'étiole. Il sent que s'il était une fille, il serait davantage aimé. "Alors il s'empare de quelque chose de doux et de soyeux. Il s'agit de quelque chose qu'il n'a jamais quitté. Depuis son plus jeune âge, quand sa mère était d'humeur non câline, il avait trouvé consolation dans un coussin doux et soyeux ou dans n'importe quoi de doux et de soyeux appartenant à sa mère."

Karoly Hajdu abandonna l'école. Il n'était pas pressé de trouver un emploi. Quand ses papiers d'incorporation arrivèrent après que la Hongrie eut déclaré la guerre à la Russie en juin 1941, Karoly réussit d'une façon ou d'une autre à obtenir une "exemption pour études" d'un an. Cependant il n'était pas complètement oisif. Enfant, en observant les clients dans la boutique de son père, Karoly avait compris qu'il y avait beaucoup de gens riches à délester de leur argent. Toute la difficulté était de les rencontrer. En octobre 1942 il se forgea un faux certificat de naissance sur lequel il se rebaptisait Karoly Mihaly Balazs Agoston Hajdu, fils du baron de Szadelo et des Balkans. Ses cartes de visite étaient frappées du titre baronnial et il acquit un étui à cigarettes armoirié portant les lettres "SB".

En 1943, les soldats allemands atteignirent les faubourgs de Budapest. Les Hongrois avaient mis en place un régime de collaboration, mais ils subirent malgré tout ce qui s'apparentait à une occupation nazie. Les juifs furent rassemblés et envoyés dans les camps de la mort. Quelques connaissances de Karoly le soupçonnent d'avoir peut-être pillé des maisons abandonnées. Quoi qu'il en soit, il avait l'air remarquablement prospère, et disait qu'il "aidait les Juifs".

Après la guerre, Karoly s'inscrivit en économie à l'université technique de Budapest, mais à la fin du premier semestre, soit la moitié de l'année universitaire, il paraît avoir tout à fait cessé d'assister aux cours.

Quand elle entendit que les communistes recensaient les personnes qui avaient travaillé dans les entreprises allemandes, sa sœur Vilma, qui avait été employée pendant la guerre par l'usine électrique AEG, quitta la Hongrie pour commencer une nouvelle vie au Vénézuela. Karoly décida qu'il devait fuir lui aussi. Le 22 avril 1948, après un long voyage en train à travers l'Europe, il embarqua sur un bateau pour Harwich.

La Grande-Bretagne offrait de nombreuses opportunités, et il était disposé à les saisir. Il était grand, avait bon air et était habillé avec élégance. A la différence de la plupart de ses compagnons de voyage, il parlait anglais. La Grande-Bretagne possèdait encore des aristocrates: peut-être qu'il trouverait affaire ici. Au cours de son voyage il avait anglicisé son nom en Carl et il avait commencé à mettre au point un récit inventé de toutes pièces selon lequel il était professeur d'université.

Joe Marfy, un ami de Carl à Budapest, rejoignit l'Angleterre quelques mois après lui et fut envoyé dans le Yorshire dans les fonderies et les usines d'acier de Staveley. Un froid matin d'hiver, le contremaître dit à Marfy qu'un personnage important souhaitait le voir dans le bureau du directeur général. C'était Hajdu, impeccablement sanglé dans un manteau de tweed et portant un chapeau en velours. Il lui cligna de l'œil et lui murmura en hongrois: "Appelle-moi baron." Une fois qu'ils furent seuls, Carl lui expliqua que ce titre devait lui permettre de réussir, ajoutant qu'il lui avait déjà gagné l'entrée des "bons cercles sociaux".

Le flot des réfugiés vers la Grande-Bretagne se tarit en avril 1950, et avec lui disparut le poste de Carl comme interprète auprès des bureaux du ministère du travail à Harwich. Il trouva un emploi de réceptionniste et de comptable à l'hôtel de la Vallée rocheuse de Lynton, dans le Devon nord, puis travailla quelques temps comme homme à tout faire au British Council à Londres.

Deux ans plus tard, vers la fin de 1950, apparut son goût naissant pour le travesti — apparemment provoqué par une dépression, ou même le désespoir. Il vivait alors dans une pension de Earls Court, mais après avoir quitté le British Council il n'avait pas d'emploi ni l'espoir d'en trouver un. Un jour un ami laissa la valise de sa femme contenant ses robes et sous-vêtements à la garde d'Hajdu. Carl essaya tout. Le jour suivant, dégoûté de lui-même, il demanda à son ami de reprendre sa valise.

C'est à Brighton où il travaillait à l'hôtel Metropole qu'il rencontra sa future femme, Phyllis, une divorcée qui rêvait de devenir actrice. Il retourna à Londres et trouva un emploi de barman au Pigalle, un cabaret fameux à Piccadilly, et Phyllis le suivit avec dévouement, s'installant dans un appartement de Finchley nord. Son fils de sept ans, Peter, qui demeurait jusque là chez une tante, vint habiter chez sa mère.

Petite et ronde, assurément pas d'une grande beauté, Phyllis s'habillait néanmoins avec un panache théâtral. En tant que connaisseur des vêtements féminins, Carl admirait son style. "Quand je l'épousai, j'étais certain que mon goût du travesti était terminé, se rappelle-t-il, cependant pour une raison inexplicable je ne jetai pas mes affaires, mais les mis au garde-meuble. Pendant cinq ans je payai une demi-couronne par semaine pour le contenu de deux valises que je n'avais pas l'intention d'utiliser."

D'autre part l'efficacité industrieuse de Phyllis le poussait à l'action. C'est elle qui eu l'idée d'ouvrir une agence immobilière. Trois mois après leur mariage, le Bureau K ouvrit dans une petite pièce au-dessus d'un restaurant de Paddington. Les annonces parues dans le journal local proposaient des chambres où "les enfants et les gens de couleur" étaient bienvenus. Si Carl avait proposé des contrats honnêtes, cette ouverture d'esprit aurait était exemplaire. Mais l'honnêteté n'avait jamais été son fort. Il travaillait avec des propriétaires du genre de Rachman2, et Carl n'avait aucun scrupule à s'enrichir sur le dos des sans-abri.

La justice divine rattrapa le baron Carl Hajdu le 13 janvier 1957 quand l'édition du jour du ''Sunday Pictorial''3 parut dans les kiosques. A côté de la photo d'un personnage élégant et moustachu (simplement nommé "Le baron"), un article de Comer Clarke racontait l'histoire suivante:

Un agent immobilier qui prétend être baron a reconnu la nuit dernière: «J'ai collecté 2000 livres destinées à assister les Hongrois, mais j'ai bien peur d'avoir quelques difficultés à justifier comptablement la façon dont je les ai utilisées.» Le "baron" Carl Hadju —un titre hongrois, dit-il— 37 ans, homme pâle aux yeux bleus, hongrois d'origine, dirige l'association des Appartements Lessors, rue Edgware dans le quartier Paddington de Londres. Quand les Hongrois se sont soulevés contre les communistes en novembre dernier, il a créé un comité d'assistance aux combattants hongrois pour la liberté. En deux jours il a recueilli 2000 £ pour envoyer un groupe de "combattants pour la liberté" anglais aider les Hongrois. Quelques poignées de jeunes hommes impatients d'en découdre se sont présentés. Mais aucun "combattant de la liberté" n'est parti pour la Hongrie…

Au printemps 1957 Carl et Phyllis furent expulsés de leur maison de Chelsea pour non-paiement de leur loyer. En octobre il fut déclaré en faillite.

Comment Carl fit-il face à cette humiliation? Michael Karoly, un autre des avatars de Carl, fournit la réponse. Dans son livre Hypnosis publié en 1961, Karoly décrit la l'impression de soulagement vécue par un travesti (ou "éoniste", d'après le Chevalier d'Éon, célèbre travesti) quand il se débarasse de ses vêtements masculins: «Il allait jusqu'à penser à lui-même comme à une femme, et il endossait réellement une autre personnalité… Ce total renversement des points de vue ouvre une porte par laquelle l'éoniste peut entrer dans une vie plus douce, plus raffinée, où sa sensation intérieure d'inadéquation qui s'enracine dans dans son manque de vigueur sexuelle est laissée derrière lui avec sa personnalité masculine. Quand il est habillé en homme il est, à la différence d'un homosexuel, un homme avec tous les défauts et les qualités d'un homme. Quand il est habillé en femme il est la femme de ses rêves, libérée des contingences de la vie quotidienne.»

Durant les crises de cette année-là, Carl fréquenta dans Harley Street le cabinet de l'hypnothérapeute canadien W.G. Warne-Beresford, se plaignant de problèmes nerveux. Les ambitions de Carl Hajdu avaient été totalement anéanties. Très bien: il allait donc se trouver de nouvelles ambitions — et une "nouvelle personnalité" les endosserait. Ayant tout d'abord rencontré Warne-Beresford comme patient, il devint bientôt l'un des élèves de l'hypnothérapeute sous le nom de Michael B. Karoly.

Amateur de canotier, de lunettes noires et de voitures de sport, Michael B. Karoly fut un personnage bien plus flamboyant que Carl Hajdu. Pour devenir membre de l'organisation Warne-Beresford, l'association britannique des hypnothérapeutes, les candidats devaient étudier un an puis subir un examen en "anatomie, physiologie, biologie, neurologie et hypnothérapie pratique". Les résultats de la promotion de Michael sont parus dans le Times du 5 septembre 1958; son nom n'apparaît pas dans la liste des reçus, mais cela ne l'empêcha pas d'utiliser les initiales MBSH et d'ouvrir son cabinet.

Il est difficile aujourd'hui de retrouver quelques-uns de ses clients. Il n'y en a qu'un dont on soit sûr qu'il fut hypnotisé avec succès: Michael réussit le tour qui consiste à faire s'allonger un homme sur trois chaises puis à retirer celle du milieu. Mais tous étaient convaincus que leur argent — cinq livres la séance — avait été dépensé à bon escient. Personne n'aurait payé pour les conseils psychologiques d'un agent immobilier raté de Paddington, mais après avoir acquis un éventail de diplômes fantaisistes — "Michael B Karoly, ScSc (Budapest), D Psy, CPE (Cantab), MBSH", fanfaronnaient désormais ses cartes de visite — il se trouva soudain recherché comme un homme ayant quelque chose à dire.

Après avoir rencontré Michael lors d'une soirée durant l'automne de 1960, l'agent littéraire Peter Tauber le recommanda au rédacteur en chef du Today, un hebdomadaire généraliste, et dès janvier suivant — présenté comme l'expert en psychologie de Today — il y tenait une rubrique régulière. Il paraissait capable d'aborder tous les sujets: "Eva, je vais vous parler franchement" (le divorce d'Eva Bartok), "Peut-on donner une fessée à une adolescente?" (punir les adolescentes), "Cet homme est-il violent?" (les pères qui battent leurs enfants) et "Pourquoi, mais pourquoi ai-je envie de voler?" (la kleptomanie).

Plus tard la même année, Michael loua un petit appartement 23 rue Hertford à Londres W1, à l'ombre de l'hôtel Hilton nouvellement bâti. A l'origine envisagé uniquement comme un cabinet de consultation dont l'adresse dans Mayfair serait susceptible d'impressionner des clients potentiels, l'appartement devint bientôt le refuge habituel où il pouvait échapper aux reproches de Phyllis et se laisser aller à ses fantasmes. L'histoire suivante survint pendant l'une des "histoires de cas" de Michael:

J'avais l'habitude de garder mes affaires [ie, ses habits de femme] au bureau et de temps en temps, après une semaine difficile, je m'absentais un weekend en prétextant un travail urgent. Je m'habillais en femme et paressais quelques heures. Il est impossible de décrire l'effet que cela a sur moi. Une semaine de croisière en Méditerranée ou un mois de golf à Saint Andrews n'en approcherait pas.

Il arriva que je connus une année plutôt difficile. Rien ne semblait aboutir. Les factures s'accumulaient et l'argent ne rentrait pas. C'est alors que je sortis les premières fois. Je m'habillais dans mon bureau, remettais chemise, cravate, veste et pantalon par dessus, prenait ma voiture et roulais jusqu'à une ville éloignés de cinquante ou soixante kilomètres. Je m'arrêtais dans un coin tranquille, enlevais mes vêtements masculins, mettais ma perruque et mes hauts talons, je me maquillais et me donnais un aspect général présentable. Puis j'entrais en ville comme une femme venue de la campagne faire du shopping…

La "cliente" est finalement arrêtée quand un passant devine son secret et se plaint à la police. On pourrait être tenté de ne pas tenir compte de cette histoire en la considérant comme une autre des fables de Karoly s'il n'y avait cet entrefilet paru dans le Hertfordshire Mercury le 26 avril 1963:

Le jour du Vendredi Saint, un homme entièrement habillé en femme est entré dans un hôtel d'Hertford, il a été arrêté plus tard alors qu'il roulait — toujours habillé en femme — vers Knebworth; il a comparu devant le tribunal d'Hertford jeudi dernier…

Karoly avait 43 ans et était seul au monde: sa seconde adolescence avait été saccagée par la survenance de la crise de la quarantaine. Il venait à nouveau d'être à l'honneur dans un tabloid, cette fois à propos d'un soi-disant groupe de thérapie, les Divorcés Anonymes; il était séparé de sa femme, et Siobhan, une femme bien plus jeune avec qui il avait eu une liaison brève et passionnée, l'avait quitté. Peu après sa femme Phyllis mourut. Quelques semaine plus tard, son fils Peter mourrait également, dans un accident de voiture.

Michael se coupa du monde en s'enfermant dans l'appartement de Phyllis — se levant à trois heures de l'après-midi, regardant la télévision sans interruption jusqu'à la fin des émissions, puis retournant au lit et lisant des romans trash, des œuvres philosophiques et tout ce sur quoi il pouvait mettre la main. Avec sa grandiloquence caractéristique, il suggéra plus tard que ces quelques semaines lui furent l'équivalent des quarantes jours de retraite de Jésus dans le désert ("une crise chamanique archétypale"). Il fit également l'acquisition d'un appareil photo automatique.

Quand Charlotte Bach mourut, on trouva ses tiroirs bourrés de douzaines de photos de celui qui était alors Michael, vêtu des habits de sa femme, les plus anciennes d'entre elles ayant été prises deux mois après la mort de Peter. On y trouve la pute vieillissante à l'œillade aguichante, offrant à l'objectif la vision de ses longues jambes; la mère au foyer active et dévouée, toujours prête à jouer de la pelle et du balai, et, de façon plus convaincante, l'hôtesse élégante en pleine maturité, cigarette et verre de vin à la main tandis qu'elle attend l'arrivée de ses invités dans son salon sophistiqué.

Michael affirme avoir écrit trois romans durant son long deuil. Le premier est Siobhan - qu'il envoya, avec un manque de tact à couper le souffle, à la femme qui l'avait inspiré, bien qu'elle fut alors mariée et heureuse avec un autre.

Le second roman (et le seul qu'il paraisse avoir terminé) était Le Retour4, une saga de science-fiction. "Je crois que je suis en train de devenir une femme", confia Michael à un ami au Stanislavsky Studio en 1966, et le résumé de l'intrigue du Retour confirme qu'une telle métamorphose devenait une préoccupation grandissante.

Peu à peu, Michael en vint à croire que les vicissitudes de sa vie, qui jusque là n'avait paru rien d'autre qu'un "enchevêtrement sans queue ni tête", — les échecs sexuels et financiers, les batailles contre la bureaucratie — obéissaient à une logique propre et complexe. S'il parvenait seulement à en distinguer la forme, il saurait que faire à l'étape suivante.

Involontairement, ses persécuteurs s'apprêtaient à l'aider en provoquant une nouvelle crise. En mai 1966, Michael comparaissait devant les magistrats de Bow Street. Il devait répondre de treize accusations portant sur l'obtention de crédits sous de faux prétextes et l'ouverture d'un cabinet de psychologie sous le nom de Michael B. Karoly sans avoir révélé qu'il avait fait banqueroute sous le nom de Carl Hajdu et ne pouvait mener d'activités commerciales. Il fut condamné à trois mois de prison puis à un mois supplémentaire quand le fournisseur d'électricité entreprit des poursuites légales et que Michael fut incapable de payer une amende de £150.

Sur la dernière page du carnet tenu dans la prison de Pentonville, Michael Karoly écrivit le brouillon de la lettre suivante:

Cher Monsieur,

J'ai vu et aimé votre publicité dans le London Weekly Advertiser. Je suis arrivée à Londres récemment et je n'y connais personne, et donc je prends le risque de vous répondre. J'ai la quarantaine avancée, je suis veuve, j'ai perdu mon fils unique en même temps que mon mari. Pour être franche, je n'ai pas l'intention de me remarier et je ne suis pas intéressée par le sexe pour le sexe, en fait cela ne m'intéresse pas du tout. Ce que je souhaite, c'est trouver un ami suffisamment présentable et cultivé pour m'accompagner au théâtre, cinéma, concert, etc, un ami — et rien de plus — avec qui je partagerais des goûts communs.

A titre d'information, je suis plutôt grande (1m80), je porte des lunettes et utilise un appareil auditif et aucun effort d'imagination ne permettrait de me trouver jolie. En contrepartie, je crois que je suis plutôt bien habillée et bien coiffée, ie pouvant très convenablement apparaître au bras d'un homme en public, j'ai à mon actif quelques années d'université (sociologie et économie), ayant interrompu mes études juste avant d'être diplômée.

Si ces conditions vous agréent, j'attends votre réponse.

Sans le poids d'une famille, Michael pouvait maintenant écrire sa propre histoire. Comme le prouve cette lettre, il était déjà en train de mettre en place la phase la plus audacieuse de son plan — agissant avant même d'être sorti de la prison de Pentonville en février 1967.

Charlotte admirait beaucoup un passage du roman de William Golding, Chute libre, dans lequel le narrateur demande à une femme : «A quoi ça ressemble d'être vous? A quoi ça ressemble quand on prend un bain ou qu'on va aux toilettes; à quoi ça ressemble de marcher sur les pavés en faisant des enjambées plus petites avec des talons hauts? A quoi ça ressemble de savoir que votre corps exhale ce parfum léger qui brûle mon cœur et noie mes sens?» Ce que la science n'a pas été capable de remarquer, soutenait Charlotte, c'est que ce fantasme vaguement romantique et sans importance était à l'origine de tout le processus de l'évolution.»

Nombre de personnes parmi les relations de Carl ou de Michael l'avait toujours trouvé un peu bizarre, ce qui fait qu'il est possible que sa transformation finale en Charlotte ait choqué moins qu'on aurait pu l'attendre. Même si c'est le cas, il est à mettre au crédit de son remarquable pouvoir de persuasion d'être acceptée par quasiment tout le monde.

Les rêves de célébrité et de prix Nobel peuvent avoir été absurdes, mais en emportant son secret presque jusque dans la tombe, elle a "transformé l'essai". Se travestir ne consiste pas simplement à changer de garde-robe: tous les aspects du comportement doivent être réappris, et une nouvelle image de soi doit être créée. Sa voix profonde et son physique masculin rendaient la tâche d'autant plus difficile pour Charlotte. Cependant elle y parvint, avec style, conviction et courage. Dans sa dernière identité elle était parvenue à une authenticité qui lui donnait bien plus de plaisir et de sérénité qu'aucun autre des personnages creux qu'elle avait incarnés jusque là. Ne peut-on raisonnablement en conclure que c'est sa vie en tant qu'homme qui était une mascarade — que le baron Hajdu et Michael Karoly étaient les grands imposteurs tandis que le docteur Charlotte Bach était non seulement sa création la plus achevée mais également son véritable moi?

© Francis Wheen 2002
Ceci est un extrait modifié de Who Was Dr Charlotte Bach? de Francis Wheen, publié le 7 octobre (2002) par Short Books au prix de 9.99 livres.


Notes
1 : Sexe, péché et évolution.
2 : Rachman est un agent immobilier connu pour avoir exploité sans scrupule la misère des locataires les plus fragiles au point d'avoir donné naissance au terme "Rachmanisme", mot entré dans l'Oxford dictionnary.
3 : NdT: Journal populaire, le premier journal du dimanche à proposer des photos.
4 : The Second Coming

L'incommodité du monde

L'enfance attribue a son ignorance et à sa gaucherie l'incommodité du monde; il lui semble que loin, sur la rive opposée de l'océan et de l'expérience, le fruit est plus savoureux et plus réel, le soleil plus jaune et plus amène, les paroles et les actes des hommes plus intelligibles, plus justes et mieux définis.

Juan José Saer, L'ancêtre, p.10

La douceur de vivre

Une des originalités du XVIIIe siècle, c'est (aussi) d'avoir découvert, de Montesquieu à Rousseau, le bonheur de l'existence.

Robert Mauzi, L'idée de bonheur dans la littérature et la pensée françaises du XVIIIe siècle, Paris 1968, rééd. 1994, p.46

Dickens et Andersen

Quant à Dickens: Andersen, au cours de ses innombrables voyages, va le voir et séjourne longuement au sein de sa famille. Après son départ, Dickens fait apposer sur la porte de la chambre qu'il a occupé un écriteau proclamant qu'en cette pièce Hans Christian Andersen, le grand écrivain danois, a passé cinq semaines, lesquelles, à la famille, ont paru cinq siècles. Andersen, lui, est enchanté de son séjour. En guise de lettre de château, il publie un article intitulé "Un été chez M. Dickens". Il y célèbre particulièrement la chaleureuse ambiance familiale et la bonne entente entre les membres de la maisonnée. Lorsque l'article paraîrt Dickens s'est séparé de sa femme et toute la famille s'est dispersée.

Il y a un aspect irrésistiblement comique, tragi-comique, à bien des aspects de la vie de l'écrivain: y compris, et peut-être surtout, à ses épisodes les plus lamentables.

Renaud Camus, Demeures de l'esprit - Danemark Norvège, p.46

Le 1er août à la fondation Joyce

Chaque année la première semaine d'août, la fondation Joyce à Zürich invite les spécialistes de Joyce à se réunir pour échanger sur un thème, ces journées étant davantage axées sur l'échange et la réflexion que sur la conférence professorale. Le thème de cette année était la ponctuation, en 2012 ce sera le mensonge.
Je devais être à Zurich à ce moment-là, et encouragée par Daniel Ferrer j'ai donc demandé s'il était possible que j'assiste à la première journée, alors que l'atelier est normalement réservé aux intervenants. J'ai été très gentiment invitée par retour de mail.
Evidemment, tout cela était très impressionnant, dans la mesure où mon anglais est très hésitant et où j'étais la seule à n'être ni anglophone de naissance, ni professeur de littérature anglaise. Enfin bon. Voici quelques souvenirs. La journée a commencé par un tour de table.

Fritz Senn présente l'atelier, se félicite de la présence d'une Italienne, d'une Française (Français, les grands absents année après année, paraît-il).

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Tout ce qu'il dit est sérieux, tout ce qu'il dit est drôle: «C'est un atelier de travail, la parole se partage, ce n'est pas du football américain, «prends la balle et cours», c'est du football européen (soccer), tout est dans les passes.» Il nous invite à nous présenter et à dire quelques mots sur le sujet de cette année: la ponctuation chez Joyce (ou: la ponctuation de Joyce).

Tim Conley nous fait rire en racontant: «Mes collègues m'ont demandé ce que je faisais pendant mes vacances, j'ai répondu que j'allais en Suisse m'enfermer une semaine pour parler de la ponctuation chez Joyce; ils m'ont regardé comme si j'étais fou.»
Evidemment, vu comme ça… C'est vrai que c'est étrange, venir du Canada pour s'enfermer à Zürich… Faut-il avouer ce que j'éprouve lors de ces assemblées: la pièce fermée n'est pas fermée, elle enfle et prend les proportions de l'univers. Tous les chemins s'y précipitent et en partent, l'univers des possibles se déploie, tout est à portée de main. C'est à pleurer de joie et d'émotion, tant de liberté et de vitesse et de sérénité. Puis l'œil se dépose sur les participants, prend la mesure des chaises et des tables et des étagères, l'esprit se pose mais il reste au cœur une élation qui rend léger.

Quand vient mon tour, je les fais sourire en disant que j'ai grandi non loin de Beaugency (cf. Le Chat et le diable) et je baragouine quelques mots à propos de Proust (l'horreur, c'est que je sais que je fais des fautes, mais que je sais aussi qu'ils sont tous trop polis pour me le dire, et que donc je ne ferai jamais de progrès): «quelqu'un a dit que le plus important dans Proust était peut-être ce qui était contenu dans les parenthèses, donc je me suis dit, la ponctuation chez Joyce, pourquoi pas?»

A dix heures moins le quart, puis à onze, les cloches carillonneront si fort et si longtemps que nous serons obligés de fermer les fenêtres. C'est la fête nationale suisse.

Lors de ce tour de table, je découvre la diversité d'origine des intervenants (Amérique, Australie, Irlande, bien sûr, mais aussi Allemagne, Italie, Roumanie, Pologne, Hongrie).

Je découvre aussi que tous les signes typographiques qui ne sont pas des lettres ont vocation à être appelés "ponctuation": cependant Ben Jonson en exclut les apostrophes.

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Qu'est-ce que la ponctuation? donnée syntaxique, stylistique, musicale, ornementale, qui varie au cours du temps, de pays en pays, et se normalise progressivement avec la diffusion de l'écrit (Fritz Senn remarque (toutes ses remarques sont des semi-boutades: plaisanteries et pistes à explorer) que la ponctuation est née lorsque les incultes se sont mis à lire: les gens cultivés, l'élite, n'avait pas besoin de ponctuation pour comprendre un texte (Serait-ce applicable à Claude Simon?)).
Ben Jonson pensait que la ponctuation régulait le souffle et rendait la phrase plus claire: comme le pensait saint Augustin, la ponctuation était destinée à éliminer de dangereuses ambiguïtés. (In petto je me dis que cela permet aussi d'en créer…) L'une des premières grammaires anglaises parle de la ponctuation comme des articulations du corps, pour Jonson il s'agit du sang.
La ponctuation hiérarchise le sens, elle met en avant ou elle réduit en dépendance des groupes de mots par rapport à d'autres.
Si les signes de ponctuation peuvent facilement être trouvés par ordinateur, la valeur ou la fonction d'un signe de ponctuation sont de l'ordre du ressenti.

Gabler pense que Joyce utilise la ponctuation pour créer le maximum d'ambiguïtés. Cette hypothèse est peut-être valable si l'on considère la façon dont Joyce résistait aux corrections.

Sans transition, mes notes continuent par une intervention de Senn: «Joke is not democratic. If people doesn't understand it, just don't explain it.»
Fritz Senn fait remarquer que la ponctuation est le fait des imprimeurs et des correcteurs qui jouent un rôle normalisateur: «Il faut déjà avoir un nom pour pouvoir imposer sa ponctuation: The Dubliners sont encore ponctués classiquement.»

C'est la mise en page qui est invoquée quand il est fait référence aux conventions de l'écriture théâtrale dans les pièces françaises au XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle. In petto je songe à certains romans de la comtesse de Ségur (Les deux Nigauds), mais je me tais, découragée par ce qu'il faudrait expliquer en anglais. Fritz Senn va chercher La Tentation de saint Antoine, où les didascalies envahissent progressivement plusieurs pages. Bref commentaire à propos de Danis Rose, qui gomme la mise en page traditionnelle de "Circé"...

Evocation aussi des problèmes de traduction: que devient la ponctuation dans les alphabets non latins? Et que faire en espagnol, qui indique dès le début de la phrase qu'il s'agit d'une exclamation ou d'une interrogation: faut-il utiliser ces marques conventionnelles, ou les omettre, afin de respecter la surprise de la fin de la phrase prévue par l'auteur?
Hélas, je n'aurai pas les réponses à ces questions fascinantes (ou du moins les réflexions, leur expérience (il me semble que Jolanta Wawrzycka traduisait Joyce en polonais et rencontrait des problèmes particuliers que je n'ai pas bien compris)); je n'aurai pas les réponses et opinions de chacun puisque je ne resterai qu'une journée sur les cinq.
J'ai pris quelques notes, et je n'attribue pas à chacun ce qui lui revient, car mes notes sont décousues. La matinée a été consacrée à des généralités sur la ponctuation (Elizabeth Bonapfel, John Paul Riquelme, Björn Quiring). Je me souviens d'un quiproquo, un "carnivalize" compris comme "cannibalize", et qui a donné lieu à une intéressante réflexion malgré ou grâce à l'erreur d'oreille.

Nous avions été prévenus que tout était fermé à Zürich le jour de la fête nationale, certains se sont chargés de trouver du pain, il restait de la salade de pommes de terre de la veille. Fritz Senn est grand amateur d'une certaine sauce/pâte indienne, dont hélas je n'ai pas noté le nom. Sur les placards, les étagères, de toutes les pièces qui ne sont pas la bibliothèques sont affichées différentes phrases notées dans des hôtels du monde entier, phrases au sens gentiment absurde du fait d'erreurs de syntaxe (le plus souvent) ou de vocabulaire. Dans les toilettes est affichée la lettre de réclamation d'un gentleman protestant contre le départ prématuré d'un train l'ayant obligé à courir après son wagon le pantalon sur les chevilles (à peu près, je résume l'esprit).
Dans la cuisine, la conversation a roulé très naturellement sur le petit-fils, Stephen, grand empoisonneur de la vie des Joyciens.
Au hasard des conversations, j'apprends que Gabler a participé aux ateliers une année sur le thème de la musique dans Joyce, et qu'il a même chanté. «Très bien, d'ailleurs, commente Fritz Senn, ce qui n'est pas le cas de tout le monde, qui de ce fait devrait s'abstenir». (Mais la formulation anglaise était lapidaire, quelque chose comme "and therefore should not" avec conviction et un sourire invisible, je l'ai encore dans l'oreille).

Lorsque nous reprenons l'atelier, une feuille circule pour organiser la journée du mercredi («merci de noter si vous serez là, et si vous serez seul ou à deux. Et si vous choisissez le plat végétarien, merci de vous en souvenir le moment venu!»). Il est prévu une sortie sur les pas de Joyce dans Zürich (mais sa maison a été détruite), un passage au cimetière, un repas au bord du lac. Où serai-je mercredi? J'ai un pincement au cœur.

L'après-midi, Bill Brockman, spécialiste de la correspondance de Joyce, nous présente ses recherches sur la ponctuation de Joyce dans ses lettres, en partant du principe que c'est sans doute le lieu où Joyce se contraint le moins, où sa ponctuation est la plus naturelle.


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Il nous explique quelques points, par exemple que Joyce était hostile aux guillemets pour signaler les citations et aimait les tirets introduits par les Français pour signaler les dialogues.
Bill nous présente un choix de lettres à la ponctuation d'une complexité croissante. Il déchiffre les lettres devant nous, nous en donne le contexte et raconte quelques anecdotes.
J'ai noté deux phrases :
JJ à HS Weaver le 11 juillet 1924: «They set the book [Portrait of the artist] with perveted comas and I insisted to their removal…»
Fritz Senn explique que les jeux sur inverted, converted, reverted sont multiples. Par exemple, perverted Jew renvoie à converted Jew.

Le 21 octobre 1932, à propos d'une menace de chantage (mais je ne souviens pas qui à propos de quoi voulait faire chanter Joyce. Celui-ci répond): "Published and be damned". Affectionately yours. Wellington.

C'était passionnant mais j'ai écouté sans prendre beaucoup de notes. Nous nous séparons vers 17 heures («Aucune raison de prolonger la séance si nous avons dit tout ce que nous avions à dire» (FS)). J'achète des cartes postales et, après avoir un peu hésité, je me fais dédicacer Joycean Murmurs. Après tout, pourquoi pas?

J'ai enfin trouvé la théorie qui conforte mon art des jardins.

Visitant mon propre jardin, qui vraiment non é gran ché, une femme très aimable, mais vraiment très très très aimable — au point qu'on pouvait se demander si elle ne se moquait pas —, disait un jour:

«Et puis, quelle bonne idée d'avoir su lui laisser un air pas trop appliqué…»

Eh bien, Drachmann, je l'ai appris, et les personnes qui veillent sur sa maison (très bien), théorisent et officialisent ce point de vue, et ils en observent rigoureusement les principes, bien commodes, il est vrai, pour les paresseux. […]
[…] Pour peu qu'on n'ait pas de trop hautes et trop constantes exigences d'art («Et puis, quelle bonne idée de n'accrocher pas seulement des chefs-d'œuvre…»), la visite est délicieuse, et elle donne l'illusion de pénétrer doucement l'âme danoise. Ce n'est pas une chose aisée, Shakespeare nous l'a assez appris — et combien, en cela, cette âme est universelle.

Renaud Camus, Demeures de l'esprit - Danemark Norvège, "Villa Pax, Skagen, Jutland", pp.21-23

Lectures et conférences obligatoires

Des inventaires après décès révèlent, tout au long du XVIIe siècle, l'indigence des bibliothèques de certains curés. En 1630, dans la pauvre chambre du curé de Dampierre (diocèse de Paris), on ne trouve que quatre volumes: le Calendrier des Bergers, un martyrologue, le Paradis des prières — recueil de méditations pour les différents moments de la journée —, et l'Estat de l'Eglise militante, ouvrage vaguement historique rédigé en 1555. En 1686 encore, la bibliothèque du curé de la Chapelle-Milon — toujours dans le diocèse de Paris — se réduit à «trois livres couverts en parchemin, l'un estant la vie des saints, l'autre la vie des saints pareil à dessus, l'autre des homélies escrites sur les évangiles, et un autre petit livre couvert de vélin et intitulé Advis et résolution théologique pour la paix de conscience».

Les séminaires contribuèrent de façon décisive à relever le niveau intellectuel du clergé: ils représentèrent, à l'âge de la Réforme catholique, une véritable «révolution ecclésiastique». […] En 1602, l'évêque de Nice ordonna à ses prêtres de posséder au moins douze ouvrages. En 1654, Godeau, évêque de Vence, donna dans ses mandements des listes de livres à lire à ses prêtres. En 1658, l'archevêque de Sens, Gondrin, demanda à ses curés de se procurer 47 ouvrages qu'ils devaient, le cas échéant, présenter lors des visites pastorales et, parmi eux, une Bible, le catéchisme romain, les Décisions du concile de Trente, la Somme de saint Thomas d'Aquin, l'Imitation, les Introductions de saint Charles Borromée aux confesseurs, et l'Introduction à la vie dévôte. […]

[…] Des «conférences ecclésiastiques» se proposèrent également de stimuler l'activité intellectuelle du bas clergé. \[...] A Angers, Mgr Le Peletier passa pour un prélat despotique parce qu'il imposa à son clergé des retraites et des «conférences» ecclésiastiques1. Mais, dans le diocèse de Paris notamment, la hiérarchie tint bon et donna aux conférences une organisation de plus en plus méthodique.

Jean Delumeau et Monique Cottret, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, (7e édition, mai 2010), p.360-361





Note
1 : Fr. Lebrun, Cérémonial (1692-1711) de R. Lehoreau, Paris, 1967, p.98

Julius exclusus e cœlis

J'ai "appris" "plusieurs fois" le latin, ce qui signifie en clair que je n'ai jamais su m'en dépêtrer. Mais je n'ai pas résisté à ce petit livre bleu bilingue trouvé par hasard pendant que je cherchais autre chose.

Il s'agit d'une satire nous décrivant Jules II interdit de paradis, et relatant sa longue conversation avec Saint Pierre. Elle a été publiée anonymement en 1517 (auparavant des copies manuscrites avaient circulé); elle est attribuée à Érasme. (Après lecture de la préface je dirais qu'on peut raisonnablement considérer qu'elle vient d'Érasme, mais qu'il se peut malgré tout qu'elle ait été écrite par Ulrich von Hutten, qui ne portait pas Jules II dans son cœur).

La préface de Sylvain Bluntz retrace les tribulations d'Érasme en Italie au gré des guerres papales. Elle montre la célébrité d'Érasme dans l'Europe de son temps, et reprend la démonstration qui lui attribue Julius exclusus en s'appuyant sur l'élégance de langue latine utilisée et sur divers manuscrits retrouvés parmi les papiers du philosophe (mais lui n'a jamais reconnu avoir écrit ce texte).

Érasme était un grand latiniste ainsi que nous l'explique Sylvain Bluntz en citant Stroh:
C'est un autre professeur de latin langue vivante, Wilfried Stroh1, (il présente sa bonne ville de Munich aux touristes en latin et il est présentateur d'émissions de télévision en latin) qui montre ce qu'était la maîtrise du latin d'Érasme:

«Nous faisons connaissance avec Érasme d'abord par deux livres curieux De utraque verborum ac rerum copia «L'abondance à la fois des mots et des choses», on y apprend à varier (verba) et à élargir (res) ses pensées. […] Dans la première partie, Érasme propose des exercices de latin d'une virtuosité extraordinaire, par exemple une phrase comme Semper dum vivam, tui meminero, «aussi longtemps que je vivrai, je penserai à toi», est donnée en trois cents variations. Les débutants disent par exemple: numquam, quod victurus sum, me tui capet oblivio, «jamais, aussi longtemps que je serai en vie, je ne t'oublierai»; des élèves plus avancés tenteront une expression plus rare: eadem me lux exanimem videbit, quae tui conspiciet immemorem, «Il me verra mort, le jour où je t'oublierai». Ce n'est pas seulement un jeu littéraire et intellectuel mais un entraînement sérieux qui se voulait à la pointe de l'enseignement de la langue, quel siècle!»

Sylvain Bluntz, préface à Érasme, Jules, privé de Paradis !, pp.22-23
Le texte est un dialogue entre Jules II et Saint Pierre, c'est une pièce de théâtre. Pierre décrit ce que devrait être l'Église et le Pape, pauvre au service des pauvres à l'image du Christ; Jules proteste, de bonne foi semble-t-il, il ne comprend pas comment ne pas se réjouir qu'il ait enrichi l'Église, et sa naïveté dans la brutalité contraste heureusement avec l'aspiration de Pierre à l'humilité et l'austérité.
Les notes en fin de volume permettent de suivre les allusions et de reconstituer les événements du début du XVIe siècle en Italie, mise à feu et à sang par Jules II (c'est du moins l'opinion d'Érasme, qui fait du Pape l'origine de toutes les guerres contemporaines).
Le plaisir vient de la lecture de la traduction enlevée en vis-à-vis d'un texte latin qui condense l'énergie d'une pensée ramassée:
Pierre : Mais le Christ nous a fait serviteurs, c'est lui qui est la tête, à moins qu'une seconde tête n'ait poussé. Mais qui, finalement, a donné de l'ampleur à l'Église?

Jules : Tu en viens au fait maintenant et je vais te l'expliquer. Cette Église jadis famélique et très pauvre, est aujourd'hui florissante à tous égards.

Pierre : À quels égards ? De l'ardeur de la foi?

Jules : Tu dis à nouveau des bêtises.

Pierre : De la sainte doctrine ?

Jules : Tu t'égares.

Pierre : Du mépris du monde ?

Jules : Laisse-moi te dire, je te parle de ce qui compte car tout ça, ce ne sont que paroles en l'air.

Pierre : De quoi s'agit-il alors ?

Jules : Il s'agit des palais de roi, des chevaux et des mules magnifiques, d'une domesticité nombreuse, des troupes très entraînées, d'une cour raffinée…

Génie : Des gardes redoutables, des voyous à ta botte.

Jules : … de l'or, de la pourpre, des revenus, pour que tous les rois paraissent humbles et pauvres comparés à la puissance et au faste du pontife romain. Que personne ne soit ambitieux au point de ne pas se reconnaître vaincu par Jules, que personne ne soit opulent au point de ne pas se reprocher sa frugalité, que personne n'ait tant de richesses et de revenus qu'il n'envie les nôtres. Voilà te dis-je, toutes ces choses, je les ai protégées et développées.

Pierre : Mais dis-moi, qui le premier de tous, a sali et mis en difficulté l'Église avec toutes ces paillettes alors que le Christ a voulu qu'elle fût aussi pure que simple?

Jules : Qu'est-ce que tu dis là ? Il est évident que l'essentiel, nous le contrôlons, nous le possédons, nous en jouissons.

Érasme, Jules, privé de Paradis !, pp.118 et 120

Je ne résiste pas au plaisir de donner le texte latin :
Petrus : At Christus nos ministros fecit, se caput, nisi mine secundum caput accreverit. Sed quihus tandem aucta est Ecclesia?

Iulus : Nunc ad rem accedis, itaque dicam. Illa olim famelica et pauper Ecclesia nunc adeo floret omamentis omnibus.

Petrus : Quibus? Ardore fidei?

Iulus : Rursum nugaris.

Petrus : Sacra doctrina?

Iulus : Obtundis.

Petrus : Contemptu mundi?

Iulus : Sine me dicere, veris inquam ornamentis; nam istaec verba sunt.

Petrus : Quibus igitur?

Iulus : Palatiis regalibus, equis et mulis pulcherrimis, famulitio frequentissimo, copiis instructissimis, satellitiis exquisitis,

Genius : Scortis formosissimis, lenonibus obsequentissimis.

Iulus : auro, purpura, vectigalibus, ut nullus regum non humilis ac pauper videatur si cum Romani Pontificis opibus strepituque conferatur, nemo tam anbitiosus, quin se victum agnoscat, nemo tam lautus, quin suam condemnet frugalitem, nemo tam num matus, nec faenerator, quin nostris inuideat opibus. Haec inquam ornamenta et tutatus sum et auxi.

Petrus : Sed dicito mihi, quis omnium primus istis ornamentis et inquinapit et oneravit Ecclesiam, quam Christus purissimam pariter et expeditissimam esse voluit?

Iulus : Quid istud ad rem attinet? Certe quod est caput tenemus, possidemus, fruimur; […]

Érasme, Iulius exclusus e cœlis, pp.119 et 121



Note
1 : Wilfried Stroh dans Le Latin est mort, vive le latin, traduit de l'allemand et du latin par Sylvain Bluntz et publié aux Belles Lettres en 2008 dans la collection «Le miroir des humanistes».

Annonces

Les jeudis de l'Oulipo

à la BNF à 19 heures.
Pizzas post-oulipiennes pour les volontaires

- 20 octobre 2011 : Ô les chœurs

- 10 Novembre 2011 : En avant la zizique (hommage à Boris Vian)

- 15 décembre 2011 : Opéra

- 12 Janvier 2012 : L'Oulipo invite l'Ousonmupo

- 9 février 2012 : BWV

- 22 mars 2012 : Couplains et refrets

- 12 avril 2012 : Morceaux en forme de poire

- 10 mai 2012 : Rock and roll

- 7 juin 2012 : Ce soir on improvise

Colloque des Invalides

Le 18 novembre, sur le thème "crimes et délits".
Blitzkrieg : cinq minutes d'exposé, et on coupe (puis on discute).

Les gens sérieux très occupés

Pour D., une lecture "utile".
« Ah ! vous allez à la Raspelière ! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. On voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire », ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de la satisfaction qu’ont les hommes «occupés» — fût-ce par le travail le plus sot — de «ne pas avoir le temps» de faire ce que vous faites.
Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant: «C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire », un agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrire Hamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur paraît comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent au moment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la même qui, dans leur propre métier, met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu’eux, mais devant l’avancement rapide desquels ils s’inclinent en disant: «Il paraît que c’est un grand lettré, un individu tout à fait distingué.»

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, pp.1035-1036, Pléiade 1954

Ils croient aux signes

Suite à la remarque sous cette photo, je copie l'extrait adéquat de la préface de Mary McCarthy à Feu pâle tel qu'il est traduit dans le numéro de L'Arc consacré à Nabokov:
The world is a sportive work of art, a mosaic, an iridescent tissue. Appearance an 'reality' are interchangeable; all appearance, however deceptive, is real. Indeed it is just this faculty of deceptiveness (natural mimicry, trompe l'oeil, imposture), this power of imitation, that provides the key to Nature's cipher. Nature has 'the artistic temperament'; the galaxies, if scanned, will be an iambic line.
Kinbote and Shade (and the author) agree in a detestation of symbols, except those of typography and, no doubt, natural science ('H2O is a symbol for water').
They are believers in signs, pointers, blazes, notches, clues, all of which point into a forest of associations, a forest in which other woodmen have left half-obliterated traces. All genuine works contain pre-cognition of other works or reminiscences of them (and the two are the same), just as the flying lizard already possessed a parachute, a fold of skin enabling it to glide through the air.

Mary McCarthy, "A Bolt from the Blue" paru dans The New Republic en juin 1962.
Le numéro 24 de L'Arc (1964) a été réédité en 1985 sous le numéro 99. Dans son introduction, René Micha explique que les deux numéros sont identiques, rien n'a été ajouté ou retranché.%%%Il est le traducteur de l'article de McCarthy.
Le monde est une œuvre d'art, une œuvre pleine de gaîté, une mosaïque, une étoffe étincelante. L'apparence et la réalité sont interchangeables. Toute apparence, fût-elle trompeuse, est vraie. C'est précisément la faculté de tromper (le mimétisme, le trompe-l'œil, l'imposture) qui nous donne la clé de la Nature. La Nature a le sens artistique: scrutez les galaxies, elles forment des iambes.
Kinbote, Shade et l'auteur s'accordent à détester les symboles, sauf ceux que fournit la typographie ou la science naturelle («H2O est le symbole de l'eau»). Ils croient aux signes: aux signaux, aux feux, aux entailles, aux indices: à toutes les marques, claires ou moins claires, que d’autres ont laissées dans l’infinie forêt des associations. Toute œuvre renvoie aux œuvres du passé et préfigure les œuvres à venir (les deux vont ensemble): tout de même que le lézard volant possède un parachute, une plissure de la peau qui lui permet au moment voulu de glisser sur l'air.

Mary McCarthy, "Feu Pale" dans L'Arc n°99 (1985), p.16
«La cohérence échevelée» est donc du pur Camus, et non une citation.

Couvrir les champs du possible

Or, to wind up all the caveats, whenever something appears to lack coherence, let us put it down to spontaneity.

Fritz Senn, Joycean Murmoirs, preface IX

Claude Mauriac - Et comme l'espérance est violente

Le tome 21 m'avait convaincue que ce journal était à lire par les élèves cherchant à se documenter sur l'histoire immédiate (enfin, comment appelle-t-on l'histoire du XXe siècle? l'histoire contemporaine? Je n'aime pas cette expression). C'est un journal idéal pour des étudiants en première année de Sciences-Po, par exemple (il est peut-être un peu délicat à manier pour des lycéens, car sa structure décousue jouant sur des rapprochements de situations nécessite d'être déjà familier avec la chronologie générale des événements).
Et puis, naturellement, il s'adresse à ceux qui aiment les journaux pour leur dimension d'histoires secrètes, intimes, sachant qu'ici nous ne sommes jamais loin de la confidence politique (de haute tenue).

Ce tome 3 est plus chronologique et s'attache à deux hommes, ou trois, ou quatre: de Gaulle et Foucault, de Gaulle via Malraux, Foucault et Deleuze.

L'évocation de de Gaulle commence avec les événements de 1958 et les doutes de Mauriac père et fils concernant la légitimité des actes de Gaulle. Cela éveille mes souvenirs de lycée et ce que tentait de nous expliquer notre professeur d'histoire (les doutes en 1958 devant une possible tentation dictatoriale de de Gaulle, doutes qui laissaient sceptiques ou indifférents des lycéens des années 80) prend soudain de l'épaisseur devant l'émotion et le trouble de deux gaullistes de toujours; d'autre part cela fait contrepoint à ma lecture récente de la Théorie du partisan qui analyse (entre autres) l'action et la logique du général Salan.
Au fil du texte, tout cela paraît si récent, et tellement fort dans ses implications et possibles conséquences, qu'il me semble soudain mieux comprendre la gesticulation politique actuelle: en absence d'événements véritablement dramatiques, il faut bien théâtraliser l'absence d'enjeu.
Cette évocation se terminera avec 1968, sachant que la déconvenue, l'amertume ou le ressentiment de Pompidou sont rapportés par Claude Mauriac dans le tome 2 du Temps immobile (Les espaces imaginaires) (Pompidou était un ami de Claude Mauriac depuis l'époque de la Résistance).


Dans la première partie, intitulée "Malraux et de Gaulle", Claude Mauriac interroge Malraux pour tenter d'avoir des témoignages sur les périodes qui échappent à ses propres souvenirs. C'est l'occasion de prendre conscience de l'incongruité de la position de Malraux:
[…] Malraux servit de Gaulle et fut desservi par lui. Il lui apporta beaucoup et n'en reçut rien. Si puissant était, pour «la gauche», le préjugé antigaulliste que l'on s'y étonna de voir Malraux survivre à cette conversion. Tel est son génie (tel celui, enfin reconnu par les hommes de gauche, de de Gaulle) qu'il a gagné, à la fin, n'ayant rien perdu de son prestige s'il n'y a rien ajouté.
[…]
Et d'autant plus que l'on oublie le risque majeur qu'il y avait, au temps où Staline menaçait l'Europe, à être antistalinien. «Le prix sera peut-être le poteau d'exécution», me disait Malraux, le 19 mars 1946…

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.138-139, (29 mai 1975)
Comme Mauriac interroge Malraux, il s'en suit un échange de manuscrits afin de vérifier que tout ce qui est rapporté par Mauriac convient à Malraux, qu'aucune indiscrétion n'est commise.
Malraux fournit une bonne analyse du Temps immobile, des conditions pour lire Le Temps immobile (une fois encore il est question des témoins: les témoins doivent avoir disparu, condition minimale pour que la dimension littéraire d'un texte puisse être appréciée, apparemment2)):
2 rue d'Estienne-d'Orves, Verrières-le-Buisson,
le 22 février 1974.

Cher Claude Mauriac,
Je vous remercie d'avoir eu l'attention de m'envoyer les épreuves de votre livre.
Vous avez tenté une aventure considérable, dont personne, à la publication du livre, ne sera réellement juge. Même le rapprochement avec vos autres livres me semble vain. Pour que ce Temps immobile devienne ce qu'il est, il faut que le lecteur ne vous connaisse pas, n'ait pas connu François Mauriac; que demeurent seulement, d'une part, un passé dont vous aurez battu les cartes, et d'autre part, la relation avec le temps, de celui qui écrit: je. En face de cette relation, tous les personnages seront unis à l'ancêtre de 1873, séparés cependant de lui par l'optique et par le style. On a maintes fois écrit pour la postérité, mais il s'agit d'autre chose: de s'adresser délibérément à l'avenir. Ce qui était peut-être inévitable lorsque vous preniez le temps pour l'accusé.
[…]

Ibid, p.147
Dans cette première partie, Claude Mauriac tente d'analyser l'esprit de chevalerie qui entourait de Gaulle, ce dévouement inconditionnel (malgré les heures de doute) et cette foi que lui vouait son entourage. Il part du postulat que ce sentiment ou cette sensation sont intransmissibles, resteront incompréhensibles à ceux qui ne les ont pas vécus, et il se désole à plusieurs reprises que sa tentative soit vouée à l'échec. Or il me semble que c'est faux: ce sentiment de chevalerie, c'est l'aura qui entoure la Résistance et c'est bien ainsi que de Gaulle est (était?) présenté en classe, rapproché de Jeanne d'Arc (deux résistants à l'envahisseur), ce qui le nimbait d'un peu de son auréole et de son mystère de sainte (les voix et la prédestination).

Une frustration revient, récurrente: il manque la fin des histoires. Comme il s'agit d'un montage d'entrées de journal, certaines anecdotes commencent sans finir, certains événements, depuis longtemps oubliés, ne sont pas recontextualisés. Il manque désormais des notes de bas de page.

Terminons par une citation de Malraux qui m'enchante:
— Camus demanda au Général: «Comment servir la France?» Et le Général répondit: «Qui écrit bien la langue française sert la France!» (p.162)



La deuxième partie s'organise autour de Michel Foucault. Cette amitié tard venue dans la vie de Claude Mauriac est très émouvante, car Mauriac lui-même ne cesse de s'en étonner, ne cesse de s'étonner, avec une véritable candeur, de mériter un tel ami, d'une telle qualité. Or si je ne sais juger du mérite littéraire de Claude Mauriac (son journal le montre davantage historien, témoin, qu'inventeur de sa langue ou d'un style), quelques pages du Temps immobile suffisent à prouver sa droiture, son honnêteté et son esprit d'observation. C'était un homme de cœur.

Mai 68 avait ébranlé, non pas sa fidélité à de Gaulle, mais sa foi dans le fait que le Général représentait spontanément la France; sa mort libère Claude Mauriac de la fidélité à la ligne d'un régime qu'il ne comprend plus, une ligne qui ne lui paraît plus juste. La magie du journal de Claude Mauriac, c'est d'assister au travail d'un homme qui tente de mettre constamment en adéquation sa vie, ses actes, avec ses convictions; et par chance ou par courage, il y parvient constamment.
Cependant, Claude Mauriac ne s'habitue pas tout à fait à ce miracle et en reste étonné, ce qui donne beaucoup de charme à son écriture.

Cette deuxième partie présente de façon très suivie cette fois l'action de Foucault entre 1971 et 1975 en faveur des Arabes (les comités antiracistes), des prisonniers (le respect de leurs droits fondamentaux) ou contre la peine de mort ou Franco. Il s'en suit une vision des partis gauchistes, de leurs méthodes («Le seul fait de reconnaître, à leurs propres yeux, après coup, leurs erreurs, les en absout, et leur permet de recommencer, en toute bonne conscience, de nouvelles bêtises» (p.368)), dont les Maos, qui paraissent tout à fait fous et incontrôlables («paroxytiques»).

Dans ces premiers pas balbutiants dans l'engagement politique, Claude Mauriac souhaite rester honnête et juste, ce qui n'est pas sans poser quelques difficultés. Comment concilier principe et action, théorie et politique? Comment agir quand on se défie du principe même du pouvoir? (c'est un vieux problème, certes; mais j'aime la fraîcheur avec laquelle il est exposé et ressenti par un homme de soixante ans, qui a vécu la Résistance, a été le secrétaire de de Gaulle et est le fils de François Mauriac, qui a été le témoin de toute une époque, et pour qui, malgré tout, le problème continue à se poser, avec la même nouveauté et la même difficulté. D'autre part, c'est une belle conception du journalisme qui s'exprime, celle qui recherche la vérité, et non le spectaculaire. Enfin, que peut une telle conception mesurée de l'action face au fanatisme et à la désinformation, tels qu'exposés dans Théorie du partisan? ):
Cette amitié, donc, cette communion sans équivalent. Et l'impression, aussi, malgré tant de contradictions, d'être dans ma voie, enfin…
Côté négatif: ces contradictions si nombreuses, dont l'impossibilité de concilier mon amitié pour Israël avec ma collaboration de fait avec les comités Palestine. J'ai été pris très vite dans (le mot, banal, répond à l'exacte réalité) l'engrenage. J'ai fait rire, hier, à la réunion de la rue Marcadet (la Maison verte du pasteur Heidrich) en disant: «Je ne puis vous être d'une petite utilité que dans la mesure où je ne suis pas gauchiste… du moins officiellement.» Cet «officiellement» m'a échappé.
Mais aussi: l'impression désagréable de ne pouvoir isoler et préciser les points d'accord. De devoir accepter par solidarité, ou lâcheté, ou distraction, des formulations qui n'ont point mon adhésion. […] (p.298-299. 19 novembre 1972))


Claude Bourdet arrive donc, très tard, lorsque tout est fini, ce qui est une chance, car, s'il avait été là plus tôt, son goût sympathique de la nuance, de l'équilibre, de la perfection, aurait rendu, dès cette première réunion, toute action pratique impossible. Tandis qu'il énonce les noms, très nombreux, de ceux qui, selon lui, devraient figurer au départ même de notre association, noms difficilement assemblables et qui exigeraient, pour être réunis, l'adjonctions d'autres participants encore, pour qu'un dosage subtil maintienne l'équilibre entre les Eglises, les partis, etc., je dis, à voix basse, à Michel Foucault:
— Nous voyons là comment et pourquoi ces hommes admirables de la Résistance ont manqué le destin politique qui était le leur… (p.369-370. 17 mai 1972))


— Ecoutez, il y a quelque chose d'essentiel qui nous sépare: je suis fondamentalement contre la violence. Vous disiez par exemple, tout à l'heure, que vous ne faisiez pas confiance au pouvoir actuel pour appliquer la peine de mort. Cela m'a fait froid dans le dos…
Approbation accusée de Serge [Livrozet]; discrète de Foucault.
— … Et je vous le dis tout net: moi je ne vous fais pas confiance pour l'appliquer non plus. Et d'autant moins que je suis inconditionnellement et que j'ai toujours été, à une exception près, que je regrette, contre la peine de mort…
Attention marquée de Sartre.
— Même à la Libération j'étais contre la peine de mort. La seule exception, que je ne me pardonne pas, a été Salan.
Silence.
— La vérité est que je suis avec vous parce que vous n'êtes pas au pouvoir, et que je cesserai d'être des vôtres dès que vous serez au pouvoir. Après une déviation gaulliste de vingt-cinq ans, que je ne regrette pas, je me suis découvert, ou retrouvé, avant tout contre le pouvoir, quel qu'il soit. (p.423. 6 décembre 1972)


[Foucault répond] — Je ne me souviens pas. Mais, dans ce cas-là, il vaut mieux choisir l'expression la plus forte. Disons donc qu'il [un C.R.S.] m'a dit: «Je vais te faire avaler tes lunettes…»
Le même humour, de nouveau. Cette gaieté dans la voix. En moi, le même étonnement. J'ai pour habitude de chercher toujours à être le plus vrai possible. Il paraît que, dans l'action politique, ce n'est pas recommandé. (p.433. 21 décembre 1972)


Foucault dit: ne pas minimiser non plus. Ce ne sont pas les mots, mais le sens. Avec cet humour silencieux qu'il y a entre nous et nous rend complices, — tout se passant entre les mots, si bien que répéter les mots trahit plus que ne traduit ce que nous pensons et exprimons vraiment. Les mots:
— Ce qu'il y a d'ennuyeux, avec Claude Mauriac, c'est qu'il s'en tient à la stricte vérité, qu'il n'entend rien à l'utilisation politique des faits…
Non, les mots n'étaient pas tout à fair cela non plus. C'était le même débat que celui de «la bonne vieille sciatique» qu'il me conseillait de ne pas nommer telle, après les coups que j'avais reçus de ce C.R.S., boulevard Bonne-Nouvelle —et qui se révéla n'être point une sciatique, en effet—, si bien que c'était peut-être lui qui avait raison, après tout.
Je l'exaspère (ou plutôt: il feint d'être exaspéré) par mon objectivité systématique à l'égard des flics eux-mêmes. Que le petit gros banalisé me semble plutôt sympathique le met hors de lui (ou plutôt: l'incite à faire semblant de l'être, lui et moi étant au fait des règles de notre jeu). (p.569-570. 22 septembre 1975, retour d'Espagne où un groupe est allé protester contre la mort attendant des opposants à Franco).
Claude Mauriac admire Foucault pour son intelligence et son humour, Michel Foucault respecte Mauriac pour sa droiture et son intégrité. C'est tout à fait évident après que Mauriac a fait lire les épreuves de son livre à Foucault, comme avec Malraux, là encore pour garantir que rien n'est infidèle ou indiscret.

Ajoutons enfin qu'on croise dans ces pages Deleuze (qui tient une place importante aux côtés de Foucault), et de façon fugitive Genet (les pyjamas de Genet et la maison Gallimard), Sartre (la rencontre de Sartre et de Foucault, le respect et presque la tendresse dont Claude Mauriac entoure le personnage de Sartre (ce qui m'a surprise, car Sartre me paraît très décrédibilisé aujourd'hui)), Debray (l'expérience de Debray pour gêner les projets policiers), et des personnages secondaires comme Olivier Duhamel, que je suis très étonnée de retrouver dans ces pages parce que je l'ai eu comme professeur (cet homme en col roulé noir, engagé en 1972?), ou Jean Daniel, dont je comprends mieux au vu de son passé militant l'indignation contre Renaud Camus en 2000.


Je termine par une citation qui n'a rien à voir, mais qui me permet désormais d'aller à Roissy avec curiosité, la plaine désolée ayant acquis une histoire:
Les cèdres de Roissy. Je lui dis que je sais, par ma grand-mère, dont le grand-père était à Wagram, qu'ils sont les derniers vestiges du parc de Law. Cela l'intéresse. Il dit d'un ton rêveur:
— Vous avez connu quelqu'un dont le grand-père était à Wagram… (p.552. 22 septembre 1975)





1 : Les espaces imaginaires. Ne pas en rechercher de recension ici, il fait partie de mes multiples billets en retard.
2 : si l'on en croit une remarque de Compagnon à propos de Proust.

Le pardon

Selon le colonel Yate, le nom de Gazur Gah (lieu de blanchiment) s'expliquerait par cette inscription: «Sa tombe est un lavoir où le divin pardon blanchit le noir passé des hommes.»

Ella Maillart, La voie cruelle, p.200 (petite bibliothèque Payot)

Les regrets vivants

Je lis Ella Maillart, moitié pour des raisons suisses, moitié pour des raisons camusiennes (cf. Fendre l'air).
Vers le sud, haut placée dans une échancrure de rochers, la fière forteresse du vieux Bayezid dominait la contrée avec son minaret semblable à un phare d'où l'on pouvait épier la venue des barbares. Depuis que je l'avais aperçu de la route deux ans plu tôt, ce château était devenu un regret vivant qui m'appelait à travers la distance.

Ella Maillart, La voie cruelle, p.96


Quand on revient du cap Nord proprement dit, encore plus au nord, donc, on aperçoit, si l'on a de la chance, ou de la malchance, un minuscule panneau routier, pas du tout officiel, de confection tout à fait approximative au contraire, qui désigne une route étroite pour un hameau nommé Gjesvær, au bout d'une autre pointe de la péninsule, plus à l'ouest que le cap Nord officiel. Sous le nom de ce village, une inscription en anglais, peinte, en lettres bousculées, adjure:

«Ne partez pas sans avoir vu Gjesvær!»

Peut-être même est-il question de l'autre cap Nord, je ne me souviens plus. Toujours est-il que c'est une phrase terrible. Il était quatre ou cinq heures de l'après-midi quand nous l'avons dépassée, s'y plier aurait pris au moins deux heures car les kilomètres sont interminables sur cette presqu'île déchiquetée, nous voulions arriver le soir à Alta, la première ville, que nous n'avons atteinte qu'à minuit ou presque. Le détour de Gjesvær était impossible. Mais il me hante. J'ai l'impression de ne pas avoir vraiment vu le cap Nord, qu'il n'y a qu'à Gjesvær, où personne ne va, qu'il est vraiment lui-même. Ah, il me faut retourner là-bas!

Renaud Camus, Parti pris, p.508

Je retiens

Mme Royal, cette logothète

Renaud Camus, Parti pris, p.116

Ceci n'est pas un quizz culturel

Cette remarque est à mes yeux fondamentales. C'est ce que je tente d'expliquer régulièrement à propos du travail sur les Églogues: nous effectuons un travail austère et humble, indispensable et plaisant, mais qui présente l'inconvénient de casser le rythme du texte et d'une certaine façon de le rendre incompréhensible, puisque les résonances ne s'ordonnent et ne se développent que lorsqu'on lit sans arrêt, sans réflexion, lorsqu'on passe comme passe un passant ou un promeneur dans un paysage curieux et beau, connu et mystérieux à la fois (voyage dans le parc de Landor).

Ce détour par la lecture approfondie ("sans hâte", ai-je trouvé chez les joyciens: unhurried reading) est nécessaire, mais ne doit pas faire oublier la joie simple de lire.
L'essentiel des obscurités des textes poétiques de Pound est maintenant aplani par la prolifération des guides, gloses, commentaires en langue anglaise. Cependant, ces gloses ne sont pas encore accessibles au lecteur français, et surtout elles réduisent le texte, par avance, au statut de quizz culturel, et font des Cantos un «Trivial Pursuit» de la culture universelle. Ce n'est pas ainsi que Pound entendait qu'on le lise, il croyait aux vertus d'une culture vivante, élaborée peu à peu lors de confrontations ardues et directes avec des œuvres, des documents, des cultures parfois très éloignées de la nôtre. «Rien ne peut se substituer à une vie humaine», répète Pound à la fin de sa vie, méditant sur le prix qu'il avait payé pour vivre jusqu'au bout la culture qu'il avait contribué à créer.

Or un fait central doit ici être souligné: tout, dans l'œuvre de Pound, se répond, s'éclaire, se commente. Pénétrer dans le maquis des textes c'est apprendre à explorer un pays dont il faut à la fois apprendre la langue et comprendre les coutumes, avant de goûter la fraîcheur de ses récits fondateurs.

Ezra Pound, Je rassemble les membres d'Osiris, extrait de la préface de Jean-Michel Rabaté, p.8

Je sais bien, mais quand même

Une autre fois, il [Michel Foucault] dit :
— Là, Claude Mauriac n'était pas d'accord — et je crois qu'il avait raison, encore que moi…
Sous-entendu : je pensais et je continue de penser différemment.

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.396 (19 novembre 1972)

Les phrases hors contexte

Oui, tous les «journaux», même les plus exacts, les plus sincères, trahissent. Le fait d'isoler un propos le mue en anecdote, le coupe de son ensemble de paroles tues mais communiquées, de ce rien d'ironie qui met les choses en place. Ce qui était mobile, fluent, rapide, devient immobile, figé, rigide. Des lecteurs futurs souriront, s'amuseront,, se moqueront, feront les esprits forts et les grands cœurs à bon compte, raconteront en simplifiant encore ces mots, ces anecdots un peu scandaleuses et touchantes. Il m'est arrivé bien souvent, pour éviter de tels malentendus, de tels contresens, de renoncer à rapporter ici telle phrase, telle boutade de mon père.

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.254 (21 août 1965)
Claude Mauriac s'inquiète de ce que ce qu'il rapporte puisse être mal interprété, ou même utilisé à charge.
Pour ma part, mais bien sûr il s'agit de fragments de littérature et non de fragments de vie, j'adore ça. J'adore détourner le sens d'une phrase, lui donner un sens absolu, en la coupant de son contexte.
Ainsi la phrase de sur la révolte citée par Renaud Camus (et que j'ai citée plus bas) intervenait dans le contexte domestique suivant, qui change passablement sa portée:
La canicule sévit toujours. On nous a donné une médiocre chambre sans air conditionné, ouvrant sur une rue latérale au-dessus d'un café d'évidence adoré de la jeunesse gueularde. Impossible de laisser la fenêtre ouverte, impossible de la fermer. À minuit, n'en pouvant plus, je suis tout de même allé me plaindre. On eut l'air presque étonné que je ne l'eusse pas fait plus tôt. Et on m'a donné aussitôt, pour le même prix, cette chambre-ci, qui est plus grande, qui ne donne pas sur la rue aux terrasses de café, et qui, comble du luxe, dispose de l'air conditionné. Comme quoi, Sartre et Benny Levy ont dit vrai: On a raison de se révolter.

Renaud Camus, Parti pris, p.272
Cette phrase solennelle dans ce contexte trivial est drôle, cette phrase hors son contexte suinte désormais l'ennui car elle est devenue un cliché, un mot d'ordre obligatoire (Indignez-vous), cette phrase hors contexte quand on sait de quel contexte elle vient d'être tirée est de nouveau amusante, puisque le mécanisme initial consiste justement à citer cette phrase dans un "mauvais" contexte, en porte-à-faux.

Le masque funèbre

Il était un homme, une fois, qui n'ayant plus faim, plus jamais faim, tant il avait dévoré d'héritages, englouti d'aliment, appauvri son prochain, trouva sa table vide, son lit désert, sa femme grosse, et la terre mauvaise dans le champ de son cœur.
N'ayant pas de tombeau et se voulant en vie, n'ayant rien à donner et moins à recevoir, les objets le fuyant, les bêtes lui mentant, il vola la famine et s'en fit une assiette qui devint son miroir et sa propre déroute.

René Char, Les Matinaux, Gallimard poésie

L'homme révolté

Comme quoi Sartre et Benny Levy ont dit vrai : On a raison de se révolter.

Renaud Camus, Parti pris, p.272

Dieu protège les poulets

Claude Mauriac cite André Frossard :
Cent quarante balles ont été tirées sur le cortège; quatorze projectiles de fusil mitrailleur ont atteint la voiture présidentielle. Personne n'est blessé. A Villacoublay, le général descend de voiture en disant: «Eh bien, messieurs, cette fois, c'était tangent.» Et à Madame de Gaulle: «Yvonne, vous êtes brave.» «J'espère, dit-elle, que les poulets n'ont rien eu.» On mit cet argot tout à fait inhabituel sur le compte de l'émotion. En fait, Madame de Gaulle ne s'inquiétait pas pour les policiers de l'escorte, tous indemnes autour d'elle, mais de deux poulets de basse-cour qu'elle avait logés dans le coffre de la voiture présidentielle. (La France en général, p.221-225)

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.189

Handicap

Claude Mauriac déjeune avec André Malraux.
Moi-même, je me découvre pour la première fois sans complexe à son égard. Non certes que nous parlions d'égal à égal. Mais je ne me sen plus écrasé. Je n'ai pas la prétention de faire le poids, mais je lui réponds, je l'interromps, cela n'est jamais arrivé, c'est la première fois qu'il y a dialogue entre nous. Je joue le jeu, le jeu de l'intelligence avec le plus intelligent de nos contemporains. J'ai, il est vrai, un avantage: il ne boit pas (plus) d'alcool (il prend des jus de tomate et, à la fin, une orange pressée) et je bénéficie, moi, de ce que m'apporte une excellente demi-bouteille de bordeaux, qu'il a choisie et que l'on a décantée.

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.148, Grasset, 1976

Vive la tondeuse Babyliss

[…] et quel bonheur de s'être débarrassé des photographes, grâce aux autoportraits, comme jadis des coiffeurs grâce à la tondeuse Babyliss!)

Renaud Camus, Parti pris, p.25

Je vois bien Ileana Sonnabend

«Ce qui s'est passé c'est que sa femme lui a dit: "Maintenant ras le bol, i'faut qu'tu bosses!" (biographe de Leo Castelli, parlant de son livre et de son sujet, sur France-Culture: l'épouse qui est censée s'exprimer là est donc… Ileana Sonnabend! Je vois bien Ileana Sonnabend disant: «Ras l'bol, faut qu'tu bosses!»…)

Renaud Camus, Parti pris, p.23

Les antistaliniens de la première heure

Pierre de Boisdeffre était venu assister à l'émission. J'ai évoqué le temps où il n'y avait d'antistaliniens, à Paris, autour de Malraux, que notre petite équipe de Liberté de l'esprit. Où nous passions pour des fascistes; au mieux: pour des fossiles de droite.

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.144 (15 mai 1975) - Grasset, 1976

Malraux, de gauche à droite

Le colonel Berger lui a apporté un surcroît de lumière, sur lequel il [Malraux] a vécu depuis lors, sans l'alimenter, son adhésion au gaullisme ayant eu au contraire pour effet d'en atténuer le rayonnement aux yeux de ceux de l'autre bord — qui avait été, si longtemps et de façon si éclatante, le sien. En ce sens Malraux servit de Gaulle et fut desservi par lui. Il lui apporta beaucoup et n'en reçut rien. Si puissant était, pour «la gauche», le préjugé antigaulliste que l'on s'y étonna de voir Malraux survivre à cette conversion. Tel est son génie (tel celui, enfin reconnu par les hommes de gauche, de de Gaulle) qu'il a gagné, à la fin, n'ayant rien perdu de son prestige s'il n'y a rien ajouté.
[...]
André Malraux est allé au feu du mépris. Le «mépris» facile de ceux qui sont «du bon côté», celui de la gauche, et qui n'assument pas le risque que Malraux a accepté: sembler trahir le peuple pour mieux le servir.

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.138 (29 mai 1975)

De Gaulle et les enfants

Il [Malraux] parle maintenant pour nous tous :
— Ce qui avait changé, dans les dernières années, c’étaient les relations du Général avec l’enfance. On ne l’imaginait pas racontant Peau d’Âne à Philippe de Gaulle. Les enfants n’existaient pas pour lui. Ni ses enfants. Mais il a découvert ses petits-enfants. La dernière fois où je suis allé à Colombey…
[...]
— …il y avait, sur la fameuse table des patiences, des objets en fil de fer… j’appris qu’il s’agissait de jeux auxquels s’amusaient ses petits-enfants. Madame de Gaulle me dit: «Oui, le Général s’exerce pour battre ses petit-fils…» Il avait découvert les enfants. Et il avait aussi découvert les animaux. Un chat, notamment, nommé Grigris, dont il disait: «Il n’a pas peur de moi!»

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.84 (23 février 1971) - Grasset, 1976

Le titre de ministre

Il est près de deux heures lorsque Malraux arrive enfin. […] (Tout le monde, à Verrières, l'appelle «le ministre» ou M. le Ministre, selon que l'on est de «la famille» ou que l'on est à son service.) (Et même «Tonton Ministre», me dit Corinne de Vilmorin.)

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.84 (23 février 1971)

Claude Mauriac bathmologue

Barthes a défini le premier la bathmologie:
Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n'est pas de trop, si l'on en vient à l'idée d'une science nouvelle : celle des échelonnements de langage. Cette science sera inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l'expression, de la lecture et de l'écoute («vérité», «réalité», «sincérité») : son principe sera une secousse: elle enjambera, comme on saute une marche, toute expression.

Roland Barthes par Roland Barthes, p. 71.
En particulier, Renaud Camus illustre la façon dont une même opinion (une même opinion en apparence: une opinion s’exprimant avec les mêmes mots) peut avoir un sens et des conséquences très différentes selon l’étape de raisonnement où elle intervient:
La princesse P., qui avait toujours désiré passionnément une didacture impitoyable, mais qui détestait Mussolini parce qu’il avait été socialiste, put se vanter, en 43, d’avoir été une des premières opposantes, et des plus constantes, au fascisme.

Renaud Camus, Buena Vista Park, p.80.
Je découvre avec étonnement que l'analyse de Claude Mauriac à propos du referendum qui a suivi le retour de de Gaulle au pouvoir en 1958 suit exactement ces méandres-là:
Il y aura trace dans ce Bloc-Notes [de François Mauriac] de ce que nous disait Gaston Duthuron hier sur la quasi-unanimité du gaullisme autour de lui. A ce gaullisme bêlant, mon père agacé opposait des argument qui étonnaient chez un partisan aussi convaincu du oui. C'est que le plus dur est de faire, pour des raisons différentes, la même réponse que ceux qui sont politiquement nos pires adversaires. Le choix entre un oui et un non est dur lorsque tant de nuances seraient nécessaires.

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.38 (15 septembre 1958)

Bouveresse répond au Nouvel Obs à propos de philosophie

D'autre part, je trouve particulièrement inquiétante la tendance que l'on a aujourd'hui de plus en plus à oublier que la célébrité médiatique et la célébrité tout court ne constituent pas une preuve suffisante de la qualité et de l'importance, et n'en sont pas non plus une condition nécessaire. Le fait d'être inconnu ou peu connu n'a jamais constitué et ne constituera jamais par lui-même un argument sérieux à utiliser contre un intellectuel. Enfin, je remarque que votre journal se contentait jusqu'à présent d'ignorer ostensiblement à peu près tout ce qu'écrivent les philosophes qui, en France, se rattachent de près ou de loin à la tradition analytique en philosophie. Je ne pensais pas, je vous l'avoue, en être réduit à penser un jour, comme cela a été le cas lorsque j'ai lu votre article, que c'était peut-être, tout compte fait, encore ce qui pouvait leur arriver de plus supportable.

Jacques Bouveresse, "Poussée de nationalisme philosophique à la rue d’Ulm", article publié sur le blog des éditions Agone

Pressés

Les morts vont vite, et ils vont encore plus vite s'ils sont motorisés.

Carl Schmitt, Théorie du partisan, p.291 (Calmann-Lévy).

Professions de foi de deux collections

Je trouve ces jours-ci des définitions du travail et de la liberté qui servent, l'une à l'exergue d'une collection, l'autre à une sorte de postface.

Seuil, collection "Des Travaux"
La définition est en exergue et entre guillemets, mais aucune source n'est indiquée. J'aime beaucoup l'évocation du plaisir, si souvent oublié quand on parle de travail, alors qu'il en est en fait la seule motivation et le grand bonheur.
« Travail : ce qui est susceptible d'introduire une différence significative dans le champ du savoir, au prix d'une certaine peine pour l'auteur et le lecteur, et avec l'éventuelle récompense d'un certain plaisir, c'est-à-dire d'un accès à une autre figure de la vérité.»

Calman-Lévy, collection "Liberté de l'esprit"
La liberté est un de ces mots qu'aucun parti n'abandonne volontiers à ses adversaires. Aussi, sait-on moins que jamais ce qu'est la liberté dont tout le monde se réclame et que chacun revendique.

Que tous les citoyens aient le droit de voter pour les coandidats de leur choix, que les journaux expriment des opinions cotnradictoires, que les chefs soient critiqués et non acclamés, voilà des faits simples, difficilement discutables, qui permettent, semble-t-il, de reconnaître les régimes politiques de liberté. Illusion, vous répondront de profonds penseurs. Il s'agit là de libertés formelles, plus apparentes que réelles dont ne profitent que les privilégiés? Qu'importe au chômeur, la multiplicité des opinions, des journaux, des partis? Qu'importe à l'ouvrier le droit d'exprimer sans danger ses désirs ou ses jugements? Le prolétaire est esclave du capitaliste, quel que soit le camouflage sous lequel le capitaliste essaie de dissimuler cet esclavage.

Les hommes profitent inégalement des libertés que laissent les démocraties bourgeoises, on le reconnaîtra avec regrets, mais sans réticences. On ne nie pas l'insuffisance des libertés formelles, on met en doute que l'on puisse parler de liberté réelle lorsque ces libertés formelles ont disparu. On dira que les sociétés ne sont pas libres qui interdisent de discuter l'essence de la liberté. Une classe, un parti, un pays, qui prétend au monopole de la liberté et entend que la définition de ce mot soit soustraite à toute controverse est certainement exclu du camp de la liberté.

L'esprit libre refuse les marchands de sommeil, pour reprendre l'expression d'Alain, comme les sociétés libres refusent une orthodoxie imposée par l'État. L'esprit libre n'est pas celui qui promène sur les choses et sur les êtres un regard indifférent. Il avoue franchement les valeurs qu'il respecte, il ne fait pas mystère de ses préférences , de ses affections et de son hostilité, mais il ne soumet pas les événements à une interprétation toute faite à l'avance. Il est assez sûr de sa volonté pour ne pas avoir besoin que le monde la confirme chaque jour. Il n'attend pas que l'Histoire ou quelque autre idole ancienne ou nouvelle lui donne raison.

On a reproché à la collection d'être «orientée». A coup sûr, elle est orientée si l'on entend par là que tous les auteurs appartiennent à une famille. Je ne songe pas, sous prétexte de libéralisme, à accueillir ceux qui refuseraient la discussion ou qui déformeraient les faits pour les plier à leur système.

Le fanatisme aveugle, mais le scepticisme n'est pas une condition de la liberté. Auguste Comte disait qu'il n'y a pas de grande intelligence sans générosité. Peut-être la suprême vertu, en notre siècle, serait-elle de regarder en face l'inhumanité sans perdre la foi dans les hommes.1

Raymon Aron
Les deux livres dans lesquels ont été puisées ces citations sont Alain de Libera, La querelle des universaux et Carl Schmitt, La notion de politique.


Note
1 : Ce texte inédit de Raymond Aron a été rédigé peu après la création de la collection «Liberté de l'esprit», en 1947. Nous remercions Mmes Raymond Aron et Dominique Schnapper d'avoir bien voulu nous autoriser à le publier.

La théologie

La théologie — croyez-en un vieil homme — est une belle science, à mon avis la plus belle de toutes. Elle peut donc et doit être pratiquée dans la joie. Un théologien sans joie, qu'il soit catholique ou évangélique, n'est pas théologien du tout.

Karl Barth dans Karl Barth et Urs von Balthasar, Dialogue, Labor et Fides (1968), p.57

Une journée peu ordinaire, l'art dans le quotidien d'un hôpital psychiatrique

Ce livre est très mince, davantage une plaquette qu'un livre. Il raconte une expérience théâtrale en hôpital psychiatrique: l'écriture et la représentation d'une très courte scène destinée à être jouée devant les malades, leurs familles et le personnel de l'hôpital. Il présente également les réflexions des participants à cette expérience, conscients des enjeux de cette mise à distance de la maladie: le jeu permet d'atteindre une réalité plus complète de tous les acteurs (acteurs: non pas pas acteurs de théâtre mais acteurs de leur vie), réalité morcelée au quotidien. Par la transversalité cette expérience vise à rétablir une unité, et donc une dignité, de la personne humaine.

Les questions posées sont multiples mais simples à énoncer: comment prendre en compte le corps et l'esprit du malade découpés entre les différents soins et les différents intervenants, comment raconter la douleur et la tension à la fois des malades et des soignants, comment témoigner du danger d'une déshumanisation de l'être humain telle qu'ont pu l'anticiper Foucault et Huxley dans un monde soucieux de rentabilité et de normalisation?

Benoît Lepecq a relevé le défi d'écrire une pièce très courte de dix minutes, synthèse des témoignages de deux infirmières à propos de l'injection forcée à un patient refusant les soins. Il a choisi de jouer tous les personnages, un bonnet suffisant à basculer du malade à l'infirmier.

Ce travail théâtral est un travail à la source du théâtre, travail sur la catharsis et le tabou, qui prend le risque de dire ce que tout le monde sait mais que personne ne veut dire, ex-primer:
Après tout, n'est-ce pas risqué, en plein hôpital psychiatrique, de rendre compte d'une réalité connue de tous mais dont l'institution se méfie? On dira: «La fiction a bon dos. Elle nous présente un tableau caricatural. Très peu pour nous.» Ou encore: «Quelle issue veut-on apporter apporter à ce qui n'en a pas?» Il s'agit, le temps de dix éternelles ou fulgurantes minutes, d'opérer une sorte de catharsis: purger les passions que nous nous faison du tabou. C'est le rôle du théâtre. Il faut que quelque chose, crainte ou pitié, soit expurgée.

Benoît Lepecq, Une journée peu ordinaire, p.23
Et si cette pièce est avant tout destinée aux malades et aux soignants, elle est l'occasion d'une réflexion sur le théâtre, l'homme et la société.
Pour moi il y a quelque chose dans le travail que vous avez fait — toi et ces infirmières qui ont collecté des paroles liées à des moments extrêmement difficiles de leur travail où elles sont prises dans une injonction contradictoire — de l'ordre d'un concentré de ce que peut produire cet outil que tant de gens ont tant de mal à définir en permanence, et qui s'appelle le théâtre. […] Et quand un comédien incarne à la fois un individu et la collectivité, alors on comprend immédiatement ce qui se joue, et c'est une déchirure de l'être humain. Et ça se joue parce que cet outil qui s'appelle le théâtre permet — avec un bonnet comme symbole — de basculer d'une monde à l'autre en une fraction de seconde. […] La psychanalyse et le théâtre ont ceci de commun qu'ils nous montrent que nous ne sommes jamais protégés d'aucun des aspects de l'être humain, donc que nous en avons toutes les possibilités. […]

Nicolas Roméas, directeur de la revue Cassandre Horschamp, partenaire du Relais Mutualiste.
Propos recueillis par Benoît Lepecq suite à la projection du film Une journée peu ordinaire au Vent se lève le samedi 17 avril 2010. (Ibid, p.61 à 73)


Le livre présente d'autre part des photographies d'Alexandra Feneux et le travail sonore de Sylvie Gasteau et Jean-Christophe Bardot.
Il est à commander sur le site du Relais Mutualiste.

Une profonde amitié

N'oublions pas non plus qu'il y a dans le titre même de l'ouvrage un jeu de mots: Encomium moriae, mais cette Moria (Folie) rappelle aussi le nom de More.

Guy Bedouelle, "Le manteau de l'ironie - Pour le 5e centenaire de l'Eloge de la Folie, d'Érasme" in Revue Communio XXXVI, 3

Le bonheur

Ainsi plaide la Folie: pour être heureux, il est beaucoup plus «sage» de se bercer d'illusions.

Guy Bedouelle, "Le manteau de l'ironie - Pour le 5e centenaire de l'Eloge de la Folie, d'Érasme". in Revue Communio XXXVI, 3

Plus modeste

Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi: «C’est le lendemain du jour où j’ai découpé moi-même les dindonneaux.» «C’est juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux.» Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christ ou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n’égala pas leur durée.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, p.1084, Pléiade (Clarac).

Le saut

L'eschaton, milieu entre Dieu et le monde, se dévoile d'en haut pour le théiste transcendant, et il se dévoile d'en bas pour l'athée matérialiste. De l'un et de l'autre lieu, il faut faire le saut. D'en haut, dans l'absurde; d'en bas, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.

Jacob Taubes, Escathologie occidentale, p.7 (éditions de l'éclat)

Jeu, play, games

Suite à une remarque de Léo Strauss, Schmitt commente en 1963 une phrase page 97 de l'article publié en 1932.
P.97 «Idéologie, culture, civilisation, économie, morale, droit, arts, divertissements, etc. » Dans son compte rendu de 1932 (Tom. n°356), p.745, Leo Strauss met le doigt sur le mot divertissements (Unterhaltung). A juste titre. Ce mot est ici tout à fait inadéquat, il correspond au stade inachevé de ma réflexion d'alors. Aujourd'hui je parlerais de jeu (Spiel) pour faire ressortir plus nettement le concept opposé à celui de sérieux (Ernst) que Leo Strauss a bien su discerner. Ce qui préciserait également le sens des trois concepts politiques issus du terme de polis qui ont été formés et différenciés par l'étonnant pouvoir ordonnateur de l'État européen de cette époque: la politique à l'extérieur, la police à l'intérieur et la politesse en tant que jeu courtois et «petite politique»; voir à ce sujet mon étude Hamlet oder Hekuba; der Einbruch der Zeit in das Spiel (Hamlet ou Hécube; l'irruption du temps dans le jeu), particulièrement le chapitre Der Spiel im Spiel (Le jeu dans le jeu) et Exkurs über den barbarischen Charakter des Shakespeareschen Dramas (Digression sur le caractère barbare des pièces de Shakespeare). Dans tous ces exposés, le mot jeu (Spiel) serait à traduire par play et il pourrait maintenir en balance une certaine hostilité à vrai dire toute conventionnelle entre joueurs adverses (Gegenspiel). Autre chose est la théorie mathématique des jeux, qui est une théorie des games et son application au comportement humain, présentée par John von Neumann et O. Morgenstern, dans Theory of Games and Economic Behavior Princeton University Press, 1947. Amitiés et hostilité y deviennent éléments de calcul et y sont toutes deux abolies, à l'exemple du jeu d'échecs, où l'opposition entre blancs et noirs n'a plus rien à voir avec l'amitié et l'hostilité. Cependant, ma solution de fortune divertissements implique aussi des allusions au sport, à l'organisation des loisirs et à ces phénomènes nouveaux d'une société de l'abondance dont je n'avais pas encore une conscience assez claire, vu l'atmosphère de la philosophie allemande du travail qui régnait alors.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.190 (1932, revu en 1963 - Calmann-Lévy 1972)

Kitsch encore

Le romantisme du XIXe siècle (si l'on renonce à faire de ce mot un peu dadaïste un véhicule de confusions d'un style bien romantique) n'est en réalité que ce stade esthétique intermédiaire entre le moralisme du XVIIIe et l'économisme du XIXe siècle, il n'est qu'une transition réalisée par le moyen de l'esthétisation de tous les secteurs de l'esprit, opération facile et couronnée de succès. Car l'évolution qui part de la métaphysique et de la morale pour aboutir à l'économie passe par l'esthétique, et la consommation et la jouissance esthétiques, si raffinées soient-elles, représentent la voie la plus sûre et la plus facile vers une emprise totale de l'économie sur la vie intellectuelle et vers une mentalité qui voit dans la production et dans la consommation les catégories centrales de l'existence humaine.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.138 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972)

Schmitt diagnostique le kitsch

Dans une Europe en proie à la confusion, une bourgeoisie relativiste s'occupait à transformer en produits de consommation esthétique toutes les civilisations exotiques imaginables.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.115 (1932 - Calman-Lévy, 1972)

Jacob Taubes, En divergent accord- À propos de Carl Schmitt

Le livre est si petit qu'il n'y a rien à en dire sous peine de le recopier. Il présente en quelques textes les rapports que Taubes a entretenu avec Schmitt: un texte, deux lettres, la transcription de réponses orales lors de colloques, transcriptions non remaniées, ce qui leur garde leur vivacité et leur humour, sans le côté plus formel de textes totalement écrits. A lire cela à la suite du livre de Tristan Storme j'ai un peu perdu pied, ne sachant plus si Taubes se répétait de texte en texte ou si j'étais en train de confondre les sources et leur citation… Confusion non désagréable, circularité et références internes.

Je ne fais pas de compte rendu (lisez-le, ça demande très peu de temps); je me contente d'aligner quelques réflexions dépeignées et enthousiastes.


* Définition de «pur».

Cela m'amuse. Définir est sans doute un problème central, et en droit peut-être le problème central.
Je me souviens d'avoir cherché la définition de canonique avant d'aller à un colloque de patristique pour m'apercevoir sur place que c'était finalement l'un des sujets du colloque, d'avoir demandé tout à trac ce que voulait dire théologique à un docteur en théologie (qui n'a pas répondu), de ne jamais utiliser le mot culture, d'utiliser le moins possible de mots généraux à la définition floue (à commencer par "amour"), ce qui présente l'inconvénient d'un concret du discours (un manque d'abstraction) menant à un certain nombre de malentendus.

De quoi parle-t-on exactement?
Donc il y a une gigantomachie que j'ai concentré avec le mot pur, autour du mot pur. Que ce mot pur joue un grand rôle en philosophie, cela ne peut vous avoir échappé entièrement, dès lors que vous pensez à un des titres les plus importants de la philosophie allemande, Critique de la raison pure. Et on se demanderace que cela veut dire au juste, qu'est-ce qui est si pur, que signifie «impur». Comment la raison peut-elle être donc être «pure», «pure» de quoi, qui l'a ainsi lavée? Oui, voilà de drôles de questions, mais je pense très concrètement. «Pur» signifie donc afrranchi de l'expérience, affranchi du langage, affranchi de l'histoire. Ce fut déjà un combat entre Kant et Hamann. Il se peut que quelques-uns d'entre vous aient déjà entendu ce nom sous lequel je ne mets pas le Amam du rôle d'Esther, mais Johann Georg Hamann. Schmitt s'est battu contre une chose: la pure théorie du droit. La pure théorie juridique était en effet celle sans aucun égard pour l'histoire réelle.

Jacob Taubes, En divergent accord - À propos de Carl Schmitt, p.90
(Plus loin (page 102) Taubes se demandera ce que signifie la loi.)


* Temps, décision, moralité

Surprise de voir liés moralité, décision et temps (so camusien1, ou plutôt, RC si souvent so schmittien, avec sa conception développée et instinctive de "l'ennemi" (Mais bon. Je me méfie de ma tendance au kinbotisme)):
Le décisif pour moi, c'est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait jamais été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique aupraravant. […]

La question majeure est en effet celle de la moralité, et là je conteste tout ce qu'a dit Monsieur Sontheimer, et ce pour la raison de principe que voici: il n'a pas seulement défini d'un point de vue moral l'immoralité de la décision, mais il a aussi oublié une réalité foncièrement humaine, à savoir que l'homme, quoi qu'il fasse et dise, agit dans le temps. Par exemple, nous avons une controverse et mon président de séance déclare qu'il faut en terminer à un moment donné. Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le terme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini. Il faut qu'à un moment quelconque du processus au Parlement […] peu importe si le prince s'entretient avec ses conseillers secrets ou le Parlement lui-même, tous s'entretiennent dans le temps, il faut donc qu'à un quelconque moment ils agissent. Et quiconque le nie est immoral, ne comprend effectivement pas la situation humaine, qui est finitude et, parce que finitude, doit céder la place, c'est-à-dire oblige à décider. Donc, je conteste que vous jugiez à partir d'une morale, vous faites de la sorte à partir d'une ignorance de la situation humaine.

Ibid., p.96-97
Nous assistons donc à l'inscription de la décision au cœur de la politique et de la philosophie, et c'est reposant, ou enthousiasmant. Ce merveilleux esprit concret ne manque cependant pas d'élévation: mais que peut bien vouloir dire «[Carl Schmitt] saute la phase mystique, donc la phase démocratique […]» (p.105)? Je ne comprends pas mais cette incompréhension est bien plus joyeuse qu'une saisie immédiate. Ravissement de la pensée à concevoir la démocratie comme [une] mystique.


* Apocalypse

Tout bien pesé, si la pensée, l'écriture, de Taubes, me paraissent si naturelles, si immédiatement ''congenial'' (familières, intimes?), c'est peut-être parce que je partage exactement cette opinion:
Je peux m'imaginer en apocalyptique: le monde, qu'il périsse. I have no spiritual investment in the world as it is. Mais je comprends qu'un autre, lui, investisse dans ce monde et voie dans l'apocalypse, sous quelque forme que ce soit, le principe adverse et qu'il fasse tout le possible pour le subjuguer et le réprimer, parce que venant de là peuvent se déchaîner des forces que nous ne sommes pas en situation de surmonter.

Ibid., p.111
«Le monde, qu'il périsse.» Oui, ça me plaît.


Note
1 : Vaisseaux brûlés, §125 : 125. Avant même d’être une incapacité à gérer l’espace, le désordre domestique (au moins dans mon cas) me paraît être une incapacité à gérer le temps (796-797) : on sait bien qu’avant d’entreprendre ceci, il faudrait en finir avec cela, ranger ses vêtements de la veille avant d’enfiler ceux du jour, clore ce dossier avant d’aborder cet autre, finir cette phrase avant d’ouvrir cette parenthèse, ou de lui infliger cette note. Mais l’urgence vous tenaille (ne serait-ce que sous la forme du désir : on est impatient de faire ceci, de faire cela, on se dit que mieux vaut profiter de cette envie que l’on a de cet accomplissement particulier à ce moment donné pour se débarrasser du labeur qu’il implique, on saute les préliminaires, on choisit de les ignorer (ainsi, m’installant à Plieux (105, 179, 577, 639, 649-650, 732-765, 775, 777, 797), dans ce qui était une ruine, ou peu s’en faut, je n’ai rien fait de ce dont n’importe qui dans son bon sens eût estimé qu’il était essentiel d’y procéder avant toute chose — s’assurer un toit étanche, par exemple, ou revoir entièrement les murs. Tout cela, tous ces préliminaires indispensables, eussent impliqué que j’attendisse, remisse à plus tard l’essentiel, qui me semblait être (ne serait-ce que pour le bien même du bâtiment) d’habiter, de m’installer, d’aménager coûte que coûte un appartement utilisable — on verrait après. Et sans doute les raisonnables, eussent-ils eu à juger de mes actions, se fussent montrés fort désapprobateurs (ils se sont). Mais les raisonnables, de toute façon (surtout ne disposant que des moyens dont je disposais) n’auraient jamais entrepris d’habiter le château de Plieux, et de le restaurer (844). Ou bien, se fussent-ils lancés dans cette entreprise, ils eussent procédés selon les règles et les lois du bon sens, et ils ne seraient toujours pas dans les lieux. (Barthes, qui connaissait cela par ses travaux sur Michelet, disait que ma devise devrait être celle des ducs de Bourgogne (ou bien seulement du Téméraire ?) : J’ai hâte !)), on effectue ce que nous invite à effectuer la détermination idoine que nous trouvons en nous, on se dit que ce sera toujours cela de fait), le téléphone retentit, quelqu’un sonne à la porte, vous allez être en retard à votre rendez-vous — et vous ne pouvez pas laisser partir le courrier sans avoir répondu à ce malheureux réfugié algérien qui sollicite votre aide, ni écrit aux Duchemin qui viennent de perdre leur mère : tant pis, vous rangerez vos chaussures après, vous plierez plus tard ce pull-over abandonné, vous remettrez une autre fois ce disque dans son coffret (quant à faire votre lit, n’en parlons même pas !).

Tu ne peux qu'aimer

"It's the old story", Wally said to Angel. "You can get Homer out of Saint Cloud's, but you can't get Saint Claud's out of Homer. And the thing about being in love," Wally said to Angel, "is that you can't force anyone. It's natural to want someone you love to do what you want, or what you think would be good for them, but you have to let everything happen to them. You can't interfere with people you love any more than you're supposed to interfere with people you don't even know. And that's hard", he added, "because you often feel like interfering — you want to be the one who makes the plans."
"It's hard to want to protect someone else, and not be able to", Angel pointed out.
"You can't protect people, kiddo", Wally said. "All you can do is love them."

John Irving, The Cider House Rules

Ecrire un discours : plan et méthode

Ces quelques pages, autrefois en bibliothèque verte, aujourd'hui en poche jeunesse, peuvent servir de modèle à bien des exposés. C'est un bon début pour découvrir ce qu'est un plan.
Et en quelques mots, le professeur leur exposa son drame. Il leur dit comment sa femme avait vaincu ses craintes en lui écrivant le texte du discours [de distribution des prix] qu'il devait prononcer. Cela l'avait considérablement soulagé, et il était parti tout confiant… Pour découvrir, à son arrivée à Linbury, qu'il avait oublié les précieux feuillets!

«Et maintenant, je ne me rappelle plus un seul mot du discours! se lamenta-t-il. Et je n'ai pas la moindre idée de ce qu'on peut dire!»
Ce fut Bennett qui trouva le remède.
«Tout ira bien, m'sieur. Nous, nous connaissons la musique, assura-til. Nous avons si souvent entendu les vieux bir euh!… les distingués visiteurs qui nous distribuaient les prix, que nous connaissons les discours par cœur. Pas vrai, Morty?
— Oui, m'sieur, c'est vrai, approuva l'autre… Surtout le général Melville.»

Le professeur Hipman regarda ses jeunes amis avec l'expression ardente d'un épagneul attendant un biscuit.
«Dans ce cas, je vous serais reconnaissant de bien vouloir m'aider», dit-il en fouillant dans sa poche pour chercher un crayon et un morceau de papier. Et il y inscrivit les sages paroles qui tombaient des lèvres de Bennett:
«Voilà, m'sieur. Vous commencez par dire: «Mon premier devoir est de féliciter les bons élèves, honorés par leur excellents résultats.» Ensuite, vous réconfortez les gars qui viennent en queue de classe, en leur disant qu'au fond ils sont aussi intelligents que les autres. Vous pourriez même ajouter: «Moi, je n'ai jamais remporté de prix quand j'étais au collège… Eh bien, voyez ce que je suis devenu!»
Le professeur eut l'air gêné.
«Mais j'ai remporté des prix, protesta-t-il faiblement. J'étais même considéré comme un élève très brillant…
— A votre place, je tâcherais d'écraser un peu, conseilla Bennet. Le général Melville se tord toujours de rire quand il nous dit qu'à notre âge, il était le roi des cancres.
— Ce passage commence par: «Ce n'est pas toujourts les plus rapides qui gagnent la course», intervint Mortimer. Après ça, vous dites: «Les années de collège sont les plus belles années de votre vie.» Il eut un petit rire équivoque. «Je sais que c'est idiot, surtout si on est dans la classe de M. Wilkinson, mais ça fait partie du discours.
— Très intéressant! murmura le professeur en griffonnant des notes au dos d'une enveloppe. C'est précieux pour moi Et que dit-on encore?
— Après ça, vous nous conseillez de nous appliquer et de réussir. Et puis… et puis…»

En cinq minutes, les deux garçons eurent fourni au professeur le résumé de tout ce qu'ils se rappelaient avoir entendu dans les discours de précédentes distributions des prix. […]
«Evidemment, vous pourriez dire encore beaucoup de choses, mais vaut mieux pas, conclut Bennett. En général, le général termine par un long bla-bla-bla sur la différence entre instruction et éducation…
Mais je vous conseille de laisser tomber ça. Plus ce sera court, plus nous applaudirons.»

Anthony Buckeridge, Bennett et ses grenouilles, p.189-190, livre de poche jeunesse.
Plus tard, le professeur révise mentalement:
Et tout en suivant son hôte à travers les terrains de jeux, ses lèvres s'agitait en une revision silencieuse:
«Féliciter les bons élèves… Réconforter les derniers de la classe… Moi aussi, j'étais le roi des cancres… Travaillez, prenez de la peine… Regardez ce que je suis devenu… Les plus belles années de votre vie…»
Grâce à Bennett et à Mortimer, l'éminent professeur Hipman aborda avec confiance la tâche qui l'attendait dans la salle des fêtes.

Ibid, p.205-206

La guerre à la guerre

Rien ne saurait échapper à cette logique du politique. Que l'opposition des pacifistes contre la guerre grandisse jusqu'à les précipiter dans une guerre contre les non-pacifistes, dans une guerre contre la guerre, et cela prouverait que ce pacifisme dispose de fait d'un certain potentiel politique, vu qu'il est assez fort pour regrouper les hommes en amis et ennemis. Quand la volonté d'empêcher la guerre est telle qu'elle ne craint plus la guerre elle-même, c'est que cette volonté est devenue un mobile politique, ce qui revient à dire qu'elle admet la guerre, encore qu'à titre d'éventualité extrême, et qu'elle admet même le sens de la guerre. Il y a là, semble-t-il, un procédé de justification des guerres particulièrement fécond de nos jours. Dans ce cas, les guerres se déroulent, chacune à son tour, sous forme de toute dernière des guerres que se livrent l'humanité. Des guerres de ce type se distinguent fatalement par leur violence et leur inhumanité pour la raison que, transcendant le politique, il est nécessaire qu'elles discréditent aussi l'ennemi dans les catégories morales et autres pour en faire un monstre inhumain, qu'il ne suffit pas de repousser mais qui doit être anéanti définitivement au lieu d'être simplement cet ennemi qu'il faut remettre à sa place, reconduire à l'intérieur de ses frontières.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.76-77 (1932 révisé en 1963, Calmann-Lévy 1972)

L'existence de l'ennemi : un fait

Mais il n'y a pas lieu d'examiner ici si l'on juge répréhensible ou non (en y trouvant éventuellement une survivance atavique d'époques barbares) le fait que les peuples persistent à se situer très réellement les uns par rapport aux autres selon qu'ils sont amis ou ennemis, si l'on espère que cette discrimination disparaîtra un jour de la Terre, et s'il ne serait pas juste et bon de feindre, pour des raisons d'ordre éducatif, qu'il n'y a pas d'ennemis du tout. Ce ne sont pas les fictions et les abstractions normatives qui font l'objet de cette étude, mais la réalité existentielle et la possibilité effective de la discrimination en question.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.68 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972).

Caractéristiques de l'ennemi

L'ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l'ordre de la moralité ou laid dans l'ordre esthétique, il ne jouera pas forcément le rôle d'un concurrent au niveau de l'économie, il pourra même, à l'occasion, paraître avantageux de faire des affaires avec lui. Il se trouve simplement qu'il est l'autre, l'étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu'il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu'à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni par la sentence d'un tiers, réputé non concerné et impartial.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.66 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972)

Tristan Storme : Carl Schmitt et le marcionisme

Dans sa préface, Tristan Storme commence par brosser le contexte de la lecture de Schmitt en France aujourd'hui.

L'adhésion de Carl Schmitt au parti national-socialiste a toujours posé un problème à ses lecteurs et à ses commentateurs, et il s'est dessiné deux tendances dans la controverse: les tenants de la parenthèse, qui tentent de démontrer que l'adhésion nazie ne remet pas en cause la valeur et l'intérêt des travaux schmittiens avant et après la guerre, et les tenants de la continuité, pour lesquels les idées de Carl Schmitt s'enracinent dans la jeunesse pour se développer ensuite, profitant de la période nazie pour laisser leur antisémitisme prendre son essor.

La publication en France en 2002 du Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes — paru en 1938 en Allemagne — a eu deux conséquences, une que l'on ne peut pas ne pas remarquer et l'autre bien plus discrète.
La conséquence fort visible est qu'un certain nombre de philosophes français ont décidé qu'il n'était plus possible, plus souhaitable, d'étudier ou de commenter Carl Schmitt: l'adhésion du philosophe allemand au national-socialisme, son antisémitisme virulent, interdisaient qu'on le prît désormais au sérieux. Cette position se doublait d'un anathème jeté sur les philosophes qui continuaient à l'étudier:
Depuis cinq ans, c'est le statut même de digne penseur ou de philosophe que l'on cherche à abroger, Schmitt serait tout au plus un «nazi philosophe», c'est-à-dire, d'abord et avant tout, un nazi1. On en vint donc, tout naturellement, à des conclusions austères et radicales: lire Carl Schmitt serait, sinon un exercice nocif et mortifère, du moins un gaspillage considérable de temps. […] Par conséquent, les lecteurs assidus de Schmitt, ceux qui étudient ses réflexions avec vigilance, au premier rang desquels se situent les théoriciens de la parenthèse, s'en retrouvent déconsidérés, si pas frappés d'anathème. Tout véritable débat devient impossible dès lors qu'une frange appréciable des spécialistes du juriste est littéralement suspectée d'entreprendre la réhabilitation d'une pensée dangereuse et inféconde, par le biais, notamment, d'une expurgation minutieuse et calculée des textes. Ce ne sont plus seulement les thèses des partisans de la rupture que l'on cherche à rejeter en bloc: c'est leur qualité même d'herméneutes qui s'en retrouve ouvertement déniée. Ces chercheurs sont nommément accusés de blanchir un auteur nazi et antisémite, ce qui empêche de continuer à leur reconnaître un statut authentique d'interlocuteurs valables2.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.16-17
La note 4 en bas de la page 16 donne quelques noms appartenant à chaque camp. Je la résume ici en forme de listes:
- les partisans de "Carl Schmitt nazi philosophe à ne pas lire": Yves Charles Zarka, Nicolas Tertulian, Denis Trierweiler;
- les lecteurs de Schmitt "philosophe et nazi" attaqués par les premiers: Etienne Balibar, Philippe Raynaud, André Doremus, Jean-François Kervégan, Olivier Beaud.

La deuxième conséquence de la publication en français du Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes est la formulation de l'hypothèse par quelques chercheurs français (Olivier Beaud, Bernard Lauret, Denis Trierwieler (dans la revue Droits)) d'un marcionisme de Schmitt (à partir des réflexions de Heinrich Meier sur la dimension théologique de Schmitt. Voir T. Storme opus cité p.19-20).
Marcion est un hérétique du deuxième siècle qui ne reconnaît que l'évangile de Luc et les épîtres pauliniennes (notons au passage que les Antithèses de Marcion ayant disparu, sa pensée est reconstituée à partir des attaques ou reproches de ses adversaires, ce qui est proprement fascinant).
Le Dieu de la Nouvelle Alliance, foncièrement bon et rédempteur, s'opposerait au Créateur de ce monde, un Dieu de colère, cruel et vipérin. Ainsi Marcion rompt-il le fil extrêmement ténu qui reliait la création à la rédemption. Le deus saeculi huius dont nous parle l'Ancien Testament, le Créateur du ciel et de la terre, serait responsable d'un «monde mauvais, stupide et grouillant de vermine3», ainsi que de la nature mortelle de l'homme, une créature marquée du sceau indéniable de la faiblesse, une œuvre chétive et misérable. C'est pourquoi il est impensable que Jésus-Christ soit le fils de ce Dieu corrompu et malveillant: il représente et annonce un tout nouveau Dieu, le Novus deus, bon et miséricordieux, qu'aucun lien naturel et qu'aucune obligation ne relie à l'homme. […] Le Dieu chrétien se laisse ainsi exclusivement déterminer d'après la rédemption de son Fils: contre l'élection du peuple juif, le Christ annonce l'universalité de la rédemption; aussi, à travers ses conceptions sotériologiques, s'affirme le dépérissement de la Circoncision dans l'Eucharistie.

Ibid. p.24 et 25
Le but de Tristan Storme est d'étudier cette hypothèse (Schmitt adepte de l'hérésie marcioniste) pour la valider ou l'invalider. Soulignons que retenir cette hypothèse pour en faire un objet d'étude, c'est considérer la théologie comme un domaine constitutif de la pensée schmittienne, comme l'explique le texte stormien.
La méthode empruntée par Tristan Storme est chronologique et retrace le parcours du philosophe selon les trois grandes périodes classiquement retenues: la jeunesse (avant l'adhésion au parti nazi), les années au NSDAP (1933-1942) et les années d'après-guerre — le jeune Schmitt, le nazi Schmitt (appellation calquée sur l'habitude que prendra Schmitt de parler du "juif" XXX à chaque fois qu'il évoquera un philosophe juif durant ces années-là) et le vieux Schmitt.
Cette étude permet de dégager les points d'inflexion de l'œuvre schmittienne, certaines notions d'abord prééminentes passant progressivement au second plan tandis que d'autres prennent de l'importance : ainsi le couple ami-ennemi comme critère du politique, les notions de souveraineté et de représentation dans leur rapport à l'Eglise et l'Incarnation, la kénose, l'opposition terre/mer, le katéchon, l'abandon progressif de la focalisation sur l'Etat pour l'adoption de l'idée de "grands espaces"…; ce qui fait que ce livre constitue une excellente introduction à l'œuvre de Carl Schmitt puisqu'il en dégage les structures et les évolutions. Soulignons la présence d'un précieux index thématique en fin de volume.


Quelques remarques, vite jetées:

* 1/
Finalement, ce qui m'impressionne le plus, c'est la façon dont Schmitt lit les mythes presque au sens littéral, en les prenant quasiment au pied de la lettre et en explorant toutes les conséquences d'une thématique. Bien entendu je songe au Léviathan, surgi dans la pensée de Schmitt de la lecture de Hobbes. Ce Léviathan est observé dans sa dimension maritime et opposé à Béhemoth, le monstre terrestre (pour Schmitt, Hobbes s'est trompé de monstre, et pourtant de cette erreur surgit tout un système plausible d'interprétation du monde, les Juifs sans terre investissant l'univers maritime), mais aussi Caïn et Abel, Epithémée, et bien sûr le katéchon — le temps comme délai.
Schmitt tel que je découvre à travers Tristan Storme me paraît avoir une dimension presque onirique, cherchant l'explication des organisations politiques avérées dans les mythes, expliquant l'organisation politique du monde, les rapports des forces en présence et la façon de se concevoir elles-mêmes et les unes les autres comme les conséquences pratiques de mythes.
Peut-être n'aurais-je pas osé écrire cela de crainte de paraître totalement farfelue, mais j'en trouve la formulation par Taubes, ce qui me permet de me réfugier derrière une autorité:
A Plettenberg, j'eus les entretiens les plus tempétueux que j'aie jamais menés en langue allemande. Il s'agissait d'historiographie in nuce, comprimée dans l'image mythique. C'est le préjugé de la corporation que les images mythiques ou les termes mystiques soient de vagues oracles, flexibles et docilement soumis à toute volonté, tandis que le langage scientifique du positivisme aurait pris la vérité en bail. Rien ne peut être plus éloigné des états de chose réel que ce préjugé historiciste. Dans sa lutte contre l'historicisme, Carl Schmitt se savait en accord avec Walter Benjamin, ou plus exactement c'était Benjamin qui se savait en accord avec Carl Schmitt.

Jacob Taubes, En divergent accord, p.50
Et cependant, ("cependant" puisque qu'on est habitué à opposer interprétation mythologique et monde physique), Jacob Taubes ou Julien Freund insistent sur la dimension pragmatique de la pensée schmittienne: impossible quand on réfléchit sur l'organisation politique contemporaine de ne pas être aux prises avec l'actualité:
Le décisif pour moi est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait pas été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique auparavant. […] Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le teme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini.

Jacob Taubes, En divergent accord, p.96-97
et Julien Freund, dans sa préface à La notion de politique:
On n'aurait aucune peine à montrer que les ouvrages de Carl Schmitt étaient liés, au moment où il les rédigeait, à une situation politique concrète et que pour cette raison ils véhiculaient une certaine idéologie et constituaient même une prise de position dans le contexte politique de la période considérée. […] N'a-t-il pas poussé le souvi de concilier la réflexion théorique et la prise de position pratique jusqu'à s'exposer à passer aux yeux de ses adversaires pour le Kronjuriste (le juriste principal) du début du régime hitlérien? Son œuvre constitue une aventure à la fois intellectuelle et personnelle.

Julien Freund, préface à La notion de politique, p.34-35 - Calmann-Lévy 1972

* 2/
Pour valider l'hypothèse d'un marcionisme schmittienn, Tristan Storme s'oblige à vérifier pour chaque notion la façon dont Schmitt se réfère à l'Ancien et au Nouveau Testaments, et surtout la façon dont le juriste conçoit une continuité ou une rupture entre les deux. Cela permet de mettre en évidence un véhément anti-judaïsme, un anti-judaïsme davantage qu'un antisémitisme, anti-judaïsme lié à une vision du monde et surtout à une vision du temps — et non à un racisme biologique.

La véhémence de l'anti-judaïsme de Schmitt m'a causé un choc; habituée que je suis à tout ce qu'il convient de ne pas dire, je ne m'attendais pas à voir exposer aussi clairement une théorie du complot. Je ne vois pas comment on peut soutenir la thèse de la parenthèse quand on découvre que Schmitt pense une infiltration juive du monde d'après-guerre à travers les Américains.
Le juriste a l'intime conviction que, derrière l'hégémonie des États-Unis, ce sont les Juifs, les Juifs de toujours, qui refirent irruption au cœur de la nation allemande, glorieux et inusables, dans l'objectif non assumé d'enrayer la chrétienté germanique instigatrice d'un projet multipolaire pour le monde de l'après-guerre.
L'idée fixe qui tourmentera Carl Schmitt durant tout le reste de son existence à Plettenberg demeure l'image mentale d'une «infiltration» juive — une infiltration que favorisèrent amplement les États-Unis eux-mêmes dominés par l'obscurantisme juif — dans le cœur de la société allemande et dans les sphères du savoir, le peuple hébraïque ayant profité des dissensions causées au sortir de la guerre : «Lorsque, en nous-mêmes, nous nous sommes divisés, les juifs se sont sub-introduits4».

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.208-209
Les juifs sont l'ennemi, sans territoire, ils tiennent les mers, détruisent la cohésion de l'Etat, veulent l'universalisme — et donc la guerre sans merci, puisqu'il n'est plus possible (il est interdit) de penser l'ennemi. Il n'y a plus d'ennemis, il n'y a que des criminels.

Et cependant, Carl Schmitt discutera toute sa vie avec de grands philosophes juifs, et l'on ne sait ce qui étonne le plus: que Carl Schmitt accepte de discuter avec "l'étranger", "l'ennemi", ou que Jacob Taubes, après la destructions des juifs d'Europe, finisse par accepter un dialogue direct.
Nous pouvons y voir la recherche de pairs pour la discussion (car il y en a bien peu, comment refuser ceux qui sont là?), nous pouvons y lire une mise en application des théories de Schmitt: "l'ennemi" n'est pas une entité à anéantir, il est respectable, il est même possible de l'admirer pour ses réussites.
Et nous pouvons admettre que tout cela n'est pas totalement compréhensible — ni incompréhensible.


* 3/
Il est possible que la réalité (l'histoire, mais l'histoire à venir, et donc le présent) et la philosophie entretiennent les mêmes rapports que la physique et les mathématiques: on a pu constater que certains théorèmes mathématiques semblaient "inutiles" lors de leur découverte, et que ce n'était qu'avec un décalage de vingt à cinquante qu'ils trouvaient à s'appliquer en physique (les nombres complexes, les équations différentielles, etc…). Je me demande parfois si la philosophie ou plutôt le monde des idées, des penseurs — au sens lâche: toute personne manipulant des hypothèses concernant le monde, le modélisant, y compris les économistes théoriciens (Adam Schmitt ou Keynes), les sociologues (Weber,…) — ne joueraient pas le rôle d'apprentis sorciers, proposant des modèles ou des interprétations du monde que l'histoire se chargerait de mettre à l'épreuve. L'histoire ne serait que les expériences chargées de valider les théories des penseurs. Adam Schmitt aurait donné naissance à l'empire britannique, les philosophes des Lumières à la Révolution Française, Marx à l'Union soviétique, et Schmitt…
(Pourrions-nous dès lors recommander à ces messieurs une certaine prudence?)


Notes
1 : Lionel Richard parle d'une «estampille envahissante», concernant le statut d'auteur «classique» souvent reconnu à Schmitt par les spécialistes en théorie politique («Carl Schmitt, théoricien moderne?», Le magazine littéraire, n°460, janvier 2007, p.80).

2 : Suite au tournures que prit la querelle en France, certains chercheurs décidèrent de se détourner des écrits de Schmitt pour se consacrer à d'autres tâches et à d'autres auteurs.[…]

3 : A. von Harnack Marcion. L'évangile du Dieu étranger. Une monographie sur l'histoire de la fondation de l'Église catholique, p.126.

4 : «Glossarium (extraits)», p.206 (12 janvier 1950). Il s'agit là d'une des très rares allusions de Carl Schmitt à la séparation de l'Allemagne, qui, par ailleurs, n'évoque jamais ouvertement la RDA.

Aller à Bayreuth

Depuis le temps que Daniel Ferrer nous en parlait, je n'ai pas résisté à ce livre trouvé par hasard à deux pas du mont des Arts à Bruxelles. La préface a des accents larbaldiens: Ô saisons! Ô châteaux !
Le progrès hérétique n'a, pour ainsi dire, eu aucune prise sur eux [Bayreuth et son festival]. Peu de choses y ont changé, dans l'esprit du moins si ce n'est dans la lettre, depuis qu'Albert Lavignac parcourait cette petite ville de Franconie, à la recherche d'anecdotes susceptibles d'égayer les arides leçons de son Voyage artistique à Bayreuth, qui, comme chacun sait, est, nonobstant sa couverture de guide touristique, tout à la fois un livre de piété pour entretenir les ferveurs des nouveaux adeptes et un catéchisme pour aguerrir les âmes récalcitrantes à la belle et grande religion naissante du wagnérisme.

Cependant, qui aujourd'hui se laisserait encore abuser sur les buts secrets de ce charmant livre, quand l'auteur lui-même, dès les premières lignes ou ayant écarté la trop moderne bicyclette, vous invite à vous rendre à Bayreuth à genoux. Vous avez, bien entendu, toute latitude pour vous soustraire à ce commode moyen de transport qui, s'il n'est pas en commun, a pourtant l'avantage, quand on y ajoute une véritable contrition, de vous faire gagner votre « ciel artistique » en vous lavant de tous vos péchés véniels occasionnés par vos débordements brahmsiens. Dans ce cas vous prendrez, sans génuflexion, tout bonnement le train, ce qui est un tantinet plus prosaïque mais n'en demande pas moins de recueillement. Car on ne prend pas à la gare de l'Est un train pour Bayreuth comme on saute dans n'importe quel tortillard. Vous vous en rendrez vite compte, dès que vous tenterez d'éclaircir auprès de cette digne et noble profession que forment les agents de la S.N.C.F. les mystères impénétrables des horaires, des correspondances et des tarifs de cette ligne privilégiée ; mystères auprès desquels ceux du Graal sont la limpidité même.

Nous n'entrerons donc pas dans le détail du prix du billet, qui, par les diverses fortunes de la monnaie et les subtiles fluctuations du coût de la vie, est passé de 111,75 francs (aller simple) en 1896 à 450 francs en 1980 ; ni ne tomberons dans le piège du billet mixte que sournoisement Albert Lavignac, n'ayant pas réussi à vous mettre à genoux, vous propose de prendre. Cette combinaison de deux tarifs différents permet d'effectuer en première classe le trajet jusqu'à la frontière et, ensuite, le reste du voyage en seconde ; ce qui, étant donné l'heure à laquelle vous saluerez la douane, implique de votre part un petit transbordement nocturne ou, avec un peu de chance, vous pourrez à loisir jouer les somnambules sur la voie ferrée. Hommages détournés mais non moins touchants pour cela au Signore Vincenzo Bellini, dont le Maître goûtait tant la musique.

Préface de Pierre Combescot à la réédition en 1980 du Voyage artistique à Bayreuth d'Albert Lavignac aux éditions Stock
C'est un guide de voyage (photos et gravures incluses) et une présentation et une analyse musicale de chaque opéra. Je ne peux m'empêcher d'imaginer Gide circuler dans Bayreuth le Lavignac à la main… A la fin du livre se trouve cette chose extraordinaire, année par année de 1876 à 1896, la liste des Français ayant assisté aux différentes représentations à Bayreuth (liste "approximative", prévient honnêtement le livre).

La confession de Carl Schmitt

Un petit écrit est parvenu à Jérusalem (malheureusement pas à moi, mais à un «adversaire» des Allemands): Ex captivate salus. D'autres ont estimé, «indignés»: confession trop insuffisante de la faute, dérobade. A nous, cela parut un émouvant rapport qui, s'il n'éclairait pas tout, laissait voir néanmoins jusqu'au fond d'une âme; jamais encore je n'ai lu de quelqu'un appartenant à notre génération un récit aussi intime et néanmoins aussi noble (et véridique également), mieux, un tel règlement de compte avec soi-même. Si seulement M. H. avait eu le courage de se juger lui-même ainsi, après que le discours du rectorat en 1933, et bien d'autres choses — la relation à Husserl, l'article du journal des étudiants — as-tu lu cela? Pourrais-je en avoir copie? Buber m'en a parlé. Löwith a écrit là-dessus dans Les Temps modernes, etc. — furent «restés là», il aurait ainsi indiqué à la jeunesse d'Allemagne en recherche une meilleure voie que le Feldweg [Chemin de campagne] (au début, je ne pouvais croire que ce genre de méditation, cette marinade à la Stifter, provenait de M.H. et j'ai parié pour un «cousin par le nom», un homonyme, lorsque j'ai vu l'article dans une revue catholique, Wort une Wahrheit [Parole et Vérité]). Mais Buber m'a dit, Taubes, vous connaissez Être et Temps, vous ne connaissez pas H. — et il avait raison.

Jacob Taubes, En divergent accord, "lettre à Armin Mohler", p.59

Théologie

Qu'est-ce qui aujourd'hui n'est pas théologie (en dehors du bavardage théologique) ?

Jacob Taubes, En divergent accord — A propos de Carl Schmitt, p.61

Ce qu'il dit une fois

Avec un styliste aussi important que Peterson, ne compte pas (seulement) ce qu'il répète fréquemment et ce qu'on peut donc traiter par ordinateur, mais il s'agit surtout de bien écouter ce qu'il introduit une seule et unique fois, comme un éclair, autrement dit c'est son «saut» (d'Eusèbe à Augustin) qu'il faut prendre en considération.

Jacob Taubes, En divergent accord — A propos de Carl Schmitt, p.69

La réforme de l'université de Chicago dans les années quarante

La réforme — ramenée à une formule — revenait à supprimer le foot et à introduire le thomisme.

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.39

Géopolitique et philosophie : aspects concrets

En cette fin des années quarante et au long des années cinquante, non seulement Jérusalem était une ville coupée en deux, mais encore l'université hébraïque se trouvait exilée du mont Scopus et abritée dans les monastères de la vieille ville. La grande bibliothèque était incluse dans l'enclave du mont Scopus, où une garde israélienne venait se relayer tous les quinze jours sous la haute surveillance de l'ONU.

Contre le règlement officiel de l'armistice, stipulant qu'aucun transport n'était autorisé en ville du bas vers le haut ni du haut vers le bas, l'usage s'imposa que les soldats de garde, en revenant du mont Scopus, remplissent de livres leurs pantalons et leurs sacs. Livres qui avaient été demandés par la bibliothèque universitaire avec la mention «urgent».

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.39-40

La philosophie à l'épreuve de l'histoire

Jusqu'à maintenant, je reste sceptique devant toute philosophie qui ne se frotte pas concrètement avec l'histoire. Sans l'histoire, aucune vérification de principes métaphysiques abstraits entre tous. Comme professeur de philosophie, je ne m'intéresse moi-même qu'à l'histoire, étant d'avis en effet que l'histoire est en de bien mauvaises mains chez les historiens de métier. Les exceptions confirment la règle: Ernst Nolte à Berlin, Reinhart Kosellek à Bielefeld, chez qui est atteint ce mélange de théorie et d'empirie que je cherche.

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.30

L'autorité ou la vérité

J'ai parlé quarante minutes. Il s'ensuivit un long silence, presque pénible.

Puis le professeur se manifesta et tua toute discussion possible ou en germe, d'abord par sa façon de déprécier Carl Schmitt, «mauvais homme», dont je rapportais les thèses dans le quatrième chapitre de la Théologie politique, et ensuite, de rejeter comme «terriblement unilatérale» une ligne tracée à travers la première moitié du XIXe siècle, telle que le proposait Karl Löwith, de sorte que, à la fin de la séance de séminaire, je me trouvais devant un tas de ruines fait de mes thèses. Aucune interprétation alternative ne fut proposée au problème que j'avais touché, mais on poursuivit dans ce séminaire obtusément: de semaine en semaine, de thème en thème.

Sans le vouloir, le professeur Leonhardt von Muralt m'avait infligé une leçon, à savoir combien Carl Schmitt avait raison de citer Hobbes: auctoritas non veritas facit legem (C'est l'autorité, non la vérité, qui fait la loi).

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.28-29

Einstein on the beach

Einstein on the beach sera joué à Montpellier en mars 2012.

En attendant, ubuweb nous permet de regarder le film de Chrisann Verges and Mark Obenhaus.

Rappel: Einstein on the beach apparaît dans Journal de Travers et L'Amour l'Automne. Voir ici quelques extraits d'une interview de Robert Wilson dans Tel Quel en 1977.

Le Léviathan, souffre-douleur des Juifs

La tradition juive de la Kabbale nous aurait livré une lecture en tous points éloignée des conceptions chrétiennes. En effet, le Créateur du ciel et de la terre, plutôt que d'affronter le Léviathan, se divertirait en sa compagnie: «Leur Dieu joue avec lui*.» Et les Juifs en feraient tout autant, ils s'amuseraient aux côtés de l'abomination qu'ils réussirent à apprivoiser. Bien plus, à l'approche de la fin des temps, devant l'imminence des plus grands malheurs qu'il s'agirait de retenir, le peuple élu se ruerait sur le monstre aquatique l'arme blanche à la main, sans prendre garde au fait que celui-ci pourrait constituer le meilleur allié face à la survenue des dangers. Les Juifs chercheraient plutôt à découper le Léviathan en fines lamelles, à le dépecer en vue d'en savourer la chair et de célébrer ainsi dignement le Banquet millénaire.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.122


* Carl Schmitt cité par N. Sombart, Les Mâles Vertus des Allemands. Autour du syndrome de Carl Schmitt, p.244-245. C'est nous qui soulignons.

La Croix : un hameçon pour pêcher le Léviathan

Afin de soumettre et défaire l'adversaire diabolique, Dieu aurait fixé le Christ en croix sur un hameçon qu'il agiterait depuis l'extrêmité d'un fil. Le grand poisson, séduit par la saveur divine d'un tel mets, aurait tenté de croquer le Fils de l'Homme, tandis que le piège se refermait sur lui. Dieu aurait donc triompher du Léviathan, de la créature démoniaque, par le truchement de la mort du Messie sur la croix. À travers l'allégorie patristique du diable vaincu, le Très-Haut était figuré «en pêcheur, le Christ comme appât sur l'hameçon, et le Léviathan comme poisson géant pris à l'hameçon.1»

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.121-122




Note
1 : C. Schmitt, Le Léviathan dans la théorie de l'État de Thomas Hobbes, p.76 - Seuil, 2002.

Le Léviathan dans la doctrine de l'Etat de Thomas Hobbes

Si l'on accepte le verdict proclamé outre-Rhin, un tel ouvrage contiendrait la quintessence d'une pensée politique complexe, difficile à saisir. Le Léviathan de Carl Schmitt représenterait à la fois un tournant dans les réflexions de l'auteur — Schmitt revoit en effet sa position à l'encontre du libéralisme — et une confirmation des thèses antérieures, tant l'Etat fort demeure malgré tout la conformation à opposer aux conceptions libérales qui favoriseraient la fuite du politique en dehors de l'Etat. Le juriste n'a aucunement hésité à présenter cette double «position» comme une critique à peine déguisée du régime national-socialiste, arguée au nez et à la barbe des intellectuels nazis les plus hauts placés.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.117-118

Carl Schmitt et Walter Benjamin, une embarrassante reconnaissance réciproque

À l'origine du dialogue entre les deux philosophes se situe la fameuse lettre de Benjamin envoyée au penseur conservateur, que Taubes qualifia un jour de «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar1». Ce courrier daté de décembre 1930 n'est pas repris dans la Correspondance de l'esthéticien que Gershom Scholem et Theodor Adorno publièrent en deux volumes courant 1966; une telle lettre aurait brisé, ou à tout le moins altéré, l'image de l'auteur allemand que ses anciens amis cherchaient à diffuser 2. Pour preuve, Walter Benjamin y reconnaît expressément sa dette envers la présentations schmittienne «de la théorie de la souveraineté au XVIIe siècle […] [et les] modes de recherche3» développés dans La Dictature. Semblables éloges ne laissèrent pas Schmitt insensible, qui, pour la peine, mentionna cette lettre dans Hamlet ou Hécube4, ouvrage dans lequel il souligne, d'autre part, la grande valeur du travail de son collègue5. On constate, au final, que les deux hommes partageaient, sinon une admiration l'un pour l'autre, du moins un respect durable et réciproque. Le juriste prétendra d'ailleurs que tous deux «entretenaient des contacts quotidiens [we were in daily contact]6» L'intérêt de Benjamin pour Schmitt — cet incident particulièrement irritant de l'époque de Weimar — dépassera les simples aveux laconiques contenus dans les quelques lignes de ce courrier (et relayés dans Hamlet et Hécube), puis qu'il ira jusqu'à nourrir un véritable débat intellectuel sur les notions de souveraineté et d'état d'exception.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionime, p.108-109
Les pages qui suivent me rappellent ma première dissertation de philo en hypokhâgne, dont le sujet était à peu près : "Pour philosopher, faut-il lire les philosophes?"
Leo Stauss et Carl Schmitt lisent chacun Hobbes, Strauss lit Schmitt lisant Hobbes, Schmitt lit Strauss le lisant à propos de Hobbes, Benjamin lit Schmitt, Schmitt lit Strauss lisant Spinoza lisant Hobbes…



Notes
1 : J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.51
2 : voir Samuel Weber, «Taking exception to decision: Walter benjamin and Carl Schmitt», Diacritics — A review of contemporary criticism, vol.22, °3-4, automne-hiver 1992, p.5-6
3 : Walter Benjamin cité par J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.52
4 : «Walter Benjamin se réfère dans son livre […] à ma définition de la souveraineté; il m'a exprimé sa reconnaissance dans une lettre personnelle en 1930» (C. Schmitt, Hamlet ou Hécube, p.103)
5 : Carl Schmitt cite Ursprung des deutschen Trauerspiels (1928) comme l'un des «trois livres qui […] [lui apportèrent] des informations précieuses et des éléments d'interprétations essentiels» en ce qui concerne la question de l'origine de l'action tragique (Hamlet ou Hécube, p.9)
6 : Carl Schmitt cité par H.Bredekamp, «From Walter Benjamin to Carl Schmitt, via Thomas Hobbes», p.261 (traduction personnelle. La citation est extraite d'une lettre datée du 11 mai 1973 adressée à l'attention de Hansjörg Viesel.

Le fonctionnaire : la dignité transmise par la fonction

La fonction conditionne l'individu, le promeut à l'état de «pape»; ou plutôt, c'est l'individu qui, à travers l'exercice de sa fonction, cesse d'être un homme, se démet de sa mortalité, pour atteindre le statut de «fonctionnaire» — le Pontifex maximus capable de représenter le Christ lui-même, personnellement. La mort de l'individu équivaut à la naissance du gouvernant, qui, puisqu'il ne vit publiquement que par son statut, que par sa fonction, et non par son humanité, échappe à la souillure originelle.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.81
remarque : Comment ne pas penser au père de Sébastian Haffner, fonctionnaire allemand modèle de l'entre-deux guerres?

L'Eglise, modèle de l'Etat

Tout comme la société humaine est représentée à travers le pouvoir de l'Église, le peuple rassemblé, mais informe politiquement, est représenté par une instance trancendante et supérieure qui, d'un même geste, lui donne sa forme politique: l'État assure le passage de la voluntas — de l'unité —, au «vouloir» authentique — à la prise de décision.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.78

Exposition Jean-Paul Marcheschi du 29 avril au 30 septembre 2011

Une lecture de Camille morte par Hervé Lassïnce aura lieu le 29 et 30 avril. Elle sera suivie de la projection du film Vers la flamme réalisé par Stéphane Bréart et Julien Filoche.








Présentation de l'exposition

À l'occasion de la deuxième présentation des œuvres de Jean-Paul Marcheschi dans son nouveau lieu du 1er arrondissement à Paris, sont présentés des œuvres murales de grande taille, des objets et des sculptures.

Dans cette exposition personnelle intitulée «L'Astre noir», l'artiste poursuit, dans des formes nouvelles, une exploration de la nuit, de la matière noire, de la mémoire et des corps, commencée voilà plus de trente ans. Envisagé depuis les commencements comme une « chrono-biologie totale » de l'existence, l'œuvre, à travers un langage qui lui est propre - la flamme, le verre, le bronze, le papier -ne cesse de conquérir de nouveaux espaces, de nouveaux thèmes, de nouveaux lieux. Depuis les Onze mille nuits (1987-2001) jusqu'à la Voie lactée (2007, vaste voûte de lumière de 35 x 14 m, installée dans la station Carmes du métro de Toulouse) et plus récemment l'exposition «Les Fastes», dans le musée de la préhistoire de Nemours (2009-2010), où fut investie aussi la forêt alentour, c'est un «contre-monde» cohérent et tendu, où le livre et la poésie tiennent une place centrale, peu commune, qui a fini par se constituer. L'air, la terre, l'écriture, le feu et plus récemment l'eau, à travers la présence accrue des Lacs, forment l'alphabet principal du peintre et sculpteur Jean-Paul Marcheschi. Noir et solaire, intime et anonyme, ce sont là les caractéristiques principales de ces États du feu.

Œuvres présentées
- Âmes mortes: l'œuvre à dominante claire, composée de fils de suie, évoque les électroencéphalogrammes du sommeil. Sur ces tracés tremblants, ces ondes, viennent se déposer des objets incertains et sans noms. Ils flottent tels des corps élémentaires déposés sur la grève : scalps, ecce homo, débris de mèches enduits de cire, fagots ou méduses, tous sont des rejets du feu. Ce sont des âmes mortes.

- Trois fragments de la Voie lactée : rétroéclairées, ces pages noircies, enserrées dans des boîtes de lumières, sont extraites de l'installation permanente dans le métro de Toulouse.

- L'Homme clair, Visions, L'Astre noir, Mers de nuages, Stèles (murales) et NY-Volcans : sculptures-objets montrées pour la première fois à Paris. Ces corps noirs, immatériaux, très volatiles, sont composés de suie non fixée, déposée sur 1 à 12 plaques de verre ou de plexi enchâssées dans des boîtes transparentes.

- Crâne-enfant : ce tableau quasi carré (1,2 x 1 m) appartient à la manière « pétrée » de l'artiste. Haut en matière, il a la consistance et la dureté de la sculpture.

Bronzes et cires : L'Ithyphallique, Horus, Ecce homo, Freux, Sanglier.

Suite Dante : composition murale d'antiphonaires et de peinture illustrant la Divine Comédie. Suie, cire, mine noire sur papier.


Des fauteuils club

Dans un commentaire qu'il fit du célèbre poème cosmologique de son ami Theodor Däubler, portant le titre énigmatique de Nordlicht [aurore boréale], Carl Schmitt recourt expressément à l'imagerie vétérotestamentaire:

« Ils [les hommes de l'époque] veulent le ciel sur la terre, le ciel comme résultat de l'industrie et du commerce; il doit se trouver ici sur terre, à Berlin, Paris ou New York, un ciel avec des bains, des automobiles et des fauteuils club, dont le livre sacré serait le guide du voyageur. Ils ne veulent pas le Dieu de l'amour et de la gâce, et puisqu'ils ont déjà réalisé tant de choses étonnantes, pourquoi ne «fabriqueraient-ils pas» [machen] la tour [Turmbau, allusion à la construction de la tour de Babel] d'un ciel terrestre?»1

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.61



Note
1 : Cité par M. Weyembergh, «Carl Schmitt et le problème de la technique», dans P. Chabot, G. Hottois (éd.), Les philosophes et la Technique, p.158. Les remarques entre crochets sont de Maurice Weyembergh.

Pour une lecture schmittienne de Facebook ?

Évidemment, ça dépend de l'habilité de chacun à paramétrer son compte Facebook pour définir une hiérarchie parmi les personnes qui ont accès à ses données.
Tout comme la distinction entre l'ami et l'ennemi, le dogme théologique fondamental affirmant le péché du monde et l'homme pécheur aboutit (tant que la théologie ne s'est pas dégradée en morale normative pure ou en pédagogie, et le dogme en pure discipline) à répartir les hommes en catégories, à marquer les distances, et il rend impossible l'optimisme indifférencié propre aux conceptions courantes de l'homme.

C. Schmitt, La Notion de politique, p.108-109 Flammarion, 2004, cité par Tristan Storme dans Carl Schmitt et le marcionisme p.47 (C'est Tristan Storme qui souligne).

Au-delà de la boutade, il reste que je me prends à rêvasser sur ce que pourrait être une nation "hors sol", sans notion de territoire, constituée d'amis virtuels mais réels, réels mais virtuels (beau sujet de science-fiction?).
Je me demande quelle forme ont pris les appels à la résistance ou au soulèvement sur FB, en ce qui concerne les événements actuels dans les pays arabes: des groupes, des pages, le compte personnel d'un leader?
Les relations d'amitié — la constitution de groupes amis, prépolitiques, — ne sont pas définies par l'émergence de l'ennemi; elle s'établissent au sein de l'état de nature et représentent le réquisit indispensable d'une incrémentation politique ultérieure. Il n'y a d'ennemi politique que s'il lui préexiste une entité groupale, une collectivité prédisposée à devenir politique, à discriminer l'ennemi, s'étant déjà elle-même homogénéisée. (Tristan Storme, opus cité, p.48)
[…]
C'est à travers l'«apparition» soudaine de l'ennemi, à travers son surgissement, que la politicité de l'amitié groupale, ce la nation homogène, devient efficiente. (''Ibid'', p.50)
[…]
[L'ennemi] menace de mettre à mort l'amitié, par le biais d'une lutte armée, d'une lutte possiblement réelle. Cette tension entre possibilité et effectivité, entre virtualité et réalité, permet au groupe ami, à la nation, d'atteindre le status politicus; elle vient consolider l'amitié homogène dans son critère extrême d'association, et en attiser la conscience. (p.51)

complément le 26 avril 2011
Je suis un peu embarrassée par l'éventuelle publicité faite à ce billet. Il va de soi que ce n'était qu'une pochade, quelque chose comme une tentative de lecture kinbotienne (ie, une illustration de la façon dont une grille de lecture ou un parti pris peut déformer une interprétation).
Ce billet intervenait tôt dans le livre de Storme, c'est-à-dire au cours de la lecture du chapitre décrivant la philosophie de "Schmitt jeune".
En poursuivant la lecture (chapitre "Schmitt nazi"), Facebook pourrait être comparé à la mer (l'absence de frontières, la fin de la représentation, l'individu et l'individualisme du libéralisme). Plus loin (le Schmitt de l'après-guerre, qui ne rencontre que des Juifs allemands et pas d'Américains), on pourrait se dire qu'il n'est pas surprenant que FB ait été mis au point par Mark Zuckerberg…

Rien où poser sa tête de Françoise Frenkel

Il y a presque un an, Michel Francesconi m'envoya un livre étonnant: l'histoire d'une jeune juive polonaise, férue de littérature française, qui eut l'idée incroyable d'ouvrir une librairie française… à Berlin dans les années vingt. Elle revint en France en 1939 et la suite raconte ses tribulations de juive étrangère bientôt clandestine.

Je suppose que le titre est une référence à Luc: «Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où poser sa tête». (Luc 9, 57-62)
Ainsi l'auteur se trouve plus démunie que les animaux sauvages, entièrement à la merci des personnes qui l'entourent.

Ce livre fourmille de détails sur la mise en place progressive de mesures vexatoires rendant la vie impossible, d'abord en Allemagne pour les étrangers (et même les autochtones…), ensuite en France pour les juifs. En un sens ce livre ne nous apprend rien qu'on ne sache déjà; cependant, il s'agit d'une vision quotidienne et précise de la mise en place de mesures d'abord "innocentes" (après tout nous sommes en temps de guerre et il est bien naturel de mettre en place le contrôle des étrangers) établissant progressivement la terreur. Comme souvent (toujours?) dans les récits de survivants, il se rencontre dans la population autant de courage tranquille, de générosité qui s'ignore, que de méchanceté et de mesquineries.

Françoise Frenkel a écrit ce livre très rapidement après avoir atteint clandestinement la Suisse où l'attendaient des amis. Il est paru en septembre 1945 à Genève.
Il me semble qu'il est rare qu'un tel témoignage ait été si vite publié après les faits.
Il est aujourd'hui introuvable, c'est pourquoi je vais le citer longuement.


La librairie ouvre en 1921. Elle connaît immédiatement un vif succès. Tout cela me rappelle Hannah Arendt parlant de Rosa Luxembourg dans Vies politiques, ou Alfred Döblin:
1921! Cette époque d'effervescence fut marquée par la reprise des relations internationales et des échanges intellectuels. L'élite allemande commença à paraître, d'abord très prudemment, dans ce nouveau havre du livre français. Puis les Allemands se montrèrent de plus en plus nombreux: philologues, professeurs, étudiants, et les représentants de cette aristocratie dont l'éducation fut fortement influencée par la culture française, ceux qu'on appelait déjà alors «l'ancienne génération».
Public curieusement mêlé. Des artistes connus, des vedettes, des femmes du monde se penchent sur les journaux de mode, parlant bas, pour ne pas distraire le philosophe plongé dans un Pascal. Près d'une vitrine, un poète feuillette pieusement une belle édition de Verlaine, un savant à lunettes scrute le catalogue d'une librairie scientifique, un professeur de lycée a réuni devant lui quatre grammaires dont il compare gravement les chapitres concernant l'accord du participe suivi d'un infinitif.
A mon étonnement, je pus constater alors combien la langue française intéressait les Allemands et quelle connaissance approfondie certains d'entre eux possédaient de ses chefs-d'œuvre. Un professeur de lycée me fit un jour remarquer, dans l'édition de Montaigne qu'il avait en mains, une lacune d'une dizaine de lignes importantes. C'était exact, l'édition n'était pas in extenso. Un philologue pouvait, sur quelques citations d'un poète français, dire sans hésitation le nom de l'auteur. Un autre pouvait réciter par cœur des maximes de La Rochefoucauld, de Chamfort et des pensées de Pascal.
[…]
Claude Anet, Henri Barbusse, Julien Benda, madame Colette, Debroka, Duhamel, André Gide, Henri Lichtenberger, André Maurois, Philippe Soupault, Roger Martin du Gard vienrent rendre visite à la librairie.
Françoise Frenkel, Rien pour poser sa tête, p.18
A partir de 1935, des tracasseries d'ordre divers commencèrent: problème des paiements en devise, censure et confiscation de livres (Barbusse, Gide,…), saisie des journaux français, promulgation des lois raciales.
Puis vint la nuit de cristal (la librairie fut épargnée puisque non-allemande):
Je les voyais s'approcher, venir dans ma direction.
Je me trouvais sur les marches de la librairie. Mon cœur battait à coups précipités, mes nerfs étaient terriblement tendus. Je sentais en moi une énergie grandissante.
Ils s'arrêtèrent. L'un épela mon enseigne, pendant que l'autre consultait sa liste.
— Attends! Attends! Elle n'y est pas. (p.28)
Écœurement, mais obligation d'ouvrir la librairie le lendemain:
Le lendemain, je n'ouvris pas la librairie. Vers midi, je fus appelée au téléphone par un haut fonctionnaire de la Chambre de commerce. Il m'enjoignit fort poliment de rouvrir incessamment. En commentaire, il ajouta que la fermeture des entreprises étrangères n'était pas dans les vues du gouvernement; elle pourrait avoir des répercussions sur les établissements allemands hors du pays. (p.30)
Peu à peu il lui faut se rendre à l'évidence: elle ne peut rester en Allemagne. Mais il n'est plus temps de vendre. Nous sommes en août 1939, Françoise Frenkel ne quittera Berlin qu'au dernier moment, contrainte et forcée. Personne ne semble avoir cru à l'imminence de la guerre, son témoignage est hallucinant:
Le 1er août 1939, l'autorisation du clearing me fut octroyée. Je procédai fiévreusement aux payements.
Je tentai de mettre à l'abri les collections de livres. Pendant que je faisais dans ce sens des démarches hâtives, d'ailleurs sans succès, l'air se chargeait de menaces et de danger.
En juillet, je m'étais rendue à plusieurs reprises au Consulat polonais pour me renseigner sur la situation.
Chaque fois on me rassurait pleinement.
Le consul m'avoua confidentiellement que l'Angleterre était en train d'aplanir les complications surgies dans les rapports germano-polonais.
Le 25 août, allégée de toutes mes obligations, à la veille de mon voyage de vacances dans ma famille, je revins demander au service commercial quelques indications relatives à la protection de ma librairie. J'appris avec consternation que la frontière polonaise était «momentanément» fermée, à la suite de coups de feux échangés entre les éléments des deux pays.
A la foule inquiète accourue, on répondait: «Tout s'arrangera, il n'y aura pas de guerre!»
Le 26 août, je fus appelée au Consulat de France. J'y reçus le conseil d'aller «en attendant» à Paris et de prendre le train qui, dans vingt-quatre heures, devait emmener les Français de Berlin et quelques étrangers.
«Ce départ collectif n'est qu'une protestation contre la violation nazie de la frontière polonaise.»
Je retournai une fois encore à mon Consulat. «L'Angleterre agit! L'Amérique s'en mêle! Roosevelt adressera un appel à la paix au peuple allemand.» Et mon interlocuteur, haut fonctionnaire, ajouta: «Cependant votre situation est, dans ces moments troubles, particulièrement exposée. Pourquoi n'accepteriez-vous pas l'offre bienveillante d'aller «en attendant» à Paris, quitte à faire le voyage en Pologne dès que le conflit sera conjuré. C'est une question de quelques jours! Les Alliés ne sont pas disposés le moins du monde à faire la guerre…»
Cela fut dit avec un sentiment de profonde conviction.
Il fut établi depuis que les diplomates anglais, français et polonais n'admettaient guère l'approche du désastre.
Le soir même, deux amies dévouées vinrent pour «faire mes bagages». Rien ne devait à cette époque quitter l'Allemagne sans autorisation spéciale. Il fallait remplir une multitude de questionnaires et préciser chaque objet que l'on désirait emporter: pièces de lingerie, vêtements, chaussures et même ciseaux, pains de savon, brosses à dents.
Je n'avais pas songé à me soumettre à cette formalité.
Mes deux amies insistèrent pour que j'emporte au moins une partie de mes effets personnels. Une malle fut préparée par leurs bons soins.
Recroquevillée dans un coin du divan, je les laissais faire. Toute mon énergie avait disparu. J'étais comme hébétée. (p.31-32)
Paris non plus ne croit pas à la guerre, et l'apprend avec stupéfaction, suspendu aux postes de T.S.F. Françoise Frenkel prend connaissance en direct de l'écrasement de la Pologne où réside toute sa famille.
En France commence la «drôle de guerre» et avec elle, l'institutionnalisation de la méfiance envers les étrangers. (Ce sont des détails que je n'avais encore jamais lus, même si ma grand-mère (polonaise) me racontait que mon grand-père (polonais) avait été interné pendant la guerre dans un camp dans le Massif central (elle restant seule et enceinte à la ferme)):
C'est alors que la presse entama une grande campagne contre ce que l'on appelait «la cinquième colonne», installée partout depuis des années. Avide de diversion, le public trouva dans ces révélations sensationnelles un intérêt passionnant.
La préfecture de police prit «de grandes mesures» d'ordre général et décida de procéder au recensement de tous les étrangers et à la revision de leur situation.
Ces mesures, établies sans préparation, furent exécutées sur-le-champ. Les commissariats de police, les directions d'hôtels, les logeurs, les concierges, les patrons qui occupaient des étrangers furent invités à s'assurer que ces derniers se conformaient bien aux nouvelles ordonnances.
La population entière se mit à surveiller les «suspects». Du jour au lendemain des milliers d'étrangers stationnèrent devant la préfecture, formant une queue qui passait par le quai aux Fleurs et s'allongeait jusqu'au boulevard Saint-Michel.
Ils venaient prendre leur place dès l'aube; ils apportaient un pliant, une collation, un livre, des journaux et ils patientaient, d'abord sous la pluie de septembre et d'octobre, puis sous la neige de novembre et de décembre.
Séparés par la guerre de leurs pays d'origine, sans possibilité d'y retourner, certains sans ressources, ces gens attendaient, las et hébétés. Un abattement terrible régnait dans cette foule hétéroclite de déracinés.
La mobilisation générale ayant appelé sous les drapeaux la majorité des hommes valides, le personnel de la préfecture se composait surtout de jeunes femmes. Elles n'étaient pas le moins du monde préparées à cette tâche écrasante et furent vite excédées. (p.39)
Grâce à des invitations de ses amis en France, Françoise Frenkel obtient des laisser-passer pour Avignon, puis Vichy, puis Nice. Partout elle rencontre les mêmes personnes égarées, seules, désœuvrées. L'important est de trouver des compagnons, de ne pas rester seul, de ne pas céder au désespoir.
Des juifs, de tous les pays occupés, tournaient dépaysés, sans but et sans espoir, dans une inquiétude et une agitation toujours grandissantes.
Ce qui pesait le plus ce qui anéantissait toute énergie et toute résistance, c'était le désœuvrement. (p.76)
Impossible cependant de travailler, les fonctionnaires veillent:
Un fonctionnaire d'aspect débonnaire fumait sa pipe au milieu des paperasses accumulées. Je lui présentait le mot du bouquiniste en y joignant mon attestation de libraire.
— «…bien travaillé pour la France… accorder toutes les facilités…», se mit-il à lire à mi-voix.
Changeant de ton, il ponctua:
— Pas de permis de travail aux étrangers! Quant à votre recommandation… vous savez! La présidence du Conseil de 1939! C'est plutôt compromettant!
Et il ajouta, réprobateur:
— Tous ces étrangers! Ils mangent notre pain et ils veulent encore travailler chez nous. (p.77)
Se nourrir, se loger, tout est difficile. La présence des Allemands fait flamber les prix et le marché noir se développe. Après le recensement des étrangers par la France vint le temps du recensement des juifs par les Allemands:
En mars 1942, le gouvernement de Vichy décréta le recensement général.
Des affiches spéciales enjoignaient à la population de race juive de stipuler cette origine dans ses déclarations et cela sous peine de réclusion.
La signification de cet appel était claire puisqu'en Allemagne le même recensement avait ouvert l'ère des persécutions.
Personne n'ignorait, d'ailleurs, qu'il s'agissait d'une mesure imposée à l'Etat français par les autorités allemandes. Les conséquences à prévoir étaient évidentes.
On était indécis sur l'attitude à adopter. Les uns disaient: «L'omission volontaire de la déclaration de notre race serait évidemment poursuivie, mais il subsiste toujours la chance qu'elle passe inaperçue. Alors c'est le salut. Par contre, une déclaration nous exposerait avec certitude à toutes les persécutions.»
Les autres répondaient: «Nous sommes en France, dans un pays qui nous a accordé l'hospitalité et la protection. Nous avons envers lui un devoir de loyauté et nous devons répondre à ses exigences. Les autorités françaises n'admettront pas d'exactions contre nous. Nous avons confiance.»
C'est dans cette atmosphère de perplexité et d'excitation que se préparait le haineux recensement, puis le dernier jour de la remise des questionnaires arriva. Il fallait se décider et agir. La majorité fit une déclaration conforme à la vérité. J'étais du nombre.
Le recensement terminé, chacun dut remettre à la préfecture ses papiers d'identité. Huit jours après, ces documents nous furent rendus, munis de l'indication prévue. Le service du ravitaillement convoqua à son tour les intéressés pour inscrire la mention de race. Tout le monde était classé, marqué, aux dires de la police, «en ordre parfait». La danse macabre pouvait commencer. Dès le début de juillet, des déportations d'étrangers de race juive étaient effectuées à Paris; le 15 juillet à Lyon. On sentait le danger imminent dans toute la France, mais personne ne savait au juste ce qu'il convenait d'entreprendre.
Des fuyards arrivaient en masse, de partout, éplorés, apportant des nouvelles terribles.
Les réfugiés résidant dans les Alpes-Maritimes assiégeaient littéralement les consulats : américain, espagnol, suisse, suédois… Ils faisaient queue pour tenter cette démarche désespérée; mais la plupart des services de visas ne fonctionnaient plus. (p.93-94)
Françoise Frenkel a des amis en Suisse. Elle tente d'obtenir un visa:
J'avais écrit à mes amis suisses que «mon état de santé s'était aggravé», ce qui, selon nos conventions épistolaires, signifiait que j'étais en danger. Mes amis répondirent que je pouvais compter sur un visa d'entrée dans leur pays.
Forte de cette promesse, je me rendis à la préfecture. Je montrai le message reçu de Suisse en y joignant la recommandation de 1939 et je demandais un visa de sortie.
Le fonctionnaire, un jeune homme de vingt ans, après avoir examiné ces deux papiers, me dit poliment, sur un ton de renseignement:
— Vous avez là, madame, une recommandation d'un gouvernement d'avant guerre qui s'est révélé indigne. Ce gouvernement est aboli. Nous avons maintenant une France nouvelle. Les maîtres que vous avez servis ont disparu.
Ce raisonnement ne m'était pas inconnu. Ne l'avais-je pas entendu déjà à plus d'une reprise! Cependant, cette fois-ci, je protestai en me récriant:
— Sachez, monsieur, que les maîtres que j'ai servis pendant plus de vingt ans s'appellent Boileau, Molière, Corneille, Racine, Voltaire et bien d'autres immortels de votre pays!
Mes paroles parurent éveiller, sembla-t-il, quelques souvenirs scolaires chez mon interlocuteur.
— Soit, dit-il après quelques instants d'un ton conciliant, je vais tenter une demande pour vous. Votre passeport, s'il vous plaît!
Il plaça une feuille rose dans sa machine à écrire, épela mon nom, puis le tapa.
— Vous n'êtes pas de race juive, j'espère? se ravisa-t-il subitement. Montrez-moi votre permis de séjour.
Il y jeta un coup d'œil.
— Inutile de faire la demande! Nous avons l'ordre strict de ne plus laisser sortir de France les étrangers de race juive. Ce règlement sera prochainement appliqué même aux Français. Vous comprenez, les Allemands sont les maîtres, ajouta-t-il à voix basse, comme un aveu.
Il avait l'air de s'excuser et son attitude me toucha. (p.95)
La traque s'organise, les policiers fouillent les chambres, vont attendre dans les bureaux où l'on peut obtenir des cartes de ravitaillement.
Détail inconnu de moi, une mesure sépara les enfants juifs de leurs parents. Françoise Frenkel explique le zèle policier par l'aigreur de la défaite. Elle aussi a l'intuition d'un fond sadique en tout homme:
Peu après, une nouvelle mesure fut promulguée: les enfants juifs devaient être enlevés à leurs parents. On les jetait dans des camions, on déchirait leurs papiers sur place. Les autorités les marquaient d'un numéro matricule.
Cette mesure ne s'exécuta pas sans scènes tragiques. Des mères se coupaient les veines, d'autres se jetaient sous les autocars au moment où ils démarraient, emportant leur chargement tragique. Dans un hôtel de la Côte d'Azur, une femme, qui avait échappé aux rafles, se jeta par la fenêtre avec son petit. Elle fut relevée avec une fracture des jambes. L'enfant était mort, écrasé dans la chute.
Agents et gendarmes faisaient la chasse avec une adresse et une activité infatigables. Ils exécutaient les ordonnances de Vichy fermement, inexorablement. Chez ces hommes asservis, la colère amassée par suite de la défaite était violente et ils paraissaient vouloir la dépenser contre de plus malheureux et de plus faibles qu'eux. Ces représentants de l'autorité n'avaient rien d'héroïque, ni dans leur tâche, ni dans leur attitude.
Un fond de sadisme doit être caché en tout homme pour se dévoiler lorsqu'une occasion s'en présente. Il suffisait qu'on ait donné à ces garçons, somme toute paisibles, le pouvoir abominable de chasser et de traquer des êtres humains sans défense pour qu'ils remplissent cette tâche avec une âpreté singulière et farouche qui ressemblait à de la joie.
Etait-ce sur ordre ou par un sentiment de honte? On les entendait prétendre que ces procédés étaient utiles et nécessaires, puisqu'ils étaient l'une des conditions de la collaboration avec les Allemands et que dans cette collaboration résidait le salut de la France.
Les décisions définitives, concernant les réfugiés de race juive arrêtés, ne se firent pas attendre longtemps. Pendant huit jours, des amis purent aller les voir et leur porter quelques objets de première nécessité, un peu de réconfort. Mais un jour, sans avertissement, on les achemina vers des camps de concentration français, d'où ils furent transportés, par catégories, dans les camps de Pologne, de Tchécoslovaquie et d'Allemagne. (p.102-103)
Quelques mois plus tard, l'invasion de la Provence par l'Italie accorde quelques répits aux réfugiés. Là encore, j'ignorais cet épisode. Déjà il ne reste plus beaucoup de juifs à Nice:
L'arrivée des Italiens dans les Alpes-Maritimes semblait faire suite à une décision improvisée. Pendant des heures, des convois d'artillerie, d'infanterie, de troupes alpines avec des centaines de mulets, suivis de camions, de voitures d'ambulance défilèrent sur la Promenade. L'état-major italien s'installa dans un palace du centre.
Une nouvelle inattendue se répandit aussitôt: grâce à l'intervention du Saint-Siège, les occupants venaient de décréter la suspension immédiate des persécutions.
La synagogue de Nice, polluée d'inscriptions grossières, avec ses vitraux brisés, fut nettoyée, remise en état et rendue au culte.
Les réfugiés de race juive furent invités à passer dans les commissariats de police pour s'y inscrire et à la préfecture pour y renouveler leurs cartes d'identité et leurs permis de séjour; ordre fut donné à tous les logeurs de restituer tout ce qu'ils détenaient. La protection des juifs par l'occupant italien fut notifiée à la communauté israélite. On vit alors des réfugiés, rescapés des rafles, stationner devant la préfecture. Ils ne formaient qu'un petit groupe.
Issus d'une longue suite d'aïeux parmi lesquels les persécutés ne manquèrent pas, tourmentés et dépouillés pendant des générations, les juifs ont indéniablement l'instinct du danger. Malgré l'attitude libérale des autorités italiennes, ils se méfiaient de l'avenir. Chacun profitait de cette accalmie pour préparer sa fuite vers les régions de la Creuse, de l'Isère et surtout de la Savoie, afin de se rapprocher de la frontière helvétique. (p.134-135)
Françoise Frenkel est arrêtée alors qu'elle tente de passer la frontière avec la Suisse. Elle raconte ses journées de prison en attente de jugement, puis le jugement lui-même.
Je me tenais debout pendant que mon avocat exposait mon délit: tentative d'évasion, mais avec visa suisse. Alors qu'il s'agissait généralement d'étrangers venus en France récemment pour fuir les persécutions, j'avais pour ma part longtemps vécu dans ce pays, j'y avais fait mes études. Il raconta comment, traquée, j'avais dû me cacher pendant des mois. Il rappela que des amis suisses, informés de ma détresse, m'avaient envoyé un visa d'entrée. Forcée par le danger et bien à contre-cœur, j'avais enfin cherché à quitter cette France que je considérais comme ma seconde patrie. Cette tentative de fuite avec de faux papiers que, par égard pour la Française qui me les avait prêtés, j'avais renvoyés prématurément, avait échoué.
— Ma cliente, si elle avait conservé ces papiers, aurait pu aisément passer pour une Française et rebrousser chemin.
Elevant la voix, l'avocat lut ensuite la lettre de recommandation de 1939. Au passage… nous souhaitons qu'elle jouisse dans notre pays de tous les droits et de toutes les libertés…, un murmure s'éleva parmi les juges.
Cette recommandation repoussée, dédaignée, moquée même, à tant de reprises, permettait maintenant à mon avocat de demander une autorisation exceptionnelle de résidence en Haute-Savoie, dans n'importe quel village, bourgade, sous-préfecture, à Annecy même, ainsi que le droit de me déplacer librement dans les limites du département.
La demande de mon défenseur reçut pleine satisfaction. Je fus condamnée au minimum avec sursis et déclarée libre. (p.183-184)
Elle passe quelques semaines en Haute-Savoie, épuisée, raconte les mille ruses utilisées pour survivre, le dévouement de la population, la tristesse des enfants orphelins cachés dans les couvents. Il se découvre une hiérarchie, des plus brutaux aux plus tolérants: les Allemands, les Français, les Italiens:
Dans l'histoire de la France pendant les années de l'occupation, les pages consacrées à la Savoie compteront parmi les plus altières et les plus glorieuses.
Car ce qui était le plus beau dans ce pays si beau — c'était l'attitude du Savoyard.
Tout le pays gardait son esprit d'indépendance et continuait à prodiguer aide et hospitalité à ceux qui affluaient de plus en plus nombreux pour l'y réfugier.
Le maquis se remplissait de réfractaires, venus de tous les coins de France, les maisons particulières cachaient des persécutés.
La Gestapo et la Milice arrivaient en même temps, s'installant partout.
Ce qui se passait dans d'autres départements laissait prévoir ce que l'occupation italienne serait d'un jour à l'autre remplacée en Savoie par les autorités allemandes.
L'emprise de Vichy allait en augmentant…
En mai 1943, un groupe de réfugiés était allé faire acte de présence, comme d'habitude, à la police. Il fut appréhendé à l'improviste et incarcéré dans les caves de la mairie, en attendant les instructions de Vichy.
La Viennoise fut avertie; son mari et son père se trouvaient parmi les arrêtés. Affolée, elle courut à la mairie, à la préfecture, à la gendarmerie et revint en larmes à la mairie… Un fonctionnaire français, ne voyant pas de secours possible, lui conseilla d'avoir recours à l'ultime moyen: faire appel à la protection des occupants italiens.
Elle se rendit à l'hôtel où siégeait la Commission. Après lui avoir demandé d'attendre, le commandant monta dans sa voiture, se rendit à la préfecture et donna l'ordre de mise en liberté immédiate de tous les détenus. On s'exécuta avec empressement. A la suite de ce succès, la Viennoise fut appelée «l'ambassadrice». Et plus d'une fois elle présenta les requêtes des prisonniers, des libérés et des fugitifs. (p.202-203)
Sa deuxième tentative d'évasion est la bonne:
Douloureusement oppressée par la séparation toute proche, je faisais mes adieux aux montagnes, aux prairies et aux champs, au village paisible, à ce vaste horizon, à la France.
La tristesse de devoir franchir ses frontières en fraude, comme une malfaitrice, m'envahissait.
Pour me donner du courage, je me remémorai toutes les souffrances, presque surhumaines, que j'avais supportées, mais en même temps le terrible malheur de la France et son asservissement sans limite s'imposèrent à ma conscience.
Soudain, un sentiment naquit et grandit en moi — la nostalgie déchirante de ce pays que j'allais quitter.
[…]
Instinctivement, un regard furtif vers la sentinelle…
Un soldat italien accourait dans ma direction!
Alors, sans réfléchir, dans un état de fièvre, j'enjambai gauchement l'obstacle — et je me jetai de l'autre côté!
Dans ma chute, les fils de fer barbelés s'accrochèrent à mes vêtements. Je tombai sur le sol…
Presque aussitôt un coup de feu retentit.

De nouveau un soldat arrivait vers moi en courant lui aussi — fusil en main!
Par terre, étourdie, je l'attendais avec résignation.
— Levez-vous, madame, vous n'êtes pas blessée. J'ai vu l'Italien tirer en l'air, fit en français le soldat en m'aidant à me mettre sur pieds.
— Où suis-je?
Mais, voyons! Vous êtes en Suisse, à ce qui me paraît. (p.208-209)

L'homme et l'œuvre

Confondre la vie de l'homme avec celle de l'œuvre (désormais déchue au rang de «documents»), c'est-à-dire réduire la valeur d'une pensée aux convictions et comportements politiques de son auteur, aussi funestes furent-ils, revient à s'interdire toute possibilité d'une compréhension rigoureuse de l'œuvre en tant qu'œuvre, à déclarer la mise en bière des vertus de l'analyse systématique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.18

Douloureux mais tangible

Malgré le caractère éristique et agité du débat entre continuistes et théoriciens de la parenthèse, se faisait jour la réalité d'un dialogue scientifique, douloureux mais tangible, que la publication en français d'un ouvrage fort controversé du juriste, rédigé en 1938 et teinté d'un antisémitisme virulent, poussa jusqu'à des conclusions extrêmes: la traduction en 2002, du Léviathan dans la doctine de l'Etat de Thomas Hobbes, sous-titré Sens et échec d'un symbole politique, provoqua le revirement d'une querelle, jusqu'ici dialogique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.13-14
Il s'agit du débat autour de la période nationale-socialiste de Schmitt: continuité ou parenthèse?
Ce que décrit ici Tristan Storme, c'est le moment où le débat a cessé d'être débat, le moment où il n'a plus été possible d'avoir une opinion contraire au diktat de la pensée morale/moralisante/moralisatrice.

Berlin 1935 : tri sélectif

— Ces quatre boîtes de métal vous appartiennent-elles?
— Je l'ignore, je vais le demander à la femme de ménage; mais pourquoi?
— Elles sont à vous. Je le sais et je vous le dis! Tous les Allemands savent que pour se débarrasser des boîtes de conserves il y a un récipient autre que la poubelle, c'est une caisse spéciale avec inscription! Vous allez avoir une amende salée! Elle figurera sur le compte de vos «bonnes affaires» de Noël, ajouta-t-elle, les yeux pleins de haine.
La mégère partit. Un diplomate présent à l'incident raconta qu'il n'avait su, pendant plusieurs jours, comment se défaire d'un tube d'aluminium portant en rouge l'injonction: «Ne pas jeter». Il n'osait mettre ce tube dans la corbeille à papier de sa chambre d'hôtel, ni l'abandonner dans la rue. Il eut enfin l'idée de le déposer dans une pharmacie, où on le félicita au nom du Parti.

Françoise Frenkel, Rien pour poser sa tête, p.22

Némésis

— Eh… mais… qui diable êtes-vous ?
— C'est moi — répondit Miss Marple, ayant pour une fois oublié son vocabulaire châtié — bien que je devrais user d'un terme plus fort. Les Grecs, je crois, parlaient de la Némésis.

Mr. Rafiel se souleva sur ses oreillers et examina sa visiteuse. Sous la clarté lunaire, la tête enveloppée dans une écharpe vaporeuse de laine rose, Miss Marple ressemblait aussi peu que possible à l'image de la Némésis.

Agatha Christie, Le major parlait trop, p.171

Impunité

Selon moi, et d'après ce que j'ai lu et entendu, quelqu'un qui commet un acte immoral et s'en sort, est, hélas! encouragé à recommencer. Il s'estime le plus habile des hommes et renouvelle son forfait en changeant chaque fois son état civil.

Agatha Christie, Le major parlait trop, p.117

Les hommes détestent

— Pensez-vous qu'un meurtrier puisse être un homme heureux?
— D'après mon expérience, oui.
— Votre expérience! Vous ne devez pas en avoir beaucoup sur ce sujet!

Ce en quoi il se trompait. Mais Miss Marple se retint de le contredire, n'ignorant pas que les hommes détestent entendre contester leurs jugements.

Agatha Christie, Le major parlait trop, p.121

Juan Asensio tente de détourner l'attention de son procès en attaquant Jean-Yves Pranchère

Juan Asensio tente une critique de l'article de Jean-Yves Pranchère paru dans Résistances à la modernité dans la littérature française de 1800 à nos jours.

Cependant, il apparaît assez vite que le fond de l'article n'est pas en cause; pour preuve les commentaires à la suite de la mise au point parue dans le blog d'Emmanuel Régniez ne discutent pas les thèses de l'article, ils célèbrent Juan Asensio et accusent le blog du 6 mars de censure (sans avoir conscience que nous nous amusons beaucoup trop à les lire et à les offrir à la lecture pour les censurer).

Il est assez difficile de suivre la polémique (car n'oublions pas qu'il s'agit avant tout pour Juan Asensio de faire oublier qu'il a fait l'objet d'un rappel à la loi et que l'article de Jean-Yves Pranchère n'est qu'un prétexte), il est assez difficile de suivre la polémique —disais-je— telle qu'elle se déploie dans les commentaires du blog Le 6 mars car Juan Asensio change d'heure en heure ses introduction et commentaires, rendant problématique toute tentative d'en reconstituer les arguments et contre-arguments (bien que le mot "argument" soit trompeur ici, car il donnerait à penser qu'il y a une véritable discussion, sur l'article pranchérien et non sur les personnes, ce qui n'est pas le cas).

Rappelons que Jean-Yves Pranchère a été invité à intervenir en colloques à plusieurs reprises par la société des amis de Chateaubriand et qu'il est l'auteur d'une thèse sur Joseph de Maistre et l'un des éditeurs de l'édition des œuvres choisies de Bonald aux éditions classiques Garnier.
Son article Tragique ou futilité anti-moderne? Chateaubriand, Maurras, Renaud Camus tente une analyse sérieuse et pondérée des différences ou ressemblances entre trois auteurs "réactionnaires" tentés par la politique. Vous en trouverez un large extrait sur le blog d'Emmanuel Régniez.



mise à jour le 11/04/2011 à 17h
Dans le billet destiné théoriquement à analyser les points soulevés par Jean-Yves Pranchère dans son article, Juan Asensio a pris violemment à partie Pierre Cormary, dont on ne comprend pas très bien ce qu'il vient faire là, entre Chateaubriand, Maurras et Renaud Camus.
Pierre Cormary lui répond en récapitulant les diverses attaques dont il a régulièrement fait l'objet, et plus amusant, en recopiant d'heure en heure la loghorrée asensienne. C'est très instructif.

Remarque : si la fureur de Juan Asensio se déverse aussi librement sur Pierre Cormary, c'est sans doute qu'il est le plus vulnérable d'entre nous, n'ayant pas porté plainte et n'étant pas relativement protégé par les procédures en cours.
Chacun pèsera de lui-même les courages respectifs de Pierre Cormary, qui nous a apporté spontanément son soutien en sachant la colère qu'il allait déclencher, et de Juan Asensio, qui illustre en ces heures tout ce que je pense de son honneur et de sa dignité.

Du paradoxe des notes

«Circé» est le quinzième chapitre d'Ulysse. Il reprend, très vite, c'est-à-dire de façon compacte, condensée, tous les événements et personnages rencontrés précédemment, parfois d'un mot, d'un fragment de mot; tout fonctionne par références et allusions.

A la fin de son introduction à ce chapitre dans la Pléiade, Daniel Ferrer souligne le paradoxe qu'il y a à ralentir la lecture par des notes à chaque alors que le principe du chapitre est justement l'inverse, la condensation et la rapidité:

Cette autographie étant donc la caractéristique principale de l'épisode, une grande part des notes ci-dessous va être consacrée à signaler les récurrences. Bien que nos renvois soient nécessairement très incomplets (puisque, nous l'avons vu, pratiquement chaque mot peut être considéré comme un revenant, ramenant avec lui quelque chose du ou des contextes où il a figuré dans les chapitres antérieurs), ils pourront paraître fastidieux, ralentissant la lecture à l'excès, alourdissant inutilement un des chapitres les plus comiques d'Ulysse; mais cette méthode rétrograde est la seule qui permette de pénétrer dans «Circé», car le lecteur est devant ce texte comme devant un miroir; il découvre qu'il y figure déjà, mais qu'il ne peut s'y enfoncer qu'à condition de s'en éloigner à reculons.

Daniel Ferrer, notes à Ulysse dans l'édition la Pléiade, p.1663-1664

Etre ou faire

Il [Foucault] m'a fait comprendre il y a quelques temps qu'il y avait certains ennemis qu'on perdait son temps à chercher à apaiser puisque ce que les gens n'aiment pas, ce n'est pas tant ce que vous faites que ce que vous êtes.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.153

Test de séroposivité

L'angoisse inhérente à l'attente du résultat était accrue par le fait que je ne connaissais personne autour de moi à avoir pratiqué ce test et été négatif.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.178

Philosophie de l'amitié

[…] Il [Foucault] est revenu joyeux, son voyage s'était merveilleusement passé (il avait traversé l'Afrique, failli épouser une charmante Kényane et nagé à côté d'un crocodile dans le fleuve Gambie), et, devant le désastre, m'a juste dit: "Il faut prendre les choses avec philosophie." La philosophie est aussi une pratique très amicale.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.197

Vous avez de beaux yeux

Un soir, Michel [Foucault] nous a raconté, à Hervé [Guibert] et moi, comment il l'a rencontré. Il l'a remarqué pour sa beauté parmi le public de son cours du Collège de France, ouvert à tous ainsi que le veut l'institution. […] Ça l'amuse de nous amuser en détaillant la façon dont il l'a abordé. Il ne savait pas comment s'y prendre. Alors, quand le garçon, à la fin du cours, est venu chercher sur la table le magnétophone qu'il y avait posé afin d'enregistrer le cours, comme ils sont nombreux à le faire dans le public, Michel prétend n'avoir rien trouvé de mieux à lui dire pour engager la conversation que quelque chose comme «Oh, vous avez un joli magnétophone», et ça le fait rire de nous faire rire ainsi qu'on le fait de joie en constatant qu'il y a au moins une situation dans laquelle il n'a pas l'air tellement plus intelligent que nous.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.130
Le titre est une référence à cela.

Le bouton de la machine à laver

Je trouve le numéro du service après-vente de Brandt dans l'annuaire, j'appelle, je passe de service en service et on finit par me dire qu'il faut aller racheter la pièce cassée dans leur usine d'un coin inaccessible de banlieue où elle me coûtera quatre-vingt-dix-huit centimes. Ce faible coût par rapport à l'immense dérangement ajoute sa touche de miteux à mon accablement. Je vais cependant à la gare Saint-Lazare, je ne me trompe pas de train, je ne me trompe pas d'autobus à la sortie de la gare, les bureaux ne sont pas fermés quand j'arrive, il leur reste encore des boutons en stock et je rentre rue de Vaugirard mission accomplie.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.86

Pudeur journalistique

Un jour, on souhaite au journal joindre Marguerite Duras parce qu'elle vient de vivre une chose particulière et que ce serait bon d'avoir la primeur de son commentaire. On me suggère de lui téléphoner. C'est en pleine réunion dans le bureau du directeur, il y a un monde fou et jamais je n'y ai pris la parole. Je réponds, comme un crétin qui n'aurait pas saisi que c'était précisément la raison de la demande, que Marguerite Duras vient de vivre une chose particulière, qu'elle n'est sûrement pas d'humeur à s'exprimer dessus, que, si elle le faisait, ce serait juste parce que c'est moi qui l'appelle et que, donc, ajouté-je dans un raisonnement incompréhensible, ce ne serait pas correct de l'appeler. «Ces scrupules vous honorent», dit Jean Daniel, provoquant les rires de l'assemblée tant il est évident qu'il faut cependant vite les étouffer.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.61

Avoir raison

— Tu sais quelle est la première phrase que disent la majorité des accidentés de la route quand ils sortent du coma?
— Non, réponds-je.
Et lui, fort de son expérience hospitalière censée valoir caution: — «Mais je venais de la droite!»

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.40

La fierté de Michel Foucault

[…] elle m'avait parlé d'un amant à elle, répétant ce que ce type avait dit de moi, en une phrase lapidaire concentrant tous les reproches, que j'étais pédé, drogué, et ami de Michel Foucault. J'avais répété la phrase à Hervé, n'osant pas à Michel, mais Hervé s'était chargé de la transmission au quart de tour et Michel avait été ravi, n'ayant jamais soupçonné pouvoir être à lui tout seul un vice aussi établi que la drogue et l'homosexualité.

Mathieu Lindon, Ce qu'aimer veut dire, p.94-95

Cette brume insensée

cette brume insensée où s'agite des ombres,
— est-ce donc là mon avenir?


Raymond Queneau, cité en exergue de la seconde partie de W ou les souvenirs d'enfance de Georges Perec

(Et repris dans les Églogues par Renaud Camus)

La peinture et la mort

Jean-Paul Marcheschi a écrit un tout petit livre, Camille morte, sous-titré Notes sur les Nymphéas.

Il me semble en lisant Marcheschi entendre Barthes. Rarement un style m'aura autant rappelé la voix de Barthes : «Le deuil est un effondrement du temps». (p.35) ou «Les Nymphéas font l'objet d'un réglage extraordinairement savant du point de distance. Ni élévation, ni sublime, ni abaissement en direction du cloqaue, c'est le neutre qui préside à la composition de l'ensemble.» (p.45).

(Il est possible que je sois influencée par mes rares rencontres avec Marcheschi. Je crois que pas une fois il ne m'a pas parlé de Barthes.)


Jean-Paul Marcheschi reprend le parcours pictural de Monet, de la mort de sa femme Camille à ses toutes dernières œuvres, conservées à Marmottan. Travail sur la mort, travail du deuil, travail de dessaisissement. Le peintre regarde la mort en face.

[confidence de Monet à Clemenceau]: « Un jour, me trouvant au chevet d'une morte qui m'avait été, et m'était toujours très chère, je me surpris, les yeux fixés sur la tempe tragique, dans l'acte de chercher machinalement1 la succession, l'appropriation des dégradations des coloris que la mort venait d'imposer à l'immobile visage. Des tons de bleu, de gris, de jaune, que sais-je? Voilà où j'en était venu. Bien naturel, le désir de reproduire la dernière image de celle qui allait nous quitter pour toujours2.» Le mot clé dans ce récit est machinalement. C'est là que s'engouffre toute la déprise qui s'ensuit.
Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.17
Peindre, —et quel que soit l'objet à peindre—, c'est faire l'expérience d'un certain dessaisissement. Aucun des langages fournis par la communauté — l'école, la société, la culture — ne préparent à affronter une telle épreuve. Tout peintre, dès lors qu'il se saisit de son pinceau, entre dans ce vertige, cette fente au sein de la pensée — ruinant nom, mot, langue—, défait instantanément la carte psychique, identitaire, essentiellement verbale qui nous constitue. Le peintre a à affronter cet arasement. Il lui faut se débrouiller avec ça! Cette pauvreté: des pigments, du liant, de l'eau.
Ibid, p.21
Et tandis que je lisais Marcheschi nous parler de Monet, j'entendais Marcheschi nous parler de lui-même, d'un futur lui-même, d'une évolution inévitable et redoutée:
Mais ce qu'il y a à affronter aussi, en cette année 1911 de grande solitude, c'est une autre tragédie, bien peu glorieuse, mal étudiée dans l'art et pourtant tellement riche en expérience et en chefs-d'œuvre: et cette dernière épreuve est celle du vieillir. Dans le vieillir, l'ennemi principal c'est le corps. Sa lente dégradation jusqu'à la chute. C'est l'irrémédiable de la mort. Beuys a bein raison de rappeler — il connaît lui-même à la fin de sa vie un étrange affaiblissement — que, ce que l'art a à sauvegarder, à travailler, à saisir, c'est l'interminable «mourir des lignes de vie». Et son cortège, sinistre, illustré par la lente et inévitable défradation de ces organes que rien ne semble prédisposer à une trop longue vie. Pour ceux que la mort ne consent pas à emporter tout de suite, c'est une microscopique, mais lancinante et industrieuse démolition, qu'il va falloir affronter? Dossier immense à rouvrir d'urgence: celui des effets de styles suscités par le vieillir.
Ibid, p.47-48
D'où vient cet ensauvagement de la touche qui s'empare du vieux Monet dans l'œuvre de Marmottan? Plutôt que des tableaux, ce ne sont plus que départs de tableaux, fragments arrachés, chemins égarés qui ne mènent nulle part, couleurs irradiées, dé-situées, dénaturalisées. Plus l'esseulement augmente, plus le jour tombe, plus le voile s'épaissit, et plus la vue et la matière se solarisent et se désincarcèrent.
C'est sous le spectre de l'extinction, dans la diminution progressive des raisons de vivre et des objets du désir, que se peignent les derniers tableaux du vieux Monet. Lorsque tout alentour meurt et s'éteint, lorsque peindre et mourir finissent par se confondre, vers quel objet peut encore se tourner le langage?
Ibid, p.50



La peinture et la mort. Je songeais à notre désarroi à voir Renaud Camus peindre (et Jean-Paul Marcheschi écrire, mais sans doute dans une moindre mesure, puisque ce n'est pas la première fois). Que se passe-t-il?
La lecture de Camille morte me paraît apporter un élément de réponse: Camus et Marcheschi tentent de regarder la mort et d'appréhender la vieillesse, chacun à leur manière, en sortant de leur domaine traditionnel, en s'aventurant dans des contrées nouvelles: «lorsque peindre et mourir finissent par se confondre, vers quel objet peut encore se tourner le langage?»


Comment ne pas avoir remarqué que Renaud Camus a commencé à peindre après la mort de sa mère? (premier tableau photographié le 27 janvier 2010).
Faut-il interpréter cela comme un travail intérieur sur la douleur, sur l'aphasie, comme le besoin de se battre avec la matière? Ou faut-il y voir une libération, une liberté?
(Dernières phrases de Kråkmo : «Sans doute conviendrait-il d'écrire ici un mot sur ma mère, mais je ne m'en sens pas la liberté. […] Paix à son âme inquiète et déçue.»)


Hier, en cherchant une référence pour commenter L'Amour l'Automne, j'ai ouvert Vie du chien Horla et retrouvé cette page:
Il faut dire un mot de l'excrément, hélas. On sait bien que c'est un sujet désagréable, mais ceci n'est pas une hagiographie, encore moins un roman édifiant. Le maître pour sa part trouvait la matière insupportable. Son sentiment sur ce point était peut-être un peu trop fort, même. Il avait un ami peintre qui l'assurait, en ne plaisantant qu'à moitié, que son dégoût exagéré, dans ce domaine, l'empêchait non seulement d'être peintre, ce à quoi il ne songeait guère, mais même d'apprécier tout à fait la peinture pour ce qu'elle est, un art de la sécrétion, des humeurs, des fluides, de la pourriture, des déchets.
Le peintre donnait pour emblème par excellence ce que c'est que de peindre, selon lui, l'exemple de Monet scrutant indéfiniment, le pinceau à la main, le visage et le corps de son épouse morte; et changeant les couleurs sur la toile, en vertu des changements qu'apportait, sur la peau, le travail de la putréfaction. En cette attitude qui a scandalisé, cette manière d'habiter le deuil sur le motif, so to speak, l'ami du maître voyait le geste le plus pieux qui soit sans préciser tout à fait à qui, de la morte ou de la peinture, allait piété si scrupuleuse.
Renaud Camus, Vie du chien Horla, p.37-38
«… ce à quoi il ne songeait guère…» Aurons-nous quelques explications dans le prochain journal?



Notes
1 : C'est nous qui soulignons.
2 : Claude Monet cité par Marianne Alphant, Claude Monet, une vie dans le paysage, Paris, Hazan, 2010.

Tel Beethoven

Monet confia plus tard, à un autre visiteur, qu'il ne choisissait plus ses couleurs que de mémoire, se laissant seulement guider par les étiquettes collées sur les tubes de peinture.

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.47

Peindre la durée

Monet musicalise l'espace pictural — et par là il le soustrait à la vue. Ce n'est pas le réel — non plus que les objets qu'il propose — qui paraît ici, mais son ombre saisie dans le miroir des étangs, tremblante, évoluant sans cesse. Les Nymphéas ne sont pas une capture de l'instant. Ils sont un précipité d'instants distillés dans la durée. Si Monet reste fidèle à la vision albertienne du tableau fenêtre — ou tableau miroir — la médiation introduite par l'élément aquatique les change en anti-miroirs. Et ce sont bien à des condensations de la mémoire que nous avons à faire — blocs de temps saisis, non successivement, mais simultanément — au cours desquels défilent tous les styles antérieurs découverts par le peintre au cours de sa carrière.

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.46

Les artistes vieillissants

Dossier immense à rouvrir d'urgence: celui des effets de styles suscités par le vieillir. En ce domaine quelque peu abandonné par les historiens de l'art, on ne manquerait pas de rencontrer le plus prestigieux des aréopages, et probablement la plupart des grands noms de la peinture, de la musique et de la littérature. Titien y figurerait en bonne place, mais aussi avant lui Piero della Francesca, mort aveugle lui aussi, Michel-Ange, le Tintoret, Rembrandt — qui fera de cet objet le motif exclusif de l'œuvre ultime à travers les autoportraits —, puis Goya, et Matisse (avec son admirable réponse au cancer que représente la chapelle de Vence, 1951).

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.48

Outrepas

Comment achever un travail dont l'objet est précisément ce qui n'en finit pas? Le «''trashumanar''»1 est la visée du paradis.

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.43



Note
1«Trashumanar significar per verba non si poria», («Outrepasser l'humain ne se peut signifier par des mots»), Dante, Paradis, I 70-71, traduction Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 1990.

Peindre l'aimée morte

Honte — ou effroi — de découvrir en soi un double, qui travaille seul et pour son propre compte. Cet , fiché en nous-mêmes, intouché, et indifférent au sort commun des hommes: c'est ce que découvre Monet dans l'ordre du langage, mais après coup, lorsqu'il livre sa confidence à Clemenceau. C'est l'obscène vérité aperçue par le peintre, lorsqu'il prend conscience que là où tout s'afflige et se désespère, lui rencontre de la puissance, et, plus difficile à admettre, du plaisir — d'où le remord.

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.19

Les Nymphéas

A l'Orangerie, les Nymphéas se transforment en nymphée: ils deviennent un lieu — un temple dédié aux nymphes et à l'eau. En réalisant la synthèse de l'architecture et du tableau, Monet sanctuarise pour toujours les conditions de la visibilité. La plante aquatique, essentiellement cultivée en eaux dormantes, en eaux mortes, accueille encore mieux le deuil auquel la version peinte succède. Aux pétales blancs, jaunes, rouges, de ces grosses fleurs solitaires, Monet ajoute de plus en plus de mauve, de violet, d'outre-noir (couleurs de l'endeuillé).

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.41

Potins lesbiens

Margaret Caroline Anderson fonda The Little Review en 1914.
Le numéro de mai 1919 contient le début du chapitre d'Ulysses qui deviendrait plus tard, avec quelques corrections et aménagements, le chapitre des Sirènes.

On y trouve une publicité pour les chocolats Crane, illustrée par une photographie de Mary Garden :





Mary Garden fut la créatrice de Pelléas et Mélisande, opéra de Debussy sur un livret de Maurice Maeterlinck, qui se fâcha lorsque le rôle ne fut pas confié à sa femme Georgette Leblanc.
Or Madame Anderson éprouvait un fort penchant pour Georgette Leblanc. Accueillir ainsi dans sa revue une photo de la cantatrice rivale devait provoquer quelques tensions...

(Mais la revue n'a jamais craint les atmosphères électriques, accueillant par exemple des textes aussitôt sévèrement critiqués par d'autres contributeurs.)

A partir des Sirènes, réflexions sur la genèse d'Ulysses

Compte rendu pour Valérie qui n'a pu assister au dernier cours de Daniel Ferrer qui porte cette année sur le chapitre "Les Sirènes" d' Ulysses (édition Gabler).

Daniel Ferrer reprend durant un quart d’heure ce que nous avions fait la fois précédente.

Puis :

Miss Kennedy sauntered sadly from bright light, twining a loose hair behind an ear. Sauntering sadly, gold no more, she twisted twined a hair. Sadly she twined in sauntering gold hair behind a curving ear.

Phrase sonore. Pas de progression du sens. Avant ce point, dans Ulysses, on ne trouve jamais quelque chose de cet ordre: «manipulation ostentatoire des effets de langage».

A man

Déplacement de caméra. Pourquoi est-il question d’un homme? Retour à la genèse:
— Premier brouillon : il n’y a pas de Bloom. Par la suite non plus : dans tout le premier manuscrit de ce chapitre Bloom n’est pas cité.
— Deuxième brouillon : Mr. Bloom.
— Version définitive : A man. Bloowho.
Au fur et à mesure des révisions sur épreuves le jeu sur les noms propres est de plus en plus important. Les corrections ultérieures sont plus ou moins importantes au début d' Ulysses. Puisque la nature du texte change au fur et à mesure qu’il écrit Ulysses, il reprend le début.

A man

Il l'a rajouté. Avant nous sommes dans le lieu des barmaids, des femelles, des sirènes. Ricanement des filles. Puis, tout d’un coup apparition masculine.
Ici on a une instance narrative manipulatrice. Cette instance prend un mot dit par la barmaid plus haut pour le détourner : «Aren't men frightful idiots?»
Syllogisme: Tous les hommes sont des idiots (barmaid). Bloom est un homme (instance narrative). Donc Bloom est un idiot.

«A man.» C’est comme si l’on passait à une autre partie d’une partition musicale, changement de rythme.

«Bloowho», plus loin on trouve «Bloowhose» (traduits par Blooqui et Bloodont)
Une sorte de devinette. [Ici débat sur la signification de ce Bloowho.]

«went by by». Répétition. Rappel de la première ligne, plus haut: «Bronze by gold, Miss Douce's head by Miss Kennedy's head».
«By» est un mot très polysémique: agent; proximité. L’un corrige l’autre: bronze corrige gold, gold corrige bronze.
Bronze by gold fait penser à Northwest by Northwest.
Cela ouvre à une métonymie généralisée, nous nous trouvons dans un univers de glissement, de contiguïté.
«De proche en proche on va partout.» [Je retranscris quasi littéralement ce qu’a dit DF.]

Exemple de métonymie, de glissement. Une anecdote : un jeune homme croise Joyce dans la rue et veut serrer la main qui a écrit Ulysses. Joyce répond au jeune homme: «Si j’étais vous je m’abstiendrais car cette main n’a pas fait qu’écrire Ulysses
En déduire ce qu’on veut sur l’écriture et les sécrétions.

Glissement : présence des éléments liquides, eau de Nil, wept, wetlips, sécrétions humaines. Le liquide lubrifie. On est dans un chapitre où tout glisse. Le discours des barmaids contamine le discours de l’instance narrative.

Bloowho went by by Moulang's pipes, bearing in his breast the sweets of sin, by Wine's antiques in memory bearing sweet sinful words, by Carroll's dusky battered plate, for Raoul.

Dans le chapitre précédent, titre du roman porno qu’il achète pour sa femme (un peu moins de la moitié du chapitre):

He read the other title: Sweets of Sin. More in her line. Let us see.
[…]
Sweets of Sin, he said, tapping on it. That's a good one.

Raoul : deux occurrences dans le chapitre précédent, au même endroit :
(«For him! For Raoul!»)
Raoul est le nom du séducteur français typique [?]. On retrouve Raoul dans "Nausicaa", dans "Circé".
On notera que sweet of sins, le titre du livre, est cité ici sans capitales ni italiques.

Topographie. [DF nous montre un plan avec le parcours de Bloom dans ce chapitre, je ne trouve rien de bien sur Internet.]
Le Essex Bridge a été débritannisé après l’indépendance, il s’appelle désormais Grattan Bridge. Le Osmond Hotel a été complètement transformé.
Les boutiques : Moulang, Wine, Carroll, ne sont pas dans l’ordre de la topographie des lieux réels. Joyce qui disait que l’on pourrait reconstruire Dublin après un cataclysme grâce à Ulysses… L’erreur est-elle volontaire?
Importance du mot memory.
Ulysses comme lieu de mémoire. On peut se poser la question, justement de l’interversion (inhabituelle chez Joyce) de l’ordre des magasins au moment où apparaît la mémoire.

Deux parenthèses. 1. Opéré des yeux Joyce se récitait par cœur le long poème de Walter Scott: The lady of the lake. Il se désolait que ses enfants ne l’aient pas suivi dans ce domaine. Il s’était forgé une sorte de mnémotechnique, d’art de la mémoire, d' ars memoria. Ici référence à Frances Yates et à Giordano Bruno.

2. Simonide de Céos, un rhapsode, lors du mariage de la fille d’un grand personnage, engagé pour chanter, ne chante que la moitié de l’ode au riche personnage, comme il a oublié la deuxième partie, il finit par une ode à Apollon. Le riche personnage ne veut lui payer que la moitié de la somme promise. À ce moment un mystérieux inconnu (probablement un envoyé d’Apollon) fait demander Simonide à l’extérieur. Il sort et à ce moment des rochers écrasent tous les convives.
Puis il faut rendre les honneurs aux morts, tous écrasés, méconnaissables. Et Simonide se souvient de la disposition spatiale et où chacun d’eux était placé. La mémoire par les lieux.

Memoria fait partie des cinq catégories de la rhétorique : Inventio (invention); Dispositio (disposition, ou structure); Elocutio (style et figure de style); Memoria (apprentissage par cœur du discours et art mnémotechnique); Actio'' (récitation du discours).

Idée de mettre chaque idée en un lieu différent, une idée dans la cafetière, une idée dans l’aquarium, une idée sur une chaise ; et ainsi les objets nous font retrouver les idées (cf. Simonide).

Là-dessus nous passons à Éole:

Better phone him up first. Number? Same as Citron's house. Twentyeight. Twentyeight double four.

Pour retrouver le numéro de téléphone Bloom fait un peu la même chose que Joyce pour retrouver son Dublin.
Mais c’est plus compliqué si l’on tire le fil Citron.

Dans Calypso (le chap.4)

Orangegroves and immense melonfields north of Jaffa. You pay eight marks and they plant a dunam of land for you with olives, oranges, almonds or citrons.

Le tract produit la rêverie de Bloom, et avant il y avait une rêverie orientale. Traduction française de citron: cédrat.
Le citron mène à son ami Citron.

Oranges in tissue paper packed in crates. Citrons too. Wonder is poor Citron still alive.

Dans Calypso c’est le mécanisme de la mémoire olfactive.

Retour à Éole (chap. 7) :

Heavy greasy smell there always is in those works. Lukewarm glue in Thom's next door when I was there. (au début)

Ces smells lui font penser à une autre odeur : next door.
L’annuaire descriptif de Dublin servit beaucoup et fut important pour Joyce (Thom’s Directory of the United Kingdom of Great Britain and Ireland for the Year 1904).

Citronlemon? Ah, the soap I put there. Lose it out of that pocket. Putting back his handkerchief he took out the soap and stowed it away, buttoned into the hip pocket of his trousers. (à la suite)

Le mouchoir imprégné de l’odeur du savon qu’il oubliera d’aller chercher. Toute la journée ce savon va se balader d’une poche à l’autre.

What perfume does your wife use? (à la suite) D’où Marthe (Évangile), d’où adultère.

Freud : la mémoire pue. Relation archaïque au passé. Quand notre nez était proche du derrière du voisin. Il s’agit de désodoriser la mémoire. Simonide se souvient de l’emplacement où étaient les morts, ainsi on va les enterrer, les mettre à leur place de cadavres, afin qu’ils n’aient plus d’odeur. Dans un univers apollinien la mémoire est propre, les choses sont rangées.

— Au début de Charybde et Scylla (chap. 9) Les statues sans anus [je pense que c’est ce passage (?)]:

Glittereyed, his rufous skull close to his greencapped desklamp sought the face, bearded amid darkgreener shadow, an ollav, holyeyed. He laughed low: a sizar's laugh of Trinity: unanswered. [.] Orchestral Satan, weeping many a rood.
Tears such as angels weep.
Ed egli avea del cul fatto trombetta.[1].

— Ça reviendra dans Circé.
— Enfin dans Ithaque, à la fin, il y a les baisers dans les melonus :

He kissed the plump mellow yellow smellow melons of her rump, on each plump melonous hemisphere, in their mellow yellow furrow, with obscure prolonged provocative melonsmellonous osculation.

Retour aux Sirènes

Ce passage (de Bloowho à Raoul) n’était pas là du tout dans le premier brouillon.
Il y a eu un changement de projet esthétique. C’est vrai de tout texte, la durée de l’écriture implique des modifications du début à la fin de l’écriture, mais encore plus dans Ulysses.
On trouve les projets esthétiques en couches : le début a été partiellement réécrit pour harmoniser, mais pas tant que ça.
Où sont les limites, les frontières ?
Déjà dans les Rochers flottants il y a basculement. Mais dans les Sirènes il y a encore la présence de monologues intérieurs. Mais c’est vraiment là que ça bascule. Référence : Budgen : James Joyce and the Making of Ulysses. Budgen est le premier qui a distingué les trois étapes.

Ce basculement génère des tensions, des réticences chez les joyciens dès 1919 :

— la lettre à Miss Weaver (20 juillet 1919).
Miss Weaver était une quakeresse. elle avait sa revue: The Egoist. Joyce a reçu pendant plusieurs années des sommes anonymes. Il a fantasmé, il a cru que c’était quelqu’un d’autre, jusqu’à ce qu’elle révèle son identité. Elle l’a soutenu. Mais le 20 juillet 1919 il y a des réticences.
[ici lecture de la lettre à Miss Weaver, que je ne trouve pas sur le Net]

— Idem, lettre de Pound à Joyce, du 10 juin 1919.
[ici lecture de la lettre de Pound, elle est sur Internet, je ne la retrouve pas]
C’est Pound qui a fait connaître Joyce à Miss Weaver. Citation de Pound (?) : « votre travail est trop anal, pas assez phallique. »

— Autre exemple : la lettre à Miss Weaver du 6 août 1919.

Pourquoi y eut-il ces réticences ?
– Le style initial.
Les huit ou neuf premiers chapitres. Trame romanesque classique. Monologues intérieurs, mais loin d’être exclusifs. C’est la suite du Portrait et de Dubliners. Galerie de personnages. Balzacien, pas forcément original. Stephen commence à écrire quelques lignes. Apparition d’un nouveau personnage : Bloom.

— Le style intermédiaire.
Il est présent un peu avant mais disons qu’il se met en place avec les Sirènes. La trame narrative conventionnelle passe au second rang. On a une sorte d’encyclopédie. On suit les actions des différents personnages mais ces actions sont soumises à quelque chose qui les dépassent.
Structure labyrinthique (dès les Rochers flottants), parodies, cocasseries, grotesques : le langage prend son autonomie. Dans le même temps les correspondances symboliques sont de plus en plus visibles.

— Le style final. À partir de 1920. Circé. libération de l’autonomie du langage. Le texte se nourrit de sa propre substance. Ici aussi il est difficile de déterminer une limite claire. Le troisième style est présent dans la deuxième partie.

L'Ulysses que nous connaissons résulte d’une refonte des premières parties à la lumière de ces trois styles, notamment pas le travail sur les épreuves.

Quatre heures. Fin. Nous avons fait cinq lignes.

Notes

[1] le dernier vers est de Dante

Gide/Nabokov en un coup

Amusée à midi en commençant l' Anthologie de la poésie française de Gide par le début (pour changer de mon habituel feuilletage) de constater que l'exergue en est tiré de Boswell :

Boswell : Then, Sir, what is poetry?
Johnson : Why, Sir, it is much easier to say what it is not. We all know what light is; but it is not easy to tell what it is. [1]

Boswell, 11 avril 1776

car c'est également le cas de l'exergue de Feu pâle:

Cela me rappelle l'histoire ridicule qu’il raconta à M. Langton, à propos de l’état abject d’un jeune gentleman de bonne famille. "Monsieur, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il courait la ville en tirant sur les chats." Puis, dans une sorte de rêverie bienveillante, il songea à son chat favori et dit: "Mais on ne va pas tirer sur Hodge: non, non, on ne tirera pas sur Hodge."

James Boswell, La vie de Samuel Johnson


Gide raconte un dîner à Cambridge, son étonnement en entendant son voisin affirmer qu'il n'existait pas de poésie française. Il ne se souvient plus de la conversation mais peut aisément la reconstituer:

Je ne sais pas trop ce que je répondis et n'ai pas gardé souvenir bien net de la suite de notre entretien, mais je l'imagine sans peine. Il pourrait se poursuivre ainsi:
Mais d'abord, qu'est-ce que la poésie?
L'on n'en sait parbleu rien, et c'est tant mieux, car cela permet la méprise. La littérature naît toujours d'un malentendu. (Il va s'en dire que ces propos paradoxaux, je les prête à l'autre, réservant pour les miens une apparence de raison. [..])

André Gide, préface à Anthologie de la poésie française, p.8, collection la Pléiade

La parenthèse de Gide est en quelque sorte son aveu de folie et son besoin de l'avouer, car après tout quel besoin avait-il de nous donner cette parenthèse?

Notes

[1] — Et donc, monsieur, qu'est-ce que la poésie? — Eh bien, monsieur, il est bien plus facile de dire ce qu'elle n'est pas. Nous savons tous ce qu'est la lumière; mais il n'est pas facile de dire ce qu'elle est.

Le 9 mars

Pour continuer la collection des coïncidences de dates en cours de lecture.
The delegation, present in full force, consisted of Commendatore Bacibaci Beninobenone (the semiparalysed doyen of the party who had to be assisted to his seat by the aid of a powerful steam crane), Monsieur Pierrepaul Petitepatant, the Grandjoker Vladinmire Pokethankertscheff1, the Archjoker Leopold Rudolph von Schwanzenbad-Hodenthaler, Countess Marha Viraga Kisaszony Putrapesthi, Hiram Y. Bomboost, Count Athanatos Karamelopulos, Ali Baba Backsheesh Rahat Lokum Effendi, Senor Hidalgo Caballero Don Pecadillo y Palabras y Paternoster de la Malora de la Malaria, Hokopoko Harakiri, Hi Hung Chang, Olaf Kobberkeddelsen, Mynheer Trik van Trumps, Pan Poleaxe Paddyrisky, Goosepond Prhklstr Kratchinabritchisitch, Borus Hupinkoff, Herr Hurhausdirektorpresident Hans Chuechli-Steuerli, National-gymnasium-museum-sanatorium-and-suspensoriums-ordinary-privat-docent-general-history-specialprofessordoctor Kriegfried Ueberallgemein2. All the delegates without exception expressed themselves in the strongest possible heterogeneous terms concerning the nameless barbarity which they had been called upon to witness. An animated altercation (in which all took part) ensued among the F. O. T. E. I.3 as to whether the eighth or the ninth of March was the correct date of the birth of Ireland's patron saint.

James Joyce, Ulysses, chapter 12 "The Cyclops", p.397-398, Penguin annotated student's edition, 1992
Je ne traduis pas les noms mais la dernière phrase:
Tous les délégués sans exception s'exprimèrent dans les termes hétérogènes les plus vifs à propos de la barbarie sans nom au sujet de laquelle ils avaient été appelés à témoigner. Une altercation animée (à laquelle tous prirent part) s'ensuivit parmi les ADLIDE4 quant à savoir si c'était le huit ou le neuf mars qui était la date exacte de l'anniversaire du saint patron de l'Irlande.



Notes
1 : Le Grand Plaisantin Vladinmire Mouchouare de Pauche (traduction personnelle, pour le plaisir.)
2 : Professeur Guerretpaix Partoutengénéral (Pour des raisons de mise en page j'ai découpé le titre du docteur à l'aide de tirets, mais il se présente d'un bloc dans le livre.)
3 : Friends of the Emerald Island
4 : Amis de l'Île d'Emeraude, on l'a vu la page précédente.

J'y crois pas : une lecture de Stéphane Hessel

Une lecture au sens propre : un commentaire, sur un ton enjoué :

J’ai donc versé mes trois euros à la défense d’une cause, j’allais dire «comme tout le monde», ou pour qu’il ne soit pas dit que je passe à côté d’un «phénomène» rappelé par tous les médias. J’ai acheté le petit livre et, pas plus qu’à l’époque de Matin brun, je ne me suis guère interrogé sur les conditions exactes, concrètes, de l’apparition de ces fascicules. C’est comme ça. Des petites maisons d’édition jusqu’ici inconnues du grand public, aux tirages confidentiels, propulsent en un clin d’œil un de leurs livres à la meilleure place, à côté de la caisse, et parviennent à subvenir à la demande par centaines de milliers d’exemplaires sans la moindre rupture de stocks (la librairie d’une grande ville confie ainsi vendre 300 à 400 exemplaires par jour d’ Indignez-vous!). C’est comme ça, un point c’est tout. Il ne faudrait pas jouer les trouble-fête en rappelant les conditions matérielles, l’organisation et le très solide background indispensables à l’éclosion du «phénomène».

En attendant, j’avais de quoi meubler l’heure de bus qui m’attendait pour rentrer chez moi.

À vrai dire, c’était faire preuve d’un certain optimisme : la lecture d' Indignez-vous! ne permet pas de faire passer une heure de transport en commun. Tout au plus une demi-heure, en tenant compte d’un environnement assez peu favorable à la lecture. Et puis, j’étais fatigué par ma journée passée à courir d’un bureau à l’autre. Le livret refermé, je me suis laissé envahir par une somnolence pleine d’images vagues et de pensées décousues, sur fond de messages publicitaires et de chansons de variétés que diffusait dans le bus une station de radio. Sur fond d’autre chose, aussi, qui m’est revenu plus tard.

En retrouvant le calme de mon deux-pièces suburbain, j’ai d’ailleurs mis sur le compte de ce petit voyage routinier et pénible le peu qui me restait de ma lecture. Si quelqu’un, juste à ce moment, m’avait demandé ce que contenait de spécial Indignez-vous!, qu’est-ce que j’aurais répondu, au juste? «De spécial», je n’avais rien retenu. Étrange sensation de déjà-lu, quelque part, ici ou là, un peu partout : le déclin des acquis sociaux, le triomphe des riches, de la société de consommation, la persécution des «sans-papiers», la défense des Palestiniens. Envie de soupirer: «Ah bon? c’était ça?» Il me restait le sentiment d’un livre à la fois très court et pourtant avec des longueurs, une composition assez confuse, qui passait de l’actualité française la plus récente à la politique internationale, mélangeait les anecdotes personnelles et les considérations abstraites. J’avais l’impression d’avoir lu en diagonale. Je ressentais par-dessus tout un très grand décalage entre ce que promettait le titre et ce que j’avais trouvé à l’intérieur, un peu comme avec une publicité mensongère. À cela, il ne pouvait y avoir qu’une explication: j’avais lu dans de mauvaises conditions. Il fallait recommencer.

J’ai pris une douche, j’ai mangé un bout et rouvert le livret, confortablement installé sur mon canapé convertible. À tête reposée, j’allais comprendre.

Orimont Bolacre, J'y crois pas

Magique !

Two fellows that would suck whisky off a sore leg.

James Joyce, Ulysses, p.228, Penguin student's edition - 1992

Le mystère des huîtres

All the odd things people pick up for food. Out of shells, periwinkles with a pin, off trees, snails out of the ground the French eat, out of the sea with bait on a hook. Silly fish learn nothing in a thousand years. If you didn't know risky putting anything into your mouth. Poisonous berries. Johnny Magories. Roundness you think good. Gaudy colour warns you off. One fellow told another and so on. Try it on the dog first. Led on by the smell or the look. Tempting fruit. Ice cones. Cream. Instinct. Orangegroves for instance. Need artificial irrigation. Bleibtreustrasse. Yes but what about oysters? Unsightly like a clot of phlegm. Filthy shells. Devil to open them too. Who found them out?

James Joyce, Ulysses, p.222, Penguin student's edition 1992

Manières de table

Well up : it splashed yellow near his boot. A diner, knife and fork upright, elbows on table, ready for a second helping stared towards the foodlift across his stained square of newspaper. Other chap telling him something with his mouthfull. Sympathetic listener. Table talk. I munched hum un thu Unchster Bunk un Munchday. Ha? Did you, faith?
Mr Bloom raised two fingers doubtfully to his lips. His eyes said.
— Not here. Don't see him.
Out. I hate dirty eaters.

James Joyce, Ulysses, p.216, Penguin student's edition, 1992

Réconciliation

— There can be no reconciliation, Stephen said, if there has not been a sundering.

James Joyce, ''Ulysses'', chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

Blonde delight

He murmured then with blonde delight for all:

Between the acres of the rye
These pretty countryfolk would lie.


James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

Les hommes de génie ne font pas d'erreur

— Bosh! Stephen said rudely. A man of genius makes no mistakes. His errors are volitional and are the portals of discovery.

James Joyce, Ulysses, chap.9, p.243 Penguin Student's Edition, 1992

Achille parmi les sirènes

Here he ponders things that were not: what Caesar would have live to do he believed the soothsayer: possibilities of the possible as possible: things not known: what name Achilles bore when he lived among women.

James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

Préface d'Hélène Philippe aux "Lettres à sa fille" de Calamity Jane

Les Lettres à sa fille de Calamity Jane sont aujourd'hui disponibles aux éditions Rivages. En 1986 ou 1987 je les ai lues en poche, dans la collection Points-virgule du Seuil. Dans cette édition, elles étaient précédées d'une préface qui me paraît importante pour (mieux) les comprendre.

Je la reproduis ici car je pense qu'elle n'est plus disponible.
(Je rappelle qu'il suffit d'appuyer sur l'imprimante dans la marge de droite pour obtenir un pdf plus facile à lire à l'écran.)

On l'appelait Calamité...
Martha Jane Cannary, dite « Calamity Jane », est née à Princeton dans le Missouri, en 1852. Elle était l'aînée de cinq enfants, et fille de pionniers. Son père, Robert Cannary, qu'elle présente dans ses lettres une Bible à la main, était probablement de religion mormone1. Il décida en 1860 de rejoindre avec sa famille la ville de Sait Lake City. Cinq mois furent nécessaires pour couvrir les deux mille cinq cents kilomètres, à travers des Etats que Jane sillonnerait plus tard et marquerait de ses exploits... Sa mère, Charlotte Cannary, mourut pendant le trajet.

On raconte que, très jeune, Calamity Jane eut sa part dans les tâches familiales, et qu'elle apprit aussi très vite à monter à cheval et tirer à la carabine. Mais elle commença à faire vraiment preuve d'originalité lorsque, à quinze ans, orpheline, elle dut subvenir à ses propres besoins : un peu partout sur les territoires des futurs Wyoming, Dakota et Montana, on commença alors à repérer le passage de cette étrange jeune fille qui avait eu l'audace de choisir, outre un bon cheval et un bon fusil, une vie itinérante et solitaire. Disons-le, les témoignages et les documents recueillis à son sujet sont dans l'ensemble très approximatifs et sujets à caution. De surcroît, Calamity Jane a contribué elle-même à semer la confusion dans les esprits, car, si elle n'hésita jamais à donner une bonne raclée aux colporteurs de ragots fielleux, elle s'amusa souvent de certaines fables rapportées sur son compte, qu'elle s'appropriait et racontait à son tour:
«Un nommé Mulog me demande l'histoire de ma vie et tu aurais dû entendre les mensonges que je lui ai racontés (…). S'il veut imprimer des mensonges pour en tirer de l'argent, c'est son affaire. J'ai fait celle qui savait à peine écrire. Comme histoire de ma vie ce sera donc soigné.» (Lettre à sa fille du 20 janvier 19202.)

En fait elle s'engagea dans les équipes de poseurs de rails de la Northern Pacific Railroad3, dans les éclaireurs de l'armée, ou encore dans les convoyeurs. Elle travailla aussi pour les relais postaux. Tout cela à une époque où une femme ne se mettait jamais en pantalon, ne fumait ni ne buvait d'alcool, et n'entrait dans les saloons que comme entraîneuse ou prostituée ! Quand on sait qu'en 1877, une jeune femme fut condamnée à dix dollars d'amende, à Cheyenne (Wyoming), pour être sortie dans la rue en habits d'homme, on imagine la panique, voire la haine que provoquèrent les excentricités de Calamity Jane au milieu de ces populations puritaines! Son arrivée ne laissait jamais indifférents les occupants d'un fort ou les habitants d'une ville, qu'elle fût effectivement reçue comme une calamité, ou accueillie en «reine des plaines».

«Je fus baptisée Calamity Jane à Goose Creek (Wyoming) » — dit-elle dans son Autobiographie — « à l'emplacement actuel de la ville de Sheridan. Le capitaine Egan y était commandant. Nous avions reçu l'ordre de dénicher les Indiens et étions à l'extérieur du fort depuis quelques jours. Nous avions eu de nombreuses escarmouches au cours desquelles plusieurs soldats furent tués et d'autres sévèrement blessés. En retournant au fort, nous tombâmes dans une embuscade à deux kilomètres environ de notre destination. Lorsqu'on fit feu sur le capitaine Egan, je chevauchais à l'avant, et en entendant la fusillade, je me retournai et vis le capitaine tournoyant sur sa selle, prêt à tomber. Je fis demi-tour et galopai jusqu'à lui le plus vite que je pus, je le rattrapai juste comme il tombait. Je le soulevai et le posai sur mon cheval devant moi et réussis à le conduire jusqu'au fort sain et sauf. Le capitaine Egan en revenant à lui me dit en riant: "Je vous nomme Calamity Jane, héroïne des plaines."»

Ses activités au sein de l'armée furent, du reste, très controversées. Elle aurait travaillé comme éclaireuse4 du général Custer, dans l'Arizona, puis du général Crook dans les Black Hills: dernier bastion de la Conquête vers l'Ouest. Convoitée par les Blancs pour ses mines d'or, cette région appartenait encore aux Sioux en 1875. Le travail d'éclaireur consistait à repérer les Indiens, évaluer leur nombre et leurs forces, et transmettre ces informations à l'état-major du corps expéditionnaire. Ces missions demandaient une parfaite connaissance des tactiques indiennes, et des territoires explorés, en plus d'une témérité à toute épreuve. Les éclaireurs étaient souvent des métis, et tous avaient une réputation de grand courage, sinon d'héroïsme; un seul d'entre eux fut une héroïne! Le fait est frappant: de Calamity Jane, la postérité a volontiers retenu la photo qui la représente en costume d'éclaireuse.

Pourtant, dès 1876, sa réputation d'alcoolique commençait à se répandre. Elle avait alors vingt-quatre ans. Cette date correspond à la mort de James Butler Hickok, surnommé «Wild Bill», tueur de grande renommée, auquel elle affirme avoir été mariée. Cet homme avait la réputation de ne tirer que dans le but de tuer, et de ne jamais rater sa cible. Entre 1870, année présumée de leur première rencontre, et 1873, année de la naissance de sa fille Janey, Calamity vécut le plus souvent à Abilene (Kansas), ancienne ville frontière, célèbre pour la violence qui y régnait, et où Wild Bill était alors Marshall5. On raconte que celui-ci, ne voulant pas se compromettre avec une telle femme, gardait leur relation secrète. Il partit d'ailleurs pour l'Est, où il épousa une show-girl, Agnès Lake.
Un an environ après son accouchement, Calamity Jane, restée seule, confia son bébé à deux voyageurs originaires de l'Est : Jim et Helen O'Neil. Elle ne retrouva Wild Bill que trois ans plus tard, en 1876, sur la route de Fort Laramie à Deadwood (Dakota du Sud)6. Leur arrivée dans la ville fut plutôt remarquée. Un groupe d'hommes les accompagnait et Calamity Jane se faisait passer pour l'associée de Wild Bill, le Valet de Carreaux.

C'est peu de temps après, le 2 août 1876, que Wild Bill fut abattu dans le dos, pendant une partie de poker: on aurait payé un certain John Mac Call pour se débarrasser de lui. La mort brutale de celui qu'elle aimait, et admirait, marque un tournant décisif dans la vie de Calamity Jane. Cette déchirure ravivait une douleur toute fraîche: la séparation d'avec son enfant, deux ans auparavant. Elle avait voulu pour sa petite fille la douceur d'une famille stable et les moyens matériels d'une éducation solide; autant d'atouts qui n'étaient pas dans son jeu et dont elle payait maintenant le tribut à la solitude. Cette double coupure justifie sans doute la naissance d'un violent désir d'écrire pour se confier, et d'une non moins violente envie de boire pour oublier.
«Il m'arrive parfois d'être un peu ivre, Janey, mais je ne fais de mal à personne. Il faut que je fasse quelque chose pour vous oublier, ton père et toi, mais je ne suis pas une femme légère, Janey ; si j'en étais une, je ne serais ni infirmière, ni éclaireuse, ni conductrice de diligence. » (Lettre, janvier 1882.)

En 1878, Calamity Jane se rendit célèbre dans la toute récente ville de Deadwood, en acceptant de soigner pendant plusieurs semaines les habitants atteints de variole, et mis en quarantaine. Cette maladie fut un fléau dans l'histoire de l'Ouest: on compte que la variole réduisit de moitié la population indienne au cours du xixe siècle. Soigner des personnes contagieuses inspirait énormément de respect et d'estime; Calamity Jane s'illustra à maintes occasions dans son talent d'infirmière. Femme secourable, elle prit également en charge, pendant quelque temps, plusieurs enfants qu'il lui arrivait de faire passer pour les siens.

Durant les années 80, elle se déplaça beaucoup. Tous les journaux de l'époque témoignent de son passage dans telle ville du Montana, du Nebraska, de l'Orégon même et du Texas! Dans toutes ces allées et venues, on situe mal la date de son mariage avec Charley Burke, qu'elle mentionne dans son Autobiographie, prétendant l'avoir épousé en août 1885 (ce qui ne correspond pas à la date indiquée dans ses lettres). Elle précise qu'elle avait «encore de longues années à vivre seule, et qu'il était temps de prendre un partenaire pour le reste de ses jours». Selon les journaux de l'époque, elle fut mariée à plusieurs autres hommes. On raconte qu'elle prit un ranch dans la «Yellowstone Valley», près de Mile City, puis qu'elle vécut avec un convoyeur. Elle travailla également avec un dénommé Dorsett (mari présumé), dans un ranch de Livingston, avant de partir pour le Colorado, et exerça elle- même le métier de convoyeur7 sur la route de Fort Pierre à Sturgis, conduisant un chariot tiré par des bœufs dans un convoi de provisions.

C'est donc en 1895, après seize ans d'absence, que Calamity Jane retourna à Deadwood, en compagnie de Charley Burke, et d'une petite fille qu'elle présentait comme sa propre fille (il s'agissait probablement de la fille de sa demi-sœur, Belle Starr, dont elle s'occupa pendant plusieurs années et qu'elle plaça ensuite au couvent de Sturgis). Son retour fut fêté par ses vieux amis, et salué dans la presse locale: «Mme Jane Burke est arrivée dans la ville hier, après une absence de seize ans, pendant lesquels elle a vécu avec son mari sur un ranch dans le Montana du Sud-Est. Ils ont traversé le pays jusqu'à Belle Fourche, et Mme Burke est venue à Deadwood pour faire quelques emplettes et renouer avec de vieilles connaissances. » (Pioneer Times, Deadwood, Sud Dakota, 5 octobre 1895.)

Cependant l'histoire de l'Ouest commençait à basculer. La «Conquête» se terminait et une Amérique nouvelle s'installait, récupérant tout ce qui pouvait glorifier son image. De grands spectacles se créaient: dès 1883, Buffalo Bill mit sur pied le ''Wild West Rocky Mountain and Prairie Exhibition, qui retraçait les grands moments de l'épopée de l'Ouest. Il ne fait aucun doute que Calamity Jane connut Buffalo Bill et travailla pour lui, mais les documents officiels manquent pour confirmer sa présence dans le Wild West Show entre 1893 et 1895. En revanche, elle participa en janvier 1896 au Dime Museum de Khol et de Middleton à Minneapolis, qui la présentèrent comme la «fameuse éclaireuse de l'Ouest sauvage (...), la terreur des malfaiteurs des Black Hills! La camarade de Buffalo Bill et de Wild Bill Hickok!». Une tournée était prévue dans d'autres villes de l'Est, mais il semble que son penchant pour la boisson découragea ses employeurs.
Elle réapparut sur la scène en 1901 à Buffalo (Etat de New York), à l'occasion de l'Exposition pan-américaine : tandis qu'un homme relatait ses exploits, elle conduisait un chariot tiré par six chevaux, faisant tournoyer ses pistolets, et tirant des cartouches à blanc. Pour se faire quelque argent, elle vendait aussi son ''Autobiographie'' aux touristes, à l'instar d'autres figures légendaires du Far-West devenues, dans la jeune et fringante Amérique, des objets de curiosité; le chef indien Sitting Bull vendait lui-même sa photographie pendant les entractes du Wild West Show. Ces êtres pétris de liberté en étaient réduits à s'exhiber dans les foires comme des animaux en cage.
A Buffalo, Calamity Jane, ci-devant «diable blanc» des vastes plaines, ne tarda pas à déranger. Rallumant au whisky des bars modernes l'ardeur des grandes chevauchées, il lui arrivait de se battre avec les policiers de la ville! On n'en demandait pas tant à une figure de musée... Elle quitta l'Est. Buffalo Bill prétend lui avoir donné de quoi payer le voyage de retour pour le Montana, où un journal local, le Livingston Post, signalait à nouveau sa présence en avril 1902. Mais, là aussi, une page était définitivement tournée…

Quand elle mourut, le 1er août 1903, deux de ses amis transportèrent son corps de la ville de Terry à Deadwood, et ce sont les membres de «la Société des Pionniers des Black Hills» qui organisèrent ses funérailles lui rendant un dernier hommage. Habillé de blanc, placé dans un cercueil capitonné, son corps fut exposé dans l'arrière-salle d'un saloon, et tous les habitants de Deadwood vinrent lui faire un dernier adieu.
Elle fut enterrée à Mont Moriah Cemetery (Deadwood), à côté de Wild Bill, comme elle l'avait demandé.

Ce n'est que dix ans plus tard que sa fille Janey reçut de son père adoptif les lettres que, durant vingt-cinq ans, Calamity Jane avait rédigées pour elle. On ignore comment l'album, ainsi que le coffret où elle gardait ses objets de famille, parvinrent à Jim O'Neil, mais, soucieux de révéler le plus tard possible à Janey le secret de son adoption, celui-ci ne lui remit ce précieux héritage que peu de temps avant de mourir, en 1912. Janey avait alors trente ans, et vivait en Angleterre. Déjà frappée par le deuil d'un premier enfant, elle fut bouleversée par ces révélations; cependant sa situation familiale ne lui permit pas de se rendre aussitôt dans l'Ouest américain, et les désordres de la Première Guerre mondiale retardèrent encore ce voyage.
Divorcée, remariée, puis veuve, Janey Hickok, devenue Jane MacCornick, tenta sa vie durant de faire établir les preuves de sa filiation et l'authenticité de l'acte de mariage entre Wild Bill et Calamity Jane. En 1941, invitée à la radio à New York à l'occasion de la Fête des mères, elle déclara: «J'aimerais seulement que ma mère puisse savoir combien je suis fière d'être la fille de Calamity Jane.»

«Ceci n'est pas censé être un journal, et il est possible que mes lettres ne te parviennent jamais...» Que ces confessions aient finalement atteint leur destinataire rassure le lecteur et satisfait sa curiosité. «Calamity Jane a appris à lire et à écrire pour nourrir sa fille après sa mort. L'écriture était son expression maternelle8
Mais ce témoignage n'a-t-il pas aujourd'hui pour véritable destination de composer le contre-chant d'une époque, et de porter le cri d'une femme que les temps ont étouffé: WHY DONT THE SONS OF B... LEAVE ME ALONE AND LET ME GO TO HELL IN MY OWN WAY9?

Hélène Phillipe.





1 : Les Mormons ou « Saints », persécutés pour leurs croyances, quittèrent l'Illinois en 1845, commençant une longue et épuisante marche vers l'Ouest: ils furent les premiers à dépasser les montagnes Rocheuses, ouvrant ainsi la piste des chariots. Ils fondèrent Sait Lake City en 1847, sur les bords du Grand Lac salé.
2 : Mulog, de son vrai nom Moluck, est à l'origine d'une « autobiographie », publiée en 1896 sous le titre La Vie et les Aventures de Calamity Jane par elle-même, et qui se termine ainsi: «Espérant que cette petite histoire de ma vie puisse intéresser tous les lecteurs, je reste comme par le passé votre Madame M. Burke (Dorsett), mieux connue sous le nom de Calamity Jane.»
3 : La jonction entre l'Est et l'Ouest par voie ferrée, réalisée par l'Union Pacific et la Central Pacific Railroad, date de 1869. La Northern Pacific et la Southern Pacific Railroad entreprirent par la suite la création d'un réseau ferré en direction du nord et du sud.
4 : Le terme américain est «scout».
5 : Policier municipal.
6 : Deadwood fut créée en 1876 au pied des Black Hills, où convergèrent dds milliers de pionniers atteints par la «fièvre de l'or».
7 : En américain, «bull-whack», littéralement: «celui qui fouette les bœufs». Ce mot n'a pas de féminin.
8 : Préface d'Igrecque dans la première édition (Editions Tierce, 1979)
9 : «Pourquoi ils me foutent pas la paix, ces enfants de salauds! Et si ça me plaît, moi, d'aller au diable?» (Phrase rapportée par un chroniqueur.)

Avoir un garçon

The images of other males of his blood will repel him. He will see in them grotesque attempts of nature to foretell or repeat himself.

James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

Avoir une fille

Will any man love the daughter if he has not loved the mother ?

James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

W. H.

Or Hughie Wills. Mr William Himself. W. H.: who am I ?

James Joyce, Ulysses, chap.9

L'amour honteux

Love that dare not speak its name.

James Joyce, Ulysses, chap.9

Espoir

Wait before a door sometimes it will open.

James Joyces, Ulysses, p.82 (Penguin 1992)

L'œuvre crée son public

Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.529/ Tadié p.519-523

Juan Asensio : les véritables motifs de la procédure pénale

Certains d'entre vous savent que suite à une plainte déposée en 2009 par Jean-Yves Pranchère et moi, une procédure pénale avait été engagée contre Asensio.

Juan Asensio a fait l’objet d’un rappel à la loi en date du 18 juin 2010. Le parquet lui proposait d'en rester là sous réserve d'indemnisation des parties civiles. Asensio ayant refusé toute indemnisation et donc toute conciliation, le parquet a décidé de reprendre les poursuites.

Je vous livre le contenu d la lettre que j'ai reçue il y a quelques jours afin d'éclaircir les motifs de la procédure. Il s'agit de vol de correspondance et d'accès frauduleux dans des système informatiques. Tout ce qu'Asensio peut prétendre de différent est faux.

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS
1 Quai des Orfèvres 75059 PARIS RP - SP
Le 09 février 2011

Parquet du procureur de la République
Service 11EME CHAMBRE/2
N° d'affaire : 0934803013

Première audience au fond

J'ai l'honneur de vous faire connaître qu'à la suite de la procédure engagée contre M. Juan, Joseph, John ASENSIO, prévenu(e) de

ACCES FRAUDULEUX DANS UN SYSTEME DE TRAITEMENT AUTOMATISE DE DONNEES,
Infraction prévue par ART. 323-1 AL.l C.PENAL., et réprimée par ART. 323-1 AL.l, ART.323-5 C.PENAL., faits commis à Paris en tout cas sur le territoire national entre novembre 2008 et septembre 2009 et depuis temps non prescrit,

ATTEINTE AU SECRET DES CORRESPONDANCES EMISES PAR TELECOMMUNICATION,
Infraction prévue par ART.226-15 AL.2 C.PENAL., et réprimée par ART.226-15 AL.2, ART.226-31 C.PENAL., faits commis à Paris en tout cas sur le territoire national entre novembre 2008 et juillet 2009 et depuis temps non prescrit,

L'affaire sera examinée à l'audience du Tribunal de Grande Instance de Paris, 4 Boulevard du Palais, 75055, PARIS CEDEX 01 le 09 mars 2011 à 09H00, 11EME CHAMBRE/2, SALLE D'AUDIENCE DE LA 11EME CHAMBRE
L'audience est publique et chacun peut venir, qu'il soit intéressé par le fond (l'utilisation d'internet) ou par la forme (la procédure judiciaire).

ajout le 10 avril 2011: Juan Asensio tente de détourner l'attention des chefs d'accusation clairement exposés ici en s'attaquant à un article de Jean-Yves Pranchère sur un tout autre sujet. Celui-ci fait une mise au point sur le blog d'Emmanuel Régniez.

ajout le 15 février 2015: Finalement l'audience du 9 mars ne servira qu'à un report et nous serons entendus le 6 octobre 2011. Après une première condamnation et une seconde, il renoncera finalement à se pourvoir en cassation.

Comme le monde est petit

Comme le monde est petit.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Clarac p.926/ Tadié p.317-318

Chacun sa chance

Le fétiche, c'est le désir même. Le refouler, c'est étouffer son désir. Il ne faut pas l'envisager pour ce qu'il exclut, il n'est pas une phobie, ce n'est pas lui qui dicte les «ceci ou cela s'abst. », mais positivement, pour ce qu'il recherche. Il ne faut pas non plus le considérer au niveau individuel, chez chacun d'entre nous séparément, mais globalement, chez l'ensemble des acteurs de la vie sexuelle. Frappe alors son extrême diversité, semblable à celle des goûts, dont il n'est qu'une variante un peu plus têtue.

Ainsi j'aurais un fétiche de la moustache, ou du poil, ou de la petite taille, mais d'autres ont un fétiche des énormes sexes, des yeux bleus, des yeux verts, des tatouages, de la corpulence, de l'âge mûr, du grand âge, des tempes argentées, de la calvitie. Rien apparemment qui ne puisse faire l'objet d'un goût fétichiste. Comme le charme, comme la séduction, comme l'intelligence, comme l'affection, comme la tendresse, le fétiche sape la morne dictature sexuelle de la beauté, la fastidieuse tyrannie de la jeunesse. Grâce à eux, grâce à lui, elles ne sont plus seules à susciter le désir. Vous trouvez ce type affreux, moi il me met en rut. II n'est presque personne qui n'ait à offrir pâture à un fétiche quelconque. 86 ans? —Le pied! 9 ans et demi? —Moi, moi! Monté comme un cheval? —Je craque! Comme un caniche? —Ça me rappelle mes touche-pipi chez les bons pères, j'achète! Des poils sur les épaules? —Houba houba! Le pubis glabre? —Génial! 210 kilos? —Ça commence à devenir intéressant... On voit ses côtes, un fakir? —Tout ce que j'aime! Bossu? —Mon rêve! Le nez cassé, chauve, pas de cou, la vraie bête? —Arrête, j'vais jouir! Rien, pas la moindre particularité? —Mais c'est justement ça qui me touche, chez lui, et qui me fait bander...

Et puis bien sûr il y a les vrais fétichismes, dans l'acception plus traditionnelle du mot, le cuir, le caoutchouc, les «costumes trois-pièces», les slips Petit-Bateau, les baskets sales, les pardessus en loden, les uniformes de CRS, de pompier, de député socialiste, de Maire de Paris, les jarretelles noires, les lunettes, et de quoi déjà a-t-il été récemment question dans un «Reflet» de Gai Pied, la bambinette? Voyez comme, grâce au fétiche, chacun a sa chance, et comme il moque, narquois, l'autorité, qu'on avait crue irréversible, de la nature. Ce garçon ne vous dit rien? Peut-être vous émouvrait-il un peu davantage dans sa tenue de gardien de la paix? Not your trip? Mais ce ne sont pas les seules particularités physiques, ou les «accessoires», qui peuvent s'ériger en fétiches, des pratiques aussi bien. Tel aime qu'on lui masse les doigts de pied, ou les baisers dans le cou, ou les lavements, ou pisser sur ses petits camarades. Songeons encore aux possibles lieux d'action : fétichisme de l'ascenseur, du sexe de masse dans les cabines téléphoniques, de l'enculage sur motocyclette à deux cents à l'heure le long d'une autoroute (soyez prudents), du phare isolé sur son rocher.

Renaud Camus, Chroniques achriennes, p.43-44

Un acte décisif

I have often thought since on looking back over that strange time that it was that small act, trivial in itself, that striking of that match, that determined the whole aftercourse of both our lives.

James Joyce, Ulysses, p.177 (chapitre 7) - Penguin 1992

Tonneaux qui roulent

Grossbooted draymen rolled barrels dullthudding out of Prince's stores and bumped them up on the brewery float. On the brewery float bumped dullthudding barrels rolled by grossbooted draymen out of Prince's stores.

James Joyce, Ulysses p.148 (Penguin annotated student's edition - 1992)

Le Zahir est une monnaie courante

Note préparatoire à la lecture de la note 9 du chapitre III de L'Amour l'Automne (p.158-161)
Dans la figure oxymoron, on applique à un mot une épithète qui semble le contredire; c'est ainsi que les gnostiques ont parlé de lumière obscure, les alchimistes, d'un soleil noir. Sortir de ma dernière visite à Teodelina Villar et prendre un verre dans un bistrot était une espèce d'oxymoron; je fus tenté par sa rusticité et son accès facile (le fait que l'on jouât aux cartes augmentait le contraste). Je demandai une orangeade; en me rendant la monnaie, on me donna le Zahir; je le contemplai un instant; je sortis dans la rue, peut-être avec un début de fièvre. Je pensai qu'il n'y a point de pièce de monnaie qui ne soit un symbole de celles qui sans fin resplendissent dans l'histoire et la fable. Je pensai à l'obole de Caron; à Judas; aux drachmes de la courtisane Laïs; à la pièce ancienne qu'offrit l'un des Dormants d'Éphèse; aux claires pièces de monnaie du sorcier des Mille et Une Nuits, qui par la suite n'étaient que cercles de papier; au denier inépuisable d'Isaac Lequedem; aux soixante mille pièces d'argent, une pour chaque vers d'une épopée, que Firdusi restitua à un roi parce qu'elles n'étaient pas en or; à l'once d'or que fit clouer Achab sur le mât; au florin irréversible de Léopold Bloom; au louis dont l'effigie trahit, près de Varennes, Louis XVI en fuite.

[…]

[…] Selon la doctrine idéaliste, les verbes vivre et rêver sont rigoureusement synonymes […]

Jorge Luis Borgès, «Le Zahir», in L'Aleph

De Lupin à Charlus

Didier Blonde a la passion des adresses romanesques. Elles sont le moyen privilégié de faire communiquer le réel et la fiction; l'occasion également de découvrir soit les astuces des auteurs (les bis et les ter inexistants se multiplient autour de numéros réels), soit des curiosités du plan parisien (un numéro apparaît ou disparaît, au gré des carrefours, percement de rues ou opérations plus mystérieuses), soit des secrets et souvenirs émouvants (Modiano, souvent), soit des lapsus (Sartre décrivant la vue de sa fenêtre, impossible à partir de la chambre de son narrateur).
Didier Blonde tend à construire des phrases inutilement compliquées et d'adresse en adresse il est parfois difficile de le suivre. Mais les maladresses et le ton didactique diminuent au fur à mesure qu'on avance dans le livre et la dernière partie est tout à fait chaleureuse. (Il ne manque à ce livre qu'un index).

J'ai choisi ici une coïncidence églogale (mais ce n'est pas une coïncidence), le passage dans lequel Blonde nous apprend que l'une des adresses de Lupin s'adossait à l'hôtel de Montesquiou:
Comme je m'en assurais par toute une série d'indices en confrontant d'anciens plans à des vues aériennes et en relevant sur place des mesures comme un arpenteur du passé, l'arrière de la maison \[95, rue Charles Lafitte à Neuilly] donnait, du vivant même d'Arsène Lupin, sur le dos d'une magnifique demeure du dix-huitième siècle, aujourd'hui détruite, appelée le Pavillon des Muses. Son entrée se trouvait exactement de l'autre côté du pâté d'immeubles, au 96, boulevard Maillot, rebaptisé depuis sur cette section boulevard Maurice Barrès. Et sa propriétaire était alors Jehanne Leblanc, sœur aînée de l'écrivain.

[…] Après consultation des archives de la maison, j'allais me rendre compte bientôt que Maurice Leblanc avait peut-être un autre nom auquel l'histoire familiale faisait écran: le Pavillon des Muses avait été précédemment occupé — en 1905, au moment où Lupin commençait sa carrière en défrayant la chronique — par un illustre dandy de la Belle Époque, Robert de Montesquiou, comte de Fezensac, ami intime de Proust, qui après avoir été l'un des modèles de des Esseintes dans À rebours de Huysmans avait posé pour celui du baron de Charlus. L'espace se multipliait comme dans un palais des mirages. Panneaux coulissants, miroirs sans tain, portes dérobées dans les fleurs des tapisseries, une adresse conduisait à une autre et mettait en correspondance mes lectures. Dans la même phrase, je voyais Arsène Lupin ouvrir avec passe-partout la porte de son entrepôt et réapparaître quelques mots plus loins, de l'autre côté du mur, sa canne et son huit-reflets à la main, dans le «Salon blanc» ou le «Salon des Roses» parmi les invités de Montesquiou, tous les familiers du monde de la Recherche. Lupin, cette fois, me conduisait à Proust.

Didier Blonde, Carnet d'adresses, p. 27-29

Des titres et des lettres

Books you were going to write with letters for titles. Have you read his F? O yes, but I prefer Q. Yes, but W is wonderful. O yes, W.

James Joyces, Ulysses, p.50 (Penguin 1992)

Exemples d'universaux

Mais la haine peut être ressentie contre les classes.
Aristote

Il nous arrive, par la volonté, d'aimer ou de haïr quelque chose en général.
Thomas d'Aquin

J'aime les pommes en général.
Jacques Chirac

Alain de Libera, La querelle des universaux, exergues

Bibliographie Chine-Japon

Je ne fais pas de compte rendu puisqu'il s'agit de conférences en accès réservé.
Cependant je mets en ligne les bibliographies distribuées par les intervenants.


L'Europe et l'Asie (XVIIIe siècle à nos jours)
Bibliographie indicative de Frédérice Mantienne (professeur et éditeur des Indes savantes)
  • Europe et Asie, cultures et contacts
- Jack Goody, L'Orient en Occident, Le Seuil, 1999
- Etiemble, L'Europe chinoise, Gallimard, 1988, 2 volumes (une étude fouillée de l'interaction culturelle et politique de la Chine et de l'Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles)
  • Europe et Asie, la rencontre commerciale
Philippe Audrère, Les Compagnies des Indes orientales. Trois siècles de rencontre entre Orient et Occident, Desjonquères, 2006
  • Europe et Asie, la rencontre politique et militaire: colonisation et impérialisme
- Nora Wang, L'Asie orientale du milieu du XIXe siècle à nos jour, Armand Colin, 1993 (la meilleure synthèse historique. Plusieurs éditions plus récentes l'ont remis à jour)
- Karl Trocki, Opium, Empire and the Global Political Economy, Routledge, 1999
  • Europe et Asie : les grands bouleversements et la naissance de la mondialisation
- André Gunder Frank, ReOrient. Global Economy in the Asian, University of California Press, 1998
- Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale, Albin Michel, 2010 (original paru en 2001, P.U. Princeton)



Chine ou Japon, quel leader pour l'Asie ?
Bibliographie sélective par Claude Meyer
  • Chine et Japon
Claude Meyer, Chine ou Japon, quel leader pour L'Asie ?, Presses de Sciences Po, 2010
  • Chine
- Jean-Pierre Cabestan, La politique internationale de la Chine, Presses de Sciences Po, 2010
- Jean-Luc Domenach, La Chine m'inquiète, Perrin, 2008
- Françoise Lemoine, L'économie de la Chine, La Découverte, 2006
- Jean-Louis Rocca, Une sociologie de la Chine, La Découverte, 2010
  • Japon
- Collectif (dir. J M Bouissou), Le Japon contemporain, Fayard, 2007
- Karyn Poupée, Les Japonais, Taillandier, 2009

Dialogue

Si vous le pouvez, trouvez un ami complaisant qui accepte de lire le livre en même temps que vous, et avec qui vous pourrez ainsi discuter les points les plus délicats. Toute conversation est un atout extraordinaire pour aplanir une difficulté. En ce qui me concerne, s'il m'arrive de rencontrer, en logique ou dans toute autre matière un peu ardue, un point que je sois absolument incapable de comprendre, je trouve idéal d'en parler à haute voix même si je suis tout seul. Il est si facile de se donne à à soi-même des explications! Et puis, vous comprenez, on est si patient avec soi-même! Jamais on ne s'irrite de sa propre stupidité!

Lewis Carroll, Logique sans peine p.50, «à l'adresse des débutants»

Le Fou, spectacle de Benoît Lepecq

Ce soir nous avons vu du grand Benoît Lepecq à Guyancourt.

Pantalon orange chapeau noir écharpe rouge, cela suffit à faire un fou dans la grande tradition des fous: celui qui dit et voit la vérité, créant un cercle de solitude autour de lui. Benoît Lepecq a un étrange rayonnement, celui d'une énergie sobre, d'un débordement contenu, cela ressemble à la pâte de verre chauffée au rouge, brûlante et malléable, malléable et brûlante — surtout s'il est habillé d'orange et de rouge.

Le texte est publié, Benoît Lepecq en est l'auteur :
LE HARANGUEUR T'es un intello toi
un hareng intello

LE FOU T'es un harangueur toi
Une espèce de conneau

LE HARANGUEUR J'vais te dépecer moi
J'vais te fendre en deux

Jusqu'aux arêtes !

LE FOU Du moins
Si tu as faim
Déposerais-je dans tes entrailles
Des vers

LE HARANGUEUR Des vers?

LE FOU Une colonie d'asticots qui ira fleurir tes intestins

LE HARANGUEUR Quoi ? LE FOU Devant la tombe hélas
Je crains que nous soyons tous égaux

LE HARANGUEUR Salopard !

LE FOU Je peux t'imaginer cadavre
Providence pour un corbeau croulant
Le dit corbeau
Allant à la mer par mégarde
Proie des krills
Eux mêmes et enfin
Festin pour les harengs

Tu vois bien que tu vas finir
Dans le ventre de celui sur le dos duquel
Tu t'engraisses !

LE HARANGUEUR Tu vas la boucler ta gueule ?

LE FOU Plutôt qu'obliges les harengs à suivre
Votre fumaison sympa […]

Benoît Lepecq, Le Fou, p.42-43
La pièce sera de nouveau donnée le 28 avril. Je songe à y retourner.

L'idéologie

La notion d'idéologie a une double signification: tantôt, conformément à la tradition marxiste qui la définit comme la «fausse conscience», on entend par idéologie «tout système d'idées produit comme effet d'une situation initialement condamnée à méconnaître son rapport réel au réel»1; tantôt on nomme idéologies, comme l'écrit Hannah Arendt, «ces systèmes d'explication de la vie et du monde qui se flattent d'être en mesure d'expliquer tout événement, passé ou futur, sans faire autrement référence à l'expérience réelle»2. Quoique ces deux définitions ne soient pas congruentes, elles s'accordent sur un point: la pensée idéologique n'est pas simplement une pensée que les faits réfutent (comme peut l'être une théorie scientifique à l'épreuve de l'expérimentation); elle est une pensée imperméable aux faits. Comprise  comme illusion ou méconnaissance causée par une situation, l'idéologie bénéficie d'une évidence spontanée contre laquelle aucune argumentation ne peut rien; comprise comme interprétation totale du monde, elle se présente comme une pensée que tous les faits confirment. Dans les deux cas, l'idéologie est une pensée «irréfutable» — en ce sens qu'elle se croit confirmée y compris par les fait qui la réfutent. Mais cette «irréfutabilité» est paradoxale: elle signifie aussi bien que l'idéologie est réfutée par les faits mêmes qu'elle invoque. L'idéologie est à la pensée qui travestit ses propres données d'expérience, la pensée aveugle aux faits qui lui sont pourtant présents.

Jean-Yves pranchère, L'Autorité contre les Lumières, p.15



Notes
1 : G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1981, p.36
2 : H. Arendt, La nature du totalitarisme, tr. M.-I. B. de Launay, Payot, Paris, 1990, p.118.

Annuaires

C'est ici que se trouve la collection complète des Didot-Bottin. Annuaires par années et par rues. Toutes les adresses parisiennes sont répertoriées depuis 1838.

Didier Blonde, Carnet d'adresses, p.76

Aragon en 1938

Il me présente à Aragon. Jeune, beau, mais entouré d'un halo démoniaque. Il y a vraiment chez cet homme quelque chose de gênant. On pense à une vipère. Sarcastique, gouailleur, âpre, véhément à la moindre occasion, comme un homme à bout de nerfs. Il éclate lorsque je lui dis qu'en ce qui concerne l'Autriche, il est un peu tard pour s'enthousiasmer:
— Mais il y a d'autres pays à sauver qui peuvent encore être sauvés…

Ses plaisanteries vous serrent le cœur. Il y a de l'inhumain dans ses moindres propos.

[…]

Aragon me fait peur: il a un visage de prédestiné — mais un double visage. Janus qui semble fait pour deux destins: celui du bourreau (avec quelle froideur il enverrait au poteau ses ennemis, ses anciens amis) et celui du condamné, qui lèvera un jour, vers le peloton, son masque pâle qu'un rictus satanique éclairera.

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.14-15 (4 avril 1938)
(Finalement, c'est la description d'un fanatique.)

Retour sur quelques blogs

J'ai déjà cité certains, je récidive :

  • dans les blogs givrés (je veux dire obsessionnels, mono-maniaques) :

. celui-ci consacré essentiellement à Mariette Lydis (et Montherlant);
. celui-ci à Gide;
. Norwitch à W.G. Sebald mais pas que, comme le prouve la liste de droite. Blog géographique, blog de lieux.

  • ludique (l'auteur de la citation du jour est quelque part dans le nuage à droite) :

. emm. & m.

  • littéraires avec éditeur québéquois

. Antoine Bréa (dont sa traduction de Dante)
. Emmanuel Régniez (parution à venir (le 6 mars?))

  • ceux que j'ai cru perdus :

. Touraine sereine, le blog de GC (Guillaume Cingal);
. Images volées des temps enfuis, le nouveau blog de Bernard Alapetite, qui apparaît à plusieurs reprises dans Kråkmo. [1].

  • un "classique" (vieux blogueur) que je n'ai jamais cité ici :

. la page de Pierre Cormary. Je mets le lien vers un billet sur Houellebecq parce que j'aime beaucoup la phrase «C'est le chauffe-eau qui a commencé», mais évidemment, ceux qui suivent mes diverses tribulations comprendront ma tendresse pour cette sobre illustration.

Et toujours mes favoris (ne soyez pas jaloux), Fine Stagione et Weimar.

Notes

[1] 30/12/2012 : ce blog a disparu, mais vous pouvez retrouver son successeur ici

Le figuier et le bouleau

Ce dont je ne parle jamais ici: de l'attention passionnée avec laquelle je regarde grandir le figuier que j'ai ramené, il y a quelques années, de Malagar (un rejet arraché devant la maison «de l'homme d'affaire»). Ou le bouleau, pris il y a neuf ans dans la forêt de Rambouillet, si petit alors, qu'une branche de groseiller lui servait de tuteur. Elle a pris racine et se trouve toujours là, minuscule au pied de l'arbre devenu si grand qu'il s'élève haut par-dessus le mur qui sépare le jardin du verger.

Claude Mauriac, ''Les Espaces imaginaires'', p.469 (6 décembre 1973)

L'ennui du bonheur

Il [François Mauriac] nous a fait un peu de peine, écrivant de sa main à la fin de sa chronique que j'avais tapée, et nous le découvrons en lisant le Figaro littéraire:

Cette T.V. qui donne du prix, lorsqu'elle se tait enfin, au silence coupé de vagues propos. Il existe comme un charme de l'ennui que nous avions oublié…

Or, ce soir de grève, nous avions parlé littérature et sans trop nous forcer. Mais à y réfléchir, il a raison: s'il s'ennuie, je m'ennuie aussi, il nous faut faire des efforts pour parler. L'ennui, alors que nous avons le bonheur d'être ensemble!

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.462 (13 avril 1963)
Je crois qu'ici, il faut comprendre "ennui" par "ralentissement".

Au seuil de la vieillesse, jeune encore

Ces jours-ci, déjà, j'avais deviné la détresse de maman qui ne m'en avait rien montré. Je la voyais qui se fatiguait avec une sorte de fougue volontaire, comme pour oublier, se donnant corps et âme à ces humbles travaux ménagers. Mais, elle se savait au seuil de la vieillesse, jeune encore et belle, mais pour qui? Et pour quoi, pour qui tant de tendresse au cœur, et une telle soif d'amour?

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.463 (19 août 1940)

La rose de personne

Psalm

Niemand knetet uns wieder aus Erde und Lehm,
niemand bespricht unsern Staub,
Niemand.

Gelobt seist du, Niemand,
Dir zulieb wollen
wir blühn.
Dir
entgegen.

Ein Nichts
waren wir, sind wir, werden
wir bleiben, blühend :
die Nichts-, die
Niemandsrose.

Mit
dem Griffel seelenhell,
dem Stabufaden himmelswüst,
der Krone rot
vom Purpurwort, das wir sangen
über, o über
dem Dorn.

Paul Celan, in La Rose de personne, bilingue, éditions Corti.

Traduction de Martine Broda
Psaume

Personne ne nous repétrira de terre ou de limon,
personne ne bénira notre poussière.
Personne.

Loué sois-tu, Personne.
Pour l'amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi.

Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur ;
la rose de rien, de
personne.

Avec le style clair d'âme,

l'étamine désert-des-cieux,
la couronne rouge
du mot de pourpre que nous chantions
au-dessus, au-dessus de
l'épine.



J'ai trouvé dans un forum quelques remarques sur cette traduction, remarques que je laisse à votre appréciation:

« Celan connaissait l'hébreu, et son "gelobt seist du" ne peut être que "baroukh ata", c'est à dire "béni sois-tu", qui est le début de tant de prières juives. Son "entgegen" évoque le "contre" de la création de la femme "ezer kenegdo". Parce que "entgegen" évoque en même temps proximité et opposition, comme l' "aide contre lui" que donne Hachem Yitbarakh à l'homme en le séparant en ses parties mâle et femelle.
Quant au Niemand et au Nichts à la place de Dieu, il ne s'agit pas d'un blasphème comme on pourrait le croire d'une lecture rapide, mais de la réévocation du nom mystique de Dieu "ein sof" (Il n'y a pas de fin), souvent abrégé en "ein".»

Ainsi ce psaume est véritablement un psaume, une prière adressée à Dieu, ce qui m'amène à poser la question suivante:

Mit dem Griffel seelenhell, dem Stabufaden himmelswüst, der Krone rot vom Purpurwort, das wir sangen…

Ne faut-il pas traduire :
«Avec (…), cela nous le chantions …»; c'est-à-dire que par-delà nos souffrances nous bénissions Dieu (nous continuions de bénir Dieu), au-dessus de l'épine s'élevaient nos bénédictions (sous-entendu: nos louanges étaient offertes, aussi offertes et inexplicables et obstinées que nos souffrances, aussi gratuites que l'épanouissement de la rose au désert (etc.), la couronne et l'épine renvoyant au sacrifice christique (etc. de nouveau));
plutôt que
«Avec (…) la couronne rouge du mot de pourpre que nous chantions…» dont je saisis mal le sens?

Sartre et les homards

En cours de philo, il venait d'apprendre comment Sartre, quand il était prof de lycée d'une trentaine d'années, avait tenté l'expérience de prendre de la mescaline, sous contrôle médical. JB m'apprenait à son tour que le philosophe avait eu un très bad trip: au plus fort de l'action de la drogue, il voyait des homards ou langoustes de la taille d'un teckel lui tourner autour et le menacer. Le problème, c'est que ces visions avaient continué bien après que la drogue eut cessé d'agir. Jean-Baptiste s'esclaffait en imaginant le philosophe poursuivi pendant des mois dans les rues de Paris par des langoustes hallucinogènes qui venaient se nicher jusque sous son bureau, dans la salle où il faisait cours. Le plus drôle c'est que Sartre, paraît-il, avait pris le parti de faire avec.

Michel Francesconi, La vitesse à laquelle nous oublions est stupéfiante, p.182

Ostinato rigore

J'ai noté au début de ce journal:

« Je sens avec déplaisir que ces pages se transforment en testament. S'il doit en être ainsi, il me faut faire en sorte que mes affirmations puissent être contrôlées; de cette façon, personne, pour m'avoir fugé ici suspect de fausseté, n'aura lieu de croire que je mens, quand je dis que j'ai été condamné injustement. Je placerai ce rapport sous la devise de Léonard — Ostinato rigore1 — et m'efforcerai de le suivre.»

Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel, p.114 (Folio)



Note
1 : Cette devise n'apparaît pas en tête du manuscrit. Faut-il attribuer cette omission à un oubli? Nous ne savons pas; comme pour tous les autres passages douteux, nous avons préféré rester fidèle à l'original, au risque d'encourir les critiques. (Note de l'Éditeur.)

Le télégraphe

5. L'omission du télégraphe me paraît délibérée. Morel est l'auteur de l'opuscule: Que nous envoie Dieu? (paroles du premier message de Morse); et il répond: Un peintre inutile et une invention indiscrète. Cependant, des tableaux comme le Lafayette et l'Hercule mourant sont d'un intérêt indiscutable. (Note de l'Éditeur.)

Adolfo Bioy Casares, L'invention de Morel, note 5 intervenant p.81 (Folio)

Jane Fonda

Paris, vendredi 29 novembre 1963

[…]

Je demande à Georges [Pompidou]: «Qui est cette demoiselle Fonda à côté de qui je suis placé?» Et il me répond, non sans orgueil:

— Mais c'est Jane Fonda…

Une jeune comédienne américaine dont on parle beaucoup, en ce moment, et dont la beauté est célèbre. Je ne l'ai encore jamais vue, même en photographie et la voici qui arrive la dernière, coquette, pépiante et charmeuse, tutoyant Georges, qui, au cours de la soirée lui fera des frais aussi souvent qu'il le pourra, heureux, flatté, goûtant une des vraies récompenses de sa réussite.

Claude Mauriac, Les espaces imaginaires, p.254

Un cadeau de Noël

Plieux, vendredi 16 janvier, neuf heures et demie du soir. Une dame qui se présente comme «une admiratrice anonyme» m'envoie, de Belgique, une boîte de chocolats. Je me dis que cette admiratrice ne m'a sans doute pas beaucoup lu, parce que je me souviens distinctement avoir supplié, dans ce journal même, qu'on ne m'envoie pas de chocolats — comme je ne leur résiste pas, rien que cette année j'ai bien dû prendre trois ou quatre kilos depuis le 15 décembre (on dira que je n'ai qu'à ne pas les manger; mais ce serait témoigner d'une bien chiche connaissance des passions humaines…). Qu'on m'offre n'importe quoi, écrivais-je à peu près: des livres, des disques, des châteaux en Écosse, des paires de chaussettes, mais pas de chocolats!

Furieux, mais surtout contre moi-même, j'ouvre donc la boîte de chocolats et y trouve… une paire de chaussettes — le comble est que j'ai été un peu déçu, sur le moment…

Renaud Camus, Kråkmo, p.42

La Grèce antique à la découverte de la liberté, par Jacqueline de Romilly

Billet commencé le 17 décembre : je regrette que mon retard à l'écrire ne l'ai transformé en hommage. Il est désormais avant tout un moyen de mettre des citations en ligne, avec toujours le même espoir: susciter l'envie (le besoin) de lire le livre lui-même.

En finissant de copier les citations de ce billet, je me dis qu'il n'est sans doute pas insignifiant que le mot "gentil" soit désormais interprété comme "condescendant", et le mot "libéralité" considéré comme une marque de paternalisme. La générosité et la gratuité ne provoquent plus que méfiance quand le goût effréné, un peu fou, de la liberté est perdu.


Ce livre est un livre de vulgarisation, et a ce titre possède une voix particulière, un peu didactique. C'est une sorte de cours d'histoire accéléré, dégageant les grandes tendances qu'il restera ensuite à enrichir par des lectures plus précises.
Jacqueline de Romilly a pour projet d'étudier l'émergence de la notion de liberté sous ses différents aspects dans les textes du Ve et du IVe siècle avant Jésus Christ (c'est donc très précis). Elle souhaite se concentrer sur ces deux siècles, mais elle a si bien conscience que ce qu'elle amène au jour appelle un discours du type «Ah, mais c'est comme aujourd'hui, comme…», elle craint tant les récupérations hâtives donc fautives, qu'elle tente de les anticiper. D'une part elle indique les pistes de réflexion effectivement ouvertes par ces textes, d'autre part elle insiste sur les différences dues au temps, à l'épaisseur de temps et d'expérience accumulée depuis cette lointaine époque.

Cette étude de l'histoire, de la philosophie, de l'histoire de la philosophie politique s'appuie entièrement sur une attention infinie et concentrée aux mots, les contextes historique et textuel dans lesquels ils apparaissent pour la première fois, et leur changement de sens, de valeur (au sens de valeur d'une couleur ou d'un son). C'est en fait une étude philologique du mot liberté.

Le parcours ressemble à une promenade, d'abord chronologique, historique, retraçant l'histoire des cités (Athènes, Spartes, Thèbes, sont celles qui sont surtout citées), ensuite plus intérieure, se rapprochant des philosophes.

Il y a cette merveilleuse découverte des Grecs, qui suffit à tout: la liberté ne vaut que par la loi, respecter la loi permet d'être libre (ce qui me fait penser, sans doute trop vite, que le rapport au droit des Anglo-Saxons doit être plutôt grec et celui des Latins davantage romain):
Jason explique ainsi à Médée qu'en quittant le pays barbare pour la Grèce, elle a appris à «vivre selon la loi, non au gré de la force» (Médée, 538). Et Tyndare dans Oreste donne comme un trait grec et non barbare «de ne pas vouloir être au-dessus des lois» (457).

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.52
Et la loi était pour la première fois écrite:
Mais, dans le texte d'Euripide, cette critique amène une opposition, non plus seulement avec la loi, mais avec la démocratie: celle-ci naît grâce à la loi. «Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l'insulte du fort, et le petit, s'il a raison,vaincre le grand. Quand à la liberté, elle est dans ces paroles:" Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie?" Alors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on rêver plus belle égalité?" (433-441).
Ibid., p.63
Ce que tente de nous faire ressentir Romilly, c'est son émerveillement, c'est la nouveauté que cela pouvait représenter, et également son immédiateté. Étudier la naissance des lois écrites, c'est remonter au moment d'avant leur apparition, au moment où elles n'existaient pas, et que même leur idée n'existait pas; puis revenir vers nous, après leur apparition: rien, puis quelque chose, et toujours cette surprise de quelque chose là où il n'y avait rien:
Quand on vit avec des lois écrites depuis des dizaines de siècles, quand elles se sont multipliées sans fin dans tous les domaines, quand enfin il faut, pour avoir affaire à elles, des intermédiaires de toutes sortes, on oublie aisément l'importance de ce pas franchi une fois pour toutes et l'exaltation qu'il inspirait alors. Le lien de la liberté et de la loi reprend plus d'éclat dans ce contexte historique.
Et de même la démocratie. À l'époque où écrit Euripide, elle a tout juste un siècle. Elle s'est, pendant ce siècle, affirmée et précisée, grâce à diverses réformes de détail, allant toutes dans le même sens. Les grands-parents des contemporains d'Euripide devaient garder des souvenirs d'avant la démocratie.
Ibid., p.67-68
Mais le droit ne remplace pas la morale, il lui donne forme. Ce qui prime, c'est la dignité que l'on doit à soi-même.
En fait, le droit et la morale se rejoignent ici; et l'important est que se soit alors répandue cette conscience encore vague et incertaine, mais tenace, des égards dus aux autres, quand justement ils sont en position de faiblesse ou de danger.
Ce qui a pu masquer cette importance des aspirations grecques et athéniennes à ce droit des gens, indépendamment de toute appartenance à une cité, est sans doute une différence de formulation, dont la portée mérite d'être relevée. En effet, là où le monde moderne parle de droits, les Grecs, eux, parlaient de devoirs.
Ibid., p.98
(C'est moi qui souligne.)

Comment concilier liberté et autonomie, comment, dans une fédération des villes grecques, indispensable face aux barbares, comment protéger chaque cité de la tendance naturellement expansionniste d'Athènes, si sûre d'elle? Romilly note les hésitations, les tentatives, la cruauté de l'histoire qui peut effacer en quelques semaines des mois de réflexion. Qu'il s'agisse de noter que la génération des grands-parents d'Euripide ne connaissait pas la loi écrite ou que des accords longuement pesés allaient être réduits à néant, c'est le temps que gomme Jacqueline de Romilly, non en le rapportant à notre époque mais en nous transportant au IVe siècle, en effaçant toute tentation comparatiste (il ne s'agit pas de comparer, il s'agit de tirer des enseignements).
Il est en un sens pathétique de penser que ces discussions juridiques minutieuses se tenaient en 337, au lendemain de la descente foudroyante de Philippe en Grèce et de sa victoire de Chéronée, et que, l'année suivante, Alexandre devait lui succéder. En 335, ni Athènes, ni aucune des autres cités, ne comptait plus.
Ibid., p.119
La liberté est un exercice difficile, c'est un équilibre introuvable, elle peut être détruite aussi sûrement par des ennemis extérieurs que par ses propres abus. (Le livre suit ainsi la chronologie comme une démonstration: en cela il est simplificateur, étant évident, comme il le note à quelques reprises, que tous les courants ont existé à chaque époque.)
Le siècle des philosophes va naître de ces tensions internes aux conséquences contradictoires de la liberté:
Très tôt, en effet, les Athéniens ont perçu les inconvénients ou les problèmes de la liberté démocratique. Des textes, contemporains de ceux que nous avons cités pour illustrer les beautés de cette liberté, en disaient déjà les dangers. mais, à cette époque, leurs voix étaient moins nombreuses et moins éclatantes que les autres. Et, surtout, elles ne disaient pas que ces dangers se retournaient contre la liberté elle-même. […]
[…]
Si la victoire sur le Perses avait été une expérience dans un sens, ces trente années [de guerre] qui achèvent le Ve siècle en constituaient une autre, inverse et non moins importante. L'une avait avivé les enthousiasmes, l'autre fut le point de départ des réflexions. Ce n'est pas un hasard si le IVe siècle, dans cette Athènes vaincue et désormais ramenée à un rôle moins actif, fut et reste pou nous le siècle des philosophes. […]
Au début, quand les Athéniens s'aperçurent que leur démocratie comportait des aspects fâcheux, leur première réaction fut d'incriminer des individus: les démagogues. C'était leur faute. Ils voulaient plaire au peuple et pour cela le flattaient, donc lui mentaient.
[…]
De même Aristophane, dans Les Cavaliers, instaure une sorte de compétition d'ignorance et de malhonnêteté entre ceux qui vont diriger les affaires; et il montre les deux candidats flattant le peuple tant qu'ils peuvent. […]
Enfin Thucydide, quand il oppose Périclès à ses successeurs, ne retient qu'un trait: Périclès était assez sûr de sa supériorité pour parler toujours raison au peuple. Au contraire, les hommes qui suivirent étaient, «par eux-mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place; ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires» (II, 65, 10). Aussi pratiquèrent-ils «les intrigues personnelles, à qui serait chef du peuple».
[…]
Pourtant on remarque que de tels chefs ne laissent plus guère de place au débat, qui était bel et bien l'essence de la liberté politique? Cléon, dans Thucydide, parle des belles paroles et des paradoxes dont on abreuve le peuple; et son adversaire rétorque qu'il y a pire: il y a ceux qui usent de la calomnie et qui intimident ainsi leurs adversaires. Résultat: ils se taisent, «et la cité est ainsi privée des avis de ses conseillers, que retient la peur» (III, 42).
Ibid., p.123-126
Les pages qui suivent montre la liberté mise à mal par les excès de ceux qui pratiquent une liberté sans frein. C'est la loi et le respect de la loi qui sont les remparts de la liberté.
La gravité de ce divorce entre la liberté et la loi apparaît bien si l'on considère la conduite des citoyens les uns envers les autres. […] La réalité concrète — nous la connaissons encore —c'est la criminalité et l'insécurité.
[…] Mais soudain on retrouve chez lui [Démosthène] la même ardeur triomphante qui marquait nos premiers textes. Car, au lieu de dire que le mépris des lois est cause de ces désordres, il rappelle avec fougue que la force des lois est le seul remède, le seul garant et de la sécurité et de l'ordre démocratique. […] Et qu'est-ce qui fait la force de ces lois, qui ne sont qu'un simple texte écrit? A cela Démosthène répond: «Vous-mêmes, à condition de les maintenir fermes et de mettre, en toute occasion, leur puissance souveraine au service de l'homme qui les réclame. Ainsi les lois font votre force et vous la leur.»
Ibid., p.132-133
Dans la page suivante, Jacqueline de Romilly évoque le célèbre texte de La République aux pages 557 b et suivante. Mais ce qui m'émeut, c'est une note: Il arrive que la cité démocratique, assoiffée de liberté, «trouve à sa tête de mauvais échansons et se grise à l'excès de cette liberté pure». (Ibid., p.134)
Et la note précise: les Grecs buvaient leur vin coupé d'eau, jamais pur. Ainsi, le «pur» appliqué à cette liberté est celui qu'on utilise pour du vin trop fort. Existe-t-il deux mots en grec, un "pur, sans tâche" et un "pur, trop fort"? Nous dépendons entièrement de lecteurs comme Jacqueline de Romilly ou Pierre Hadot pour nous le dire. Et cette attention si précise, si entièrement absorbée en elle-même est ce qui m'émeut le plus.
(De façon plus détachée (mais pourquoi faut-il donc être toujours détaché?), disons que la philologie est indispensable.)

Ce livre m'a fait découvrit un martyr de la liberté moins connu que Socrate, un personnage de plus à ne pas oublier (qu'avons-nous donc à leur offrir que notre mémoire? Je songe au père de Sébastian Haffner):
Et, s'il est courant de reprocher à la démocratie athénienne la mort de Socrate, peu de textes au monde témoignent mieux de ce qu'est une mise à mort par un pouvoir arbitraire que le récit, laissé par Xénophon, de la mort de ce Théramène, qui, à deux reprises, avait fait partie de l'oligarchie et s'en était séparé. Dans Les Helléniques, Xénophon rapporte comment le chef des oligarques traduisit Théramène devant le Conseil, le dénonça comme ennemi du régime, et comment celui-ci se défendit, expliquant pourquoi, à plusieurs reprises, il avait protesté. Son adversaire sachant qu'il fallait un vote pour obtenir la mort d'un des Trois Mille, trancha alors: «Eh bien, moi — ce furent ses paroles — j'efface de la liste Théramène que voici, avec votre assentiment à tous. Et cet homme, ajouta-t-il, nous le faisons exécuté» (II, 3, 51). Ce fut fait, bien que Théramène se fût aussitôt réfugié auprès de l'autel. Il en fut arraché par des gardes armés de poignards — cela, c'était, cinq ans avant la mort de Socrate, la mort sous l'oligarchie.
Ibid., p.144
La démocratie change de sens, elle perd de sa fougue, de sa folie théorique, pour se domestiquer (et par delà les siècles, j'en éprouve du regret.) L'essentiel se perd, s'est perdu, au profit du quotidien.
C'est dans ce bouillonnement de recherches qu'apparaît la politeia d'Aristote — mot qu'on traduit parfois par «république»; et elle n'est pas sans rapport avec le vieux rêve des modérés.
[…]
Il est certain qu'alors les textes changent de ton. On ne parle plus tant de la liberté (eleutheria): on parle davantage de droits. On emploie beaucoup le mot kurios, qui désigne tout ensemble la haute main pratique de celui qui est maître des affaires (kurios tôn pragmatôn), et tel droit de détail reconnu par les textes […]. La grande soif d'affranchissement a donc été remplacée par un monnayage de droits, qui sont inscrits dans des textes et ne sont pas nécessairement liés à la liberté politique.
Ibid., p.149-150
Finalement, ce sont moins les lois que la façon dont elles sont envisagées qui est important. Isocrate appelle à la vertu. (Le schéma est toujours le même: une catastrophe survient et provoque la réflexion: comment cela a-t-il pu arriver? Comment y remédier, éviter que cela se reproduise?)
Si la crise était venue de l'ambition des démagogues, de la légèreté du peuple, du manque d'esprit critique des uns et des autres, si les valeurs avaient été secouées et faussées, si l'on avait perdu le respect des parents et de maîtres, si l'on avait pris l'habitude de transgresser les lois, ce qu'il fallait était remédier à ces dispositions.
[…]
[…]; il n'empêche qu'en insistant sur la vertu plus que sur les institutions, Isocrate défendait des vues qui rejoignaient l'orientation majeure de Platon, et qui allaient mettre leur marque sur les analyses de tous — en passant par Cicéron et Montesquieu. Faut-il s'en étonner? Peut-on nier qu'un régime a finalement le sort que lui préparent les gens chargés de l'éducation de tous? Cette idée est évidente, mais trop souvent perdue de vue.
Il faut enfin ajouter que cette réforme de la vie de tous les jours, des habitudes civiques et de la morale a tellement la priorité sur le reste que les réformateurs y sont plus attachés qu'aux institutions elles-mêmes. Isocrate a dit que le régime politique était «l''âme» de la cité. Il a aussi dit: «Ce n'est pas par les décrets, mais par les mœurs que les cités sont bien réglées»; l'obéissance aux lois, enfin, dépend moins de la façon dont elles sont rédigées que les habitudes morales léguées par l'éducation.
Ibid., p.150-151
Jacqueline de Romilly fait remarquer que cet appel à la vertu paraît bien loin de la liberté; cependant, c'est un tort, car il est arrivé une fois dans l'histoire grecque qu'une prédication morale sauvât Athènes et l'idée de liberté: ce fut l'instauration de la «concorde» pour sortir de la guerre civile. Réconciliation, interdiction d'évoquer le passé. Et Romilly de conclure: «Athènes ne réussit peut-être pas à améliorer son régime, mais elle réussit sur ce point essentiel: elle n'eut plus de guerres civiles, jamais.» (p.152-153) Peu à peu le livre se détourne des principes gouvernant la cité pour observer l'individu (est-ce le mot, est-ce anachronique?)
Et de même qu'Athènes, arrogante dans sa liberté, se sentait le devoir de protéger le faible ou l'étranger, l'homme libre se caractérise par sa générosité, sa libéralité. La liberté forge un caractère, certains caractères ne peuvent qu'être libres:
En même temps, l'élargissement de la notion aboutit à l'apparition de mots nouveaux, qui, eux, n'ont bientôt plus que cette valeur morale.
Un des contraires de «libre» est le mot grec aneleutheros. Or, à un exemple près, il ne se rencontre qu'à partir de la fin du Ve siècle, et avec une valeur toujours morale. Platon, Xénophon, Aristote, l'emploient dans le sens d'«indigne d'un homme libre», pour désigner la mesquinerie et la servilité. Puis apparaissent eleutherios et eleutheriorès, qui servent à désigner cette liberté d'allure, ou d'esprit, qui va avec le courage et la générosité. L'adjectif existait auparavant, mais il était réservé à Zeux: Zeux Libérateur. Désormais, à partir de Xénophon ou de Démocrite, c'est-à-dire à partir du début du IVe siècle, voici qu'il désigne les hommes qui ont des façons d'hommes libres, ou qui pratiquent, selon la formule traditionnelle quine correspond pourtant plus à nos habitudes de vocabulaire modernes, la «libéralité».
Ibid., p.158
C'est finalement par rapport à soi-même qu'il faut être libre, mais cette prise de conscience met longtemps à apparaître dans les textes.
De fait, ce vocabulaire de la liberté que nous cherchions en vain dans la réflexion politique de l'époque se retrouve soudain, enrichi et transposé, dans un domaine nouveau. […]
Cette évolution, ou plutôt cette translation, ne se marque pas seulement dans l'emploi des mots ou des jugements de valeur: elle se traduit aussi, et surtout, par une analyse morale nouvelle, montrant que les passions sont pour l'homme une servitude. […]
Un mot rend bien compte de ce combat à mener: c'est le mot ''kreittôn'', «qui l'emporte sur». On peut l'emporter sur l'argent: c'est ce que Thucydide dit de Périclès, parce qu'il est inaccessible à ces tentations; et plusieurs passages d'Euripide emploient la même expression. On peut aussi l'emporter sur la colère. Peu à peu l'âme apparaît avec ses divisions, ses batailles, ses succès et ses défaites. Des parties de l'âme commencent à se distinguer les unes des autres.
Vers les dernières années du Ve siècle, cette idée du combat intérieur se précise et se renforce.
Ibid., p.160-161

La raison, en somme, est gage de liberté.
Elle l'est aussi en d'autres sens. Car la tyrannie des passions n'est qu'un aspect des pressions qu'exercent sur l'homme les circonstances extérieures. Or il faut, d'une façon générale, se laisser le moins possible influencer par ces dernières, qu'elle soient.
Ibid., p.164
La liberté est aussi d'accepter l'inévitable:
Il est même remarquable de penser que, chez Eschyle, la jeune Iphigénie devait être tenue, et bâillonée, qu'elle se débattait et refusait la mort: les victimes d'Euripide, elles, donnent leur accord à l'avance; et, dans l'exécution même, elles refusent toute contrainte.
Ibid., p.164

Peu à peu apparaît l'idée d'une liberté qui serait comme un noyau vivant et irréductible mettant l'homme à part des circonstances.
On voit se multiplier les conseils prêchant la sérénité.
Ibid., p.165
Hommage à Socrate (et précisions, pour éviter les anachronismes):
Et naturellement, parmi ces hommes, au même moment, il y avait Socrate — Socrate plaidant pour une âme raisonnable, Socrate capable de résister à toutes les fatigues, Socrate restant ferme contre les tentatives de séduction du bel Alcibiade, Socrate refusant de quitter la ville à la veille de son exécution, Socrate mourant dans une sérénité souveraine, dont Platon a retracé, pour toujours, le souvenir. Il l'a montré philosophant jusqu'au dernier moment sans se laisser atteindre par le sort.
Socrate n'est pas mort parce qu'il choisissait d'accéder ainsi à une forme de liberté. Rien ne permet de mettre sa mort en relation avec les suicides de philosophes qui se répandirent peu à peu. Il n'a même pas dit qu'il mourrait «libre». Mais on comprend que la perspective de ses derniers moments ait exercé une fascination sur ses disciples, et qu'elle ait pu être parfois considérée comme le début de cette liberté nouvelle, qui ne se trouve que dans les âmes.
Le mot de conscience serait ici trop moderne. Et c'est pourtant bien de cela qu'il s'agit. De fait, après Socrate, on voit un certain nombre de ses disciples, ou de ses continuateurs, prêcher cette nouvelle liberté, dont l'idée avait mûri doucement au cours des dernières années du Ve siècle. Ils emploient, eux, le mot de liberté. Et ils l'appliquent désormais à un idéal qui ne relève plus des cadres de la cité, ni même de la société.
Ibid., p.166
Dernières pages sur le destin:
Mais surtout — il faut le dire avec force —, jamais, avec les Grecs, il n'a été réduit à l'état d'instrument aveugle et passif entre les mains du destin.
Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière? Nous avons remplacé le destin par le poids de l'histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l'enfance; mais les choses en sont-elles plus claires?
Pourtant, si le dosage entre la liberté et le destin, pour les Grecs, est variable et incertain, jamais ce dernier ne s'est imposé seul.
Dans de remarquables analyses, répétées à plusieurs reprises, un savant autrichien a exposé de façon magistrale ce que l'on appelle la «double causalité», chez Homère ou dans la tragédie. Le principe est que tout s'explique à la fois par l'action divine et par la volonté humaine.
[…]
On cherche à plaire aux dieux; on les redoute; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l'homme.
Ibid., p.191

Les ragots

Les racontars répandus sur quelqu’un le caractérisent aussi pleinement que des actes notariés. Souvenez-vous des bruits qui ont circulé sur Dostoïevski. Vous viendrait-il à l’idée de les appliquer à Tolstoï ? Ou le contraire ?

Sergueï Dovlatov, Brodsky et les autres, p.9

La métaphysique

Brodsky disait aimer la métaphysique et les ragots. Et il ajoutait: «Ce qui en principe est la même chose.»

Sergueï Dovlatov, Brodsky et les autres, p.134

Au lit

Je suis toujours allé au lit comme quelqu'un qui se prépare pour un long voyage: des livres, des comprimés, des verres d'eau, des montres, une lampe, des crayons et des cahiers.

Reinaldo Arenas, Avant la nuit, p.433

Le Téléphone

Dans les herbes, dans les buissons
Dans les fleurs bleues, rouges ou jaunes
C'est pour entendre ta chanson
Que je t'appelle ô Téléphone.

Gaie comme celle du pinson
Celle de la grive en automne
Si douce qu'elle donne le frisson
Est la note du Téléphone.

Très peu utile est l'hameçon
Sans intérêt le saxophone
Pas besoin de tant de façons
Pour la prise du Téléphone.

A l'époque de la mousson
Pour fuir l'orage qui l'étonne
Il court et tombe chez les poissons
A l'eau, à l'eau, le Téléphone.

Plumages bruns, plumages blonds
Plumages roux comme l'automne
Ces cous courts ou bien ces cous longs
Ce sont des cous de Téléphone.

Becs ouverts avec conviction
Piaillant jusqu'à s'en rendre aphones
Pour réclamer double ration
Tels sont les fils du Téléphone.

Fin comme le papier canson
Comme le bec de la cigogne
Ou la truffe du hérisson
Tu as beau nez ô Téléphone.

Mais on dit qu'il a l'ambition
D'être élu maire de Carcassonne !
Je crains que dans ces conditions
Las on ne rie du Téléphone.

Jacques Roubaud, Les animaux de personne, illustré par Marie Borel

Ferdinand Thrän

Il n'est pas douteux que l'un de mes principaux maîtres et modèles (je l'imitais avant de connaître son existence, c'est dire...) est ce Ferdinand Thrän, "l'archiviste des vilenies", architecte et restaurateur de la cathédrale d'Ulm, qui apparaît dans le ''Danube'' de Claudio Magris : Thrän a passé toute sa vie à tenir un grand registre des diverses avanies qu'il avait à subir, sans en oublier une.

Renaud Camus, Une chance pour le temps, journal 2007, p.339

Ou l'inverse

Et pays de Galles! Et Pays basque! J'aimerais apprendre avant de mourir comment s'écrivent Pays de Galles et pays Basque. À moins que je ne m'embrouille, et je peux me tromper, M. Massuyeau tient pour le bas de casse à pays — pays Basque, pays de Galles —, mais Hélène me réclame une capitale à Pays de Galles. Or une autre contrainte agissante est l'exigence de cohérence interne. Peut-être faut-il écrire Pays de Galles, mais comme on a écrit pays de Galles dans le premier volume (ou l'inverse, je ne sais plus...).

Renaud Camus, Kråkmo, p.209

Illusion d'optique

Andreï Ariev

Ma femme a demandé à Ariev :
—Andreï, je n'arrive pas à comprendre, tu fumes ou tu ne fumes pas?
— Vois-tu, a répondu Andreï, je ne fume que lorsque je bois. Et comme je bois tout le temps, beaucoup de gens s'imaginent à tort que je fume.

Sergueï Dovlatov, ''Brodsky et les autres'', p.18

Mieux vaut préciser

«Vous voulez dire que quand vous citez un texte il n'est pas de vous?
— Oui, c'est exactement cela, je veux dire que quand je cite un texte il n'est pas de moi.»

Renaud Camus, Kråkmo, p.32

Innocent IV

Toutes ces dispositions de la Curie furent prises à Lyon où se rejoignaient désormais tous les fils du monde ecclésiastique, noués de main de maître par le pape Innocent IV, qui se comporta en virtuose. Il savait lui aussi transformer les énergies, tirer de la matière des forces spirituelles et convertir le spirituel en temporel, en faire un instrument de puissance politique, militaire, financière. Une seule chose était nécessaire: un esprit calculateur dépourvu de scrupules et capable d'utiliser tous les pouvoirs existants. Si l'on ne voit l'Église que comme une puissance politique qui était confrontée à des tâches politiques et militaires d'un genre tout à fait nouveau, ce pape génois apparaît alors comme l'un des plus brillants politiques qui ait jamais occupé le trône pontifical. Sans l'ombre d'une hésitation, il fit fructifier les biens de l'Église et lui fournit ainsi d'innombrables ressources nouvelles totalement inexploitées. La façon dont le pape Innocent IV écartait tout scrupule, tout sentiment ecclésiastique pour atteindre son unique but, l'anéantissement du Hohenstaufen, n'est pas dépourvue de grandeur. Il ne prenait même pas la peine de dissimuler ses manoeuvres, qui étaient autant d'insultes aux règles canoniques. Hypocrite, Innocent ne le fut jamais et il ne se souciait pas des apparences. Il viola, tourna, modifia tous les canons, introduisant ainsi dans la papauté ce machiavélisme avant la lettre, pour lequel l'intérêt immédiat, terrestre, prime le droit, qu'il soit divin ou humain. Innocent était à coup sûr un type nouveau de pape, sans plus grand-chose de commun avec les papes guerriers continuateurs des Césars.

Cette nouvelle orientation de la papauté eut, de façon significative, des conséquences fort diverses. En Germanie, la dégénérescence de l'Église provoqua le dégoût, la tristesse et l'indignation. Mais le matérialisme qui caractérisait alors la religion suscita par contraste une spiritualisation plus intense et donna naissance à la Réforme, au renouveau du christianisme. En Italie, on vit aussi dans l'État de l'Église un élément positif. La conduite des papes y éveilla ce cynisme supérieur et insondable qui est à l'origine du retour du paganisme au sein même de l'Église, c'est-à-dire de la Renaissance.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.562 (Gallimard, 1987)

Gouverner la foule

Périclès s'opposait à lui, tout comme Démosthène devait plus tard l'accabler de reproches: la liberté politique du peuple passe par l'admonestation, et non par le mensonge ou la flatterie; et c'est en tenant la foule bien en main que Périclès assurait le mieux, en fin de compte, cette liberté.

Pourquoi tant d'autres craignaient-ils de le faire? Ici, nous découvrons une autre entrave à la liberté; et elle vient du peuple lui-même. Pour s'opposer à lui, en effet, il faut parfois du courage. Et les orateurs qui se taisent ne craignent tant la calomnie que parce qu'ils craignent la colère du peuple. De fait, on s'aperçoit, dans Euripide et dans Thucydide, cet autre trait qui veut que la foule soit, par nature, excessive et violente, si bien que ceux qui devraient la guider ont peur d'elle. Comment ne pas rappeler que, dans Euripide, Ménélas et Agamemnon avouent tous deux ce sentiment? Dans Oreste, Ménélas voudrait bien faire quelque chose pour le jeune homme, mais il n'ose pas — pas ouvertement: «C'est que le peuple au plus ardent de sa colère est pareil à un feu trop vif pour être éteint» (696-697); et Agamemnon déclare dans Iphigénie à Aulis: «Nous sommes esclaves de la multitude.» Il imagine l'armée se dressant contre lui, furieuse de n'avoir pas obtenu le sacrifice d'Iphigénie et prête à le poursuivre jusque chez lui pour y exercer les pires vengeances. Quand, au lieu de parler du dèmos, on se met à parler de «la multitude» ou de «la foule», la terreur commence…

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.128

Ottaviano degli Ubaldini

Inévitablement, la rumeur se répandit dans Parme assiégée que le commandant de l'armée pontificale, le jeune et charmant cardinal Ottaviano degli Ubaldini, tout aussi riche que que choyé par la fortune, avait en secret partie liée avec l'empereur. C'était un faux bruit dans la mesure où ce membre de la puissante famille toscane, qui devait jouer dans l'histoire florentine un rôle important, n'eut jamais partie liée avec personne. C'était pour lui une question de principe. Ce prêtre extrêmement doué, "aussi peu sacerdotal qu'on puisse l'être", avait été placé, à vingt-six ans, à la tête de l'évêché de Bologne et aussitôt fait cardinal-diacre par le pape Innocent IV.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.582 (Gallimard, 1987)

Sainte Thérèse et les casseroles

— Bref, les parents furieux sont venus en délégation manifester auprès de notre chère Adélaïde. Ils se sont fait recevoir. Tu ne devineras jamais quelle botte secrète elle leur a envoyée: "Dieu est parmi les casseroles", recta!

— Hein! C'est dans l'Évangile?

— Non, mais c'est aussi bien, c'est sainte Thérèse qui nous a pondu ça un jour de livraison du Saint-Esprit. Pas la céleste rosière, l'autre: sainte Thérèse d'Avila. Adélaïde a ajouté que "s'ils osaient contester les enseignements d'un docteur de l'Église, qu'ils osent aussi s'avouer luthériens puisqu'ils l'étaient de fait".

— Et qu'est-ce qu'ils ont dit?

— Que c'était elle qui avait besoin d'un docteur… C'était maladroit.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.78

Les externes

Devant elles, juste derrière les bonnes soeurs, il y avait une poignée d'externes, quatre-cinq pas plus, que La Madelon du fond n'atteignait pas encore. En uniforme, comme tout le monde, on les reconnaissait pourtant à leurs chaussures bien cirées, à leurs élégantes chaussettes et au semblant de dureté abrutie et supérieure qui commençait à leur poindre au coin de l'oeil. Ces demoiselles passaient d'habitude leurs samedis après-midi en cours de danse ou de tennis que leurs mamans ne leur auraient vu manquer sous aucun prétexte, en tout cas pas pour l'enterrement d'une cuisinière, fût-elle bonne soeur. Les bourgeoises de la ville considéraient les religieuses comme des domestiques qu'elles payaient (pas plus cher que leur bonne, l'école était conventionnée) pour faire diplômer leurs filles. Ces dames respectaient infiniment davantage le professeur de tennis (plus cher), car s'il leur arrivait, comme à tout le monde, de rater une volée de revers au court Millecheau, même Klaus Barbie ne serait pas parvenu à leur faire avouer leur misérable passé scolaire. Trahies — mais elles l'ignoraient — par l'orthographe lamentable de leurs mots d'excuse, elles n'en allaient pas moins se plaindre régulièrement de la "baisse de niveau" avec des mines de garagistes inquiets auprès d'une Adélaïde qu'elles trouvaient curieusement goguenarde.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.63-64

Tout peut toujours arriver

Voulez-vous que j'allume la radio dans la voiture? Il se peut, tout peut toujours arriver, que les informations de trois heures nous annoncent la Résurrection de la Chair et que nous arrivions à temps pour voir sortir des caveaux de famille les dames à ombrelle de l'album de photos dont les bustes immenses continuent à m'intriguer.

Antonio Lobo Antunes, ''Le Cul de Judas

Les internes

Au milieu du car c'était plus possible de s'entendre causer, et Stella fredonnait avec les pensionnaires. Elles, on les reconnaissait à leur odeur. Petites, elles ne se lavaient pas; grandes, elles se lavaient trop, et fleuraient donc le poisson ou le Rexona, selon l'âge. L'ennui et les raviolis en conserve avaient vermoulu depuis longtemps leurs bonnes joues roses de filles de la campagne. Leurs braves parents, qui n'auraient pour rien au monde voulu les voir finir "au cul des vaches", attribuaient cette mauvaise mine aux études dans lesquelles ils plaçaient un espoir démesuré. Pour les bonnes sœurs, qui lisaient leur courrier et pouvaient à tout moment les coller des dimanches entiers au collège sans craindre d'intempestives réactions familiales, c'était une main-d'œuvre taillable et corvéable à merci. Prisonnières, les pensionnaires étaient les reines de la défense passive, du système D, des codes secrets et des secrets tout court.

Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.63

L'ange et le réservoir de liquide à freins par Alix de Saint-André

Cela ressemble un peu à un roman policier, à un roman sur l'enfance, à une ode à la Loire, à une critique de Vatican II qui serait moins une critique que la description de l'accueil des réformes par les fidèles, le clergé et les congrégations religieuses (la réception de Vatican II). Ce n'est ni amer ni nostalgique, ce n'est ni lourd (comme peut l'être une charge systématique) ni même véritablement moqueur, mais plein d'humour, et pour reprendre le mot de Barthes, bienveillant.

Un livre pour les amoureux de la Loire et du ciel au-dessus de la Loire, et pour ceux qui n'ont pas tout à fait abandonné l'espoir de voir un jour un ange.

L'énigme :
Affaire du meurtre de Mère Adélaïde et de sœur Marie-Claire (souligné trois fois).
Suspects vivants: les Francs-Maçons, les Communistes, les Protestants, et les gens du lycée (en rouge).
Suspecte morte: sœur Marie-Claire (en noir).
Résolution abandonnée: interroger les témoins Marchand (absent) et Périgault (bec-de-lièvre), de toute façon Saulnier Henri nous a tout dit (en vert).
Résolution adoptée: interroger les Protestants, les Communistes et les gens du lycée. Moyen: leur vendre des coupons pour le Sahel (en bleu).
Problème n°1: Marie-Claire. A) Aurait-elle voulu tuer Adélaïde sachant qu'elle y risquait sa vie? B) Pourquoi faisait-elle mine d'apprendre à conduire? (en noir).
Problème n°2: Les Francs-Maçons. Qui sont-ils? Où et comment les trouve-t-on? (souligné).

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.92
La Loire :
Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu’il arrive, que Dieu les aime d’un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu’on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie.
Ibid, p.12
J'aime ce ciel sous deux espèces, comme le temps et l'amour. Et encore :
La Loire, fleuve des rois de France, débordait comme le Nil des pharaons dorés, avec une lenteur majestueuse. Les gens qui croient la connaître disent que c'est une traîtresse. C'est faux. La Loire est franche, mais farouche; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu'on l'aime — mais seulement d'amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d'ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d'engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu'elle charriera ju'à la mer avec les rats et les chats crevés. Ça demande une science et une patience infinie, comme de jouer à la boule de fort. Dieu merci, on avait su la prévoir, et toutes les bêtes étaient encore sur le coteau? Parce qu'elle est finaude et fantasque, en plus, la belle ogresse, et ses victimes se comptent par colonies de vacances entières.
Ibid, p.112
Des descriptions popularisées par La vie est un long fleuve tranquille, mais qui ici ne sont qu'un constat, la tentative de montrer comment les prêtres de bonne volonté tentèrent d'imaginer et d'appliquer Vatican II de leur mieux — en en faisant trop, naturellement. (Il n'y eut pas de retour):
À la fin de cette épreuve, Monsieur l'archiprêtre dit sur le ton de monsieur Loyal: Première station: Jésus condamné à mort. Les scouts recommencèrent à gratter (c'était encore en Do majeur, très allegretto)
Le premier qui dit la vé-ri-té
Il doit être exé-tchoung, tchoung-cuté (bis)

Par dessus les banderolles bringuebalantes de la Miséricorde, la tête de Séraphin émergea d'un col romain. En tenue de clergyman, il avait, comme l'archiprêtre, une grand étiquette pendue sur la poitrine: "Jésus-Martin-Luther-King". Des chaînes de papier kraft, comme ces guirlandes qu'on fait pour Noël dans les maternelles, lui entravaient les pieds. Ses mains étaient attachées par une ficelle dont chaque exrémité était tenue par un enfant de chœur déguisé en soldat avec une veste de treillis dont les manches, trop longues, avaient été retournées. L'un avait un vrai casque de vrai soldat qui lui tombait sur le nez, l'autre un casque d'Astérix en plastique, trop petit, et qui ne battait plus que d'une aile.
Ibid, p.172-173
Et des remarques plus discrètes (Stella, quatorze ans, est élevée par ses vieilles tantes):
En prenant l'enveloppe de papier bulle, cachetée, où le nom et l'adresse étaient écrits au stylo-bille, Stella soupira, heurtée par cette triple grossièreté. Et c'était prof…
Ibid, p.225
Les causes de cette déliquescence sont résumées en une phrase:
Elles étaient quatre, et Mère Adélaïde qui n'ignorait rien le savait très bien, à avoir redoublé leur sixième, dont Hélène, par force, et Stella par faiblesse. Quatre à avoir bénéficié un an de l'enseignement de l'ancien catéchisme, du latin et des mathématiques traditionnelles, ces trois piliers de la sagesse disparus d'un coup sous les effets conjugués, quoique non concertés, d'Edgar Faure, de Mai 68 et du Concile.
Ibid, p.261
Ce n'est pas un roman à thèse, et les citations ci-dessus, pittoresques, donnent une mauvaise idée de l'ensemble (mais donner une idée juste serait beaucoup plus long…): c'est l'histoire d'une petite fille un peu seule qui ne sait pas clairement qu'elle est malheureuse même si elle en connaît les causes, qui enquête dans une école catholique en interprétant tous les indices de travers.

La Loire

La légende veut que René Ier d'Anjou, Roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, peintre et poète, fût en son "doux castel d'amour" de Saumur à peindre une bartavelle quand on vint lui rapporter que Louis XI, ce madré, bataillait encore pour lui piquer son beau duché d'Anjou. Ajoutant une dernière nuance d'ocre à l'aile de sa perdrix rouge, celui qu'on appelle ici le Bon Roi René se souvint alors qu'il était comte de Provence, que c'était aussi là une bien aimable contrée, et qu'elle lui manquait beaucoup. Il acheva son tableau, serra ses pinceaux, et fut s'y installer le reste de son âge avec la dame de son cœur, la délicieuse Jeanne de Laval, sa seconde épouse. Pour les gens des bords de Loire, le Bon Roi René demeure un vrai héros, et ils chérissent sa mémoire; la terre ne vaut pas qu'on se batte pour elle.

Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu'il arrive, que Dieu les aime d'un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu'on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie. C'est la seule cause pour laquelle ils acceptent qu'on les égorge de siècle en siècle, la seule patrie qui leur fasse prendre les armes sans renâcler. Dans les temps anciens, ils se sont poursuivis par bandes pour les vraies-fausses reliques de saint Florent à travers la forêt de Bagneux, affaire encore mal élucidée; une autre fois, ils ont fracturé les vitraux de l'église de Candes pour s'entre-voler le corps à peine froid de saint Martin; plus tard encore, le fleuve a charroyé par centaines cadavres de huguenots, cadavres de catholiques, cadavres de Blancs massacrés par des Bleus... Et certains soirs, quand la Loire se maquille très rouge, plus rouge que le soleil lui-même, les gens si paisibles qui peuplent ses rives se taisent un moment pour la regarder présenter aux cieux le sang de leurs aïeux martyrs dans l'ostensoir de son sable d'or blanc.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.12-13 (prologue)

Petit déjeuner

La miette faisait du surf derrière le manche en inox sur les crêtes beigeasses et crémeuses. Ça faisait sept tours qu'elle résistait sans couler. La précédente, mais elle était plus petite, moins plate, avait tenu neuf tours, on verrait bien. Stella fit tourner plus vite sa cuillère dans le bol transparent; une buée douceâtre lui montait au joues. Huit tours.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.285

Les indulgences

D'autres mesures menèrent à leur tour au commerce, tristement célèbre, des indulgences. Des foules de moines mendiants, dûment informés, étaient envoyés pour répandre dans le peuple les sentences d'excommunication et de déposition. Pour cette mission, les moines devaient utiliser toutes les occasions de rassemblement de foules, c'est-à-dire les processions, les messes, les marchés. Ils avaient en outre l'obligation de faire suivre toute prédication de l'invitation à prendre la croix contre Frédéric. Mais, afin de ne pas affaiblir  inopportunément la croisade prêchée contre Frédéric et ses fils, le pape Innocent interdit secrètement, de la façon la plus stricte, qu'on prêcha aussi la croisade en Terre sainte — et cela à l'instant précis où Saint Louis préparait la sienne.  Le seul fait d'avoir écouté un prêche exhortant à la croisade contre Frédéric II valait une indulgence de quarante à cinquante jours accordée par le pape et celui qui prenait la croix avait droit aux mêmes indulgences que les croisés qui combattaient contre les Sarrasins. Et si, ensuite, on se faisait relever de ce vœu de croisade en payant, la rémission des péchés subsistait. Aussi, beaucoup se croisaient-ils uniquement pour se faire relever immédiatement de leur vœu en versant une somme d'argent et se dégager de leurs péchés par ce rachat. Ce procédé n'était pas tout à fait nouveau. Il était possible depuis longtemps déjà de se dégager du vœu de croisade en versant une somme d'argent. Mais cet argent était utilisé précisément pour la croisade, alors que désormais il ne représentait plus qu'une nouvelle source de revenus pour l'Eglise et le clergé et un moyen pour combattre l'empereur. Dès lors que l'on fit abstraction de la fiction d'une croisade et que les indulgences furent accordées immédiatement contre de l'argent, le commerce des indulgences s'établit. Et c'est ce commerce qui donna finalement l'impulsion extérieure au schisme du XVIe siècle, c'est-à-dire à la Réforme.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.560

Dieu

—… GENTIL? GENTIL! Comment pouvez-vous dire une chose pareille, malheureuse! Vous avez entendu , Mère Antoinette: Dieu est gentil… Mère Adélaïde glapissait d'une colère noire. Et c'était gentil, peut-être, petite sotte, de détruire Sodome et Gomorrhe? C'était gentil, le déluge? C'était gentil de demander à Abraham de sacrifier son fils?

Et d'un grand coup de béquille sur le bureau.
—Sachez, jeunes filles, que Dieu n'est pas gentil, il est bon. Dieu n'est pas niais…

Alix de Saint-André, L'Ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.260

Pauvres de nous

Avec Catherine Garraude, Mère Adélaïde avait perdu le seul être humain qu'elle aimât vraiment. Les autres, elle les aimait bien sûr comme elle-même, selon le commandement; c'est-à-dire pas beaucoup.

Alix de Saint André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.255

A quoi tiennent les choses

Platon, on le sait, fut, à l'issue de son premier voyage en Sicile, arrêté et vendu sur le marché d'Égine: s'il n'avait pas été racheté et libéré par un homme de Cyrène, c'en était fait du platonisme.

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.29 (éditions de Fallois, 1989)

Le conclave de la honte

Immédiatement après la mort du pape, Mathieu Orsini fit saisir les cardinaux par des hommes de garde qui les traînèrent au lieu du scrutin, "comme des voleurs dans un cachot". Les brutalités commencèrent aussitôt: les cardinaux furent poussés à coups de pied et à coups de poings. Un cardinal, déjà perclus, fut jeté à terre et traîné par sa longue chevelure blanche sur les pierres pointues des rues étroites, si bien qu'il arriva tout en sang dans le local de délibération, dont les portes se fermèrent alors sur lui pour longtemps. Comme lors d'élections pontificales précédentes, le lieu du scrutin lui-même se trouvait sur le Palatin, dans ce qu'on appelait le Septizonium de Septime Sévère. C'était jadis un édifice monumental avec des nymphées agrémentés de fontaines et de jets d'eau; à l'époque présente c'était une ruine en forme de tour qui, tout récemment encore, avait particulièrement souffert des tremblements de terre. Les dix cardinaux n'y disposaient que d'une pièce, abstraction faite d'une niche latérale. Les hommes d'armes tenaient les prélats dans un isolement tellement strict que leur séjour ressemblait plutôt à un emprisonnement. En dépit de fortes gratifications, distribuées aux soldats pour les soudoyer et acceptées par eux, ni les serviteurs ni les médecins, qui ne tardèrent pas à devenir très nécessaires, ne furent autorisés à pénétrer chez les cardinaux. Toute la construction était délabrée et, à travers les fentes du plafond, c'était moins la pluie qui coulait goutte à goutte qu'un infect purin, car les gardes qui dormaient au-dessus de la salle du conclave utilisaient, par manière de plaisanterie, le plancher endommagé comme latrines. Au moyen de tentes improvisées, les cardinaux gardaient passablement propre et au sec l'endroit où ils dormaient, mais, sans vouloir ici entrer dans les détails, la puanteur qui régnait dans le local du conclave, outre la chaleur favorable aux fièvres du mois d'août romain, les brimades infligées par les hommes d'armes eurent en peu de temps pour résultat que, des dix cardinaux, presque tous tombèrent gravement malades et que trois d'entre eux moururent des suites de leur internement.

Jusque-là, les calculs du sénateur étaient justes: les cardinaux étaient désireux de se mettre d'accord aussi vite que possible sur la personne du nouveau pape afin de quitter ce local infernal. Mais les difficultés étaient extraordinairement grandes car le parti de la paix, numériquement le plus fort, ne réussissait pas à attirer de son côté un partisan du parti de la guerre, faible mais violent, ce qui empêchait d'obtenir la majorité des deux tiers. La conséquence fut une élection dédoublée: cinq cardinaux du parti de la paix avaient donné leurs voix à un sixième, le Milanais Godefroy de Sabina, alors que ceux du parti adverse avaient élu à trois le cardinal Romanus de Porto, particulièrement haï de l'empereur.

C'est alors que Frédéric II intervint. Remettant en vigueur d'anciens droits impériaux dans le cas d'élection dédoublée, il rejeta Romanus de Porto et approuva le choix de Godefroy. Peut-être les cardinaux du parti de la paix eussent-ils réussi à obtenir finalement la seule voix qui lui manquait, mais voilà que mourut dans le conclave l'un des leurs, l'Anglais Robert de Somercote, dans des circonstances abominables, comme on peut l'imaginer. Encore vivant, il fut jeté dans le coin des morts par les soldats qui lui chantèrent des parodies satiriques de chants funèbres, crachèrent sur lui et le laissèrent sans soins et sans les secours de la religion. Bien plus, lorsque les purgatifs qu'il avait pris commencèrent à faire leur effet, le cardinal mourant fut traîné sur le toit du Septizonium où, en présence de la Ville éternelle, il dut, sous tous les regards, accomplir ses derniers besoins.

La mort de l'Anglais rendit à nouveau impossible une majorité des deux tiers et l'on finit par se mettre d'accord sur un cardinal extérieur au conclave. Mais le sénateur Mathieu Orsini protesta aussi contre ce choix. Il voulait montrer aussitôt au peuple le pape couronné. Il se mit à vocéférer et à jurer terriblement en menaçant que, si le choix ne se portait pas bientôt sur l'un des présents, il ferait exhumer et placer dans la salle du conclave le cadavre du pape Grégoire afin que les cardinaux, d'ailleurs à demi morts, périssent sous l'effet de l'odeur de décomposition. En outre, à l'extérieur du conclave, il massacrerait en ville les tenants du parti impérial en se faisant précéder de la croix. Compte tenu des événements précédents, les cardinaux ne pouvaient pas douter de la véracité de cette menace, aussi se mirent ils enfin d'accord, après un conclave de deux mois, sur le Milanais Godefroy, qui agréait également à l'empereur. L'élu monta sur le trône pontifical sous le nom de Célestin IV.

On ne sait si l'on mit dans la personne de Célestin autant d'espoir qu'en suscita plus tard le pieux ermite, Petrus Murrone, qui, sous le nom de Célestin V, précéda  le puissant Boniface, vers la fin du siècle. Car, en la personne de Petrus Murrone, qui, animé de l'esprit franciscain le plus strict, était si dévôt qu'il réussit sous les yeux du pape à suspendre à un rayon de soleil son froc usé jusqu'à la corde, le monde avait salué le "pape angélique" promis depuis Joachim de Flore, ce pape qui, par pauvreté et renoncement, devait apporter la rédemption au monde et renouveler l'Eglise primitive. Mais les espoirs qu'on avait mis en Célestin V furent déçus: il abdiqua en effet peu de mois après son élection, et Dante devait maudire sa tiédeur:
Che fece per viltate il grand refuto…

Quant à Célestin IV, que "Dieu avait fait descendre de la céleste table", comme Frédéric II l'écrivit plus tard, il mourut au dix-septième jour de son pontificat, avant même d'avoir été consacré. Il était tombé malade au conclave et son seul acte consista à tenter, en vain, d'excommunier le sénateur Mathieu Orsini.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.519-521

Le dernier tour de Grégoire IX

C'est au moment précis où l'empereur allait porter le dernier coup que lui parvint la nouvelle de la mort du pape Grégoire IX à Rome. Pour la seconde fois, le pape venait d'arracher au Hohenstaufen exécré une victoire certaine sur Rome. Frédéric II devant Rome avait encore frappé dans le vide: le trépas était le dernier mauvais tour joué à l'empereur par le pape Grégoire.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.504

La sculpture

Cet art nouveau était assurément extrêmement suspect à l'Eglise, et, dans le camp des partisans du pape, cette réticence prit la dimention d'une véritable aberration qui les conduisit à accuser les Gibelins de pratiquer le culte des idoles et des images. Dante lui-même ne fut pas épargné: on racontait qu'il avait brûlé de l'encens devant des figures de cire. Quoi qu'il en soit, l'Eglise devait considérer comme une mélagomanie sans nom le fait qu'un empereur qui niait l'immortalité universelle de l'âme fit sculpter dans la pierre le corps périssable "en souvenir éternel". "Frédéric s'aroge le droit de changer les lois et le temps", c'est ce qu'on disait du "transformateur du monde" chez les partisans du pape.

La sculpture sicilienne eût été impensable sans la glorification du souverain et juge de l'univers. Elle se l'était même tellement fixée pour tâche que, abstraction faite d'un petit nombre de productions tardives où ses résonnances sont encore perceptibles, l'art monumental antiquisant s'éteignit avec Frédéric II. Après cette première résurrection de l'Antiquité, qui avait son origine dans l'Etat — car seule l'Antiquité fournissait un modèle permettant de célébrer l'Etat — la "réaction gothique" se fit sentir partout lorsque disparurent les Hohenstaufen.

Durant de nombreuses décennies, il n'y eut pas, dans le domaine séculier et profane, nécessité, et partant, possibilité d'honorer comme un personnage divin un autre homme dans le domaine artistique: le Hohenstaufen avait été le seul à inspirer cet hommage. L'individu en tant que tel n'était pas encore considéré comme suffisamment important et, sans l'empereur, seul à constituer "un être qui n'est pas une partie d'un autre être", il manquait le souffle vivifiant. En l'absence d'un gouverneur du monde, le goût de l'architecture et de la statuaire disparut. La splendeur éclatante qui s'était allumée comme un brasier dans le sud de l'Italie au temps de Frédéric II déclina avec lui pour s'éteindre comme une fantasmagorie luciférienne aussi terrifiante que séduisante.

Il n'est pas moins miraculeux que Frédéric II ait, en général, trouvé les artistes capables de produires des œuvres aussi parfaites pour des commandes aussi inhabituelles. Les travaux de l'école impériale de sculpture et surtout la ronde-bosse atteignirent en effet des sommets que l'art italien ne devait pas retrouver. L'étonnant est que Frédéric II tira ces maîtres de son propre état sicilien et qu'il suscita des vocations de sculpteur comme il l'avait fait pour les poètes. On se demande encore comment l'empereur put faire de simples tailleurs de pierre d'Apulie des sculpteurs aussi habiles. Pour glorifier l'Etat et les dieux de l'Etat, il avait besoin de cette habileté manuelle, et, comme elle était nécessaire, il la rendit possible.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.482-483

Les voyages de Lolita

Jeudi, après la séance de l'Oulipo (la suivante est jeudi prochain, exceptionnellement), Dominique m'a indiqué un site qui illustre les voyages de Lolita (ou dans Lolita).

Le site en son entier est entièrement dédié à Nabokov, plus des photos de Berlin, d'Asie centrale, et des textes plus personnels.

Quelques faiblesses

'Nearly forgot your cream', he said lightly. 'Wouldn't like to think I was driving you off by not pandering to your fleshy weaknesses. I like a few fleshy weaknesses in my priests.'

Hollins sayd 'Just as I like small acts of generosity from my sinners.'

Reginald Hill, The Woodcutter, p.462

Concision

At the head of a fresh sheet of paper he wrote Chapter 97 in the same immaculate hand with wich he had inscribed Chapter 1 nearly forty years ago. Sometimes he looked back a trifle ruefully at his chosen title, A Brief History of the Phoenician People, but a delicate sense of irony prevented him from changing it.

Reginald Hill, The Woodcutter, p.377

Discipline olympique

They removed the outer brown paper with a synchronicity that would have got them into an Olympic synchronized paper-removing team, only to find themselves confronted by a substantial layer of clear plastic wrapping.

Reginald Hill, The Woodcutter, p.334

Grimper

Imogen said, "When Wolf and I used to go climbing together, he taught me, when you're working at a line of ascent, look for the most hazardous route, the closer to impossible the better. Then resist the temptations to try it if you can.'
'I'm sorry. I don't get that.'

Imogen smiled as if unsurprised.
She said, 'Wolf used to say that rock climbing wasn't about getting to the top, it was about falling.'
'Conquering the fear of falling, you mean?'
Imogen shook her head impatiently.
'Conquering the desire to fall', she said.

Reginald Hill, The Woodcutter, p.306

L'apprentie psychanalyste

It had come as a disappointment to her as student to realize that understanding the often irrational origins of common emotions didn't stop you feeling them.

Reginald Hill, The Woodcutter, p.276

Sagesse

Human beings are better at avoidance than achievement. When things are bad, don't look for a good to struggle to, look for something worse to struggle from!

Reginald Hill, The Woodcutter, p.324

Pardonner sans concession

Ich habe die friedliche Gesinnung. Meine Wünsche sind: eine bescheidene Hütte, ein Strohdach, aber ein gutes Bett, gutes Essen, Milch und Butter, sehr frisch, vor dem Fenster Blumen, vor der Tür einige schöne Bäume, und wenn des liebe Gott mich ganz glücklich machen will, lässt er mich die Freude erleben, dass an diesen Baümen etwa sechs bis sieben meiner Feinde aufgehängt werden.
Mit gerürhrtem Herzen werde ich ihnen vor ihrem Tode alle Unbill verzeihen — die sie mit im Leben zugefügt — ja, man muss seinen Feinden verzeihen, aber nicht früher, als bis sie gehenkt werden.

Heinrich Heine, Gedanken und Einfälle, cité par Réginald Hill dans The Woodcutter, p.151
Soit à peu près: J'ai les désirs les plus simples. Mes souhaits sont: une modeste cabane au toit de chaume, mais avec un bon lit, de la bonne nourriture, du lait et du beurre très frais, des fleurs devant ma fenêtre, et devant ma porte, de très beaux arbres, et si Dieu miséricordieux souhaite me rendre totalement heureux, Il m'accordera la joie de contempler à ces arbres six à sept de mes ennemis pendus.
Du fond de mon cœur empli de compassion, je leur pardonnerai avant leur mort tous les méfaits — accomplis durant leur vie — oui, nous devons pardonner à nos ennemis, mais pas avant de les voir pendus.

Un roman policier intello

Est-ce parce qu'il est anglais, ou est-ce parce que c'est Reginald Hill, que l'on trouve de telles allusions tout naturellement glissées dans son dernier roman?
But they've done it once too often, and suddenly cops spring up all around as if someone had ben sowing dragon's teeth.

Reginald Hill, The Woodcutter, p.7



PS: pour mémoire, semaille de dents de dragon.

Se venger de Viterbe

Lui qui, dix ans auparavant, demandait à Michel Scot s'il y avait un espoir de revenir après la mort pour assouvir sa haine implorait maintenant que ses ossements pussent se relever après sa mort pour détruire Viterbe. Car il ne pourrait assouvir sa soif de sang s'il ne mettait pas le feu à la ville de sa propre main. S'il avait un pied au Paradis, il le retirerait, pour se venger de Viterbe.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.530 (Gallimard, 1987)

La compagnie héroïque des Césars

Comme tous les despotes, il [Frédéric II] était persuadé de sa clémence débordante. Dans la célèbre lettre qui annonçait son deuil, lors de la mort du roi Henri qu'il avait détrôné, Frédéric II se rangeait lui-même à côté de César. David et César, le modèle biblique et le modèle romain, doivent justifier les larmes du père endeuillé: "Nous ne sommes pas les premiers et nous ne serons pas les derniers à avoir subi dommages de leurs fils qui ont commis des fautes et à n'avoir pas moins versé des pleurs sur leur tombe. David n'a-t-il pas trois jours durant pleuré la mort d'Absalon, son premier-né, et Jules le superbe, le premier César, a-t-il refusé les devoirs funèbres et les larmes d'une générosité paternelle aux cendres de son gendre Pompée qui avait fomenté des complots contre la fortune et la vie de son beau-père?" C'est une manière nouvelle de considérer le passé: les grandes figures commencent à s'animer, tandis que l'homme en action se substitue au simple énoncé officiel de son nom.

Le personnage que Frédéric II voulait incarner et dont sa chancellerie diffusait l'image ne tarda pas à se faire connaître dans l'entourage proche et lointain. Les contemporains étaient prêts à voir l'empereur sous les symboles des Césars romains bien que le Romain statufié et vide de leurs rêves fût aussi éloigné de la vivante incarnation d'un César qu'était Frédéric II que le classiscisme était aux antipodes de Napoléon. Mais les ombres avaient retrouvé le goût du sang et les apparences étaient suffisantes pour qu'il fût possible de placer l'empereur dans la compagnie héroïque des Césars.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.405 (Gallimard 1987)

La Horde d'or

En 1227, alors que Frédéric II se livrait aux préparatifs de la croisade, le grand khan était enterré à Karakorum. De son vivant, ce dernier avait partagé l'empire entre ses quatre fils. L'Occident échut à Batu Khan. Sa capitale était Saraï sur la Volga et lui-même était le fondateur de la "Horde d'or". La force de choc de Gengis Khan se retrouvait intacte en son fils. Les principautés russes avaient succombé à ses assauts vers 1240 et, début 1241, il approchait de la Hongrie. Un autre détachement de l'armée de Batu Khan avait conquis la Pologne et marchait contre la Silésie. La menace semblait terrible. Pour la première fois l'Asie toute entière était en effet unifiée alors que l'Europe, soumise à de fortes tensions, était désunie, émiettée, décomposée en des milliers de forces antagonistes. L'Occident commença cependant de s'armer. En Germanie surtout on hâta les préparatifs, car les essaims des Mongols avaient déjà dépassé la Hongrie. Une armée mise sur pied par le roi de Bohême arriva trop tard. Le 10 avril, le roi de Bohême était à Liegnitz, mais le 9 avril, trente mille hommes à ce qu'on prétend, sous les ordres du duc Henri de Liegnitz, avaient été massacrés presque jusqu'au dernier par les Mongols. Avec des nobles germains, polonais, slaves, le duc, fils de Sainte Hedwige, s'était lancé au-devant des Tartares. Son armée fut vaincue et lui-même fut tué. Mais son sacrifice ne fut pas inutile. Ebranlé malgré sa victoire, le Mongol évita d'abord de rencontrer les armées du roi de Bohême et infléchit sa route vers le sud, dévastant la plus grande partie de la Moravie. Il alla jusqu'à Vienne mais se retira vers la Hongrie. Ce peuple conquérant n'avait poussé que très peu de temps au-delà des régions dont le paysage et les conditions de vie ressemblaient à celles de son pays d'origine. La mort du grand khan Ogotaï dans la lointaine Asie mit alors fin à tout danger.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.498-499 ( gallimard 1987)

Gengis Khan

Celui qui ébranla l'Asie, celui dont le pouvoir absolu était un phénomène inouï en Europe, l'homme qui conquit et organisa le plus grand empire jamais vu dans le monde, qui réunit les peuples dans sa main, leur donna des lois et une religion, qui déchaîna la plus grande tourmente qu'un individu ait jamais fait naître, ce personnage formidable avait à cette époque déjà achevé son extraordinaire carrière de conquérant.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.498 ( gallimard 1987)

Délation transparente

Le nimbe de l'omniscience lui était tout aussi indispensable que celui de l'omniprésence. Pour tenir les individus politiquement suspects sous la surveillance constante de l'Etat, l'empereur avait introduit un système très spécial qui avait, il est vrai, l'avantage de la publicité, mais était aussi pour cette raison incontestablement plus cruel que la plus soupçonneuse des surveillances secrètes. Tout individu qui faisait l'objet d'un soupçon dans le domaine politique —relations avec la Curie romaine, avec des exilés, des hérétiques, des rebelles— recevait des autorités supérieures un petit livret sur lequel était porté le motif de la suspicion mais aussi le nom du dénonciateur. Un tel procédé simplifiait sans doute, pour les justiciaires, la surveillance des suspects et l'intéressé lui-même n'était pas laissé dans le doute sur ce qu'on lui reprochait. Mais on croit sans peine le chroniqueur qui rapporte que ce type de procédures publiques provoquait d'âpres querelles et des haines réciproques entre suspectés et dénonciateurs.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.257 (gallimard 1987)

L'Europe au XIIIe siècle

La Germanie, bouillante et animée de la furie des armes […], la France, nourrice et mère des chevaleries […], l'Espagne, guerrière et intrépide, la fertile Angleterre, riche en hommes et en navires, l'Alémanie, remplie de guerriers fougueux, la Dacie, forte sur mer, l'Italie indomptée, la Bourgogne, étrangère à la paix, l'Apulie remuante, avec l'Adriatique et les îles amies de la navigation et invaincues de la mer Tyrrhénienne comme de la mer grecque: la Crète, Chypre, la Sicile […], la sanglante Hibernie avec les pays et les îles qui avoisinent l'Océan […], avec l'active nation des Gallois, l'Ecosse marécageuse, la Norvège glacée et toute nation noble et glorieuse sous le ciel de l'Hespérie.»

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.500

Fonctionnaire oblige

D'une manière analogue, il est dit à propos du grand maître justiciaire qu'il est le "miroir de la Justice" et, en tant que tel, il est placé comme maître au-dessus des autres justiciaires non seulement à cause de son titre mais aussi comme modèle "afin que les degrés inférieurs distinguent en lui les principes qu'ils doivent eux-mêmes observer".

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.256

Apprendre à voir

La lecture de L'Empereur Frédéric II est une source renouvelée d'étonnements et d'émerveillement (Je recommande de le lire absolument avant La Divine Comédie). Kantorowicz fait bien plus qu'étudier un règne, il étudie une époque et se penche sur les changemements de mentalité mis en branle sous l'impulsion de ce jeune empereur si savant et curieux de tout.

Il note ainsi le peu de poids qu'avait le regard dans la connaissance du monde: l'interprétation spirituelle comptait davantage que l'observation physique, tout avait, devait avoir, un sens qu'il convenait de découvrir:
Lorsqu'on essaie de nos jours d'attribuer au Moyen Âge un sentiment ou une vision de la nature, on ne fait que jouer sur les mots. Il est certain que le Moyen Âge tout entier considérait la nature comme sacrée, dans la mesure où elle représentait l'ordre éternel du monde, mais, au moins jusqu'à 1200, il fut bien loin de la comprendre, d'une manière non pas spéculative et pourtant intellectuelle, comme un être vivant, mû par ses propres forces et animé par sa propre vie. On n'attachait aucune importance à la vie de la nature et l'on préférait saisir les phénomènes, sous une forme complètement dématérialisée, comme des allégories, et les interpréter sur un plan transcendental après les avoir rattachés au savoir spéculatif. Une œuvre alexandrine tardive, le Physiologus, qui fut traduite dans toutes les langues, vint renforcer cette tendance. Elle fut pratiquement l'unique source des sciences de la nature qu'ait possédée le Moyen Âge, si l'on excepte l'Encyclopédie d'Isidore de Séville et Pline, et la plus populaire. A côté de quelques anecdotes sur les différents animaux et leurs habitudes, les significations allégoriques occupaient une large place dans le Physiologus et ce que le lion, le taureau ou la licorne signifiaient au point de vue moral, astral ou cosmique intéressait bien plus que ces animaux eux-mêmes.

L'évêque Liutprand de Crémone, qui fut envoyé comme ambassadeur à la cour de Byzance au temps des empereurs Othon, nous fournit un bon exemple de cette façon de voir la nature. On montra à l'évêque un parc zoologique impérial qui contenait un troupeau d'ânes sauvages. Liutprand se mit aussitôt à réfléchir sur ce que ces animaux pouvaient signifier pour l'univers. Une sentence sibylline lui vint alors immédiatement à l'esprit: «Lion et chat vaincront âne sauvage.» Tout d'abord l'évêque crut à une victoire commune de son maître l'empereur Othon 1er et du Nicéphore byzantin sur les Sarrasins. Mais il s'avisa bientôt que les deux empereurs souverains, également puissants, ne sauraient être convenablement représentés par le grand lion et le petit chat. Là-dessus, après une brève méditation, le vrai sens du parc aux ânes sauvages apparus clairement: l'âne et le chat étaient ses maîtres, Othon le Grand et le jeune fils Othon II, tandis que l'âne sauvage qui devait être vaincu n'était autre que, comme le prouve le jardin zoologique, l'empereur Nicéphore lui-même! C'est ainsi que Liutprand, l'un des clercs les plus savants de son siècle, voyait la nature. Il connaissait pourtant de très nombreux auteurs anciens: Cicéron, Térence, Végèce, Pline, Lucrèce, Boèce, pour n'en nommer que quelques-uns sans aucunement parler des poètes. En ces domaines, la littérature antique n'exerçait aucune influence et l'on empruntait à ses textes que ce que l'on portait en soi-même: des moralis et, au cas échéant, des aventures. Dans la mesure où vous étiez suffisamment cultivé pour le faire, vous considériez aussi les aventures sous l'angle spirituel. La lettre du chancelier Conrad qui décrivait son voyage en Sicile au cours duquel il vit Charybde et Scylla, les merveilles du magicien Virgile et d'autres du même genre, atteste cette projection du savoir acquis intellectuellement sur le monde des faits matériels. A l'âge des croisades, l'imagination des hommes s'inspirait de tous les animaux fabuleux et des êtres mythiques d'Ovide et d'Apulée, des légendes d'Alexandre, des navigations tourmentées d'Ulysse et d'Enée. Peu à peu, cependant, on apprit également à se servir de ses yeux.

[…] Comme on avait perdu l'habitude de regarder avec ses yeux et que l'on cherchait le sens spirituel des choses à la lumière de la pensée universelle, on ne pouvait espérer avoir un rapport avec l'Antiquité qu'à travers les auteurs faisant appel le plus possible à l'esprit et le moins possible aux yeux. Sous ce raport, les Arabes étaient les meilleurs intermédiaires. Ils avaient passé la littérature antique au crible avec les mêmes intentions, ils l'avaient assimilée dans la mesure où, s'adressant à l'esprit pur, elle pouvait, en fin de compte, être transplantée dans n'importe quel terrain, alors que tout ce qui portait la coloration particulière de la vie grecque et romaine leur restait entièrement fermé. Ils ne s'approprièrent pas un seul historien, pas un seul poète. Que leur importaient les tragiques, les lyriques, ou Homère dont il ne connaissait qu'un seul vers, le seul qui leur parût utilisable:

Qu'il y ait un seul souverain, un seul roi…1

En revanche, ils avaient accepté en héritage tous les traités de sciences naturelles et de médecine et presque tous les philosophes depuis l'époque d'Alexandre le Grand, mais ne connaissaient de la philosophie antérieure que le Timée, le Phédon et La République de Platon. Outre les auteurs de traités de sciences naturelles, ils se sentaient très proches des néoplatonniciens et à travers eux, ils avaient découvert Aristote en tant que fondateur d'un grand système. Encore les grands philosophes arabes du Xe siècle, Al-Kindi, Al-Farabi, Avicenne, n'eurent-ils accès à Aristote qu'à travers un découpage et un arrangement néoplatoniciens. Il fallut attendre le XIIe siècle pour voir apparaître le plus grand interprète arabe du véritable Aristote, l'Espagnol Averroès. Révéler à l'Occident l'Aristote plus fidèle d'Averroès ainsi que ses commentaires, retraduire en même temps d'autres auteurs antiques de l'arabe dans une langue occidentale, telle fut l'une des tâches essentielles des savants.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.310-313 (Gallimard, 1987)
Frédéric II était un observateur passionné des «choses telles qu'elles sont», et cette exigence était inusitée pour l'époque. Sa passion pour la chasse fut l'occasion de mettre par écrit ses observations et de commencer à faire changer la façon de voir la nature et les phénomènes naturels.
Ainsi le livre de l'empereur contient des milliers d'observations de détail, clairement formulées et logiquement ordonnées, qui passent toujours du général au particulier, selon la méthode scolastique. […] Les dessins sont faits «d'après nature» jusque dans les détails, et leur style — oiseaux en vol, dans les différentes phases de leurs mouvements — prouve qu'ils sont dus à l'observateur passionné qu'était l'empereur, bien que leur magnifique exécution en couleur soit l'œuvre d'un artiste de la cour. […] Quoi qu'il en soit, les experts estiment que les illustrations du livre de fauconnerie sont tout aussi étonnamment «en avance sur leur temps» que la plastique sicilienne. […]
Ce qui est significatif pour cet ouvrage n'est pas qu'Albert le Grand, par exemple, l'ait utilisé plusieurs fois, […]. Ce qui est important, c'est que les courtisans de l'empereur et ses fils, qui lui ressemblaient beaucoup, aient acquis un œil exercé à observer la nature vivante, de sorte que, bon gré mal gré, ils ne pouvaient que se conformer à la manière impériale de voir les choses, quel que fut l'objet auquel ils appliquaient cette vision. Ce que révèle le livre de fauconnerie, c'est l'existence d'une faculté de voir «les choses qui sont telles qu'elles sont». Cette œuvre, en outre, n'est pas celle d'un immigrant ou d'un érudit inconnu, mais de l'empereur du monde chrétien et romain — c'est une curieuse activité additionnelle de l'homme d'Etat.[…]
Il est significatif que les grands érudits, ceux du cercle de des Vignes comme ceux du genre de Michel Scot, se soient montrés défaillants lorsqu'il s'agit du sens de la vue: c'est l'empereur, le roi Manfred et également Enzio, le fonctionnaire noble Jordanus Ruffus, le fauconnier arabe Moamin qui sont les «visuels». Si la vision «renaît» avec eux, cela ne signifie pas que cette faculté s'était tout à fait perdue: le paysan et le chasseur ont eu le regard aussi pénétrant au Moyen Âge qu'à toute autre époque. Mais ceux qui auraient pu traduire en mots ce qu'ils voyaient, les clercs et les lettrés de toutes sortes, les «doctes» n'avaient alors pas d'yeux pour le monde physique. Frédéric II, prédécesseur des grands empiristes du XIIIe siècle, du dominicain Albert le Grand et du franciscain Roger Bacon, fut le premier non seulement à dominer comme nul autre la sagesse livresque de son temps, mais il fut aussi chasseur et, en tant que tel, s"en remit spontanément au sens de la vue. On a souvent fait remarquer que le livre de fauconnerie constitue un tournant dans la pensée occidentale et qu'il marque le commencement de la science expérimentale. Rappelons encore ici la vivante antithèse de l'empereur, François d'Assise, dont on se plaît à dire qu'il est l'initiateur de ce sentiment nouveau de la nature. Si Frédéric II, premier «esprit visuel», a cherché partout, dans les genres, les espèces et leur hiérarchie, la loi éternellement la même de la nature et de la vie, François d'Assise a peut-être été la première «âme visuelle», car c'est tout à fait spontanément qu'il a ressenti la nature et la vie comme des phénomènes magiques et qu'il a discerné en toute chose vivante le même pneuma divin. Dante fut en quelque sorte la synthèse des deux hommes.
Ibid, p.336
Parfois je me dis que le vrai amour de Kantorowicz, c'est Dante.

Au XIIIe siècle Frédéric II fait donc émerger une nouvelle façon de voir parce qu'il dispose d'un langage et d'un vocabulaire pour exprimer ce qu'il voit. Deux siècles plus tard, l'œil a remplacé l'oreille comme canal privilégié de relation à Dieu — et les mathématiques des commerçants ont remplacé l'élévation spirituelle des nobles dans la façon d'appréhender le monde, si l'on en croit Michaël Baxandal.
Il y a quelques temps en lisant L'œil du Quattrocento j'avais été frappée par des remarques sur l'importance des mathématiques dans la formation des jeunes gens, et ses conséquences dans la peinture (il faudrait citer l'ensemble du chapitre, je ne fais qu'en donner une idée):
Nous disposons d'un grand d'introductions aux mathématiques et de manuels de l'époque, et l'on peut voir très clairement de quelles mathématiques il s'agissait: c'étaient des mathématiques commerciales, faites pour le marchand, et deux de leurs techniques essentielles sont profondément impliquées dans peinture du XVe siècle.

La première est la technique de la mesure. Les marchandises n'ont été transportées régulièrement dans des récipients de taille standardisée qu'à partir du XIXe siècle. C'est un fait important pour l'histoire de l'art: avant cela, chaque récipient — tonneau, sac ou balle— était unique, et calculer vite et bien sa contenance était une des bases du commerce. La manière dont une société mesurait ses tonneaux et en calculait le volume est un bon indice de ses capacités et habitudes analytiques. L'Allemand du XVe siècle semble avoir mesuré ses tonneaux avec des instruments (règles et mesures) complexes et tout préparés, sur lesquels on pouvait lire directement les réponses: c'était là souvent le travail d'un spécialiste. L'Italien, au contraire, mesurait ses tonneaux en se servant de la géométrie et de Pi:

«Soit un tonneau dont chacun des fonds mesure 2 bracci de diamètre; en son ventre, le diamètre est de 2 1/4 bracci; et on est de 2 2/9 bracci à mi distance entre le ventre et le fond. Le tonneau mesure 2 bracci de long. Quel en est le volume?

Il s'agit en somme d'un couple de cônes tronqués. Élevez le diamètre des fonds au carré: 2x2=4. Puis le diamètre médian: 2 2/9 x 2 2/9 = 4 76/81. Additionnez-les 8 76/81. Multipliez 2 x 2 2/9 = 4 4/9. Ajoutez cela à 8 76/81 = 13 31/81. Divisez par 3 = 4 112/243 […] Maintenant, portez au carré 2 1/4 = 2 1/4 x 2 1/4 = 5 1/16. Ajoutez cela au carré du diamètre médian: 5 1/16 x 4 76/81 = 10 1/1296. Multipliez 2 2/9 x 2 1/4 = 5. Ajoutez cela au résultat précédent: 15 1/1296. Divisez par 3 : 5 1/3888. Ajoutez cela au premier résultat: 4 112/243 + 5 1/3888 = 9 1792/3888. Multipliez cela par 11 puis divisez par 14 (
i.e multipliez par Pi/4): le résultat final est 7 23600/54432. Cela représente le volume du tonneau.»

C'est là un monde intellectuel tout à fait particulier.
Ces instructions pour mesurer un tonneau sont tirées d'un manuel de mathématiques destiné aux marchands, de Piero della Francesca, Trattato d'abaco (Traité d'arithmétique), et cette association entre le peintre et la géométrie commerciale est exactement au centre de notre propos. Les capacités que Piero (ou n'importe que autre peintre) utilisait pour analyser les formes qu'il peignait pour jauger les quantités. Et l'association entre la technique de mesure et la peinture que Piero lui-même personnifie, est très réelle. […].

Le meilleur moyen pour le peintre de susciter une réaction basée sur latechnique de la mesure eétait de faire lui-même, dans ses tableaux, un usage intense du répertoire d'objets familiers sur lesquels le spectateur avait appris sa gométrie — bassins, colonnes, tours de briques, carrelages, et ainsi de suite. [etc…]

Michael Baxandall, L'Œil du Quattrocento, p.134-137
Plus loin, la règle de trois et l'importance des proportions sont évoquées:
[Cette] L'arithmétique était la seconde branche des mathématiques commerciales propres à la culture du Quattrocento. Et au centre de cette arithmétique, on trouvait les proportions.
[…]
[…] le jeu des proportions […] était un jeu oriental: le même problème de la veuve et des jumeaux apparaît dans un ouvrage arabe médiéval. Les Arabes eux-mêmes avaient appris ce genre de problèmes (et l'arithmétique corrélative) de l'Inde, qui l'avait élaboré au VIIe siècle, ou même plus tôt. Ces problèmes de proportions furent importés de l'islam en Italie, en même temps que bien d'autres notions mathématiques, au début du XIIIe siècle par Leonardo Fibonacci de Pise…2

Ibid, p.144-145
Ainsi, les gens du XVe siècle devinrent habiles, par la pratique quotidienne, à ramener les informations les plus diverses à une formule de proportion géométrique: A est à B comme C est à D. En ce qui nous concerne, ce qui est important, c'est q'une même aptitude soit au principe du contrat ou des problèmes d'échange d'une part et de l'élaboration et de la vision des tableaux d'autre part. Piero della Francesca jouissait du même équipement mental, que ce soit pour un marché de troc ou pour le jeu subtil des espace dans des peinture, et il est intéressant de noter qu'il l'expose à des fins d'utilisation commerciale plutôt que picturale. L'homme de commerce avait les aptitudes nécessaires pour saisir la proportionnalité dans la peinture de Piero, car, dans le cours normal des exercices commerciaux, on faisait tout naturellement la relation entre les proportions à l'intérieur d'un contrat et les proportions d'un corps matériel.

Ibid, p.149
Comment voyons-nous aujourd'hui, à partir de quels présupposés?
Est-ce moi qui m'imagine cela, ou vivons-nous réellement dans une société qui croit voir les choses comme elles sont, sans préjugé de représentation?
Et quels peuvent bien être ces préjugés? Une vision scientifique, une vision sentimentale, une vision kitsch?


Notes
1 : citation en grec dans le texte. Mon blog n'accepte pas les caractères grecs.
2 : que rencontra Frédéric II (remarque personnelle)

Concentrer le pouvoir

Pour un esprit moderne, la croissance organique s'obtient en décrivant des cercles de plus en plus larges dans l'espace réel. L'empereur, au contraire, dessinait des cercles de plus en plus étroits. Il s'était fixé pour tâche de parvenir au point le plus central de l'empire et d'y concentrer toutes les influences spirituelles conférées depuis bien longtemps par la dignité impériale. Il s'agissait précisément pour ce monarque de ne pas laisser sa puissance grandissante se dissiper au loin, il devait au contraire la condenser et l'accroître en direction du centre. Il en résulta une tension à peine supportable qui ne put jamais se libérer vers l'extérieur et qui resta toujours tournée vers le centre. Frédéric II est l'unique exemple dans l'histoire d'un monarque universel visant, non pas à étendre son pouvoir, mais à le concentrer. Dante, lorsqu'il ramène le cosmos en un point unique, est animé par la même vision.
Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.404

Eugène Leroy

Exposition Eugène Leroy jusqu'au 4 décembre à Paris : Galerie de France 54 rue de la Verrerie.

Il y a une quinzaine de toiles, parfaitement mises en valeur dans un bel espace.

Chance relative

James Joyce jetait des mots dans des carnets au fur à mesure de ses lectures. Il les barrait quand il les utilisait dans ses manuscrits.

Le travail sur les carnets de Finnegans Wake consiste donc à :
- déchiffrer l'écriture de Joyce ;
- retrouver dans Finnegans l'endroit où est utilisé le mot barré (parfois il n'est utilisé que dans les brouillons et n'apparaît pas dans la version finale) ;
- si possible retrouver ce qu'était en train de lire Joyce à partir des mots déchiffrés (ce qui permet de valider et consolider le déchiffrage d'autres mots alentours — et de savoir ce que lisait Joyce, retrouver un peu de sa vie, essayer éternellement de saisir la création se faisant).

Parfois la source est indiquée en clair dans le carnet:
— Parfois on a de la chance. Par exemple, quand il était à Saint-Malo, Joyce a noté la cote des livres qu'il empruntait à la bibliothèque dans son carnet… Malheureusement la bibliothèque a été bombardée en 1944.



Retranscription des explications de Daniel Ferrer.

Déformations

Welf et Waiblingen (autre nom de la famille des Hohenstaufen);
Guelfes et Gibelins;
elfes et gobelins (elfs and goblins).

Henri de Hohenstaufen

Mais le roi Henri n'aurait pu être un vrai Hohenstaufen si la fin de ses rêves n'avait pas été aussi le début de sa tragédie.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.347

Frédéric et les savants

Selon la légende, Averroès aurait vécu à la cour de Frédéric; en réalité, il mourut l'année où Frédéric, alors âgé de quatre ans, fut couronné roi de Sicile à Palerme.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.313


Presque tous ces savants de la cour se trouvaient aussi en contact étroit avec le cercle de Leonardo Fibonacci de Pise, par l'intermédiaire duquel la numération arabe fut transmise à l'Occident. (Ibid, p.315)


Frédéric II connut les œuvres de Maïmonide (mort en 1205) par l'intermédiaire d'un autre savant, Moïse ben Salomon de Salerne, qui avait commenté le ''Guide des égarés''. (Ibid, p.318)

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Une époque de transition

Frédéric II a souvent été qualifié de philosophe des Lumières. Il était à coup sûr l'homme qui, en son temps, possédait les dons les plus divers; en outre, il était sans doute le plus savant de son époque, c'était un dialecticien et un philosophe formé non seulement par la scolastique et le savoir hérité des Romains mais aussi dans la pensée d'Aristote, d'Avicenne et d'Averroès. Rompre toutes les entraves à la liberté ressenties comme des contraintes antinaturelles, ce mot d'ordre de toute la philosophie des Lumières se manifeste dans la pensée politique de l'empereur sous la forme de la Necessitas, de la nature inévitable des choses elles-mêmes qui tissent les fils du destin selon la loi des causes et des effets. Il est à peine besoin de souligner le caractère révolutionnaire d'une telle doctrine. Aussi longtemps qu'on croyait au miracle comme à la seule force capable de préserver et de renouveler le monde, on pouvait abolir la causalité au profit du providentiel et expliquer les conséquences naturelles comme des interventions providentielles. On aurait pu penser autremement, mais on ne le voulait pas, on n'attachait aucune importance aux autres choses et le Dieu que l'on cherchait et dans lequel on avait foi se révélait dans le miracle de la Grâce et non dans la loi de la cause et de l'effet. Aussi longtemps que le miracle prévalut et que les liaisons causales des choses elles-mêmes disparurent derrière lui, on ne pouvait percevoir la destinée humaine. L'existence la plus chargée d'événements était alors miraculeuse et pareille à un conte de fées, mais jamais elle n'avait un caractère fatal, jamais elle n'était régie par sa propre loi, jamais elle n'était «démonique».

La doctrine de la Necessitas était donc «éclairée» dans la mesure où, reconnaissant les lois naturelles inhérentes aux choses, elle brisait la suprématie de surnaturel magique. En ce sens, Frédéric II, qui explora les lois de la nature et de la vie, le vir inquisitor, pour reprendre les termes de son propre fils, fut un philosophe des Lumières ou, plus exactement, il agit comme tel en mettant sur le même plan connaissance des choses et magie. Car, bien qu'il eût commencé à faire disparaître les miracles, les sortilèges et les mythes, ne fût-ce qu'en les utilisant et en les réalisant, et même en en créant de nouveaux, il ne détruisit pas pour autant le miraculeux mais se borna à lui juxtaposer un savoir. C'est ainsi qu'il favorisa l'avènement de l'une de ces très rares et incomparables époques de transition où toutes choses existent à la fois ensemble et individuellement, où mythe et clairvoyance, foi et connaissance, miracle et réglementation se confirment mutuellement tout en se combattant, collaborent tout en s'opposant. Telle fut l'atmosphère spirituelle dans laquelle vécut Frédéric II — étonnament savante tout en étant par quelque point presque naïve, à la fois hantée de visions cosmiques et d'un réalisme solide comme la pierre, monde dépouillé, dur et passionné à la fois. Ce fut aussi l'air que respira Dante.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.229-230

Un Etat fondé sur la nécessité

«L'aristotélisme a engendré le machiavélisme», a déclaré plus tard Campanella, mettant au jour par cette remarque les relations les plus importantes. Car il clair qu'il avait dû y avoir une irruption du monde extérieur dans la conception madiévale du monde et qu'elle avait dû s'accompagner d'une mutation radicale de la pensée médiévale. L'apparition du législateur impérial fait surgir celle du philosophe nourri de sagesse hellénistique et arabe. On est stupéfait de voir comment, d'un seul mot, Frédéric II a transformé l'idée médiévale de l'Etat et lui a insufflé vie et dynamisme. Alors que son temps discutait encore le problème de l'origine de l'Etat terrestre, ne sachant s'il fallait la chercher en Dieu ou en Satan, dans le Bien ou le Mal, Frédéric II déclare très sobrement que la fonction du souverain a son origine dans sa nécessité naturelle. La Necessitas conçue comme puissance indépendante, à l'œuvre dans les choses, comme soumission de la nature à une loi vivante, était une idée qui procédait de la pensée d'Aristote et de ses disciples arabes. Elle constitue l'axiome nouveau que l'empereur introduit dans la philosophie politique de l'Occident médiéval afin de fonder l'Etat sur lui-même. C'est pourquoi le Liber Augustalis porte dans son préambule que les princes des nations ont été créés «par la pressante nécessité des choses elles-mêmes non moins que par l'inspiration de la Providence divine». Dans des diplômes postérieurs, il est dit d'une façon encore considérablement plus dépouillée que la Justice érige les trônes des souverains necessitate, par nécessité. Et dans le même passage, même lorsqu'il remonte à l'origine de la fonction impériale, l'empereur renonce totalement à faire intervenir quelque dessein surnaturel et insondable de la divine Providence; il se réfère simplement à la parole du Seigneur en présence d'une pièce de monnaie. Mais, plusieurs fois également, l'empereur a recouru à la «nécessité naturelle» pour faire comprendre la raison des dogmes et des institutions sacrées. Il explique par exemple le sacrement du mariage — sans préjudice de sa sainteté établie par Dieu — comme une simple «nécessité naturelle» destinée à la conservation de l'espèce humaine. Et il aprouvé très vite qu'il faisait plus de cas de la nécessité naturelle du mariage que de son caractère sacramentel en procédant à des changements révolutionnaires et en contradiction avec le dogme dans les mariages siciliens, en vue de faire naître une race meilleure en Sicile. Tout cela fut passablement lourd de conséquences. En restreignant la portée des théories bibliques et ecclésiastiques au profit des comceptions naturelles, l'Etat ne se trouva pas ramené pour autant à la force brutale du glaive, mais conduit à une dignité également spirituelle, qui était toutefois sans liens avec l'Eglise. La métaphysique, pourrait-on dire, supplantait le transcendantalisme.

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.227-228

Hermann von Salza

L'ordre des chevaliers Teutoniques, dont Frédéric II aimait à faire remonter la fondation aux Hohenstaufen qui l'avaient précédé, voire à Barberousse, afin d'accroître son prestige, mais qu'il revendiquait aussi comme sa création personnelle, fut effectivement son oeuvre et celle de l'illustre grand maître de la confrérie, Hermann von Salza. Celui-ci séjourna plus de vingt ans à la cour de Frédéric II, où il fut son plus proche conseiller et son confident le plus intime à cause non seulement de sa fonction de grand maître, mais aussi de ses hautes qualités personnelles qui le rendirent indispensable à Frédéric en d'innombrables occasions. Hermann von Salza était vraisemblablement natif de Thuringe, et quelque chose de la nature d'un enfant de la Thuringe s'exprime dans tout son caractère. Il n'était pas vif et prompt mais plutôt pondéré et réfléchi et toute son action fut caractérisée par la loyauté sans défaillance, la rectitude et la virilité qui distinguaient aussi son ordre. On a loué tout particulièrement sa fidélité, qui fut en effet chez lui non seulement une qualité mais une force positive qui le poussait à l'action comme, depuis des temps immémoriaux, ce ne fut en général possible que chez les Allemands. Et c'est précisément cette fidélité qui a conféré quelque chose de presque tragique à l'illustre grand maître de l'ordre Teutonique. Car Hermann Salza avait deux maîtres: il avait prêté serment de fidélité au pape aussi bien qu'à l'empereur et tout conflit entre ces deux puissances l'exposait à une tension quasi insupportable. Ainsi ce fut par souci de garder sa foi à ses deux maîtres que, plus tard, il fera à d'innombrables reprises, des allées et venues précipitées entre la Curie et la cour impériale afin de préserver ou de rétablir la paix. Agir pour l'honneur de l'Eglise et de l'Empire, telle fut la tâche qu'il a lui-même désignée comme étant celle de sa vie. Aussi semble-t-il que le grand maître n'eut plus la force de vivre à l'instant où la rupture entre les deux puissances devint irrémédiable. Le Jeudi saint 1239, jour où le pape prononça l'irrévocable excommunication de Frédéric II, fut aussi celui de la mort de Hermann von Salza.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.92

Débordé

Je pense que Dieu n'a jamais eu complètement le temps de finir l'ornithorynque, parce qu'il lui manque des ailes et une hélice.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.69

Je confirme

Je pense que si j'étais une fille, je serais fasciné par le sexe des garçons.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.67

Paradoxe temporel

Je pense que fondamentalement, je suis toujours disponible et toujours très occupé.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.50

Uniquement pour les Parisiens

Je pense qu'elle est idiote, ton histoire, les esquimaux ont du papier rayé dans leurs igloos parce que «les raies au mur, c'est bath aux pôles»?

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.165

L'ordre des chevaliers teutoniques

Le sens de la chevalerie spirituelle s’était déjà presque perdu en Orient lorsque, vers la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, à Saint-Jean-d’Acre, la communauté de l’Hospitale Sanctae Mariae Teutonicorum se constitua en un ordre religieux, à côté de celui des Templiers, le plus souvent français, et des chevaliers de l’ordre de Saint-Jean, en majorité italiens et anglais. À ces chevaliers Teutoniques, le pape Innocent III conféra la règle des Templiers, dont ils devaient être les émules dans l’ordre spirituel et chevaleresque, comme ils devaient imiter les Johannites dans le soin des pauvres et des malades. L’ordre, cependant, était entièrement lié à une nationalité: seuls les Allemands nés chevaliers pouvaient en faire partie.

L’histoire de ce nouvel ordre chevaleresque est beaucoup plus prosaïque que celle des Templiers. Il a manqué à son origine la sanctification d’un saint Bernard mais aussi la ferveur suprême et l’extrême nécessité. Ses luttes n’ont pas baigné dans la féerie lointaine de l’Orient et sa mort n’a pas été entourée du mystère de cette prompte disparition presque toujours nécessaire au porteur d’un mythe. Jamais les chevaliers Teutoniques n’ont possédé des richesses aussi abondantes que les Templiers. Ils ont connu ainsi moins de tentations et n’ont sans doute jamais été aussi corrompus. Jamais non plus la légende et le chant ne les ont nimbés d’une auguste et obscure auréole, comme ce fut le cas des Templiers, gardiens secrets du Graal. Mais cela explique aussi que l’ordre des chevaliers Teutoniques ait une véritable histoire. Aucun mythe ni aucun mystère ne voilent sa naissance, et sa fin, ses luttes se sont déroulés dans des lieux proches, qu’on pouvait imaginer.

Ernst Kantorowicz, L’Empereur Frédéric II, p.90

Non concerné

Je pense que si la réponse à ta question, c'était moi, c'est que tu ne t'es pas posée la bonne.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.35

Mauvais augure

Je pense que je ne suis pas superstitieux, mais sur ma carte bleue il y a écrit Hervé Le Tellier, expire en 05/2009, et ça n'est pas très rassurant.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.24

Souvenirs pour l'au-delà

Je pense que les infirmières devraient se souvenir qu'elles possèdent les dernières jambes de femmes que l'on voit.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.15

La justice

Le titre du Liber Augustalis, qui traite du «Culte de la Justice», commence par ces mots: «Le Culte de la Justice exige le silence».

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.217 (Gallimard, 1987)

Le temple de la Justice

Si Dieu en tant que Justice était véritablement devenu le Dieu de l'Etat au sens le plus étroit, le service judiciaire de l'empereur devait nécessairement se transformer aussi en un service religieux. Le pape Innocent III avait proclamé: "C'est Dieu qui est honoré en nous lorsque nous sommes honoré" —formule à laquelle l'empereur répliquait par celle-ci: "C'est par le culte de la Justice que les sujets servent Dieu et l'empereur et leur plaisent", ce qui ne faisait que reprendre un énoncé analogue du droit romain: "Qui vénère la Justice rend hommage à la sainteté de Dieu." Ce principe entraîne certaines conséquences dans le domaine du culte extérieur. Le titre du Liber Augustalis, qui traite du «Culte de la Justice», commence par ces mots: «Le Culte de la Justice exige le silence». Tandis que le pape et les prêtres dispensaient Dieu aux croyants en tant que grâce, à travers des mystères et des miracles, l'empereur communiquait Dieu à ses fidèles en tant que loi et norme par l'intermédiaire de ses juges et de ses juristes, qui devenaient effectivement ainsi des "prêtres de la Justice", dénomination que les rois normands avaient déjà empruntée aux Digestes romains. C'est pourquoi on parla bientôt, à très juste titre, de l'Empire comme du "temple de la Jutice", mais, qui plus est, de l'Eglise impériale, imperialis ecclesia. La cité de Justice impériale reflétait en effet jusque dans les plus petits détails la Cité de Dieu écclésiastique dont Innocent III avait établi la hiérarchie. De même qu'à partir de la plenitudo potestatis du pape, la grâce qui devait être dispensée au peuple lui parvenait par le canal des évêques et des prêtres, de même l'empereur transmettait le droit à ses sujets par l'intermédiaire de ses fonctionnaires et ses juges. Désormais une force vive, de source directement divine, traversait également le corps de l'Etat.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.217

Saint François d'Assise

Peu de temps après, en 1223, le pape Honorius confirma la dernière règle de l'ordre des frères mineurs, et lorsque François mourut, trois ans plus tard (1226), la flamme qu'il avait allumée s'était déjà propagée chez des dizaines de milliers d'hommes et de femmes. Ce qu'il avait apporté, c'était en quelque sorte la doctrine des hérétiques sous une forme canonique. La première apparition de François sur la scène européenne s'apparente en effet étroitement dans l'ensemble à celle des hérétiques, des "pauvres de Lyon" aussi bien que des Albigeois, contre lesquels, en Provence, l'Eglise menait depuis des années une guerre sanglante. Dangereuse doctrine que celle que les hérétiques avaient répandue et qui pouvait se résumer dans cette recommandation de mauvais aloi: "On doit obéissance à Dieu plus qu'aux hommes." En outre, cette doctrine prônait la communion de l'âme avec Dieu, sans la médiation des prêtres romains et sans les sacrements. Et c'était précisément pour la combattre qu'Innocent III avait donné plus de grandeur à la situation des prêtres et restauré le principe selon lequel le laïc ne peut se passer de la médiation du prêtre. Saint François se distinguait cepandant des hérétiques dans la mesure où lui, qui en vérité avait moins que quiconque besoin du prêtre, reconnaissait la médiation de celui-ci comme fondée en droit. N'alla-t-il pas jusqu'à mettre au service de l'Eglise ces "tendances hérétiques" en faisant en personne le sacrifice de se soumettre aux nécessités de l'Eglise pontificale universelle?

François d'Assise a été canonisé en 1228, peu d'années après sa mort. Innombrables furent les miracles qu'il accomplit. Le miracle qui nous intéresse ici semble dépourvu de magie céleste et d'éclat séraphique. Il montre François comme un homme, et un homme dans sa plénitude, aujourd'hui presque oublié au profit du tendre visionnaire, aimant et enfantin. C'est cette dernière image qui a prévalu en dépit de l'interdiction qu'il fit aux frères de lire les Ecritures saintes pour leur beauté — la sainteté étant au-delà du beau et du laid —, et en dépit de son appartenance à cette catégorie de grands hommes pour qui la félicité s'identifie à la discipline, à la rigueur et à la dureté à l'égard de la "chair vénale".

Les stigmates du Seigneur qu'il portait sur le corps lui furent moins douloureux et moins pénibles que la formidable pression qu'on exerça sur lui pour le contraindre à faire entrer dans le cadre fixe et rigide de la hiérarchie romaine son âme libre de visionnaire, resté en étroite communion avec Dieu. François d'Assise accepta volontairement ce climat de tension auquel les hérétiques se soustrayaient en constituant des groupes à l'extérieur de l'Eglise, bien qu'il l'éprouvât plus profondément et qu'il en souffrît plus que les autres. Il savait en effet que l'union personnelle et directe de l'âme avec Dieu est bien la chose la plus sublime, mais n'en considérait pas moins que l'Eglise romaine pontificale était l'instrument nécessaire. Aucun de ses contemporains ne fut aussi porteur de ces forces capables de désagréger l'Eglise que François. Bien qu'il eût voulu d'abord tout ignorer de la hiérarchie, qu'il eût interdit à chacun de recevoir d'elle privilèges et fonctions ecclésiastiques, il a néanmoins reconnu, au contraire des hérétiques, la seule et unique Eglise universelle et il a plié son esprit libre, panthéiste et proche de la nautre aux lois étroites et sévères de la hiérarchie. Parallèlement, son alter ego temporel, Frédéric II, s'apprêtait à susciter dans l'ordre terrestre l'affrontement direct de l'individu et de l'Empire romain universel. Avec Dante naquit l'homme qui allait consciemment éprouver cette double tension, vivre ce double conflit.

Ernst Kantorovicz, L'Empereur Frédéric II, p.155

La prédiction de Joachim de Flore

Sa lutte contre François d'Assise devait grandir l'empereur; tout le cours de sa vie le démontre. François d'Assise, le plus grand contemporain du Hohenstaufen, fut le porteur de la force adverse véritable, la force secrète contre laquelle Frédéric II était destiné dès le berceau à se dresser et à rassembler toutes les forces du monde. Plusieurs décennies plus tôt, l'abbé Joachim de Flore avait annoncé l'avènement de l'un et de l'autre, de cette force et de son adversaire. Un fondateur d'ordre devait ramener le temps du Christ et des apôtres, rajeunir l'Eglise, et un empereur devait flageller l'Eglise rajeunie. Et, conformément au mythe, l'abbé Joachim a désigné le fils d'Henri VI comme le futur instrument du châtiment, celui qui porterait la confusion dans le monde, comme le proche précurseur de l'Antéchrist. Les deux idées étaient très voisines, un renouvellement de la personne du Christ devant nécessairement engendrer l'Antéchrist.

Ernst Kantorovicz, L'Empereur Frédéric II, p.155

Ecriture ensommeillée

— Moi je rédige ça le soir en m'endormant : ce n'est pas de l'écriture automatique, c'est de l'écriture ensommeillée.

Renaud Camus citant un ami, Journal de Travers, p.1243

Savoir subjonctif imparfait

Je n'ai pu entendre, en fait, que Francine Mallet parler de son livre sur George Sand, et je n'en ai rien appris que je ne susse déjà (était-ce Mme Valtesse de La Bigne, ou bien Mme de Loynes, ou bien quelque autre hôtesse littéraire Troisième République, qui disait de je ne sais plus quel Paul Hervieu ou Ferdinand Brunetière: «il m'a aimée vingt-cinq ans sans que je le susse.»?)

Renaud Camus, Journal de Travers, p.1223

Pourquoi le Danemark ?

(Interrogation suite à la parution des Demeures de l'esprit - Danemark Norvège.)

Cependant on ne se débarrasse pas si facilement d'un homme qui a mûri quarante ans son projet.
Renaud Camus, Rannoch Moor (journal 2003), p.435


La plus élaborée de mes histoires de substitution fut écrite jadis à Perth, en dix petits cahiers rouges couverts d'une écriture serrée. Elle concernait le Danemark qui, à partir du XVIIe siècle, fort de la Norvège, de l'Islande, du Groenland, d'une bande côtière au sud-ouest de la Suède, du Schleswig-Hostein et de la Poméranie, devenait une puissance mondiale de première importance, comparable et même supérieure à la Grande-Bretagne: il conquérait le Bengale et la Malaisie, l'Ontario et le Manitoba (le Canada comprenait trois zones: française à l'est, danoise au centre, britannique à l'ouest), l'Australie et la Nouvelle-Zélande, la Guyane danoise (entre les trois autres et l'Amazone), Gibraltar et Malte, une grande partie de l'Afrique. Le nord de l'Allemagne est depuis 1945 zone d'occupation danoise, puis "impériale": en effet les anciennes colonies danoises sont devenues indépendantes mais elles ont conservé pour souverain la reine du Danemark, elles se sont organisées en empire et continuent d'élire, au suffrage universel, une assemblée impériale unique siégeant à Copenhague et devant laquelle est responsable un chancelier d'Empire, chargé des affaires militaires, diplomatiques, culturelles, etc. Sous partie de cet empire, le Royaume-Uni (Danemark, Norvège, Scanie, Poméranie et Islande) est lui-même une fédération. Etc.
Le plan de Copenhague imaginaire, quoique inspirée de la vraie, mais agrandie pour jouer un rôle de double capitale, et beaucoup plus riche en monuments, a été dressé en grand détail, ainsi que celui des principaus édifices (le palais royal, par ex.: parties XVIIe, XVIIIe, XIXe s.). Les diverses constitutions, nationales et impériale, sont brossées à grands traits. Les Chambres successives sont représentées par des dessins en forme d'éventails. Etc.

Renaud Camus, Journal de Travers, p.669-670 (journal 1976 publié en 2007)

Une description du Christ

Le personnage du Christ était moins abandonné à l'imagination personnelle que les autres, car le XVe siècle avait encore la chance de penser qu'il existait un témoignage direct de l'apparence du Christ, celui d'un compte rendu émanant d'un certain Lentulus, gouverneur de Judée, et adressé au Sénat romain:

Un homme de taille moyenne ou petite, et très distinguée, d'apparence si impressionnante que ceux qui le regardent l'aiment ou le craignent. Ses cheveux sont couleur de noisette mûre et descendent jusqu'à la hauteur des oreilles pour tomber ensuite en boucles épaisses et luxuriantes jusqu'aux épaules. Par-devant, les cheveux sont partagés en deux par une raie médiane, selon l'usage des Nazaréens. Son front est vaste, poli et serein; son visage est dépourvu de rides ou de marques, et s'embellit d'un teint légèrement rosé, à peine perceptible. Son nez et sa bouche sont sans défaut. Sa barbe est épaisse et ressemble à la première barbe d'un jeun homme, elle est de la même couleur que les cheveux; elle n'est pas particulièrement longue et se divise en deux parties. L'aspect de l'homme est simple et réfléchi. Ses yeux sont brillants, mobiles, clairs, resplendissants. Il est terrible quand il blâme, doux et aimable quand il exhorte. Il est rapide dans ses mouvements mais garde toujours sa dignité. Personne ne l'a jamais vu rire, mais on l'a vu pleurer. Il est large de poitrine et droit; ses mains et ses bras sont délicats. En paroles, il est sérieux, sobre et modeste; il est le plus beau d'entre les fils des hommes.

Michaël Baxandall, L'Oeil du Quattrocento

Méfiez-vous des Flamands

C'est pourquoi l'on dit: "Dieu me garde d'un Lombard roux", ou "Dieu me garde d'un Allemand aux cheveux noirs", ou "d'un Espagnol blond", ou "d'un Flamand de quelque couleur qu'il soit".

Gabriele da Barletta cité par Michaël Baxandall dans L'Oeil du Quattrocento

La canonisation de Charlemagne

Pour Philippe[s], le récit d'une canonisation douteuse.
En effet, selon les conceptions de l'époque, seule l'onction et le couronnement à Aix et l'élévation au trône de Charlemagne conféraient sa pleine légitimité au roi des Germains et lui donnaient le droit de prétendre à la couronne impériale romaine. C'est la raison pour laquelle Frédéric ne commença à dater les années de son règne que du jour de son couronnement à Aix, que vint ratifier son installation sur le trône de Charlemagne. D'autres cérémonies s'ajoutèrent aux fêtes du couronnement. Cinquante ans plus tôt, en 1165, Barberousse, bien que banni à l'époque, avait exhumé à Aix-la-Chapelle les restes de Charlemagne et, en présence de princes et d'évêques, les avait fait sanctifier par un antipape impérial également banni, «pour la gloire et l'honneur du Christ et pour le raffermissement de l'Empire romain». Par cette canonisation du premier empereur chrétien germanique, Barberousse avait voulu affirmer le caractère sacré de l'Empire romain, qu'il fut le premier à désigner de nouveau du nom de sacrum imperium, et, d'une manière générale, de la fonction d'empereur. Il avait déjà, de la même façon, ravivé le souvenir de la consécration biblique de la royauté en transférant de Milan à Cologne les anciennes reliques des trois rois mages. C'est aussi au temps de Barberousse qu'était née en l'honneur de Charles et de sa cité cette séquence solennelle:

Voici du Christ le vaillant champion,
Le chef d'une armée invaincue…

dont les paroles de louange durent résonner comme une promesse et une exigence aux oreilles de son petit-fils, lorsqu'il pénétra dans la cathédrale d'Aix pour y déposer les ossements du premier empereur germanique. Une magnifique châsse d'argent avait été exécutée par les Aixois dont les côtés s'ornaient de figures impériales représentées à l'image des apôtres: l'apostolat de la conversion des païens faisait en effet partie intégrante de la fonction impériale. Frédéric II figurait également sur la châsse, qui devait être refermée en sa présence. Le lendemain du couronnement, on vit le jeune roi déposer le lourd manteau du sacre, monter les degrés du catafalque qui soutenait la châsse et enfoncer lui-même les premiers clous dans le couvercle.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.76

Le législateur selon Platon

Après ce dernier coup, si l'on met à part des incidents mineurs, toute résistance de la féodalité locale fut brisée pour toute la durée du règne de Frédéric II, la morale de cette affaire étant que les moyens les plus rudes et les moins scrupuleux sont aussi les plus doux quand celui qui les emploie sait ce qu'il veut, ou, pour reprendre les termes de Platon, que "dans un Etat, les mesures de salubrité les plus dures, qui sont aussi les meilleures, ne peuvent être exécutées que par un homme qui soit à la fois tyran et législateur, un homme qui ne craigne pas de tuer ni de bannir (…), car nul législateur ne peut éviter de commencer son œuvre par une opération de ce genre".

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.116 (édition Gallimard 1987)

La loi et la justice selon Frédéric II

Pour que le souverain pût retrouver la forte autorité que les rois normands avaient maintenue envers et contre tout, autorité qui se fondait surtout sur le vaste demaniium, les possessions de la couronne, il fallait annuler les événements de tente années. C'est pourquoi, dans l'édit De resignandis privilegiis, qu'il avait préparé de longue date, Frédéric déclara que toutes les donations, libéralités, confirmations de propriété et tous les privilèges des trente dernières années étaient nuls et non avenus, et ordonna à chacun de soumettre au cours des mois suivants tous les documents relatifs à des possessions autres que privées à la chancellerie impériale où ils seraient vérifiés, et renouvelés seulement dans le cas où ils seraient jugés valables. Ainsi, tous les détenteurs de territoires ou de fiefs de la couronne, de droits régaliens, de péages ou d'autres prérogatives se trouvaient déchus de leur propriété, et c'était le bon vouloir de l'empereur qui décidait souverainement si le détenteur en question pouvait conserver ou non sa propriété. De la répartition de ces propriétés, on sait peu de chose, les documents qui en faisaient état ayant précisément été détruits par la chancellerie. Les nobles, mais aussi des églises, des couvents et des villes, et même de nombreux bourgeois — dans la mesure où ils détenaient la ferme de petits péages ou jouissaient de certaines libertés — furent touchés par cette mesure. Ce qui, dans une très large proportion, déterminait la confirmation ou l'abrogation de ces privilèges étair le fait que l'empereur avait ou non précisément besoin de tel château, pays, péage ou de tel autre droit particulier pour la constitution de son Etat. Dans l'affirmative, la propriété, dont les titres avaient été soumis au regard scrutateur de la chancellerie impériale, était confisquée. Dans le cas contraire, les détenteurs de privilèges recevaient un nouveau diplôme, auquel on ajoutait cependant une formule par laquelle l'empereur se réservait la possibilité de révoquer à tout moment les droits nouvellement accordés.

La chancellerie impériale avait ainsi une vue d'ensemble précise de toutes les donations et de leur répartition, ce qui permettait aussi de prélever, quand c'était nécessaire, ce qui était indispensable à la couronne. De son côté, l'empereur pouvait au moins retirer aux individus et aux puissances qui lui déplaisaient leurs droits et leurs privilèges particuliers. En outre, la couronne — donc le roi et l'Etat, car on n'avait pas encore établi entre les deux une distinction bien nette — recouvrait ses possessions. Enfin l'empereur disposait d'un substrat légal pour toutes les actions qu'il entreprenait contre les diverses petites puissances installées en Sicile. Ce trait est lui aussi caractéristique de Frédéric qui, du même coup, n'avait pas besoin de se poser en conquérant, mais en simple exécuteur de la loi. Il souligna d'ailleurs lui-même cet aspect des choses et mit en garde ceux de ses opposants qui s'en remettaient à des moyens illégaux: ces moyens n'avaient aucune chance de succès, car il était venu pour tout remettre en l'état et restaurer la justice sous son règne.

Il est vrai que, par «justice», Frédéric entendait moins une constitutions figée que le droit de l'Etat vivant, droit qui était déterminé par les nécessités politiques et qui pouvait changer en fonction des circonstances. A l'opposé des conceptions médiévales bien connues, la justice elle-même devenait quelque chose de vivant, voire de mobile, et c'est de ce concept, qui reste à éclaircir, d'une justicia capable de mutations que procéda l'étonnant «machiavélisme» juridique de l'empereur. Ce machiavélisme mis au service de l'Etat, et non du prince, se fit jour avec une extraordinaire netteté dès la première application de la loi sur les privilèges, dont les multiples répercussions fondèrent l'ordre nouveau en Sicile.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.112-113

Citer, acte d'admiration

Du Bos, critique, arrive par ferveur et enthousiasme à la négation de toute critique, l’exaltation, l’admiration ne trouvant à s’exprimer que par la citation textuelle, continuée de page en page — cinq, dix pages à la suite — comme si aucun commentaire ne pouvait donner une «approximation» de ce qu’il préfère alors reproduire.

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.469 (16 août 1964)

La vérité de soi

S'il [Francis Ponge] est venu au communisme, c'est par le syndicalisme, non par la maison de la culture (où il ne mit presque jamais les pieds):

— Je me suis aperçu que seuls les communistes étaient efficaces lorsqu'il s'agissait d'obtenir sur des points précis l'amélioration des conditions de travail. Obtenir, par exemple, que les secrétaires n'aient pas obligatoirement tant de feuilles dactylographiées à faire (car on en était encore là!); qu'un statut soit donné aux cadres (car on pouvait nous renvoyer d'un jour à l'autre!). Lorsque j'eus fondé ce syndicats des cadres, nous fûmes presque tout de suite 250. Puis vint la Résistance… Ce n’était pas le moment de s’en aller, à cause du danger. J’ai toujours eu tendance à me forcer à faire ce qui m’était le plus difficile. C’est mon vieux côté protestant… C’était dur, dès avant la guerre, de militer au P.C., mais cela me paraissait mériter des sacrifices… Dans la Résistance ce fut plus dur encore, mais différemment. Remarquez qu’on ne me demanda jamais alors, au Parti, de faire des poèmes patriotiques… Veuillez m’excuser de la comparaison : mais quoi ! toutes proportions gardées, on ne demande pas à un Cézanne, qui peint des pommes ou des coquillages, de faire du Detaille ou Meissonier, et on a raison…

Ce fut après la Libération, ajoute-t-il, que l’atmosphère devint pour lui et pour des milliers d’autres, intellectuels ou ouvriers, irrespirable :

— On peut plier sa nature, l’obliger à la discipline, mais pas toute une vie. Il y a un moment où ce qui était sacrifice pour une cause devient trahison pure et simple. «Bien sûr, X… est un mauvais peintre… Mais la grève des mineurs… Mais la guerre d’Indochine, nous font un devoir, etc.» On cède une fois de plus, jusqu’au moment où l’on n’en peut plus de toujours aller à contre-courant de ce que l’on sent, de ce que l’on sait, de ce que l’on croit. Il vient un moment où quelques recoupements apportent la preuve que ce n’est pas dans tel cas particulier (celui qui nous a d’abord frappé) mais dans tous les domaines, que la politique dite de la fin et des moyens est une erreur, se trompe et trompe… De proche en proche, c’est le système entier que j’ai condamné. J’ai prévenu Hervé qu’il en viendrait à siéger dans un Tribunal révolutionnaire et à réclamer des têtes. Façon comme une autre de s’exprimer. Mais pas la mienne. Je tiens à rester honnête, vous me comprenez. J’ai un métier qui me suffit. Comment croire ceux qui prétendent me l’apprendre, et en en bafouant les règles fondamentales ?

Francis Ponge cité par Claude Mauriac dans Le Temps immobile, p.424 (22 décembre 1952)

La vitesse du génie

En fait, à cette minute, dans ce petit restaurant, il se passe vraiment quelque chose d'important. Et quelle leçon que celle de Léger! Recourant à un exemple familier proposé par sa Normandie, il s'écrie:

— Notre époque a de plus en plus tendance à oublier que tout ce qui se fait de vrai et de durable marche à la vitesse d'une vache. Oui, c'est bien à 3 kilomètres à l'heure que se construit un beau tableau, un grand livre, n'importe quoi d'authentique et de neuf. Et rien ne sert de vouloir forcer la sagesse de ce train: la viande serait mauvaise et le lait tourné. Chez moi, les chiens sont dressés à pousser du museau les bêtes du troupeau, mais sans mordre, surtout, sans mordre jamais!

Les 3 kilomètres à l'heure des génisses ou la vitesse du génie...

Fernand Léger cité par Claude Mauriac dans Le Temps immobile, p.418 (août 1946)

La vitesse à laquelle nous oublions est stupéfiante, de Michel Francesconi

Concours : sous quel pseudonyme cet auteur intervient-il sur les forums camusiens ?
(Evidemment, dévoiler ce pseudo serait une méthode assez simple de lui acquérir des lecteurs: curiosité garantie.)

Le titre est une citation de Comment se faire des amis, de Dale Carnegie. Titre doublement trompeur: le narrateur a perdu ses amis et ne peut oublier.

Il s'agit d'un premier roman (pour les amateurs d'œuvres complètes il existe également quelques nouvelles) dont le style et le rythme me font songer au Gide des Faux-Monnayeurs ou des Caves du Vatican. Il s'agirait d'un de ces romans qu'on dit initiatiques parce qu'ils concernent le passage à l'âge adulte s'il n'était raconté dix ans plus tard, ce qui fait que je ne sais si le terme s'applique encore. Il s'agit aussi, ou surtout, d'une interrogation sur ce qu'est l'art, ou ce qu'est devenu l'art, et sur le temps, facteur d'irréductible étrangeté tout autant que d'irréductible permanence.

Que noter? importance de la nuit, de la nuit blanche: temps hors du temps, où l'on prépare l'avenir ou revit le passé, le sien propre ou celui de l'espèce, temps de transition qui ouvre et ferme des périodes; importance du récit en tant que tel, qui va en s'accélérant au fur à mesure qu'on passe d'un narrateur omniscient à un dialogue puis à un monologue. Quelque chose de désuet dans la méfiance envers les technologies nouvelles (téléphone portable et internet, nous sommes en 1998, année de la naissance de Google dont bien sûr on ne peut imaginer ce qu'il deviendra — ni même avoir réellement conscience qu'il existe), sans que je puisse décider si ce désuet est désuet ou au contraire très moderne dans son détachement sceptique face au progrès technologique considéré comme inéluctable. Mise en scène du langage qui se perd et se délite, utilisation de l'italique pour détacher les scies et les erreurs du langage contemporain, médiation du jeu pour se donner la possibilité d'écrire un français soutenu dont l'artificiel est ainsi souligné.
Tout cela permet de décrire les travers de la société avec un détachement sans violence, sans ironie, qui provoque par sa douceur même un sourire de regret.

Livre qui commence par un coma, celui de Jean-Pierre Chevènement, et qui pourrait se lire comme un coma, celui du narrateur, dont le récit libérateur lui permettra peut-être de sortir de son long rêve éveillé.



Quelques extraits :

  • une aire de jeu (à Nice)

Il alla s'installer dans un jardin public où il savait avoir une chance de rencontrer son ami. Les jeunes gens y avaient peu à peu imposé leurs horaires aux retraités, ceux-ci ne reprenant possession des lieux qu'en leur absence, hormis sous la forme généralement masculine de solitaires rapidement soupçonnés d'intentions perverses, la plupart du temps fantasmées.
Faute d'équipement ludique et de revêtement de sol élastique, on ne rencontrait pas de mères de famille. Un jour ou l'autre, c'était à prévoir, la municipalité déciderait d'y remédier. On installerait alors une de ces structures hybrides aux couleurs criardes ou pastel, maisonnettes-toboggans en forme de coccinelle, de champignon, de bulle ou de tout ce que l'inspiration pourrait suggérer pourvu que les angles droits soient bannis. Il y aurait un tourniquet, des systèmes sécurisés pour se balancer. On délimiterait clairement les espaces. Les poussettes pourraient alors faire leur entrée et le vide autour d'elles. Les adolescents aussi bien que les vieux s'en iraient ailleurs, les uns fuir le regard des mères, les autres les cris des enfants.
Jusqu'à présent le square avait échappé aux aménageurs. Il vivotait tranquillement, complanté de pins maritimes et d'un grand magnolia. Le lieu s'offrait sans prétention à un public sans autre exigence que celle de se poser, selon l'expression en vogue parmi les lycéens.
Michel Francesconi, La vitesse à laquelle nous oublions est stupéfiante, p.52


  • L'art après Duchamp (le narrateur est en première année à l'école des Beaux-Arts).

Les manques signalés dans la culture générale de la plupart d'entre eux non seulement ne les portaient pas à l'humilité des novices, mais n'étaient pas incompatibles avec le sentiment d'en savoir long, de savoir surtout qu'ils venaient après toutes les déconstructions, les radicalités et les audaces des avant-gardes. Il ne fallait pas croire qu'ils s'en laisseraient conter facilement! Ce qu'ils ignoraient ou ne savaient qu'approximativement ne faisaient pas d'eux des innocents. Dada était passé par là, et personne, plus de quatre-vingts ans après, ne s"en était encore vraiment remis. Dans le plus clair de leur prise de position, débats et gestes, professeurs, élèves et artistes invités peinaient à ne pas figurer peu ou prou une nuée de mouches autour de l'urinoir de ce diable de Marcel Duchamp, quand ils ne restaient pas suspendus à son porte-bouteilles.
C'était curieux (et pour Gabriel, une situation sans attrait), ces procédures anciennes telles que notes, examens, jury, validation de passage dans l'année supérieure, qui subsistaient sur fond d'absence de critères à peu près définis pour étayer un jugement. On pouvait continuer à trancher après avoir montré que tout était possible. La pédagogie s'en ressentait, changeante, expérimentale, volontiers paradoxale. Tel professeur pouvait déclarer que l'art ne s'apprenait pas, qu'une école était inutile, et lancer immédiatement après les sujets qu'il faudrait traiter, «L'espace et le temps», «L'intervention du spectateur est telle qu'elle modifie la nature même de qui est observé».
Ibid, p.78


  • Le Loto

Je gravais sur la pierre la série de chiffres en imaginant qu'un jour très lointain ils échapperaient à toute analyse, un tableau de statistiques des fréquences de sorties des numéros du Loto pendant les six derniers mois, un numéro et en dessous le nombre de fois où il était sorti, sur cette page de journal qui me servait de modèle s'étaient penchés des parieurs pour préparer leur grille à la recherche de la bonne martingale et personne sur cette terre, absolument personne n'était capable de dire pourquoi le 12 étaient sorti vingt-cinq fois plus souvent que le 34, obstinément absent de tous les tirages depuis des semaines, rien, pas un début de compréhension de ce phénomène tranquillement irréductible, naturel, et qui renvoyait Homo sapiens dans sa caverne, pas plus avancé face à la manifestation de ce noyau dur du hasard, capable de modifier radicalement la vie de n'importe quel quidam, je les voyais, les familles ou les solitaires, devant leur télé, en train de regarder les boules tourner dans leur sphère en plastique transparent et l'une d'entre elles soudain libérée glisser sur un rail, s'extraire du groupe, je l'ai, celui-là aussi, et cet autre encore, et pour finir la combinaison complète, un choc, un choc totalement absurde, leur destin basculant d'un coup, ils allaient remonter à la surface de la vraie vie, définitivement mis à l'abri du souci matériel, c'est bien ce qu'ils espéraient, non? Remonter des profondeurs de leur condition sociale comme des plongeurs en apnée, ils négligeraient de suivre des paliers avant de sortir à l'air libre de l'oisiveté, de la fin du gagne-pain, non, ils remonteraient d'un coup, trop vite, et les poumons leur pèreraient à la figure tout l'oxygène du luxe, la plupart n'en profiteraient que quelques années, les boules sorties se seraient bien moquées d'eux, on le savait, on connaissait le risque, mais chacun pour soi serait plus malin, on saurait s'y prendre, on deviendrait milliardaire à vie sans se faire avoir. J'étais fasciné par les interviews des gagnants, quands ils parlaient, cette modestie à laquelle ils s'efforçaient et qui était faite pour montrer à tous qu'ils maîtrisaient la situation, que tout ça ne leur montait pas à la tête, certains affirmaient qu'ils allaient continuer à travailler quelque temps, tu parles! Bonnes résolutions de micro, instinct immédiat à dissimuler l'aisance matérielle, on savait que le soir même ils iraient passer la nuit dans un palace, juste pour voir, après quoi suivraient toutes les autres occasions, justes pour voir, et à force de juste pour voir la vague des boules sorties les emporterait quelques années et les recracheraient dans un appartement à factures, estourbis, contraints à nouveau de compter parce que la richesse ne changeait pas les proportions habituelles, les malins, les prudents, les sages restaient logiquement dans la même proportion chez les parieurs gagnants que parmi tous le tout-venant de la population: une minorité, ils auraient fixé les yeux sur un tas de boules en suspension agitée et livré à une combinaison quelconque le pouvoir de régler leur sort.
Ibid, p.247

Origine du titre "Le Temps immobile"

>Paris, jeudi 1er mai 1969 >Cet article sur Présent passé... d'Eugène Ionesco a depuis été repris pp. 205-207 de la réédition de l'''Allitérature contemporaine'' dont je viens de signer le service de presse. J'y lis ceci qui montre à quel point et avec quelle continuité le même thème me hante: >''Aussi bien, n'est-ce pas la politique qui nous a le plus intéressé dans cette recherche passionnée et désespérée du temps perdu. De l'ouvrage analogue que je souhaite composer un jour, comme un film, en montant des fragments de journal, éloignés les uns des autres dans la durée mais proches par leur thèmes, il n'existe que la matière première et le titre — qui pourrait être celui de ce livre-ci d'Eugène Ionesco: ''le Temps immobile''. (Mais j'ai publié deux autres œuvres qui pourraient, elles aussi, s'intituler ''le Temps immobile'': l'une, romanesque, ''le Dialogue intérieur'', l'autre, critique, ''De la littérature à l'alittérature''.)'' >Claude Mauriac, ''Le Temps immobile'', p.408 Pour mémoire, la première édition de l'Allitérature contemporaine date de 1958.

Début du Temps immobile (?)

Paris, jeudi 24 octobre 1968

…Ainsi me suis-je trompé en écrivant il y a quelques jours, à propos de Présent passé, passé présent d'Eugène Ionesco, que "plus nous vieillissons, plus notre enfance nous redevient présente…" . Je parlais de l'enfance, il est vrai, et je n'étais plus un enfant en 1930.

Cet article, paru dans Le Figaro du 14 octobre 1968, doit être évoqué ici pour une autre raison encore. C'est en l'écrivant (après avoir lu Ionesco) que mon ancien projet de composer le Temps immobile s'est de nouveau imposé à moi et de façon telle que j'en ai vraiment commencé la réalisation. J'espère, cette fois, non le mener à son terme (il s'agit d'une entreprise interminable) mais le conduire assez loin si le temps n'en est laissé.

Et voici que je mesure ma chance: j'ai noté, moi, sinon tout, du moins beaucoup de ce que, de jour en jour, a perdu Eugène Ionesco, et depuis tellement longtemps que je dispose de matériaux si considérables qu'ils m'écrasent. Moins long de la moitié, mon Journal serait moitié plus utilisable.

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.407

Vivre malgré tout

Mais si le désespoir nous empêchait d'espérer, comment trouverions-nous la force de vivre?

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.415, 17 mars 1945

Le vitrail de Charlemagne

Comme l'année dernière, nous nous sommes retrouvés à Chartres pour la rentrée des "cruchons" (petit groupe de lecteurs des Eglogues ayant pris ce nom par ce qu'ils se réunissent une fois par mois au Petit Broc à Paris boulevard Raspail pour lire L'Amour l'Automne de façon suivie).

Pourquoi Chartres? d'une part parce que deux des participants viennent de Chartres tout au long de l'année et que nous tenons à leur rendre la politesse, d'autre part et surtout parce que nous disposons en la personne de Philippe d'un guide hors pair (hors de pair) de la cathédrale.

L'année dernière, je n'avais pas fait de compte rendu, de peur d'être trop imprécise, de dire trop de bêtises dans tout ce qui ne vaut que par l'exactitude. Quelques temps plus tard je l'avais regretté, mais il était déjà trop tard, trop de temps avait passé pour que je me souvienne de la voix devant les pierres ou les vitraux.
Un an après il reste des bribes, une structure sans les détails. Je me souviens devant la façade occidentale de la symbolique du nombre quarante-deux (trois fois quatorze), nombre de générations entre Abraham et le Christ (Matthieu, 1,1-17), ce qui fait qu'il y a quatorze statues (et non les douze des apôtres que j'aurais spontanément attendu) au portail (plus deux personnages de l'Ancien Testament. Moïse et Isaïe? ou Abraham?).
Identification des arts libéraux dans les petites sculptures autour du portail, rappelant le lieu de réflexion et de querelle (donc de querelle) qu'était la cathédrale; les débats entre les partisans d'une approche de la foi par la raison et ceux, autour de Bernard de Chartres, prônant une approche instinctive, par le cœur et les sentiments. (Sans doute comprenez-vous mieux mon regret de n'avoir pas relaté aussitôt mes souvenirs de cette visite, les détails sont vagues mais le souvenir très fort, puissant).
Je me souviens d'un long commentaire du portail consacré à la Vierge (dans mon souvenir il s'agit de la Vierge, mais le billet que je mets en lien évoque la symbolique de l'autel).

Après cette longue station à l'extérieur, nous fûmes condamnés à aller plus vite à l'intérieur (l'heure du repas étant intangible).
Je me souviens d'un commentaire sur la rose et le portail, et de cette remarque qui m'a tant marquée: de gauche à droite, les couleurs bleues étaient destinées aux Ténèbres et à l'Ancien Testament, les couleurs jaunes au Nouveau Testament et à la Résurrection. Ainsi, rien n'était laissé au hasard, tout était calculé (il me semble qu'il y avait aussi une symbolique des formes des vitraux, carré ou cercle, vie terrestre ou promesse, mais c'est désormais trop lointain).
Premiers vitraux sur notre gauche dans le déambulatoire, quelques mots sur les compromis politiques, théologiques et économiques que représente la fabrication, la création, d'un vitrail. L'ensemble des vitraux compose un véritable programme pédagogique et de propagande.
Vitraux du transept, les nains sur les épaules des géants, Bernard encore, qui n'a rien écrit lui-même d'ailleurs, puisqu'il n'était pas favorable à l'étude intellectuelle (si je suis trop tranchée, je compte sur Philippe pour nuancer et corriger dans les commentaires. Si j'ai fait des erreurs grossières, je modifierai mon billet sans vergogne).
Vitrail de la Belle Verrière. Je suis très touchée par la douceur de la Vierge, et très impressionnée de me rendre compte que si on ne me l'avait pas dit, il m'aurait fallu des heures avant de comprendre que cette impression est due au visage penché de la Vierge (que voyons-nous, que comprenons-nous, seuls?).

Voilà pour l'année dernière.

(Digression 1 : du parking au parvis de la cathédrale, passé devant l’évêché, dont l’un des propriétaire aurait inspiré le personnage de l'avare à Molière (enfin, c'est à vérifier: il s'agit peut-être d'un autre personnage)).

Cette année Philippe nous a proposé un commentaire du vitrail de Charlemagne, mais avant d’y parvenir (ce fut assez long car nous avons digressé à plusieurs reprises. J’espère que Philippe en a tiré la conclusion que nous étions passionnés, et non dissipés) nous avons revu quelques fondamentaux, d’abord à l’extérieur :
- la datation de la flèche romane, le poème de Péguy,
- la flèche gothique, sans doute du même maître d’œuvre que la façade de l’abbaye de la Trinité à Vendôme,
- une évocation de la charpente, désormais en acier depuis que celle en bois a brûlé («et le plomb coulait par les gargouilles, dit la légende.» L'actuelle couverture est en cuivre.)

La façade est bâchée, je suis heureuse que nous ayons pris notre temps devant les portails l’année dernière, ce n’aurait pas été possible cette année. Les vitraux ont été démontés et répartis entre divers ateliers de la région pour être restaurés. Ils sont soumis à la forte pression du vent sur ce promontoire et se déforment. Autrefois, quand ils cassaient, un plomb de casse était ajouté pour faire tenir ensemble le verre cassé, ce qui alourdissait le vitrail et le rendait plus sombre. Ces plombs de casse vont être ôtés et remplacés par de la résine invisible. De même, l’enduit de protection (contre la pollution) mis en place dans les années 80 s’est révélé imparfait (est-ce qu’il se ternit ou est-ce qu’il disparaît ? Je ne me souviens plus) et va être remplacé.

A l'intérieur, le chœur est entièrement libérés des échafaudages qui l'encombraient l'année dernière. Toute la partie supérieure est beige, très belle. Des joints ont été peints en blanc, afin de donner l'aspect de moellons tout en cachant la pierre, le matériau brut, non noble. Il s'agit à 80% du badigeon à la chaux d'origine qui a été mis à jour par les travaux. Les clés de voûte sont peintes en rouge, bleu et or. Cela rend le chœur très clair, très lumineux, d'autant plus qu'il fait beau.

Philippe en profite pour nous rappeler que l'orientation de la cathédrale n'est pas orthodoxe, que le chœur n'est pas orienté plein est, au soleil levant («La religion chrétienne est la religion de la lumière»), symbole de la Résurrection («Les églises sont donc les plus belles le matin, c'est-à-dire quand elles sont fermées») mais selon un axe nord-est, ce qui a pour conséquence qu'elle est illuminée toute l'après-midi et surtout que le soleil atteint le portail nord (nord-ouest en réalité).

Nous nous arrêtons devant les vitraux du portail nord, offert par Blanche de Castille mère de Saint Louis, les bons rois de grande taille, les mauvais petits. Salomon ressemble étrangement aux représentations de Saint Louis. Au centre Sainte Anne (Blanche de Castille?). (Le crâne de Sainte Anne avait été ramené comme relique des croisades). Rappel de ce qu'est l'arbre de Jessé.

Nous n'en finissons plus d'arriver à notre sujet, Philippe consulte sa montre fréquemment, cependant il nous entraîne devant la Belle Verrière, pour en dire quelques mots aux nouveaux venus.
Le soleil illumine les bleus, je comprends enfin pourquoi le bleu de Chartes est si connu: je le trouvais sombre — beau, oui, mais sans rien de particulier.
En fait il s'agit du bleu du XIIe siècle, plus rare, plus cher à fabriquer, plus clair, plus lumineux. «Quand les cathédrales se sont aérées et qu'il a fallu davantage de vitraux, on a cherché une solution moins coûteuse.» Je songe à la TGB dont les vitres devaient être en verre polarisé, comme ceux des lunettes de soleil, pour protéger les livres. Mais il n'y a pas beaucoup de verre sur une paire de lunette, sur la TGB cela représentait une fortune et une prouesse technique: on a préféré installer des volets en bois (exotique, je crois)...

Nous en arrivons à notre objet d'études du jour, le vitrail de Charlemagne[1].
Règle de base: un vitrail se lit de bas en haut, de droite à gauche, sauf cas particulier.
Un programme de vitraux est toujours un compromis, c'est un message à la fois politique et théologique. Le vitrail de Charlemagne côtoie la chapelle de la Vierge, symétriquement se trouve celui qui célèbre Constantin, empereur d'Orient. Ce vitrail a été offert par les peltiers, que l'on voit tout en bas, «mais en l'occurrence ils n'ont pas eu leur mot à dire» (sic: par moment le ton, l'expression, sur lesquels ont été prononcés les phrases me reviennent); c'était un vitrail avant tout destiné à mettre Philippe-Auguste en avant, dans son bras de fer avec le pape qui s'opposait à son divorce.
.2: Charlemagne apparaît en songe à Constantin (apparté sic: pas le même Constantin que tout à l'heure...) qui redoute les Turcs. Le vitrail est une merveille d'équilibre entre stylisation (impossible de tout représenter) et détails (tout est parfaitement identifiable).
3. Constantin demande de l'aide à Charlemagne par l'intermédiaire d'un évêque: rôle primordial de l'Eglise dans l'entourage de l'empereur. Le roi doit être conseillé par l'Eglise. Charlemagne est nimbé car il a été canonisé. (Nous, l'assistance, tombons des nues: Charlemagne canonisé? Oui enfin, cette canonisation a eu lieu pour des motifs douteux, politique; le nimbe n'apparaît pas toujours sur les différents vitraux...)
4. Croisade, bataille pour délivrer Jérusalem.
5. Charlemagne est remercié par Constantin qui lui ouvre son trésor. 6. Charlemagne ne veut rien, sauf des reliques, symbolisées par trois châsses.

7. Charlemagne remet les reliques à Aix-la-Chapelle. Il y a là une volonté d'établir un parallèle, ou tout au moins le suggérer: on peut imaginer que l'ensemble de ce vitrail à Chartres fait pendant aux châsses d'Aix-la-Chapelle.

9. Autre songe. (Je suis frappée par cette construction rigoureuse: trois scènes de sommeil au même endroit dans les trois épisodes successivement racontés.) Cette fois-ci c'est Saint Jacques qui apparaît à Charlemagne. La cathédrale est l'un des chemins du pélerinage (je me rappelle soudain que j'ai vu devant la façade un macaron dans le sol indiquant "Saint Jacques de Compostelle, 16xx km" (1651?)).
8. Charlemagne part pour Compostelle, guidé par la voie lactée (et je me souviens qu'on l'appelait aussi Chemin de Saint Jacques. D'où me vient cette connaissance? Des Lettres de mon moulin, l'histoire de ce jeune berger qui passe une nuit à expliquer les étoiles à la fille de son maître montée lui apporter des provisions?)
10. Charlemagne se met en route, toujours conseillé par un évêque.
11. Charlemagne prie avant la bataille.
12. Bataille. On suppose qu'il s'agit de Pampelune. Grande précision des cavales, lances, casques, château fort.

13. Construction d'une église. Les artisans sont au travail.

14. A nouveau un songe, dit "des lances fleuries": fleurit la lance de ceux qui vont mourir.
15. Bataille. Arbres ou fleurs fantastiques en arrière-plan.
16. La Chanson de Roland. Roland affronte Ferragut en tournoi.
17. Roland tue Ferragut. Il a gagné.
18. Charlemagne retourne en France. Peut-être entend-il l'appel de Roland tombé dans un guet-apens, mais Ganelon le traître, détourne l'attention du roi.

19. Roland tente de fracasser Durandal (apparté à propos de la brèche de Roland: "il est absolument impossible qu'elle est été faite par une épée!") et sonne du cor.

20. Mort de Roland.
21. La nouvelle est annoncée à Charlemagne.
22. Messe de Saint Gilles. Charlemagne n'a pas confessé l'un de ses plus graves péchés (Roland serait son fils incestueux), cependant il est pardonné durant cette messe.

Quelles intentions pouvaient se cacher derrière ce programme de vitraux? Identifier Philippe-Auguste à Charlemagne (le comte de Chartres s'oppose au roi (le comté disparaîtra plus tard et ne sera plus qu'un apanage) mais l'évêque de Chartres est un cousin de Philippe-Auguste et est favorable à sa cause).
Surtout, les croisades avaient entraîné un fort trafic de reliques. Les "vraies" reliques étaient donc certifiés par des "authentiques", des parchemins qui attestaient l'origine de la relique (apparté entre nous: le voile conservé dans la cathédrale vient de Palestine et est un peu postérieur au Christ). On peut considérer que ce vitrail est "l'autentique" du voile de la Vierge, il en est le certificat d'authentification.

Notes

[1] Ce lien explique tout et se suffit, de plus il donne les sources littéraires des légendes. Mais j'aime raconter, les mots jouent comme des pierres de mémoire, ils convoquent des sons et des images. C'est pour cela que je dis parfois que j'écris pour moi seule: ces impressions ne sont pas transmissibles.

Souvenirs de famille

Claude Mauriac a épousé la petite-fille de Robert Proust, frère de Marcel. Celle qu'il appelle Mamy dans ce passage est donc Mme Robert Proust.
Tandis que je la conduis chez son médecin, le docteur Karl Jonard, rue Greuze, elle me parle de Marcel Proust:
— La mère de Marcel et de Robert n'était pas facile, vous savez. Volontaire, oui, et masculine. Suzy est un peu comme cela, pour le meilleur: raisonnant comme un homme, parlant politique ou conduisant sa voiture aussi bien qu'un homme. C'était de Mme Proust que venait cette originalité… Mon beau-père me racontait qu'elle avait l'habitude de déjeuner à quatre heures quand elle faisait ses courses. Ce qui ne plaisait guère à son cocher. «Eh! bien, mon ami, allez donc déjeuner!» lui disait-elle. Et elle l'attendait dans la voiture devant le bistrot. Des originaux, je vous dis. J'ai vu Marcel au lit avec des gants. Le professeur Adrien Proust, lui était le sérieux, la mesure, le normal même. Il avait voulu d'abord être prêtre, figurez-vous, et il avait fait sa théologie. Montrant ses mains, qu'il avait très belles, il avait coutume de dire que c'étaient des mains d'archevêque. Tant qu'il vécut, Marcel mena une vie à peu près normale.

Je songe que s'il y avait eu l'abbé Adrien Proust, nous eussions été privés de Marcel Proust. Et je dis, répondant aux derniers mots de Mamy:
— Mais enfin, il était malade!
— Il avait de l'asthme, bien sûr. Mais l'asthme n'a jamais empêché personne de vivre. Je sais de quoi je parle: quatre personnes de mon entourage le plus proche dont mon frère furent asthmatiques. Le professeur Adrien Proust fit en sorte que Marcel fasse son "volontariat". Il y tenait absolument. De même exigea-t-il que son fils se levât pour les repas. Ce fut un malheur pour Marcel de perdre son père avant sa mère. Je me souviens de la première fois que Robert et moi allâmes prendre un repas chez ma belle-mère, après la mort de mon beau-père, elle était derrière la porte pour nous empêcher de sonner afin de ne pas réveiller Marcel qui dormait — lequel Marcel ne prit plus jamais la peine, depuis lors, de se lever pour manger…

J'écoute avidement, conduisant avec le plus de lenteur possible, me réjouissant pour une fois des encombrements, prenant par le plus long.
— Lorsque ma belle-mère tomba malade — de ce mal qui devait l'emporter — Robert tint à venir habiter près d'elle, rue de Courcelles. Je me dis aussitôt que cela allait faire du vilain avec Marcel. Je ne me trompais pas. Dès le lendemain de notre installation, nous trouvâmes, au réveil, les premiers petits papiers de Marcel: «Robert, tu as fumé un cigare et l'odeur est pavenue jusqu'à ma chambre… Marthe a heurté le lavabo en faisant sa toilette, ce qui m'a réveillé, etc.»
— Saviez-vous, au moins, vous rendiez-vous compte qu'il écrivait (ou qu'il allait écrire) une œuvre si importante?
— Robert a toujours eu confiance en son frère. Son père aussi, qui disait que «Marcel serait un jour de l'Académie». Ce qui ne l'empêchait pas de se désoler — et ma belle-mère également — de la vie déplorable qu'il menait. Déplorable quant à l'hygiène. Mais mon beau-père était assez fier des belles relations de son fils. En dehors des repas organisés par Marcel, les Adrien Proust faisaient surtout des dîners d'hommes — sans doute en raison de ce caratère masculin de ma belle-mère dont je vous parlais.

Mamy raconta ensuite que, pendant la Grande Guerre, Marcel craignait d'être mobilisé. Et comme je disais, une fois encore: «Mais il était malade!»
— Il est vrai qu'on se demande comment ce pauvre Marcel aurait fait, avec son habitude de mettre ses chandails au chaud dans le four. Et sa terrible exigence qui lui faisait enfermer ses domestiques, lesquels devaient être aussi silencieux que s'ils n'étaient pas là mais accourir au premier coup de sonnette. Il prétendait toujours qu'on avait laissé une fenêtre ouverte au bout de l'appartement. Exigeait et (là est le miracle) obtenait de ses voisins le plus complet silence. Boulevard Haussmann, il était arrivé à ce que son voisin, qui était dentiste, ne fît pas le moindre bruit, renonçât le matin à faire faire son ménage, etc. Tout aurait peut-être changé s'il s'était marié…
— Ces projets de mariage ne furent jamais très sérieux…
— Détrompez-vous… Il y en eut plusieurs, dont un avec une dame (que je ne vous nommerai pas) qui épousa par la suite un autre écrivain… Robert décida un jour d'aller à Cabourg voir son frère et «profiter un peu de lui». Il en revint exténué après deux jours: il lui avait fallu rester à parler toutes les nuits, jusqu'à sept heures du matin. Le mariage aurait-il changé cela? Si on respectait ses manies, il n'était pas si difficile. Têtu, pourtant mon mari disait toujours non, mais on arrivait à le faire revenir sur ses décisions. Marcel disait toujours oui, mais n'en faisait jamais qu'à sa tête. «Mais oui, chère Marthe, me disait-il, la barbe ne me va pas. Je vais la faire couper. » Mais il ne tenait pas sa promesse.
— La barbe… ?
— Oui, il l'a portée à plusieurs reprises… Si tout cela vous intéresse, je verrai à rassembler d'autres souvenirs…
Si tout cela m'intéresse…

Claude Mauriac, Le Temps immobile t.1, p.349-352 (20 décembre 1952)
On dirait que Proust a vécu la vie de la tante Léonie .

Cabourg Grand Hôtel

Le lendemain matin, je reconnus ce "soleil venant de derrière l'hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées, jusqu'aux premiers contreforts de la mer". Nous voulûmes visiter (au quatrième étage, se souvenait Suzy) ce qui restait de la chambre occupée par Marcel Proust. Mais le directeur (ou celui qui le remplaçait) n'avait, semblait-il, jamais entendu prononcer ce nom-là. C'est d'un air plein de commisération qu'il regardait cette dame si mécontente de ne pouvoir être renseignée, plus de quarante ans après, sur la chambre qu'habitait, paraît-il, son oncle.

Claude Mauriac, Le Temps immobile p.362 (10 août 1953)

Une mobylette pour un curé

François Mauriac vient d'obtenir le prix Nobel.
— Je venais à peine d'apprendre que j'étais couronné, que les demandes d'argent affluèrent, émanant toutes de prêtres ou de religieuses. (Je sais bien qu'ils ne réclament pas pour eux…) Les plus modestes sont des curés qui me demandent un vélomoteur… Mais le vélomoteur n'est pas du tout la forme de charité vers laquelle je me sens incliné.

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.347 (20 novembre 1952)

Flaubert a dû pleurer de rire dans sa tombe.

Deux adaptions de Madame Bovary en roman-photos, une en 1973, l'autre en 1979.

Que des auteurs morts

Selon le duc de Guermantes :
Malgré tout, le plus sage est de s’en tenir aux auteurs morts.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe 1ère partie, Pléiade Clarac T.2 p.666

Les Anciens et les Modernes

Claude Mauriac cite Le Paysan parvenu de Marivaux :
Quoi qu'il en soit, la conversation entre un vieil officier cultivé et un jeune auteur, telle que nous la fait entendre Marivaux dans cette voiture qui va à Versailles, pourrait se produire, aujourd'hui, encore, entre deux intellectuels d'âges et de formations différents, l'un tenant pour les auteurs rassurants dont il a l'habitude, l'autre pour les recherches nouvelles:

— En vérité, Monsieur, reprit le militaire, je ne sais que vous en dire, je ne suis guère en état d'en juger, ce n'est pas un livre fait pour moi, je suis trop vieux.
— Comment, trop vieux ! reprit le jeune homme.
— Oui, dit l'autre, je crois que dans une grande jeunesse on peut avoir du plaisir à le lire. (…) D'ailleurs je n'ai point vu le dessein de votre livre, je ne sais à quoi il tend, ni quel en est le but. On dirait que vous ne vous êtes pas donné la peine de chercher les idées, mais que vous avez pris seulement toutes les imaginations qui vous sont venues, ce qui est différent: dans le premier cas, on travaille, on rejette, on choisit; dans le second, on prend ce qui se présente, quelque étrange qu'il soit, et il se présente toujours quelque chose; car je pense que l'esprit fournit toujours bien ou mal.


Dernière phrase où apparaît virtuellement la découverte par Diderot, par Dujardin puis par Joyce, du monologue intérieur…

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.184-185 (19 juin 1970)
C'est étrange, j'aurais plutôt pensé l'inverse : qu'il faut avoir beaucoup lu pour être capable de chercher et apprécier la nouveauté, et que la "grande jeunesse" préfère les récits classiques, structurés. Elle s'impatiente dès qu'elle ne comprend pas, dès qu'elle est mise en difficulté. Il lui manque la patience de la lecture confiante.

La douceur de vivre

Il [Valery Larbaud] a joué un rôle très important dans la publication d'Ulysses, par exemple. Il était très riche, c'était l'héritier des eaux de Vichy. Il a beaucoup voyagé, sa poésie est pleine de lieux, de noms de lieux, de pays traversés. Quand il avait seize ou dix-sept ans il est allé en Russie, j'aimais beaucoup ces vers:

J'ai connu pour la première fois toute la douceur de vivre
Dans un wagon du Nord-Express, entre Wirballen et Pskow.

Renaud Camus, Journal de Travers, p.1098

Fatum et téléologie - bibliographie

Je n'aurais jamais dû laisser s'écouler un temps si long sans écrire, il y a toujours un moment, après un long silence, où l'à-quoi-bon est bien près de prendre le dessus. Après tout...

Mon silence reflète aussi mon embarras. Je souhaite écrire quelques lignes à propos d'un colloque auquel j'ai participé, Fatum et téléologie dans le tissage des récits de soi, et je sais déjà que je vais être partielle, partiale et injuste: d'abord pour les interventions en italien, desquelles je ne peux rien dire puisque je ne comprends pas l'italien; ensuite pour les interventions de l'après-midi, ou plutôt celles ayant eu lieu dans la salle de cinéma de Bovino, peu pratique pour prendre des notes; enfin de façon générale, ayant désormais une sorte de paresse à prendre des notes, comme si mes années de notes sur Proust et mon actuel retard concernant Joyce me rendait inapte à noter davantage.

Voici donc des notes sur quelques interventions en français qui sont plutôt une bibliographie et une invitation à la lecture. C'est fragmentaire et incomplet, sans aucune liaison logique, je n'ai jeté souvent que quelques mots sur ma feuille n'y tenant plus, au moment où je me disais que j'allais regretter d'avoir laissé filer tout cela innoté, mais il était déjà trop tard.
J'espère qu'aucun intervenant qui lira ces pages ne m'en voudra, je ferai part de la publication des actes du colloque quand j'en aurai connaissance.

  • May Chehab : Marguerite Yourcenar

Depuis Homère on représente la généalogie par des arbres. Métaphore de l'arborescence.
May Chehab a tenté de dresser une généalogie de la généalogie (une généalogie des représentations littéraires des généalogies, supposé-je en reprenant ces notes).

L'hérédité, la fatalité: biologie, sociologie, don du ciel => que ce soit social ou biologique, rattache l'individu mortel à son passé.

L'hérédité selon Zola est aussi inévitable que les lois de la pesanteur (préface aux Rougon-Macquart? à vérifier).
Au XXe siècle l'hérédité est devenue la nouvelle Parque: on ne peut y échapper.

Yourcenar (dans Labyrinthe du monde, trilogie) va tenter de remonter le plus loin dans ses ancêtres, puis de faire le chemin inverse, de partir du plus général pour revenir à elle-même.
Il faut boucher les trous de la tapisserie, ce qui implique ou signifie
- un devoir de mémoire;
- un certain régime de vérité historique;
- la métaphore du tissage (et non plus de l'arbre).

Tissage = réseau. May Chehab nous projette cette représentation de Mille plateaux de Deleuze et Guattari par Marc Ngui. Il s'agit d'un rhizome sans centre qui met en question la structure causale et hiérarchique de l'art.

May Chehab termine en parlant des blogs et de Facebook, avec cette conclusion qui m'a fait sourire: et si notre prochaine évolution serait de ressembler à notre avatar?

Je remercie May qui par cette première intervention m'a incitée à me pencher sur le lien généalogie/destin et (re)découvrir la généalogie rêvée de Camus (je la connaissais mais n'avais pas fait le lien avec le nom) et me souvenir de cette phrase de L'élégie de Chamalière: «Mais à quoi servirait la littérature, is what we want to know, si ce n'est à corriger les généalogies déplaisantes?»



  • Nicolas Denavarre : Paul Léautaud

Rémy de Gourmont à Paul Léautaud: «Vous serez fonctionnaire, c'est écrit dans votre destinée.»
En fait, cette prédiction ne se réalisera pas. Il deviendra chroniqueur dramatique, d'abord au Mercure de France, puis à la NRF.

Léautaud avait alors écrit trois textes autobiographiques et n'avait plus rien à écrire. Qu'écrire? Le 23 janvier 1907 il rencontre Berta Staub. Il venait chercher des souvenirs d'enfance, il trouve sa vieillesse. Le destin de Léautaud, c'est être vieux. C'est l'anti-Rimbaud.

Léautaud va écrire sous le nom de Boissard, qui va se révéler bien plus qu'un pseudonyme: un super-Moi qui tranche.
Faute de faire des livres, il fait des mots, puis avec les mots, il fait des livres.

Je n'ai rien noté de plus. Nicolas Denavarre nous a décrit le style et le fonctionnement de ces chroniques et nous a dressé un portrait saisissant de Léautaud.



  • Emmanuel Mattiato : Irène Némirovsky (David Golder) et Paul Morand (L'homme pressé)

salle de cinéma: je n'ai rien noté et je suis maintenant bien ennuyée. De mémoire:

Présentation d'Irène Némirovsky. Bien sûr j'en avais entendu parlé mais je n'avais pas compris qu'elle était morte en déportation et que sa fille avait publié en fait un roman posthume. Elle était très connue dans l'entre-deux guerres. Présentation très intéressante, décrivant finalement l'émigration russe comme une sorte de pendant oriental de la "génération perdue" d'Hemingway.

Irène Némirovsky et Paul Morand se connaissaient, on peut imaginer que Paul Morand aurait pu sauver son amie (ou l'a pu et en aurait été empêcher par sa femme? Toutes les suppositions sont possibles et invérifiables).

Je me souviens de la présentation de L'homme pressé, l'impression angoissante d'un homme qui remonte le temps vers sa mort, via la naissance de son futur bébé.



  • Valérie Scigala : Renaud Camus

Comment être heureux en amour, avoir du succès en littérature, pour faire mentir le nom et la mère? Peut-on réellement tromper l'origine?
De la prédiction «Vous finirez sous les ponts» à la promesse indirecte trouvée dans Etc. (p.108) «Sa famille [de Jean Puyaubert] avait reconnu, plus tard, que tous les artistes – amis, relation, ou simplement objets d'admiration de sa part – dont jeune homme il lui avait parlé étaient devenus célèbres: Masson, Breton, Vitrac, Artaud, Crevel, Lecomte, etc».

À la sortie j'échange quelques mots avec un intervenant qui a lu quelques journaux camusiens. «Oh moi, je lis plutôt les Eglogues. — Les Eglogues? Mais quel intérêt? C'est illisible! Pourquoi lisez-vous les Eglogues?» Je suis prise de court, j'essaie de condenser en quelques mots ce que je ressens: «Parce que ça me fait rêver.» Ce qu'il aurait fallu expliquer, c'est l'impression de rapidité spatiale et temporelle, l'impression de multi-dimensions comme dans une ville dont on parcourrait les rues en sachant à la fois ce qu'il y a derrière les murs et le passé de chaque demeure, de chaque boutique.



  • Yves Ouallet : Michel Leiris et La règle du Jeu

Ici la perspective s'inverse: tandis que la plupart d'entre nous ont profité du sujet pour présenter leur auteur favori ou l'objet actuel de leur étude, Yves Ouallet utilise Michel Leiris pour illustrer ses hypothèses sur le destin, l'oubli, l'écriture, le temps, avec une problématisation du sujet (que je n'ai pas notée).

L'écriture du soi : on pense s'être débarrassé du destin.

Michel Leiris : écriture de soi et journal; un ethnographe; un poète.
Toute ligne qu'une plume a tracé doit être une chiromancie.
L'écriture de soi: une tentative de se débarrasser du destin => le risque est de se débarrasser de soi-même.
S'écrire c'est poser le problème de son identité; de ses identités.

Le destin, c'est ce qui a été écrit avant nous, sans nous (le fatum, c'est ce qui a été dit).

La règle du jeu: quatre tomes d'autobiographie, Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit.
BIFUR = panneau indiquant la bifurcation de la voie ferrée . On pense à la fourche, à Œdipe Roi''. Question: entre liberté et destin, qui suis-je? C'est une vieille question.
Ecrire pour se changer soi-même (une vieille idée: Marc Aurèle, etc.)
Au milieu du quatrième tome, constat d'échec => suicide. échec de la littérature. Et pourtant écriture du quatrième tome = littérature. Ça continue malgré tout.

Finalement écriture de trois soi, de trois types d'identité:
1/ identité descriptive. identité destin. identité idem
2/ on s'en débarrasse. identité nattative. J'écris ma vie (Ricœur). identité ipse. écriture de soi moderne.
3/ identité poétique, créée.



  • Maja Saraczynska : le théâtre du XXe siècle

salle de cinéma de nouveau. J'ai noté quelques mots avant d'abandonner. Tous les grands noms du théâtre du XXe siècle ont été convoqués.

Paul Valéry: la vérité est impossible en littérature; l'écriture de soi (ou le journal? c'est plus vraisemblable) est une prostitution d'un point de vue communication.

autofiction: concept inventé par Serge Doubrovsky.

La question de la mort : inséparable de l'auto-fiction (j'ai découvert l'existence de Sarah Kane, dont le travail m'a rappelé Suicide de Levé)



  • Claire Leforestier : B. Traven et Le Vaisseaux des morts.

On ne sait pas qui se cache derrière ce pseudonyme.
La présentation que nous fait Claire Leforestier est envoûtante. Mais tous les récits de mer m'envoûtent.

Le Vaisseau des morts. Seuls renseignements sur le narrateur: sa nationalité et son métier.
Identité: le narrateur change plusieurs fois de noms. Il donne celui de Pip (Pippin) qui renvoie à Melville. (Nature heureuse, ce qui le rend d'autant plus sensible au coup du sort).
Nom du bâteau: La Yorick. Omniprésence de la mort, tentation de la mort.

Embarquer sur un bateau fragile pour échapper à une superstition, c'est choisir un danger patent contre un danger latent. Être sûr plutôt que douter.

destin: lien avec la généalogie, l'hérédité.
destin: lien avec l'identité.



  • Noémie Suisse : André Breton et Najda

Très intéressant dans cette présentation: l'analyse des photos, du sens des photos et la façon dont elles sont utilisées dans des buts précis.

Projet de Breton: "laisser surnager ce qui surnage". Mais en fait il y a bien une structure. récit déchronologisé mais logicisé, disait Roland Barthes.

«Tu écriras un roman sur moi» ou peut-être Tu écriras un roman surmoi.
irruption de la merveille qui était la maîtresse d'Emmanuel Berl, futur éditeur de Najda.

Le Plan, le Point et la Ligne: analyse topographique. cf. Le surréalisme et la peinture, d'André Breton.
On trouve la notion de "point de fuite dans l'avant-dire de Najda. métaphore du chemin, même si ce qui est avoué est l'errance.

Deleuze: lisible=ligne. œuvre striée. ligne qui relie des points.

Gracq: André Breton, quelques aspects de l'écrivain (1948) : «une grille qui permette de lire le sens de la vie» (p.109)

point de fuite: point du jour, point de convergence, point d'intersection.

Najda: le début du mot espérance en russe.
"La poésie tient du prodige non seulement en ce qu'elle transfigure le passé mais surtout en ce qu'elle préfigure l'à venir". Casarian (citation de mémoire, à vérifier).

Portrait (photo) de Breton à la fin du livre, ce qui n'a pas le même sens qu'un portrait au début. Le livre est peut-être éclaté, mais l'auteur a acquis une unité narrative, "ceci est mon corps". Le portrait constitue un écho à la photographie "L'hôtel des grands hommes". Il s'inscrit dans la fama.

Michel Beaujour: Qu'est- ce que Najda?



  • Aurélia Hetzel : Jacques Borel et Grégoire Hetzel

Ce qui fut troublant, ce sont les histoires en miroir du grand-père et du petit-fils, renforçant l'impression de prédestination, de malédiction à laquelle on ne peut échapper.

Jacques Borel a reçu le Goncourt en 1965 pour L'Adoration: «Je n'ai pas connu mon père, j'avais quatre mois quand il mourut.» Le fils de la folle, internée.

Grégoire Hetzel. Vert paradis. Histoire de ma mère. Pour ma mère, l'important c'est la profondeur. L'apparence ne compte pas. Ma mère ressemblait à une souillon.

Borel : phrase du père à la naissance: «Il en a un tarin»[1].
Borel: l'être = la mémoire. avoir été.

Pas de séparation entre la souffrance individuelle et la souffrance humaine. cf. Crime et Châtiment. Raskolnikov s'agenouille devant Sonia: «Ce n'est pas devant toi que je m'agenouille, mais devant toute la souffrance humaine.»

Rousseau: « Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.»

Comme des vêtements, les paroles se transmettent. Une famille où tout s'hérite.



  • Massimo Lucarelli : Dante

Mention spéciale pour Massimo qui est intervenu en italien mais a eu la gentillesse de résumer son intervention en français au cours du déjeuner qui a suivi. (De l'italien, je n'ai noté que la phrase "Béatrice est une figure du Christ", que je me suis fait expliquer au repas tant cela m'avait paru étrange. Cela signifie tout simplement que c'est elle qui guide vers le Paradis.)

Il en ressort que si Dante s'est révolté contre le destin à un moment de sa vie (dans la Vita nova? Je ne me souviens plus), La Divine Comédie intervient comme une acceptation de celui-ci, tout étant finalement pour le mieux, l'exil ayant finalement permis une vie plus bénéfique et plus chrétienne que l'absence d'exil.

J'ai eu la surprise d'apprendre qu'on possédait des lettres de Dante à son fils. Dante ne parle jamais de son père, l'une des raisons pourrait être que son père aurait eu la profession infamante d'usurier.



Et deux films extraordinaires :
. Loredana Bianconi, La vie autrement, Belgique, 2005 : interview de quatre (femmes) Belges d'origine marocaine, ayant rompu avec leur famille pour suivre leur propre voie (opéra, théâtre, écriture...) Quatre tempéraments très différents. La plus tourmentée dira «Comme je n'arrivais plus à peindre, je me suis mise à l'escrime. En fait c'est la même chose» (était-ce peindre ou écrire? dans tous les cas, c'est une citation très à peu près).

. Anna Buccheta, Die Traüme Neapels (Dreaming buy numbers), Italie, 2006 : la passion napolitaine pour la loterie. Il existe un livre, le livre des Grimaces, qui permet de convertir tout fait, tout objet, en nombre, et donc de le jouer à la loterie. La réalisatrice commence par nous montrer une échoppe où se vendent les billets, puis choisit quelques personnes et leur fait raconter leur histoire et leur passion.
Jouer à la loterie, ce n'est pas vivre, c'est décider de vivre.
Un vieux monsieur, historien en train de devenir aveugle, raconte: «Moi je suis un bourgeois (borghese). J'ai recueilli Maria, je lui ai dit: "Maria, pourquoi tu joues comme ça? Tu pourrais économiser, mettre quelques sous de côté, pour l'avenir". Elle m'a répondu: "Monsieur, je joue parce que je veux pouvoir dormir la nuit". Et je me suis dit que j'avais des réflexes de bourgeois, économiser, c'était se construire un avenir, elle, elle ne pouvait qu'espérer vivre encore un jour».

Notes

[1] en bonne obsessionnelle, je relève la phrase pour l'inscrire dans la lignée des Tristram Shandy et Lionnerie.

Principes d'indexation

Dans mon dernier livre, par exemple, j'ai souvent appelé Napoléon III «l'empereur», et Léon XIII ou Pie X «le pape», mais j'ai pris soin que toutes les occurrences où «l'empereur» désigne Napoléon III, et «le pape» Léon XIII ou Pie X, figurent dans l'index des personnes sub verbo Napoléon III, Léon XIII ou Pie X. Un «index des noms de personnes» doit inclure les contextes où ces personnes sont désignées, non seulement par leur nom propre, mais aussi par des périphrases descriptives ou dénotantes.

Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, p.80

Eboulis de silex

Arkona par lui-même était alors un endroit parfaitement désert et désolé; nous passâmes la nuit dans une grange à Purgaten, le plus proche village de ses environs. Nous nous levâmes de bonne heure et partîmes pour cette pointe la plus extrême, au nord, de la terre allemande, où l'horizon est formé aux trois quarts par la grande, la libre mer baltique, où l'on peut distinguer, dans le brumeux lointain, à l'ouest, les parois crayeuses de Moën, l'île danoise. Tout à l'opposé de la Subbenkammer, Arkona est aussi vaste et plat et désolé que la première est haute, boisée et de formes en constante rupture. Cette longue ligne de murs crayeux aux bizarres anfractuosités, couverts par endroits de myriade de nids de sternes, la large grève où s'amplifiait le bruit, avec ses éboulis de silex à perte de vue, et la vaste surface grise de la mer: tout cela me donnait l'étrange impression d'une nature primordiale intacte et authentique.

Carl Gustave Carus, Voyage à l'île de Rügen, p.56-57, éditions Premières Pierres, traduction Nicole Taubes

Ectoplasme

Paradoxalement, il [Paul Otchakowski] ne croit pas assez à la force des livres. Il est persuadé qu'un homme que Patrick Kéchichian a traité d'antisémite est un homme mort. Mais il est un tout autre ordre des chose où c'est Patrick Kéchichian qui n'est pas tout à fait vivant. Patrick Who?

Renaud Camus, K.310, p.179

L'« affaire Camus », une affaire réglée

Camus (R.) : écrivain mineur de la fin du XXe siècle, un instant tiré de l'obscurité par le scandale, et par le scandale renvoyé dans le silence et dans l'oubli.

Renaud Camus, K.310, p.156

Conforme

Quoi qu'il en soit, ce confirme ce que j'ai toujours su, à savoir que presque personne n'a d'opinion à soi, ni ne désire en avoir, d'ailleurs. Au contraire: le grand désir, le plus grand désir de l'homme, est de penser ce que pense son voisin.

Renaud Camus, K.310, p.154

Le style

Ecrire, c'est nécessairement écrire contre. Plus une société est consensuelle, plus le style est solitaire. Son domaine, c'est le reste du sens — ce que la vérité écrase de vérité, ce que la vertu ne peut pas digérer de vertu, ce qui dans la raison résiste à la raison.

Ils veulent des stylistes, mais qui pensent comme eux, sans s'aviser que le style, c'est toujours un écart de langage.

Il y a des stylistes géniaux, il y a des stylistes imbéciles, il y a des stylistes abjects, mais il n'y a pas de stylistes conformes.

Renaud Camus, K.310, p.132

Eh bien non, finalement non

Comme quoi j'aurais dû m'en tenir à ma bonne vieille règle: pas de publicité, ne jamais se réjouir à l'avance.

Je serai en charge de Plieux du 23 au 30 août. Avis aux lecteurs voulant égloguer, prendre le pastis ou... visiter le château.

(Les non-lecteurs sont également bienvenus).

Les semaines précédentes vous pourrez y rencontrer un autre personnage du journal afin de vérifier son existence: Rémi Pellet est dans la place durant le mois d'août jusqu'à ce que je le remplace. Je rappelle qu'il est un spécialiste de l'œuvre de Marcheschi.

Fardeau

Si j'étais un roi du Moyen-Âge (et rien ne dit que je ne le sois pas), je ferais construire une cathédrale, où l'on me verrait, au portail sud, portant cet édifice entre les bras, un peu embarrassé par le paquet.

Renaud Camus, Retour à Canossa, p.127

L'inégalité sexuelle

Houellebecq relève avec insistance la profonde inégalité sexuelle, non pas l'inégalité entre les deux sexes, mais l'inégalité terrible des individus devant le plaisir et l'amour, dont personne ne parle jamais, alors que chacun l'éprouve quotidiennement.

Renaud Camus, Retour à Canossa, p.48

L'attente

L'attente est signe de sa propre déception. Si j'attends si fort c'est parce que je sais déjà que rien ne viendra. L'attente crée le silence qui la fonde, et bientôt va l'exaspérer. Ce sont les hommes et les femmes qui n'attendent rien, qu'on appelle.

Renaud Camus, Retour à Canossa, p.95

Saint-Ex

Son mari n'a vu qu'une fois l'illustre cousin. C'était en 1939, à Toulouse. Antoine de Saint-Exupéry était déjà couvert de gloire, mais en même temps il sentait le soufre, politiquement. Par exemple il avait couvert la guerre d'Espagne ''du côté des républicains'', ce qui paraissait tout à fait inconcevable au père de notre commensal.

Ce dernier avait cinq ou six ans, à l'époque. Il possédait un petit avion de bois, un jouet qui ce jour-là s'est écrasé à terre et brisé. Le cousin Antoine a dit: «C'est ce qui s'appelle un accident.» C'est la seule phrase de lui dont se souvienne à présent le petit garçon de l'époque.

Renaud Camus, Retour à Canossa, p.93

Belles-Epaules

J'ai sous le nez ses spectaculaires épaules en trois temps — six temps, sans compter la nuque : bing, bing, bing, schlorpp, bing, bing, bing.

Renaud Camus, Hommage au Carré, p.462

Immigration et sans papiers

Qu'est-ce que ce sujet vient faire ici? Il s'agit pour moi d'affirmer mes convictions face aux positions de Renaud Camus, bien sûr, mais surtout (parce qu'après tout ils sont plus nombreux...) devant ses lecteurs et divers sympathisants politiques (qui sont loin de tous l'avoir lu).

En mars dernier, j'ai été frappée par une remarque de Patrick Cardon [1] qui observait qu'il existait autrefois une forme de tourisme sexuel de pères de famille (comprendre: de pères de famille venant se prostituer dans les ports de Marseille et autres) qui traversaient la Méditerranée quelques semaines pour gagner un peu d'argent discrètement puis rentraient au pays.
Aujourd'hui, s'ils sont parvenus à entrer en France, ils y restent, de peur de ne pas y réussir une seconde fois.
Il y a quelques temps (un an, deux ans?), les premières enquêtes menées en Angleterre montraient que beaucoup d'immigrés d'Europe de l'Est étaient finalement retournés chez eux après cinq ans. (Il y a cinquante ans, sans la Guerre froide, la plupart des immigrés d'Europe orientale seraient rentrés chez eux.)
En résumé, la rigidité du système favorise les installations définitives.[2]

Je suis favorable à la disparition des "sans papiers": que toute personne entrant en France ait un permis de séjour légal, qui lui permette de porter plainte en cas d'esclavage par des patrons iniques ou en cas de violences familiales ou que sais-je encore. Il s'agirait de réduire la zone de non-droit qui s'établit autour d'eux, cette zone d'ombre qui permet des exploitations honteuses.

En contrepartie, il devrait être beaucoup plus difficile d'obtenir la nationalité française. Puisque tous les étrangers auraient une existence légale, il n'y aurait aucune urgence à leur accorder la naturalisation. Dans cette logique, il deviendrait beaucoup plus simple, sans atteinte au sens commun, d'expulser ceux qui ne respecteraient pas les lois.
Reste le cas des enfants nés sur le territoire français. Pour eux je n'ai pas vraiment d'opinion, mais là encore, dans la mesure où ils peuvent être scolarisés gratuitement comme n'importe quel enfant français et qu'ils sont couverts par la Sécurité sociale de leurs parents, il n'y a pas d'urgence à leur donner la nationalité française.
J'aimais bien le fait qu'ils aient dû un moment la demander, poser un acte qui les engageait, je ne sais pas pourquoi cette règle ou loi a été abolie (je n'ai pas fait de recherches, la CJUE (ex-CJCE) est-elle intervenue? De même, qu'on me pardonne (et m'explique) les éventuelles impossibilités juridiques que pourrait comporter mon billet.)

Bien évidemment, une telle mesure aurait d'abord pour conséquence un afflux d'immigrés sans qu'en sens inverse il n'y ait de départs (ou retours): il faudrait le temps (plusieurs années, un ou deux changements de gouvernement) que les gens croient que cette loi ne serait pas changée dans les mois ou années à venir, qu'ils pouvaient retourner chez eux l'esprit tranquille, qu'ils pourraient revenir plus tard s'ils changeaient (encore!) d'avis.
C'est un peu comme la libéralisation des prix en 1986: l'idée était paradoxale, puisqu'il s'agissait de lutter contre l'inflation (la hausse des prix) en laissant chacun libre de les fixer.

Notes

[1] auteur de Tous les garçons s'appellent Ali, que je bloguerai un de ces jours.

[2] Les études montrent que paradoxalement, c'est la fermeture des frontières par Valéry Giscard d'Estaing en juillet 1974 qui a provoqué l'immigration telle que nous la connaissons aujourd'hui, le rapprochement familial devenant la façon simple de venir en France.

Flora Tristan

Et elle avait une meilleure raison d'être de mauvaise humeur: elle mourait.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.476

Les intellectuels (tentative de définition)

Au sens strict, un «intellectuel» est un individu qui emploie sa culture et son intelligence à rendre le monde où il vit un peu plus intelligible et par conséquent un peu plus maîtrisable. Cela suppose donc que chaque fois qu'il défend une idée, c'est parce qu'elle a des vertus éclairantes et non parce qu'elle renforce son sentiment d'appartenance à une tribu quelconque (ethnique, nationale, religieuse, politique, associative, etc.) Comme il s'agit là d'une espèce désormais peu fréquente (ou qui, en tout cas, vit, selon le mot de Breton, «à l'abri des honneurs et loin du bruit»), j'ai préféré dans les lignes qui suivent, m'en tenir essentiellement à l'usage orwellien du terme. On désigne alors par «intellectuels» non seulement les différents idéologues au sens étroit du terme, mais, d'une façon plus générale, ces fractions des nouvelles classes moyennes qui, sous différentes formes, sont préposées à l'encadrement technique, politique et culturel du capitalisme développé. Spécialisés dans la manipulation des langage et des images (d'où, selon Orwell, leur «pauvreté émotionnelle» cf. The Lion and the Unicorn), les intellectuels, ainsi définis, concourent de façon évidemment privilégiée à la fabrication de «l'air du temps.»

Jean-Claude Michéa, Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats (2010), p.32
Ce petit livre est une sorte de commentaire autour et à partir du livre d'Eduardo Galeano (dont j'apprends qu'il figurait «sur la liste des exilés uruguayens condamnés à mort par la Junte militaire argentine» (p.35)).

Je me demande de quelle façon cette seconde définition des intellectuels recoupe la catégorie des bobos et celle des professeurs socialistes (ces deux-là ne se recoupant pas, nous sommes bien d'accord. Mais puisqu'il s'agit de nuancer précisément entre des catégories floues…)

Sensibilité et bienveillance

L'ironie de l'histoire, c'est que cette incapacité viscérale des intellectuels à comprendre de l'intérieur une passion populaire (avec ce que celle-ci comporte, par nature, d'excès toujours possibles et de théâtralité nécessaire) est précisément ce qui leur interdit de critiquer avec toute la radicalité requise les monstrueuses dérives du football contemporain. Ici, comme du reste dans bien d'autres domaines, le manque de sensibilité et, plus encore, de bienveillance (qualités qui définissent, selon Orwell, la «common decency»), s'apparente tout simplement à une véritable erreur méthodologique. Qu'on imagine, par exemple, un individu, entièrement dépourvu de sens poétique: quels que soit par ailleurs son intelligence et son sens de l'observation, il est clair qu'il aura le plus grand mal à apprécier exactement la profondeur du mouvement par lequel l'Economie régnante en vient, peu à peu, à imposer des manières de parler (notamment dans la jeunesse, sa cible privilégiée, à tous les sens du terme) où toutes les fonctions critiques du langage ont été neutralisées. De la même manière, celui qui ne parvient pas à ressentir avec son corps et son intelligence, la voluptueuse inutilité du sport (lequel, notait encore Lasch, satisfait «l'exubérance que nous gardons de notre enfance» et entretient le plaisir «d'affronter des difficultés sans conséquence») ne parviendra pas non plus à saisir l'étendue réelle de sa mutilation présente, ni l'ampleur des nuisances qui menacent son avenir.

Jean-Claude Michéa, Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats (2010), p.17-18

A la peine

(j'écris en marchant. I'm a pen. — Yeah, in the ass...)

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.323

Exposition des œuvres de Jean-Paul Marcheschi jusqu'au 10 juillet

Marcheschi expose ses œuvres (quelques œuvres) dans son nouvel atelier, deux pièces aux beaux volumes permettant l'accrochage de plusieurs toiles d'un peu plus d'un mètre de côté (sans compter l'immense fleuve Maroni).
J'ai choisi mes deux toiles préférées, il ne me reste qu'à me trouver une Liliane Bettancourt.

Il suffit de prendre rendez-vous (Osez ! Téléphonez l'après-midi (jamais le matin) à l'un de ces numéros: 01 40 39 03 09 ou 01 40 39 07 72 ou 06 09 56 22 58 ).
Ou tentez votre chance en passant.

ouverture de 14 à 19 heures.
Adresse de l'atelier: 5-7, rue des 2 Boules 75001Paris

Code porte: A1846 Code cour RDC droite: B1407

Pas faux…

On peut toujours compter sur moi pour aller jusqu'au bout de mes bêtises.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.250

Fort de Brégançon

Je lui ai dit n'être pas parvenu à voir le fort présidentiel. Il confirme que c'est impossible:

— Surtout avec le gardien, c't' un ancien gendarme, l'est féroce. Normalement, on peut y aller que par la mer. Même le président, y doit passer par le grand-duc de Luxembourg. Quand y sera brouillé avec le duc, y pourra plus y aller, à son fort, parce qu'il faut qu'il le traverse, le duc.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.216

Pour que la vérité soit proclamée

Le préfet de discipline m'associait peut-être inconsciemment au vieux mendiant à la barbe blanche à cause de l'épisode du duffle-coat. Il était sûr de m'avoir vu suivre ce malheureux en criant et en dansant: trois heures de retenue le jeudi. Je refuse le châtiment: grande retenue, tout un dimanche. Qui aurait cru à mon innocence contre la certitude d'un préfet? Je suis sûr qu'il était de bonne foi. J'allais être renvoyé. J'ai subi mes neuf heures de retenue. Mais peut-être ai-je désiré, alors, d'être écrivain pour pouvoir encore le proclamer, un jour, par un autre moyen, à la face du monde, et de l'abbé G. qui l'un ni l'autre ne me liront: jamais je n'ai crié Père Noël, place Bansac, après ce vieux mendiant à barbe blanche.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.134

Tristesse

Pour planes, dont la précédente version de blog m'avait fait découvrir ce livre lyrique, pour tous ceux qui ne savent plus vraiment ce soir s'ils doivent rire ou pleurer (Eugène Saccomano sur RTL entre 19 et 20 heures (citation à peu près): «C'est Shakespeare et Goldoni, c'est tragique et rigolo») et pour ceux qui s'occupent bénévolement de clubs de football et d'enfants et qui disposent désormais d'un exemple rêvé pour illustrer la relation discipline-esprit d'équipe-victoire.
À la fin du Mondial 94, tous les garçons qui naquirent au Brésil s'appelèrent Romario, et la pelouse du stade de Los Angeles fut vendue par petits morceaux, comme une pizza, à vingt dollars la portion. Folie digne d'une meilleure cause? Négoce vulgaire et inculte? Usine à trucs manipulée par ses propriétaires? Je suis de ceux qui pensent que le football peut être cela, mais qu'il est également bien plus que ça, comme fête pour les yeux qui le regardent et comme allégresse du corps qui le pratique. Un journaliste demanda à la théologienne allemande Dorothee Sölle:
— Comment expliqueriez-vous à un enfant ce qu'est le bonheur?
— Je ne le lui expliquerais pas, répondit-elle. Je lui lancerais un ballon pour qu'il joue avec.

Le football professionnel fait tout son possible pour castrer cette énergie de bonheur, mais elle survit en dépit de tout. Et c'est peut-être pour cela que le football sera toujours étonnant. Comme dit mon ami Angel Ruocco, c'est ce qu'il a de meilleur: son opiniâtre capacité de créer la surprise. Les technocrates ont beau le programmer jusque dans ses moindres détails, les puissants ont beau le manipuler, le football veut toujours être l'art de l'imprévu. L'impossible saute là où on l'attend le moins, le nain donne une bonne leçon au géant et un Noir maigrelet et bancal rend fou l'athlète sculpté en Grèce.

Un vide stupéfiant: l'histoire officielle ignore le football. Les textes de l'histoire contemporaine ne le mentionnent pas, même en passant, dans des pays où il a été et est toujours un signe primordial d'identité collective. Je joue, donc je suis: la façon de jouer est une façon d'être, qui révèle le profil particulier de chaque communauté et affirme son droit à la différence. Dis-moi comment tu joues et je te dirai qui tu es: il y a bien longtemps qu'on joue au football de différentes façons, qui sont les différentes expressions de la personnalité de chaque pays, et la sauvegarde de cette diversité me semble aujourd'hui plus nécessaire que jamais. Nous vivons au temps de l'uniformisation obligatoire, dans le football et en toute chose. Jamais le monde n'a été aussi inégal dans les possibilités qu'il offre et aussi niveleur dans les coutumes qu'il impose: en ce monde fin de siècle, celui qui ne meurt pas de faim meurt d'ennui.

Eduardo Galeano, Football, ombre et lumière, p.242-243 (1995, traduction française 1998)


«Les différentes expressions de la personnalité de chaque pays» : la France serait donc en pleine confusion mentale.



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Note cinq anq plus tard : il s'agit du jour où les footballeurs français en Afrique du Sud refusèrent de descendre du bus pour s'entraîner pour le Mondial.
J'avais noté en marge du blog ces précisions inutiles à l'époque de la publication de ce billet: Anelka insulte Domenech, la fédération renvoie Anelka, les joueurs se mettent en grève d'entraînement, l'entraîneur "physique" a failli mettre son poing dans la tête du capitaine des bleus, le second de la Fédération a démissionné, Domenech a lu une proclamation des Bleus.

D'une grand-mère l'autre

Je connaissais la Sévigné bretonne, la Sévigné provençale, la Sévigné parisienne et même la Sévigné bourbonnaise, mais la Sévigné bourguignonne, dont il est beaucoup question par ici, m'avait échappée jusqu'à présent. J'allais m'étonner de ce que ma grand-mère ne m'en ait jamais parlé, mais je me suis souvenu à temps que c'était la grand-mère du narrateur, pas la mienne, qui était une spécialiste de la marquise, ainsi que de George Sand; la mienne n'était une spécialiste que d'Eugénie et Maurice de Guérin, de Francis Jammes et de la comtesse de Noailles.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.56

Fidélité

Et de plus d'un ami qui me jugeais léger et infidèle quand nous nous voyions trois ou quatre fois par semaine, j'ai cherché patiemment la trace et le souvenir quand depuis longtemps il m'avait oublié.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, note en bas de page 38

L'art de la profiterole

[...] rappelle-moi un jour, ô lecteur, de te placer ma tirade sur les profiteroles au chocolat, dont la sauce n'est plus jamais brûlante, when it's obviously the whole point.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.33

Les voisins invisibles

Jérôme et Paméla V. me racontaient, cet été, avoir partagé, au cours d'un dîner au Cercle Européen de Cocody, une petite table avec une femme charmante et un inconnu. Avec la jeune femme, ils avaient longuement parlé de La Recherche et de ses personnages. Au dessert, l'inconnu avait dit:

— C'est bizarre, je suis à Abidjan depuis trois ans et pourtant je n'ai rencontré aucun de vos amis.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.32

Citation utile

Je n'y arrive pas, je n'y arrive pas, je n'y arrive pas, je n'y arrive absolument pas.

Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.197

Prochaine réincarnation

La seule consolation est que les Lettres, de toute façon, ne sont probablement pas, de nos jours, la meilleure voie vers la gloire. Aurais-je été Pascal Quignard ou Yves Bonnefoy, je ne suis pas sûr que ma présence eût suscité beaucoup plus d'émoi. Alain Finkielkraut, peut-être? Michel Houellebecq? Philippe Sollers, sûrement. La prochaine fois, oui, j'essaierai d'être Philippe Sollers.

Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.269

Obscurité

Si trois ou quatre [photographies] sont utilisables, absolument sans plus, je pourrai m'estimer satisfait — la plupart sont tout à fait ratées: je ne suis décidément pas un maître de la lumière basse, et, cette maison de Loti, on y voit comme dans le cul d'un... (non, rien (je n'aurais, d'ailleurs, sauf pour l'éclairage, que du bien à dire du cul des..., dont j'ai quelques souvenirs délicieux (mais bon))).

Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.237

A la manière de Marie Poppins

Je le voyais placer dans les poches de sa soutane les objets les plus divers: un flacon de médicament, des paquets de cigarettes, un quart de café, deux paires de chaussettes, une chemise, un jour, même, un litre de vin rouge!

Devant mon étonnement, il plaisanta:
— C'est incroyable ce qu'une poche de curé peut contenir, n'est-ce pas? Tiens, j'ai failli oublier…

Et il ajouta une paire de pantoufles qui, effectivement, y rentra encore!

Françoise Frenkel, Rien où poser sa tête, p.194 (édition 1945)

Gothico-iroquois

Entre la fille, en grande tenue gothico-iroquoise, ou l'équivalent du moment: énormes godillots haut montant, minuscule minijupe de cuir d'où dépasse une jupette aux broderies grand-mère, chaînes, cadenas, force piercings, ongles très longs et teints en violet foncé, maquillage blafard, très longs cils d'un seul côté, crête de coq vert pomme.

Renaud Camus, Théâtre ce soir, p.35

Liste des cours

Séminaire de Daniel Ferrer à l'ENS en 2010.
Des moments de bonheur pur.

9 février : présentation des carnets de Joyce et des personnages de Finnegans wake.
16 février : structure et interprétation des chapitres. Travail sur le chapitre 8 lu par Joyce.
23 février : absente.
2 mars : déchiffrage de la première page.
9 mars : l'affaire Danis Rose + début du chapitre 8.
16 mars : quelques traductions du chapitre 8.
23 mars :
30 mars :
6 avril :
13 avril :
9 mai : le chapitre 7, Shem, et la question 11 du chapitre 6. Les critiques d' Ulysses
16 mai : le chapitre II-2. Les devoirs des enfants, la leçon des enfants.

La futilité de la littérature dès qu'elle touche à l'essentiel

Mais je sens (comme disait mon vieux maître Henry de Montherlant (je suis vraiment d'excellente humeur), mais je sens (donc) qu'il vaut mieux commencer d'une autre façon mon récit. (Ce que j'admire le plus chez Montherlant (non, non, je ne l'ai jamais rencontré, mais quand je suis un peu pompette j'ai tendance à me prendre pour Gabriel Matzneff), c'est le premier paragraphe de La Petite Infante de Castille: «Barcelone est une ville de six cent mille deux cents âmes, et elle n'a qu'un urinoir. On devine si à certaines heures il a charge d'âmes. Mais je sens qu'il vaut mieux commencer d'une autre façon mon récit.») (Néanmoins je suis sûr que Genet, dans Journal du Voleur, fait état de plusieurs urinoirs à Barcelone. A quoi l'on peut juger la futilité de la littérature dès qu'elle touche à l'essentiel. D'ailleurs Walter Benjamin... Mais arrêtez de détourner la conversation).

Renaud Camus, Chroniques achriennes, p.101

Parmi les phrases préférées

Georges Marchais et moi n'avons pas la même idée de la poésie : j'en avais toujours eu le vague soupçon.

Renaud Camus, Chroniques achriennes, p.56

Chambéry-fraise

Malgré ses principes le barman du Berlioz, à Grenoble, finit par sourire au client timide qui lui demande tous les jours un Chambéry-fraise depuis le 14 juillet.

Renaud Camus, Chroniques achriennes, p.194

Scoop: l'idée de Lolita a été piquée à Botul !

Les jeudis de l'Oulipo sont pour moi l'occasion de croiser des passionnés de Lolita. Alain Chevrier avait ainsi trouvé une origine française à la petite fille, Dominique m'a confié jeudi dernier une découverte encore plus étonnante: c'est Botul qui aurait inspiré Nabokov:
Jusqu'où ira cette floraison de Lulu, je n'en sais rien mais je pressens qu'elle n'est pas terminée1. Le bouillon de culture fermente. Un jour, nous verrons peut-être sortir de la cornue d'un écrivain une variété de Lulu gamine, que nous pourrions appeler Lulita.

Jean-Baptiste Botul (1896-1947), Nietzsche et le démon de midi, p.88

On ne dit pas "un jeu de mots pourri" mais "une homophonie approximative".

Les alexandrins décalés de GEF me laissent pétrifiés (mais comment fait-il?)

Un site de BD oulipienne. C'est très étonnant. Voir par exemple bulles palindromiques.


Note
1 : Au moment où il parle, Botul ne connaissait pas l'opéra d'Alban Berg intitulé Lulu, composé en 1937 et inspiré du film de Pabst.

«Estimable rédacteur en chef...» : 60 ans de lettres d'immigrés juifs en Amérique

J'ai oublié Ulysse un matin en partant travailler, j'ai attrapé ce livre qui attendait (que je le prête à quelqu'un que je ne croise pas) sur une étagère au bureau et je l'ai lu en vingt-quatre heures, ce qui est toujours plaisant (unité de temps, saisie mentale).

Il s'agit d'une sélection du courrier des lecteurs envoyé au journal yiddish Forverts, rubrique devenue célèbre sous le nom de Bintel Brief.
La première lettre date de 1906, la dernière de 1967. Les problèmes évoluent et suivent l'histoire de l'Occident pendant un siècle, des conditions très dures de l'avant-première guerre (fuite devant les pogroms, désertion des shetls, exploitation par des patrons américains sans scrupule, misère, abandon des femmes par leur mari) aux dilemmes politiques (retourner en Russie pour mener le combat aux côtés des socialistes en 1917, émigrer en Palestine dans les années 20?), en passant par des problèmes plus spécifiquement religieux, comme les mariages mixtes (chrétiens/juifs), l'abandon des valeurs religieuses et des tradition,…

Les réponses apportées en quelques lignes (j'ai cru comprendre qu'il s'agissait du résumé des originales) sont souvent pleines de bon sens et paraissent évidentes (il est d'ailleurs étrange de constater que souvent la réponse est déjà en germe dans la lettre interrogeant: bien que connaissant instinctivement la conduite à adopter, chacun de nous semble la fuir ou vouloir la retarder).
C'est tout juste si l'on note un durcissement dans les conseils du journal après la deuxième guerre: les mariages mixtes sont systématiquement découragés, l'éducation traditionnelle (les juifs orthodoxes, par opposition aux juifs libéraux) discrètement approuvée (même si chacun a "le droit de vivre comme il l'entend"), les belles-filles encouragées à la patience, les belles-mères à la tolérance…
Avec le temps, la langue et l'accent deviennent un enjeu: avoir honte ou pas de ses parents ne parlant que le yiddish, autoriser ses enfants à les fréquenter, oser lire le Forverts en public, dans les transports en commun…

Le principe du livre (comme de la réalité!) est un peu sadique: nous avons le récit pathétique d'une personne, le conseil que lui donne le journal, puis… rien. Nous ne savons pas si le conseil a été suivi, si le lecteur écrivant a résolu ses problèmes, quel choix il a fait, s'il est venu à bout de ses difficultés. Il ne nous reste qu'à espérer (parfois pour des cas où tous les protagonistes sont morts depuis longtemps…)


Dans la postface, Henri Raczymow raconte en quelques pages ses souvenirs d'enfant d'immigrés juifs en France. Extrait (ce récit relate l'atmosphère des années trente. Il recoupe celui d'A la recherche des Juifs de Plock, de Nicole Lapierre):
Eux, les parents, se sacrifiaient, mais leurs enfants auraient une vie digne. Il suffisait de travailler. Le mérite républicain. L'école publique. L'école de tous. Où l'on apprenait Voltaire, Victor Hugo, Émile Zola, Anatole France, Romain Rolland... De si grands écrivains qu'ils sont traduits en yiddish, c'est dire! Dans l'espace public, en tout cas, on adopterait tous les signes de la «francité». À la maison seulement, on s'autorisait à maintenir les prénoms yiddish et la langue d'origine. Les parents s'adressaient à leurs enfants dans leur langue et ces derniers, scolarisés, leur répondaient généralement en français. Si bien que la langue maternelle de ces nouveaux petits Français serait souvent une mixture franco-yiddish…

>Devenir un «vrai» Français était donc un idéal. Si l'on posait aux enfants cette question aujourd'hui saugrenue, sinon incompréhensible: «Tu es juif ou français?», ils répondaient dans un haussement d'épaules et sous l'œil ému des parents: «Français!» Les parents étaient fiers que leurs enfants parlent si bien la langue de Molière, qu'ils aient de bonnes notes à l'école, qu'ils soient intégrés. Nul problème alors d'intégration. Les enfants d'immigrés étaient naturellement, ipso facto, intégrés. Ils fréquentaient naturellement l'école publique. (Les écoles juives, si répandues aujourd'hui, étaient rarissimes. Il n'existait pas, contrairement à ce qui se passait aux Etats-Unis ou en Argentine par exemple, d'écoles yiddish.)

Henri Raczymow, postface à l'édition française de «Estimable rédacteur en chef…», p.260

Appel à souscription pour les Livres rouges de Jean-Paul Marcheschi

Le site de la SLRC, rénové, nous annonce sans plus de précision une lecture de Jacques Roubaud dans les ateliers de Jean-Paul Marcheschi le 26 juin.

(A ce propos, je ne peux que vous recommandez chaleureusement le catalogue des Fastes contenant des poèmes inédits.)


Je pars à la recherche d'informations supplémentaires sur le site du peintre — en vain — mais j'y découvre ceci :

La Galerie Plessis et les Editions du Phâo ouvrent une souscription en faveur de la publication intégrale des volumes de la Bibliothèque des Livres Rouges - 1981-2010 - de Jean-Paul Marcheschi.


Paraphrasant encore un coup Mallarmé, on pourrait dire que tout, chez Marcheschi, existe pour aboutir à un dessin. Mais il n'est même pas besoin de paraphraser. Car le mythe fondateur et final, étrangement de la part d'un peintre (qui convoque, il est vrai, tous les styles et toutes les traditions, comme tous les moyens d'expression, de l'encre de Chine à la merde, du foutre à l'or) c'est ici, au-delà du dessin, le Livre. Chaque dessin, chaque chose vue, chaque minute vécue n'est jamais, dans cette œuvre, qu'une page d'un livre à venir: un de ces beaux livres reliés de rouge vif, couleur du sang qui bat, où nous serons un jour, et le bonheur; où nous sommes déjà, puisque toute leur alchimie, ludique et obstinée, vise à combler la béance qui nous sépare d'eux, et les signes du monde.

Renaud Camus, Chroniques achriennes, p.135

Le blog de Günther

Je suivais avec fascination les albums de Günther sur Facebook. Thanks God il est passé sur Flickr.
(Thanks God, parce que nous savons que nos "profils" FB peuvent disparaître d'un jour à l'autre, sans explication).

D'autre part, Gunther a ouvert un blog sur l'art de Weimar.

Les carnets de Finnegans Wake XI

Nous devions lire pour cette séance le chapitre 7 (1-7, selon la notation consacrée), dit le chapitre de Shem.

C'est un chapitre "facile", peut-être le plus facile avec le chapitre 8; il est possible dans faire une lecture traversante.
Shem est un peu une figure possible de Joyce. Le dégommage généralisé de Shem par Shaun dans ce chapitre ne peut être complètement sincère (puisqu'il s'agit du dégommage de Joyce par Joyce), mais la polyphonie est malgré tout beaucoup moins complexe que dans le chapitre "Tristan". On entend facilement les deux voix en contrepoint.

Le même motif intervient dans le chapitre précédent, le 1-6 (chapitre du questionnaire, ou quizz). Il est composé de douze questions (comme les douze apôtres). La douzième est très courte, la réponse aussi. La onzième est très longue, et la réponse d'une longueur équivalente à celle du chapitre Shem. Il s'agit d'une sorte de préparation du lecteur au chapitre de Shem (1-7), bien que ce soit un chapitre qui en réalité a été écrit après le suivant: la narration se tord littéralement sur elle-même.

Dans le chapitre 1-6 Shaun apparaît sous des instances diverses et notamment sous celle du professeur Jhon Jhamiesen qui dénonce Shem de façon si exagérée que cela se retourne contre lui. Ce chapitre contient plusieurs fables, dont celle opposant Brutus, Cassius et César sous la forme de Burrus, le beurre, Caseous, un fromage et un autre fromage : tout le conflit est traduit en termes de fromages.

Retour au chapitre 1-7, et plus précisément à partir de la page 185-27. (Daniel Ferrer nous recommande de nous fabriquer une réglette numérotant les lignes afin de retrouver très vite les passages sans compter les lignes.) Deux personnages prennent la parole, Justius et Mercius, la justice et la pitié. D'une certaine manière, on peut dire que Justius parle de lui à lui-même.

JUSTIUS (to himother): Brawn is my name and broad is my nature and I've breit on my brow and all's right with every feature and I'll brune this bird or Brown Bess's bung's one bandy. I'm the boy to bruise and braise. Baus! Stand forth, Nayman of Noland (for no longer will I follow you obliquelike through the inspired form of the third person singular and the moods and hesitensies of the deponent but address myself to you, with the empirative of my vendettative, provocative and out direct), stand forth, come boldly, jolly me, move me, zwilling though I am, to laughter in your true colours ere you be back for ever till I give you your talkingto! Shem Macadamson, you know me and I know you and all your shemeries. Where have you been in the uterim, enjoying yourself all the morning since your last wetbed confession? I advise you to conceal yourself, my little friend, as I have said a moment ago and put your hands in my hands and have a nightslong homely little confiteor about things. Let me see. It is looking pretty black against you, we suggest, Sheem avick. You will need all the elements in the river to clean you over it all and a fortifine popespriestpower bull of attender to booth.[...]
Finnegans Wake, p.187

"JUSTIUS (to himother)" : himother c'est à la fois la mère et lui-même, c'est aussi le frère.

Laurent Milesi (que nous avons vu précédemment) a écrit un article sur les fins et les débuts dans Finnegans Wake en montrant comment les fins annoncent les débuts. C'est particulièrement vrai si l'on examine l'enchaînement du chapitre 1-7 et 1-8 (le chapitre dit "Anna Livia").
Shem est celui qui écrit la lettre dictée par la mère, Shaun la transporte.

"Brawn is my name" : pas seulement le muscle.
Brown et Nolan sont un thème qui traverse FW. C'est un éditeur de Dublin.
mais il s'agit surtout de Bruno Nola (ou Bruno Nolan) : Giordano Bruno né à Nola, l'un des philosophes de la coïncidence des contraires. Joyce l'appelle aussi Bruno Brûlot, car brûlé par l'Inquisition.
=> Justius part en croisade contre la négativité. Il est le "Nayman of Noland", l'homme qui refuse.

Dans le carnet 6-b-6, on trouve une longue phrase qui est très vraisemblablement tirée d'ailleurs (Joyce l'ayant recopiée), mais la source demeure inconnue à ce jour: «I shall not follow him any longer through the inspired form of a 3 person but address myself to him directly...»
Dans le texte définitif cette phrase est reprise entre parenthèses et signale qu'on quitte la 3e personne. On s'adresse directement à Shem.
"obliquelike" : connotation morale (par opposition à droiture, rectitude)
"deponent" : double nature, forme active mais verbe passif
"mood" : l'humeur mais aussi les humeurs, dont il va être beaucoup question dans ce chapitre.

"hesitensies" : thème important. problème d'orthographe.
Il faut revenir à Parnell. Saint Patrick et lui sont les deux grandes gueules de l'Irlande. Souvent chez Joyce Parnell est associé au loup, car il a dit au moment de son arrestation : "don't throw me to the wolves". L'Eglise finira par abattre Parnell en prouvant son adultère avec Kitty O'Shea, mais avant cela il y avait eu une première tentative pour le discréditer. Il s'agissait de fausses lettres (forgeries) dans lesquelles Parnell semblait approuver des meurtres qui avaient eu lieu dans le Parc Phoenix. En fait elles avaient été écrites par un certain Piggott. Celui-ci fut confondu à cause d'une faute d'orthographe sur hesitancy. Cette hésitation sur "hésitation" enchanta Joyce.


L'origine des mots du carnet 6.b.6 et leur utilisation dans le texte

Dans ce chapitre Joyce a utilisé les reproches qu'on lui avait faits à propos d' Ulysses. Schaun, c'est son frère Stanislas, c'est aussi Oliver St John Gogarty (le modèle de Buck Mulligan dans Ulysses), ou encore Wyndham Lewis, un peintre moderniste que Joyce considérait comme un ami jusqu'à ce qu'il découvre son livre Time and Western Man dans lequel Lewis le critique vivement.

Je rappelle que les carnets contiennent des mots, des fragments, des phrases, et que la publication de ces carnets s'accompagne de l'identification (dans la mesure du possible) de l'origine de ces mots. Un autre pan du travail consiste à étudier l'utilisation de ces mots dans les phases successives des brouillons jusqu'à la version définitive.
Durant ce cours, Daniel Ferrer nous a montré l'origine de divers mots repris dans des articles de journaux. J'ai noté ce que je pouvais comme je pouvais.

incoherent atoms : mots notés mais non rayés dans le carnet 6.b.6 => donc non utilisé. Il provient d'un article de Virginia Woolf, Modern Fiction repris dans The Common Reader :

It is, at any rate, in some such fashion as this that we seek to define the quality which distinguishes the work of several young writers, among whom Mr. James Joyce is the most notable, from that of their predecessors. They attempt to come closer to life, and to preserve more sincerely and exactly what interests and moves them, even if to do so they must discard most of the conventions which are commonly observed by the novelist. Let us record the atoms as they fall upon the mind in the order in which they fall, let us trace the pattern, however disconnected and incoherent in appearance, which each sight or incident scores upon the consciousness.

Digression de Daniel Ferrer: «Nous avions étudié les notes de lecture de Virginia Woolf à propos d' Ulysses. Elles sont très négatives, alors qu'elle écrit finalement un article plutôt positif afin de mettre Joyce de son côté, contre la vieille garde. (À l'époque elle n'avait encore rien écrit, enfin si, La traversée des apparences qui était passé inaperçue et autre chose, de moindre intérêt. (Je ne sais pas si vous savez que les articles du TLS (Times Literary Supplement) ont été très longtemps anonymes. Ils ne sont signés que depuis une vingtaine d'années)).»

Dans les quelques lignes citées plus haut Woolf applique à Joyce les mots que la critique woolfienne applique habituellement à Virginia Woolf. A priori c'est plutôt aimable, mais Joyce a relevé "incoherent" et "atoms".

Plus loin dans le même article (Modern Fiction), Woolf note (anonymement, donc) à propos de Portrait of the Arstist as a young Man:

Indeed, we find ourselves fumbling rather awkwardly if we try to say what else we wish, and for what reason a work of such originality yet fails to compare, for we must take high examples, with Youth or The Mayor of Casterbridge. It fails because of the comparative poverty of the writer’s mind, we might say simply and have done with it.

Joyce reprend poverty of mind dans FW page 192, ligne 10 (192-10): «with a hollow voice drop of your horrible awful poverty of mind».

L'article du Sporting Times du 1er avril 1922 contre Ulysses était tellement outrancier que la librairie Shakespeare et Cie l'avait affiché à titre de publicité. Il commençait ainsi:

After a rather boresome perusal of James Joyce's Ulysses, published in Paris for private subscribers at the rate of three guineas in francs, I can realise one reason at list for Puritan America's Society for Prevention of Vice, and can undestand why the Yankee judges fined the original publication of a very rancid chapter of the Joyce stuff, which appears to have been written by a perverted lunatic who has made a speciality of the literature of the latrine.
in James Joyce, de Robert H. Deming (apparement il reprend l'article dans son entier).

=> Joyce réutilise rancid page 182-17.

L'article de Nation & Athenœum du 22 avril 1922 est également une source importante de mots désagréables :

Ulysses is, fundamentally (though it is much besides), an immense, a prodigious self-laceration, the tearing-away from himself, by a half-demented man of genius, of inhibitions and limitations which have grown to be flesh of his flesh.
toujours dans James Joyce, de Robert H. Deming

Joyce a repris semidemented p.179-25 :

It would have diverted, if ever seen, the shuddersome spectacle of this semidemented zany amid the inspissated grime of his glaucous den making believe to read his usylessly unread able Blue Book of Eccles, édition de ténèbres,

remarque: nous travaillons dans l'ordre des mots apparaissant sur le carnet, et non dans l'ordre de leur apparition dans FW.

Retour à l'article du Sporting Times : «The latter extract displays Joyce in a mood of kindergarten delicacy. The main contents of the book are enough to make a Hottentot sick»; ce qui devindra chez Joyce «their garden nursery» p.169-23.

emetic : Le Sporting Times du 1er avril 1922 déclare également : «I fancy that it would also have the very simple effect of an ordinary emetic. Ulysses is not alone sordidly pornographic, but it is intensely dull.»

(Il faut savoir que l'un des arguments utilisé par Le juge Woolsey pour autoriser Ulysses aux Etats-Unis était que le livre était plus émétique qu'érotique.)
Joyce utilise le mot emetic en 192-14,15: «pas mal de siècle, which, by the by, Reynaldo, is the ordinary emetic French for grenadier's drip».

Joyceries : vient d'un article du Sunday Express le 28 May 1922: «if Ireland were to accept the paternity of Joyce and his Dublin Joyceries ... Ireland would indeed... degenerate into a latrine and a sewer».
Joyceries est devenu Shemeries en 187- 35,36.

Asiatic. Il y a toute une thématique de l'étranger, du "bougnoule", dans ce chapitre. James Joyce finit par tout condenser p.190-36 191:

an Irish emigrant the wrong way out, sitting on your crooked sixpenny stile, an unfrillfrocked quackfriar, you (will you for the laugh of Scheekspair just help mine with the epithet?) semi-semitic serendipitist, you (thanks, I think that describes you) Europasianised Afferyank!

inspissateted : le Nation & Athenœum du 22 avril 1922: «Every thought that a super-subtle modern can think seems to be hidden somewhere in its inspissated obscurities.»
repris p.179-25. «the inspissated grime of his glaucous den making believe to read his usylessly unreadable Blue Book of Eccles,»

Blue Book : le Manchester Guardian du 15 mars 1923: «Seven hundred pages of a tome like a Blue-book are occupied with the events and sensations in one day of a renegade Jew».
On se souvient que Joyce avait demandé pour la couverture d' Ulysses le bleu du drapeau grec. Un blue book, c'est aussi un livre porno.

En fait, tout se passe comme si Shem était en train d'écrire Ulysses et Shaun en train de le lire.

millstones : the Dublin Review du 22 septembre 1922 parle de la censure bienvenue de l'Eglise catholique: «Her inquisitions, her safeguards and indexes all aim at the avoidance of the scriptural millstone, which is so richly deserved by those who offend one of her little ones».
repris ainsi par Joyce p.183-20: «unused mill and stumpling stones»
"Millstone", c'est la meule qu'on attachait au cou de ceux qui avaient fait scandale.

D'autre part, un certain docteur J.Collins, plus ou moins psychologue pré-psychanalyste, a écrit The Doctor Looks at Literature, dans lequel il cite Joyce comme l'exemple de l'écrivain plus ou moins pathologique. Selon Ellman, Collins est un modèle important pour le personnage de Shaun.


Une partie des notes prises pour Ulysses n'avaient pas été utilisées => Joyce les recycle dans FW. Il utilise également la copie de Madame Raphael. Il "n'aimait pas perdre". (On trouve dans les brouillons de Victor Hugo des phrases, des pistes empruntées et abandonnées, des débuts de romans, ce qu'il appelait "ses copeaux". Il y a là comme une générosité de la créativité, une expansivité. Rien de tel chez Joyce qui recycle tout.)
Cependant il reste des mots utilisés dans les carnets. Parfois certains posent la question à D. Ferrer: pourquoi se donner tant de mal pour éditer des carnets dont parfois seuls quelques mots ont été barrés (utilisés)... Mais tout est intéressant.
Il existe une sorte de mécanique dans l'utilisation des mots, le fait de les barrer garantit de ne pas les utiliser deux fois. Parfois Joyce se trompe (on s'en aperçoit quand on connaît bien les carnets), oublie de barrer, mais c'est assez rare.

James Joyce connaissait un certain James Steven, qui lui plaisait puisqu'il portait son prénom et celui de son personnage principal; et qui de plus était né le même jour que lui. Il lui avait proposé de terminer Finnegans à sa place, parce qu'il était malade et fatigué. Apparemment Joyce pensait vraiment qu'il y avait une méthode pour écrire FW.


Les différents stades de brouillon avant le texte définitif

passage page 185:

Primum opifex, altus prosator, ad terram viviparam et cuncti potentem sine ullo pudore nec venia, suscepto pluviali atque discinctis perizomatis, natibus nudis uti nati fuissent, sese adpropinquans, flens et gemens, in manum suam evacuavit (highly prosy, crap in his hand, sorry!), postea, animale nigro exoneratus, classicum pulsans, stercus proprium, quod appellavit deiectiones suas, in vas olim honorabile tristitiae posuit, eodem sub invocatione fratrorum geminorum Medardi et Godardi laete ac melliflue minxit, psalmum qui incipit: Lingua mea calamus scribae velociter scribentis: magna voce cantitans (did a piss, says he was dejected, asks to be exonerated), demum ex stercore turpi cum divi Orionis iucunditate mixto, cocto, frigorique exposito, encaustum sibi fecit indelibile (faked O'Ryan's, the indelible ink).

Shem fabrique de l'encre à partir de ses excréments et s'apprête à l'utiliser.
Le passage est en latin, c'est une posture fréquente, pseudo-scientifique. C'est aussi une façon de ne pas être trop explicite...
D. Ferrer ajoute: «Ça me rappelle de vieilles traductions d'Aristophane que je lisais quand j'étais jeune. Les passages un peu croustillants étaient traduits... en latin (on ne conservait pas le grec mais on ne se permettait pas le français, peut-être pour protéger les enfants s'ils tombaient dessus par hasard).»

  • Projection au tableau du manuscrit de ce passage. Il s'agit du premier brouillon connu de ce passage, à cela près qu'il est si bien écrit (régulier, sans rature) qu'il est possible qu'il y en ait eu un avant que nous ne connaissons pas.

Sur ce brouillon, le passage pious Eneas n'existe pas encore. (Attention, le texte ci-dessous est le texte définitif, pas le premier stade de brouillon que nous avons étudié en cours, à propos duquel j'ai pris quelques notes).

Then, pious Eneas, conformant to the fulminant firman which enjoins on the tremylose terrian that, when the call comes, he shall produce nichthemerically from his unheavenly body a no uncertain quantity of obscene matter not protected by copriright in the United Stars of Ourania or bedeed and bedood and bedang and bedung to him, with this double dye, brought to blood heat, gallic acid on iron ore, through the bowels of his misery, flashly, faithly, nastily, appropriately, this Esuan Menschavik and the first till last alshemist wrote over every square inch of the only foolscap available, his own body, till by its corrosive sublimation one continuous present tense integument slowly unfolded all marryvoising moodmoulded cyclewheeling history (thereby, he said, reflecting from his own individual person life unlivable, trans-accidentated through the slow fires of consciousness into a dividual chaos, perilous, potent, common to allflesh, human only, mortal) but with each word that would not pass away the squidself which he had squirtscreened from the crystalline world waned chagreenold and doriangrayer in its dudhud. This exists that isits after having been said we know. And dabal take dabnal! And the dal dabal dab aldanabal! So perhaps, agglaggagglomeratively asaspenking, after all and arklast fore arklyst on his last public misappearance, circling the square, for the deathf&#281;te of Saint Ignaceous Poisonivy, of the Fickle Crowd (hopon the sexth day of Hogsober, killim our king, layum low!) and brandishing his bellbearing stylo, the shining keyman of the wilds of change, if what is sauce for the zassy is souse for the zazimas, the blond cop who thought it was ink was out of his depth but bright in the main.

double dye: dye and double dye : grand tain. Mais on entend aussi "dare and double dare''.

J'ai noté ici le nom d'un jeune Joycien, Finn Fordham, qui a écrit Lots of fun at Finnegans wake, mais je ne sais plus pourquoi il a été cité.''

foolscaps: c'est un format de feuille, c'est aussi le bonnet du fou. integument: une peau qui n'aurait qu'une seule face (comme une figure de Moebius). Universal history & that self which he hid from the world grew darker and darker in outlook. (il s'agit d'une citation du brouillon: pas le texte final). On a ici l'idée d'un moi caché qui se révèle en noircissant du papier. Dans le texte final cela apparaît plus loin, à propos du blond cop.

Au dos de cette page de brouillon apparaît un complément: «the reflection from his personal life transaccidentated in the slow fire of consciousness into a dividual chaos...» (J'ai copié en vitesse, il peut manquer des mots ou je peux en avoir ajouter.)
Tranaccidentated: ce serait l'inverse de la transsubstantation (ce qui en vérité ne nous éclaire guère...)
Ce passage au dos du brouillon sera ajouté entre parenthèses à la version finale.

D'autres ajouts apparaissent en marge.
through the bowels of his misery : vient quasi littéralement d'une "Vie de Saint Patrick".
La plume est aussi la clé; qui est aussi évidemment un élément pénien.
Le stylo porte des clochettes (comme le bonnet du fou).

  • Le stade suivant est le dactylogramme (la copie tapée à la machine et non plus manuscrite).

corrosive sublimation: c'est aussi la transformation des excréments en œuvre d'art, la sublimation au sens freudien.
non corrosive sublimation: voir le chapitre "Circé" dans Ulysses, à propos du fantôme de la mère de Steven.
gallic acid on iron ore : c'est réellement une méthode pour faire de l'encre (bleue)
gallic: français. acidité française? dans la façon d'écrire? => quoi qu'il en soit, dégénérescence joycienne pour les Irlandais.

sublimatioon human tegument => remplacé par sublimation one continuous present tense integument
universal history devient moodmoulded cyclewheeling history
moodmoulded = un peu moisi; cyclewheeling = ni progressif ni régressif
le moi caché devient le "moi-seiche" (the squidself) : qui se cache dans un nuage d'encre tout en se révélant dans l'écriture.
chagreenold and doriangrayer: La Peau de chagrin et Le portrait de Dorian Gray. => Le parchemin qui est sa propre peau se déroule et se réduit; il devient de plus en plus gris (poids des vices de celui qui écrit).
waned: croître et décroître.

  • Sur les épreuves, ajout de la première phrase du passage "Then, pious Eneas,"

copriright (coprophagie)
Urania : Uranie la muse de l'astronomie; Uraniens, surnom des homosexuels entre eux; urine...
copriright in the United Stars of Ourania : un problème pour Joyce. Ulysses étant interdit aux USA (à cause de son obscénité), il n'avait pas de copyright et il était paru plusieurs éditions pirates, dont certaines pas inintéressantes, mais pour la plupart de très mauvaise qualité.


Le chapitre précédent, p.126

So?
Who do you no tonigh, lazy and gentleman?
The echo is where in the back of the wodes; callhim forth! (Shaun Mac Irewick, briefdragger, for the concern of Messrs Jhon Jhamieson and Song, rated one hundrick and thin per storehundred on this nightly quisquiquock of the twelve apostrophes, set by Jockit Mic Ereweak.
James Joyce, Finnegans wake, début du chapitre 6

Je fais ce qu'il ne faut pas faire: je ne respecte pas les lignes et la pagination de l'édition papier, qui permet d'identifier précisément chaque référence (aussi intangible que la Bible, j'en suis toute émerveillée à chaque fois que j'y pense).

Jhon Jhamieson : James Joyce et un whisky bien connu.
quisquiquock : un quizz (le chapitre des quizz). douze questions comme les douze apôtres. Chaque question porte sur un des personnages principaux qui entrent en jeu dans FW.

Question 11 en bas de la page 148.

If you met on the binge a poor acheseyeld from Ailing, when the tune of his tremble shook shimmy on shin, while his countrary raged in the weak of his wailing, like a rugilant pugilant Lyon O'Lynn; if he maundered in misliness, plaining his plight or, played fox and lice, pricking and dropping hips teeth, or wringing his handcuffs for peace, the blind blighter, praying Dieuf and Domb Nostrums foh thomethinks to eath; if he weapt while he leapt and guffalled quith a quhimper, made cold blood a blue mundy and no bones without flech, taking kiss, kake or kick with a suck, sigh or simper, a diffle to larn and a dibble to lech; if the fain shinner pegged you to shave his immartial, wee skillmustered shoul with his ooh, hoodoodoo! broking wind that to wiles, woemaid sin he was partial, we don't think, Jones, we'd care to this evening, would you?

acheseyeld : exilé (phonétiquement) + mal aux yeux.
Dans ce paragraphe des échos de chansons.
La question est à peu près celle-ci: si un mendiant exilé/aveugle venait nous demander la charité, je ne pense pas qu'on lui répondrait, hein, Jones?
Et la réponse : bien sûr que non pour qui me prenez-vous?

Voir la suite et entre autres:

But before proceeding to conclusively confute this begging question it would be far fitter for you, if you dare! to hasitate to consult with and consequentially attempt at my disposale of the same dime-cash problem elsewhere naturalistically of course, from the blinkpoint of so eminent a spatialist.

conclusively confute: réfuter/conforter dans le même mot.
same dim, cash problem : c'est le temps caché
the blinkpoint: à la fois le point de vue et l'œil fermé, le point aveugle.
spatialist: l'espace contre le temps. Le spécialiste des époques, whydam Lewis (cf.ci-dessus).

Dans la suite on trouve Bitchson (Bergson, philosophe qui travaillait sur le temps, attaqué par Lewis); Winestain (tache de vin = Wiggenstein); Professor Loewy-Brueller (Lévy-Bruhl) : la réponse paraît profondément scientifique alors qu'elle est avant tout profondément sordide. La suite va continuer par une fable, " The Mookse and The Gripes", p.152, dans le genre "Le renard et les raisins". Il s'agit encore d'une lutte entre l'espace et le temps.
Les attaques continuent.

En bas de la page 160 on attaque un autre terrain. My heeders will recoil : my readers will recall.
La suite est une allusion à Pope: «Fools rush in where angels fear to tread»; les fous se précipitent où les anges n'osent poser le pied.
Mais ici le proverbe se retourne et il apparaît que les anges ont été bien bêtes.
Il s'agit d'une sottise-fiction.
hypothecated Bettlermensch : l'hypothèque du mendiant
the quickquid : fast box => se faire du blé rapidement. want ours : il en veut à notre argent
Tout ce paragraphe ne parle que d'argent. Evoque les dogmes d'Origène notamment.

Burrus and Caseous have not or not have seemaultaneously : les mêmes. Les heureux jours de la laiterie. «On régresse à pleins tubes» (D. Ferrer sic.) buy and buy (pour by and by) : toujours des problèmes d'argent.
Nous sommes en pleine utopie alimentaire.
risicide : tue le rire
obsoletely: temps passé
passably he: possibly be.
histry seeks and hidepence : seek and hide. L'argent est caché.
Duddy, Mutti : regression
twinsome bibs but hansome ates : encore les deux qui deviennent trois. Handsome is as handsome does : est bon celui qui agit bien.
shakespill and eggs : Shakespeare and eggs (à cause de: Bacon and eggs...)
I'm beyond Caesar outnullused: reprend la phrase de César Borgia: "aut Caesar aut nullus".
unbeurrable from age : insupportable avec l'âge; un fromage à manger sans beurre
pienefarte : to fart = péter
Caesar = Käse = fromage en allemand
Sweet Margareen: la conquérir avec des expressions latines.

Tout le passage n'est qu'un flot de produits laitiers et des jets d'excréments. C'est très enfantin tel que le voit une certaine psychanalyse.

Ricardou : photo volée

5 mai 2010, bibliothèque de l'Arsenal.


P.A.

CHERCHE UN HOMME QUI ARTICULE

Cherche un homme
Ayant sérieux pécule
Et qui, de plus, articule.
AR-TI-CULE
Because, j'en deviens dingue
Qu'il m'arrive d'être sourdingue.

Qui articule
Qui roucoule qui hulule
Qui vocalise
Qui, dès le matin, me dise :

- Ma chérie, reste au lit
Je vais préparer le café
Et te l'apporter
Avec des tartines grillées
Du saumon fumé
Des tranches de lard
Des œufs brouillés
Et un pot de caviar

CA-VIAR
Qui rime avec JA-GUAR — enfin presque
Si l'on veut être chevaleresque.
CA-VIAR.

Vraiment, je deviens sourdingue !
Avant d'aller au burlingue
(Il a déjà mis son manteau
Son chapeau)

Qu'il me dise
D'une voix exquise
Mais tout à fait précise :
— Je te laisse la voiture
(La marche à pied c'est bon pour ma cure)
Comme ça tu pourras faire les magasins
T'acheter ce dont tu as besoin.

CE-DONT-TU-AS-BESOIN. BESOIN

Sac en crocodile, escarpins
Des collants
Un manteau d'astrakan
Robes, sous-vêtements…
Enfin, tu vois
Tu sais mieux que moi, mon petit lutin
Ce qui convient à ton tempérament.
Je te laisse un chèque en blanc.

CHÈ-QUE EN… BLANC
Bien articuler
Pas chèque en PLAN
CHÈ-QUE-EN-BLANC.

Parfois l'oreille gauche me fourche
Et j'ai la droite qui louche
Mais si je m'applique à ouïr
Je puis entendre sans déplaisir :
— Ma chérie, c'est toi la plus belle
Si tu veux, cet été, je t'emmène aux Seychelles
SEY-CHELLES. Chelles comme la ville de Chelles
Mais avec SEY, devant. SEY-CHELLES

Ou si tu préfères
Tant qu'à faire
A Honolulu.
Lulu comme Lulu mais avec Hono devant
Bien laisser filtrer l'air entre tes dents
HO-NO-LU-LU.

Si je suis quelquefois de la feuille un peu dure
Certains mots, par nature
Bruissent avec bonheur à travers ma ramure.

En bref, un homme qui sait parler aux femmes
Belle âme
Bon pécule
Et qui articule.

AR-TI-CULE.

René de Obaldia, Fantasmes de demoiselles, femmes faites ou défaites cherchant l'âme sœur

Le nom est la voie royale du désir

Ces noms étaient très français, et dans ce code même, néanmoins très originaux; ils formaient une guirlande étrange de signifiants à mes oreilles (à preuve que je me les rappelle très bien: pourquoi?): Mmes Lebœuf, Barbet-Massin, Delay, Voulgres, Poques, Léon, Froisse, de Saint-Pastou, Pichoneau, Poymiro, Novion, Puchulu, Chantal, Lacape, Henriquet, Labrouche, de Lasborde, Didon, de Ligneroles. Comment peut-on avoir un rapport amoureux avec des noms propres?

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, p.55

La procrastination selon Barthes

C'est fou, le pouvoir de diversion d'un homme que son travail ennuie, intimide ou embarrasse: travaillant à la campagne (à quoi? à me relire, hélas!), voici la liste des diversions que je suscite toutes les cinq minutes: vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger une prune, aller pisser, vérifier si l'eau du robinet est toujours boueuse (il y a eu une panne d'eau aujourd'hui), aller chez le pharmacien, descendre au jardin voir combien de brugnons ont mûri sur l'arbre, regarder le journal de radio, bricoler un dispositif pour tenir mes paperolles, etc.: je drague.

(La drague relève de cette passion que Fourier appelait la Variante, l'Alternante, la Papillonne.)

Roland Barthes par Roland Barthes, p.72

Le temps qu'il fait

… à huit heures et quart, je vais chercher le Sud-Ouest au village; je dis à Mme C.: il fait beau, il fait gris, etc.; et puis je commence à travailler. À neuf heures et demie le facteur passe (il fait lourd ce matin, quelle belle journée, etc.), et, un peu plus tard, dans sa camionnette pleine de pains, la fille de la boulangère (elle a fait des études, il n'y a pas lieu de parler du temps); à dix heures et demie pile je me fais du café noir, je fume mon premier cigare de la journée.

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, p.79

L'avenir de la métaphore

Ce qui libère la métaphore, le symbole, l'emblème, de la manie poétique, ce qui en manifeste la puissance de subversion, c'est le saugrenu, cette «étourderie» que Fourier a su mettre dans ses exemples, au mépris de toute bienséance rhétorique (SFL, 97). L'avenir logique de la métaphore serait donc le gag.

Roland Barthes par Roland Barthes, p.78

Les états successifs de l'écriture

Tout le XIXe siècle a vu progresser ce phénomène dramatique de concrétion. Chez Chateaubriand, ce n'est encore qu'un faible dépôt, le poids léger d'une euphorie du langage, une sorte de narcissisme où l'écriture se sépare à peine de sa fonction instrumentale et ne fait que se regarder elle-même. Flaubert — pour ne marquer ici que les moments typiques de ce procès — a constitué définitivement la Littérature en objet, par l'avènement d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une «fabrication », comme une poterie ou un joyau (il faut lire que la fabrication en fut «signifiée», c'est-à-dire pour la première fois livrée comme spectacle et imposée). Mallarmé, enfin, a couronné cette construction de la Littérature-Objet, par l'acte ultime de toutes les objectivations, le meurtre : on sait que tout l'effort de Mallarmé a porté sur une destruction du langage, dont la Littérature ne serait en quelque sorte que le cadavre.

Partie d'un néant où la pensée semblait s'enlever heureusement sur le décor des mots, l'écriture a ainsi traversé tous les états d'une solidification progressive : d'abord objet d'un regard, puis d'un faire, et enfin d'un meurtre, elle atteint aujourd'hui un dernier avatar, l'absence: dans ces écritures neutres, appelées ici «le degré zéro de l'écriture», on peut facilement discerner le mouvement même d'une négation, et l'impuissance à l'accomplir dans une durée, comme si la Littérature, tendant depuis un siècle à transmuer sa surface dans une forme sans hérédité, ne trouvait plus de pureté que dans l'absence de tout signe, proposant enfin l'accomplissement de ce rêve orphéen : un écrivain sans Littérature.

Roland Barthes, préface au Degré zéro de l'écriture

Le pluriel de l'écriture, rempart contre la bêtise

Aussi, la critique des références (des codes culturels) n'a jamais pu s'établir que par ruse, aux limites mêmes de la Pleine Littérature, là où il est possible (mais au prix de quelle acrobatie et de quelle incertitude) de critiquer le stéréotype (de le vomir) sans recourir à un nouveau stéréotype : celui de l'ironie. C'est peut-être ce qu'a fait Flaubert, notamment dans Bouvard et Pécuchet, où les deux copieurs de codes scolaires sont eux-mêmes "représentés" dans un statut incertain, l'auteur n'usant d'aucun métalangage à leur égard (ou d'un métalangage en sursis). Le code culturel a en fait la même position que la bêtise: comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent? Comment un code peut-il avoir barre sur un autre sans fermer abusivement le pluriel des codes? Seule l'écriture, en assumant le pluriel le plus vaste possible dans son travail même, peut s'opposer sans coup de force à l'impérialisme de chaque langage.

Roland Barthes, S/Z, p.195

Qui parle ?

L'écriture classique, elle, ne va pas si loin; elle s'essouffle vite, se ferme et signe très tôt son dernier code (par exemple, en affichant, comme ici, son ironie. Flaubert cependant (on l'a suggéré), en maniant une ironie frappée d'incertitude, opère un malaise salutaire de l'écriture: il n'arrête pas le jeu des codes (ou l'arrête mal), en sorte que (c'est là sans doute la preuve de l'écriture) on ne sait jamais s'il est responsable de ce qu'il écrit (s'il y a un sujet derrière son langage); car l'être de l'écriture (le sens du travail qui la constitue) est d'empêcher de jamais répondre à cette question: Qui parle?

Roland Barthes, S/Z, p.134

La morale perd pied

Les bas blancs bien tirés et à coins verts, les jupes courtes, les mules pointues et à talons hauts du règne de Louis XV ont peut-être un peu contribué à démoraliser l'Europe et le clergé.

Honoré de Balzac, Sarrasine, cité par Barthes dans S/Z, p.135

Qui parle ?

Le thème dont je voudrais parler emprunte la formulation de Beckett: "Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit qu'importe qui parle."

Michel Foucault, "Qu'est-ce qu'un auteur?" in Dits et écrits 1969

Naïvement

Pourtant, tout au long de ces textes, j'ai utilisé naïvement, c'est-à-dire sauvagement, des noms d'auteurs.

Michel Foucault, "Qu'est-ce qu'un auteur?" in Dits et écrits, 1969

French Lolita, une enquête d'Alain Chevrier

Je remercie très sincèrement Alain Chevrier de m'autoriser à reproduire ici un article qu'il m'envoya il y a quelques temps.






La première "Lolita" : Berlin ou Paris ?
La revue trisannuelle dirigée par Bernard-Henri Lévy, La Règle du Jeu, dans son n° 25 (mai 2004), publie une traduction par Laurent Dispot du récit de Heinz von Lichberg. Ce texte est annoncé par un chapeau très accrocheur du traducteur : "Coup de tonnerre le 19 mars 2004 : le journal quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung annonce à la Une la découverte par son collaborateur Michael Maar, alerté par un Monsieur Rainer Schelling, d'une autre Lolita que celle de Nabokov! Et qui l'a précédée de… quarante ans!" Suit un éloge du journal allemand et de son sérieux, par le philosophe-journaliste, qui s'exclame à la fin: "Quelle émotion que de voir apparaître soudain, imprimé pour la première fois au monde, au milieu de ce conte inconnu de 1916, le fabuleux "signifiant" qu'est devenu aujourd'hui Lolita — seize millions d'entrées sur Internet! Voici, en traduction française, le texte intégral de cette incroyable et fascinante découverte."

Le texte reproduit, "Lolita", porte effectivement ce titre, et le fameux signifiant apparaît dans la phrase: "Jusqu'à ce que, le deuxième jour, j'aperçoive Lolita".
Il s'agit d'une servante d'une auberge à Alicante, une blonde aux yeux sombres.
La première phrase de sa présentation peut attirer le lecteur: "Elle était très, très jeune, selon nos critères nordiques". Et l'on relève deux qualificatifs d'"enfants": "et j'éprouvai la mission impérieuse de prendre cette enfant dans mes bras, de la protéger contre un danger qu'elle voyait venir" et "elle encercla mon cou de ses bras d'enfants" (Nous suivons la traduction de Laurent Dispot, et n'avons pu consulter le texte allemand.)
Mais on s'aperçoit que la différence d'âge est minime : le narrateur, décrit comme "le professeur à l'air très juvénile", rapporte un voyage en Espagne (où les Lolita sont légion) 20 ans auparavant : il est "étudiant" et doit donc être lui-même jeune. Cette relation amoureuse est une relation d'adulte à adulte. Une fille en naît.
Le récit, où Hoffmann est évoqué dans le prologue, est un conte fantastique allemand typique, qui se passe à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, avec un passage visionnaire, expressionniste, une allusion à une malédiction portée sur la famille de Lolita, où Lola, "la grand-mère de l'arrière-grand-mère de Lolita" a été étranglée "il y a cent ans" (?) par ses amants. Lolita meurt étranglée par ses deux amants, en laissant une fleur rougie de son sang — délicat symbole freudien — en guise de "mot d'adieu".
Après le texte, Laurent Dispot donne une étude, "Lolita, Une Première", où les rapprochements sont des plus hasardeux (moins la Graziella de Lamartine que la Lola Lola de l'Ange bleu de Heinrich Mann — dont le nom nous paraît dériver de Lola Montès), et il parle de "cette histoire de nymphette fatale séductrice d'un universitaire, et qui fait déjà se battre jusqu'à la mort deux hommes entre eux,…".
Il ne fait pas état des réticences et des arguments contraires qui ont été avancés au lendemain de la republication de ce conte, notamment par les spécialistes de Nabokov: la servante est jeune selon les standards "nordiques", mais elle est en âge de travailler. Le point important n'est pas la différence d'âge. Cette Lolita accouche d'une fille, mais n'en meurt pas.
Surtout, Nabokov, n'avait pas besoin de ce précédent: Lolita est un nom courant, en Espagne et en Amérique Latine. Nous ferons remarquer qu'on a plus de chance de tomber sur une petite fille ou sur une jeune fille quand l'héroïne s'appelle Lolita plutôt que quand elle s'appelle Lola…
Ce récit de 8 pages était la neuvième histoire d'un recueil de quinze contes portant le titre de Die verfluchte Gioconda. Grotesken. ("La maudite Joconde")1. Heinz von Lichberg était un auteur inconnu, mais depuis la découverte de son récit, on a appris que son vrai nom était Heinz von Eschwege. Né en 1890, il travaillait comme journaliste à Berlin dans les années où l'écrivain russe Nabokov-Sirine y vivait comme réfugié. Il écrivit aussi un roman, était nazi, devint lieutenant-colonel durant la guerre, et mourut en 1951.
Au cours de ce débat il a été signalé qu'il existait un texte français concernant une Lolita, et qu'il était activement recherché. (Nous avons perdu cette référence, qui doit se trouver dans un supplément littéraire d'un quotidien français ou dans un magazine littéraire français ou anglais).

Or nous avons retrouvé ce livre. C'est un roman intitulé "Lolita", dont l'auteur se nomme Henry Houssaye, et qui a été publié chez Jean Vigneau en 19452.
L'exemplaire broché que nous avons entre les mains est le n° 5 des douze exemplaires tirés sur papier de Rives. Il comporte 222 pages. Les feuillets en cahiers inégaux ne sont pas rognés. L'achevé d'imprimer, par Chantenay imprimeur à Paris, est du 10 août 1945. Le dépôt légal est du 3e trimestre 1945.
Le titre "Lolita" se détache en noir sur une couverture blanche. Cette couverture s'orne d'un cadre formé par des bandes de six filets rouges, et de l'emblème de l'éditeur : une tête de bélier surmontant une grappe de raisin.
Jean Vigneau, qui avait été administrateur chez Grasset, était éditeur à Marseille depuis 1941, et s'était installé 70 bis, rue d'Amsterdam. Il a notamment publié Les Nouvelles Chevaleries de Montherlant en 1942. Le roman de Roger Peyrefitte, Les Amitiés particulières paru en 1944, obtint le Prix Renaudot en 1945.
Le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France montre qu'elle possède un exemplaire de ce roman, ainsi que d'un roman antérieur, Laurence (1944), paru chez le même éditeur, et de Printemps, une comédie en 3 actes (Paris, Studio 45, 14 février 1945). Nous n'avons pas pu trouver pour l'instant de renseignements biographiques sur Henry Houssaye, qui fait peut-être partie d'une dynastie littéraire inaugurée par Arsène Houssaye.
Ce roman n'est pas disponible actuellement sur internet, et le nom de son auteur n'y éveille aucun écho. À ce propos, les "seize millions d'entrées" exaltés par le journaliste correspondent essentiellement à des messages pornographiques en réponse aux mot-clés "LOLITA" ou "LOLITAS", et ne sont donc ni une preuve de l'excellence du roman de Nabokov, ni de l'amour pour la littérature qu'éprouveraient des millions de personnes (du sexe masculin)!
Le "Lolita" du romancier français est un roman psychologique et de mœurs qui décrit avec complaisance la vie désenchantée d'une certaine bohème de luxe à Paris avant guerre, sur un ton cynique à la Montherlant. Il ne relève pas de la littérature érotique ou grivoise.
Ce roman est curieusement composé de deux parties. La première se conclut dramatiquement par le suicide du personnage principal. La seconde se termine non moins dramatiquement par l'emprisonnement pour meurtre d'Armand Clérys, qui prend le relais du rôle principal. C'est un artiste peintre. Comme il est le fils d'un riche avocat, il peut mener une vie de loisirs, de mondanités et de débauches.
Le personnage éponyme n'apparaît, encore plus curieusement, qu'au chapitre II de la seconde partie, à la page 157, soit aux deux tiers du livre!
Voici la scène de la rencontre, qui a lieu un dimanche 11 avril :
Ce dimanche soir, vers six heures, il aperçut, comme il traversait le parc Monceau — le Parc-aux-Belles, ainsi qu'il le surnommait — une jeune fille jeune et foncée, une enfant des îles, tant son teint paraissait brûlé, tant ses yeux recélaient de ténèbres. — Approche, fit-il de loin à un petit garçon tout blond qui jouait dans le sable. L'enfant s'avança : "Va dire à la fille noire, oui, celle-là, là-bas, va lui dire que je l'aime bien." Plus tard il se rappellera cette étrange séduction, cet enfant mâle jeté à l'enfant femelle.
Le petit garçon assez effrontément à la jeune fille :

— Mademoiselle, il y a un monsieur là-bas…
— Pardon ?
— Il dit qu'il vous… aime bien.
Elle était debout contre les fils de fer. L'étang reflétait sa silhouette de divinité coloniale, immobile entre deux ruines de colonnades antiques. Un chat sur le banc proche tendit vers elle sa patte. Elle lui tendit un doigt. Et bientôt, on ne sut plus, de ces deux créatures, laquelle caressait l'autre. trois canards glissèrent par là-dessus.
— Comment te nomme-t-on ? fit Armand tout près.
— Lolita.
— Je n'ai encore jamais connu de Lolita. Viens. (p.157-158)
Telle est la première occurrence de ce "signifiant" en langue française. Et voici la description physique de cette "Lolita" :
Elle se laissa emmener. En chemin, il ne lui parla guère. Il interrogeait peu ses conquêtes. "Je ne demande aux femmes que l'indifférence." Elle l'accompagna sans trop d'étonnement. Il admira, se laissant légèrement distancer — s'empourprait aux joues rondes comme des ballons, aux pommettes qui saillaient. Les cheveux touffus, véritable forêt de boucles, tressaillaient imperceptiblement à chaque pas, comme si la jeune inconnue portait en équilibre sur la tête des grappes de raisin noir. Tout en elle respirait calme, innocence et fierté. "Comme c'est facile!" songea-t-il en montant l'escalier derrière ses formes magnifiques. (p.158-159)
Cette Lolita est donc une fille de couleur. Elle sera décrite plus loin comme une "statuette de bronze" (p.174). Elle est née à Singapour et vient du Caire où son beau-père était Consul de France. Sa mère est américaine, comme son père, un américain de la Havane, correspondant de presse à Singapour, devenu toxicomane et fou, et qui a disparu (p.200).
Elle a seize ans, comme l'écrit le séducteur dans le "dossier" où il consigne la liste de ses conquêtes en prévoyant de la laisser tomber comme les précédentes (p.59).
Il a trente ans (p.198), ce qui pose problème: "Reste la différence d'âge. Presque quinze ans" (p.167), "Mon âge me gênait toujours, et mon troublant passé" (p.203).
Il l'appelle "enfant" (p.171), et lui demande: "Dors-tu comme les petits enfants, un poing fermé sur l'oreiller? Nous vivrons comme frère et sœur." (p.172).
Armand épouse Lolita. On apprend en passant que c'est grâce à une "intervention auprès de la Présidence" effectuée par son oncle (p 174).
Ils partent vivre dans une maison au bord de l'Atlantique, "un refuge au bord de l'eau" (p 171), "une villa au bord de l'eau" (p. 201), dont il dirige l'ameublement intérieur, et où ils vivent seuls avec la nourrice de la jeune fille.
Leur union est une relation très "pure", ce qui est le comble de la perversion de la part de ce séducteur :
Mais de tout ce qui s'accomplit ce dimanche 11 avril, rien n'éclaire ma mémoire que la figure de Lolita. Plus que ses traits encore, son mutisme m'enchaîna. Elle ne parlait pas. Son être ravi chantait le voyage et l'enfance. Elle avait rapporté de ses sables lointains l'émerveillement facile et la gravité sauvage. Ses yeux, ses immenses yeux, semblaient porter toutes les mers du monde, et ses cheveux, un vivier de serpenteaux noirs. Et c'était une enfant. L'homme que le vice ou la science a précocement angoissé, s'apaise au spectacle de l'enfance, car l'enfant est gracieux, et la grâce, telle une danse, endort la pensée. L'enfant s'élance, le chat s'élance… Cette œuvre de Dieu, sur vingt toiles, je l'ai tentée, j'ai poursuivi, à travers les années, cette chimère de fixer l'enfant. (p.200)
Dans un "mémoire autobiographique" adressé du fond de sa prison à son ami médecin (le troisième personnage masculin du livre), où il veut justifier qu'il n'est pas atteint de "démence", Armand explique qu'il est né frère jumeau d'une sœur prénommée Charlotte, et que sa mère appela Lolita. Celle-ci est morte d'un accident cérébral moins d'un an après leur naissance (p.102) Il a été aussi frappé par une jeune danseuse de dix ans, contemporaine de l'éveil de sa puberté au même âge.
A la cinquième semaine de leur union blanche, Lolita "parle" et montre qu'"elle sait". Armand fait montre d'une jalousie possessive. La voyant nue devant son miroir, il l'étreint, la déflore, et, pour l'empêcher de remuer, lui plante la lame d'un stylet dans le corps. C'est "une dague de Tolède" (p.219) et le coup est porté "derrière la nuque" (p. 185), comme à la corrida, ce qui nous semble en relation avec la connotation espagnole du prénom.
Il termine ainsi son mémoire autobiographique :
Ce que j'ai tenté ici-bas réussira peut-être là-haut. Si je me suis livré aux passions les plus basses, Elle a conservé la Grâce, le sortilège enfantin, Elle, la seule et authentique Lolita qui me fut réservée. Issus tous deux du même point de l'espace, puissions-nous retourner au néant et rouler ensemble dans l'Infini avec les astres morts. (p.220-221)
Il est transféré dans une clinique, où il succombe à une "congestion cérébrale". C'est donc une histoire de meurtre passionnel, de folie amoureuse.
On voit que ces passages sont plus proches par les thèmes, le décor moderne, et le ton du narrateur, de la Lolita de Nabokov que des maigres indications désincarnées du conte "grotesque" allemand.
Ils sont également plus proches dans le temps : moins de dix ans séparent sa publication du premier en 1945 de la date de composition du second, terminé en 1954. (Le roman de Nabokov sera publié en 1955 chez Olympia Press et sa traduction chez Gallimard en 1959).
Nabokov, réfugié en France, avait fui les nazis en 1940 pour se réfugier aux États-Unis, où il s'intégrera très vite, comme citoyen et comme écrivain. Il y a peu de chances pour qu'il ait lu ce roman français — mais on ne peut exclure formellement cette lecture. Nabokov connaissait très bien le français : il a même écrit dans cette langue et participé à la revue Mesures, tandis qu'il affectait de ne pas bien connaître l'allemand lors de son long séjour à Berlin.
On pourrait ressortir à propos de cette Lolita les mêmes arguments en faveur d'un plagiat ou d'une cryptomnésie, et reprendre la plus grande partie des motifs communs (nom de l'ouvrage – nom de l'héroïne – âge de l'héroïne – caractère "démonique" – liaison avec un adulte — maison au bord de la mer — tragédie finale), et en ajouter d'autres (le cadre moderne – la psychologie fouillée des personnages, et la description de leurs préoccupations sexuelles – le ton distant du narrateur).
Mais comparaison n'est pas raison. Ces éléments ont été choisis secondairement dans le récit de Nabokov, et appliqués à ces textes antérieurs, ils ne peuvent que confirmer le rapprochement. Or ces éléments sont très généraux : un prénom - une femme – très jeune – un amant plus âgé - une fin tragique. Ce sont des analogies par convergence et non des homologies en faveur d'un rapport de filiation. Il en va de même pour le rapprochement historique : Nabokov est présent en Allemagne lors de la parution du conte.
Il y a un tel abîme entre ces deux textes et celui du romancier russo-américain, dont chaque page contient plus d'imagination, d'intelligence, d'humour et de sensibilité que n'en recèle la totalité du conte allemand et du roman français. À vrai dire, tout le tohu-bohu journalistique — anglais, allemand, mais aussi espagnol, à cause de la servante, et maintenant français — n'a que peu à voir avec l'histoire littéraire et la rigueur de ses méthodes en matière de quête de la preuve. Le recours psychologisant à la cryptomnésie est aussi désobligeant envers le créateur que l'"accusation" de plagiat : "New Lolita Scandal! Did Nabokov Suffer From Cryptomnesia?" est le titre d'un des articles reproduits sur le net. De plus, c'est le genre de concept dont on ne peut démontrer la fausseté.
Nabokov n'a pas besoin de ces prédécesseurs. Il est bien connu qu'il a abordé le thème de la nymphette dans le récit écrit en russe, L'Enchanteur, écrit à Paris à la fin de 1939 ou au début de 19403 selon lui, en fait en 1939.4. L'écriture du roman Lolita a commencé vers 1949, d'après Nabokov, et l'on a souvent pensé, à juste titre à notre avis, que le déclencheur a été la lecture de la confession sexuelle d'un anonyme russe, écrite en français et publiée en annexe dans les œuvres complètes de Havelock Ellis, qu'Edmund Wilson lui avait communiquée en juin 19485.
Le roman français n'a donc pu servir de source au thème de la nymphette, problème qui pouvait se poser à propos de la Ur-Lolita. Mais le prénom de l'héroïne et le titre du roman français ont-ils pu servir de déclencheur, surtout si le récit allemand est resté ignoré de Nabokov ? On peut soutenir que si Nabokov avait su qu'il existait déjà un livre sous ce titre, il ne l'aurait pas réemployé. Mais il pouvait aussi penser que la France était loin à l'époque et que personne ne s'en rendrait compte…
Pour notre part, nous suspendrons notre jugement sur ce point, nous contentant d'apporter ce supplément d'information au dossier afin de le rouvrir.
Nous ignorons enfin si lors de la parution mouvementée de Lolita à l'enseigne de la lutte contre la censure, — et de son succès de best-seller mondial, fondé sur son érotisme supposé, — l'auteur français ou ses ayant droits se sont manifestés. Il faut dire que l'époque était moins empoisonnée que la nôtre par les questions de plagiats et des compensations financières subséquentes.
Ajoutons que l'existence du roman français pose un problème plus général de bibliographie et de titrologie : celui des titres jumeaux ou sosies. Dans ce cas il s'agit même de triplés ! Peut-être trouvera-t-on encore d'autres "Lolita", mais les deux exemples identifiés à ce jour appartiennent aux deux langues de culture que Nabokov a traversées.
En tous cas, — et ce n'est point par chauvinisme, mais au contraire pour montrer l'unité de la littérature universelle, — on peut affirmer que c'est en France qu'a paru le premier livre ayant pour titre "Lolita".

Septembre 2004

PS : Depuis, le livre de Michael Maar est paru en français sous le titre D'une Lolita l'autre et en anglais sous le titre The two Lolitas.

Référence circulaire : d'autres indications ici.


Note
1: Michael Maar, "Heinz von Lichberg and the pre-history of a nymphet", Times Literary Supplement, 2 avril 2004.
2: Henry Houssaye, Lolita, Paris, Jean Vigneau, 1945, p.222.
3: Vladimir Nabokov, "À propos de Lolita", in Lolita, Gallimard, Folio, 1980, p. 494.
4: Vladimir Nabokov, L'Enchanteur, Rivages, 1986, p. 9.
5: Vladimir Nabokov / Edmund Wilson, Correspondance 1940-1971, Rivages, 1988, p. 142-143.

Que toutes les phrases ne soient que des propositions

Vérité et assertion

Son malaise parfois très vif — allant certains soirs, après avoir écrit toute la journée, jusqu'à une sorte de peur —, venait de ce qu'il avait le sentiment de produire un discours double, dont le mode excédait en quelque sorte la visée: car la visée de son discours n'est pas la vérité, et ce discours est néanmoins assertif.
(C'est une gêne qu'il a eue très tôt; il s'efforce de la dominer — faute de quoi il devrait cesser d'écrire — en se représentant que c'est le langage qui est assertif, non lui. Quel remède dérisoire, tout le monde devrait en convenir, que d'ajouter à chaque phrase quelque clausule d'incertitude, comme si quoi que ce soit venu du langage pouvait faire trembler le langage.)
(Par un même sentiment, à chaque chose qu'il écrit, il imagine qu'il va blesser l'un de ses amis — jamais le même, ça tourne.)

Roland Barthes par Roland Barthes, p.53-54
et encore
(Ceci, à peine écrit, me paraît être un aveu d'imaginaire; j'aurais dû l'énoncer comme une parole rêveuse qui chercherait à savoir pourquoi je résiste ou je désire; malheureusement je suis condamné à l'assertion: il manque en français (et peut-être dans toutes les langues) un mode grammatical qui dirait légèrement (notre conditionnel est bien trop lourd), non point le doute intellectuel, mais la valeur qui cherche à se convertir en théorie.)

Ibid., p.58-59

Plaisir immobile

… l'art de vivre n'a pas d'histoire: il n'évolue pas: le plaisir qui tombe, tombe à jamais, insubstituable. D'autres plaisirs viennent, qui ne remplacent rien. Pas de progrès dans les plaisirs, rien que des mutations.

Roland Barthes par Roland Barthes, p.55

Les outils du bricolage

Regardons [le bricoleur] à l'œuvre: excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective: il soit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d'outils et de matériaux; en faire, ou en refaire, l'inventaire; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l'ensemble peut offrir au problème qu'il lui pose.

Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, p.28 (Paris, 1962)

Copier / Citer

Nous savons maintenant qu'un texte n'est pas fait d'une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le "message" de l'Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n'est originelle: le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l'écriture, l'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais original; son seul pouvoir est de mêler des écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l'une d'elles; voudrait- il s'exprimer, du moins devrait-il savoir que la "chose" intérieure qu'il a la prétention de "traduire", n'est elle-même qu'un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s'expliquer qu'à travers d'autres mots, et ceci indéfiniment.

Roland Barthes, "La mort de l'auteur", in Le Bruissement de la langue, p.67 (points seuil)

L'irremplaçable de l'oeuvre d'art

Ce qui n’est pas remplaçable dans l’œuvre d’art, ce qui fait d’elle beaucoup plus qu’un moyen de plaisir: un organe de l’esprit, dont l’analogue se retrouve en toute pensée philosophique ou politique si elle est productive, c’est ce qu’elle contient, mieux que des idées, des matrices d’idées, qu’elle nous fournit d’emblèmes dont nous n’avons jamais fini de développer le sens, que, justement parce qu’elle s’installe et nous installe dans un monde dont nous n’avons pas la clef, elle nous apprend à voir et finalement nous donne à penser comme aucun ouvrage analytique ne peut le faire, parce que l’analyse ne trouve dans l’objet que ce que nous y avons mis.

Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », Signes [1960], 2001, Folio Essais : 124-125

Cran d'arrêt du beau temps, de Gérard Pesson

J'ai pris ce livre dans l'espoir d'y trouver d'identifier des sources des Eglogues — ce n'est pas le cas pour l'instant, mais ça peut encore venir puisque nous relisons ligne à ligne L'Amour l'Automne.
Autant certains livres lus pour ce genre de raison ont pu m'ennuyer (comme le Carus de Quignard ou le Tristan de Balestrini), autant celui-ci m'a plu. L'œil et la plume, Pesson a tout d'un grand diariste. Ou plutôt d'un peintre. Et l'oreille, bien sûr, transformant tout bruit en rythme ou en notes (la seule notation musicale du livre concerne les aboiements d'un chien.)

Vie et caractère de Pesson devinés à travers le livre: angoissé, insupportable en répétition à force de tension, toujours en retard, livrant les partitions au fur à mesure que les musiciens les déchiffrent… Souhaitant noter le silence, la naissance du son, le bruit infime. Journal traversé par la maladie, la mort, les morts, en arrière-plan et omniprésents. Voyages, paysages, sons. Rencontres, visites, bonté. Peu de jugements, peu de plaintes. Peines d'amour voilées. Méthode et difficultés du travail: une écriture mentale qui précède la notation, parfois des corrections qui commencent avant même que les notes aient été écrites une première fois.
Poètes. Tant de poètes dans ce livre. Emily Dickinson, Fourcade, Magrelli, Michaux, Pessoa, Alferi… Ecriture musicale sur des textes que Pesson écartèle, démembre. Difficulté (impossibilité) de trouver des écrivains contemporains qui le supportent. (Pesson ne l'écrit pas mais le lecteur le déduit.)
Une notation me touche: le rapport au temps. Combien de mesures pour faire une seconde?

Que citer? Ce journal est si bien ramassé que tout est citable (c'est peut-être son défaut: cette impression qu'il a été écrit pour être publié. Pas de scorie. Cabotinage? Non, pourtant. Concentration.) Je ne choisis que des passages concernant la musique, alors que cela ne doit représenter qu'un quart du livre.
Jamais autant réécrit, surécrit puis désécrit de la musique comme les mesures 52 à 60 de ''Respirez ne respirez plus''. Plus de cinq jours de travail pour neuf secondes, au surplus presque inaudibles si elles sonnent comme je l'espère.
Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.121

Avant un concert de l'ensemble Fa, le directeur du théâtre d'Arras a programmé un débat sur la musique contemporaine. Or, il n'y vient personne d'autre que les protagonistes de la rencontre, Jean-Marc Singier et moi. Et c'est donc par une fin d'après-midi ensoleillé, dans le petit fumoir XVIIIe, que nous nous posons la question qui ne semble pas encore agiter le Nord-Pas-de-Calais: "Quelle musique pour le XXIe siècle?"
Ibid., p.142 (Quelques recherches plus tard, je me rends compte que Camus a cité le même passage, p.311 de Corée l'absente.)

Répétitions des études pour orgue. C'est un miracle qu'en si peu de temps, et dans des conditions aussi si aventureuses, on ait pu arriver à ce résultat presque satisfaisant (sauf que la ''Fanfare'' est beaucoup trop courte). Jean-Christophe Revel a eu bien du cran d'imposer à sa société des amis de l'orgue d'Auch, non seulement le principe d'une commande à un compositeur encore vivant, mais ma musique dont il savait qu'elle ne produirait rien qui leur permette de considérer qu'ils en avaient eu pour leur argent, au moins du simple point de vue du rendement pneumatique.
>Le corps au travail (l'organiste) est masqué, et donc, une fois encore, personne n'a vu venir la première pièce, dite ''La discrète''. Le passage, insensible d'ailleurs, de l'attention relâchée, pendant la pause, au désir malhabile d'écouter ce qu'on n'entend pas encore est très beau à observer. On y voit bien, par des gestes mal contenus, par un effort du corps entier, ce que peut être le spasme de l'écoute.
Ibid., p.307-308
J'ai rouvert Corée l'absente pour m'apercevoir que Camus avait été enthousiasmé par le journal de Pesson. (Mon souvenir était vague). J'ai retrouvé ainsi la notation qui disait que Jean Puyaubert ne voulait pas paraître dans l'index des journaux (je ne savais plus où je l'avais lue): ainsi c'était par le journal de Pesson que je l'avais appris (chose étrange, cette entrée du journal pessonien a échappé à ma lecture, justement celle-là. Sérendipité inversée, noir.)
Gérard Pesson évoque Jean Puyaubert, le 12 novembre 1991:
«Camus m'apprend la mort du bon docteur Puyaubert — le Jean de son journal (jamais cité dans l'index à sa demande expresse). Je me souviens de dîners à la Rotonde et à la Coupole où il tenait table ouverte. Tout dans sa conversation, sa réserve courtoise, son esprit plein de fantaisie, de saillies imprévues, sa distinction si naturelle dans le parler faisait de lui le témoin et le modèle parfait d'un état de civilisation disparu. J'avais été très impressionné qu'il se souvienne d'Erik Satie, frappé par son souvenir têtu de cette petite phrase dite par Raymond Queneau, je crois, en sortant d'un ballet à l'Opéra: "Ils ont bien dansé la gigue." Il parlait en vous regardant pendant qu'il versait obligeamment l'eau gazeuse à côté de votre verre. Il avait collectionné très tôt, par passion, la peinture d'André Masson. Sa maison de la rue Campagne-Première, toute en hauteur, et véritable moulin où ses jeunes amis se donnaient rendez-vous, regorgeait de tableaux.»

Pesson rend à Puyaubert, et presque littéralement, les bons sentiments qu'il lui portait, car je crois bien que c'est de lui que Jean disait, justement après un dîner:
«Ce garçon, c'est la civilisation…»

Cran d'arrêt du beau temps cité par Renaud Camus dans Corée l'absente p.295
(Ceci pour le plaisir de l'entreglose, évidemment).
Je suis heureuse de trouver cette citation bienveillante chez Camus, car je suis souvent agacée par la façon dont il ne semble pas comprendre qu'on remanie ses paroles pour en faire quelque chose de plus présentable à l'écrit. Ainsi, Pesson fait un résumé favorable d'une visite à Plieux et Camus proteste:
J'aurais mauvaise grâce à n'être pas satisfait du tableau. Seule minuscule objection à faire, la citation: je suis certain de n'avoir pas dit «vivons luxueusement», ce n'est pas un mot à moi. Peut-être ai-je risqué la plaisanterie éculée: «C'est déjà assez embêtant d'être pauvre, si en plus il fallait se priver…» mais de façon générale il faut bien constater que les propos rapportés, dans un journal (ne parlons même pas d'un journal!), sont inexacts. Et c'est certainement le cas, hélas, dans mon journal à moi, à moi qui n'ai pas l'oreille du compositeur Pesson.
Renaud Camus, Corée l'absente, p.287
Je ne comprends pas qu'un écrivain ne comprenne pas qu'on puisse transformer "embêtant", qui est du langage parlé, en "luxueusement", à l'écrit. Transposition et presque service. (Et toute personne qui raconte une histoire, ne serait-ce que sur un blog, sait qu'elle coupe et taille et simplifie les situations pour les rendre compréhensibles, et qu'elle met en forme les paroles de ses interlocuteurs, toujours plus relâchées dans la "vraie vie".)

Evidemment, ces "arrangements" ne sont plus de mise quand il s'agit de paroles à charge (puisque dans le paragraphe suivant Renaud Camus évoque Marc Weitzmann, niant avoir prononcé les paroles que Camus lui prêtaient): dans cette configuration tout devient extrêmement délicat. Mais ce n'est plus la même situation. Il est parfois difficile de comprendre (d'admettre: la compréhension refuse de s'imposer à la conscience) que Renaud Camus semble considérer que toutes les situations se valent, doivent être traitées selon les mêmes règles: ce serait à la rigueur exact du point de vue d'une justice appliquée mécaniquement, sans considération du contexte, mais n'est-ce pas exactement pour l'inverse qu'il plaide, dans Du sens par exemple, quand il définit la littérature comme l'art de la nuance, de l'écart? Ou serait-ce pour cela qu'il écrit, pour trouver un lieu où il puisse (s')autoriser cet écart, ce jeu, qu'il accepte si mal dans la vie quotidienne? (Mais le statut du journal? Vie quotidienne ou littérature?)

Je m'égare.

Relevé des pages de Gérad Pesson citant Camus: 30, 36, 39, 55, 61, 80-81, 113, 129, 308.
J'avais eu connaissance d'un livret d'opéra que Camus devait écrire pour Pesson. Je me demandais ce qu'il était advenu du projet (je suis loin d'avoir lu tous les journaux). Voici la réponse, qui laisse planer une ombre sur Théâtre ce soir:
Vu Renaud Camus pour lui présenter mes dernières recommandations avant qu'il finisse Pastorale. Il ne s'agit plus, dans son esprit, d'un livret, mais d'un livre dans son propre catalogue en liaison avec la thématique des Eglogues où je taillerai ce dont j'ai besoin (il m'avait dit il y a un an avec une certaine méfiance: "Au fond, vous cherchez un tailleur, pas un couturier"). Ce système a l'avantage de réintroduire, par défaut, une souplesse que ni ma tyrannie, ni ses réserves n'auraient permise et m'assure une assez grande liberté puisque l'Ur-version demeurerait intouchée par mes coupures que j'annonçais sauvages.
Cran d'arrêt du beau temps, p.39 - novembre 1991

Lettre à Renaud Camus, que je remettais d'écrire de semaine en semaine, lui disant que le livret auquel nous avons abouti par corrections et concessions successives, ne peut fonctionner, ni musicalement, ni scéniquement (mais c'est tout un). J'émets le souhait d'importantes modifications qu'il refusera sans doute, par lassitude, et il aura raison. Mais il m'avait prévenu en 89. Il m'avait parlé aussi du projet non réalisé avec Carmelo Bene. Dit qu'il n'était pas fait pour la scène.
Ibid., p.80-81 - septembre 1992
En 1991, frémissement du côté des Églogues. Qu'est devenu ce livret?
1993 : Il est possible d'entendre un mouvement du Gel par jeu ici, présenté par Renaud Camus.

Les éponges

MERCREDI 15 DÉCEMBRE Animisme réflexe? Impossible de voir une éponge sèche sans la mouiller, instinctivement, sans raison, comme si je pensais lui redonner la vie. C'est sûrement une impulsion votive pour conjurer la stérilité artistique.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.124

Question de forme

Quand il me demande "c'est la forme?", en me donnant une tape sur l'épaule, je ne sais plus trop quoi répondre. C'est bien ça le souci de ces jours derniers, la forme justement.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.121

Décision

A partir de 1860 Emily Dickinson ne s'habille plus qu'en blanc.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.105

Remonter le temps

(8 mai 1996) Au déjeuner, suis assis à la droite du prince Albert, timide, un peu embarrassé dans ses phrases, mais très doux et à la gauche de Jean Françaix, qu'à vrai dire je croyais mort, supposition qu'il légitime en me parlant de ses rencontres avec Ravel à Saint-Jean de Luz.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.237

Un Romain typique

Trente fois encore ce matin, dans Rome, suis passé entre un objectif et un sujet visé. On sera sur la photo, interposé, pas reconnu, là, pour donner l'échelle, pour faire un flou au premier plan. On dira, à Kobé, à Dordrecht, à Wupperthal, voilà le Romain typique, quelle dégaine !

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.36

Le temps qui nous reste

Vu les astres par la lunette chez Mion qui nous dit que nous n'en avons plus que pour cinq milliards d'années, que nous avons déjà brûlé les trois quarts de notre temps.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.29

Economies

Il faudra rabioter sur les bonzes.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.212

Dédicace

Bruckner dédiant sa Neuvième à Dieu, s’Il veut bien l’accepter.

Gérard Pesson, ''Cran d’arrêt du beau temps'', p.97

Les églises : le nom

Relisais ce matin, comme une litanies des saints, les beaux noms des églises de Paris disparues: Saint-Jean-le-Rond, Sainte-Geneviève-des-Ardents, Saint-Pierre-aux-Bœufs, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Saint-Denis-de-la-Charte, Saint-Etienne-des-Grès, Sainte-Catherine-du-val-des-Ecoliers, Saint-Jean-en-Grève qui en remontreraient aux Sainte-Anne-des-Palfreniers, Sainte-Barbe-des-Libraires, Saint-Eloi-des-Orfèvres et autres Sainte-Marie-de-la-Neige de Rome.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.70

Dimanche 2 juin 1991

L'Espagne vient de s'aviser que la Sainte Inquisition n'était pas levée. L'année prochaine, le prince des Asturies doit la clore officiellement. Nous aurons donc vécu ça : la fin de l'Inquisition.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.21

Une niche

Ce panorama d'oasis est en fait monté sur des échasses par dessus la voie rapide qui paraît ici une erreur, ou plutôt une niche de l'ingénieur du son qui aurait envoyé sur le troisième tableau — " Crépuscule à Biskra" — la bande sonore d'un échangeur d'autoroute.

Gérard Pesson, ''Cran d'arrêt du beau temps'', p.17

Culpabilité

On rencontre ici les auteurs des livres qu'on est en train de lire et ils peuvent demander des comptes. Si peu avancé celui de Patrick Erouart que j'essaie de l'éviter dans les allées du jardin, pour ne pas devoir le lui avouer, puisqu'il est légitimement impatient de savoir ce qu' on en pense.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.17

Les carnets de Finnegans Wake VI : quelques traductions

J'ai de nombreux billets en retard. Arbitrairement, je place les billets FW le mardi où a eu lieu le cours.

Avertissement : billet sans queue ni tête. Si j'étais raisonnable, je ne l'écrirais pas. En effet, il s'agit de comparer cinq traductions, et je n'en ai aucune à proposer pour permettre de suivre (Si, j'en ai trouvé une sur le net.) Je mets donc ces notes en ligne à titre de souvenir d'une bonne séance, et pour quelques mots de vocabulaire (et puis on ne sait jamais à qui, à quoi, elles peuvent servir, un jour).
Nous sommes arrivés en retard, deux personnes étaient là, traducteurs de Finnegans: Laurent Milesi et Jean-Louis Giovannangeli, invités par Daniel Ferrer.
Enfin, je compte sur Patrick et Tlön pour corriger en commentaires (ce sont déjà eux qui ont retrouvé le nom des invités: non pas "work in progress", mais "work together").

le chapitre III d'Ulysses: Prothée

La recherche de "traces de Finnegans Wake" dans Ulysses n'aura pas lieu cette séance du fait de la présence des invités. Cependant nous passons malgré tout quelques minutes sur des pages manuscrites d' Ulysses.
Daniel Ferrer projette sur écran deux pages de cahier, ce qui fut longtemps le seul brouillon dont on disposait, avant la découverte récente d'un plus ancien. On dispose donc de deux états du manuscrit.
Il s'agit du chapitre III, le seul ("à ma connaissance", précise modestement Ferrer, ce qui me fait sourire) dans Ulysses à présenter un exemple de création artistique. Dans ce chapitre dit "Prothée", Steven s'essaie à la composition d'un poème.

On déchiffre péniblement le manuscrit: «he comes vampire vampire mouth to her mouth's kiss.»[1].
Le précédent brouillon nous apprend que Joyce avait pas mal hésité sur ce "mouth to her mouth's kiss", mais dans cette version du manuscrit l'expression est stabilisée.
Dans la marge on trouve une liste de mots, variations à partir d'à peu près "moongubl" (le problème du clavier, c'est qu'il oblige à choisir. Les lettres manuscrites permettent le flou).
Il s'agit de ce que les critique de Saint-John Perse appellent "des palettes": des essais de mots, comme un peintre essaierait des nuances de couleurs sur sa palette.

La marge comme la plage du texte, le texte étant la mer qui rejette le mot. La liste ressemble un peu à:
moongumb
moonghmb
et ainsi de suite, sur sept ou huit variations. Finalement Joyce choisit "moonbh" (imprononçable).
La bouche mouth, la lune moon, qui gouverne les marées et le flux menstruel féminin.
Le mot-valise disparaîtra de la version finale, que Joyce ait renoncé ou qu'il ait été corrigé par un typographe consciencieux.

Puis: «His lips lipped and mouthed fleshless lips of hair: mouth to her whomb. Oomb, allowing tomb». (version définitive, je n'ai pas copié le manuscrit).
Hélène Cixous faisait remarquer que l'anglais avait cette chance extraordinaire de pouvoir faire rimer whomb (ventre maternel) avec tomb (la tombe).
Un étudiant fait remarquer que les deux renvoie étymologiquement à un gonflement, le ventre enceint et le tumulus.
Pourquoi pas, admet Ferrer, tout en précisant que l'un est d'origine latine (tomb) et l'autre anglo-saxonne (whomb).
Dans la marge on remarque Oomb wombing ou wombmg qui se redéploie: soit deux mots se condensent, soit un mot condensé se redécompose.

Cinq traductions de Finnegans

  • en français

- Philippe Lavergne, qui l'a traduit de bout en bout (Laurent Milesi outré, une auditrice/étudiante le défendant) ;
- Beckett commence une traduction du chapitre "Anna Livia" avec Alfred Peron. Mais elle sera finalement désavouée par Joyce et non publiée.
- Une traduction de ce même chapitre est mise en chantier autour de James Joyce, Paul Léon, Eugène Jolas, Ivan Goll, Adrienne Monnier, Philippe Soupault. Elle paraîtra en 1931. Joyce venait de finir ce chapitre. C'est donc une traduction proche de ses dernières intentions (à la fois un bien et un mal, pas le temps de la décantation) que j'appellerait "traduction Joyce" ou "version Joyce".

  • en italien

- une traduction en italien en 1938, une traduction intéressante qui joue sur les différents niveaux de dialectes italiens. Joyce y a participé. En 1938 il avait plus de recul sur son propre travail.
- une autre traduction, celle de Schenoni, je pense.

Nous avons travaillé sur la première page du chapitre dit "Anna Livia" (p.196), apparemment inchangée entre 1930 et aujourd'hui (donc bien que les traductions aient des dates différentes, elles se rapportent à un même texte).
Une ou deux phrase du texte original sera lue, puis les différentes traductions.
Travailler est beaucoup dire: écouter, commenter, écouter les commentaires, les rires des trois italianisants tandis que nous les regardions avec un peu d'envie de les voir rire sans pouvoir les rejoindre...


Avertissement/conviction de Daniel Ferrer: Le dernier état d'un texte présente toutes les intentions successives de l'auteur.
bémol concernant l' Ulysses traduit par Stuart Gilbert (assistant Auguste Morel). Joyce y a participé et a tiré le texte vers les références homériques.

Traductions françaises ou italiennes: aucune ne respectent la mise en page particulière du début du chapitre, le O très rond centré en milieu de page, comme une source ou un sexe féminin.
première ligne
- Lavergne: « O Tellus» pour "O tell me". A voulu garder l'assonance. Jeu de mot sur Tellus, Telos. S'attire le mépris de Laurent Milesi: «Lavergne traduit les jeu de mots sans référence au contexte». (Ici, allusion à la terre (Tellus) alors que tout le chapitre fait référence à l'eau.)
- traduction"Joyce" : O dis-moi Anna-Livie
La valeur du O : se traduit ou pas? (ie, O ou Oh, ou Ô...)

quelques phrases plus loin: « And don't butt me — hike! — when you bend. Or whatever it was they threed to make out he thried to two in the Fiendish Park.»
"butt" : avec la tête. (''remarques notées au vol, se rapportant sans doute aux écarts de traduction, mais qui valent en elles-mêmes).
- Fiendish traduit par Inphernix (Phenix + inferno ? )
- jeu sur deux ou trois (two, three), qui ne permet pas de comprendre ce qui s'est passé (dans la version originale): insistance sur le trois dans la version "James Joyce". Le texte de Beckett est transparent, s'attarde plutôt au balbutiements: "quelquelques".

Inconvenient des langues occitones, fait remarquer Laurent Milesi: l'accent tonique est toujours sur l'avant-dernière syllabe, tandis qu'en anglais, italien, roumain, l'accent tonique se promène.

Puis quelques lignes plus bas: «I know by heart the places he likes to saale, duddurty devil!»
- «Je sais paroker les endroits qu'il aime à seillir, le mymyserable.» traduction de Joyce. Paroker: mot-valise avec perroquet.
- en italien : "macchiavole" , qui les fait beaucoup rire. Apparemment, un habile compromis entre la tache et machiavélique.

Le plurilinguisme remplace le polyglottisme. (Whattt?? Je n'ai pas posé de question, me disant qu'il y avait peut-être eu des explications au début du cours.)

traduction italienne : important travail sur Dante.

plus bas : «And the dneepers of wet and the gangres of sin in it! What was it he did a tail at all on Animal Sendai? And how long was he under loch and neagh?»

mouldaw : Moldau ; dneepers : Dniepr ; granges : le Gange - Vilaine - Duddur : rivière de Dublin (enfin, Dodder. Il y a sept rivières à Dublin.)

- Animal Sendai = animal sunday : le jour des animaux, le jour des Rameaux. version Joyce: "Fête fauve".
- loch and neagh = lock and key

plus bas : «It was put in the newses what he did, nicies and priers, the King fierceas Humphrey, with illysus distilling, exploits and all. But toms will till.»
- fierceas : fierce as => le roi comte versus
- illysus : on entend Ulysse. le fleuve du Phèdre de Platon. distilling => faux saônage en référence au sel, saulnier. La référence a été transportée de l'impôt sur l'alcool à l'impôt sur le sel.
- toms : time ; le dictionnaire/annuaire descriptif des rues de Dublin ; la tour de Cambridge au pied de la Tamise (Thames) habitée par Carroll (les cloches).

plus bas : «Temp untamed will hist for no man.»
Proverbe : Time and tide wait for no man.

plus bas : «As you spring so shall you neap.»
- neap: état de la marée, mer étale. => «Tu sèmes l'Avon et récoltes l'eaurage.»

plus bas : «Minxing marrage and making loof.»
- minx: coquine
- marrage : marée, plantage
- making loof => making love => louvoyer
=> Maréage mixte et amour thémise.

plus bas : «Reeve Gootch was right and Reeve Drughad was sinistrous!»
- reeve: dignitaire médiéval. => Sbire gauche... et sbire droit était senestre.
Drughada : ville d'Irlande (??? Rien trouvé sur Google en relisant ces notes.)

plus bas : «And the cut of him! And the strut of him!»
Et son chic! Et son tic!


Notes

[1] «He comes, pale vampire, through storm his eyes, his bat sails bloodying the sea, mouth to her mouth's kiss.» p.60 Penguin Books, p.45 édition Bodley Head

Doute et assurance

Frédérik Martin m'a littéralement convoqué à écouter au studio électroacoustique l'enregistrement de son concerto de trombone. Il est propulsé par la bonne fureur; il doute autant qu'il est certain avec une passion communicative.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.29

Une vie rangée

Soirée avec Marie Ndiaye et Jean-Yves Cendrey qui va commencer sa journée de travail quand nous nous quittons vers quatre heures du matin. Lui ai dit combien ces rythmes de travail romantiques qu'adoptent beaucoup de pensionnaire ici me troublent, me culpabilisent et rendent sans grandeur mes horaires de bureaucrate.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.11

Longévité

Le calendrier romain s'est substitué le plus souvent au calendrier de l'Hégire, d'où des vies singulièrement longues: Fatma Saadet Taluy (1318-1986), Mehmet Tüknemoglu (1324-1986).

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.68

Les sourires de La Recherche

On a dénombré dans La Recherche 361 sourires ainsi répartis entre les couches sociales : les bourgeois sourient davantage (160) que les aristocrates (146). Le Peuple ne sourit que 31 fois, et les "Autres", qui sont les autres?, 24 fois. C'est dans La Fugitive qu'on sourit le moins (14) et dans Le Côté de Guermantes qu'on sourit le plus (111).

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.122

Jeudi de l'Oulipo : l'érudition

La séance sera sous le signe des plagiaires par anticipation, ces auteurs qui ont écrit sous contrainte avant l'oulipo.
Pas de compte rendu, ce n'est pas possible: il faut être précis au mot près, sinon les textes perdent tout leur seul.

mise à jour : cette émission est désormais en ligne.


Quelques indications cependant:

Frédéric Forte lit un extrait de Salmigondis (Mulligan Stew) de Gilbert Sorrentino. Je l'ai noté, car il met ce livre au même niveau que Si par une nuit d'hiver un voyageur et La vie mode d'emploi, ce qui laisse rêveur. Vers la fin de la séance, il nous lira un extrait d'un autre livre, tout juste traduit, La folie de l'or (Gold Fools).
FF nous parlera également d'Oskar Pastior et Lectures avec Tinnitus.

Jacques Jouet évoque Mikhail Gorliouk qui lui écrivait en août 1978 à propos d'un projet de Georges Perec d'écrire un roman quadri-langues, italien espagnol anglais français, grâce au travail commun d'Italo Calvino, de Julio Cortazar, Harry Mathews et de lui-même, Georges Perec. On ne sait ce qu'il advint de ce projet, mais la parution de Si par une nuit d'hiver un voyageur et du Voyage d'hiver, à quelques mois d'intervalle, fait penser que le livre était en cours de réalisation.
J'ai retrouvé (ajoute Jacques Jouet) un texte de Goethe, dans son autobiographie Dichtung and Wahrheit, qui annonce le même projet. (Suit la lecture dudit passage).
Le problème, c'est qu'il est impossible de se faire une opinion: Gorliouk, vrai ou faux nom? Vrai ou faux projet de Perec? Et le texte de Goethe existe-t-il? (pour les germanistes qui voudront chercher: ce texte parle d'une sœur qui écrira en style féminin, d'un frère théologien, d'un plus jeune utilisant le yiddish1.

Marcel Bénabou se lance dans une démonstration compliquée qui revient à dire que "lit" signifie "littérature" dans Proust (et plume, et page), et que donc «Longtemps je me suis couché de bonne heure" (évoquant le lit donc la littérature) est l'utilisation du futur stratagème de Perec reconnaissant la lettre hébraïque "mem" tandis que tout W ou les souvenirs d'enfance parle de la mémoire (lit=> littérature, mem=> mémoire; d'où Proust plagiaire de Perec, si vous suivez. D'ailleurs contrepétrie ("antistrophe") dans le titre A la recherche du temps perdu: A la recherche du père tendu).

Michelle Audin lit un extrait de Vertige des listes d'Umberto Eco. «Soixante-quatorze cases de l'échiquier», entends-je, et je suppose qu'elle s'est trompée à la lecture. Mais non, elle relit plus tard, l'erreur est encore là, elle relit soixante-quatorze. Erreur du traducteur. («Si 99 cases est un clinamen, 74 est une erreur.»)
Elle va vérifier le texte de Dante (il s'agit d'un passage du Paradis) et tombe sur les notes infrapaginales absurdes d'Alexandre Masseron, qui n'aime pas Arnaut Daniel et considère que dix-huit milliards de milliards est infini… Michelle Audin nous fait remarquer qu'entre soixante-quatre et soixante-quatorze, il y a un facteur mille. (Etc.)

Ian Monk et Olivier Salon se sont livrés à des exercices de virtuosité que je ne me risque pas à évoquer. ("les érudits du football… les érudits du shit… les érudits de la physique… et j'ai étudié les tropes, voici donc une mise en tropes (etc.)")

Je crois que c'est Jacques Jouet qui remarqua que la seule consolation au fait de ne pouvoir démissionner de l'Oulipo était de savoir que les autres étaient coincés aussi. Cependant, Jacques Jouet a découvert dans la bibliothèque oulipienne une correspondance de lettres anonymes découpées dans du journal proposant quelques solutions:
- le suicide devant huissier en précisant bien que la seule raison du suicide est la volonté de sortir de l'oulipo;
- l'assassinat (de l'oulipien qui dérange) par l'ensemble du groupe, toujours devant huissier, et toujours en précisant que (etc.). Problème: tous les oulipiens ne seront sans doute pas détenus dans la même prison. Communiquer entre eux à travers la France à coup de cuillères sur les tuyaux…
- ou alors le suicide en groupe, toujours selon les mêmes modalités. Mais alors, que va devenir l'oulipien qui restera? Sera-t-il ronger de remords, cooptera-t-il aussitôt d'autres oulipiens?


1 : Vérification faite ce soir, Gorliouk est un avatar de Jacques Jouet.

Les carnets de Finnegans Wake V

Arrivée très en retard. Merci à Tlön dont je copie/colle le résumé les notes qu'il m'a envoyées.

  • Danis Rose corrige Joyce

Émoi chez les Joyciens. Une nouvelle édition de FW (la dernière à 70 ans) sous la direction de Danis Rose et John O’Hanlon. N'est pas sans poser quelques problèmes. Ferrer quant à lui pense que c'est une erreur.
- Nouvelle pagination alors que toutes les éditions avaient la même.
- Environ 9000 corrections dans le texte (une moyenne d'une quinzaine de corrections par page). Selon l'éditeur, les erreurs proviendraient des problèmes de vue de Joyce et de fautes d'impression.
Compte tenu de la nature du texte, la notion d'erreur n'est pas évidente. "Les erreurs" ont peut-être été validées par Joyce lui même. Esthétique de l'erreur intentionnelle. Il n'existe pas vraiment de modèle originale.
Pour l'instant seule la première page est visible (je ne l'ai pas trouvé sur internet) via un prospectus envoyé à la communauté joycienne.

Examen des premières lignes:

riverrun, past Eve and Adam’s, from Swerve of shore to bend of bay, brings us by a commodius vicus of recirculation back to Howth Castle and Environs (version originale)

riverrun, past Eve and Adam’s, from swerve of shore to bend a day, brings us by a commodious vicus of recirculation back to Howth Castle & Environs (version amendée)

commodius (VO) pour commodious (VA)
and (VO) pour & (VA).

Rose s'appuie sur un placard avant prépublication dans une revue de ce qui sera le premier chapitre, placard où figurent l'esperluette et écrit à la main dans la marge (est-ce l'écriture de Joyce ou celle du secrétaire à qui il aurait dicté le texte, la question se pose) pour insertion dans le texte définitif "by a commodious vicus of recirculation". Dans les brouillons, on retrouve la version amendée par Rose.
Cependant dans les trois jeux d'épreuve avant publication définitive du livre (et corrigés par Joyce) aucune correction n'est apporté par Joyce. On peut supposer:
- que si il y avait eu erreur, Joyce aurait corrigé.
- que même si c'était une erreur, il se trouve que Joyce l'a gardée.

Différence entre étude génétique et Textual Criticism (Philologie).
Pour la première, il n'existe pas de texte stable, elle tend à déstabiliser le texte, alors que la seconde tend à fixer un texte définitif. Deux approches différentes.

Selon Ferrer, Rose n'applique pas non plus la règle philologique selon laquelle entre deux versions, il faut choisir "la plus difficile" dans la mesure où elle n'a pu être choisie que délibérément.

Je reprends la main à partir de ce point, c'est-à-dire que j'ai raté exactement l'intermède Danis Rose.
Il faut se méfier de la lectio facilior, qui tend à nous faire choisir ce que nous connaissons déjà, à rabattre le texte vers du déjà connu. Biasi pour sa part parle de "paranoïagenèse": cette impression de savoir ce qu'on va lire en tournant la page.


  • retour à l'explication des premières pages de FW

Nous nous arrêtons sur "assiegates" en deuxième page que Rose a transformé en "assiegales".

Claude Jacquet fut la fondatrice de l'équipe Item. En 1972, elle a fait paraître un essai tout à fait novateur pour l'époque, Joyce et Rabelais dans lequel elle démontrait que Joyce avait lu un livre sur Rabelais (et non Rabelais lui-même): La Langue de Rabelais de Lazare Sainéan (1922). Ce livre contient un chapitre sur l'art militaire.[1]
On trouve dans les carnets de Joyce "baddelaire" = épée (sword). Manière d'espée avec un tranchant et un dos à la manière des cimeterres turcs. => Baddelaries, déformation volontaire ou faute de frappe? (pour revenir à Danis Rose...)
J'ai noté ensuite Malachus, Verdon, qui se trouve à la suite de "Baddelaries" dans FW page 4, mais je ne sais plus à quoi ça correspond: des armes? une bataille?
Puis "assiegates" : Danis Rose l'a changé en "assiegales". Etait-ce nécessaire? Là encore, l'origine du mot remonte au vieux français, assegaie, sagaie (et j'entends "assiégés". "Gale" c'est la bise tandis que "gate" c'est le portail...)


  • Parenthèse sur les droits d'auteur

En 1994, Joyce est tombé dans le domaine public. Il y a eu un "trou", d'un an, avant une extension des droits d'auteur à 70 ans par la Communauté européenne, dans la ligne du Mickey Mouse act.
Cependant, les gens qui ont pu prouver qu'ils étaient de bonne foi et travaillaient à leurs projets bien avant de savoir que la protection des droits d'auteur allait être étendue ont eu l'autorisation de publier leurs travaux. Ils ont obtenu une compensatory licence.

Le droit des manuscrits est compliqué. Le délai de protection court à partir de la date de première publication. C'est plus compliqué pour ce qui n'a jamais été publié. Et la protection intellectuelle concerne-t-elle les traductions? (Songeons à la traduction problématique de Kafka par Alexandre Vialatte révisée par Claude David. Dès la chute du mur il est paru des traductions russes d'Ulysse dont on peut se demander si elles sont très sérieuses).

Daniel Ferrer glisse une anecdote sur la nouvelle édition d' Ulysse en folio classique. Commentant l'appareil de notes donnés dans l'édition La Pléiade, il reconnaît drôlement: «Il est vrai qu'on s'était lâché.»

Aujourd'hui, toutes les éditions se rapportent à l'édition de 1939. Changer la pagination et les mots, c'est se priver du formidable appareil critique élaboré pendant plus de cinquante ans.


  • retour au texte, à la patience dans la lecture. chapitre 8 de nouveau, dit "Anna Livia".

O tell me all about Anna Livia! I want to hear all about Anna Livia. Well, you know Anna Livia? Yes, of course, we all know Anna Livia. Tell me all. Tell me now. You'll die when you hear. Well, you know, when the old cheb went futt and did what you know. Yes, I know, go on. Wash quit and don't be dabbling. Tuck up your sleeves and loosen your talk-tapes. And don't butt me — hike! — when you bend. Or what-ever it was they threed to make out he thried to two in the Fiendish park. He's an awful old reppe. Look at the shirt of him! Look at the dirt of it! He has all my water black on me. And it steeping and stuping since this time last wik. james Joyce, Finnegans Wake p.196

Les topiques n'avancent qu'au fur à mesure qu'on avance (on ne les reconnaît et ne les identifie que lorsqu'on les a rencontrés un certain nombre de fois).
Il y a énormément d'airs d'opéra ou de chansons populaires dans FW. Pas dans "Anna Livia".

- Le début se présente en pyramide. (Ce blog ne me permet pas de reprendre la mise en page). On a récemment découvert une origine possible de cette mise en page: on a découvert que Joyce avait lu l'édition française du Coran par le Dr Mardrus. "Anna Livia se présente comme se termine le Coran.
- Cela peut représenter la source d'un fleuve qui va s'élargissant; ou la fin, en delta avant de se jeter dans la mer.
- On se souvient aussi du O au point dans le chapitre "Itaque" dans Ulysses. Mais là, ce O apparaît à la fin du chapitre.

Qui parle ici? Anna Livia (comme Molly Bloom) ne prendra la parole qu'à la fin. Ce sont les autres qui parlent d'elle.
Ces deux commères (les lavandières), dont le nom est donné ailleurs, sont aussi Shem et Shaun en train de parler de leur mère.
Rejoint également le folklore irlandais et breton : les lavandières bretonnes, présage sinistre.

O : une Origine du monde, explicite joliment Daniel Ferrer, qui nous reproche de ne pas avoir l'esprit assez mal placé. (Dans le chapitre II, S&S font des mathématiques et le triangle représente le triangle pubien).

"the old cheb went futt": "cheb" était "chap" (le gars, le type) sur le manuscrit. Phonétiquement, revient à "faire long feu".
Cheb: une rivière
vocabulaire limité, répétition de "know": "you know".
"What you know" => toujours sexuel ou scatologique.
dabbling : touche-à-tout + babbling: bavarder (babil, Babel). Et dabbling : Dublin

La base d'"Anna Livia" a été écrit d'un seul jet et peu retouché ultérieurement. Plutôt brodé et rebrodé. Ce chapitre a grossi avec le temps.

"don't butt me — hike! — when you bend."
"butt": les têtes se heurtent au-dessus du ruisseau étroit.
"when you bend": mais aussi le coude de la rivière. Très géographique.
"made herself tidal" : se faire belle et se faire marée (devenir marée (Anna Liva est aussi la rivière)).
"to join the mascarate" : le massacre et le mascaret (marée).

Quand Joyce a écrit ce chapitre il était en train de travailler à un chapitre sur Shem. Le chapitre "Anna Livia" a surgi au milieu. Le début de ce nouveau chapitre faisait partie intégrante du chapitre en cours d'écriture; il a été détaché pour devenir un chapitre à part entière.

"we all know" : chorique. La dimension de la rumeur.

"wash quit" <= "wash away" sur le manuscrit.         "futt" <= "phut" sur le manuscrit.

Joyce disposait de placards pour corriger avant la publication en revue. "Anna Livia" est le seul chapitre qui fut publié quatre fois en revue. Il fut corrigé à chaque fois.

"He thried to two" (he tried to do) : trois et deux. Pratique étrange, indéterminée, à deux, à trois : que s'est-il passé exactement? HCE et des jeunes filles? ou des soldats? Qui était voyeur? Qui faisait quoi? Flou.
Trois : c'est le nombre requis pour qu'un témoignage soit valable (en Grèce. voir aussi Suzanne et les vieillards).
+ problème œdipien%% + jumeaux.
Compter jusqu'à deux, compter jusqu'à trois, le deux qui se transforme en trois.

"Fiendish" : démoniaque (Phoenix park)

"reppe" : rivière (le viol, le rapt)

Le ruisseau se pollue par le lavage // L'innocence pervertit au contact de la civilisation urbaine.

steeping : tremper (pour laver la chemise). notion de fermenter.
stuping : stew => ragoût et stupre. Irish stew. wik : mascaret en norvégien. wake (sillage), wicked (la méchanceté), weakness (la faiblesse). Sur le manuscrit : wek et week

Métaphores de la clôture

C'est un bachelardien qui parle:
«La formation du je se symbolise oniriquement par un camp retranché», note Lacan dans le «Stade du miroir» (Ecrits, coll. Points, Seuil, t.I, p.94). Les images obsidionales sont parmi les plus fréquentes du Nouveau Roman, avec leur signification ambiguë de claustration et de protection, avec leur accompagnement alterné de satisfaction et de dégoût. L'emploi du temps enferme, une année entière, ses personnages dans une ville d'où l'on ne sort jamais; on y tourne en rond et le souvenir du Minotaure flotte sur elle. Les Gommes et le Labyrinthe se situent dans un dédale urbain, les romans de N. Sarraute dans de petits cercles où l'on cause. Le narrateur de Quelqu'un est prisonnier de sa pension et de son jardinet. Pour que ces espaces cessent d'être étouffants, il faut qu'ils représentent le bureau de l'écrivain. Le bureau est l'un des rares sanctuaires du Nouveau Roman: malgré ses relations avec l'extérieur, c'est le dedans protégé du dehors où il pleut, où il neige, où il fait froid. Je le rencontre, ce fameux bureau, un peu partout: dans Le Labyrinthe, dans La Bataille de Pharsalle, dans les Révolutions minuscules, à la première ligne de Quelqu'un. Il y a de l'ermite chez le nouveau romancier, un ermite qui ne prie pas, mais écrit pour écrire: «J'ai mes petites affaires, mon petit travail, je peux me passer de tout le monde, je peux vivre seul. La bouffe n'est pas compliquée et le reste ça n'existe pas.» (Quelqu'un, p.7)

Le choix délibéré d'un sujet inexistant, où certains ont vu une volonté délibérée de contester le roman, représente aussi pou l'écrivain, il faut le dire ici, une manière de se redéployer soi-même. Je rangerai donc ce mode d'écriture parmi les enroulements défensifs et j'y verrai un effet de l'imagination néo-romanesque. Il est d'autant plus visible, cet effet, que non content de réduire le sujet, on l'enferme dans une durée étroitement resserrée: vingt-quatre, douze heures, cinquante-cinq minutes, quelques instants. On me fera observer que ces quelques instants résument une existence entière. Tout de même, cette existence est singulièrement bornée, surtout du côté de l'avenir: le «tout petit futur» de Pinget.

Je ferai également passer du domaine de la technique à celui de l'imagination le procédé qui consiste à répéter jusqu'à satiété les mêmes épisodes, de manière à les faire tourner en rond comme un manège. Car cet éternel retour inspire à l'auteur et au lecteur le mélange de dégoût et de soulagement qui caractérise l'imagination défensive. Ce temps romanesque embobiné comme une pelote, ce temps qui se mords la queue, ne produit plus, bien sûr, que le néant: d'où la nausée. Mais, d'un autre côté, il ne fuit plus comme le temps de Ronsard. Il daigne enfin suspendre son vol. Et moi, lecteur, je m'en réjouis. En achevant ce livre dont la dernière phrase est identique à la première, j'ai l'impression d'avoir, pendant cinq heures, cessé de vieillir. Comme l'Achille de Paul Valéry («Achille immobile à grands pas»), j'ai parcouru l'ouvrage à grands pas, mais immobile. Ce qui, joint à l'effet musical de la répétition, apporte une curieuse satisfaction.

intervention de Michel Mansuy à Cerisy en 1971, reprise in Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux p.81
La références aux actes de ce colloque est donnée par Journal de Travers. Ce passage n'est pas du genre à intéresser Renaud Camus, du moins à l'époque. Je le recopie ici par ce qu'il parle de l'espace, du temps et du je.

Structure

Je m'étonne que personne n'ait encore précisé le sens du mot structure qui surgit à tout bout de champ. Son origine est scientifique et plus spécialement chimique. C'est un «système d'organisation spatiale et temporelle des éléments impliqués qui fait de ces éléments un tout dont les propriétés nouvelles sont bien autre chose que la somme des propriétés des parties».

Marcelle Wahl au cours de la discussion suivant l’intervention de Jean Alter au colloque de Cerisy en 1971. Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux tome 1, p.68

Un monde sournois

Le qualificatif que Robbe-Grillet applique le plus volontiers à la vie comme aux êtres est l'adjectif sournois. Non pas absurde, notez-le bien, ni tragique, mais sournois.

intervention de Michel Mansuy au Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux, p.79

Lire

Mais peut-être faut-il le rappeler: la lecture est un bonheur qui demande plus d'innocence et de liberté que de considération. Une lecture tourmentée, scrupuleuse, une lecture qui se célèbre comme les rites d'une cérémonie sacrée, pose par avance sur les livres les sceaux du respect qui le ferment lourdement. Le livre n'est pas fait pour être respecté et «le plus sublime chef-d'œuvre» trouve toujours dans le lecteur le plus humble la mesure juste qui le rend égal à lui-même. Mais, naturellement, la facilité de la lecture n'est pas elle-même d'un accès facile. La promptitude du livre à s'ouvrir et l'apparence qu'il garde d'être toujours disponible — lui qui n'est jamais là — ne signifie pas qu'il soit à notre disposition, signifie plutôt l'exigence de notre complète disponibilité.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir

La critique universitaire

La critique universitaire consiste en grande partie à mettre les farfelus à la portée des innocents. L'universitaire est un peu l'intermédiaire entre les deux.

Micheline Tison-Braun au cours de la discussion suivant l'intervention de Jean Alter au colloque de Cerisy en 1971. Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux

En Patagonie, de Bruce Chatwin

Arrivée au milieu de la lecture d'En Patagonie, j'en ai vérifié la date de publication (1977), prise d'un doute: dans la Patagonie de Chatwin, la légende de l'Ouest croise les révolutions européennes des années 10 à 30, il n'y a qu'une ou deux allusions aux années postérieures à 1940.

En Patagonie est la quête d'une touffe de poils roux dans une grotte loin au sud, la poursuite obstinée d'un rêve d'enfant. C'est l'exposition éclatée, de témoin en témoin, de l'histoire de l'Europe venue s'exiler là, directement ou en passant par la case Western. Les témoignages oraux sont recoupés par la littérature et sont évoquées toutes les épopées, d'Ulysse à Gulliver; soudain des sectes qui paraissaient nées de l'imagination de Borgès trouvent une confirmation dans les légendes locales. Toutes les vies deviennent légendaires. C'est une errance terrestre — de la marche à pied sur un terrain difficile — terriblement littéraire, maritime et onirique.
Il ne reste plus d'indiens, ou bien peu. Chatwin déteste Darwin, l'homme blanc qui se croyait supérieur.
L'indien, nomade et chasseur, sédentarisé de force par les missionnaires afin qu'il se plie à la malédiction divine "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front".
L'homme blanc, incapable d'apprécier une liberté qui ne se soucie pas de confort.

Si j'ai finalement décidé de faire un billet sur ce livre, c'est à cause de ces quelques lignes sur le langage que j'aimerais conserver et qui m'ont rappelé Ezra Pound sur les idéogrammes.
Bridges a travaillé toute sa vie à un dictionnaire anglais-yaghan :
Le dilemme de Bridges est assez commun. En constatant dans les langues «primitives» une pénurie de mots pour les idées morales, nombreux furent ceux qui en conclurent que ces idées n’existaient pas. Mais les concepts de «bon» ou «beau», si essentiels dans la pensée occidentale, sont sans signification s’ils ne plongent pas leurs racines dans les choses. Les premiers locuteurs d’une langue prenaient les matériaux bruts de leur milieu et les transposaient en métaphores pour exprimer des idées abstraites. Le langage yaghan — et par déduction toute langue — agit à la manière d’un système de navigation. Les choses nommées sont les points fixes, alignés ou comparés, qui permettent à celui qui parle de préparer l'étape suivante. Si Bridges avait découvert la portée de la métaphore yaghan, son travail n'aurait jamais été achevé. Il nous en est parvenu cependant suffisamment pour ressusciter la subtilité de leur entendement.
Que penser d'un peuple qui définissait la «monotonie» comme une «absence de camarades»? Ou qui utilisait pour «dépression» le mot qui décrivait la phase vulnérable du cycle saisonnier du crabe, celle où l'animal, dépouillé de sa vieille carcasse, attend que la nouvelle se forme? Ou qui faisait dériver «paresseux» du nom du manchot? Et «adultère» du nom du hobereau, un petit faucon qui volette ça et là pour s'arrêter, immobile, au-dessus de sa prochaine victime?

Bruce Chatwin, En Patagonie, p.171-172 (in Œuvres complètes chez Grasset)

Le Planétarium

Un titre si ambitieux a impressionné bien des critiques; on lui doit des pages sur les solitudes stellaires sur les populations sarrautiennes ou sur le rôle solaire de Germaine Lemaire.

intervention de Jean Alter au colloque de Cerisy en 1971. Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux, tome 1, p.49

Les carnets de Finnegans Wake IV

Ceci est le quatrième cours du séminaire. J'ai été absente pour le troisième.

C'est un vrai plaisir de suivre Daniel Ferrer. Sa passion pour le sujet lui permet de ne pas faire cours, mais de raconter, de proposer, d'hésiter, de bafouiller. Il nous raconte Finnegans Wake, sa vie autour de Finnegans Wake, il donne l'impression que tout un réseau de limiers est lancé dans l'enquête et partage (ou pas, je suppose) les mystères élucidés. Daniel Ferrer insiste beaucoup, souvent, à sa manière hésitante, sur le fait que l'interprétation est ouverte, qu'il n'existe pas une bonne réponse, mais qu'au contraire c'est la multiplicité qui est la vérité de ce texte. Rien n'est bête, tout le monde a sa place, son mot à dire. La pièce est petite, un abri anti-atomique au second sous-sol (attendre la fin de l'hiver nucléaire en étudiant Finnegans Wake), nous sommes une poignée, deux poignées, de tous âges, toutes nationalités (J'ai cru comprendre que Ferrer espère le plus grand nombre de nationalités possibles, et un Irlandais natif). Certains sont des habitués, paraissent travailler sur Joyce depuis des années.



Quelques indications géographiques à partir d'un schéma

Le vidéoprojecteur affiche une lettre de James Joyce à Mrs Weaver dans laquelle il donne quelques clés de FW. L'intérêt de cette lettre est de fournir un schéma avec des indications géographiques, schéma que je ne peux représenter ici (d'où mon envie d'écrire ce billet), agrémenté de légendes manuscrites mal déchiffrables/mal déchiffrées (et donc tout ce que je vais écrire avec les lettres sans hésitation de ce clavier sera un quasi-mensonge).

La lettre A se trouve en haut du schéma, la lettre Z en bas, un peu en biais vers la droite. Entre les deux, une ligne en pointillé.
- Au niveau de A on déchiffre: "Hills of Howth" => la prononciation irlandaise donne à peu près "Haoueth". Joyce a donné une étymologie: "Dan Hoved" => la tête du géant dans le paysage.
- Au niveau de Z, "Magazine Hill", la colline qui surplombe Dublin (les pieds du géant?), et juste avant "Phoenix Park", le parc qui est un peu l'équivalent de notre bois de Boulogne, dans lequel HCE vit des aventures imprécises (difficiles à cerner).
- Sur la ligne en pointillé, entre les deux extrémités, "old plains of Dublin".
- On déchiffre plus ou moins sur le bord du schéma "A...Z your postcard" => il s'agit sans doute (conjecture) d'une réponse à une carte postale de Mrs Weaver demandant des explications.

Au-dessus de dessin, des mots "Mare xxxx xxxx nostrum". Le second peut-être sestrum (les sœurs?)

les deux frères,
Shem : l'écrivain
Shaun : le postier          =>l'un écrit, l'autre transporte (la lettre d'Anna Livia Plurabelle, la mère)

2 collines : la tête et les pieds de Finn Mac Coll allongé dans le paysage.

A droite de cette ligne en pointillé, une ligne continue, partant quasiment de A, d'abord en plongeant vers le sud puis en s'incurvant et prenant la direction de l'est un long moment avant de descendre vers le sud. La ligne continue alors à peu près parallèle à la ligne pointillée s'arrête au niveau de Z. Le long de cette ligne deux mots, le premier indéchiffrable, le second "Liffey", peut-être, la rivière qui traverse Dublin.
Cette ligne continue pourrait aussi bien être une côte qu'une rivière.

les allusions sexuelles : partout
a long / along => séparation/fusion

Le premier brouillon

J'indique les mots sur lesquels nous nous sommes arrêtés, et parmi ceux là, ceux pour lesquels j'ai pris des notes => il faut imaginer que la page projetée sur l'écran est entièrement écrite et que nous ne nous sommes intéressés qu'à quelques mots, représentatifs ou ayant subi des transformation avant d'arriver à la version définitive.

- "on a merry isthmus" => évoque christmas (il faut imaginer le mot écrit à la main).
- "to wielderfight his peninsulae war" => On a vu l'origine allemande de "wielderfight" [1]. Il s'agit des guerres péninsulaires. L'ombre de Wellington et de Napoléon (surtout Napoléon) sur le livre. Deviendra "penisolate", à la fois "penis" et "isolate".
- "Not pass-encore" => not a été barré, "pass" ajouté au dessus de la ligne, avec un trait, une ligature, le reliant à encore. soit "passage", "en corps"...
- "re-arrived" : (arrived sur la ligne, "re" au-dessus, en surcharge, et lié par untrait): cyclique
- "by the Oconee exaggerated" : la rivière de Dublin. thème qui devient fondamental.
- "Sham rocks" : shame (honte en anglais). Une étudiante fait remarquer que "Sham" est un mot relevé en allemand signifiant "vagin". "rocks", c'est aussi les couilles (plus tard, un auditeur rappellera l'interjection de Molly arrêtant une explication de son mari par "rocks!"). Shamrocks, c'est aussi l'emblème de l'Irlande, le trèfle, dont il est dit que Saint Patrick se servit pour expliquer la Trinité.
- "themselvesse to Laurens" => "eux-mêmes" se renverse en "autres" (else) altérité. Reprend cette vieille idée de Freud qui l'arrangeait bien que dans les langues archaïques tout mot signifiait également son contraire. (Mais on sait aujourd'hui que c'est faux).
- un peu dans la marge "from afire" : le feu de loin (a far)
- answered corrigé en "bellowed" surchargé en "bellows" => beugler, mais aussi le soufflet qui attise la flamme
- "mishe chiche" : "je suis", explication de Joyce à Mrs Weaver => peut-on y croire?
- "tufftuff" : deviendra "tauftauf" - "Patrick" => a devient e : Petrick. "peat", c'est la tourbe, brûle avec beaucoup de fumée. (Ferrer nous raconte une histoire: un Irlandais sur un champ de bataille a dans sa ligne de mire un général et s'apprête à le tuer. mais le général se met à déféquer, et l'Irlandais hésite, il ne peut tuer le général durant un geste aussi humain sans compter qu'il serait humiliant d'être trouvé mort ainsi. Mais le général se saisit d'une motte de tourbe pour s'essuyer et alors l'Irlandais offensé dans son âme irlandaise le tue sans hésiter).
- "all’s fair in vanessy", "twinsosie sesthers" : les deux amours de Swift s'appeler Esther. L'une fut surnommé Vanessa. Elle s'appelait Ester Vanhomrigh, Swift a procédé à une inversion et à un collage.
- "all’s fair in vanessy": rappelle "Vanity Fair" (la foire aux vanités) et "all is fair in war and love"
- "the story tale of the fail is retailed early in bed" => "retailde": vendre au détail, vendre sa salade.

apparté: on a retrouvé des contes écrits par Nora sous la dictée de Joyce, car Joyce était aveuglé par une opération. Cela a une influence sur l'orthographe, et donc le sens, de certains mots.

Deuxième brouillon

Commence par le signe E sur le dos (je ne peux pas le représenter avec ce clavier). C'est le signe de HCE sur le dos, les pattes en l'air. -"violers d'amor" : amour, violence, musique
- "over the short sea" => on entend "short C", un do majeur, une note brève
- "noravoice" = le nom de sa femme, Nora. hésitaiton sur la coupure. nor avoice, nora voice
- "the fall (...)" => introduit ici pour la première fois le mot de cent lettres, le tonnerre dans toutes les langues.
- of a once wallstreet oldparr" => la crise de 29? Mais écrit avant la crise!! "old par": on entend "vieux père", mais aussi "saumon", le poisson du renouveau. cyclique.

Deuxième page : décrire toutes les batailles

- "oyshygods gaggin fishigods" : ostrogoths et wisigoths. contre (gegen en allemand) ou étrangler (gagging)

Et là je me perds, quand je confronte mes notes au texte, rien n'est dans l'ordre: mes notes remontent au début du texte.
- "river" lié à "run", rajouté en ligature
- "topsawyers" => Tom Sawyer, Huckleberry Finn
- "gorgios": argot gitan. ceux qui ne sont pas des gitans. mais aussi Georgio le fils de Joyce. mais aussi le défilé (straight, narrow =>isthmus)
- Jonathan (Swift) =>"nathandjoe", nath and joe : a fait subir au prénom de Swift quelque chose d'analogue à la déformation d'Esther Vanhomrigh en Vanessa.

On reprend le début de la version définitive

- riverrun : une référence à un poème de Coleridge, Kubla Khan (1798)

In Xanadu did Kubla Khan
A stately pleasure-dome decree:
Where Alph, the sacred river, ran    => Alph = Anna Livia Plurabelle
Through caverns measureless to man
Down to a sunless sea.

- "past Eve and Adam's" : une église de Dublin.
Si l'on découpe past Eve and Adam's , on obtient "Steven", le prénom du petit-fils de Joyce, né peut après la mort du père de Joyce qui s'appelait aussi Steven (d'où cycle, renaissance, etc.)

- "Rot a peck of pa’s malt had Shem" => O Willie brew'd a peck o' maut , poème de Robert Burns en 1789. Chanson à boire (comme Finnegan's Wake. Sens des vers de la fin: "le premier qui nous quitte est une poule mouillée et un cocu, le premier qui tombe de sa chaise est roi". cf. Finnegans bourré qui tombe raide mort de son échelle et se réveille à l'odeur du whisky.).
Daniel Ferrer nous a projeté une version chantée en nous en conseillant une autre (mais pas de liaison wifi dans l'abri anti-atomique). Tlön l'a retrouvée.

- Humpty Dumpty : Il invente sa propre langue. cf le chapitre VI de Through the looking glass:

I don't know what you mean by "glory",' Alice said.
Humpty Dumpty smiled contemptuously. `Of course you don't — till I tell you. I meant "there's a nice knock-down argument for you!"'
`But "glory" doesn't mean "a nice knock-down argument",' Alice objected.
`When I use a word,' Humpty Dumpty said, in rather a scornful tone, `it means just what I choose it to mean — neither more nor less.'
`The question is,' said Alice, `whether you can make words mean so many different things.'
`The question is,' said Humpty Dumpty, `which is to be master — that's all.'
Alice was too much puzzled to say anything; so after a minute Humpty Dumpty began again. `They've a temper, some of them — particularly verbs: they're the proudest — adjectives you can do anything with, but not verbs — however, I can manage the whole lot of them! Impenetrability! That's what I say!'

=> On peut faire ce qu'on veut avec les adjectifs, les verbes résistent.

Schématiquement, le langage se déploie selon deux axes.
- syntagmatique / contiguïté
- paradigmatique / virtualité
exemple de paradigme : sujet / verbe / attribut du sujet Le sujet (et toutes les autres fonctions) peut prendre différentes valeurs: une femme, une rose, etc.

Selon Jakobson, la fonction poétique du langage consiste à projeter le paradigme sur le syntagme afin d'attirer l'attention sur le fonctionnement même du langage.

D'autres exploreront d'autres voies: par exemple Gertrudre Stein fera bégayer le paradigme ("A rose is a rose is a rose.")

Joyce
- projette le paradigme sur le syntagme, de façon démesurée (ex: le tonnerre en 100 lettres)
- ne choisit pas. mots-valises (à la Lewis Carroll). exemple: sister+ Esther = sesther

Quelques tentatives déjà présentes dans Ulysses.

Notes

[1] la semaine dernière

Slumgullion

mélange d’huile, de sang et d’eau qui inonde le pont pendant le dépeçage des baleines.

Bruce Chatwin, En Patagonie, chapitre 12, note du traducteur

Inadaptés

Dans les années 1890, une version sommaire de la théorie de Darwin – dont l’idée avait germé en Patagonie – retourna en Patagonie et sembla encourager la chasse aux Indiens. Une formule, « la survivance des mieux adaptés », une Winchester et une cartouchière donnèrent à certains organismes européens l’illusion d’être supérieurs aux organismes indigènes, pourtant beaucoup mieux adaptés qu’eux.

Bruce Chatwin, En Patagonie, chapitre 56

Caïn bourgeois

L’histoire des anarchistes ne représente que le dernier avatar de la même vieille querelle entre Abel, le vagabond, et Caïn, le thésauriseur de biens. Secrètement, je soupçonne Abel d’avoir provoqué Caïn aux cris de « Mort à la bourgeoisie ! ». Il est donc dans l’ordre des choses que le héros de cet histoire ait été juif.

Bruce Chatwin, En Patagonie, chapitre 60

L'amoureuse des fleurs

Elle avait vu le veld sud-africain embrasé de fleurs ; les lis et les forêts de madrones de l’Oregon ; les pins de la Colombie britannique ; et la flore de l’Australie occidentale, miraculeursement préservée de toute hybridation, isolé par le désert et par la mer. Les Australiens ont donné des noms si amusants à leurs plantes : patte de kangourou, plantes des dinosaures, plantes à cire de Gerardtown et Billy Black Boy.

Elle avait vu les cerises et les jardins zen de Kyoto, et les couleurs de l’automne à Hokkaidô. Elle adorait le Japon et les Japonais. […]

Miss Starling envisageait de partir pour les azalées du Népal, « pas ce mois de mai mais celui d’après ». Elle espérait voir son premier automne nord-américain. Elle s’était promenée dans les forêts de Nothofagus antartica. On en vendait dans la pépinière.

«C’est beau, dit-elle en portant son regard vers la ligne noire qui marquait la fin des prés et le début des arbres. Mais je n’aimerais pas y revenir.

— Moi non plus», dis-je.

Bruce Chatwin, En Patagonie, chapitre 58

Funérailles décoratives

Au point de vue décoratif comme au point de vue politique, les funérailles d'Anatole France resteront un modèle du genre. Sans parler du catafalque, des draperies, des torchères, tous les pouvoirs publics, toutes les grandes administrations, tous les corps constitués, disposaient d'une tribune particulière.

Le Figaro, octobre 1924. (notes à propos du Timbre égyptien d'Ossip Mandelstam)

Café russe

A Klin, il prit du café de chemin de fer qui se fait toujours d'après la même recette depuis le temps d'Anna Karénine, avec de la chicorée, un peu de terre de cimetière et on ne sait trop quelle autre saleté du même genre.

Ossip Mandelstam, Le Timbre égyptien, dernière page

Le brontosaure

Dans la salle à manger de ma grand-mère il y avait un petit meuble vitré et derrière la vitre un fragment de peau. Ce dernier n'était pas bien grand, mais d'un cuir épais et couvert de touffes de poils roux. Une punaise rouillée le fixait à une carte postale. Sur cette carte figuraient aussi quelques lignes d'une encre décolorée, mais j'étais alors trop jeune pour lire.

«Qu'est-ce que c'est, maman?
— Un morceau de brontosaure.»

Bruce Chatwin, En Patagonie, incipit

La musique

Lors des derniers cruchons, Aline m'a offert Le Timbre égyptien, d'Ossip Mandelstam, réédition de la traduction de Georges Limbour paru en 1930 dans la revue Commerce. Le livre est imprimé à Saint-Just-la-Pendue, nom merveilleux.

Ce n'est pas une nouvelle, tout juste une errance, dans Saint Pétersbourg bien sûr (combien d'errances dans Saint Pétersbourg dans la littérature russe?), une errance autant dans les rues que dans l'imagination et les souvenirs du narrateur, et les actes d'un personnage à peine esquissé. Grande importance des objets, tout prend vie, le décor entier n'est plus un décor mais une foule d'objets amicaux qui ne parvient pas à combler l'impression de solitude et de fuite que laisse le livre — fuite et solitude, ébauche de désespoir dans la vapeur de l'eau bouillie et des fers à repasser.

Les portées ne caressent pas moins l'œil que la musique elle-même ne flatte l'oreille. Les noires sur leurs échelles montent et descendent comme des allumeurs de réverbères. Chaque mesure est une petite barque chargée de raisins secs et de musca noir.
>Une page de musique, c'est d'abord une flotille à voiles rangée en ordre de bataille, puis un plan selon lequel sombre la nuit organisée en noyaux de prunes.

Les chutes fantastiques des mazurkas de Chopin, les larges escaliers à clochetons des études de Liszt, les parcs de Mozart aux treilles suspendues, tremblantes, à cinq fils de fer, n'ont rien de commun avec le buisson nain des sonates de Beethoven.
Les villes de mirage des signes musicaux surgissent comme des petites cages d'étourneaux dans la résine bouillante.
Le vignoble des notes de Schubert est toujours becqueté jusqu'aux pépins et battu par la tempête.
Quand des centaines d'allumeurs de réverbères courent ça et là dans les rues, suspendant des bémols à des crochets rouillés, fixant les girouettes des dièses, faisant descendre des enseignes entières de mesures grêles, c'est certainement Beethoven; mais quand la cavalerie des huitièmes et des seizièmes avec des panaches de papier, des fanions et des petits étendards s'élance à l'attaque, c'est encore Beethoven.
Une page de musique, c'est la révolution dans une vieille ville allemande.
Enfants à grosse tête. Etourneaux. On dételle le carosse du prince. Les joueurs d'échecs sortent en courant des cafés, brandissant pions et fous.
Voilà des tortues, allongeant leurs tendres têtes, se mesurant à la course: c'est Haendel.
Mais combien martiales sont les pages de Bach, ces étonnantes grappes de cèpes séchés.
Dans la Saovaïa, près de l'église de l'Intercession s'élève la Tour des Pompiers. À cette tour, pendant les gelées de janvier sont hissés les raisins des signaux d'alarme, pour le rassemblement des brigades. Non loin de là, j'apprenais la musique. On m'enseignait la pose de mains d'après le système Leszetychi.
Que le paresseux Schumann étende ses notes comme du linge à sécher et qu'en bas se promènent des Italiens le nez au vent! que les passages les plus difficiles de Liszt, brandissant leurs béquilles, traînent çà et là des échelles de pompiers!
Le piano est une bête d'appartement bonne et sage, à la chair de bois fibreuse, aux veinesd'or, et aux os toujours enflammés. Nous le gardions des refroidissements, le nourrissions de sonatines légères comme des asperges.

Ossip Mandelstam, Le Timbre égyptien

Les carnets de Finnegans Wake II

Cette fois-ci ce sont des notes, même pas renarrativisées.

Daniel Ferrer nous a distribué divers tableaux et grilles destinés à éclairer la structure (et la diégèse) de FW. La source est un livre de Clive Hart, mais je n'ai pas noté lequel. Il est également possible qu'il y est plusieurs sources (autres que Clive Hart, je suis arrivée en retard et je n'ai rien noté).


1/ Un tableau analysant les dix-huit chapitres d' Ulysses en listant pour chacun le lieu, l'heure, l'organe (foie, parties génitales, poumons, etc), la discipline (théologie, histoire, philologie,...), la couleur, le symbole (l'héritier, le cheval, la marée, ...), la technique (narratif (jeune), catéchisme (personnel), monologue (masculin), etc.) et la correspondance entre les personnages en scène (Stephen - Télémaque - Hamlet : Buck Mulligan - Antinous : la laitière - Mentor; etc.)
Ce modèle d'Ulysses ne doit pas être surestimé car il a été construit a posteriori, cependant il est utile. Des grilles d'analyse de ce type ont été tentées concernant Finnegans Wake.

2/ Un tableau détaille les dix-sept chapitres de FW (livre I: 8 chapitres; livre II: 4; livre III:4; livre IV) par : heures de la nuit; lieux (réels et symboliques); symboles principaux; discipline (archéologie, communication, géographie,...); technique (mythe, potin, carnet de notes, émission de radio...)
Ces trois dernières colonnes d'analyse cherchent un peu trop à rabattre la structure de FW sur celle d'Ulysses. A ne pas surestimer mais utile.
Correspondance entre le temps humain, le temps mythique et l'histoire universelle.

3/ Une table de correspondances du cycle Trois plus Un.
Il s'agit d'un travail à partir de la théorie de Vico d'une histoire cyclique que Joyce avait confiée à Beckett comme étant l'une des clés possibles de FW.
Je recopie le tableau en matérialisant les colonnes par des points-virgules. Les annotations en italique sont des annotations personnelles.

Livre I; naissance; passé; or; nord; Matthieu. âge divin
Livre II; mariage; présent; argent; est; Marc. âge héroïque
Livre III; mort; futur; cuivre; est; Luc. âge humain
Livre IV; reconstitution; intemporel; acier; ouest; Jean. ricorso

- Une table de correspondances supplémentaires du cycle Trois plus Un
Livre I. 1-4; terre; mélancolique; Terre; or; printemps; nord; Matthieu.
Livre I. 5-8; eau; flegmatique; Lune; argent; été; sud; Marc.
Livre II; feu; sanguin; Vénus; cuivre; automne; est; Luc.
Livre III; air; colérique; Saturne; plomb; hiver; Jean.
Livre IV; quintessence; parfait équilibre des humeurs; Soleil; fer et or; équinoxe; centre, Assomption.


Autres pistes d'interprétation :
Le rêve. Joyce a dit que FW était le temps d'une nuit. Mais il faut regarder la date à laquelle il a dit ça.
Si rêve il y a, qui rêve? HCE? => Pas clair.

Finalement le plus utile : la table des symboles donnée la semaine dernière.
Il faut toujours se demander : «de qui s'agit-il?», même si souvent les choses se renversent les unes sur les autres.


FW n'a pas été écrit dans l'ordre. Il a été écrit par séquences, qu'on appelle des "sketches" (des esquisses).
1/ le premier sketch écrit a porté sur un dieu irlandais;
2/ puis Tristan et Iseult;
3/ puis Saint Kevin

On ne sait pas très bien ce que James Joyce comptait faire de ces sketches à l'origine. Certains ont tout de suite formé des noyaux de FW, d'autres n'ont été ajoutés qu'à la fin.

Chute: représentée par un mot de cent lettres. Bruit du tonnerre.
Le tonnerre a déclenché le langage.
Chute du maçon Finnegan.

HCE a fait quelque chose mais on ne sait pas quoi;
on ne sait pas avec qui;
on ne sait pas qui l'accuse;
mais c'était dans le bois du Phénix à Dublin. => Des rumeurs courent. Sa femme va le défendre. C'est le fameux "Mamafesta" (Livre I chapitre 5). Il s'agit d'une feuille trouvée dans le fumier. Mais il y a aussi un parallèle avec le livre de Kell (le plus célèbre des manuscrits irlandais). La lettre représente aussi le livre lui-même, c'est pour cela qu'on ne peut la connaître en entier. A la fois contenant et contenu.
On comprendra peu à peu que cette lettre a été dictée par la mère à Shem, postée par Shaun.

Livre I chapitre 6. Les quizz. Reprend tous les personnages.
Livre II : les enfants
Livre III : le livre de Shaun (Dans le courrier de Joyce, le livre III est représenté par un V inversé, suivi d'un 1, 2, 3 ou 4 en indice pour désigner les chapitres 1,2,3 ou 4).
Livre IV : le long monologue d'ALP.

Le chapitre 8 est l'un des plus faciles.
Anna Liffey = la rivière
Deux lavandières le long de la Liffey lavent le linge de la famille Earwicker. Joyce a accepté de lire un passage de ce chapitre et on en possède un enregistrement. Le texte lu est le suivant, à la fin du chapitre 8:
Well, you know or don’t you kennet or haven’t I told you every telling has a taling and that’s the he and the she of it. Look, look, the dusk is growing! My branches lofty are taking root. And my cold cher’s gone ashley. Fieluhr? Filou! What age is at? It saon is late. ’Tis endless now senne eye or erewone last saw Waterhouse’s clogh. They took it asunder, I hurd thum sigh. When will they reassemble it? O, my back, my back, my bach! I’d want to go to Aches-les-Pains. Pingpong! There’s the Belle for Sexaloitez! And Concepta de Send-us-pray! Pang! Wring out the clothes! Wring in the dew! Godavari, vert the showers! And grant thaya grace! Aman. Will we spread them here now? Ay, we will. Flip ! Spread on your bank and I’ll spread mine on mine. Flep! It’s what I’m doing. Spread ! It’s churning chill. Der went is rising. I’ll lay a few stones on the hostel sheets. A man and his bride embraced between them. Else I’d have sprinkled and folded them only. And I’ll tie my butcher’s apron here. It’s suety yet. The strollers will pass it by. Six shifts, ten kerchiefs, nine to hold to the fire and this for the code, the convent napkins, twelve, one baby’s shawl. Good mother Jossiph knows, she said. Whose head? Mutter snores? Deataceas! Wharnow are alle her childer, say? In kingdome gone or power to come or gloria be to them farther? Allalivial, allalluvial! Some here, more no more, more again lost alla stranger. I’ve heard tell that same brooch of the Shannons was married into a family in Spain. And all the Dun-ders de Dunnes in Markland’s Vineland beyond Brendan’s herring pool takes number nine in yangsee’s hats. And one of Biddy’s beads went bobbing till she rounded up lost histereve with a marigold and a cobbler’s candle in a side strain of a main drain of a manzinahurries off Bachelor’s Walk. But all that’s left to the last of the Meaghers in the loup of the years prefixed and between is one kneebuckle and two hooks in the front. Do you tell me. that now? I do in troth. Orara por Orbe and poor Las Animas! Ussa, Ulla, we’re umbas all! Mezha, didn’t you hear it a deluge of times, ufer and ufer, respund to spond? You deed, you deed! I need, I need! It’s that irrawaddyng I’ve stoke in my aars. It all but husheth the lethest zswound. Oronoko ! What’s your trouble? Is that the great Finnleader himself in his joakimono on his statue riding the high hone there forehengist? Father of Otters, it is himself! Yonne there! Isset that? On Fallareen Common? You’re thinking of Astley’s Amphitheayter where the bobby restrained you making sugarstuck pouts to the ghostwhite horse of the Peppers. Throw the cobwebs from your eyes, woman, and spread your washing proper! It’s well I know your sort of slop. Flap! Ireland sober is Ireland stiff Lord help you, Maria, full of grease, the load is with me! Your prayers. I sonht zo! Madammangut! Were you lifting your elbow, tell us, glazy cheeks, in Conway’s Carrigacurra canteen? Was I what, hobbledyhips? Flop! Your rere gait’s creakorheuman bitts your butts disagrees. Amn’t I up since the damp tawn, marthared mary allacook, with Corri-gan’s pulse and varicoarse veins, my pramaxle smashed, Alice Jane in decline and my oneeyed mongrel twice run over, soaking and bleaching boiler rags, and sweating cold, a widow like me, for to deck my tennis champion son, the laundryman with the lavandier flannels? You won your limpopo limp fron the husky hussars when Collars and Cuffs was heir to the town and your slur gave the stink to Carlow. Holy Scamander, I sar it again! Near the golden falls. Icis on us! Seints of light! Zezere! Subdue your noise, you hamble creature! What is it but a blackburry growth or the dwyergray ass them four old codgers owns. Are you meanam Tarpey and Lyons and Gregory? I meyne now, thank all, the four of them, and the roar of them, that draves that stray in the mist and old Johnny MacDougal along with them. Is that the Poolbeg flasher beyant, pharphar, or a fireboat coasting nyar the Kishtna or a glow I behold within a hedge or my Garry come back from the Indes? Wait till the honeying of the lune, love! Die eve, little eve, die! We see that wonder in your eye. We’ll meet again, we’ll part once more. The spot I’ll seek if the hour you’ll find. My chart shines high where the blue milk’s upset. Forgivemequick, I’m going! Bubye! And you, pluck your watch, forgetmenot. Your evenlode. So save to jurna’s end! My sights are swimming thicker on me by the sha-dows to this place. I sow home slowly now by own way, moy— valley way. Towy I too, rathmine.%%% >Ah, but she was the queer old skeowsha anyhow, Anna Livia, trinkettoes! And sure he was the quare old buntz too, Dear Dirty Dumpling, foostherfather of fingalls and dotthergills. Gammer and gaffer we’re all their gangsters. Hadn’t he seven dams to wive him? And every dam had her seven crutches. And every crutch had its seven hues. And each hue had a differing cry. Sudds for me and supper for you and the doctor’s bill for Joe John. Befor! Bifur! He married his markets, cheap by foul, I know, like any Etrurian Catholic Heathen, in their pinky limony creamy birnies and their turkiss indienne mauves. But at milkidmass who was the spouse? Then all that was was fair. Tys Elvenland ! Teems of times and happy returns. The seim anew. Ordovico or viricordo. Anna was, Livia is, Plurabelle’s to be. Northmen’s thing made southfolk’s place but howmulty plurators made eachone in per-son? Latin me that, my trinity scholard, out of eure sanscreed into oure eryan! Hircus Civis Eblanensis! He had buckgoat paps on him, soft ones for orphans. Ho, Lord ! Twins of his bosom. Lord save us! And ho! Hey? What all men. Hot? His tittering daugh-ters of. Whawk?%%% >Can’t hear with the waters of. The chittering waters of. Flittering bats, fieldmice bawk talk. Ho! Are you not gone ahome? What Thom Malone? Can’t hear with bawk of bats, all thim liffeying waters of. Ho, talk save us ! My foos won’t moos. I feel as old as yonder elm. A tale told of Shaun or Shem? All Livia’s daughter-sons. Dark hawks hear us. Night! Night! My ho head halls. I feel as heavy as yonder stone. Tell me of John or Shaun? Who were Shem and Shaun the living sons or daughters of? Night now! Tell me, tell me, tell me, elm! Night night! Telmetale of stem or stone. Beside the rivering waters of, hitherandthithering waters of. Night!
Ce sont aussi les quatre dernières pages de ce chapitre qui furent traduites en basic English, un langage mis au point par Ogden qui n'utilise que les 850 mots les plus courants de la langue anglaise. Le projet de ce langage semble aux antipodes du travail de FW sur les mots. Peut-être que James Joyce était conscient qu'il lui fallait un peu de publicité... (ou que ça l'amusait ou l'intéressait (remarque personnelle)).

Les carnets avec l'annotation "r" contiennent des noms de rivières (de cours d'eau) du monde entier.
Nous reprenons le début du passage et expliquons quelques mots.

"kennet" => La Kennett, rivière anglaise
"every telling has a taling" => Taling : aussi une rivière et "tail": la queue
hisheorey : theory entre his and she
L'obscurité monte // le bruit de la rivière en fait autant.
"My branches lofty are taking root" : inversion poétique, quasi miltonienne. (bizarre pour une lavandière).
"ashley" : cendre mais aussi frêne.
"Filou" : Allemands/ Français (guerre de 1914)

Comment choisir un sens parmi les sens qui s'ouvrent? Théorie des topiques : autrement dit, "de quoi ça parle?"
Dans Lector in Fabula (p.112-117) Umberto Eco donne l'exemple suivant:
- Charles promène son chien tous les soirs. Pierre aussi.
- Charles fait l'amour avec sa femme deux fois par semaine. Pierre aussi.
Le contexte permet donc aussi de comprendre un texte. Greimas a parlé d'isotopies : conglomérats créés. Umberto Eco en présente la déclinaison dans Lector in fabula. Par exemple il y a
les isotopies - discursives
- phrastiques
- paradigmatiques
- syntagmatiques
- ...
- narratives - ...
etc.

"my cold cher’s"; "Waterhouse’s clogh" : le Cher et la Clogh : encore des rivières.
"eye" : I
"senne eye or erewone" : sans que moi ni personne (traduction personnelle)
erewone : anyone ou everyone. ere: jamais. =>qui que ce soit
Sexaloitez : fête à Zurich (James Joyce est enterré à Zurich.)
Send-us-pray : Saint-Esprit (travail phonétique, par assonance).

Wring out the clothes! => the old
Wring in the dew! => the new
Encore une chanson, sur un poème de Tennysson que l'on joue traditionnellement lors du passage de l'ancienne à la nouvelle année : "Ring out the old, ring in the new". ''(J'ai choisi une adaptation moderne, ici la partition de l'hymne traditionnel.

Chapiro

La nuit, quand je m'endormais sur mon sommier fatigué, je me demandais ce que je pourrais faire pour Chapiro: lui donner un chameau et une boîte de dattes afin qu'il ne pérît pas dans les Sables, ou le conduire avec cette martyre, Mme Chapiro, à la cathédrale de Kazan, dont le voile troué était noir et doux.

Ossip Mandelstam, Le timbre égyptien, p.33

Démolissons-nous

J'ai souvent dit que ce qui m'avait frappée dans Tricks, c'était sa joie, sa gaieté; sans doute par contraste avec la littérature érotique hétérosexuelle que j'ai beaucoup pratiquée entre vingt et vingt-cinq ans dans les trois tomes de L'Anthologie historique des lectures érotiques publiés par Pauvert: dans leur version romantique les textes érotiques sont souvent pesants, inutilement emphatiques, et dans leur version "active" souvent humiliants ou violents pour l'un ou l'autre des partenaires, généralement la ou les femmes.

Pour la Saint-Valentin, je vais donc copier l'un des textes qui me faisaient rire, qui nous faisaient rire. D'un point de vue strictement descriptif, il est sans doute décevant (il faut dire qu'il date de 1903 et fut l'objet d'un procès avant même sa parution en livre), mais d'un point de vue ambiance il est tout à fait réjouissant et donne envie de s'amuser.

Suite de la première nuit d'amour

Il s'était ostensiblement dépouillé de son caleçon vierge et de ses deux chaussettes radieuses. De tous ses fameux dessous, il n'avait gardé que sa flanelle immaculée, et il allait se précipiter vers le lit où s'allongeait la comédienne, nue, les pieds croisés, la nuque appuyée sur ses mains ouvertes, attitude qui avantageait ses seins, d'ailleurs restés fermes et beaux.
— Vous y tenez beaucoup? interrogea-t-elle.
— Comment, si j'y tiens!...
— Sans ça je vous aurais prié de l'enlever.
— Qui? Quoi?
— Eh bien, votre flanelle. Le contact de la laine m'est insupportable.
— Je vais l'ôter.
Il l'ôta. Puis, moitié railleur, moitié ingénu:
— Et si vous voulez, mon amour, je vais remettre mon caleçon: il est en soie.
— Ta peau! fit-elle.
Alors, il se précipita.
Ce fut une étreinte importante. Jamais, même aux heures déjà lointaines où il se mesurait à coup de poings avec ses meilleurs compagnons d'études, Lauban n'apporta plus de gravité dans l'attaque et plus de puissance dans la riposte. Et sinon jamais, du moins pas souvent, Gaëtane ne se montra aussi sérieusement fougueuse. Pour s'embrasser de cette sort à la fois solennelle et farouche, il faut des raisons, et, qui sait? sans qu'ils s'en rendissent compte ni l'un ni l'autre, ces deux êtres qui se connaissaient à peine s'entre-devinaient assez pour s'entre-haïr.
Rien ne dure, pas même les étreintes importantes. Un dernier baiser convulsif et sonore, puis quelques secondes d'immobilité torpide et de silence hébété. Peu à peu les lèvres de la comédienne se détendirent dans un léger sourire convalescent.
— Eh bien?
Le poète ébaucha à son tour un convalescent sourire:
— Eh bien, ça ne va pas mal, merci.
Elle posa l'éternelle question:
— Tu m'aimeras?
Il répondit d'un signe de tête qu'elle ne vit point. Nerveuse, elle lui pétrit la main.
— Tu m'aimeras? répéta-t-elle.
— Pardi!
— Toujours?
— Oui Attends pourtant cinq minutes.
— Alors, dans cinq minutes?…
— Parbleu!
— Toutes les cinq minutes?
— Si tu veux.
— Mais tu es effrayant!

Maintenant, elle lui pétrissait l'épaule. En bon garçon pas contrariant, il se laissait tripoter, il fixait le ciel de lit, le constatait d'une étoffe bleue sans ornements, et regrettait cette simplicité: il eût souhaité voir là quelques attributs princiers, une couronne brodée, par exemple, ou, tout au moins, un semis de fleurs de lys d'or.
Soudain, Gaëtane s'étira, se leva; et, spontanément, après elle, il sauta à bas du lit. Chaste ou — plus probablement — frileuse, elle s'enveloppa d'un frêle peignoir vermeil. Lui, faute de peignoir vermeil, il croisa ses mains devant lui. Ainsi pudiquement voilés ils se transportèrent à pas rythmiques dans le cabinet de toilette.
Là resplendissait — argent massif illustré de ces ciselures mythologiques — le célèbre Turenne, ce somptueux coursier intime dont, maintes fois, les échos des petits journaux potiniers célébrèrent la magnificence. Un fol orgueil envahit le poète à sentir les mythologies s'imprimer dans la peau de ses cuisses et cet orgueil devint incommensurable quand il songea que, sans aucun doute, le prince Jean
Trois fois sacré par Dieu, l'amour et la victoire
le prince jean s'était assis là, dans la même attitude, dans le même costume et pour les mêmes raisons. Le prince Jean parlait-il au cours de ces hygiéniques chevauchées? de quoi pouvait-il bien parler? De la ville ou du théâtre? De la guerre ou de l'amour? Lauban eût voulu que le hasard lui inspirât des paroles semblables à celles que le pince prononçait en ces occurrences. Pensif, il chercha une phrase digne, par sa tournure, de prendre place dans les histoires, quelque chose comme: «La séance continue», et ne trouva rien qui le satisfît; enfin, dardant ses regards vers le plafond peinturluré de nuages blonds et roses, il articula, faute de mieux, d'un ton qui s'appliquait à être royal:
— Ah!… ça fait du bien!
Mon Dieu, cette petite phrase n'avait pas l'air de grand-chose. Et cependant il est certain — tant sont bornées les impressions et les éloquences humaines — que le vieux prince, descendants des rois de France et de Navarre, l'avait dite un soir ou l'autre, que, même, il l'avait dite plusieurs fois, il fallait suivre son exemple. En quittant sa monture, le poète rouvrit donc royalement la bouche et réitéra: — Ah! ça fait du bien!
Après quoi, le moment lui parut opportun d'offrir à sa partenaire, après le fougueux enthousiasme de l'étreinte, l'hommage plus raffiné d'une admiration détaillée, «artiste». En de telles circonstances, le prince Jean, qui passait pour l'homme le plus galant de notre époque de goujats, devait se comporter ainsi.
Lauban entreprit donc, congrûment, de louer tels fragments de Mlle Girard que le peignoir vermeil, en s'agitant, comme il convient, accusait l'un après l'autre plutôt qu'il ne les voilait.
— Oh! cette hanche!… cette poitrine!… cette aisselle.
Il s'extasiait de la forme, de la couleur, des frissons de cette aisselle, nid mystérieux, sachet embaumé, gousset féerique:
— Oh! cette aisselle!
— Sans compter, signala gaiement Gaëtane, que j'en ai deux comme ça.
— Deux?… c'est vrai! c'est… c'est évident! proclama-t-il. Ah! mon amie…
Au comble de l'exaltation et, d'ailleurs, à bout d'éloges, il la saisit sans plus rien dire, la souleva brillamment. Un peu petite, soit! mais grassouillette de long en large, potelée de haut en bas, elle pesait, peignoir vermeil à part, elle pesait net cent trente-deux demi-kilos, ce qui, même à deux heures de la nuit, constitue une charge appréciable pour un simple mortel habitué à ne porter qu'une lyre. Une seconde, il demeura perplexe, se demandant s'il allait laisser seulement tomber la comédienne ou bien s'il allait tomber avec elle. Le poète pensa que le prince Jean, n'étant plus d'âge à faire des poids avec le corps de la bien-aimée, se fût inévitablement flanqué par terre. Eh bien! il voulut lui, Lauban, affirmer sa supériorité sur le descendant de nos rois, et ce désir lui conféra une force insoupçonnée. Sans accident, il parvint jusqu'à la chambre, atteignit le lit aux coussins luxueux et bouleversés, sur quoi il déposa Mlle Girard épanouie, inconsciente du danger qu'elle avait couru.

— Tu es vigoureux, et cela me plaît, dit-elle.
Puisque cela lui plaisait, il n'y avait pas à se gêner. Et il ne se gêna pas. En avant, deux! ce fut une seconde étreinte importante.
Un peu plus tard, dans l'historique récipient d'argent, l'eau, de nouveau parfumée d'héliotrope, roula ses ondes.
— Et maintenant? interrogeau Gaëtane d'une voix dont la langueur s'enrouait.
— Maintenant, ma foi, répondit maurice, on pourrait varier un peu…
— Le plaisir?
— Oui. Par exemple, on pourrait…
Il s'interrompit. Mais, s'efforçant de suppléer à la parole par les gestes, il dessina des deux mains, en l'air, des académies violentes.
— C'est ça, souffla-t-elle, j'avais raison de le supposer tout à l'heure, c'est bien ça! tu es effrayant!
— Au contraire, ce qui serait effrayant, c'est que, quand on s'aime…
— On ne se démolisse pas.
Elle dit cela d'un ton presque triste, et de petites rides se froncèrent une à une aux commissures de ses paupières alourdies. Elle parut souffrir d'une névralgie subite. Ce malaise se dissipa-t-il instantanément, ou bien en eut-elle honte, ou bien encore son penchant excessif pour la luxure sut-il dompter sa douleur? Ses yeux s'animèrent; elle se passa la langue sur les lèvres, et, d'une voix qui maintenant badinait, elle reprit:
— Avoue-le que tu as l'intention de nous démolir. Et, comme si, pour y arriver, il ne suffisait pas du seul bon vieux système, voilà, Chérubin, voilà qu'il te faut des... des je-ne-sais quoi... des complications!
— Nécessairement. Il faut ce qu'il faut, exprima Lauban avec une conviction extraordinaire.
Mlle Girard, convaincue à son tour, lança un défi:
— Chiche! s'écria-t-elle. Viens t'en nous démolir!
Et elle bondit dans la chambre. Il s'élança à sa poursuite, l'atteignit juste au moment où elle enjambait le lit avec un geste de bacchante: le peignoir vermeil glissa du corps frémissant de la comédienne. Le programme s'accomplit avec une ponctualité empressée; il y eut des ''bis'' charmants, des rappels flatteurs. Quand ils furent incontestablement et définitivement démolis, le poète d'un geste rassasié ramena le lascif désordre des couvertures sur tout son organisme vanné, jusqu'à ses tempes à la fois vides et bourdonnantes, et il sembla vouloir se reposer dans le sommeil.

Willy (Henry Gauthier-Villars), La Maîtresse du Prince Jean (1903), in Anthologie historique des lectures érotiques - de Guillaume Apollinaire à Philippe Pétain, p.10 à 13

Botulisme et Oulipisme, par Jacques Roubaud

Il s'agit du n°183 de la revue Bibliothèque oulipienne, dite BO (très beau à imprimer si vous avez une imprimante couleur).

La chronologie est beaucoup plus compliquée qu'on ne l'a dit, et Jacques Roubaud apporte d'intéressantes précisions sur la rencontre Botul/Brouwer, le fondateur de l'Intuitionnisme.

Pour le reste, je vous livre quelques citations:
ex.6: «Le mou est l’Autre du dur»
@201 note tardive du Président (date? ) cf Lacan: on ne se persuadera jamais assez du fait que le Mou est, en fait, le Grand Autre ( séminaire XVIII).

ex 7: «Le mou est le mou est le mou est le mou»

ex.8: «D’un point de vue esthétique, le mou s’associe à la courbe, le dur à l’angle.»

Oulipo, hier

La neige m'a fait hésiter un peu, mais l'affaire Botul1 m'a décidée : je n'allais pas prendre le risque de rater du croustillant.

La séance du jour tourna autour de la rumination, c'est-à-dire des réflexions sur des contraintes non abouties, encore en cours de gestation, régurgitation, remâchages (avec force borborygmes autour du micro dont j'ai mal identifié les sources: Roubaud et Bénabou?).

Mise à jour : la séance est désormais en ligne.

Première apparition de Michèle Audin, hésitante et souriante.

Dans l'ensemble, les oulipiens sont très discrets, seul Roubaud se permet une allusion à BHL. Déçue? Non, pas vraiment, non en fait, pas du tout; j'aime cette retenue, cette capacité à ne pas hurler avec les loups. Seul Hervé Le Tellier jouera de la situation, mais sa connaissance particulière de Botul (cf. la vidéo) l'y autorisait.
Le Tellier nous a donc présenté une variation de l'"Autoportrait de l'homme au repos : Le descendeur" de Paul Fournel (Les athlètes dans leur tête).

Il est très difficile de rendre compte d'une séance de l'Oulipo car l'à-peu-près est impossible: ce n'est pas le sens qu'il faut restituer, mais chaque mot, chaque construction. Je ne peux donc que faire une évocation. A partir du texte de Paul Fournel dont je vous donne le début (voir la suite sur Fatrazie, imaginez la variation possible sur le cas B-H L:
Mon métier consiste à descendre du haut de la montagne jusqu'en bas. À descendre le plus vite possible. C'est un métier d'homme. D'abord parce que lorsqu'il est en haut l'homme a envie de descendre en bas le plus vite possible, ensuite parce que lorsqu'il y a plusieurs hommes en haut ils veulent tous descendre plus vite les uns que les autres.
Un métier humain.
Je suis descendeur.
Il y a eu Toni Sailer, il y a eu Jean Vuarnet, il y a eu Jean-Claude Killy, il y a eu Franz Klammer, il y a eu les Canadiens et, maintenant il y a moi. Je serai cette année champion du monde et aux prochains jeux olympiques j’aurai la médaille d'or.
Je suis l'homme le plus équilibré de la montagne, le plus calme, le plus concentré, et mon travail consiste à fabriquer du déséquilibre.

Ce qui donna des choses comme «Un métier humain: je suis philosophe télévisuel. Mon métier consiste à fabriquer du grosconcept, du grosconcept visible du plus loin possible. C'est un métier d'homme… Je grosconcepte à temps plein… je souris au cameraman car je sais qu'il m'aidera à grosconcepter,… Un jour, l'essentiel devient la position de votre bouton de chemise. C'est le bouton de chemise qui fait le philosophe télévisuel… vous avez changé quatorze fois de lessive…
Et puis il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos du philosophe télévisuel.

Et Le Tellier terminera par «... vous obligeant à faire preuve d'un humour qu'on ne vous connaissait pas.»




Note
1 : Il est possible que dans deux siècles Botul existe et BHL n'existe plus. Mais après tout, on n'a pas vraiment de preuve d'existence de Socrate, sinon par Platon.

Les carnets de Finnegans Wake I

Il y a quelques temps j'avais remarqué ça, et évidemment, c'était tentant: plus facile d'aborder une montagne avec un guide.
Je me suis demandée si je ferai un compte-rendu. Non, pas le temps. Oui, réécrire, garder une trace, servir à deux ou trois personnes. Non, totalement inutile, ça traîne un peu partout sur le net et dans les livres.
Oui mais bon, de plus en plus tentant au fur à mesure que cela devient de plus en plus impossible, notes à base de commentaires de photos de lettres manuscrites que je ne peux vous montrer (il s'agit d'un cours sur les carnets de Joyce: tout est manuscrit).
Tentative de description de lettres et de retranscription de bribes d'explication.



Arrivée en retard, en retard, juste à temps pour la fin du tour de table :
— A quel titre êtes-vous là?
— Rien de particulier. Lectrice.

La pièce est petite, un abri anti-atomique au second sous-sol (attendre la fin de l'hiver nucléaire en étudiant Finnegans Wake), nous sommes une poignée, deux poignées, de tous âges, toutes nationalités (J'ai cru comprendre que Ferrer espère le plus grand nombre de nationalités possibles, et un Irlandais natif). Certains sont des habitués, paraissent travailler sur Joyce depuis des années.

Daniel Ferrer a soutenu sa thèse sur James Joyce sous la direction d'Hélène Cixous. Sa passion pour le sujet lui permet de ne pas faire cours, mais de raconter, de proposer, d'hésiter, de bafouiller. Il nous raconte Finnegans Wake, sa vie autour de Finnegans Wake. Il insiste beaucoup, souvent, à sa manière hésitante, sur le fait que l'interprétation est ouverte, qu'il n'existe pas une bonne réponse, mais qu'au contraire c'est la multiplicité qui est la vérité de ce texte. Rien n'est bête, tout le monde a sa place, son mot à dire.

Lors de ce premier cours, D. Ferrer a commencé par nous parler de peinture et de peintres, et d'un film des années 70 sur l'Action Painting qui l'avait beaucoup marqué. Comme je n'en trouve pas trace sur youtube, je me demande si je n'ai pas fait un contresens en prenant mes notes.
En effet les manuscrits de Joyce, complètement raturés avec des crayons de couleurs, font penser à l'œuvre de ces peintres. D. Ferrer projette sur écran une page des carnets de Joyce. Des mots, quelques mots, sont écrits en travers de la page. Certains, pas tous, sont barrés, en couleur. (Personnellement, je penserais plutôt à Towmbly.)

D. Ferrer nous montre également des exemples des jeux auxquels nous allons être confrontés. Par exemple :
« A king off duty and a jaw for ever! »
est en fait un vers de Keats: «A thing of beauty is a joy forever»
Cette page recense proverbes, citations, et leurs déformation.

FW est paru par fragments dans la presse plus de dix ans avant sa parution sous sa forme définitive.
Comme les textes étaient incompréhensibles et déconcertants pour les lecteurs de Joyce (les lecteurs d'Ulysses), Samuel Beckett, William Carlos William et quelques autres, sur l'instigation de James, ont débroussaillé le chemin dans un livre de commentaires/interpétation, Our Exagmination.

Le livre commence par "riverrun" et se termine par "the". Dans un article Hélène Cixous a appelé ce "the" final "l'article de la mort". Doit-on comprendre que le livre est circulaire, qu'il faut lire "the riverrun"? S'il s'agit de la même phrase, quelque chose s'est produit entre la fin et le début du livre. Car à la fin, c'est la voix d'Anna-Livia que nous entendons, la rivière qui se jette dans la mer (la voix féminine de la mère mourante), tandis qu'au début, il s'agit d'une voix neutre, la voix grave d'un historien, que par défaut (par habitude) on entend masculine. (Il y a le même phénomène dans Ulysses: voix féminine de Molly Bloom à la fin, masculine de Stephen Dedalus au début.)
Songeons également à The Tempest et les transformations homme/femme.
Comment réussir le passage de la fin au début du livre?

Il y multiplicité des voix, on entend le murmure des enfants qui chuchotent. La voix qui parle incorpore toutes sortes d'autres voix. Cela se constate matériellement dans les manuscrits.
Les carnets représentent 14000 page. Ce sont le plus souvent des notes de lectures, mais lequelles? (=> travail d'identification des lectures de Joyce. Enquête.)
Les notes sont de simples mots relevés au fur à mesure des lectures (pas de phrases, des mots), et barrés une fois utilisés.
Daniel Ferrer projette à l'écran une double page de carnet. Page de gauche «thanks a lot» a été identifié comme provenant d'Hemingway (Il me semble que c'est l'un de ses romans parisiens, Paris est une fête ou Mort dans l'après-midi, de mémoire: je n'ai pas noté.), page de droite «a little sister girl» vient de Freud, l'histoire du petit Hans dans Cinq leçons sur la psychanalyse.

La lecture de Finnegans Wake (surtout en vue d'une traduction) oblige à faire des choix parmi les sens possibles. Nous disposons de quelques explications de Joyce lui-même. En effet, il avait comme mécène Mrs Weaver, qui l'avait soutenu pour l'édition d'Ulysses et était plutôt inquiète de voir la tournure que prenait le livre suivant de Joyce (Work in progress): il fallait la rassurer, et Joyce lui a donné quelques clés.
L'une de ses clés se réfère à Giordano Bruno: tout doit évoluer en son contraire pour se réaliser.

FW mélange la vie de Porter, tenancier de pub, et les grands mythes de l'humanité. Earwicker, le nom du personnage principal, a été trouvé sur une tombe hors d'Irlande; c'est aussi un géant mythique de Dublin.
Les personnages se transforment, mais il y a des invariants de base (actants ou acteurs = ce sont avant tout des rôles). Joyce a désigné ses personnages par des sigles dans ses carnets, des sortes de symboles. Ici j'ai noté Livre I chapitre VII, mais je ne sais plus à quoi cela se rapporte: peut-être que dans ce chapitre trouve-t-on une présentation de tous les personnages? A vérifier.

Comme ce blog ne permet pas l'inclusion de symboles étranges, je photographie mes notes. (Pour obtenir un agrandissement de chaque photo, il faut agrandir la taille des caractères du texte (dans le menu), les photos s'agrandiront proportionnellement.)
Earwicker peut être représenté par trois sigles, à quatre pattes et les pattes en l'air. Isolde peut être «aux blanches mains» ou «aux longs cheveux».







Quant à l'histoire elle-même, elle fait référence à La Ballade de Finnegan racontant sa veillée mortuaire. Tim Finnegan est un maçon qui tombe de son échelle. Ses amis s'assemblent chez la veuve pour veiller le corps; une bagarre d'ivrognes se déclare, au cours de la bagarre Tim est aspergé de whisky et cela le réveille. (une version audio que j'aime bien.)

Quand on enlève l'apostrophe de la ballade (Finnegan's Wake), Finnegans devient pluriel, et ce sont tous les Finnegans qui se réveillent.

Un sigle supplémentaire apparaît sur les brouillons : un rond contenant une croix (comme le signe "plus"). On ne sait pas exactement ce que cela représente. Cela peut-être la croix que l'on trouve sur les tombeaux celtiques, et une visée de précision. Ou un kaléidoscope, des jeux de miroir.

Second manifeste camp de Patrick Mauriès

Le camp de Mauriès n'est pas celui de Sontag.
Il s'agit bien d'excès dans les deux cas, mais celui de Sontag porte vers l'extravagance, l'excès de folie, c'est le dandysme de Wilde; celui de Mauriès serait un excès de retenue, une certaine austérité, c'est le dandysme de Barthes. Il y aurait un camp de l'ajout et un camp de l'effacement.

A quoi attribuer cette différence, à l'époque (1964/1979), au sexe (une femme/un homme), à la nationalité (américaine/française)? Ou tout simplement à une différence de tempérament?

Patrick Mauriès donne une étymologie possible de camp: si kitsch serait allemand et viendrait de pacotille, bon marché, inauthentique, camp relèverait directement de la sphère homosexuelle:
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une définition, comme disent les mathématiques, «exacte» du camp semble destinée à rester pour toujours en souffrance. Il y a une géographie du camp: le terme est aussi indéfiniment extensible ou rétractile dans l'espace qu'il l'est dans le temps; cet incessant flottement est encore accentué par l'usage que font du mot les différents auteurs, qui ne cessent de le fléchir vers de nouveaux lieux.

«camp» est, ainsi en Australie, un synonyme strict pour «homosexuel», mais prend en Amérique une couleur beaucoup plus riche, désignant par exemple une esthétique fantaisiste, une ludique irresponsable. Si l'on poursuit une enquête sur les lexiques, presque sans tenir compte des réalités (essentiellement américaines) du «camp», et en se fondant comme toujours d'un rêve de livres, on trouvera que l'anglais n'utilise le mot, selon les uns, qu'à partir du XVIIIe siècle, selon les autres après 1900. Seul Partridge, dans son Dictionary of slang, le pointe à cette date (1909), mais il en dit l'origine inconnue. De l'argot des rues de Londres, le mot passerait à l'argot commun et se dirait pour «homosexuel», à partir du sens original de pleasantly ostentatious, pour être ensuite adoptés par ceux qu'il désigne dans les années cinquante. Camp a, dans le New English Dictionary de Murray, le sens de se battre, de participer à des combats d'athlètes, ou à des concours de beuverie, celui de se disputer, enfin de camper. Il est associé à un to kemp archaïque ((combattre), et à un cample: se chamailler, to enter on a wordy conflict, avec pour référence une citation de l'Anatomy of melancholy: «if they be incensed, angry, chid a little, their wives must not cample again but take it in good part». Bref, tout un relent de disputatio, de querelle de mots, de rivalité obscure, essentiel certes à une définition du camp, mais sans rien qui concerne l'esthétisme. Le Dictionnaire d'américanismes de Deak donne camp pour l'abréviation pure et simple de campus; a camp queen est une jeune fille dont la personnalité rayonne sur la classe. L'encyclopedia americana donne bien le sens voulu — le faisant remonter au pleasantly ostentatious cité —, mais c'est pour avoir lu Susan Sontag… Camp n'existe pas, jusqu'à présent, en français; mais il serait peut-être prudent de reprendre en l'adaptant, une vieille définition de grammaire; et de soutenir que le mot camp n'est pas autre chose qu'un «mot vicaire» — indiquant ainsi que le lieu rêvé du camp, c'est l'inadéquat.

Patrick Mauriès, Second manifeste camp, p.65-66 (Seuil, 1979)
Etonnant dans ce livre le nombre de noms cités oubliés aujourd'hui: relation du camp à la mode, le camp comme une trop grande actualité, aussitôt démodée. Être et avoir été camp, est-ce possible?
Le temps, l'Histoire, l'oubli: comment vivre l'effacement sans être oublié? Importance de la biographie, trace contre la mort.

biographies lues :
on ne sait jamais ce qui importe le plus d'un point de vue camp, de l'œuvre elle-même ou de la biographie de son auteur: de l'œuvre ou de la vie de Pater, de l'œuvre ou de la vie de Strachey — exemple parfaitement approprié, puisque sa biographie compte à peu près autant, sinon plus, de pages que son œuvre écrite. Ni l'une ni l'autre (pas plus qu'une quelconque synthèse explicative) n'ont à porter l'accent, parce qu'elles sont pour le camp également fabuleuses, possibles objets d'un langage second.
fascination «culturelle» pour les vies de bibliothèques, pour la confusion de l'original et de la référence, du véridique et du romanesque, pour le jeu des interprétation gratuites, qui se retrouve dans la rhétorique de la question (quoi — de l'écrit ou de la vérité?) et anime le goût que le camp entretient pour la biographie. Sans doute faut-il y voir l'expression d'une (fausse) pulsion mimétique, cette pulsion qui entraîne avec passion toute biographie tant soit peu extravagante, et très précise, genre éminemment anglais qui, pour des raisons sans doute facile à déterminer, n'est jamais très bien accepté en France.
Ibid., p.36-37
biographies écrites :
Un personnage camp est toujours en train d'écrire sa biographie: récit très détaillé, comportant une foule de gestes et d'actes superbes, ponctué de coups de théâtre, de retours dramatiques, de départs définitifs, etc. Grevé aussi d'une immaîtrisable lassitude, et d'un désintérêt profond. Tout à fait exemplaire de cet état de choses, la phrase de Genet (qui est, notons-le, au passé simple): «Se regardant faire, il pensa: "il virevolta"…»
Ibid., p.88
Lire les vies superbes des autres, écrire la sienne sur un mode épique, mais en réalité pratiquer l'effacement, la dérobade:
il faut jouer, dit Gracian, du silence comme d'un pouvoir: laisser non seulement croire qu'il cache quelque chose, mais aussi et surtout qu'il masque une intransigeante maîtrise de soi; le camp peut se définir comme une esthétique du bluff («car de même qu'au jeu la meilleure règle est celle d'écarter, la meilleure règle dans la vie est celle de savoir se soustraire», lit-on dans el Discreto) qui s'appliquant à soi-même aussi bien qu'à l'autre, ne cherchant pas à le dominer, mais à l'entraîner dans un jeu (il est vrai non sans dangers): l'autre se trouble, se fait énigmatique, incertain, objet silencieux d'une «disposition» perverse… Le camp ne joue jamais que sur de l'implicite, sur une somme de présuppositions dans lesquelles finalement il se perd.
Ibid., p.97
Se dérober pour échapper au temps, écrire pour le retenir et entériner qu'il est déjà trop tard. Le camp selon Mauriès, c'est l'immense nostalgie de la perte, la nostalgie par anticipation de tout ce que l'on va perdre:
faire de la citation une écriture, ce serait donc écrire sans oublier (le savoir, comme l'on sait, est au contraire destiné par essence à l'oubli; et tout lecteur tant soit peu averti ne manquerait pas de voir dans ce désir frénétique de ne rien laisser perdre, la conviction — ou du moins le soupçon — que l'essentiel s'est déjà perdu): le ''camp'' s'imagine prendre de court la mort, en se bondant d'une information toujours plus contemporaine.
Ibid., paragraphe de la fin.
Le camp se définirait donc face à la mort. L'attitude d'un Wilde relèverait d'un léger mépris, du rire devant l'inévitable, celle d'un Barthes de l'effacement, du refus d'insister — non sans tenter dans les deux cas de sauver par l'écriture ce qu'il serait possible de sauver.

Cri du cœur

Je ne peux plus supporter l'humanité. Je ne peux plus supporter l'humanité ! C'est embêtant, parce qu'il y en a vraiment beaucoup.

Renaud Camus, Une chance pour le temps, p.318



Et comme j'ai mauvais esprit, j'ai envie d'ajouter que la mort n'y changera rien.

Nabokov's Dozen

Il s'agit de la version "étendue" de Nine Sories et contient treize nouvelles ("treize à la douzaine").

J'ai lu ce recueil de nouvelles à cause de Lance et de L'Amour l'Automne. Renaud Camus a choisi de retenir Lance, sans doute à cause de la thématique de la légende (cf. Saussure et Starobinski), mais beaucoup d'autres thèmes camusiens apparaissent au fil des pages: le double, les homonymes, le paradis perdu de l'enfance...

Je mets en ligne le sommaire réorganisé chronologiquement et enrichi du lieu et de la date indiquée à la fin de chaque nouvelle [1].

6. The Aurelian (Berlin, 1931) publié en russe en 1931 / en anglais 1941
7. Cloud, Castle, Lake (Marienbad, 1937) publié en russe en 1937 / en anglais en 1941
1. Spring in Fialta (Paris, 1938) publié en russe en 1938 / en anglais 1957
12. Mademoiselle O (Paris, 1939) publié en français en 1939 / en anglais en 1952
9. ‘That in Aleppo once…’ (Boston, 1943)
5. The Assistant Producer (Boston, 1943)
2. A Forgotten Poet (Boston, 1944)
10. Time and Ebb (Boston, 1945) publié en 1944 (incohérence dans l’édition)
8. Conversation Piece, 1945 (Boston, 1945)
3. First Love (Boston, 1948)
4. Signs and Symbols (Boston, 1948)
11. Scenes from the Life of a Double Monster (Ithaca, 1950) publié en 1958
13. Lance (Ithaca, 1952)

Je jette ici quelques pistes, en vrac.

Lieu et langue sont les marques du chemin d'exil de Nabokov. De 1939 à 1944, les nouvelles sont marquées par le souvenir de la Russie ("Mademoiselle O", "A Forgotten Poet", "The Assistant Producer") et la fuite à travers la guerre pour atteindre les Etats-Unis ("That in Aleppo once"). "The Assistant Producer", nouvelle donnée comme fondée sur des faits vrais (mais qu'est-ce que ça veut dire ici?), serait une allègre esquisse de roman d'espionnage si elle ne faisait l'économie d'une explication finale satisfaisante.
Le problème de l'identité et l'impossibilité de connaître la vérité dans un monde où chacun est le seul garant de son récit sont souvent évoqués : qui est qui ("Conversation piece", "A Forgotten Poet"), qui ment ("That in Aleppo once"), pourquoi le narrateur n'est-il jamais reconnu de la jeune femme qu'il rencontre toujours par hasard ("Spring in Fialta")? (Reconnaître, se souvenir, oublier, trois faces de la nostalgie).

Reviennent au long des pages l'obsession du voyage, du déplacement, en particulier en train, la rapidité des images et leur immobilisation par les mots: ainsi la description des fils électriques disparaissant poteau après poteau, image bien connue de l'ennui de l'enfance en voyage: rien d'autre à faire que suivre des yeux cette image hypnotique des fils qui fuient et renaissent, enchaînés aux poteaux électriques sans espoir de s'échapper.

The door of compartment was open and I could see the corridor window, where the wires — six thin black wires — were doing their best to slant up, to ascend skywards, despite the ligning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.
Navokov, "First Love"

Le regard est ce qui immobilise et donne vie aux images : une image qui fuit, insaisie, est une image oubliée, morte-née. Et cependant, saisir l'image, le souvenir, c'est pour le poète ou l'écrivain accepter de la perdre en la partageant. Ecrire, c'est se déposséder (et ainsi s'exorciser de ses souvenirs, leur échapper?):

I have often noticed that after I had bestowed on the characters of my novels some treasured item of my past, it would pine away in the artificial world where I had so abruptly placed it.

Et cela touche même des objets aussi humbles que des crayons de couleur:

Alas, these pencil, too, have been distributed among the characters in my books to keep fictitious children busy; they are not quite my own now.
Nabokov, "Mademoiselle O."

Dans le monde de Nabokov, les objets touchés par le regard ou par l'attention du narrateur acquièrent une dimension fantastique, souvent grâce à la lumière ou aux couleurs:

Only by heroic effort can I make myself unscrew a bulb that has died an inexplicable death and screw in another, wich will light up in my face with the ideous instancy of a dragon’s egg hatching in one’s bare hand.
Nabokov, "Lance"

But the most constant source of enchantment during those readings came from the harlequin pattern of coloured panes inset in a white-washed framework on either side of the veranda. The garden when viewed through these magic glasses grew strangely still and aloof. If one looked through blue glass, the sand turned to cinders while inky trees swam in a tropical sky. The yellow created an amber world infused with an extra strong brew of sunshine. The red made the foliage drip ruby dark upon a coral-tinted footpath. The green soaked greenery in a greener green. And when, after such richness, one turned to a small square of normal savouless glass, with its lone mosquito or lame daddy-longlegs, it was like taking a draught of water when one is not thirsty, and one saw a matter-ofofact white bench under familiar trees. But of all the windows this is the pane though wich in later years parched nostalgia longed to peer.
Nabokov, "Mademoiselle O."

L'attention portée aux noms, à la dimension sensuelle des noms, rappelle Proust :

I am fond of Fialta; I am fond of it because I feel in the hollow of those violaceous syllables the sweet dark dampness of the most rumpled of small flowers, and because the alto-like name of a lovely Crimean town is echoed by its viola [...]
Nabokov, "Spring in Fialta"

Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs.
Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade Clarac t1, p.388

Mais ce qui m'émeut le plus, c'est la façon dont court au fil des récits l'interrogation sur la mort, cet espoir, ce désir, qu'il y ait quelque chose après, et la façon de tourner en dérision cet espoir, par une boutade, un pari, un défi :

If metal is immortal, then somewhere
there lies the burnished button that I lost
upon my seventh birthday in a garden.
Find me that button and my soul will know
that every soul is saved ant stored and treasured.
Vladimir Nabokov, “The Forgotten Poet” in Nabokov’s Dozen, p.36

Ces quelques vers me rappellent Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)» tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:

l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine,[...]

Si le bouton est retrouvé, si John Shade se lève le 22 juillet 1959, alors il y a une vie après la mort, une vie pleine de tendresse.
Mais le bouton est perdu, et Shade sera assassiné le 21 juillet.

Notes

[1] Chronologie des œuvres disponibles ici.

La princesse et le dragon

Il revint aux yeux et c'est alors qu'il la reconnut: la princesse enlevée et retenue captive par le dragon. Il avait égaré le livre, mais il revit soudain la page dans tous ses détails. La jeune fille était enchaînée dans une grotte, et l'horrible dragon crachait sur elle des nuages de fumée. Elle regardait bravement le dragon en face. Quand on lui avait donné le livre, il ne savait pas lire: il devait avoir quatre ou cinq ans. Sa mère et sa sœur aînée lui avaient lu si souvent l'histoire qu'il la connaissait par cœur; n'empêche qu'il continuait à leur apporter le livre pour se faire lire le conte. Le dragon était tué par le chevalier aux longs cheveux noirs. Sa haine pour le chevalier avait presque égalé celle qu'il éprouvait pour le dragon, et il avait fini par les détruire tous les deux en frottant patiemment les images de son doigt mouillé jusqu'à les faire disparaître. Mais il n'avait pas effacé Madelin.

Jan Van de Wetering, Le Massacre du Maine, p.85 (Rivages noir)

Papier peint

Une belle pièce, mais le papier peint était un peu trop chargé. Suzanne avait dû l'acheter en Hollande: un fermier et sa femme, en costume folklorique et en sabots, dansant la gigue dans un paysage de moulins à vent. Seigneur! Il se détourna, mais son regard rencontra toujours le même décor. On dansait la gigue sur les quatre murs. Le commissaire ouvrit tout grands des yeux horrifiés. Le fermier et sa femme souriaient niaisement un millier, des milliers de fois. Il lui faudrait faire tout son possible pour se tenir éloigné des murs.

Jan Van de Wetering, Le Massacre du Maine, p.57 (Rivages noir)

L'enfant Jésus de Prague

« Prague n’est pas seulement la cité de Jan Hus, elle est celle de saint Jean Nepomucène et de saint Wenceslas, celle que couvre de son ombre la cathédrale du Hradschin. Et elle est surtout celle de l’Enfant Jésus, qui la couvre de sa protection. »

Poème de Paul Claudel rédigé en octobre 1911 et paru dans Le Figaro en mai 1938.
Il neige.
Le grand monde est mort sans doute. C’est décembre.
Mais qu’il fait bon, mon Dieu, dans la petite chambre !
La cheminée emplie de charbons rougeoyants
Colore le plafond d’un reflet somnolent,
Et l’on n’entend que l’eau qui bout à petit bruit.
Là-haut sur l’étagère, au-dessus des deux lits,
Sous son globe de verre, couronne en tête,
L’une des mains tenant le monde, l’autre prête
À couvrir ces petits qui se confient à elle,
Tout aimable dans sa grande robe solennelle
Et magnifique sous cet énorme chapeau jaune,
L’Enfant Jésus de Prague règne et trône.
Il est tout seul devant le foyer qui l’éclaire
Comme l’hostie cachée au fond du sanctuaire,
L’Enfant-Dieu jusqu’au jour garde ses petits frères.
Inentendue comme le souffle qui s’exhale,
L’existence éternelle emplit la chambre, égale
À toutes ces pauvres choses innocentes et naïves !
Quand il est avec nous, nul mal ne nous arrive.
On peut dormir, Jésus, notre frère, est ici.
Il est à nous, et toutes ces bonnes choses aussi :
La poupée merveilleuse, et le cheval de bois,
Et le mouton sont là, dans ce coin tous les trois.
Et nous dormons, mais toutes ces bonnes choses sont à nous !
Les rideaux sont tirés… Là-bas, on ne sait où,
Dans la neige et la nuit sonne une espèce d’heure.
L’enfant dans son lit chaud comprend avec bonheur
Qu’il dort et que quelqu’un qui l’aime bien est là,
S’agite un peu, murmure vaguement, sort le bras,
Essaye de se réveiller et ne peut pas.

Paul Claudel, Images saintes en Bohême

L'ombre et le double

Le narrateur a un frère siamois. Il raconte ses réflexions d'enfant à la vue d'un petit garçon sans double.
He [a child of seven or eight] cast a short blue shadow of the ground, and so did I, but in addition to that sketchy, and flat, and unstable companion which he and I owed to the sun and wich vanished in dull weather, I possessed yet another shadow, a palpable reflection of my corporal self, that I always had by me, at my left side, whereas my visitor had somehow manage to lose his, or had unhooked it and left it at home.

Vladimir Nabokov, "Scenes from the life of a Double Monster", in Nabokov's Dozen

Pas de Littérature sans Morale du langage

Ce qu'on veut ici, c'est esquisser cette liaison; c'est affirmer l'existence d'une réalité formelle indépendante de la langue et du style; c'est essayer de montrer que cette troisième dimension de la Forme attache elle aussi, non sans un tragique supplémentaire, l'écrivain à sa société; c'est enfin faire sentir qu'il n'y a pas de Littérature sans une Morale du langage.

Roland Barthes, fin de la préface au Degré zéro de l'écriture

La rose

I saw a rose in a glass on the table — the sugar pink of its obvious beauty, the parasitic air bubbles clinging to its stem. Her two spare dresses were gone, her comb was gone, her chequered coat was gone, and so was the mauve hair-band with a mauve bow that had been her hat. Ther was no note pinned to the pillow, nothing at all in the room to enlighten me, for of course the rose was merely what French rhymsters call ''une cheville''.

Vladimir Nabokov, "That in Aleppo once…", in Nabokov's Dozen

Les livres, propriété sacrée

For him that stealeth, or borroweth and returneth not, this book from its owner, let it change into a serpent in his hand and rend him. Let him be struck with palsy, and all his members blasted. Let him languish in pain, crying aloud for mercy, and let there be no surcease to this agony till he sing in dissolution. Let bookworms gnaw his entrails… and when at last he goeth to his final punishment, let the flames of Hell consume him forever.

Anonymous curse on book thieves from the monastery of San Pedro



Quant à celui qui vole, ou qui emprunte pour ne pas le rendre, un livre à son propriétaire, que ce livre se transforme en un serpent dans sa main et le déchire. Que le voleur soit frappé de paralysie et que tous ses membres soient foudroyés. Qu'il dépérisse dans la douleur, criant miséricorde, et qu'il n'y ait pas de répit à cette agonie jusqu'à ce qu'il chante en se dissolvant. Que les rats de bibliothèque lui rongent les entrailles… et quand enfin il atteindra le moment de son châtiment final, que les flammes de l'Enfer le consument à jamais.

Malédiction anonyme lancée sur les voleurs des livres du monastère de Saint Pierre

Foi et philosophie

Vous avez même réussi à réchauffer et à adoucir mon cœur froid et dur — spécialement par le chapitre 41 où vous me rendez accessible votre message en révélant les sources de choses comme quelques smirot d'erev shabbat [hymnes de la veille du shabbat] que j'avais coutume de chanter enfant dans l'ignorance totale de leur «arrière-plan». J'ai compris peut-être pour la première fois l'attrait infini exercé par ce monde profond et riche, votre domaine, qui unit de manière énigmatique et indissoluble l'universel et le particulier l'humain et le juif — qui dépasse tout moralisme et esprit de condamnation, sans se perdre dans l'esthétisme ou quelque chose de semblable. Vous êtes un homme béni pour avoir réalisé une harmonie entre l'esprit et le cœur à un un si haut niveau et vous êtes une bénédiction pour tout Juif vivant aujourd'hui. En conséquence, vous avez le droit et le devoir de parler haut. Malheureusement, je suis congénitalement incapable de vous suivre — ou si vous voulez, moi aussi j'ai juré à un drapeau, le serment au drapeau étant (dans le splendide latin arabique créé par certains de nos ancêtres, qui semblerait à Cicéron in ultimatate turpitudinis [le comble de la honte]): moriatur anima mea mortem philosophorum [que mon âme meure de la mort des philosophes!] Je comprends pourquoi la pensée des philosophes vous apparaît pauvre, étroite et stérile. Car si ce que vous dites explicitement à leur sujet n'est pas tout à fait adéquat (voir p.133 [tr. fr. 117-118] — comment Rambam aurait-il pu avoir examiné en détail l'opinion «pessimiste» de Razi si le mal n'était pas «réel»; comment la providence en tant que rétribution serait-elle possible si le mal n'était pas «réel»), il est en effet vrai que la philosophie est, en tant que telle, au-delà de la souffrance, plus parente de la comédie que de la tragédie, du côté du moshav letzim2 [où se retrouvent habituellement les moqueurs]. Mais c'est peut-être là un point mineur. La seule difficulté que j'ai encore concerne la vérité. Cette difficulté est dissimulée, je le soupçonne, par les mots «mythe» et «symbole»: il se peut que certaines choses ne puissent être convenablement exprimées que de manière mythique ou symbolique, mais cela présuppose tout d'abord une vérité non mythique et non symbolique. Vous-même, je suppose, ne diriez pas que l'affirmation «Dieu est » est un mythe, ou que Dieu est un symbole.

Leo Strauss à Gershom Scholem, Cabale et philosophie le 22 novembre 1960 (correspondance), p.101 à 103


Note
1: de La Kabbale et la symbolique.
2: voir Psaume I, verset I.

Production corruptrice

Je persiste dans ma *** [corruption de la jeunesse (les dieux de la cité et le reste)], d'ailleurs davantage à l'oral qu'à l'écrit. Je publie justement un petit ouvrage La Persécution et l'art d'écrire, contenant des essais que vous connaissez déjà et que je crois devoir rassembler l'âge venant dans la perspective d'un éventuel vengeur qui pourrait naître de mes ossa [ossements] spirituels. Je vous enverrai donc ce petit livre (et d'autres choses qui pourraient paraître, notamment un petit livre sur le droit naturel et un essai sur Machiavel). Naturellement, je m'estimerai très heureux de recevoir vos propres productions «corruptrices» puisque les extrêmes se touchent et même de temps à autres s'attirent.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 5 février 1952

Anticipation joyeuse

Leo Strauss annonce à Scholem qu'il pourra sans doute venir enseigner un an à Jérusalem:
Dans l'humeur du fameux vieux cheval de cavalerie au son de la trompette, je vous envoie mes salutations les plus chaleureuses de notre part à tous les deux.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 13 mars 1953

Profession de foi

J'espère que vous savez que je ne suis pas un philosophe : je suis professeur de Polical Philosophy.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem le 13 mars 1953

Les deux qualités essentielles du philosophe

Strauss donne son avis sur le successeur à donner à Guttman à l'université de Jérusalem.
Aucun des trois candidats que vous évoquez ne remplit les deux conditions essentielles: a) le fait que nous ne pouvons rien savoir ne les affecte pas au plus profond d'eux-mêmes; b) ils ne sont pas du tout exposés à la tentation de la superstition [à bon entendeur salut]!

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 10 mai 1950

Quelques sites et blogs

Un billet paresseux pour indiquer d'autres blogs, d'autres lieux...


autour d'un auteur :

  • Sebald, Hilberg, la mémoire, Claude Simon : Norwitch (d'étranges résonnances avec les cours de Compagnon de l'année dernière. Ce billet par exemple en est sans doute une bonne illustration, ou démonstration, ou résumé.)
  • Jean-Jacques Rousseau (plus exactement : le blog qui accompagne le projet théâtral de représenter Les Confessions]

autour des livres

- des photos de livres
- des photos de bibliothèques
- un blog de bibliophile au sens large (l'imprimerie, la reliure, les ventes aux enchères, les statistiques du marché du livre ancien, etc)

- entre les deux, s'attachant aux auteurs oubliés dans des éditions disparues (ou l'inverse, bien sûr): l'éditeur singulier, dont le livre sur les dandys doit pouvoir s'offrir à Noël.

- sinon, une liste de 15 pavés parus dans les années 2000.

et un peu de poésie.

Poésie moderne

Je ne peux pas dire que j'aie jamais eu une grande admiration pour M. Raymond West. Je sais pourtant qu'il a la réputation d'un romancier de talent et qu'il s'est fait un nom comme poète. Ses vers ne commencent jamais par des majuscules, et c'est, je crois, le comble du modernisme.

Agatha Christie, L'affaire Prothero, premières lignes du chapitre XXI

Menace

J’aurais désaprouvé Griselda pour ce sentiment, si Marie n’était entrée juste à ce moment avec un gâteau de riz à moitié cuit. Je protestai assez timidement, mais ma femme fit observer que c’était toujours ainsi que les Japonais mangeaient le riz et qu’il fallait voir là l’explication de leur merveilleuse intelligence.

— Je crois même, ajouta-t-elle, que si l’on vous servait un pudding comme celui-ci tous les jours jusqu’à dimanche, vous feriez un sermon magnifique.
— Dieu m’en garde, dis-je en frissonnant…

Agatha Christie, L'affaire Prothero, premier chapitre

Perversité

Les autres me trouvaient extraordinaire, et m’avoir pour femme aurait été pour eux une chose très agréable. Pour vous, au contraire, je représente tout ce que vous n’aimez pas, tout ce que vous désapprouvez, et, malgré cela, vous ne pouviez pas vous passer de moi. Ma vanité n’a pas pu résister. C’est tellement meilleur d’être pour quelqu’un un péché secret et délicieux qu’un sujet de gloriole.

Agatha Christie, L’affaire Prothero, vers la fin du premier chapitre

Le bouton perdu

'If metal is immortal, then somewhere
there lies the burnished button that I lost
upon my seventh birthday in a garden.
Find me that button and my soul will know
that every soul is saved ant stored and treasured.'

Vladimir Nabokov, "The Forgotten Poet" in Nabokov's Dozen, p.36

L'humiliation

La fête terminée, nous nous mîmes en rang, et, sans armes, sans drapeaux, nous marchâmes ainsi vers les nouveaux champs de bataille, pour aller gagner avec les Alliés cette même guerre que nous avions déjà perdue avec les Allemands. Nous marchions en chantant, la tête haute, fiers d'avoir enseigné aux peuples de l'Europe qu'il n'y a plus désormais d'autre moyen de gagner la guerre, que de jeter héroïquement ses armes et ses drapeaux dans la boue, aux pieds du premier venu.

Curzio Malaparte, La Peau, p.76

Sauver son âme / sauver sa peau

Avant la libération, les peuples d'Europe souffraient avec une merveilleuse dignité. Ils luttaient le front haut. Ils luttaient pour ne pas mourir. Et les hommes, quand ils luttent pour ne pas mourir, s'accrochent avec la force du désespoir à tout ce qui constitue la partie vivante, éternelle, de la vie humaine, l'essence, l'élément le plus noble et le plus pur de la vie: la dignité, la fierté, la liberté de leur conscience. Ils luttent pour sauver leur âme.

Mais, après la libération, les hommes avaient dû lutter pour vivre. C'est une chose humiliante, horrible, c'est une nécessité honteuse que de lutter pour vivre, pour sauver sa peau. Ce n'est plus la lutte contre l'esclavage, la lutte pour la liberté, pour la dignité humaine, pour l'honneur. C'est la lutte contre la faim.

Curzio Malaparte, La Peau, p.58

Illusion d'optique

The old man was never seen again. The quiet foreigners who had rented a certain quiet house for one quiet month had been innocent Dutchmen or Danes. It was but an optical trick. There is no green door, but only a grey one, which no human strenght can burst open. I have vainly searched through admirable encyclopedias: there is no philosopher called Pierre Labime.

Vladimir Nabokov, "The Assistant Producer" in Nabokov's Dozen

Malabar prédit

[…] Malabar prédit (exemple de 1959: «Vous vous noyez dans les complications, soyez plus simple».)

Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de je me souviens, p.66

La vache qui rit

La société Grosjean, de Lons-le-Saunier, exploite depuis 1926 un fromage fondu, La Vache sérieuse. La concurrence devient agressive:
«Le rire est le propre de l'homme, le sérieux celui de la vache».

Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de je me souviens, p.157

Yo-yo

Gide était fort habile au yo-yo: c'était le jeu à la mode et même il faisait fureur. Les gens se promenaient dans la rue, un yo-yo à la main. Sartre s'y exerçait du matin au soir avec un sombre acharnement.

Simone de Beauvoir, La force de l'âge (concerne l'année 1931)

Changer d'ampoule

Only by heroic effort can I make myself unscrew a bulb that has died an inexplicable death and screw in another, wich will light up in my face with the ideous instancy of a dragon's egg hatching in one's bare hand.

Vladimir Nabokov, Lance, in Nabokov's Dozen, chapitre 1

Discrétion

Quietly, concealing himself in his own shadow, Vasili Ivanovitch followed the shore, and came to a kind of inn.

Vladimir Nabokov, "Cloud, Castle, Lake", in Nabokov's Dozen, p.95

Sauver son âme / sauver sa peau

La morale de la survie a pris la place de l'héroïsme au sommet de l'échelle des qualités qu'on admire.

Allan Bloom, ''L'âme désarmée'', p.92 (1987)

Lire

Seuls ceux qui sont disposés à courir des risques et prêts à croire à l'improbable sont aptes désormais à tenter l'aventure du livre.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.69 (1987)

Adams et Mencken

Il faut être un maboul ou un bouffon (je pense respectivement à Henry Adams et à Henry Louis Mencken) pour attirer l'attention du public en disant qu'on ne croit pas à la démocratie.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.57 (1987)

Le Père Noël

Alors que j'étais jeune professeur à Cornwell, j'ai eu un jour une discussion sur l'éducation avec un professeur de psychologie. Sa fonction, me disait-il, consistait à venir à bout des préjugés de ses élèves, il les abattait comme des quilles! J'ai commencé alors à me demander par quoi il remplaçait ces préjugés; mais il ne paraissait pas avoir la moindre idée de ce que pouvait être le contraire d'un préjugé. Il me faisait penser au petit garçon qui, quand j'avais quatre ans, m'avait gravement informé que le Père Noël n'existait pas: il souhaitait m'inonder de la brillante lumière de la vérité. Est-ce que le professeur avec qui je discutais à Cornell savait ce que ces préjugés représentaient pour ses élèves et quel effet produirait sur eux le fait d'en être privés? S'imaginait-il qu'il existe des vérités qui puissent les guider dans leur existence comme le faisaient les préjugés? Avait-il envisagé de leur inspirer l'amour de la vérité nécessaire pour rechercher des croyances sans préjugés, ou avait-il l'intention de les rendre passifs, indifférents et soumis à des autorités telles que leur professeur ou ce qu'il y a de meilleur dans la pensée contemporaine? Le gamin qui m'avait informé de l'inexistence du Père Noël se contentait, lui, de faire de l'esbroufe pour montrer sa supériorité à mon égard; et après tout, je ne pense pas qu'il était si malin que ça. Il fallait bien que quelqu'un eut inventé le Père Noël pour qu'il puisse, lui, en nier l'existence! Pensons plutôt à tout ce que nous apprenons sur le monde en nous fondant sur la croyance des hommes au Père Noël; songeons à tout ce que nous apprenons sur l'âme de ceux qui y croient. Si l'on ampute l'âme de l'imagination qui projette sur les murs de la caverne les dieux et les héros, on n'en favorise pas la connaissance; on se contente de lobotimiser l'âme et d'estropier ses pouvoirs.

>J'ai donc répondu au professeur de psychologie qui était mon interlocuteur que, quant à moi, j'essayais au contraire d' ''enseigner'' à mes élèves des préjugés, car à l'heure actuelle, compte tenu du succès général de sa méthode, ils avaient appris à douter de toutes les croyances avant de croire eux-mêmes à quoi que ce fût. Sans moi, l'excellement professeur se serait retrouver au chômage! Avant d'entreprendre de douter systématiquement et radicalement de tout , Descartes disposait de tout un monde merveilleux de vieilles croyances, d'expériences préscientifiques et d'interprétations du monde, convictions auxquelles il était fermement et même fanatiquement attaché. Il faut avoir fait l'expérience de la vraie croyance pour pouvoir jouir de l'expérience de la libération. J'ai donc proposé à mon collègue une division du travail selon laquelle j'aiderais à faire pousser les fleurs dans les prairies, après quoi il pourrait les faucher.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.43 (1987)
Alph a trouvé note de lecture à propos du Père Noël supplicié de Claude Lévi-Strauss.

Opinions et vérité

Le fait qu'il y ait eu à différentes époques et en différents lieux des opinions diverses sur le bien et le mal ne prouve nullement qu'aucun de ces opinions n'est vraie ni supérieure aux autres. Dire une chose pareille, c'est aussi absurde que de prétendre que la diversité des points de vue exprimés lors d'une d'une discussion universitaire à bâtons rompus démontre qu'il n'existe pas de vérité.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.40 (Julliard 1987)

A la recherche du bien

Allan Bloom explore les vices de raisonnement qui sous-tendent les changements de l'éducation des jeunes Américains à partir des années 60 : une volonté de tolérance à tout prix et l'abandon de la recherche du bien commun.
[…] Ainsi le refus de distinguer devient-il un impératif moral, parce qu'il s'oppose à la discrimination. Cette idée délirante signifie qu'il n'est pas permis à l'homme de rechercher ce qui est naturellement bon pour lui et de l'admirer quand il l'aura trouvé, car une telle recherche aboutit à la découverte de ce qui est mauvais et débouche sur le mépris.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.29

Dangereuse vérité

Allan Bloom explore les vices de raisonnement qui sous-tendent les changements de l'éducation des jeunes Américains à partir des années 60 : une volonté de tolérance à tout prix et l'abandon de la recherche du bien commun.
Autrefois le monde entier était aliéné; les hommes croyaient toujours avoir raison et cela a conduit aux guerres, aux persécutions, à l'esclavage, à la xénophobie, au chauvinisme et au racisme. L'objectif n'est pas de corriger ces erreurs et d'avoir vraiment raison, mais de ne pas s'imaginer qu'on a raison. Celui qui croit à la vérité représente un danger.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.24

Naples

— Naples, lui disais-je, est la ville la plus mystérieuse d'Europe, la seule ville du monde antique qui n'ait pas péri comme Ilion, comme Ninive, comme Babylone. C'est la seule ville au monde qui n'a pas sombré dans l'immense naufrage de la civilisation antique. Naples est un Pompéi qui n'a jamais enseveli. Ce n'est pas une ville: c'est un monde. Le monde antique, préchrétien, demeuré intacte à la surface du monde moderne. Vous ne pouviez pas choisir, pour débarquer en Europe, d'endroits plus dangereux que Naples. Vos chars courent le risque de s'enliser dans la vase noire de l'antiquité, comme dans des sables mouvants.

Curzio Malaparte, La Peau, p.53 (2008)

La faim

Assis sur le parapet de pierre à pic sur la mer, des enfants en haillons chantaient, les yeux au ciel, la tête légèrement inclinée sur l'épaule. Ils avaient le visage émacié et pâle, les yeux aveuglés par la faim. Ils chantaient comme chantent les aveugles, la tête renversée, les yeux tournés vers le ciel. La faim humaine a une voix merveilleusement douce et pure. Il n'y a rien d'humain dans la voix de la faim. C'est une voix qui naît d'une zone mystérieuse de la nature de l'homme, où prend racine ce sens profond de la vie qui est la vie elle-même, notre vie la plus secrète et la plus vivante. L'air était limpide, et doux aux lèvres. Une légère brise embaumant l'algue et le sel montait de la mer, le cri plaintif des mouettes faisait frissonner le reflet de la lune sur les flots, là-bas, au fond de l'horizon, le pâle spectre du Vésuve se noyait lentement dans la brume argentée de la nuit. Le chant des enfants faisait plus pur et plus abstrait ce paysage inhumain et cruel, si étranger à la faim et au désespoir des hommes.

Curzio Malaparte, La Peau, p.50 (2008)

Parler français

(Jack parlait toujours français avec moi. Aussitôt après le débarquement des Alliés à Salerne, j'avais été nommé officier de liaison entre le Corps Italien de la Libération et le grand Quartier général de la Peninsule Base Section, et Jack, le colonel Jack Hamilton, m'avait tout de suite demandé si je parlais français. Et quand je lui avais répondu: «Oui, mon Colonel», il avait rougi de joie. « Vous savez, me dit-il, il fait bon de parler français. Le français est une langue très, très respectable. C'est très bon pour la santé.»)

Curzio Malaparte, La Peau, p.38 (Denoël 2008)

Le cadavre d'un Noir

Même si, de son vivant, le nègre n'était en Amérique qu'un cireur de bottes à Harlem, un chauffeur de locomotives, une fois mort il encombre presque autant de terrain que les grands, les splendides cadavres des héros d'Homère. Cela me faisait plaisir, au fond, de penser que le cadavre d'un nègre occupait presque autant de terrain qu'Achille mort, qu'Ajax mort, qu'Hector mort.

Curzio Malaparte, La Peau, p.33 (Denoël 2008)

La maison de tante Léonie (suite)

Un nouvel article d’Ariel Schwarz a paru dans l’Echo républicain du mardi 24 novembre:

[…] Un appel entendu. D'abord par le conseil général d’Eure-et-Loir. Vendredi 13 novembre, Wilfried Veerna, directeur du cabinet du président, s’était clairement positionné. […]
Une posture du représentant du département à laquelle s’ajoute désormais celle du préfet d’Eure-et-Loir, Jean-Jacques Brot. Vendredi, il a indiqué que «l’Etat ne saurait se désintéresser de quoi que ce soit et en particulier du lieu où Proust vécut et dont il s’est inspiré dans son œuvre. Nous avons un devoir absolu d’agir. Un devoir professionnel mais aussi moral.» Et de révéler qu’«avec madame Naturel nous nous sommes dit qu’il était souhaitable d’élargir un tour de table à tous ceux qui peuvent être concernés par l’avenir de ce lieu prestigieux.»
Le préfet plaide pour qu’aux cotés des représentants de la Société des amis de Marcel Proust, du conseil général, de la municipalité islérienne et «pourquoi pas de la communauté de communes» prennent place des représentants de la préfecture, de la direction régionale des affaires culturelles et du conseil régional de la région Centre.
Pour «redonner de la “fraîcheur”, et ce terme n’est pas péjoratif dans ma bouche, à ce lieu qui draine des proustiens du monde entier». Jean-Jacques Brot se retrouve dans «le projet culturel et touristique du conseil général». Cependant pour faire émerger «des idées» et «dégager des moyens», il estime qu’un «calendrier de travail doit être établi». Si, à l’heure actuelle, «aucune date n’a été fixée, je souhaite que cette première table ronde ait lieu en janvier ou au plus tard en février».
Autre désir du représentant de l’Etat: «Que les participants se réunissent dans la maison de tante Léonie.» Ce vœu, le préfet l’a justifiée en soutenant que «travailler dans ce lieu stimulera les bonnes volontés».


Cet article était accompagné d’un encadré:
Le conseil d’administration de la Société des amis de Marcel Proust s’est réuni lundi 16 novembre. Une assemblée au cours de laquelle le conseil a approuvé l’idée d’une table ronde «centrée sur l’avenir du musée», a révélé vendredi Mireille Naturel, secrétaire générale. Par ailleurs, le musée a été approché par plusieurs personnalités qui, comme mécènes, seraient disposées à aider l’établissement. Tel pourrait être le dessein du ministre des Finances du gouvernement égyptien, Youssef Boutrous-Ghali. En effet, jeudi, le musée a été approché par l’un des attachés d’ambassade de la représentation égyptienne à Paris. Enfin, une sénatrice du Rhône, native d’Illiers, se serait également préoccupée par la situation de l’établissement.

Confusion

Son poète américain préféré était Edgar Allan Poe. Mais parfois, lorsqu'il avait bu un whisky de trop, il lui arrivait de confondre des vers d'Horace avec ceux de Poe, et il s'étonnait fort de rencontrer Annabel Lee et Lydia dans la même strophe alcaïque.

Curzio Malaparte, La Peau, p.31, Denoël (2008)

L'Europe

— Ce n'était pas un animal, luis disais-je, c'était une feuille, une feuille d'arbre.

Et je lui citais le passage de cette lettre, où Mme de Sévigné souhaitait qu'il y eût dans son parc des Rochers une feuille parlante.

— Mais cela est absurde, disait Jack, une feuille qui parle! Un animal, ça se comprend, mais une feuille!
— Pour comprendre l'Europe, lui disais-je, la raison cartésienne ne sert de rien. L'Europe est un pays mystérieux, plein de secrets inviolables.
— Ah! L'Europe! Quel extraordinaire pays! s'écriait Jack, j'ai besoin de l'Europe pour me sentir Américain.

Curzio Malaparte, La Peau, p.31, (Denoël, 2008)

La banlieue de Paris

Jack connaissait parfaitement non seulement Paris, mais ce qu'il appelait la banlieue de Paris, c'est-à-dire l'Europe.

Curzio Malaparte, La Peau, p.29, (Denoël 2008)

La maison de tante Léonie se délabre.

18 novembre : anniversaire de la mort de Proust.
Patrick m'envoie un article de l'Echo républicain, datant sans doute du 16 novembre :

«Nous attendons le sauveur du musée Marcel-Proust.» Cet espoir, Mireille Naturel, secrétaire général de la Société des amis de Marcel Proust, l’association propriétaire des murs et qui gère le musée, l’a énoncé vendredi. Des propos alarmistes à la mesure de l’état de délabrement des bâtiments situés 6 rue du Docteur-Proust, à Illiers-Combray. La façade donnant sur la rue laisse apparaître un revêtement dégradé et des huisseries qui le sont tout autant. Pire! Depuis deux ans, le couloir qui permet d’accéder au salon oriental offre au regard des étais enchâssés dans un mur éventré tandis qu’au plafond un placage dissimule des dégradations tout aussi inquiétantes.

Mais comment en est- on arrivé là ? Avec des recettes tirées des quatre mille entrées annuelles et du fruit des adhésions des membres de la société, l’équipe qui gère l’établissement est uniquement en mesure de faire face à ses charges (masse salariale et frais de fonctionnement). Et c’est un euphémisme, le compte de résultats pour cette même année faisant apparaître un déficit de 782 €. Dans ces conditions le conseil d’administration de l’association se trouve dans l’incapacité de faire réaliser les travaux.

«La somme des devis s’élève à 24000 €», a révélé la secrétaire général. «Bien que la maison soit classée monument historique, les subventions auxquelles nous pouvons prétendre ne couvriraient que 55% de la somme.» La société se trouvant dans l’incapacité de dégager un financement propre, la situation demeure donc figée.
Mireille Naturel ne voit d’issue que dans un soutien financier revu à la hausse par la ville d’Illiers-Combray et le conseil général d’Eure-et-Loir. La première a alloué cette année une subvention de 500 €, alors que le second a versé 6000€. Des collectivités territoriales qui, selon elle, «n’ont pas pris la mesure de notoriété que le musée pourrait procurer à la commune comme au département.»

Cette opinion, le maire (divers droite) de la commune, Jean-Claude Sédillot, l’entend, lui qui a reconnu, le 3 novembre, que «tous les Islériens ne sont pas des Proustiens. Ils ne mesurent donc pas l’intérêt que peut représenter Marcel Proust pour la ville.» Pour autant il a assuré que «nous ne nous désintéressons pas du musée.» Et d’affirmer: «Si nous avons connaissance des dégradations, aucune demande de subvention exceptionnelle ne nous a été transmise.»
Vendredi, au conseil général, Wifried Verna, directeur de cabinet du président, a défendu, quant à lui, une vision à long terme. «Nous sommes d’accord. Il faut faire quelque chose pour ce site magique. Mais nous devons nous inscrire dans un projet de sauvegarde, protection, valorisation et développement.» Un plan dont le déclencheur ne peut être que «le maître d’ouvrage qui n’est autre que la Société des amis de Marcel Proust». Et de rappeler «Si la société se trouve en butte à une carence en définition, le département est prêt à fournir son aide. Cette offre a été transmise.»

Ariel Schwarz

(J'adore ces dernières phrases.)

L'odeur de la culture classique

Pour essayer d'oublier cette mésaventure, Jack allait lire son bien-aimé Virgile ou son cher Xénophon dans le vestiaire de son Université, dans cette odeur de caoutchouc, de serviette mouillées, de savon et de linoléum, qui est l'odeur particulière de la culture classique dans les pays anglo-saxons.

Curzio Malaparte, La Peau, p.29 (Denoël 2008)

Dédicace de La Peau

A l'affectueuse mémoire du colonel Henry H. Cumming, de l'université de Virginie, et de tous les braves, les bons, les honnêtes soldats américains, mes compagnons d'armes, morts inutilement pour la liberté de l'Europe.

Curzio Malaparte, La Peau, dédicace

Lithographies

Eh bien, je n'aime pas ce papier. […] Enfin, par sa velouté et sa finesse, il est tout indiqué pour un usage scatologique qui est dangereux pour ceux à qui je fais l'honneur d'écrire, car cette lettre violette c'est de l'encre à copier, et je ne tiens pas à tirer des épreuves de mes lettres sur mes amis, fussent-ils callipyges comme Vénus même.

Correspondances à trois voix, Louÿs à Gide, le 11 juillet 1890

Tambouille

Et puis mes sept poèmes ne fermentent pas du tout — en voilà des manières! Ils mijotent.

Correspondance à trois voix, Gide à Louÿs, le 3 juin 1891

Défendre l'imaginaire

Son «opiniâtreté» n'est rien d'autre que la défense de son imaginaire.

Roland Barthes, S/Z, lexie 169

L'attente

T'attendre, ici, m'apprit ce que c'est que de t'attendre; de penser à toi maintenant m'apprend ce que c'est que penser à quelqu'un.

Correspondance à trois voix, Gide à Louÿs, le 18 juillet 1894

L'origine de la tragédie

On peut signer Granique, Issos, Lépante, Rocroy, Toulon, à 24 ans. Il faut avoir 27 ans pour signer Andromaque, et 63 ans pour découvrir que l'origine de la tragédie est: «Je vous aime.» C'est plus difficile que de vaincre à Patay.

Correspondances à trois voix, Pierre Louÿs à Valéry, le 2 juin 1918

Confort

Une fois qu'on s'est assis sur sa Conscience, elle prend la forme d'un pouf.

Correspondances à trois voix, Paul Valéry à Louÿs le 23 mars 1919

Unité de temps

[…] nous n'avons […] jamais pu causer sérieusement. (C'est-à-dire pendant vingt-cinq à trente-cinq cigarettes.)

Correspondances à trois voix, Valéry à Louÿs le 23 mars 1910

Nuances

André Gide à Louÿs, le 24 mars 1892
Tu admireras la teinte de ce papier. Ne crois pas que ce vert soit chou ; c'est du vert «chartreuse».

Réponse de Louÿs le 26 mars 1892
Ton papier est bien mais le mien est cuisse de nymphe calmée.

Correspondance à trois voix

La poursuite du néant

J'essaie de me reposer. J'ai apporté quelque travail, comme Monsieur Ubu portait sa conscience dans sa valise. Mais il n'est pas à croire que je ferai autre chose que fumer et ne pas être. Du moins, ce genre de néant sera l'objet de mes efforts — comme le néant est en général l'objet de tous les efforts.

Paul Valéry le 22 juillet 1917, in Correspondances à trois voix

Le procès de Charlotte Corday

Le château de Villiers se situe exactement entre Cerny et La Ferté-Allais, pour le peu que j'ai pu en juger (je n'ai pas fait très attention car j'avais un guide). Splendides frondaisons dans la lueur des phares, automne toujours aussi doux, très beau château, classique et dissymétrique…

La pièce est écrite par Benoît Lepecq assisté de Florence Baumann. Au cours de la discussion qui a suivi la lecture, B. Lepecq nous a dit avoir travaillé sur des archives de la BNF, articles de journaux et correspondance de Charlotte Corday essentiellement, car il n'y eut pas de réelles minutes du procès mais plutôt de brefs compte-rendus.

Qui était vraiment Charlotte Corday? Fouquier-Tinville veut lui ôter toute crédibilité politique; il essaie tour à tour de démontrer qu'elle était manipulée par des députés girondins, qu'elle était amoureuse (d'un cousin? je ne sais plus), qu'elle était hystérique (la preuve de sa folie étant donnée par des ratures sur une vitre…), que tout au moins elle était menteuse, et curieusement cela paraît presque aussi grave que le reste: elle a menti à son père et à sa famille, comment peut-elle faire croire à sa droiture et à l'honnêteté de ses motifs?
La pièce oscille entre politique et trivialité, passant des espoirs du peuple à l'eczéma de Marat; parfois les arguments se font plus communs, oublient l'histoire en marche pour opposer la provinciale au parisien, la "dinde" (avoir choisi une actrice blonde… ça m'a fait sourire) au juriste. Le texte tente de saisir le moment où tout a basculé en essayant de rejouer l'assassinat, de suivre la meurtrière chez l'armurier, dans le fiacre, chez la concierge, devant la baignoire-même…: à partir de quel moment était-il trop tard, qu'est-ce qui a armé cette jeune fille d'une si terrible résolution?

Charlotte Corday reste très digne, criant son horreur de Marat et de la dérive politique qu'il représentait, de la dérive en train de se produire… Elle affirme avoir agi seule, dans l'espoir d'empêcher par la mort d'un seul la mort de cent mille. Elle prédit son destin à Fouquier-Tinville: qu'il pense à elle quand il sera à son tour accusé…
Mais peut-être, et c'est une dimension tragique de son histoire dont elle ne pouvait avoir conscience, a-t-elle provoqué l'inverse: deux mois après cet assassinat, la Terreur commençait. Que se serait-il passé sans la mort de Marat?

Charlotte Corday fait partie de ces personnages dont les spectateurs connaissent le destin: dès le début, nous savons que la mort va frapper, que tout est joué. L'enjeu de la pièce consiste à mettre en scène le mélange de mauvaise foi et d'inéluctable qui va entourer le verdict, à montrer les mécanismes du procès comme machine à broyer.


Puis-je ajouter quelques mots plus pratiques? Cette lecture a montré la difficulté d'équilibrer le jeu entre l'homme et la femme en scène, l'homme pouvant circuler, la femme attachée à ce qu'on pourrait imaginer le banc des accusés, déséquilibre aussi des voix, entre la voix grave qui porte et la voix aigüe qui agresse… Autant de handicaps pour l'accusée qui étaient sans doute également présents lors du procès réel.

Cabale et philosophie

Le livre de Gershom Scholem que je voulais emprunter n'était pas disponible (inondation des réserves de la bibliothèque... Ça fait peur). Je suis repartie avec Cabale et philosophie, correspondance entre Scholem et Léo Strauss, de 1933 à 1973 (ce que ne disait pas le titre). A croire que dernièrement je suis condamnée aux correspondances.

Il manque le début, le récit de leur rencontre, les raisons de leur rapprochement assez improbable vu leurs objets d'étude respectifs. Une interrogation les unit, "qu'est-ce qu'être juif?" (et quelle âme acorder au sionisme?) (mais cela nous est davantage expliqué par l'introduction que par la lecture de la correspondance elle-même), mais aussi la passion d'une même rigueur, d'une même intransigeance dans l'étude.
Les premières lettres échangées nous montrent Strauss compter sur Scholem pour appuyer sa candidature à l'université de Jérusalem. Cependant, Strauss ne cache pas ses opinions, comme nous l'apprend une note de bas de page:

Dans une lettre du 29 mars 1935 à Walter Benjamin, Scholem écrit: «Ces jours-ci, à l'occasion de la célébration de la naissance de Maïmonide, paraît chez Schocken un livre de Leo Strauss (pour qui je me suis donné beaucoup de mal afin qu'il soit nommé à Jérusalem), lequel (avec un courage admirable pour un auteur que tous doivent considérer comme candidat pour Jérusalem) commence par une profession d'athéisme ouverte et argumentée de manière détaillée (bien que complètement folle), déclarant que l'athéisme est le principal mot d'ordre juif!... j'admire cette moralité et je déplore le suicide évidemment conscient et délibéré d'un esprit aussi brillant.»
Ibid., note en bas de la page 37

«J'admire et je déplore...»



Le reste de la correspondance est un réel plaisir et une petite déception. Petite déception, parce que c'est surtout Strauss qui écrit: lecteur attentif de Scholem, il pose des questions précises, et nous, lecteurs avides, nous attendons les réponses: Scholem expliquant Scholem, quelle promesse... mais les réponses manquent, et nous restons sur notre faim. Réel plaisir, parce que deux esprits communiquent vite, rapidement, sachant si exactement de quoi ils parlent qu'ils se permettent d'être allusifs sans même s'en apercevoir. Jugement sur Spinoza ("ce vieil apostat"), sur Buber ("ce parfumeur"), sur Heidegger ("une âme kitsch"), philosophie et nihilisme, définition du romantisme... La vivacité et les jugements tranchés se mêlent et je sais qu'il va me falloir acheter ce livre qui me manque déjà.

Je prends comme exemple des questions de Strauss sa lettre sans doute la plus difficile concernant "l'un des textes les plus énigmatiques de Scholem" (la note est du traducteur):

Chicago, le 23 mars 1959 [en anglais]
Cher Scholem,
Vous semblez penser, et je crois avec raison, que le temps est désormais venu de laisser la chatte — ou plutôt ses dix chatons invisibles — sortir de votre sac de vieux sorcier. J'aime les auras et les ronrons imperceptibles de ceux que j'ai pu voir, mais ils ne se sentent pas bien avec moi parce que je ne sais pas comment les nourrir, et même si je le savais, je suis presque sûr que je ne pourrais pas obtenir la nourriture convenable pour eux. Je me trouve parfaitement bien avec eux parce que les chiens et les lièvres qui sont mes maîtres m'avaient déjà enseigné les choses stimulantes avec lesquelles vos chatons tentent de me taquiner.
Où des gens comme moi doivent-ils commencer pour comprendre? Quel est le terrain commun possible qui vous apparaît nécessairement comme totalement «élémentaire» au sens où Scherlock Holmes emploie ce terme? «Ils désiraient une transfiguration (Verklaerung) mystique du peuple juif et de la vie juive.» «La Torah est le milieu dans lequel tous les êtres savent ce qu'ils savent.» Quel est le statut de la prémisse juive dans la mystique juive par rapport aux prémisses différentes des autres mystiques? la remarque faite au bas de la page 214 et en haut de la page 215 est-elle censée être la réponse[1]? Cela ne serait guère suffisant. Ou pour dire autrement la même chose, qu'est-ce qui donne la certitude qu'un Qui, en tant que disctinct d'un Quoi, est «le dernier mot de toute théorie»?
Question de pure information: qu'est-ce que le «nominalisme mystique»?
Avec affection et gratitude,
Leo Strauss

Exemple d'une remarque affectueuse et taquine de Scholem:

Je vois que vous êtes parti pour écrire un commentaire complet de tous les classiques de la philosophie politique, que je suppose n'être pas trop nombreux à vos yeux.
Gersholm Scholem, le 12 juin 1964

Les lettres de la fin: Leo Strauss, malade, considère la mort en face:

Mais il semble que je sois au premier rang de ceux qui doivent sauter dans la fosse [Grube] (dans la tombe [Grab] ou s'en approcher de beaucoup. J'aurais aimé terminer ceci ou cela, mais ce n'est qu'un faux prétexte.
Leo Strauss, le 21 septembre 1973

Dieu ou pas Dieu? En attendant, travailler jusqu'au bout, alors que Strauss fatigué écrit désormais de façon quasi illisible...

Néanmoins, j'ai terminé un essai sur Par delà bien et mal, un autre sur «les dieux chers à Thucydide» et encore un autre sur L'Anabase de Xénophon[2]. Assez apiquorsic [mécréant], mais j'ai le sentiment que le Boss ne me condamnera pas **[3][parce qu'il est un Dieu miséricordieux] et qu'il sait mieux que nous quel genre d'êtres sont nécessaires pour faire du ** un ** [pour faire du monde un monde.]
Leo Strauss, le 30 septembre 1973

Et la dernière question de Gersholm Scholem à Mme Strauss après la mort de son mari me paraît la plus émouvante des questions, la seule qui vale et prouve l'attachement et l'intérêt réels portés à un ami philosophe ou écrivain:

Avez-vous pris une décision sur ce qu'il adviendra de ses manuscrits?
Gersholm Scholem, 13 décembre 1973



Notes

[1] Strauss évoque ici l'un des textes les plus énimagtiques de Scholem, paru en 1958 dans un volume en hommage à Daniel Brody:«Dix proposition anhistoriques sur la cabale», tr. fr. J.-M. Mandosio, dans David Biale;Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, cit. D'où l'allusion aux «dix chatons invisibles» que Scholem laisse sortir de son «sac de vieux sorcier». Les phrasees entre guillemets sont d'ailleurs extraites de ce texte. la remarque faite au bas de la page 214 correspond à la neuvième proposition: «Les totalités ne sont transmissibles que de manière occulte. On peut évoquer le nom de Dieu, mais nn le prononcer. Car c'est seulement en ce qu'elle a de fragmentaire que la langue peut être parlée. la "vraie" langue ne peut pas être parlée, pas plus que ne peut être accompli le concret absolu.»

[2] réunis en français sous le titre Etude de philosophie platonicienne, éditions Belin, 1992

[3] J'indique ainsi des mots en hébreu.

Vacances

Je m'efforce de profiter des vacances jusqu'au dernier moment pour terminer mon travail.

Cabale et philosophie, lettre de Scholem, le 4 septembre 1954

Promesse

Leo Strauss vient d'apprendre qu'il est invité un an par l'université de Jérusalem. Il écrit à Scholem:
C'est magnifique! J'ai reçu l'invitation et je l'accepte avec joie et gratitude. Je promets d'être très sage et correct, et de ne faire aucun scandale.

Cabale et philosophie, le 19 mai 1953

Heidegger

Après de longues années, j'ai compris ce qui était faux chez lui. Une intelligence phénoménale qui repose sur une âme kitsch; je peux le démontrer.

Cabale et philosophie, Leo Strauss le 7 juillet 1973

Luther, Hamann et Heidegger

Luther, Hamann et Heidegger me semblent les exemples les plus manifestes de la conjonction d'une intelligence de haute volée et d'un caractère de bas étage qui caractérise probablement davantage l'Allemagne que tout autre pays.

Cabale et philosophie, lettre de Strauss du 27 janvier 1973

La retraite

Peut-être parce que la retraite ressemble à l'esclavage, puisque dans les deux cas les dieux vous enlèvent la moitié de la vertu et de l'entendement.

Cabale et philosophie, lettre de Strauss, le 6 septembre 1972

L'exigence première

L'exigence première est de se cultiver, l'origine de notre culture serait sans importance s'il ne nous fallait pas craindre de nous déformer en suivant de mauvais modèles.

Scholem à Strauss, Cabale et philosophie, p.75

Philosophie et nihilisme

Strauss à Scholem:
Cependant, vous confirmez mon diagnostic à votre égard en employant comme synonymes «philosophique» et «nihiliste»: ce que vous appelez nihil [néant], les falâsifa l'appellent physis [nature]. Point.

Cabale et philosophie, p.104

Air

Parapapa, Parapapa, Poum, Poum / Tilalilalalatiti-mi-pa-hum, parapapa

Valéry à Louÿs, le 7 février 1895, in Correspondances à trois voix

Vieillir

Comme c'est fini, fini, fini, le temps où l'on avait le même âge que les jeunes filles!

Louÿs à Valéry, le 12 oct 1898, in Correspondances à trois voix

Intimidation

L'intimidation qui avait réussi avec le grand fou ne servirait de rien avec la petite folle.

Lieutenant X, Langelot agent secret, p.242

Conversation

— Vous êtes une personne bien agaçante, dit la fusée, et bien mal élevée. Je déteste les gens qui parlent d'eux-mêmes comme vous, quand on a besoin de parler de soi, comme c'est mon cas. C'est ce qu'on appelle de l'égoïsme et l'égoïsme est une chose détestable, surtout pour quelqu'un de mon caractère, car je suis bien connue pour ma nature sympathique. Vous devriez prendre exemple sur moi.

Oscar Wilde, La fameuse fusée

A propos de Victor Hugo

En vérité, l'immense m'embête — […] Je songe parfois que ma tasse de café où s'évanouit un morceau de sucre est plus digne de réflexion que le déluge, même du temps qu'il était universel…

Paul Valéry, in Correspondances à trois voix, Gide-Louÿs-Valéry

Des bas fins

Les femmes ont des bas fins et doivent geler, mais ça fait joli.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, début du livre V

Mieze

Et elle est toujours un peu grave, et on ne sait pas grand-chose d'elle: si elle pense, quand elle est assise là à ne rien faire du tout, et ce qu'elle pense. S'il lui demande, elle répond en riant: mais rien du tout. On ne peut pas penser toute la journée à quelque chose. Il est bien de cet avis.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, p.256

A propos de la prose

Discussion avec Paul Valéry à propos de la prose : art sacré ou outil vulgaire?
Puis je me suis dit: «L'un de nous deux est complètement toqué. J'espère que ce n'est pas moi… j'espère que ce n'est pas lui non plus… Pourtant, c'est l'un ou l'autre.»

Louÿs le 24 juin 1917, Correspondance à trois voix

Se comprendre par l'écriture

Scholem se montre soucieux, à plusieurs reprises dans la correspondance, d'une communication orale dans laquelle seule une compréhension pourrait naître entre eux. Strauss semble plus «confiant» dans la puissance ambiguë de l'écriture, ou dans la puissance de l'écriture ambiguë.

Cabale et philosophie, note p.XIII de l'introduction d'Olivier Seyden

Polémique

Et comme là où on ne comprend rien, on devient facilement polémique, alors je voudrais, cédant à cette facilité, dire ce que je ne comprends pas, et le dire de manière polémique (…)

Strauss à Scholem, Cabale et philosophie, p.7 - éditions de l'éclat

Berlin Alexanderplatz, d'Alfred Döblin

Nouvelle traduction d'Olivier Le Lay, première traduction intégrale en français si j'ai bien compris (j'ai du mal à y croire: avait-on réellement caviardé ce texte, qui ne tient que par son rythme, sa puissance d'évocation des vies qui passent, des informations dérisoires, des grands textes mythologiques ou bibliques? Qu'en restait-il? Qu'avait-on enlevé?)

Compte-rendu sans spoiler, ne donnant rien d'autre que quelques impressions et un avertissement: ici, vous n'apprendrez rien mais vous serez emporté dans le flot irrésistible de la vie: inutile de se débattre, mieux vaut se laisser porter par le courant.

Trois piliers : le livre de Job, le sacrifice d'Isaac, la description des abattoirs. Une vie broyée mais étrangement broyée, broyée doucement, insensiblement. Tout le livre nous le répète, Franz Biberkopf (le héros) "n'a pas compris", ne comprend pas ce qui lui arrive. Il se rebelle, fait des plans, veut diriger sa vie. «Il n'a pas encore compris», nous répète le texte.
Et pourtant, dans les faits, ce héros paraît bien passif et bien peu rebelle, un peu ivrogne, un peu brutal, un peu benêt mais moins qu'il ne devrait l'être pour être heureux sans se poser de questions.

Suite à un dialogue avec la mort, Franz "comprendra". Mais pas le lecteur, laissé seul face à cette absence de révélation concrète: que s'est-il passé? En quoi la vie de Franz après la révélation est-elle différente de sa vie avant? Pas de réponse nette, pas de réponse.

Grande poésie du texte, traduction lancinante des rythmes, tramways et comptines.

Envie de reprendre Voyage au bout de la nuit, pour comparer, pour entendre une autre voix, de la même époque.

Flaubert, un an après.

Pierre Louÿs et Paul Valéry discutent de la prose.
Pour Louÿs, seul mérite le nom de prose une écriture travaillée, relevant pleinement de l'art d'écrire.
Pour Valéry, tout est prose, de l'article de journal aux romans les plus renommés: dans la prose, le sens prime la forme. Trop de forme tue la prose, et le sens, et l'intérêt:
Tœdium genuit Flaubert qui genuit Cladel qui genuit Tœdium1. Palingénésie.
Le succès de Flaubert tient en partie à cette idée monstrueuse et blasphématoire qui s'est dégagée de lui: qu'avec du travail, on fait quelque chose de rien et qu'avec des préceptes, on construit des monuments éternels, éternellement adorables.
Avec des mots bien arrangés, on fait un temple, une casquette, un massacre…! A l'époque antédiluvienne de Zola, des écrivains croyaient sincèrement faire une gare, un accouchement, une procession…
La prose de Flaubert fait songer à un malade qui vit de régime. Pour lui, manger est un problème, pisser un problème, dormir un autre problème. La somme de ces soins ne fait pas un être intellectuel désirable.
[…]
La vision de Flaubert est celle de son concierge. Traduit en peinture c'est Gérôme, Rochegrosse. Après tant d'efforts, nous voyons, mais ce que nous voyons, ce n'est pas un aspect inédit des choses, c'est ce qu'il croyait être la réalité, id est la vision moyenne des choses. Il fait voir enfin ce qui nous importe le moins.

Correspondances à trois voix, Gide-Louÿs-Valéry, p.1321
Et je comprends les deux, et je suis d'accord avec les deux. Et je comprends le désespoir de Louÿs, ne trouvant pas en Valéry l'assurance de la valeur de l'art auquel il a consacré sa vie, et je comprends la légère indifférence de Valéry, son léger dédain.

(Concernant Flaubert, entendons-nous bien: si je dis que je n'aime pas Flaubert, je veux simplement dire que devant choisir entre plusieurs romans à lire pour occuper un moment d'oisiveté, ce n'est jamais un roman de Flaubert que je prendrais. Lire Flaubert relève de l'effort, non du plaisir.
L'écouter (en cassette ou CD) est d'ailleurs beaucoup plus agréable: Flaubert a le génie du mouvement et des couleurs, la jupe d'Emma près du feu ou sa course laissent des souvenirs inoubliables. Cependant, la vulgarité d'Homais et la bêtise de Charles deviennent insupportables: Flaubert en fait trop.)

Je ne mets pas en cause la place et l'importance de Flaubert dans la littérature française.
Je me contente de les regretter.


complément le 11 décembre 2009
J'ajoute ce texte de Proust que j'aime beaucoup, qui défend Flaubert: «Si j'écris tout cela pour la défense (au sens où Joachim du Bellay l'entend) de Flaubert, que je n'aime pas beaucoup, si je me sens privé de ne pas écrire sur bien d'autres que je préfère, c'est que j'ai l'impression que nous ne savons plus lire.»


1: «L'ennui a engendré Flaubert qui a engendré Claudel qui a engendré l'ennui.»

A venir : Le procès de Charlotte Corday

Après La légende du grand inquisiteur, Benoît Lepecq nous propose cette fois-ci la mise en scène du procès de Charlotte Corday :



«C'est à une lecture que nous vous proposons d’assister, autour d’un verre, afin de découvrir le texte mettant en scène Charlotte Corday et son accusateur public, Fouquier-Tinville, au palais de justice. En assassinant Marat dans sa baignoire le 13 juillet 1793, Charlotte Corday signe l’entrée de la révolution dans « La Terreur ». Deux caractères s’affrontent alors: l’un légitimant son acte d’un point de vue politique, l’autre le jugeant inflexiblement. Cette guerre des nerfs alimentera le fanatisme révolutionnaire de part et d'autre.»

Si vous y allez, envoyez par précaution un mail à info@chateau-de-villiers.com .

La préférence nationale, de Fatou Diome

Suite à la mise en ligne du début du Goncourt par l'éditeur singulier, j'ai repensé à un livre prêté et jamais revu: La préférence nationale de Fatou Diome (simple association d'idées parce qu'il s'agit de deux auteurs noires de langue française, oui.)

A côté des rubriques "Livres" qui parlent de lectures récentes, ou tout au moins de livres que j'ai sous la main, et "Livres que je n'ai pas lus", il faudrait ouvrir la rubrique "Livres dont je me souviens".
Souvenirs imparfaits, souvenirs déformants, souvenirs sans référence, sans preuve, mais souvenirs révélateurs de ce qui marquent, de ce qui a marqué, révélateurs des impressions au-delà de l'exactitude des mots et des phrases.

Il s'agit du racisme ordinaire, ou plus exactement, mais c'est la même chose, des préjugés.
Le mot "racisme" n'est pas réservé aux actes et paroles haineux, délibérément haineux.
Il couvre également un autre racisme, beaucoup plus répandu, et, je suppose, sans doute bien plus douloureux à subir parce que plus insidieux et quasi "normal", qui est celui des préjugés, celui qui fait qu'on ne considère pas l'autre tout à fait comme notre égal (avec les mêmes droits et les mêmes devoirs) mais comme quelqu'un qui est sans doute un peu bête, un peu lent, un peu pauvre, un peu pas de chance.
Ces pensées peuvent mener à un paternalisme légèrement (ou violemment) insultant.

C'est surtout de ce racisme-là que parle Fatou Diome.
Le livre se divise en courts chapitres comme autant de courtes nouvelles. L'allusion aux contes de Voltaire est récurrente.
Deux exemples puisés dans mes souvenirs: tandis que durant leurs études supérieures en littérature française, ses camarades blanches peuvent faire du soutien scolaire pour arrondir leur fin de mois, elle devient vendeuse en boulangerie: personne n'envisage qu'une noire puisse bien parler français.
Une autre histoire, amusante et lamentable, nous raconte comment le couple dont elle gardait les enfants l'a licenciée tant il fut gêné — et vexé — le jour où il découvrit qu'elle connaissait la littérature française mieux que lui: cela faisait des mois qu'il lui parlait petit nègre…
Etc, etc; le tout dans une langue acide, sans concession et sans apitoiement: et le lecteur remué (les plus scrupuleux menant leur examen de conscience) a surtout envie de rire tant les ridicules et les prétentions des Français "de souche" sont finement soulignés.

Donc je vous propose de lire Fatou Diome (sans compter que se promener dans le métro avec un livre intitulé La préférence nationale ne manque pas de piquant (grave erreur marketing, à mon avis)).

La Marseillaise

Discussion entre Paul Valéry et Pierre Louÿs, le premier préférant l'idée nette — et donc la Poésie, le second en tenant pour la magie de la Musique, selon lui première parmi les arts. Pierre Louÿs engage une conversation imaginaire avec la muse de Valéry :
— Ah! Muse des Muses! davantage, voudrais-tu lui demander au sein de son recueillement quelle vertu magique a ''La Marseillaise'', si c'est, peut-être, l'idée nette qu'un sang kimpur abreuve nos sillons, ou si, par hasard, ce ne serait pas la rêverie indéfinissable que répand dans la campagne un obscur motif de trompette dont les deux premières notes annoncent un «sixte et quarte», et qui, après une feinte, saute par-dessus l'obstacle et se précipite sur la dominante?
— Si tu disais plus simplement : sol, do, ré, sol?
— Non! La trouvaille, c'est le ré ! Sol, do, ré, amènent fatalement le mi bémol, c'est-à-dire une marche funèbre (au XVIIIe siècle). Le sieur Rouget a fait ici une feinte d'escrime : personne n'attendait le deuxième sol. Lorsqu'il éclate, il est irrésistible.
[…]

1155.— Pierre Louÿs à Paul Valéry, Correspondances à troix voix, 12 juin 1917, p.1282
Et cela reprend ou continue deux lettres plus loin :
= Correction. Je te disais hier : les premières notes de La Marseillaise (sol, do, ré) amènent fatalement, au XVIIIe siècle, un mi bémol.
«Bémol» est de trop. Mais, à coup sûr, un mi, ou une note quelconque, qui, par un détour, retombera sur le mi, bémol ou naturel.
C'est tellement dans l'esprit du XVIIIe que… Vois ce que cela fait: sol do ré mi. Cela fait la perle des romances: «Plaisir d'amour1».
Le saut de sol do ré sol n'était pas seulement inattendu en 1792: il l'est resté. Une «surprise musicale qui passe par-dessus le XIXe (et qui nous vient d'un amateur), c'est aussi curieux que certains coups de génie également inexplicables en littérature […].

1157.— Pierre Louÿs à Paul Valéry, Correspondances à troix voix, 13 juin 1917, p.1287



1 : Paroles de Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), mises en musique en 1785 par Jean-Paul Martini (1741-1816).

Achille parmi les femmes

A quoi ressemblait le bouclier d'Achille, quelles étaient ses armes et sa parure quand il partit au combat, je ne saurais le décrire avec précision, je ne puis me souvenir, et encore confusément, que de brassards et de jambières.
Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz p.242, Gallimard (2009).

Dans la première partie de cette traduction par Olivier Le Lay, je retrouve le rythme de la phrase de Brown traduite par Baudelaire en exergue du Double Assassinat dans la rue Morgue de Poe:

Quelle chanson chantaient les sirènes ? Quel nom Achille avait-il pris quand il se cachait parmi les femmes ? — Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture.
Thomas Browne, Hydriotaphia, Urn Burial, or a Discourse of the Sepulchral Urns lately found in Norfolk (Chapitre V)

A cette dernière question, un auteur de roman policier anglais contemporain apporte une réponse pleine de bon sens. Dans cette scène, Enée reproche à Ulysse d'avoir causé la mort d'Achille en allant le débusquer parmi les femmes où sa mère l'avait caché pour lui éviter de partir à Troie:

'You were still responsible for discovering Achilles, without whom none of this could have happened,' accused Aeneas.
'Come on!' protested the Greek. 'You make it sound like summa special. Well, it weren't. Any idiot could have found him out. Il mean, think about it. There he was, disguised as a lass among all these other lasses. Good thinking, eh? Except that he's seven foot tall and he's got a dong like Big Ajax's spear! You know what the lasses on Skyros used to call him when he hid among them? Stiffy! And it weren't for the way he danced.'
Reginald Hill, Arms and the Women, p.306

Job et le combat avec l'ange

— Job, tu ne peux pas ouvrir tes yeux, ils sont collés, ils sont collés. Tu te lamentes parce que tu es couché dans le potager, et la niche du chien est la dernière chose qui te reste, et ta maladie.
— La voix, dis, la voix, la voix de qui tu es et où tu te caches.
— Je ne sais pas sur quoi tu te lamentes.
— Oh, oh.
— Tu gémis et tu ne sais pas non plus, Job.
— Non, j'ai —.
— J'ai ?
— J'ai perdu ma force. Voilà.
— Tu voudrais bien l'avoir.
— Plus de force pour espérer, plus de souhait. Je n'ai plus de dents. Je suis mou, j'ai honte.
— C'est toi qui l'as dit.
— Et c'est vrai.
— Oui, tu le sais. C'est le plus terrible.
— C'est déjà inscrit sur mon front alors. La loque que je suis.
— C'est cela, Job, qui te fait le plus souffrir. Tu voudrais ne pas être faible, tu voudrais pouvoir résister, ou alors être tout à fait criblé, ton cerveau envolé, tes pensées envolées, déjà bétail tout entier. Choisis quelque chose.
— Tu m'as déjà tant demandé, voix, maintenant je crois que c'est bien ton droit. Guéris-moi! Si tu le peux. Que tu sois Satant ou Dieu ou un ange ou un homme, guéris-moi.
— Tu accepteras cette délivrance de n'importe qui?
— Guéris-moi.
— Job, réfléchis bien, tu ne peux pas me voir. Si tu ouvres les yeux, tu t'effaroucheras peut-être de moi. Peut-être que mon prix est élevé et terrible.
— Nous verrons bien. Tu parles comme quelqu'un qui sait ce qu'il dit.
— Mais si je suis Satan ou le Malin?
— Guéris-moi.
— Je suis Satan.
— Guéris-moi. »
Alors la voix céda du terrain, se fit de plus en plus faible. Le chien aboya. Job épia anxieusement: Il est parti, il faut qu'on me guérisse, ou il faut que j'entre dans la mort. Il criaillait. Une nuit atroce arriva. Et la voix vint une fois encore:
— «Et si je suis Satan, comment te débarrasseras-tu de moi?»
Job cria: «Tu ne veux pas me guérir. Personne ne veut m'aider, ni Dieu, ni Satan, pas un ange, pas un homme.
— Et toi-même ?
— Quoi, moi-même ?
— Tu ne veux pas !
— Quoi.
— Qui peut t'aider, quand tu ne veux pas toi-même !
— Non, non», balbutia Job.
La voix face à lui: «Dieu et le Satan, anges et hommes, tous veulent t'aider, mais tu ne veux pas — Dieu par amour, le Satan pour te tenir plus tard, les anges et les hommes parce qu'ils sont les assesseurs de Dieu et du Satan, mais tu ne veux pas.
— Non, non», balbutia, hurla Job et se débattit.
Il cria toute la nuit. La voix lançait sans discontinuer: «Dieu et le Satan, les anges et les hommes, tous veulent t'aider, tu ne veux pas.» Job, sans discontinuer: «Non, non.» Il cherchait à étouffer la voix, elle s'amplifiait, s'amplifiait à mesure, elle le devançait toujours d'un degré. Toute la nuit. Vers le matin Job tomba face contre terre/
Muet Job gisait.
De ce jour ses premiers ulcères guérirent.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz p.146-147, Gallimard 2009, nouvelle traduction d'Olivier Le Lay



Echo de ce livre dans écholalistes, le site des listes.

El-Khatun

J'ai lu La Prédominance du crétin il y a une dizaine d'années déjà. Ce livre rassemble des articles des journalistes italiens Fruttero et Lucentini parus entre 1972 et 1987 dans La Stampa. La plupart des articles retenus ironise sur le communisme, les intellectuels, la mouvance post-soixante-huitarde, etc.

Un article fait exception. Il me poursuit la nuit, dans les heures de silence et de solitude, quand de loin en loin scintille le twitt d'un ami insomniaque.
Il s'agit d'un article paru au moments de la réédition des Letters of Gertrude Bell en 1987 (apparemment jamais traduites en français).

El-Khatum du désert
[En 1888], une jeune fille aux yeux clairs et aux cheveux auburn, maigre, très élégante, reçoit un first (1er prix) de la History School pour sa thèse d'histoire moderne. C'est la première fois qu'un first d'Oxford est attribué à une femme, fait remarquer le doyen de la faculté en félicitant la jeune fille et en lui souhaitant un brillant avenir.

[…] Pour le moment, elle n'est que Gertrude Bell, fille de sir Hugo et de lady Florence. Quant à l'arabe — que contrairement à Lawrence elle parlera couramment, avec une prononciation bédouine impeccable — elle n'en connaît pas encore un seul mot. Si on lui disait que chez les nomades du désert, de Syrie en Mésopotamie, du Nafoud au haut-plateau du Nedjed, elle deviendrait célèbre sous les noms de Khatun es-Sahra ou de El-Khatun, elle ne saurait pas que le premier mot signifie «la dame du désert» et le second simplement «la dame».

Cependant, à Oxford déjà, elle se distingue par d'autres firsts que celui d'histoire: elle est la première à fumer avec désinvolture en public; la première aussi à porter des souliers bleus ou marron et non pas noirs, chose impensable à l'université pour une jeune fille victorienne.

[…]

[] le désert, le sahra, lui deviendra nécessaire comme la mer à un héros de Conrad, même si, au désert par antonomase, le Sahara, elle préférera toujours ceux de l'est de Suez, qu'elle trouve plus exaltants et mystérieux. Et pour y rester elle trouvera toujours de nouveaux prétextes: étudier l'arabe dans ses dialectes les plus reculés, chez les tribus nomades mal connues ou tout à fait inconnues jusque-là, écrire des articles et des mémoires pour la Royal Geographic Society, explorer des sites géographiques (son livre sur Oukhaïdir et celui sur les Bin-bir-kilissé en Asie mineure, écrit en collaboration avec sir William Ramsay, font autorité aujourd'hui encore; à Bagdad, toute une aile du Musée national porte son nom).

Du reste, il ne s'agit pas de simples prétextes; ses décorations civiles le prouvent (comme le CBE: Companion of the British Empire), de même que les médailles militaires qu'elle recevra plus tard. Sa vraie vocation est sentimentale, poétique. Un des thèmes sur lequel elle revient le plus souvent est la lente progression de sa caravane, la nuit, vers des lieux distants de trente ou même de quarante journées de marche, mais qui, au fond, ne l'intéressent pas en eux-mêmes. «Parfois je me demande, avoue-t-elle, s'il est aucune destination où il m'importe d'arriver.» Car ce qui la fascine c'est le voyage en soi, les rares rencontres avec d'autres caravanes, la recherche nocturne des points d'eau, la conversation avec les ombres proches mais à peine distinctes de ses chameliers et du guide.
«Où es-tu, Ô Khatun?» «Je suis là, Ô Ahmed!» «Ô Khatun, ici, c'est la vallée de l'Âne sauvage! Allah est miséricordieux.» «Allah est grand, Ô Ahmed, mais quand la trouverons-nous, cette bienheureuse fontaine du Daim?» «Peut-être à l'aube, Ô Khatun.»

Fruttero et Lucentini, La prédominance du crétin, p.246 et suivantes, éd. Arléa 1988

Gertrude Bell fera partie du corps expéditionnaire britannique en Mésopotamie tandis que T.E. Lawrence mènera sa propre campagne dans le Hedjaz. Elle est dite avoir créé l'Irak moderne, ce qui évidemment ne résonnait pas aussi tristement lorsque j'ai découvert son existence — avant la guerre de 2003.

Le lecteur improbable

Au demeurant, les chances étaient minces pour que les livres abandonnés trouvassent un lecteur auquel ils pussent apporter quelque chose — si minces, même, qu'en entretenant l'espérance que s'opérât une telle transmission, on entrait dans la perspective du miracle.

Renaud Camus, Loin, p.156



A rapprocher de cela.

Index des livres et auteurs cités

Ce n'est pas exhaustif: je n'ai relevé que les noms ayant donné lieu à quelques commentaires ou une citation in extenso (pour le reste, la fonction "recherche" du blog suffit, je pense.)
Tentative interrompue en décembre 2009: à partir de janvier 2010, contitution d'un index à partir de tags.
.

  • A

Abreu, Caio Fernado - Petites épiphanies, Camille Claudel, le tournesol

Agefi - mini-jupe et moral économique

Arendt, Hannah - La Crise de la culture, la morale selon Hobbes

Arendt, Hannah - Vies politiques, Angelo Guiseppe Roncalli

Anthologie de la poésie russe pour enfants - extrait de l'introduction, "Le conseil de la souris" de Samuel Marchak, "Leçon de français" de Roman Sef et "L'orange" d'Oleg Grigoriev

  • B

Barthes, Roland - Roland Barthes par Roland Barthes, la bathmologie, si le stéréotype passait à gauche

Barthes, Roland - à propos de S/Z, Barthes poète

Barthes, Roland - notes transcites en écoutant le cours sur Le Neutre: le chagrin de Barthes, la franchise

Baudelaire, Charles - Mon cœur mis à nu, soyons médiocres

Bell, Gertrude - Letters of Gertrude Bell, évoquées dans La Prédominance du crétin, de Frutero et Lucentini

Bioy Casarès, Adolfo - L'Invention de Morel, l'éternité dans la durée d'une semaine

Blanchot, Maurice - La fuite de la vie par l'écriture et la lecture dans «Le Roman, œuvre de mauvaise foi», Les Temps modernes 1947

Blixen, Karen - Nouveaux contes gothiques, le nez, la tragédie, le souci

Block, Lawence - Les fleurs meurent aussi, compte-rendu

Bonnefoy, Yves - Rome 1630, la structure du prestige

Borel, Marie - Priorité aux canards, quelques mots

Borel, Marie - Le monde selon Ben, compte-rendu

Borgès, Jorge Luis - Conférences, les livres, le roman policier

Boulgakov, Michaïl - Le maître et Marguerite, la montée vers la lune

Brasseur, Roland - Le quarante-quatrième jour, compte-rendu, la virgule

Butor, Michel - Passage de Milan, thématique du reflet, de la réflection et de la transparence

  • C

Calimaque - l'enfer surpeuplé

Cavafis, Constantin - Depuis neuf heures

Chandler, Raymond - The long Good-Bye, arrêter de boire

Chevillard, Eric - Le vaillant petit Tailleur, un poisson rouge

Chomsky, Noam - Penser par soi-même

Compagnon, Antoine - Les Antimodernes, critique d'Enthoven; Maistre et Bonald; les conservateurs libéraux en art; les législateurs bébés (de Maistre), la méthode de Thibaudet, le parti de l'intelligence

Conrad, Joseph - Des souvenirs, compte-rendu

Crane, Stephen - Le bateau ouvert, compte-rendu

  • D

Dard, Frédéric - (San Antonio) la défense du français dans Foiridon à Morbac City

Dewitte, Jacques - extraits de "Pouvoir du langage et liberté de l'esprit" in Les Temps modernes, mai 1991 et "Langage et inhumain" in Les Temps modernes, décembre 1996

Dumas, Alexandre - Joseph Balsamo, les femmes ne font pas la cuisine

Durand, Claude - préface à La Campagne de France de Renaud Camus

Duvert, Tony - Le Voyageur, de beaux draps

  • E

Eco, Umberto - Six promenades dans les bois du roman, comment reconnaître un film pornographique

Eco, Umberto - De la littérature, la lecture par imprégnation

édition - la chute de Josiane Savigneau et l'importance des émissions télévisées

  • F

Flaubert, Gustave - vœux de nouvelle année

Force, Pierre - Le problème herméneutique chez Pascal, les degrés ou bathmologie, définition de l'herméneutique, compte-rendu du livre.

Foucault, Michel - Raymond Roussel, compte-rendu

Frutero & Lucentini - La Prédominance du crétin, Gertrude Bell

Fumaroli, Marc - Exercices de lecture, préface

  • G

GAGE - association achrienne s'éloignant du camusisme

Gautier, Théophile - Histoire de la marine, cité par Eugène Sue dans Romans de mort et d'aventures.

Gide, André; Louÿs, Pierre; Valéry, Paul - Correspondances à trois voix, des nouvelles sans conséquence, les choses tues en amitié

Golding, William - Trilogie maritime, citation via un article universitaire.

Grigoriev, Oleg - L'orange

Grossman, Vassili - Vie et Destin, la bonté

Guinzbourg, Evguénia S. - Le vertige, la bonté

  • H

h - aspiré ou pas?

Hadot, Ilsetraut - préface aux Consolations de Sénèque

Haffner, Sebastian - Histoire d'un Allemand, la mode parisienne en 1933, compte-rendu, le père: ce qui ne se fait, l'influence de la littérature, portrait de fonctionnaire, une vie en ruines.

Houppermans, Sjef - Renaud Camus érographe, l'écriture camusienne

Hugo, Victor - La légende des siècles, Sultan Mourad, Eviradnus

Hugo, Victor - Toute la Lyre, le haricot

Hugo, Victor - jugé par Paul Valéry

Huttington - a tort d'avoir raison

  • J

Jonas, Hans - Souvenirs, la tante poète lamentable, la source du Dictionnaire khazar, Husserl inconnu dans sa famille, philosopher en anglais ou en allemand, réception de la philosophie aux Etats-Unis, assimilation et sionisme

Jourde, Pierre - Le crétinisme alpin in Petit déjeuner chez Tyrannie, définition du crétin

  • K

Kavanagh, Dan - The Duffy omnibus

Kierkegaard - Post-scriptum aux Miettes philosophiques, la chance de ne rien devoir aux critiques

Klemperer, Victor - Je veux témoigner jusqu'au bout, assimilation et antisionisme

  • L

Lançon, Philippe - possible auteur de Je ne sais pas écrire et je suis innocent

Lapierre, Nicole - Le silence de la mémoire, à la recherche les juifs de Plock, compte-rendu

Larbaud, Valery - une remarque de Jan Baetens, Allen, la virgule, l'avarice de la province

Larbaud, Valery - 200 chambres 200 salles de bain, compte-rendu

Lec, Stanislaw Jerzy - Pensées, les fautes d'orthographe

Léon, Paul - professeur, auteur d'un article sur le regard à propos de Renaud Camus

Levé, Edouard - Suicide, compte-rendu

Lewis, C.S. - The voyage of the Dawntrader, la mer du bout du monde

Lindqvist, Sven - Maintenant tu es mort, le goût de la guerre

Louÿs, Pierre; Valéry, Paul; Gide, André - Correspondances à trois voix, des nouvelles sans conséquence, les choses tues en amitié

Lucentini & Frutero - La Prédominance du crétin, Gertrude Bell

  • M

Maistre, Joseph de - cité par Jean-Yves Pranchère : personne ne fait son devoir

Manguel, Alberto - le traducteur, conducteur de caravane (préface à 200 chambres 200 salles de bain)

Marchak, Samuel - Le conseil de la souris

Maupassant - musique à Palerme

Mauriac, François - D'un bloc-note à l'autre, Fromentin, la grippe et la virgule

Maurois, André - Les discours du docteur O'Grady, le portugais sans peine, un chien français

Mitchell, Margaret - Autant en emporte le vent, vivre sans réputation

  • N

Nabokov, Vladimir - Ada, Ladore/Mont-Dore, Lucette, ''René'', Chateaubriand, préface de Mary McCathy à Pale Fire

Nabokov, Vladimir - Lolita, définition de la pornographie

Nietzsche - Humain, trop humain, la langue abstraite de la grande culture

  • P

Paasilina, Arto - La forêt des renards pendus, la mort de la mère Jarmanni

Palliser, Charles - Le Quinconce, quelques remarques

Pascal, Blaise - [analyse de sa méthode de lecture|http://vehesse.free.fr/dotclear/index.php?2008/10/17/1129-le-probleme-hermeneutique-chez-pascal-de-pierre-force ] par Pierre Force.

Peeters, Benoît - La bibliothèque de Villers suivi de Tombeau pour Agatha Christie, compte-rendu

Poe, Edgar Allan - The Narrative of Arthur Gordon Pym, compte-rendu

Pound, Ezra - a.b.c. de la lecture , le rouge

Pranchère, Jean-Yves - L'autorité contre les Lumières, compte-rendu avec un focus sur la linguistique et une première bibliographie sur le sujet, personne ne fait son devoir

Proust, Marcel - Du côté de chez Swann, intimité entre l'église et l'âme de Françoise

Proust, Marcel - A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Odette écrit (ou peint); le mauvais goût bourgeois et le bon goût paysan; une tête comme un donjon aménagé en bibliothèque; les traits et les idées tiennent de la famille

Proust, Marcel - Lettre du 6 novembre 1908 à Mme Strauss: un écrivain fait sa langue

  • R

Rannoux, Catherine - Les fictions du journal littéraire, identification de sources dans Fendre l'air

Robbe-Grillet, Alain - Les Gommes, les P.T.T.

Roche, Mazo de la - Jalna, bataille de polochons

Rostand, Edmond - Cyrano de Bergerac, une virgule, c'était vous

Roubaud, Jacques - Les animaux de personne, Le mouton à grosses fesses; Le Maki Mococo

Rudnicki, Adolf - Les fenêtres d'or, la fin du ghetto de Varsovie

  • S

San-Antonio - la défense du français dans Foiridon à Morbac City

Santerre, Rémi - L'Ecart, Renaud Camus est Othon

Sartre, Jean-Paul - Nabokov, enfant de vieux, aurait beaucoup trop lu

Savigneau, Josiane - son départ du Monde

Sef, Roman - Leçon de français

Sénèque - Les Consolations, préface d'Ilsetraut Hadot

Sevran, Pascal - Il pleut, embrasse-moi, maniérisme de Renaud Camus, le rêve des lecteurs

Shakespeare, William - La Nuit des Rois, allocation de poils

Starobinski, Jean - Les mots sous les mots, les anagrammes de Saussure, aujourd'hui réédité

Supervielle, Jules - ''La prière de Lola à Saint Antoine

  • T

à propos d'Albert Thibaudet

Todorov, Tzevan - Face à l'extrême, mourir pour la Pologne

  • V

Valéry, Paul; Gide, André; Louÿs, Pierre - Correspondances à trois voix, des nouvelles sans conséquence, les choses tues en amitié, Valéry juge Victor Hugo

van Crevel, Martin - On future war, le goût de la guerre

Vaugelas, Claude (Fabre de) - Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire la langue, cacophonie, qu'on et que l'on, les femmes ne sachant pas le latin référence du bon usage de la langue (fort/bien, cela/ça)

Veyne, Paul - Sénèque, certificat médical pour Britannicus

Villon, François - Ballade

  • W

Walzer, Pierre-Olivier Walzer - Paul-Jean Toulet, qui êtes-vous ?, compte-rendu, rapport que l'auteur doit entretenir avec ses personnages

Waugh, Evelyn - Viles Bodies - vol de stylo, compte-rendu

Weil, Jiri - Vivre avec une étoile, la joie et le chat Thomas, Beethoven

Woolf, Virginia - Les Vagues, le 25 juin

Woolf, Virginia - Mrs Dalloway, l'instant présent

Wright, Lawrence - The looming tower, Rousseau et Lénine

  • Z

Zagdanski, Stéphane - résistance de la pensée juive

J'ai la grippe et j'écris ce que je veux

Jeudi dernier, P. m'apporte un sac de livres.
Aujourd'hui, JY me fournit une citation pour mon anthologie de la virgule, avec une source certaine (Le Figaro du 15 janvier 1960), mais sans bien savoir où trouver cet article.
Il se trouve dans l'un des livres offerts par P.

LES BÂTONS ROMPUS DE LA FIÈVRE [1]

La grippe ne m'empêchera pas de faire mon article, mais je me donne le droit d'écrire à bâtons rompus ce qui me passe par la tête: je verrai bien ce que cela donnera. […]

[…] D'où me vient cette humeur? Ce jour de janvier presque tiède a une odeur de printemps. Mars n'est plus si loin et j'en ai comme une brusque fringale. […] le Dominique de Fromentin... Non que je sois tenté de relire une fois encore cette tendre et cruelle histoire... C'est ce qui la précède qui m'attire: jamais les saisons n'ont été rendues sensibles à travers les mots comme aux premières pages du roman de ce peintre, qui eût été si incapable de les exprimer avec des couleurs. Fromentin est un impressionniste, mais la plume, non le pinceau à la main. Ce n'est pas sur ses toiles que nous retrouvons le rayon d'une certaine heure au déclin d'un jour d'automne ou de printemps, c'est dans Dominique, surtout au début du chapitre trois.

Ma mémoire m'avait trahi: en fait, ce n'est pas le seul renouveau, ce sont toutes les saisons successives sur le jardin des «Trembles» que le peintre nous montre, avec une prédilection pour l'automne. Avril n'y paraît que l'espace de quelques lignes. Mais c'était ces lignes-là que j'avais gardées depuis cinquante ans vivantes en moi, de telle sorte que pour atteindre le printemps, celui de mon adolescence comme celui vers lequel nous allons et que nous touchnons presque, je n'ai qu'à ouvrir le livre à cet endroit familier: «Dans les profondeurs des feuillages, sur les limites du jardin, dans les cerisiers blancs dans les troènes en fleurs, dans les lilas chargés de bouquets et d'arôme, toute la nuit, pendant ces longues nuits, où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie —, pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient.»

Je le note ici en passant, certains se sont étonnés souvent chez mes éditeurs, de cette manie que j’ai de couper mes phrases par un tiret suivi d’une virgule. En vérité je le dois à Fromentin, au Fromentin de ce passage-là: le tiret qui vient ici après «joie» marque un temps qui est entré à jamais dans ma propre musique… «Voilà qui nous est égal, m'écrira un grincheux. Vous pouvez bien placer vos tirets comme le cœur vous en dit sans en faire un communiqué au monde.» C'est à moi-même que je le fais. J'ai la grippe, et je suis libre de retrouver mon plaisir à découvrir ce tiret de Fromentin, qui est passé dans mes livres.
[…]

François Mauriac, D'un bloc-notes à l'autre, éd. Bartillat, p.561 et sq.

Notes

[1] le Figaro littéraire, samedi 30 janvier 1960, n°719

Ce qui manque à Hugo, c'est l'indicible

Je continue à lire la correspondance Valéry-Louÿs. Ce matin je lis quelques lignes concernant Hugo.

Contexte: Pierre Louÿs est un grand amateur de Victor Hugo, hugophile et hugolâtre. Par deux fois Paul Valéry va lui donner son avis, tout en ayant peur de provoquer son ire...

1013. PAUL VALERY À PIERRE LOUŸS
[C.P. Mercredi, 9 décembre 1914]
[...]
Quant à Victor Hugo, veux-tu mon sentiment? Je le prends à ma guise — je le décime et me le filtre. Vraiment, je n'oserais te présenter un Hugo selected by me. Tu me traiterais à la Boche, étant infiniment dangereux quand tu tiens ton Hugo à la main: tu en extrais des millions d'irréfutables beautés; et quand on y retourne tout seul, on les retrouve jamais.
Je te soupçonne d'avoir fabriqué tout ce qu'il y a de bien dans Hugo. Tout au moins, tu y en remets!
Ceci dit, je prétends que j'admire en lui l'étonnant «réaliste» qu'il est.
Cet homme passe pour un lyrique! Et le lyrisme est celui de ses faibles qu'il croyait son fort. Erreur fréquente et grave. Quand je pressens ses tonnerres de Jéhovah, ses infinis à douze dimensions, ses soleils noirs... et quand je vois venir les apostrophes, l'anthème, les définitions toquées, les dégueulades trop longues, trop riches, trop ironiques, trop bonnes, trop violentes, ce trop me fait rire.
[...]
Hugo était un homme extraordinairement fin et intelligent, malgré qu'on en ait dit et en dépis de ses propres efforts. Il était fait pour percevoir et dire, avec la plus grande netteté et puissance, tout ce qui est.
Malheureusement, il était jaloux de Nabuchodonosor et de Lamartine, Napoléon l'embêtait, Garibaldi l'intoxiquait d'envie.
Cet empoisonnement l'a fait enfler comme un ballon.[...]
[...] Mais comment un individu de cette taille a-t-il pu croire au démesuré, et comment cet artiste a-t-il pensé qu'on fait du grand avec du grand? [...]
En vérité, l'immense m'embête — l'immense qui se donne pour tel et qui bâille entre deux adjectifs. Je songe parfois que ma tasse de café où s'évanouit un morceau de sucre est plus digne de réflexion que le déluge, même du temps qu'il était universel...
Maintenant j'ai envie d'écrire l'apologie d'Hugo, ceci posé.
[...]

La lettre se termine, Louÿs répond, Valéry reprend :

1015. PAUL VALERY À PIERRE LOUŸS
[Lundi] 28 déc[embre 19]14
[...]
Revenant à Hugo, je le trouve plus expressionnaire que visionnaire.
[...]
L'état réel du visionnaire pur-sang est de ne pas trouver de mots, pas de formes verbales. C'est ce qui n'est jamais arrivé à hugo. Sa vision n'a jamais franchi les cadres du dictionnaire, ni les contours des objets reconnus par l'Etat.
C'est pourquoi, si tu consultes sa descendance, tu vois qu'il n'a engendré qu'une rhétorique. Pas un mode de sentir, pas un mode de voir, mais un mode de parler, de rythmer, de rimer.
Il est d'une toute autre abondance que Baudelaire, et pourtant c'est Baudelaire qui a fait des petits.
Je crains qu'Hugo n'ait été vicié par le théâtre, par la politique, par tout ce qui exige rigoureusement la vision vulgaire, c'est-à-dire l'observance de conditions moyennes.
Il a toujours fait de la grandeur et des effets qui pussent convenir à une moyenne d'auditeurs. Rien n'est plus contraire à la vision du visionnaire qui constitue, par définition, un écart. [...]

Correspondances à trois voix : Gide, Louÿs, Valéry

Eviradnus

L'empereur d'Allemagne et le roi de Pologne, déguisés en troubadours, ont drogué la reine Mahaut. Dans la grande salle à manger du château, ils se partagent aux dés la marquise et le marquisat. Ladislas gagne la fille et décide de la tuer en la jetant dans de profondes oubliettes dont la trappe s'ouvre au milieu de la salle.
Survient le vieil Eviradnus. Il tue à mains nues Ladislas qui tentait de l'attaquer dans le dos. Sigismond profite de son inattention.

La massue

[...]

L’un meurt, mais l’autre s’est dressé.
Le preux, en délaçant sa cuirasse, a posé
Sur un banc son épée, et Sigismond l’a prise.

Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise ;
L’épée au poing, joyeux, assassin rayonnant,
Croisant les bras, il crie : « À mon tour maintenant ! »
Et les noirs chevaliers, juges de cette lice,
Peuvent voir, à deux pas du fatal précipice,
Près de Mahaud, qui semble un corps inanimé,
Éviradnus sans arme et Sigismond armé.
Le gouffre attend. Il faut que l’un des deux y tombe.

« Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe,
Dit Sigismond. C’est toi le mort ! c’est toi le chien ! »

Le moment est funèbre ; Éviradnus sent bien
Qu’avant qu’il ait choisi dans quelque armure un glaive,
Il aura dans les reins la pointe qui se lève ;
Que faire ? Tout à coup sur Ladislas gisant
Son œil tombe ; il sourit terrible, et, se baissant
De l’air d’un lion pris qui trouve son issue :
« Hé ! dit-il, je n’ai pas besoin d’autre massue ! »
Et, prenant aux talons le cadavre du roi,
Il marche à l’empereur, qui chancelle d’effroi ;
Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,
Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue
Au-dessus de sa tête, en murmurant : Tout beau !
Cette espèce de fronde horrible du tombeau,
Dont le corps est la corde et la tête la pierre.
Le cadavre éperdu se renverse en arrière,
Et les bras disloqués font des gestes hideux.

Lui, crie : « Arrangez-vous, princes, entre vous deux.
Si l’enfer s’éteignait, dans l’ombre universelle,
On le rallumerait, certe, avec l’étincelle
Qu’on peut tirer d’un roi heurtant un empereur. »

Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d’horreur,
Recule, sans la voir, vers la lugubre trappe ;
Soudain le mort s’abat et le cadavre frappe… —
Éviradnus est seul. Et l’on entend le bruit
De deux spectres tombant ensemble dans la nuit.
Le preux se courbe au seuil du puits, son œil y plonge,
Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe :
« C’est bien ! disparaissez, le tigre et le chacal ! »

Victor Hugo, La Légende des siècles

C'est par ces vers qu'à treize ans je découvris la Légende des siècles dans un livre de grammaire.

J'aime beaucoup ce texte, par sa vivacité, ses dialogues, son action; c'est une véritable scène de théâtre ou même de cinéma, on imagine bien Bruce Willis jouer Eviradnus.
Un moment je me suis même demandé si Victor Hugo ne se moquait pas de nous, si l'aspect si délibérément "Alexandre Dumas" n'était pas un peu farce.
Finalement non, sans doute pas.
Cependant, ce doute teinte ce texte de vulgarité. La noblesse de la scène (la vieillesse valeureuse défendant la vertu royale contre des scélérats l'attaquant par traitrise) est desservie par sa peinture granguignolesque; ce qui cause notre plaisir, notre envie de rire et notre effroi ("sous ce mort qui plane, ivre d'horreur...") est aussi ce qui nous empêche d'être véritablement touchés.
Victor Hugo en était-il conscient?

Autour de S/Z, le rêve de Barthes

Finalement, la grande réussite de Compagnon cette année aura été de me donner envie de lire Barthes. Son émotion si visible, son deuil jamais terminé, lié au récit de Patrick Mauriès, m'ont rendu curieuse d'un homme qui laissait derrière lui tant de regrets.

Je lis S/Z. Il me semble que si Barthes n'a jamais été romancier, c'est qu'il est essentiellement poète, et que c'est peut-être cette vérité tue qui m'en a rendu si longtemps l'abord difficile: là où j'attendais une analyse rationnelle, je trouvais une interprétation subjective, "imaginaire".
J'appelle ainsi le déploiement d'un lexique et d'une syntaxe qui prend son autonomie et devient ode à l'écriture, au fait même que l'on écrive, que l'on puisse écrire, à la joie d'une langue avec laquelle on puisse jouer.
Exemple:

la lune [...] est la chaleur réduite à son état de manque.
Roland Barthes, S/Z, points Seuil, p.27

Cette phrase n'a pas de sens premier. Sa dénotation est in-sensée. Si l'on veut lire Barthes au sens littéral, comme critique (analyste) purement technique des textes, on ne peut ni le comprendre, ni le prendre au sérieux.
Ce que Barthes accomplit, c'est une poétisation du domaine critique, comme certains photographes auront rendu beau les friches industrielles.

Certains professeurs, savants, critiques, nous font nous exclamer: «c'est tout à fait ce que je pensais sans savoir le dire», et nous nous reconnaissons à travers eux — nous les aimons pour cela.
D'autres nous rendent songeurs: «je n'y aurais jamais pensé», et ils nous font découvrir l'étrangeté du monde, ils nous dépaysent, ils transforment le monde en élargissant le champ des possibles.

Barthes est résolument de ce côté-là.
La technique qu'il utilise dans S/Z nous est présentée comme une méthode (découper le texte en lexies, définir la voix qui parle dans chaque lexie parmi les cinq voix possibles (l'Empirie, la Personne, la Science, la Vérité, le Symbole (p.24-25)), analyser les codes, détisser le tissu du texte), mais ce n'en est pas une. En effet, elle n'est pas reproductible, ce n'est pas une méthode qu'on puisse acquérir. Elle ne tient qu'au génie de Barthes, c'est la création d'un second texte acquérant son autonomie, semblant voler au-dessus du texte blazacien, non pas le "survoler" — ce qui reviendrait à ne pas le lire ou mal le lire—, mais en émaner, comme la vapeur monte de la terre à certaines heures du jour.

Représentatif de ce phénomène est la valeur donnée aux figures du discours qui n'est plus une valeur logique (rapport des parties et du tout, oppositions, ressemblances, etc), mais une valeur de sens généralisée par Barthes, une valeur dont on ne sait si elle est propre à la figure ou propre à Barthes lisant la figure:

l'antithèse : figure de l'inexpiable. (p.30)
la catachrèse: le blanc du comparé (p.37)

Barthes rêve le texte, il y a bien sûr l'habituel désir de s'approprier le texte, mais également le désir inverse, celui de s'y fondre, d'y disparaître, d'être compris (inclus) pour comprendre: «pour le décider [comprendre ce que veut dire Balzac], il faudrait aller derrière le papier.» (p.154)
Il nous présente comme une vérité ce qui n'est qu'une interprétation, une interprétation sans autre fondement que son désir, ce que je serais tentée d'appeler "délire interprétatif", tant rien ne l'étaie — si ce n'est sa lecture, véritable rêve du texte :

SarraSine : conformément aux habitudes de l’onomastique française, on attendrait SarraZine : passant au patronyme du sujet, le Z est tombé dans quelque trappe. Or Z est la lettre de la mutilation : phonétiquement, Z est cinglant à la façon d’un fouet châtieur, d’un insecte érynnique ; graphiquement jeté par la main, en écharpe, à travers la blancheur égale de la page, parmi les rondeurs de l’alphabet (sic), comme un tranchant oblique et illégal, il coupe, il barre, il zèbre ; d’un point de vue balzacien, ce Z (qui est dans le nom de Balzac) est la lettre de la déviance (voir la nouvelle Z. Marcas); enfin, ici même, Z est la lettre inaugurale de la Zambinella, l'initiale de la castration, en sorte que par cette faute d'orthographe, installée au c»ur de son nom, au centre de son corps, Sarrasine reçoit le Z zambinellien selon sa véritable nature, qui est la blessure du manque. De plus, S et Z sont dans un rapport d'inversion graphique: c'est la même lettre, vue de l'autre côté du miroir: Sarrasine contemple en Zambinella sa propre castration. Aussi la barre (/) qui oppose le S de SarraSine et le Z de Zambinella a-t-elle une fonction panique: c'est la barre de censure, la surface spéculaire, le mur de l'hallucination, le tranchant de l'antithèse, l'abstraction de la limite, l'oblicité du signifiant, l'index du paradigme, donc du sens.
Ibid. p.104



Je hasarderai trois remarques, à propos de l'idéologie, du silence sur l'homosexualité et la mise en abyme du texte.

1/ La glu du discours
Tout au long de cette lecture quarante ans plus tard, on ne peut qu'être frappé par la façon dont le texte de Barthes semble réféchir sur lui-même et utiliser ce qu'il expose.
Ainsi, s'agissant de l'extrait que je viens de citer, comment ne pas songer à la dénonciation de l'idéologie bourgeoise comme «une nappe étouffante d'idées reçues» (p.195), comment ne pas songer à l'importance qu'avaient pris Lacan et la psychanalyse dans ses années où écrivait Barthes, comment ne pas penser aujourd'hui, avec le recul, que Barthes était lui aussi pris dans la glu du discours contemporain?
Ainsi, nous comparerons ses spéculations sur la barre (/ ) avec celles de Pierssens dans La Tour de Babil, par exemple: là, il ne s'agit plus d'un miroir mais d'un chemin de traverse (il s'agit du f dans la signature de Wolfson): «Le f minuscule, en revanche, sous sa main, est toujours une simple barre, un long tranchant droit ou oblique qui, placé au milieu d'un nom, par exemple, le coupe comme un morceau de glace. Aussi Wolfson en viendra-t-il, comme un contrebandier, à repérer des pistes toujours ouvertes, des cols sur lesquels il pourra compter pour passer de l'autre côté, en territoire ami.» (p.91)
Pendant quelques années, ce type d'analyse a été à la mode, avant de passer de mode.

2/ L'allusion homosexuelle indicible
Pourquoi Barthes a choisit Sarrasine pour cette expérience de lecture?
L'explication la plus simple est sans doute que Sarrasine présente le récit comme une valeur d'échange: le texte a de la valeur, il permet d'acheter du plaisir, ou tout au moins une promesse de plaisir, nous dit Barthes (p.87, 201).
Cette promesse ne sera pas tenue, la parole étant contaminée par le manque de la castration: la castration est contagieuse, elle interrompt la circulation du sens, des copies, du désir:

La définition banale de la castrature («Toi qui ne peux donner la vie à rien») a donc une portée structurale, elle concerne non seulement la duplication esthétique des corps (la «copie» de l'art réaliste) mais aussi la force métonymique dans sa généralité: le crime ou le malheur fondamental («Monstre!»), c'est en effet d'interrompre la circulation des copies (esthétiques ou biologiques), c'est de troubler la perméabilité réglée des sens, leur enchaînement, qui est classement et répétition, comme la langue. Ibid. p.191

Interrompre la copie: Barthes ne semble pas s'apercevoir qu'il pourrait en dire tout autant de l'homosexualité et que l'horreur de Sarrazine tient peut-être moins au fait de s'apercevoir qu'il a désiré un castrat qu'au fait qu'il a désiré un homme.
Est-ce silence volontaire de la part de Barthes ou refoulement? (et peut-être est-ce pour cela que Barthes s'empresse de nous rassurer sur Béatrice de Rochefide: le désir est récupérable).

3/ la mise en abyme du texte critique
La dernière phrase de Sarrasine est «Et la marquise resta pensive.»
Le texte classique, nous dit Barthes, se caractérise par la "pensivité": «Comme la marquise, le texte classique est pensif» (p.204)
Mais que dire alors de S/Z, qui se termine ainsi:

A quoi pensez-vous? a-t-on envie de demander, sur son invite discrète, au texte classique, mais plus retors que tous ceux qui croient s'en tirer en répondant: à rien, le texte ne répond pas, donnant au sens sa dernière clôture: la suspension.

Et S/Z devient à son tour pensif.

Mémoires et littérature

Le dossier de rentrée d' Acta fabula porte sur le sujet de Mémoires et littérature, soit un étrange croisement entre le premier thème choisi par Compagnon au Collège de France ((Proust et la Mémoire de la littérature) et celui de l'année dernière, Ecrire la vie.

Je remarque qu'à côté des cours proprement dits, les séminaires ont été également mis en ligne. Je recommande Jean Clair, Rancière, Jeannelle et Lanzmann, ne serait-ce que pour juger des différences d'appréciation entre sejan et moi-même (parfois, il m'a vraiment semblé que nous n'assistions pas aux mêmes cours; nous avons vu à l'œuvre en direct la subjectivité de l'auditeur : fascinant).


J'ajoute, pour les allergiques aux fils RSS, le twitter de Fabula.

Sagesse populaire

Le sot montre à tous le trou dans son tapis, le sage met le pied dessus.

Un pape chrétien

Dédié à quelques amis FB.

Mon attention fut, très simplement et sans équivoque, attirées sur elles [deux questions] par une femme de chambre romaine: «Madame, me dit-elle, ce pape [Jean XXIII] était un vrai chrétien. Comment est-ce possible? Comment peut-il se faire qu'un vrai chrétien aient pu s'asseoir sur le siège de saint Pierre? Ne fallait-il pas qu'il soit d'abord ordonné évêque, et archevêque et cardinal, avant d'être finalement élu pape? Quelqu'un a-t-il conscience de qui il était?» Eh bien, la réponse à la dernière de ces trois questions semble devoir être: «Non.»

[...] Bien sûr, l'Eglise avait prêché l' imitatio Christi pendant près de deux cents ans, et nul ne sait combien de curés de paroisse, combien de moine, obscurs au travers des siècles, ont pu dire comme le jeune Roncalli: «Lors ceci est mon modèle: Jésus-Christ» — tout en sachant parfaitement bien, même à dix-huit ans, que «ressembler au bon Jésus» signifiait être «traité de fou»: «On dit et l'on croit que je suis un naïf. Je le suis peut-être, mais mon amour-propre ne voudrait pas le croire. Et c'est là l'intérêt du jeu.» Mais l'Eglise est une institution, et surtout depuis la Contre-Réforme, plus soucieuse du maintien du dogme que de la simplicité de la foi, elle n'ouvrait pas la carrière ecclésiastique aux hommes qui avaient pris à la lettre l'invitation: «Suis-moi.» Non qu'elle eût consciemment craint les éléments clairement anarchiques d'un genre de vie purement et authentiquement chrétien; elle aurait simplement pensé que «souffrir et être méprisé pour le Christ et avec le Christ» était de mauvaise politique. Et c'était là ce que Roncalli voulait avec passion et enthousiasme, citant les paroles de saint Jean de la Croix encore et toujours. [...]

La répugnance de l'Eglise à confier des charges élevées aux rares personnes dont l'unique ambition fut d'imiter Jésus de Nazareth n'est pas difficile à comprendre. Il put y avoir un temps où la hiérarchie ecclésiastique avait pour lignes directrices de sa pensée celles du Grand Inquisiteur de Dostoïevski et craignait que, selon les paroles de Luther, «le destin le plus permanent de la parole de dieu (soit) que pour son salut, le monde soit mis en rumeur. Car le sermon de Dieu vient pour changer et vivifier la terre entière aussi loin qu'il l'atteint.»
Mais de tels temps étaient depuis longtemps passés. Ils avaient oublié «l'humilité et la douceur (...), douceur qui n'a rien de la pusillaminité», comme Roncalli le nota une fois. C'est précisément ce qu'ils allaient découvrir: que l'humilité devant Dieu et la soumission devant les hommes ne sont pas la même chose; et si grande que fût l'hostilité, dans certains milieux ecclésiastiques, contre ce pape unique, cela parle en faveur de l'Eglise et de la hiérarchie qu'elle n'ait pas été plus grande, et que tant de hauts dignitaires, princes de l'Eglise, aient pu être vaincu par lui.

Hannah Arendt, Vies politiques, "Angelo Guiseppe Roncalli", collection Tel Gallimard, p.69-71



P.S. Notons pour mémoire que tout ce chapitre se développe autour de l'étude d'un paradoxe: comment Journal d'une âme, le livre de réflexions spirituelles de Monseigneur Roncalli, l'un des papes qui a marqué le XXe siècle, peut-il être aussi décevant et ennuyant? C'est que Monseigneur Roncalli n'avait rien d'extraordinaire, rien d'autre que sa volonté d'obéir à Dieu.

L'amitié

Gide se retire à l'écart du monde pour écrire son premier livre. Il demande à Pierre Louÿs de lui donner des nouvelles, mais sans le troubler moralement:

C'est aussi pourquoi, tout en te demandant instamment de m’écrire (très intrigué de ce que tu fais), je te prie aussi instamment de n’insinuer dans tes lettres aucune cause de trouble moral pour moi, ni de discussion — à savoir des opinions de toi sur les choses ou sur d’autres que moi, des exhortations autres que celles qui peuvent m’encourager dans ma besogne… enfin, tu me comprends, n’est-ce pas?

Réponse de Pierre Louÿs

[Dizy] Mercredi 16 [avril 1890]

Mon cher ami,
Le thermomètre de la vérandah marquait:
à 7 du matin _ _ _ _ 6°
à 11 h _ _ _ _ _ _ _ 11°
à 1 h _ _ _ _ _ _ _ _17°
Le baromètre, hier si bas, et qui inquiétaient nos populations, est remonté peu à peu à 751mm.
On annonce une dépression dans la mer du Nord, qui aurait son centre non loin d’Aberdeen et dont les effets se feraient sentir jusqu’à Drontheim.
J’ai dîné hier chez mon oncle. Le menu était ainsi composé:
Potage
Hors d’œuvre
Vol au vent
Filet Soubise
New potatoes
Poulet à l’estragon
Salade
Haricots panachés
Biscuit-crème Sarah-Bernhart
Dessert varié

Mademoiselle Alice Parigot vient de se marier. Elle épouse un notaire, sérieux et honnête. Trente-neuf ans.
On nous écrit de Château-Thierry que Tototte Thoraillier est assez souffrante. La pauvre petite «aura sans doute attrapé un chaud et froid». A cet âge, il suffit de si peu de chose.
Germaine Dubois vient de perdre une dent de lait.
Le petit chat est mort.
Hier, à deux heures et demie, Marecco a avalé un morceau de sucre qu’on lui avait posé sur le nez, au lieu d’attendre qu’un signe de la main lui permît de le faire sauter. Pareil fait ne s’était jamais produit. C’est un scandale dans Epernay.
Anna s’en va, parce qu’elle ne peut pas sentir Zoé. Et Zoé sanglote en disant à ma cousine: «Si Anna s’en va à cause de moi, qu’est-ce que Madame va penser de moi?»
On construit en ce moment dans notre ville un hôpital et une chapelle. La chapelle est très grande! C’est ce qui fait dire au docteur C…: «Ce n’est pas la chapelle de l’hôpital, c’est l’hôpital de la chapelle.» Ce mot plein d’humour prouve que les Parisiens n’ont pas le monopole de la plaisanterie, comme il s’en vante.
Dans l’espoir qu’aucun des paragraphes de cette lettres n’aura soulevé de discussions entre nous, et que ton état d’esprit n’est pas ébranlé, je reste ton serviteur.

Pierre

André Gide à Pierre Louÿs

[Paris] Jeudi [C.P. 17 avril 1890]

Ah! mon ami, que de choses se sont donc passées depuis que nous nous sommes vus. Ta lettre était si pleine de nouvelles que j’en suis encore tout ému.
Alors c’est fini! elle s’est mariée, celle qu’une douce habitude nous laissait appeler «Mademoiselle Alice». Mademoiselle Alice! que de souvenirs envolés! finis tous les beaux rêves! et avec qui? un notaire, dis-tu? Précise, je t’en prie; j’attends en hâte des détails.
Encore une fin: le petit chat! Ah ! mon ami, que de tristes nouvelles!
N’est-ce pas de Marecco qu’on pourrait dire «l’esprit est prompt mais la chair est faible»?
Eh bien! sais-tu? je suis presque content qu’il [ait] avalé sa friandise bien vite avant l’ordre. Ce morceau de sucre sur le nez le faisait affreusement loucher.
La dent de lait de Germaine! Si ma cousine Jonquet était là, elle se serait écriée de sa voix de reine, avec le geste que tu lui connais : « Qu’on me la garde.»
Elle porte encore le collier où elle a fait monter les siennes; Monsieur Brunot s’approchait d’elle l’autre soir et lui disait en manière de plaisanterie: «Les belles perles, madame!» Cela fit beaucoup sourire.
Alors c’est la brouille, entre Anna et Zoé — la brouille complète ? Tu sais, entre nous, je crois qu’Anna a beaucoup de torts.
Je garde pour la fin les meilleures choses. «New potatoes»!!! ah! mon ami, pour une affection qui sait lire entre les lignes, que de choses je vois dans ce simple menu. Alors tu en as fait! envoie-les moi, je t’en prie. Mais l’aimable façon de m’annoncer cela, j’y reconnais bien là ton esprit et ta délicate pudeur qui cache sous un symbole opaque aux yeux des autres ce que tu veux que mes yeux seuls voient. Pourtant je m’inquiète de cette phrase «une dépression dans la mer du Nord».
Quoi donc qu’est-ce qui ne va pas ? A ! Pierre ! tu me caches quelque chose… Prends garde, on peut aller très loin quand la définace commence d’entrer en jeu : il n’y a même plus de raison pour qu’on s’arrête. Souviens-toi de ce que dit Ponsard: «Quand la borne est franchit, il n’y a plus de limites[1]

Allons, au revoir.
Bien à toi,

André

P.S. Envoie-moi des nouvelles de Tototte. Je suis assez inquiet.

André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondances à trois voix, p.166sq.



Notes

[1] Citation attribuée par Flaubert, sous la rubrique «Jocrisses», dans les «Spécimens de tous les styles» de Bouvard et Pécuchet, à l’auteur dramatique et académicien François Ponsard (1814-1867), chef de ce qu’on appelait « l’école du Bon Sens ». C’est dans sa comédie L’Honneur et l’argent (1853), III, 5, que figurent les vers : «Quand la règle est franchie, il n’est plus de limite / Et la première faute aux fautes nous invite.»

L'autorité contre les Lumières, de Jean-Yves Pranchère

ou : A la poursuite de la cohérence impossible.

Karl Jasper, dans Introduction à la philosophie, propose de choisir un philosophe et de l'étudier à fond — en le resituant dans son contexte historique, en lisant ses commentateurs, ses détracteurs, etc. Il prétend qu'ainsi on couvre à plus ou moins long terme tout le champ philosophique.
Jean-Yves Pranchère semble confirmer le bien-fondé de cette démarche: en étudiant l'œuvre de Maistre, il nous présente l'ensemble des idées depuis Saint Augustin jusqu'aux Lumières (en poussant à l'occasion jusqu'à Carl Schmitt), dans les champs de la philosophie politique et de l'histoire.


Cette étude (à l'origine une thèse: ce livre en est la réduction à des proportions plus ordinaires) porte sur l'ensemble de l'œuvre de Joseph de Maistre. Il s'agit de prouver, en dépit de l'apparence souvent contradictoire de ses écrits, la cohérence de cet écrivain contre-révolutionnaire prolifique, ou plus exactement, d'établir à partir de quelles hypothèses il convient de le lire pour ne pas se heurter aux contradictions qui ont si souvent étonné les interprètes, tant et si bien qu'il existe sur l'œuvre de Maistre des lectures tout à fait divergentes, voire opposées.

Le plan suivi pour chaque idée étudiée est à peu près celui-ci: exposé rapide ou résumé de la thèse de Maistre, récapitulatif des interprétations données au cours du temps par différents commentateurs (interprétations contradictoires ou se chevauchant), et démontage/remontage des positions maistriennes pour en exposer les articulations et les conditions de validité (explicitation des hypothèses implicites ou disséminées dans l'ensemble de l'œuvre, remise en perspective dans les contextes historiques et philosophiques). Il s'agit donc d'un travail d'organisation et de mise en ordre logique.

Maistre était horrifié par les conséquences des idées de la Révolution française, il souhaitait un retour à l'autorité de la tradition s'appuyant sur le roi et le pape, et donc sur Dieu.
S'il est possible d'articuler rationnellement ses thèses et d'en démontrer un certain bien-fondé au vu de leur objectif (une vie paisible pour tous, la paix, le repos des citoyens, y compris au prix du sacrifice d'innocents), dans le même mouvement ce travail d'articulation met cruellement en lumière les deux ou trois apories majeures auxquelles s'est heurté Maistre, concernant la souveraineté ou la marche de Dieu dans l'histoire.



Le plaisir de ce livre n'est pas qu'un plaisir de contenu, c'est également un plaisir de style et de procédé.
JY Pranchère s'attache à isoler les nuances, à identifier les différences ou les ressemblances entre deux arguments maistriens, ou les arguments de deux philosophes, et à prendre le lecteur à contre-pied en retournant une argumentation, tant il est vrai que toute idée poussée à son paroxysme finit par rejoindre son contraire[1]. Il naît un grand plaisir de lecture à ce jeu sur les paradoxes et les glissements continuels de sens, glissements qui permettent selon les moments de défendre Maistre contre ses détracteurs ou de l'attaquer quand il semble avoir trop facilement raison (et Pranchère semble se prendre lui aussi au jeu de la contradiction, prenant un malin plaisir à établir la liste des interprétations qui ont couru sur tel ou tel point de la doctrine maistrienne, pour à son tour les contester).



Exemple : la théorie maistrienne du langage

Cet exemple est représentatif de la façon dont l'étude de Maistre permet de balayer l'ensemble des théories sur un sujet. Il dégage en quelques pages les différences et les articulations entre les différentes réflexions sur le langage, de Platon à Steiner.
Je choisis cet exemple d'une part parce qu'il est court (choisir la souveraineté reviendrait à copier la moitié du livre), d'autre part parce qu'il m'intéresse de déposer ici ce condensé sur le langage afin de pouvoir le retrouver facilement, enfin, parce qu'il montre que même sur un sujet secondaire, le langage (secondaire par rapport aux grands thèmes de la souveraineté et de l'histoire), cette étude menée sur les théories de Maistre ne nous fait grâce d'aucune analyse.

L'ennui est que l'argumentation est si serrée qu'il est difficile de ne pas tout recopier. Je mets cependant quelques passages entre crochets. Avantage colatéral, les notes de bas de page fournissent pour leur part une première bibliographie sur le thème.

[…] ; lorsque Maistre déclare que « Dieu seul a le droit de donner un nom » (OC I p.290 [2]) et que les noms expriment les essences, il semble bien admettre une nature magique du mot, d’après laquelle le mot serait en lui-même donation de l’essence de la chose et donc pouvoir sur la chose. […]

[…] Du point de vue de ce savoir linguistique, la thèse maistrienne selon laquelle «le nom de tout être exprime ce qu'il est, et dans ce genre il n'y a rien d'arbitraire» (EPL[3], OC I p.291) exprime soit une erreur — la croyance dans un lien interne et naturel entre la chose et son nom — soit une tautologie sans conséquence, qui est que, dans chaque langue, chaque être porte le nom qu'il porte. Mais, d'un autre côté, dans la mesure où elle distingue la chose (le référent) de l'idée (du signifié) et affirme l'identité de la pensée et de la parole, la négation maistrienne de l'arbitraire du signe semble rencontrer une des intuitions les plus fortes de la linguistique issue de Saussure: l'intuition formulée par Benveniste qu'«entre le signifiant et le signifié, le lien n'est pas arbitraire»[4]; intuition qu'exprime d'ailleurs le terme même de «signifiant», pourvu qu'on lui garde sa valeur de participe présent. On sait que Benveniste a été précédé sur ce point par Humboldt, qui a fortement critiqué la conception d'après laquelle les mots ne sont que des signes arbitraires des choses; aussi certains commentateurs ont-ils pensé que Maistre, par son refus de la thèse de l'arbitraire des mots, pouvait être rapproché de Humboldt[5]. La tentation surgit ici de faire apparaître Maistre, non plus comme un penseur dépassé par les surgissements de la linguistique, mais au contraire comme le précurseur d'une pensée attentive à l'intrication de la pensée et du langage.

Il faut cependant résister à cette tentation. La thèse du lien nécessaire du signifiant et du signifié, telle que l’a soutenue Benveniste, ne fait que reformuler l’intuition saussurienne de l’indissociabilité du son et de la pensée ; pour cette raison même, elle ne contredit pas la thèse saussurienne de l’arbitraire du langage. Il faut souligner ici que la thèse de l’arbitraire, au sens de Saussure, n’est pas une prise de parti dans le débat inauguré par le Cratyle de Platon autour de la question de savoir si le langage est naturel ou conventionnel ; elle est bien plutôt la récusation de ce débat : que les signes linguistiques soient arbitraires signifie qu’ils ne procèdent ni d’une mythique ressemblance aux choses, ni d’une impossible convention qu’auraient passée entre eux des hommes décidant d’inventer le langage, mais qu’ils sont à la fois contingents par rapport à la nature et historiquement déterminés La linguistique saussurienne récuse la question de l’origine du langage, ou situe cette origine dans le fonctionnement même du langage [6], pour pouvoir étudier les systèmes de signes linguistiques dans les transformations historiques de leurs usages. La ressemblance avec la théorie maistrienne du langage n’est que ponctuelle : elle tient à ce que maistre reconnaît l’historicité du langage dans la mesure où il nie que celui-ci puisse être d’origine conventionnelle. Lorsque Maistre déclare que « nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre » (SSP, 2[7], OC IV p.87), il rencontre l’enseignement de la linguistique en récusant la question de l’origine du langage, telle qu’elle a été posée par la philosophie des Lumières, pour poser que le langage a son origine en lui-même et ne peut pas être compris à partir de la nature ou de l’artifice.

Cette position ne peut cependant pas être confondue avec la thèse fondatrice de la linguistique situant l’origine du langage dans son fonctionnement même. Si Maistre récuse la question de l’origine du langage, c’est uniquement au sens où cette question vise une origine humaine. Ce refus ne signifie pas que le langage humain est à lui-même sa propre origine ; il signifie bien plutôt que le langage humain porte en lui-même sa propre origine transcendante, qui est le langage lui-même compris comme l’Origine absolue — le Logos ou le Verbe divin. Cette origine est interne au langage, puisqu’elle est le langage même, et en ce sens elle n’est pas antécédente au langage ; mais elle est antérieure au langage humain, en tant que celui-ci n’est qu'une émanation ou une création du Verbe primitif. « Les langues ont commencé ; mais la parole jamais, et pas même avec l’homme. L’un a nécessairement précédé l’autre ; car la parole n’est possible que par le VERBE » (SSP, 2, OC IV p.99). La récusation de la question de l’origine des langues n’a donc pas chez Maistre le sens qu’elle aura dans la linguistique — et qu’elle avait déjà chez Rousseau butant dans son second Discours sur le fait que la langue, la tradition, la pensée et la société « se précèdent l’une l’autre, se postulent et se produisent réciproquement »[8] : le cercle logique de la précession du langagepar lui-même délimitait alors le champ de l’autonomie du langage comme objet d’étude. Maistre se réfère à l’occasion aux « embarras de l’origine des langues » reconnus par Rousseau ; mais il lui semble que ces embarras ne peuvent conduire qu’à une seule conclusion : si les langues n’ont pas pu être inventées par l’homme, c’est que la « force qui préside à la formation des langues » n’est pas humaine, mais divine (OC IV p.87-89). Parce que le langage est divin, les langues sont l’œuvre de Dieu. Le refus de l’origine conventionnelle du langage qui semblait rapprocher Maistre de la linguistique, le rejette aux antipodes de celle-ci : alors que la linguistique affirme à travers l’arbitraire du signe l’historicité et la contingence naturelle du langage, Maistre affirme à travers l’origine divine des langues que le langage a dans son historicité même le caractère d’une nécessité naturelle. Non seulement le langage est naturel à l’homme, mais les langues mêmes ne naissent ni ne se développent au hasard ; leur nécessité est divine.

On comprend alors que le refus de l’arbitraire du signe puisse déboucher chez Maistre dans un étymologisme qui soutient non seulement que « les langues renferment une métaphysique cachée et profonde » (OC VII p.445), mais encore que « chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l’origine » (OC IV p.97). L’autorité de l’étymologie se fonde sur la proximité de l’origine des mots avec l'Origine des origines, la parole divine. L'étymologie est vraie, comme les idées innées sont vraies, parce que les noms sont faits par Dieu et que Dieu n’est pas trompeur : puisque les noms relèvent, comme les constitutions politiques, de la « juridiction immédiate » de Dieu, l’origine des noms doit nous rapprocher du Langage de l’origine qui est à l’origine du langage. On ne reviendra pas sur les étymologies fantaisistes du deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, venues en droite ligne d’Isidore de Séville, qui ont suscité les moqueries des philologues. On doit en revanche remarquer la disproportion qu’il y a entre les remarques étymologiques de Maistre — du type : « beffroi vient de Bel EFFROI » — et la thèse métaphysique que ces descriptions doivent illustrer, celle d'un écho de la puissance créatrice du verbe divin dans la formation des langues humaines. Cette disproportion interne à l'étymologisme maistrien signale le paradoxe constitutif de la théorie maistrienne du langage, qui tire argument du fait que les signifiants ont une histoire — ce qui est l’arbitraire du signe au sens de Saussure — pour affirmer que les signes "ne sont pas" arbitraires. L’histoire des mots est mobilisée pour manifester l’anhistoricité de l’origine divine : alors même qu’elle montre qu’il n’y a pas de sens propre des mots, puisque les mots se transforment les uns dans les autres, l’étymologie est prise pour l’indication du sens vrai [9]. Ce paradoxe ne fait qu’exprimer la structure même de l’historicisme maistrien, d’après lequel l’historicité elle-même est fondée dans l’éternité divine : comme toute œuvre providentielle, le langage est simultanément nature et histoire.

La comparaison de Maistre avec Humboldt peut ici être éclairante : loin que l’on puisse rapprocher les deux auteurs, il faut constater que tout les oppose[10]. La linguistique de Humboldt s’oppose au « logocratisme » de Maistre comme une "anthropologie" des "discours" à une "métaphysique" des "noms". Selon Maistre, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont l’œuvre de Dieu, la parole humaine ne pouvant avoir d’autre origine que l’expansion du Verbe divin ; pour Humboldt, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont, selon sa propre expression, « l’œuvre de l’homme »[11]. Lorsque Humboldt pose que les mots ne sont pas arbitraires, il veut précisément dire que les mots "ne sont pas seulement des signes" et que le modèle du signe ne rend compte que de certains usages du langage et non du langage lui-même.Tout signe est arbitraire, puisque ce qu’il désigne est indépendant de lui ; mais les mots ne sont pas des signes, parce qu’ils forment avec la pensée qu’ils évoquent un tout indissoluble : la « dépendance mutuelle et complémentaire de la pensée et du mot » fait que les mots signifient la pensée comme seuls ils peuvent la signifier. Cette unité indissoluble de la pensée et des mots n’est pas une identité : le langage est « l’organe formateur de la pensée » selon le régime d’une "interaction". La pensée ne serait rien sans le langage, où elle trouve son achèvement et hors duquel elle ne serait pas mêmepossible ; mais l’interprétation de la pensée et des mots ne se résout pas dans une identité ou une transparence qui abolirait leur différence. Une des thèses les plus célèbres de Humboldt est que « nul ne donne au mot exactement la même valeur qu’autrui », de sorte que « toute compréhension est toujours en même temps non-compréhension »[12] : cette thèse, qui exprime exactement ce par quoi le mot ne relève pas du signe, implique en même temps que la signification des mots reste toujours en partie indéterminée, libérant ainsi l’espace de jeu où la spontanéité de la pensée s’exerce et agit en retour sur le langage. Ainsi le langage et la pensée se transforment-ils ensemble, témoignant à la fois de la nécessité de leur lien et de la contingence historique de leur unité. Rien n’est plus éloigné de la nostalgie maistrienne pour la langue d’avant Babel que cette théorie qui implique que la diversité des langues est un bienfait permettant une interaction plus riche entre les hommes.

Sans doute Maistre semble-t-il se rapprocher de Humboldt lorsqu’il déclare : « nous ne lisons pas du tout les mêmes choses dans les mêmes livres. » Mais le commentaire même que Maistre donne de cette formule montre la distance qui le sépare de Humboldt : si nous ne comprenons pas tous les mêmes phrases de la même façon, ce n’est pas parce que les mêmes signifiants ont pour chacun une valeur différente, autrement dit une historicité spécifique ; c’est parce que les idées innées ne sont pas activées en chacun de nous avec la même acuité : « quoiqu’il y ait des notions originelles communes à tous les hommes, et qui sont en conséquence accessibles, ou plutôt naturelles à tous les esprits, il s’en faut néanmoins qu’elles le soient toutes au même point. Il en est, au contraire, qui sont plus ou moins assoupies, et d’autres plus ou moins dominantes dans chaque esprit » (SSP, 7, OC V p.55). Aussi bien la thèse maistrienne de l’identité de la pensée et de la parole est-elle l’absolue antithèse de la thèse humboldtienne que pensée et parole se transforment l’une l’autre dans leur interaction. Humboldt décrit le langage et la pensée comme deux termes formant ensemble une unité indissoluble ; Maistre voit la parole et la pensée comme une seule et même réalité — ce qui veut aussi bien dire que le langage n’a aucune pesanteur propre. Maistre ne pense pas, comme Humboldt, que le langage forme la pensée ; tout au contraire, il ne voit rien d’autre dans le mot que le signe de la pensée préexistante : « la pensée préexiste nécessairement aux mots qui ne sont que les signes physiques de la pensée » (SSP, 2, OC IV p.102). Humboldt pense que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est fait de signes, Maistre pense l’inverse : que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est absolument signe et qu’il est par là même absolument transparent à ce dont il est le signe. Cette pensée s’exprime à sa limite dans la thèse proprement insoutenable que c’est « la même chose de demander la définition, l’ essence ou le nom d’une chose » (OC VI p.106). La parole est la pensée parce qu’elle n’est que la pensée ; le nom est l’idée parce qu’il n’est que le signe de l’idée et qu’il n’y a rien d’autre en lui que l’idée dont il est le signe. C’est pour finir l’évanescence même du signe devant la chose — l’extrême de son arbitraire — qui fait sa nécessité ; c’est en tant qu’il est purement signe que le signe est magie, c’est-à-dire révélation de l’essence de la chose mise à disposition dans le nom. Le paradoxe est alors que la thèse du caractère nécessaire des noms — thèse qui, reliant toute nomination à la nomination originelle et créatrice du Verbe divin, porte en elle la croyance antique dans le pouvoir des noms — est absolument identique à la réduction du langage à un simple ensemble de signes désignant les idées innées mises en nous par Dieu. C’est précisément parce que le langage n’est que l’ensemble des signes des idées innées que « c’est une folie égale de croire qu’il y ait un signe pour une pensée qui n’existe pas, ou qu’une pensée manque d’un signe pour se manifester » (SSP, 2, OC IV p.106). C’est donc pour finir vers une linguistique cartésienne que fait signe la théorie maistrienne du langage : si mystiques que soit les accents de la « théorie des noms », cette théorie est cartésienne en ce qu’elle affirme simplement, d’une part, l’existence d’une grammaire universelle du langage, grammaire identique aux structures fondamentales de la pensée (identité de la parole et de la pensée fondées dans la forme unique du Verbe divin), et, d’autre part, l’existence d’une sémantique universelle, toute langue n’étant qu’un ensemble de signes désignant un même ensemble de significations premières et universelles, constituées par les idées innées (la langue édénique étant la nomenclature parfaite des idées innées.

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.322 à 329

Tout est là: l'exposé initial (le nom comme essence magique), le balayage du champ de la linguistique (et son grand partage entre les défenseurs de l'arbitraire du signe et ceux qui pensent l'inverse), le retour à la position initiale, mais une position déplacée: il ne s'agit plus d'une essence magique mais d'idées innées, c'est Descartes et la raison qui sont convoquées, comme signe d'un Verbe divin. On voit par ces quelques lignes combien la lecture Maistre/Pranchère mène à des conclusions tout à la fois connues d'avance et inattendues.



Manuel de philosophie politique

Le contexte et les définitions sont à chaque moment primordiaux, et le livre peut servir de manuel de philosophie politique.

Par habitude et manie de l'indexation (mon souci étant toujours de "retrouver vite"), je copie ici quelques points de repère, qui sont des définitions ou des balisages me permettant d'utiliser mon exemplaire comme dictionnaire de notions.
Attention, c'est totalement subjectif et incomplet, les pages indiquées sont des points de départ ou des conclusions, ce n'est qu'un outil à ma main (sachant que la table des matières très détaillée est une aide précieuse en cours de lecture).

idéologie (tradition marxiste et Hannah Arendt) : p.15
traditionalisme (Bonald) p.31
réforme (restauration) p.62
libéralisme (définition la plus générale) p.65
système p.109
loi p.149
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Bonald) p.155
justice et résistance p.157
un droit (Le Mercier de la Rivière) p.190, note 7
liberté (selon Montesquieu) p.190-191
libéralisme p.193
légitimité politique p.195
liberté individuelle, droits de l'homme, droits du citoyen (démocrates/libéraux) p.195
société (selon Burke) p.198, note 18
démocratie / république p.202
volonté générale / volonté de tous p.203-204
théocratie (Saint-Just, Saint-Martin, Rousseau) p.211
préjugé (Voltaire, Maistre) p.216
despotisme (Montesquieu, Maistre) p.218
religion p.223
augustinisme politique p.235, note 70
gallicanisme politique et religieux p.237
Déclaration du clergé gallican sur le pouvoir de l'église en 1682 (Bossuet. 4 articles) p.238, note 73
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Maistre) p.240
droits de l'homme (thomisme / moderne) p.249
souveraineté (Hobbes, Puddendorf, Kant) p.258 (Popper p.267)
dénégation p.268 et 254
historicisme p.270 (Fichte, Feuerbach, Haym p.272-273)
nihilisme ou rienisme p.283
protestantisme (selon Maistre) p.287
interprétation, (Charron) cercle herméneutique (modernes) p.289
double origine de la science p.293
positivisme (Comte) p.299
philosophie (Lumières, Descartes, Malebranche) p.303
individualisme (selon Maistre) p.305
rationalisme et traditionalisme p.311
raison p.315, p.321
trois preuves de l'existence de Dieu (analysées et détruites par Kant) p.316
idée innée p.319 chez Kant p.320
arbitraire du signe chez Saussure p.324
thèse de Humboldt p.327
traditionalisme de Bonald p.329 et 332
traditionalisme (thèse catholique orthodoxe) p.333 (révélation et raison)
nature / histoire (Les Lumières) p.353
historicisme p.357
fait / droit, droit naturel / droit positif p.357
traditionalisme de Bonald p.329, 332
histoire (le tout de ce qui est) p.358
loi naturelle chez Locke p.362
loi naturelle dans la tradition jusnaturaliste p.364
loi naturelle selon Maistre p.364
finalisme thomiste p.365
nature pour Maistre p.365-366
finalité thomiste / maistrienne p.367, 368
loi naturelle (transcendante) / loi de la nature p.368
liberté / volonté p.376
occasionalisme p.377
causes secondes (thomisme / Malebranche) p.378
philosophie de l'histoire p.389
travail comme drogue : Voltaire p.396
mal pour Leibniz p.398 => jugement de Hegel p.399
souveraineté p.430-431
modernité p.434-435
dialectique des Lumières p.436
autoritarisme dogmatique p.443
le droit (Kant, Philonenko) p.445



Notes

[1] cf. le titre du livre: Maistre a utilisé les arguments des penseurs des Lumières contre la Révolution.

[2] Œuvres complètes, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hindelsheim, 1984, tome I p.290.

[3] Essai sur le principe générateur des constitutions politiques

[4] E. Benveniste, «Nature du signe linguistique», in Problèmes de linguistique générale 1 Tel/Gallimard, 1976, p.51. La thèse de Benveniste ne doit pas être confondue avec celle de Jakobson. Jakobson refuse l'arbitraire du signe au nom de la motivation naturelle du langage. Benveniste maintient la thèse de l'arbitraire du signe en tant qu'elle affirme l'historicité du langage (son absence de motivation naturelle); mais il souligne que le signe est nécessaire 1° en tant que chaque signifiant signifie son signifié et 2° en tant que chaque signifiant est porteur d'une valeur qui contribue à son sens et qui est motivée par l'ensemble du système des signes.

[5] E. Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico, New York, 1937, p.182

[6] Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, Gallimard, paris 1975, p.123sq, 208sq.

[7] Les Soirées de Saint-Pétesbourg, 1809-1821, éd. posthume 1821

[8] J. Derrida, « Le cercle linguistique de Genève », in Marges de la philosophie, Minuit, Paris, p.175. J. Derrida étudie la pensée de Rousseau à la lumière de la logique paradoxale du supplément. Celle-ci est aussi à l’œuvre chez Maistre (la foi est le supplément qui permet à la raison d’être elle-même) ; c’est encore l’un des fils qui relie Maistre à Rousseau.

[9] C’est le paradoxe étudié par Jean Paulhan dans "La preuve par l’étymologie" (Œuvres complètes III, Cercle du livre précieux, paris 1967, p.263sq).

[10] On peut en revanche penser avec Georges Steiner (« Logocrats (A note on de Maistre, Heidegger and Pierre Boutang)» in "Langage and Politics", Bruyklant, Bruxelles, 1982, p.70-71) que la théorie maistrienne du langage contient la théorie heideggerienne « "in nuce" » ; mais c’est précisément dans la mesure où la pensée de Heidegger, au contraire de Humboldt, est marquée par l’étymologisme, par la réduction du langage au nom et par la facination pour le sacré, pour "la coincidentia oppositorum" dont la figure de rhétorique est l’oxymore. Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, op. cit. p.373sq et Le langage Heidegger, Puf, Paris, 1990

[11] J. Trabant, "Humboldt ou le sens du langage", Mardaga, Liège, 1992, p.67. Nous suivons dans ce qui suit les analyses de ce livre remarquable.

[12] W. von Humboldt, "Einleitung zum Kawi-Werk", p.14, in "Schriften zu Sprache", Reclam, Stuggart, 1985, p.59.

Choisir entre l'art et l'histoire

Quelques notes sur La naissance de la tragédie, de Nietzsche

- L'appel de Nietzsche en 1872: Retrouvons la force du mythe! Que l'âme allemande ranime le mythe, en luttant contre les éléments étrangers (et d'abord les Latins?) et que les Allemands deviennent les Grecs de l'Europe.
Ainsi, au moment même où l'Allemagne vient de gagner la guerre de 1870 contre la France, Nietzsche semble inquiet d'une dissolution de la spécificité de l'âme allemande dans une tendance européenne qui serait le règne de la raison abstraite, de la critique et de l'histoire (l'Histoire, dernier recours de l'âme affamée de mythes ne trouvant où se nourrir).

Que note-t-on à la fin du XIXe siècle ?
- l'unification allemande
- une science triomphante forte de ses découvertes
- les développements de la révolution industrielle
- l'effervescence socialiste

=> déclin du goût pour l'art, et même du besoin de l'art, de l'aspiration à l'art. Eclosion d'une humanité auto-suffisante, ne cherchant rien d'autre que la raison et le confort.

Deux problèmes peut-être pas antagonistes, mais en sens inverse:
- Lutter contre le "dégoût" de vivre de Schopenhauer, contre le déclin du Vouloir vivre, contre l'ascétisme. Réhabiliter la joie, la puissance de l'instinct de vivre.
- Lutter contre la satisfaction béate et matérialiste apportée par la science et la raison, qui se contentent d'elles-mêmes en oubliant toute aspiration métaphysique. Démontrer la nécessité de l'art.

Ou encore : Socrate a détruit le mythe en accordant toute la place à la raison, l'homme a quitté l'éternité métaphysique pour entrer dans l'histoire et vivre au présent.
Ou encore : comment accepter/supporter de vivre dans un monde où la raison triomphante n'apporte pas d'explication ni de solution à la douleur de nos vies?

Une même solution : réhabiliter le mythe, retrouver le souffle de Dionysos dompté dans le formalisme d'Apollon.



Nietzsche relève les deux façons habituelles de présenter les effets de la tragédie (chapitres 22 et 23) :
- soit la purge des passions, la catharsis d'Aristote, qu'il nomme "pathologique" (pathologische Entladung, die Katharsis des Aristoteles)
- soit le raffermissement de la bonne conscience morale, confortée par le destin des héros sacrifiés.

Nietzsche admet que ce sont effectivement les effets de la tragédie sur la plupart des gens.
Il se présente donc comme le porte-parole d'une troisième catégorie non discernée à ce jour, et pourtant selon lui la seule héritière véritable des spectateurs grecs de l'Antiquité: ceux qui ressentent une intense joie esthétique devant le spectacle de la tragédie.
Cette intense joie se joue dans un espace intemporel et éternel, un espace métaphysique qui permet d'échapper au temps, donc à l'histoire.

Nietzsche s'interroge ensuite sur la fascination que nous éprouvons à contempler le destin de héros malheureux:

Mais d'où provient alors cette impulsion, en soi énigmatique, qui fait que le malheur dans la destinée du héros, les victoires douloureuses, la sagesse de Silène, ou, exprimé esthétiquement, l'horrible et le monstrueux, soient représentés avec une telle prédilection[1], toujours de nouveau, sous d'innombrables aspects, et juste à l'époque la plus juvénile et la plus exubérante de la vie d'un peuple, si de tout ce spectacle même ne résulte pas une joie plus haute?
[...] Mais que transfigure [l'art] en exposant à nos yeux le monde phénoménal sous l'image du héros malheureux? Rien moins que la «réalité» de ce monde phénoménal, puisqu'il nous dit justement: «Voyez! Regardez bien! Voilà votre vie! Voilà l'aiguille qui marque les heures à l'horloge de votre existence!»
Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.171, chapitre 24 - Classique de poche, dépôt légal 2005)

Ainsi, Nietzsche voit dans le spectacle du malheur du héros la source de la joie — esthétique — la plus haute.
J'aurais pour ma part une interprétation divergente: ce n'est pas de la joie que nous éprouverions devant les épreuves du héros, mais de la compassion, de l'apaisement et de la consolation, une sorte de reconnaissance, dans les deux sens du terme.
En effet, l'histoire du héros échappe souvent à la morale, en ce qu'il n'est à l'origine coupable de rien[2], mais l'enjeu d'un pari entre dieux, ou d'une rivalité, ou de jalousie, ou d'une prédiction, etc. Pauvre humain placé devant des choix qu'il n'a pas réellement suscités mais qui lui sont imposés par des "raisons" (politiques ou divines) externes, sa seule grandeur est de ne pas se plaindre, de ne pas abandonner, mais d'essayer de vivre jusqu'au bout de la façon la plus digne et la plus humaine — par opposition à bestiale — possible.
Ce qui caractérise le héros de tragédie grecque, c'est sa dignité dans le malheur incompréhensible.

En cela, le héros de tragédie est un modèle. A la question que nous nous posons parfois, «Pourquoi moi?» («Pourquoi lui, pourquoi cela?»), la réponse est «Qu'importe! Faisons face de notre mieux.»

Avant de procurer une joie esthétique inégalée, comme le pensait Nietzsche, la tragédie grecque était peut-être source de courage de vivre.

Notes

[1] C'est moi qui souligne.

[2] Par exemple, Œdipe est innocent quand il est abandonné bébé dans la forêt par ses parents.

Cosmas ou La Montagne du Nord, d'Arno Schmidt

«Il faut lire Arno Schmidt!», Michel et Elisabeth avaient été catégoriques. Et d'évoquer un auteur «qui a vraiment inventé un style», écrivant directement à partir des impressions («au bout de quelques pages on s'habitue», sic), usant d'un humour ravageur.

J'ai donc choisi un livre à la bibliothèque, je ne sais plus trop sur quels critères : un pas trop gros, un jamais lu (pour lui faire voir le monde, qu'il sorte des rayons), un qui date des œuvres anciennes de l'auteur, par souci de chronologie.

C'est effectivement un style. Si je n'avais pas été prévenue, j'aurais peut-être refermé le livre, ce qui aurait été dommage, car la difficulté du texte, autant par sa forme par son fond, s'accompagne d'une grande vivacité et d'une grande transparence: la syntaxe et le vocabulaire inhabituels ne gênent pas la compréhension.
Le livre est composé de courts paragraphes séparés par de simples retours à la ligne. Le point de vue se déduit du texte: qui parle, de quoi, n'est pas dit, ou indiqué entre parenthèse à la fin du paragraphe. Tout est à deviner.
Le vocabulaire est compliqué, si compliqué que l'auteur fournit un glossaire pour expliquer un certain nombre de termes latins qu'il utilise sans explication au cours du texte.

Il faut dire aussi que le contexte n'est pas ordinaire : l'an 541 après J-C. au nord de Byzance, en Thrace.
Pour le reste, la quatrième de couverture nous en dit presque trop.
Deux jeunes gens d'éducation opposée, un garçon et une fille, visitent ensemble maison, exploitation agricole, ville, et c'est à qui étonnera l'autre: «Sais-tu ce que c'est, connais-tu cela?» sont les questions récurrentes entre eux, mais aussi la question malicieuse de l'auteur au lecteur.

Exemple d'énigme :

«Tu ne connais pas non plus? — Vous ne savez vraiment pas grand chose!» (médisante); mais j'étais trop absorbé par la petite caisse capitonnée dans laquelle reposaient ces nouveaux animaux, 3 grands et 3 tout petits. «Non, ceux-là ne grandiront plus!» Elle sortit l'un d'eux, ramassa ses petites pattes dans son bras, lui flatta la fourrure (et un ronflement singulier vint du dedans de la bête, cependant qu'elle réduisait à une fente ses yeux verts et ouvrait avec aise une petite patte: tiens donc: un éventail de griffes s'était déployé!).
«Et ils sont mieux que les belettes?» : «Beaucoup mieux!» répliqua-t-elle en appuyant sur les mots, [...]
Arno Schmidt, Cosmas ou la Montagne du Nord, p.31

L'auteur dresse le panorama géographique, domestique et économique du lieu et de l'époque, sur fond d'intolérance religieuse. Nous assistons aux découvertes, à l'arpentage du monde et, inséparable de son arpentage, à son interprétation.

Le fond du livre est bien plus virulent qu'il n'y paraît: il s'agit de dénoncer l'obscurantisme exigé par la foi catholique en plaidant pour une science libre de ses observations et de ses conclusions:

«Celui qui aime la vérité, hait forcément Dieu — la réciproque, bien entendu, vaut aussi. / Pour des messieurs de cet acabit les éléments déterminants sont tout autres: par exemple ce que le "sagace" Augustin, le "grand" Cosmas ou même "Jésus en personne" ont dit — de Ptolémée ils en savent à peu près autant, qu'on dirait qu'il a vécu 100 ans après eux! / Quand j'ai la mathématique pour moi, je laisse volontiers à mon adversaire l'Eglise, les Pères et les deux Testaments! Oui: même tous les apocryphes et antilegomena, y compris Nicodème et le Pasteur d'Hermas! / La prière agit sur celui qui prie et non pas sur Dieu. Chacun s'injecte ce dont il a besoin. / Quand est-ce que cela s'améliorera?!: quand tout le monde sera obligé d'aller à l'école jusqu'à l'âge de 20 ans et qu'on aura supprimé les cours de religion! / — Pour mon imagination il n'y a rien de plus excitant que les nombres, les dates, les nomenclatures, les staistiques, les registres de lieux, les cartes.» Ibid, p. 78

Il faut dire que la pensée libre d'Arno Schmidt lui a valu bien des déboires. Ainsi, nous apprend la postface de Jörg Drews, «En 1955, Schmidt faillit être cité en justice pour blasphème et pornographie, sur plainte du «Volkswartbund» de Cologne, une ligue catholique de surveillance des mœurs, à propos de son récit Paysage lacustre avec Pocahontas. »

Taire

André Gide, Pierre Louÿs et Paul Valéry vont entretenir une longue amitié. En 1913, Valéry en décrit les mécanismes, et se montre lucide sur les «choses tues» qu'exigent la vigueur de leur amitié.

D'abord il y a les appartés : ce qui est évité par chacun avec le plus grand soin — car il y a de grands égards entre eux, ils se savent susceptibles, dangereux à piquer, hérissés de palpes extrêmement sensibles dont toutes ne sont pas connues, repérées, reportées sur leur cartes. Ainsi, des opinions ailleurs farouches sont pâlies dans la réunion. Il est entendu qu'on s'admire, qu'on s'aime, et il y a du vrai, mais le vrai n'est pas aussi grand que le réel.
L'ensemble des choses tues est capital.

Paul Valéry in Cahier «M13» coté n.a.fr. 19264, ed. JR, II, pp.1316-7, cité dans Correspondances à trois voix, p.7

On ne peut jamais compter sur personne.

Maistre s'est moqué de l'affirmation de Rousseau que l'état de société commençante «était le meilleur à l'homme» et que celui-ci n'en est sorti «que par quelques funestes hasard qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver» [1] : «en sorte que voilà une être intelligent qui était fait (par Dieu apparemment) pour la vie des sauvages et qu'un funeste hasard a précipité dans la civilisation (malgré Dieu apparemment). Ce funeste hasard aurait bien dû ne pas arriver, ou Dieu aurait bien dû s'y opposer; mais personne ne fait son devoir» [2].

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.257



Mais personne ne fait son devoir.

A ajouter à mes citations favorites, ces citations qui n'en ont pas l'air et dont le plaisir vient de la connaissance du contexte initial.

Notes

[1] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine des inégalités, in Œuvres complètes III, Gallimard Pléiade, 1964, p.171

[2] De l'Etat de Nature, p.65, (1795; éd. posthume, 1870), édité par J. L. Darcel, Revue des études maistriennes, 2/1976 (édition in Œuvres complètes VII p.518, sous le titre Examen d'un écrit de Jean-Jacques Rousseau, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hildesheim, 1984).

La mort de Michael Jackson

Oui, il serait historiquement possible de démontrer que toute période féconde en chansons populaires fut aussi au plus haut point tourmentée par des courants dionysiens que nous devons toujours considérer comme une cause latente et condition préalable de la chanson populaire.

Nietzsche, La naissance de la tragédie, début du chapitre 6. Classique de poche, traduction Jean Marnold et Jacques Morland, revue par Angèle Kremer-Marietti.

La discussion précédente sur l'état de la culture générale (j'en remercie chaleureusement les participants) coïncidant avec la mort de Michael Jackson et ma lecture de La naissance de la tragédie m'a rappelée une lecture ancienne d'Allan Bloom, universitaire américain élève de Léo Strauss, traducteur de Platon et Rousseau et ami de Saül Bellow, déplorant l'écoute intensive par ses élèves du rock dès leur plus jeune âge.

Le propos d'Allan Bloom est essentiellement pédagogique: comment devons-nous élever au mieux les enfants pour qu'ils mènent une vie à la fois utile (pour la société) et heureuse (pour eux-mêmes)?
Je cite ici son chapitre sur la musique.

Après avoir décrit l'évolution qu'il a constatée au cours de ses années de professorat (d'une époque où ses élèves en savaient plus que lui en musique classique à celle où il leur fait découvrir Mozart), après avoir raconté l'indignation de ses élèves découvrant la condamnation de la musique par Platon et avoir décrit l'addiction à Mike Jagger remplacé progressivement par Boy George, Michael Jackson ou Prince (nous sommes en 1987) sans qu'aucun contempteur de la société capitaliste ne s'offusque, il termine son chapitre sur la musique ainsi:

Mon souci, ce sont les effet [de cette musique] sur l'éducation; mon principal reproche à son égard, c'est qu'elle abîme l'imagination des jeunes gens et suscite en eux une difficulté insurmontable à établir une relation passionnée avec l'art et la pensée qui sont la substance même de la culture générale. Les premières expériences des sens sont décisives pour déterminer le goût qui durera toutes la vie, et elles constituent le lien entre ce qu'il y a d'animal et ce qu'il y a de spirituel en nous. Jusqu'à présent, la période de formation de la sensualité a toujours servi à la sublimation, au sens de «rendre sublime»; elle a toujours servi à associer les inclinations et les aspirations à une musique, à des images et à des histoires qui assurent la transition vers l'accomplissement des tâches humaines et la satisfaction des plaisirs humains. Parlant de la sculpture grecque, Lessing a dit: «De beaux hommes faisaient de belles statues, et la ville avait de belles statues en partie pour exprimer sa reconnaissance d'avoir de beaux citoyens.» Cette formule résume le principe fondamental de l'éducation esthétique de l'homme. Les jeunes gens et les jeunes femmes étaient séduits par la beauté de héros dont les corps mêmes expimaient la noblesse. Une compréhension plus profonde de la signification de la noblesse vient plus tard, mais elle est préparée par l'expérience sensuelle et, en fait, elle est déjà contenue dans celle-ci. Ainsi, ce à quoi les sens aspirent et ce que la raison considère plus tard comme bon ne sont pas en conflit l'un avec l'autre. L'éducation ne consiste pas à faire aux enfants des sermons qui vont contre leurs instincts et leurs plaisirs; elle consiste à assurer une continuité naturelle entre ce qu'ils ressentent et ce qu'ils peuvent et doivent être. C'est là un art qui s'est perdu. Maintenant, on en est arrivé au poin où l'on fait exactement le contraire. La musique rock donne aux passions une tournure et fournit des modèles qui n'ont aucun rapport avec la vie que les jeunes gens destinés aux études universitaires pourront éventuellement mener, ni avec le genre d'admiration qu'encouragent les études littéraires. Et sans la coopération des sentiments, toute éducation autre que technique reste lettre morte.

La musique rock propose des extases prématurées et, à cet égard, elle est analogue aux drogues dont elle est l'alliée. [...] A ma connaissance, les étudiants qui ont sérieusement tâté de la drogue — et qui en sont revenus — éprouvent de la difficulté à s'enthousiasmer pour quelque chose ou à nourrir de grandes espérances. Tout se passe comme si l'on avait retiré de leurs vies la couleur et qu'ils voyaient désormais toute chose en noir et blanc. [...] Je soupçonne que l'accoutumance au rock, surtout en l'absence d'un autre pôle puissant d'intérêt, a un effet similaire à celui des drogues. Bien sûr, les étudiants se désintoxiqueront de cette musique ou du moins de leur passion exclusive pour elle. Mais ils le feront de la même façon que, selon Freud, les hommes acceptent le principe de réalité: comme quelque chose de dur, de maussade et d'essentiellement sans séduction, comme une simple nécessité. Ces étudiant-là apprendront avec assuidité l'économie ou se formeront aux professions libérales et tous les oripeaux de Michael Jackson tomberont pour dévoiler le strict costume trois-pièces qui se trouve dessous. Ils auront le désir de faire leur chemin et de vivre confortablement. Mais cette vie sera aussi fausse et vide que celle qu'ils ont laissé derrière eux. Qu'ils n'ont pas à choisir entre des paradis artificiels et une vie bien réglée et ennuyeuse, c'est ce que sont censés leur enseigner des études de culture générale. Mais tant qu'ils ont leur walkman sur la tête, ils ne peuvent entendre ce que la grande tradition a à leur dire. Et quand ils enlèvent leur casque après l'avoir porté trop longtemps, c'est pour s'apercevoir qu'ils sont sourds.

Allan Bloom, L'âme désarmée, (sous-titre: Essai sur le déclin de la culture générale), p.88-89
Titre anglais : The Closing of the American Mind

complément le 9 juillet :

- une traduction enlevée de Platon par Badiou:
Pour vous allécher, je copie le début: «Parmi tes copines et tes copains, dit Socrate, j’en connais qui déambulent nuit et jour les écouteurs vissés sur l’étroit conduit des oreilles, tel un entonnoir pour y faire couler le tam-tam hypnotique de leurs musiques chéries.»

- plus contemporain, plus léger, sans grand rapport avec ce qui précède si ce n'est le problème de l'éducation et l'air du temps, je mets un lien vers cela parce que ça me fait plaisir.

Jamais on ne bavarda autant sur l'art tout en en faisant aussi peu de cas.

Tandis que le critique détenait le pouvoir au théâtre et au concert, le journaliste à l'école, la presse dans la société, l'art dégénérait à n'être plus qu'un objet d'agrément de la plus basse espèce et la critique esthétique était utilisée comme le moyen de cohésion d'une sociabilité vaine, dissipée, égoïste et, par-dessus tout, misérablement vulgaire, dont l'état d'esprit est donné à comprendre par Schopenhauer dans sa parabole du porc-épic, si bien qu'à aucune époque on ne bavarda autant sur l'art tout en en faisant aussi peu de cas.

Nietzsche, La naissance de la tragédie, fin du chapitre 22. Classique de poche, traduction Jean Marnold et Jacques Morland, revue par Angèle Kremer-Marietti.

Parce que ce mot de "sociabilité" me fait sourire et que cela permet d'apprendre le mot porc-épic, je mets la version originale.

Während der Kritiker in Theater und Concert, der Journalist in der Schule, die Presse in der Gesellschaft zur Herrschaft gekommen war, entartete die Kunst zu einem Unterhaltungsobject der niedrigsten Art, und die aesthetische Kritik wurde als das Bindemittel einer eiteln, zerstreuten, selbstsüchtigen und überdies ärmlich - unoriginalen Geselligkeit benutzt, deren Sinn jene Schopenhauerische Parabel von den Stachelschweinen zu verstehen giebt; so dass zu keiner Zeit so viel über Kunst geschwatzt und so wenig von der Kunst gehalten worden ist.

Ibid, ici

Notes / Sténo, d'Alain Chevrier

Des définitions en deux mots anagrammes, justes, cocasses, cruelles, à l'occasion discrètement grivoises, comme le veut la tradition française :

Fenêtre ensoleillée : rideaux radieux
Dossiers : vacheries archivées
Césarienne : utérus suturé
Top-model : cintre crétin
Mourir sur la scène : adieux idéaux

De temps à autre un palindrome surgit, car «le palindrome est une sous-section de l'anagramme.»

Dédicace à "mes" pédéblogeurs :

Sodomie : galerie élargie



Le livre propose un peu plus de mille deux cents de ces formes minimalistes.
Il est édité à deux cents exemplaires et n'est donc pas diffusé en librairie (il en faut au moins six cents). Vous le trouverez ici.

Du poil sur les texticules

On se fait des cheveux quand on est à poil. C'est la barbe! alors on rase les murs. On fronce les sourcils, et si l'on n'a pas un poil dans la main, sans se poiler, on mesure! On mesure le temps qui passe et ne repasse jamais (dommage pour nos chemises). On le mesure au petit poil, le poil étant l'unité de mesure universelle, né dans la soupe primitive trois milliard six cent millions d'années avant Jarry. Ne dit-on pas qu'il s'en est fallu d'un poil de mouche, d'un cheveu, pour que la vie n'apparaisse pas sur la Terre qui n'est qu'une planète poilue.

On a réglé cette affaire au quart de poil. Si cela n'avait pas eu lieu, on l'aurait raté à un poil près. Ratée, dit le rat poilu; loupée, répond le loup à poil.

Pour l'instrument de mesure on a le choix, le temps d'un battement de cil.

[...]

extrait de Viridis Candela n°27, p.52 Carnets trimestriels du Collège de Pataphysique, 21 pédale 134 Ep, vulg. 15 mars 2007

La chapelle sextine d'Hervé Le Tellier

Jeudi, dernier jeudi de l'Oulipo. Rendez-vous est pris pour octobre (sans doute pour avoir raconté la mort de Marie-Antoinette, Olivier Salon avait perdu la tête).
J'achète les premiers livres de l'année (je veux dire sur ce lieu): La Dissolution de Roubaud (un peu à cause des poèmes qu'il a rédigés pour Marcheschi) et La Chapelle sextine, que je voulais lire depuis la prestation d'Hervé Le Tellier au Petit Palais.
Première surprise, un exergue de Barthes, tiré de sa préface de Tricks:

Les pratiques sexuelles sont banales, pauvres et vouées à la répétition et cette pauvreté est disproportionnée à l'émerveillement du plaisir qu'elles procurent.
Roland Barthes, préface aux Tricks de Renaud Camus

(Intéressant: ce n'est pas le plaisir qui est disproportionné, c'est l'intensité de la surprise heureuse à découvrir ce plaisir. Cette surprise subsiste sans érosion, la monotonie ne l'atteint pas.)


Quatre variables dans l'amour: les partenaires, les pratiques, les positions, les situations. Vingt-six partenaires[1], quatre pratiques (pénétration anale ou vaginale, cunnilingus, fellation). Je n'ai pas compté les lieux ni les positions (debout, assis, etc).
A partir de ces données, Le Tellier organise une combinatoire ludique, parcourant l'éventail des amours, du réussi au raté, reproduisant les pensées souvent cocasses ou déplacées qui peuvent traverser l'esprit dans ces instants. Pour chaque scène, un court paragraphe présente une ambiance et un style, illustré par Xavier Gorce avec un sens étonnant du condensé. La chute, présentée à part et en italique, est souvent ce que je préfère.

J'ai eu beaucoup de mal à choisir la scène que j'allais copier ici, d'heure en heure je changeais d'avis.

Ben et Mina. Dans le vaste dressing d'une chambre du premier, Ben, pantalon de smoking aux genoux, dos aux mur, a soulevé la si légère Mina, dont la robe lamée rouge remontée à la taille découvre les hanches. De ses bras, de ses cuisses musclées, elle entoure Ben, et lui la prend doucement, soutenant ses fesses menues de ses mains puissantes. You take advantage of me, d'Art Tatum, monte du rez-de-chaussée et rythme la lente pénétration. Tout à l'heure ils se demanderont de nouveau leurs prénoms.

Si elle connaissait Mark Twain, Mina pourrait se dire qu'elle a de commun avec Ève qu'elle couche avec le premier venu.

Hervé Le Tellier, La Chapelle sextine, p.80

Notes

[1] Hervé Le Tellier au petit Palais: «[...] les personnages sont peu décrits, mais ils ne se rencontrent pas au hasard, dans la deuxième sextine ils sont présentés dans l'ordre de leur âge, les hommes en ordre croissant et les femmes décroissant (ou l'inverse, je ne sais plus). En fait, il y a là mes soirées télé, Sami Frey, Patrick Timsit, (etc, je ne sais plus). J'ai un peu oublié qui est qui avec le temps... il y a même PPDA, si vous venez me demander à la fin, je vous dirais qui c'est.»

Classification des livres

Dans la vitrine de la librairie, tu as aussitôt repéré la couverture et le titre que tu cherchais. Sur la trace de ce repère visuel, tu t'es aussitôt frayé chemin dans la boutique, sous le tir de barrage nourri des livres-que-tu-n'as-pas-lus, qui, sur les tables et les rayons, te jetaient des regards noirs pour t'intimider. Mais tu sais que tu ne dois pas te laisser impressionner. Que sur des hectares et des hectares s'étendent les livres-que-tu-peux-te-passer-de-lire, les livres-faits-pour-d'autres-usages-que-la-lecture, les livres-qu'on-a-déjà-lus-sans-avoir-besoin-de-les-ouvrir-parce-qu'ils-appartiennent-à-la-catégorie-du-déjà-lus-avant-d'avoir-été-écrits. Tu franchis donc la première rangée de murailles : mais voilà que te tombe dessus l'infanterie des livres-que-tu-lirais-volontiers-si-tu-avais-plusieurs-vies-à-vivre-mais-malheureusement-les-jours-qui-te-restent-à-vivre-sont-ce-qu'ils-sont. Tu les escalades rapidement, et tu fends la phalange des livres-que-tu-as-l'intention-de-lire-mais-il-faudrait-d'abord-en-lire-d'autres, des livres-trop-chers-que-tu-achèteras-quand-ils-seront-revendus-à-moitié-prix, des livres-idem-voir-ci-dessus-quand-ils-seront-repris-en-poche, des livres-que-tu-pourrais-demander-à-quelqu'un-de-te-prêter, des livres-que-tout-le-monde-a-lus-et-c'est-comme-si-tu-les-avais-lus-toi-même. Esquivant leurs assauts, tu te retrouves sous les tours du fortin, face aux efforts d'interception des livres-que-depuis-longtemps-tu-as-l'intention-de-lire, des livres-que-tu-as-cherchés-des-années-sans-les-trouver, des livres-qui-concernent-justement-un-sujet-qui-t'intéresse-en-ce-moment, des livres-que-tu-veux-avoir-à-ta-portée-en-toute-circonstance, des livres-que-tu-pourrais-mettre-de-côté-pour-les-lire-peut-être-cet-été, des livres-dont-tu-as-besoin-pour-les-aligner-avec-d'autres-sur-un-rayonnage, des livres-qui-t'inspirent-une-curiosité-soudaine-frénétique-et-peu-justifiable.
Bon. Tu as au moins réussi à réduire l'effectif illimité des forces adverses à un ensemble considérable, certes, mais cependant calculable, d'éléments en nombre fini, même si ce relatif soulagement est mis en péril par les embuscades des livres-que-tu-as-lus-il-y-a-si-longtemps-qu'il-serait-temps-de-les-relire et des livres-que-tu-as-toujours-fait-semblant-d'avoir-lus-et-qu'il-faudrait-aujourd'hui-te-décider-à-lire-pour-de-bon.

Italo Calvino, Si par une nuit un voyageur, Points seuil, (impression 2005), p.11 et 12


Note à moi-même :

  • livres-que-tu-lirais-volontiers-si-tu-avais-plusieurs-vies-à-vivre-mais-malheureusement-les-jours-qui-te-restent-à-vivre-sont-ce-qu'ils-sont
  • livres-que-tu-as-l'intention-de-lire-mais-il-faudrait-d'abord-en-lire-d'autres
  • livres-que-depuis-longtemps-tu-as-l'intention-de-lire
  • livres-que-tu-as-cherchés-des-années-sans-les-trouver
  • livres-que-tu-veux-avoir-à-ta-portée-en-toute-circonstance


(C'est bon, il y en a déjà moins.)

Extrait de la préface des Infréquentables de Juan Asensio

En novembre 2006, Renaud Camus me demandait d’écrire l’article qui devait paraître dans le numéro de la Presse littéraire consacré aux «Infréquentables». Bien qu’ayant quelques réserves personnelles à l’encontre de Juan Asensio, rédacteur en chef de ce numéro, j’acceptai, estimant qu’il s’agissait d’un travail à rendre, et non d’un vœu de perpétuel dévouement à un blogueur que je ne lisais que rarement, et toujours avec surprise, tant sa violence gratuite me paraissait théâtrale et enfantine.

Les relations furent polies. Je savais dès l’origine que nous rencontrerions des problèmes: en effet, malgré ma demande, JA ne me donna pas de nombre de signes à respecter ni de consignes de mise en page comme il est coutume d’en donner (je tiens les mails échangés à disposition, en d’autres termes, je possède les preuves de ce que j’avance). Je mis cela sur le compte de l’inexpérience et prévus des grincements de dents lors de la mise en page définitive. La suite me donna raison: JA se retrouva avec des articles trop longs pour le nombre de pages de la revue et dut en sacrifier quatre.
De même, sa relecture très attentive fut la source d’un peu d’étonnement: il ne semblait pas connaître certaines constructions légèrement vieillies, ni percevoir la très légère ironie ou l’emphase que pouvait produire le fait de les utiliser (là encore, échange de mails disponibles).
Bast, tout cela n’était pas bien grave. J’acceptai quelques corrections par politesse et refusai celles qui touchaient à l’exactitude de ce que je voulais exprimer.

La revue parut, JA voulut que j’en fasse la publicité sur mon blog. Il n’est pas dans la tradition camusienne de faire de l’auto-promotion, mais par politesse toujours, je me pliai à sa demande. Bien entendu, les premières réactions furent la surprise peinée: comment avais-je pu accepter de faire paraître un article sur Renaud Camus aux côtés de Brasillach and co, me demandèrent les lecteurs fidèles? Réponse: Renaud Camus lui-même me l’avait demandé, j’avais écrit un article littéraire et non politique.
Juan Asensio n’était pas content: comment, je ne défendais pas "Les infréquentables"? Eh non, les infréquentables, il faut bien l’avouer, me sont à peu près indifférents (cela se transforma sous sa plume en «Valérie Scigala insulte les autres auteurs de la revue»). D’autres «fidèles», rameutés par JA, vinrent argumenter sur mon blog. (Cela reste pour moi un mystère: comment de grands garçons d’un naturel plutôt agressif peuvent-ils ainsi se laisser mener par le bout du nez par JA? Qu’espèrent-ils, que leur doivent-ils, que comprennent-ils à ses écrits pour ainsi le servir?)
Quoi qu’il en soit, les choses en seraient sans doute restées là sans Didier Goux, qui commença ainsi un article sur son premier blog aujourd’hui disparu:

Je suis plongé depuis ce matin, dans le hors-série de La Presse littéraire. Ce que j'en ai lu jusqu'à présent me semble de bonne tenue et d'harmonieuses proportions. Il est d'autant plus navrant de voir l'édifice partiellement gâché par son narthex, je veux parler de l'article d'ouverture de Juan Asensio, rédigé dans un style calamiteux, d'un pompeux m'as-tu-vuisme, qui mène sa prose jusqu'à la frontière du lisible.

Mortifié, Juan Asensio invectiva Didier Goux et m’appela à son secours.
Las, je ne le défendis pas. Je lui fis quelques remarques polies, le remerciant du travail fourni, etc, mais sur le fond, je lui dis qu’il n’était pas dans mes habitudes de venir au secours de quelqu’un d’inexplicablement agressif et manquant d’élégance morale (Je me cite: «Vous [JA] avez parlé de mon "dégoût", et vous parlez de "pseudo-mâles": voyez-vous, mon dégoût va aux commentaires [1] que vous avez laissés chez Slothorp en d'autres temps, et si c'est cela un mâle, j'appelle cela un mufle. Il est deux qualités que j'apprécie chez les hommes: la gentillesse et l'élégance, l'élégance morale avant tout, une paire de chaussures n'y suffit pas.» (Et si j’en crois mes informateurs, JA est toujours aussi incapable de saisir l’attrait irrésistible d’un Pascal Zamor ou d’un Jean-Yves Pranchère, sachant nous faire partager leurs connaissances ou leurs enthousiasmes sans nous écraser de leur savoir, avec humour et légèreté. Ou alors, sans le comprendre, JA ne le ressent que trop, et c’est ce qui le rend fou : oui, c’est effectivement le plus probable.)

Il y avait bien sûr une autre raison à ma façon de botter en touche : c’est que je partageais l’avis de Didier Goux, et que je ne voulais pas le dire, pour ne pas nuire à la revue et ne pas être discourtoise avec quelqu’un qui avec qui j’avais travaillé dans de bonnes conditions.

Ainsi, je ne dis rien à Juan Asensio de ce que je pensais de sa façon d’écrire.
Mais aujourd’hui, deux ans et demi plus tard, il y a prescription. Une rumeur insistante m’informe qu’il a de nouveau commis un billet haineux (je ne vais jamais sur son site depuis que j’ai compris qu’il vit pour et par ses statistiques ; j’ai hélas des amis moins rigoureux), je vais donc faire un commentaire ligne à ligne d’un extrait de l’introduction qui avait provoqué la remarque de Didier Goux, en retenant les quelques lignes concernant Renaud Camus.

Mon cher Juan, je suis sûre que tu ne m’en voudras pas, car tu écrivais chez Didier le 11 mars 2007: «Je n'ai jamais refusé une critique et je réponds à toutes: je passe mon temps, ici-même, à demander à l'imbécile Gloups qu'il dépasse le stade de l'impression, ce qu'il ne semble pas vraiment parvenir à faire.»
(Et je ne doute pas que ta réponse va être un monument de courtoisie et d’arguments soigneusement pesés, dans le style inimitable (heureusement) qui est le tien.)

Reprenons: malgré son aspect bulldozer, Didier est sans doute bien trop gentil pour «dépasser le stade de l’impression», (la preuve, il t’a pardonné, tandis que de moi, tu n’obtiendras que du mépris tant que tu n’auras pas reconnu publiquement tous tes mensonges), et donc je vais m’en charger, comme je m’étais promis de le faire à ta prochaine agression.

Je commence par donner une vue d’ensemble du texte que je vais commenter, afin que ceux qui ne connaissent pas ton style incomparable puisse s’en faire une première idée, puis je le reprendrai ligne à ligne. Nous constaterons alors que si JA a quelques bonnes idées, il s’acharne à les rendre obscures, et plus étrange, à en prendre le contrepied dans la même phrase, tant et si bien qu’on ne sait plus ce qu’il faut comprendre ni ce qu’il voulait dire.
On est amené à se demander ce qu’il comprend de ce qu’il écrit, et partant de ce qu’il lit. (Mon principal ressenti en lisant JA est la stupeur).

NB : Je souligne sur cette vue d’ensemble les adverbes en -ment, afin de mettre en évidence un tic stylistique juanien. Les italiques et les notes de bas de page appartiennent au texte d’origine.

Conservateur voire réactionnaire (en plus de la méfiance à l’égard des « forces du Progrès » s’ajoute la volonté d’en découdre et, surtout, la vision plus ou moins fantasmée d’une lointaine Origine censée nous assurer la reprise de quelque immémorial Âge d’or) mais surtout esprit religieux, cette première tentative de définition, on le remarque rapidement, est parfaitement incapable de rendre compte de l’ostracisme dont souffre l’infréquentable Renaud Camus, que j’étonnerais sans doute et peut-être même scandaliserait durablement si je lui soufflais, ex abrupto ou plutôt ex cathedra, que ses ouvrages, alors même que leur auteur multiplie avec talent les formes d’écriture et les angles d’attaque, peuvent commodément trouver une place dans la catégorie elle-même sujette à discussion de «logocrates» [2], dans laquelle Georges Steiner enfermait prudemment Joseph de Maistre, Martin Heidegger ou encore son ami Pierre Boutang. Certes, on peut, comme j’ai tenté de le faire dans un article évoquant le superbe Rannoch Moor [3], rapprocher la démarche éminemment cratylienne de cet écrivain de race (tant pis pour les imbéciles que je choquerai en employant ce fort vilain mot), soucieux de ne point tenir une plume pour seulement divertir ses lecteurs, de celle d’un Boutang affirmant dans son Art poétique l’excellence de la langue française. Evidemment, de telles catégories conviennent encore moins à un auteur tel que Frédéric Rolfe, surnommé le baron Corvo, dont la carrière littéraire aussi intense que scandaleuse n’a pu trouver dans ces pages, je le regrette, sa place. Et combien d’autres qui assurément ne peuvent être parqués, à moins qu’on ne fasse fi de la subtilité de leurs œuvres et de leurs propres réserves quant à la propreté de leur cage, dans cette catégorie paradoxale définie par Steiner, un peu trop visiblement pressé de se débarrasser de rivaux qui le fascinent ?

Il y a donc plus disais-je, ou peut-être, puisque la marque de notre époque est de tirer irrésistiblement vers le bas les réalités les plus hautes, ou peut-être, il y a moins. Car enfin, je ne suis pas certain qu’un auteur tel que Renaud Camus accepterait je le répète aussi facilement d’être portraituré de si grossière façon: le «logocrate» fait le pari d’une transcendance, d’abord celle des mots dont il se sert avec respect, ensuite, celle d’un Ailleurs (celui de Joseph de Maistre n’est bien sûr pas le même que Martin Heidegger, qui n’a sans doute lui-même rien à voir avec celui de l’inflexible Pierre Boutang) que les mots reflètent et cachent tout à la fois selon Pascal. Banalement, le logocrate, Steiner l’admet bien volontiers, est d’abord un écrivain de talent, parfois de génie, sa matière est le langage.

Se servir des mots comme d’une pâte qu’il s’agit de faire gonfler, plus qu’une image commode, oriente notre tentative de définition de cette notion décidément floue que constituent les infréquentables vers une dimension stylistique qu’il sera peut-être plus facile de caractériser. Car l’infréquentable est d’abord un écrivain dont le moins que l’on puisse dire est qu’il a quelque style, tant pis si celui-ci est réputé provenir de droite [4] (à moins que tout ce qui vient de ce camp ne soit décidément parfaitement inacceptable). Le cliché, certes seriné depuis des lustres, suffit toutefois à déclencher les foudres de nos petits Jupiter parisiens qui préfèrent aux amples expectorations de Saint-John Perse ou aux puissants versets de Claudel la prose microcéphale de Ponge et de ses milliards de clones tout aussi minuscules : Cioran s’extasiant sur les vertus de la phrase de Joseph de Maistre au point qu’il consacre au sulfureux auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg l’un des plus étonnants exercices d’admiration, Georges Steiner défendant Pierre Boutang dont l’œuvre politique, métaphysique et littéraire, cela ne fait aucun doute dans l’esprit des Réelles présences, est une des toutes premières du siècle, voici deux exemples caractéristiques de que nous pourrions appeler une espèce de sidération. C’est que le grand écrivain, ou plutôt l’écrivain véritable [5] se fait de l’écriture une conception éminente, que l’on ne saurait en aucune façon réduire aux ridicules jeux de langue si chers aux tripoteurs de la déconstruction ni même aux maigres sottises oulipistes, fussent-elles enrobées d’une glue où se colleront les bavardes et insignifiantes Cixous, bourdonnant comme quelque mouche zélée autour d’une loupiote à la lueur chiche. L’infréquentable, s’il sait écrire (et nous voyons que cette simple qualité suffit à faire de lui, par avance, un homme enfermé dans un in-pace où les vertueux sans style le tiennent à l’écart), sait aussi que ce don, cette vocation (qui est appel, vocatus, se plaisait à répéter Bernanos), il doit en rendre compte, il en est responsable. Nous revenons ainsi à notre point précédent qui pose problème: la question de la transcendance — pas seulement, donc, celle de la métaphysique [6] — barre systématiquement la conception d’un langage compris non tant comme une construction d’une redoutable complexité dont quelque savant programme informatique chomskien parviendra tôt ou tard à casser le code que comme trace, au milieu des hommes et favorisant leurs échanges (ou créant au contraire une dangereuse cacophonie), du Dieu enfui selon Höderlin ou éclipsé selon Buber.

Affirmer la prééminence du style, c’est-à-dire, d’une écriture travaillant sur sa propre matière spiritualisée, c’est donc poser, peut-être bizarrement, l’existence de Dieu, grammairien par excellence, à moins qu’on ne suppose la présence, étrange, parodique et, pour le dire d’emblée, parfaitement vaine à nos yeux, d’un écrivain choisissant avec une maniaquerie maladive tel vocable érudit plutôt que tel autre à seule fin de ciseler ses bibelots sonores, de tailler dans la substance la plus rare ses décadents émaux et camées qui raviront peut-être quelque futur Des Esseintes collectionneur de pierres rares.

Juan Asensio, "ouverture" des Infréquentables, La Presse littéraire HS n°3, mars 2007, p.12 à 14



Passons maintenant à l’analyse ligne à ligne. J’y mets de la bonne foi, j’essaie réellement de comprendre comment s’articulent les différentes phases du texte.

  • Conservateur voire réactionnaire (en plus de la méfiance à l’égard des « forces du Progrès » s’ajoute la volonté d’en découdre et, surtout, la vision plus ou moins fantasmée d’une lointaine Origine censée nous assurer la reprise de quelque immémorial Âge d’or)

OK. Parlant de qui je connais (Renaud Camus), évoquer l’origine comme âge d’or à retrouver ou à reprendre (pourquoi les italiques ?) est pertinent.

  • mais surtout esprit religieux, cette première tentative de définition, on le remarque rapidement, est parfaitement incapable de rendre compte de l’ostracisme dont souffre l’infréquentable Renaud Camus,

OK pour une part : RC n’est effectivement pas religieux (voir Vigiles p.18)
Cependant je ne comprends pas le rapport entre ostracisme et esprit religieux. Souffrirait d’ostracisme tout esprit religieux, et Renaud Camus n’étant pas religieux, ne devrait pas souffrir d’ostracisme?
Ou: Renaud Camus n’étant pas religieux, l’ostracisme tient à autre chose?
Ce doit être ça, mais dans ce cas, il manque une précision à la phrase de JA: il fallait écrire que RC ne professait aucune foi. Sinon la transition logique est incompréhensible, sans compter qu’il reste à prouver que les esprits religieux souffrent d’ostracisme.

  • que j’étonnerais sans doute et peut-être même scandaliserait durablement si je lui soufflais, ex abrupto ou plutôt ex cathedra,

ex ante, ou plutôt ex nihilo,
entre la poire et le fromage, ou plutôt entre chien et loup,
(J’espère que les pages roses ne disparaîtront pas trop vite des dictionnaires).
(Voilà, JA, les enflures qui nous font sourire, puisque vous vouliez comprendre notre jugement sur votre style.)

  • que j’étonnerais sans doute et peut-être même scandaliserait durablement si je lui soufflais que ses ouvrages, alors même que leur auteur multiplie avec talent les formes d’écriture et les angles d’attaque, peuvent commodément trouver une place dans la catégorie elle-même sujette à discussion de «logocrates»

Pas compris. En quoi est-ce scandaleux?
Pour que RC soit scandalisé, il faudrait 1/ que l’opinion professée soit scandaleuse 2/ que celui qui la professe ait une quelconque importance aux yeux de RC (ce qui reste à démontrer: cf p.318 du Royaume de Sobrarbe, où JA qui attend en vain des remerciements de RC pour une critique qu’il a rédigée, se plaint auprès de l’écrivain de son manque de gratitude. Froidement, RC lui écrit que leurs relations peuvent en rester là ; JA s’incline et présente des excuses.)

  • Georges Steiner donne, comme références communes et incontournables aux auteurs qu’il qualifie de logocrates «le Cratyle, les fragments d’Héraclite et le poème de Parménide», Les Logocrates (L’Herne, 2003), p.14

En quoi être qualifié de « logocrate » est-il scandaleux ?
Cratyle, Héraclite, Parménide : trois philosophes que l’on retrouve dans les premières pages de Du sens. Pourquoi Renaud Camus devrait-il en être « scandalisé durablement » ?

  • dans laquelle Georges Steiner enfermait prudemment Joseph de Maistre, Martin Heidegger ou encore son ami Pierre Boutang.

Pas compris ce « prudemment ». Toute définition serait donc crainte de débordement?
Peut-être. Pourquoi pas.
Qu’est-ce que ça vient faire ici ?

  • Certes, on peut, comme j’ai tenté de le faire dans un article évoquant le superbe Rannoch Moor (note de bas de page :Voir Stalker, texte du 28 juin 2006. Ce texte a été repris sur le site de Renaud Camus intitulé Vaisseaux brûlés: http://www.renaud-camus.net/articles/stalker.html.)

Mouahhaahh.
Il faut savoir que JA terminait son commentaire du 11 mars 2007 chez D. Goux cité supra par : «[…] Camus, est infiniment mieux défendue par un texte CRITIQUE pertinent (par ex. sur Outrepas, sur Rannoch Moor, etc.) que par 10, 100, 1000 ou cent mille si vous le souhaitez sociétés des lecteurs, évidemment animées des meilleures intentions mais... comment le dire sans vous vexer, cantonnées à mes yeux à une joyeuse compagnie toute pressée de recevoir du Maître un sourire, une petite tape sur la tête. »
Mais bien sûr, Juan, mon cher Juanito, tu n’attends pas, toi, de petite tape sur la tête. (Mais sache bien que moi, au contraire de toi, je n’ai jamais, au grand jamais, envoyé un mail à RC pour lui signaler une de mes analyses, un de mes articles parus dans des revues universitaires (ou pour me plaindre de toi !! (lol (mais que tu es drôle, mon bon, que tu es amusant)). Sache que si je n’écris plus sur le forum de la SLRC, c’est aussi pour échapper à l’esprit de cour, à la tentation de la courtisanerie. Sache, mon très cher Juanito, que ce n’est pas sur mon blog que tu retiendras l’attention du Maître: il est fort probable qu’il n’en connaisse même pas l’adresse. (Ah, mon bon Juan, comment peux-tu, pourrais-tu, comprendre cela? Tu es si loin de toute fierté, ou même, de toute recherche de rigueur morale. Ah Juan, qu’il y aurait de choses à t’expliquer.)))

  • Certes, on peut […] rapprocher la démarche éminemment cratylienne de cet écrivain de race (tant pis pour les imbéciles que je choquerai en employant ce fort vilain mot),

Mon petit Juan… ** soupir**
Quand Renaud Camus a choqué avec ce mot de race, il évoquait les juifs, les Français, les Italiens, etc. Il évoquait «le génie de la race». Ne vois-tu pas la différence avec ton «écrivain de race», qui évoque la bête à concours? («Bon chien chasse de race», etc.)
Il ne suffit pas d’utiliser le mot race pour choquer, je suis désolée pour toi.
Et je suis désolée que ton but soit de choquer (que c’est ridicule), et triste pour toi que tu t’abaisses à le souligner par ta parenthèse.

  • cet écrivain de race soucieux de ne point tenir une plume pour seulement divertir ses lecteurs,

Là en revanche, c’est insultant, oui. Comment peux-tu écrire cela quand tu parles de littérature?

  • de celle d’un Boutang affirmant dans son Art poétique l’excellence de la langue française. Evidemment, de telles catégories conviennent encore moins à un auteur tel que Frédéric Rolfe, surnommé le baron Corvo, dont la carrière littéraire aussi intense que scandaleuse n’a pu trouver dans ces pages, je le regrette, sa place.

A qui la faute ? Qui n’a pas été capable de donner à chacun un nombre de signes à respecter ? Qui a remis en page tous les articles faute d’avoir pris la peine de donner des consignes précises à chacun ? (Les professionnels ne corrigent pas, mon bon Juan, ils renvoient l’article en demandant à son auteur de mettre son texte aux normes. Encore faut-il qu’il y en ait. J'ai été désolée pour toi, et stupéfaite, du travail que tu avais ainsi pris sur tes épaules: courageux, mais amateur.)

  • n’a pu trouver dans ces pages, je le regrette, sa place

exemple de syntaxe chantournée inutile.

  • Et combien d’autres qui assurément ne peuvent être parqués, à moins qu’on ne fasse fi de la subtilité de leurs œuvres et de leurs propres réserves quant à la propreté de leur cage,

Je vois bien la métaphore filée de la définition comme cage, mais son utilité m’échappe.
Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de propreté ? Un logocrate serait sale, c’est ça?

  • dans cette catégorie paradoxale définie par Steiner, un peu trop visiblement pressé de se débarrasser de rivaux

Ah. Pourquoi ? Est-ce vrai ? Cela manque de précisions, de développement. C’est ici qu’une ou deux phrases de plus seraient utiles, plutôt que remplir la page avec de longs adverbes.

  • de rivaux qui le fascinent. Il y a donc plus disais-je, ou peut-être, puisque la marque de notre époque est de tirer irrésistiblement vers le bas les réalités les plus hautes, ou peut-être, il y a moins.

OK. Ce n’est pas ce que je préfère comme effet de style, mais pourquoi pas.

  • Car enfin, je ne suis pas certain qu’un auteur tel que Renaud Camus accepterait je le répète aussi facilement d’être portraituré de si grossière façon: le «logocrate» fait le pari d’une transcendance, d’abord celle des mots dont il se sert avec respect, ensuite, celle d’un Ailleurs

En quoi faire le pari d’une transcendance serait-il offensant ? En quoi est-ce une portraiture ? En quoi la transcendance serait-elle grossière?
On dirait que ce n'est pas la même personne qui a écrit le début de la phrase et la fin. Que fumes-tu, Juan, à quelle heure écris-tu?

  • le «logocrate» fait le pari d’une transcendance, d’abord celle des mots dont il se sert avec respect, ensuite, celle d’un Ailleurs

Cela me paraît une qualité, pourquoi faut-il considérer cela comme un défaut, se sentir insulté d'être "portraituré"? Je ne comprends pas.

  • d’abord celle des mots dont il se sert avec respect, ensuite, celle d’un Ailleurs (celui de Joseph de Maistre n’est bien sûr pas le même que Martin Heidegger, qui n’a sans doute lui-même rien à voir avec celui de l’inflexible Pierre Boutang)

OK.

  • celle d’un Ailleurs que les mots reflètent et cachent tout à la fois selon Pascal.

Bon. Un peu lourd, mais tant pis. OK.

  • Banalement, le logocrate, Steiner l’admet bien volontiers, est d’abord un écrivain de talent, parfois de génie, sa matière est le langage. Se servir des mots comme d’une pâte qu’il s’agit de faire gonfler, plus qu’une image commode, oriente notre tentative de définition de cette notion décidément floue que constituent les infréquentables vers une dimension stylistique qu’il sera peut-être plus facile de caractériser.

Donc nous passons d’une idée de transcendance à une idée de stylistique.

  • Car l’infréquentable est d’abord un écrivain dont le moins que l’on puisse dire

C’est lourd. Je barre.

  • Car l’infréquentable est d’abord un écrivain dont le moins que l’on puisse dire est qu’il [qui] a quelque style, tant pis si celui-ci est réputé provenir de droite

Eh oui, tant pis.
(Arrête d’avoir l’air content comme un galopin fier d’avoir fait une bêtise quand tu parles d'écrivains de droite: tu n’as plus l’âge, assume tes opinions. Plus personne autour de toi n'est gauchiste, ou change d'amis (si tu en as).)

  • Rappelons que ce truisme est déjà présent sous la plume d’Albert Thibaudet qui écrit, dans Les idées politiques de la France (Stock, 1932) p.32: «Les idées de droite, exclues de la politique, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient, dans les mêmes conditions, au XVIIIe siècle, ou sous les régimes monarchiques du XIXe siècle.» (à moins que tout ce qui vient de ce camp ne soit décidément parfaitement inacceptable).

Disons que si ce qui vient de ce camp est acceptable, tes motifs de colère disparaissent. Dès lors il est impossible que tu puisses envisager qu'on puisse écrire sereinement à droite car tu tiens à pouvoir t'emporter.

  • Le cliché, certes seriné depuis des lustres, suffit toutefois à déclencher les foudres de nos petits Jupiter parisiens

Que disais-je !

  • qui préfèrent aux amples expectorations de Saint-John Perse

Fais attention, tu utilises des mots trop grands pour toi. Tu voulais dire «expirations», I presume.

  • ou aux puissants versets de Claudel la prose microcéphale de Ponge et de ses milliards de clones tout aussi minuscules :

C’est tout à fait gratuit. Quand ta fureur te laissera quelques minutes de répit, lis donc Pour un Malherbe.

  • Cioran s’extasiant sur les vertus de la phrase de Joseph de Maistre au point qu’il consacre au sulfureux auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg l’un des plus étonnants exercices d’admiration, Georges Steiner défendant Pierre Boutang dont l’œuvre politique, métaphysique et littéraire, cela ne fait aucun doute dans l’esprit des Réelles présences, est une des toutes premières du siècle, voici deux exemples caractéristiques de que nous pourrions appeler une espèce de sidération.

Ça, c’est bien. Ce mot de sidération, ici: très bien.

  • C’est que le grand écrivain, ou plutôt l’écrivain véritable (Note de bas de page : La différence est de taille puisqu’à mes yeux un écrivain véritable peut se passer, par sa puissance visionnaire, de toute préciosité stylistique trop évidemment recherchée voire, à l’extrême limite, écrire mal. »)

Ce n’est pas que ce soit faux, mais tu veux trop en dire. Si tu devais dire tout ce que tu penses, il te faudrait bien plus de place, et bien plus de rigueur. Ici, il faut choisir. Sinon, tu embrouilles le lecteur, et tu donnes l’impression que ta pensée n’est qu’un immense cafouillage (N'est-ce qu'une impression ?)
Apprends à te faire confiance, prends ton temps, ne dis pas tout si tu n’as pas la place. «Il faut savoir faire des sacrifices».
Comment veux-tu qu’on s’y retrouve quand tu dis en quelques lignes qu’un infréquentable se caractérise d’abord par son style, pour ensuite aussitôt dire qu’il peut écrire mal, cela n’a aucune importance?
Ou alors tu appelles style la puissance de la pensée? Mais alors, dis-le, ne nous force pas à toutes ces déductions, pitié!!

  • C’est que le grand écrivain, ou plutôt l’écrivain véritable se fait de l’écriture une conception éminente,

Ah non, finalement, ce n’est pas que la puissance de la pensée, c'est malgré tout l'écriture.

  • une conception éminente, que l’on ne saurait en aucune façon réduire aux ridicules jeux de langue si chers aux tripoteurs de la déconstruction ni même aux maigres sottises oulipistes, fussent-elles enrobées d’une glue où se colleront les bavardes et insignifiantes Cixous, bourdonnant comme quelque mouche zélée autour d’une loupiote à la lueur chiche.

Mais si, mais non, je ne sais plus. Bref, l'écriture n'est pas un jeu sur le langage, c'est cela l'opinion que tu veux défendre?
Plusieurs remarques :
1/ tu connais bien mal le travail de RC. Je te recommande La Tour de Babil, de Pierssens. Sache que RC est fasciné par les fous du langage, Wolfson, Mallarmé, les anagrammes de Saussure, etc.
2/ Les mots féminins en u prennent un e sauf bru, glu, tribu. (Bled, école primaire. Mais tu es trop jeune, je sais. C’est bon pour cette fois.)
3/ Que vient faire ici cette pauvre Cixous? Tu as encore voulu trop en dire.

  • L’infréquentable, s’il sait écrire (et nous voyons que cette simple qualité suffit à faire de lui, par avance, un homme enfermé dans un in-pace où les vertueux sans style le tiennent à l’écart),

Donc finalement il n’écrit pas mal? (Décidément, je m’y perds).

  • sait aussi que ce don, cette vocation (qui est appel, vocatus, se plaisait à répéter Bernanos), il doit en rendre compte, il en est responsable. Nous revenons ainsi à notre point précédent qui pose problème

C’était bien, Juanito, cette idée de responsabilité. Mais «qui pose problème», il faut vraiment toute ton inconscience pour l’oser. Je n’en reviens pas. Ne sais-tu pas qu’il a existé des années 70, et que quelques scies sont depuis lors à éviter?
Renseigne-toi, je t’en prie, j’ai honte pour toi.

  • la question de la transcendance — pas seulement, donc, celle de la métaphysique (note de bas de page : « L’homme métaphysique est par nature réactionnaire », Dominique de Roux, Immédiatement (L’Âge d’Homme, coll. Mobiles, 1980), p.85)

Hum. Si je comprends bien, il faut reprendre ton raisonnement à l’inverse : l’infréquentable étant réactionnaire (cf. supra), il est métaphysique. Mais il est plus que métaphysique, il est appelé par une transcendance (avoue que je fais des efforts pour te suivre).

  • la question de la transcendance barre systématiquement la conception d’un langage compris […] comme trace, au milieu des hommes et favorisant leurs échanges (ou créant au contraire une dangereuse cacophonie), du Dieu enfui selon Höderlin ou éclipsé selon Buber.

Le verbe «barrer» ici… hmm.
Intéressant, mais je viens de considérablement alléger ta prose. Je redonne la version originale :

  • la question de la transcendance barre systématiquement la conception d’un langage compris non tant comme une construction d’une redoutable complexité dont quelque savant programme informatique chomskien parviendra tôt ou tard à casser le code que comme trace, au milieu des hommes et favorisant leurs échanges (ou créant au contraire une dangereuse cacophonie), du Dieu enfui selon Höderlin ou éclipsé selon Buber.

Il ne faut pas chercher à écrire compliqué pour avoir l’air intelligent. Ce n’est pas une bonne idée, crois-moi. On n’impressionne que les sots, les autres se détournent.
Transcendance et responsabilité, tu tenais quelque chose. A creuser (mais parle-ton encore des infréquentables, ne glisse-t-on pas vers la littérature? Ainsi que je l'ai écrit, il est probable que l'infréquentabilité soit tout simplement la marque de la littérature, et non d'un bord politique.)

  • Affirmer la prééminence du style, c’est-à-dire, d’une écriture travaillant sur sa propre matière spiritualisée, c’est donc poser, peut-être bizarrement, l’existence de Dieu, grammairien par excellence,

Intéressant à nouveau. Sais-tu que cela pourrait s’appliquer à Théâtre ce soir? (remarque anachronique, bien sûr).

  • à moins qu’on ne suppose la présence, étrange, parodique et, pour le dire d’emblée, parfaitement vaine à nos yeux, d’un écrivain choisissant avec une maniaquerie maladive tel vocable érudit plutôt que tel autre à seule fin de ciseler ses bibelots sonores, de tailler dans la substance la plus rare ses décadents émaux et camées qui raviront peut-être quelque futur Des Esseintes collectionneur de pierres rares.

Et voilà, tu venais de dire quelque chose d’intéressant, et tu gâches à nouveau tout.


Mon petit Juanito, tu as beaucoup de travail devant toi. Précise ta pensée et méfie des grands mots. Cette lecture m’a tant épuisée que je n’ai même plus le courage de me moquer.

Je précise cependant quelques points:
1/ Si tu cries à la victime, tant mieux, cela me fera plaisir.
2/ Si tu appelles RC à témoin, grand bien te fasse. Réfléchis cependant, tu ne vas faire que l’agacer. Si ton but, avec la pudeur qui te caractérise, est d’apparaître à tout prix dans son journal, continue.
3/ Menace d’attaques judiciaires si tu veux. Pour ma part, j’ai pris quelques mesures conservatoires. Je t’attends sereinement sur ce terrain si tu le souhaites. Les juges n’ont pas si souvent l’occasion de rire.
4/ Songe que Paris est petit et que nous nous reverrons.

Je t’embrasse, mon bon Juanito. J’espère que tu es soulagé, je t’ai enfin répondu, je me suis enfin occupée de toi. Tu vois que je ne suis pas si méchante.

Notes

[1] On m'informe le 24 juillet 2009 que ces commentaires ont disparu. Je conserve néanmoins un échange de mails à ce sujet avec JA, qui m'expliquait les dessous desdits commentaires. Bien entendu, ce mail ayant un caractère privé, je ne le publie pas. (Je remarque au passage que le billet de Slothorp ne précédait que de quelques jours ma rencontre live avec JA, ce qui explique la fraîcheur de mes impressions défavorables lors de cette rencontre.)

[2] Georges Steiner donne, comme références communes et incontournables aux auteurs qu’il qualifie de logocrates «le Cratyle, les fragments d’Héraclite et le poème de Parménide», Les Logocrates (L’Herne, 2003), p.14

[3] Voir Stalker, texte du 28 juin 2006. Ce texte a été repris sur le site de Renaud Camus intitulé Vaisseaux brûlés.

[4] Rappelons que ce truisme est déjà présent sous la plume d’Albert Thibaudet qui écrit, dans Les idées politiques de la France (Stock, 1932) p.32: «Les idées de droite, exclues de la politique, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient, dans les mêmes conditions, au XVIIIe siècle, ou sous les régimes monarchiques du XIXe siècle.»

[5] La différence est de taille puisqu’à mes yeux un écrivain véritable peut se passer, par sa puissance visionnaire, de toute préciosité stylistique trop évidemment recherchée voire, à l’extrême limite, écrire mal.»

[6] «L’homme métaphysique est par nature réactionnaire », Dominique de Roux, Immédiatement (L’Âge d’Homme, coll. Mobiles, 1980), p.85

A venir : Double Change - Chris Tysh et Marie Borel le 19 juin

Je n'ai pas fait de publicité pour Renaud Camus à l'Ircam, (j'ai oublié et je suppose toujours que les lecteurs de ce blog connaissent la SLRC), je vous invite à venir écouter Marie Borel (amie de Renaud Camus, ayant publié Les animaux de personnes avec Jacques Roubaud) au point éphémère.

Vendredi 19 juin 2009 de 19:00 à 20:30,
au Point éphémère, 200 Quai de Valmy - Paris, 10e.

Voir ici Priorité aux canards et Le Monde selon Ben.

Si par une nuit d'hiver un voyageur, d'Italo Calvino

La préface prévient dès les premières lignes que nous abordons un livre qui ne contient que des premiers chapitres.
Désormais rompue à toutes les bizarreries, je m'attendais donc à dix ou douze premiers chapitres de roman accolés les uns aux autres.
En fait, tout est un peu plus compliqué que cela, puisque Calvino s'est ingénié à inventer un récit logique (si l'on peut dire) pour lier ces différents débuts de romans.
Peu à peu le livre se transforme en une gigantesque scène d'exposition de tous les procédés désormais utilisés dans les romans contemporains: le miroir, le double, les sentiers qui bifurquent, le temps qu'on ne remonte pas, (mais il manque l'échiquier (à moins que... à moins que le livre lui-même soit l'échiquer?)), non sans évoquer Homère et les Mille et une Nuits. Un roman ou des romans? Ecrire est-il une création ou n'est-ce qu'un extrait d'un grand livre universel qui reste à découvrir? Etre léger et connaître le succès ou être profond et rester obscur?

Quel livre pour quel lecteur? Et quel lecteur reste-t-il capable de lire? Ce n'est pas sans un pincement de cœur que je vois Italo Calvino constater que la lecture naïve a presque disparu (la machine qui lit à la place des lecteurs en classant les mots selon leur occurrence serait drôle si... si cette lecture n'était pas devenue le risque de toute lecture "savante").

[...] mais vous devez attendre que les garçons et les filles du collectif se soient distribué les tâches: au fil de la lecture, quelqu'un sera chargé d'y souligner le reflet des modes de production, un autre les processus de réification, d'autres la sublimation du refoulé, les codes sémantiques du sexe, les métalangages du corps, la trangression des rôles, dans les sphères du politiques et du privé.
ibid, p.87, points seuil (fin du chapitre quatre)

Oui, le panorama est complet, presque trop, d'ailleurs, une pointe d'ennui une fois que la mécanique est lancée...

Encore une tentative de roman de tous les romans, qui se moque de sa tentative de roman de tous les romans, et il plane sur les chapitres les ombres des Gommes, de Pedro Paramo ou de L'invention de Morel.

Le plus étonnant, c'est que Calvino semble postuler une "vérité" des romans: un "vrai" roman est un roman écrit par son "véritable" auteur. Ce n'est pas une copie, pas un pastiche, ce n'est pas un texte écrit par un nègre ou par une machine. Apparemment un texte original (c'est-à-dire encore jamais publié, inventé, imaginé, écrit) publié sous un faux nom par une personne voulant se faire passer pour une autre serait un faux... Mais qu'est-ce que cela veut dire?[1] On songera à la récente polémique entourant l'existence ou non (ou non-existence ou non existence?[2]) de Louise Labé (car honnêtement, quelle importance, tant qu'il nous reste l'œuvre? (Et je songe aux chapiteaux sculptés du marché aux poissons le long du grand Canal, à tous ces miracles anonymes d'architecture qui nous entourent... Pourquoi un tel besoin de noms, un tel besoin d'attribution? Qu'importe?))

Et ce qui est mis en évidence, finalement, c'est qu'entre le lecteur et l'écrivain, tout n'est question que de désir, et de désir de désir, et de désir d'être aimé, et bien sûr, d'être le plus aimé.

Notes

[1] Bien entendu, on ne négligera pas l'humour de Calvino dans l'étude de la question: est-ce une vraie question, ou déjà-encore une pirouette?

[2] C'est Calvino qui déteint.

Estonie : traces

Tandis que nous prenons un verre après la fin du colloque sur le kitsch, Tanel Lepsoo (professeur à l'université de Tartù en Estonie) se penche :
— Qu'est-ce que tu lis ?
Il feuillette Si par une nuit d'hiver un voyageur, à la recherche d'une page :
— Tu vois, ce nom, Vorts Viljandi, je ne sais pas où Calvino est allé chercher cela, mais c'est le nom d'une ville et d'un lac d'Estonie.
Il rit et continue :
— Tu connais Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Tournier? A la fin, Vendredi rencontre un compagnon qui s'appelle Jaan Neljapäev. Ça veut dire Jean Jeudi, en estonien.

Lectures et étreintes

Ce par où l'étreinte et la lecture se ressemble le plus, c'est ceci : en elles s'ouvrent des espaces et des temps différents de l'espace et du temps mesurables.

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, Points seuil, (impression 2005), p.176

Les Fastes, exposition Marcheschi au musée de la préhistoire de Nemours.

Pluie et froid, panne de voiture. Problèmes d'organisation, besoin d'ubiquité, comme d'habitude. Aller à Nemours voir des statues, imaginant les talons aiguilles s'enfoncer dans la boue, cela valait-il la peine, je connaissais déjà le musée, dépouillé et solitaire parmi les arbres.

Il ne pleuvait plus, il faisait encore froid. A l'entrée nous attendaient des corbeaux autour d'un lac noir, oiseaux mazoutés, réminiscence de Poe, «son frère», nous dit Rémi. Horus est magnifique contre le fond vert, dansant et prêt à s'envoler, il appartient aux lieux et semble jailli de la forêt. Des habitués reconnaissent un "clone" de Raülh, le sanglier corse (clone puisque en bronze et non en cire). Un officiel terminait son discours sous un auvent, je reconnus Jean-Paul Marcheschi, superbe en chemise et blanche et veste noire, et Jacques Roubaud en bleu marine, les cheveux plus courts qu'au dernier jeudi de l'oulipo, ayant (à ma grande surprise) troqué ses pataugas pour quelques chose qui ressemblait à des converses.

J'ai vite abandonné l'espoir d'approcher du buffet, disons que je n'y tenais pas, et je suis entrée dans le musée par une porte de service, ce qui fait que je me suis trouvée brutalement en face du Grand Lac.




C'est tout simplement splendide. Les pages claires rétro-éclairées fournissent juste la lumière nécessaire à faire de l'eau un miroir pour les pages noires, et les angles ajoutent à la profondeur, à l'abîme et l'abyme (comment choisir?) Le tout communique une profonde impression d'apaisement et de méditation, face à ces pages noircies et ce lac sombre remontent des souvenirs de forêts, de cascades claires et de lacs de montagne. C'est très étonnant.

A l'étage se trouve une salle réservée aux œuvres claires, Oracles, Morsures de l'aube, Paradis (inspiré du Titien, il me semble) et magnifique Scapulaire de la scriptrice que je ne connaissais pas.

Dans d'autres salles les œuvres marcheschiennes se mêlent aux pièces préhistoriques et se fondent étrangement, entre clin d'œil et appartenance.
J'ai ri en voyant Raüh et son ancêtre (si l'on considère Raülh contemporain) ou Raülh et son petit frère (si l'on considère que Raülh remonte à l'ancienne Egypte).




J'ai passé un long moment, très long moment, dans l'auditorium, à écouter Jean-Paul Marcheschi parler de son œuvre et raconter des légendes, à voir l'eau couler en surimpression sur le feu, m'endormant à demi, la voix me poursuivant dans mes songes.


Le catalogue de l'exposition contient des poèmes de Jacques Roubaud écrits pour l'occasion. Celui-ci semble être entré totalement en résonance avec l'œuvre marcheschienne.

Exemple : les poèmes "Tridents" (13 syllabes de trois vers de 5, 3, 5 syllabes)

que les couleurs sont
des noms propres
descendant de l'ombre

noir gris très noir gris
plutôt noir
monstres ordinaires

regarde le Lac
enfermé
dans sa gaze noire

Roubaud a également décliné la forme "pharoïne": «une pharoïne a six strophes, chacune de six vers. Les vers de chaque strophe sont terminés par des mots-rimes, toujours les mêmes, ou des équivalents des mêmes, dans chaque strophe, mais tournant de strophe en strophe selon un mouvement, toujours le même, qui caractérise la forme.» (p.44 du catalogue Les Fastes, éditeur Lienart).
Voici une strophe, ce qui ne montre rien de la complexité de la pharoïne, mais prouve l'art de Roubaud:

Un mot contient la nuit entière, entière une voix dit la nuit.
Une nuit se concentre jusqu'au point d'un mot,
Celui qui aura charge de parler un monde:
Le «brouillas» d'espace et de temps
Que manifestera la voix,
Emplie de reconnaissables fantômes.

in C Déductions des sommeils, iii: mots

Patrick Mauriès

J'ai entendu parler pour la première de Patrick Mauriès dans les commentaires quand j'ai parlé de Susan Sontag.

Je l'aurai rencontré moins d'un mois après, au cours du colloque Kitsch et arts scéniques.




toujours une photo de téléphone : Marie Pecorari, Patrick Mauriès, Isabelle Barbéris.

Nous avons assisté à une lecture par David Christoffel d'extraits du Second manifeste Camp, puis d'un court film de Benjamin Bodi et Laurent Charpentier présentant également des citations de ce livre.

Voici quelques notes prises lors de la table "ronde" (cf. photo ci-dessus) qui a suivi. Je vois peu à peu se dessiner une génération d'auteurs ou d'intellectuels que j'appelle "les enfants de Barthes", "les orphelins de Barthes" serait plus exact. Dieu que cet homme aura été et est encore aimé. J'espère qu'il le savait, qu'il l'aura su.



Comme d'habitude je renarrativise: il ne s'agit pas des mots exacts de Patrick Mauriès, mais de ce que j'en ai retenu, avec toutes les inexactitudes qui peuvent s'y être glissées.

L'idée de ce livre est venue à Patrick Mauriès lorsque celui-ci a découvert Candy darling, l'ami trans de Wahrol. C'était un être non assignable.

Pourquoi ce livre: pour garder une distance, pour restituer l'esprit du temps (le livre date de 1979), c'est-à-dire une jubilation, une ironie, une distance, et enfin pour appliquer la sémiologie (l'analyse du signe), qui était la culture du moment.

Ce livre n'est pas une satire, mais c'est malgré tout un jeu. Il développe cette idée devenue commune d'un artiste sans œuvre. Il s'appuie sur un texte de Susan Sontag. Il s'agissait d'un hommage à Susan Sontag, mais elle l'a très mal pris, sans doute parce qu'elle était en train de devenir très sérieuse en se tournant vers la politique. Ça s'est très mal passé (sourire embarrassé et rieur de Patrick Mauriès).

Selon Edward Gorey, le Camp est un vieux mot qui vient de l'argot de théâtre juif new yorkais.

Patrick Mauriès a bricolé son petit meccano (sic) sans intention de le publier et l'a donné à lire à Barthes. Celui-ci a donné le manuscrit aux éditions du Seuil sans même demander son avis à Mauriès.
C'était étonnant car Barthes était sérieux, pétri de culture classique, il n'était pas du tout dans cet esprit camp. Il a apprécié cette remise en cause.

remarque de Marie Pecorari: Pour moi le kitsch est moins ironique et le camp, davantage.

Patrick Mauriès mettrait le kitsh plutôt du côté du sublime, de l'excessif. Si le camp échoue, souvent cet échec est dû à une ambition trop grande.

Pour Isabelle Barbéris: le camp est une construction de l'éthos. Ce serait un très vieux mot français utilisée chez les anglo-saxons avant de revenir sur le continent. Le camp est plus politique que le kitsch. Le kitsch neutralisé glisse vers le dandysme.

Mauriès s'oppose à Sontag puisque pour elle le camp doit être naïf tandis que pour Mauriès il n'est jamais naïf. C'est peut-être une des raisons du mécontentement de Sontag, parce que d'une certaine façon Mauriès la traitait de naïve. Elle prenait tout cela très au sérieux.
Patrick Mauriès en a été très surpris, car les deux livres étaient différents, très liés à l'esprit du temps (1965 pour Sontag et 1979 pour Mauriès.)
Le livre a fait peur à Angelo Rinaldi. Il s'agissait d'une pseudo-philosophie se référant à la sémiologie, développant une idée, celle de la vie comme œuvre (// de l'artiste sans œuvre).

question d'Isabelle Barbéris: quelle place tient ce livre dans votre œuvre?
Patrick Mauriès — Je viens de sortir un tout petit livre Nietzsche à Nice. Il y a des choses qui reviennent, mais l'effet parodique est moins exploité.
Le second manifeste s'intéressait à des objets ordinaires.

remarque de Patrick Cardon: La revue FMR, ce n'était pas vraiment ordinaire !
Mauriès: oui... mais qui se serait intéressé à Capucci, etc ?

Patrick Cardon : Il y a un souci de rester victorien, un attrait pour cette période... La revue Le Promeneur ne s'intéressait quasiment qu'à des Victoriens...
Mauriès: oui... La période victorienne est une période de répression. La sexualité réprimée transparaît dans les lettres.

dans la salle: Y a-t-il eu des critiques qui n'ont pas vu l'ironie?
— Oui, Angelo Rinaldi, par exemple. Il y a eu une bonne réception dans les milieux de la Mode. Karl Lagersfeld commençait à créer. La Mode était en train de devenir un objet culturel, avec Kenzo, Chloé...
Ce sont des années qui ont été jubilatoires. C'était la création en s'amusant.


Le Second manifeste Camp est disponible dans deux ou trois bibliothèques en France et est introuvable. Patrick Mauriès n'a pas semblé opposé à la proposition de Patrick Cardon de le rééditer.

Psychologie du kitsch, par Abraham Moles

Notes et citations

chapitre 1 - Qu'est-ce que le kitsch ?

- correspond d'abord à une période, à un style d'absence de style, à une fonction de confort surajoutée aux fonctions traditionnelles.
- vient de l'allemand. Etymologie douteuse, bifrons : kitschen, bâcler, faire du neuf avec du vieux, verkitschen, refiler en sous-main, vendre quelque chose à la place de ce qui avait été demandé. =>une négation de l'authentique.
piries en portugais, quétaine en québécois. Le kitsch, c'est la camelote.

Le monde des valeurs esthétiques n'y est plus dichotomisé entre le «Beau» et le «Laid», entre l'art et le conformisme s'étend la vaste plage du Kitsch. Le Kitsch se révèle avec force au cours de la promotion de la civilisation bourgeoise, au moment où elle adopte le caractère d'affluence, c'est-à-dire d'excès de moyens sur les besoins, donc d'une gratuité (limitée), et dans un certain moment de celle-ci où cette bourgeoisie impose ses normes à une production artistique.
Abraham Moles, Psychologie du kitsch, p.6

- phénomène connotatif intuitif et subtil; il est un des types de rapport que l'être entretient avec les choses, une manière d'être plus qu'un objet, ou même un style. (p.6)

Il est normal d'appeler culture cet environnement artificiel que l'homme s'est créé par l'intermédiaire du corps social; marquons d'abord l' extension de ce terme. L'environnement artificiel outrepasse en effet infiniment ce que nos défunts professeurs d'histoire appelaient l' Art et la Science: pour eux, la «culture» était, essentiellement, ce qu'il y a dans les Bibliothèques et dans les Codes. Désormais, elles inclut tout un inventaire d'objets et de services qui portent la marque de la société, sont des produits de l'homme et dans lequel il se réfléchit: la forme de l'assiette ou de la table sont l'expression même de la société, ils sont porteurs de signes tout comme les mots du langage et doivent être considérés à ce titre.
ibid, p.8

Les hommes continuent à penser les catégories de l'environnement comme la Nature, or celle-ci n'existe quasiment plus. Décor artificiel.

Différence entre créer et produire:
- créer, c'est introduire dans le monde des formes qui n'existaient pas (généralement formes ou messages uniques ou en très faible nombre)
- produire, c'est copier un modèle de façon de plus en plus automatisée dont l'être humain devient absent. Celui-ci se déplace vers le secteur des services.

Apparition de l'oisiveté (budget-temps liberté) : apparition de l'activité de consommation pour elle-même.

Relation de l'homme avec son entourage matériel:
- appropriation de l'objet (jus uti et abuti du droit romain)
- fétichisme de l'objet (le collectionneur) - insertion dans un ensemble (le décorateur)
- esthétisme (pour l'amateur d'art)
- «accélération consommatrice qui voit dans l'objet un moment transitoire de l'existence d'un multiple pris à à un certain moment de sa vie entre la fabrique et la poubelle, comme l'homme entre le berceau et la tombe.»
- l'aliénation possessive, faisant de l'être le prisonnier de la coquille d'objet qu'il passe sa vie à sécréter autour de lui, dans l'intimité de son espace personnel. (p.13-14)

La relation kitsch : «un type stable de rapport entre l'homme et son milieu, milieu désormais artificiel, tout plein d'objets et de formes permanentes à travers leur éphémère.» (p.14)

chapitre 2 - L'insertion du kitsch dans la vie

consommer: exercer une fonction // l'objet devient produit, il est perpétuellement provisoire.

Moles distingue deux périodes dans le kitsch: le kitsch proprement dit, avec l'apparition des grands magasins et l'élaboration d'un art de vivre (dans lequel nous vivons encore aujourd'hui), et le néo-kitsch (à partir de l'après-guerre?) civilisation du jetable et du consommable.

Le kitsch: rajoute de la connotation à la valeur d'usage habituelle.

Le Kitsch s'oppose à la simplicité: tout art participe de l'inutilité et vit de la consommation du temps; à ce titre, le kitsch est un art puisqu'il agrémente la vie quotidienne d'une série de rites ornementaux qui la décorent et lui donnent cette exquise complication, ce jeu élaboré, témoignage des civilisations avancées. Le kitsch est donc une fonction sociale surajoutée à la valeur d' usage qui ne sert plus de support mais de prétexte.
ibid, p.17

[...] le Kitsch est à la mesure de l' homme, du petit homme (Eisck) puisqu'il est créé par et pour l'homme moyen, le citoyen de la prospérité, qu'un mode de vie émerge plus spontanément du rituel de la fourchette à poisson et du couvert bien plus que ceux-ci ne sont émergés d'une civilisation profonde. On vit plus facilement avec l'art de Saint-Sulpice qu'avec l'art roman, problème qui a préoccupé les théologiens. (R. Egenter)
ibid, p.18

Kitsch: le mouvement permanent à l'intérieur de l'art, dans le rapport entre l'original et le banal.
le mode et non pas la Mode dans le progrès des formes. (p.20)
Une direction plutôt qu'un but: tout le monde le fuit et tout le monde y revient.

La distanciation de l'humoir ne doit pas nous faire illusion: il y a du Kitsch au fond de chacun de nous. Le Kitsch est permanent comme le péché : il y a une théologie du kitsch.
ibid, p.20

chapitre 3 - Aliénation et kitsch. L'homme et les choses.

La position Kitsch se situe entre la mode et le conservatisme comme l'acceptation du «plus grand nombre». Le Kitsch est à ce titre essentiellement démocratique : il est l'art acceptable, ce qui ne choque pas notre esprit par une transcendance hors de la vie quotidienne par un effort qui nous dépasse — surtout s'il doit nous faire dépasser nous-mêmes. Le Kitsch est à la mesure de l'homme, quand l'art en est la démesure, le Kitsch dilue l'originalité à un degré suffisant pour la faire accepter par tous. ibid, p.24

Les rapports de l'homme aux objets:
- le mode ascétique : les choses sont des ennemis ;
- le mode hédoniste : les choses sont faites pour l'homme ;
- le mode agressif : détruire les choses (pour les posséder) ;
- le mode acquisitif : nettement marqué par une civilisation bourgeoise possessive (cf. Citizen Kane);
- le mode surréaliste : basée sur le facteur d'étrangeté ;
- le mode fonctionnaliste ou cybernétique : à chaque objet un acte, à chaque action un outil. L'homme acquiert les objet pour leur usage;
- le mode Kitsch : composition des attitudes ci-dessus, «liée à l'idée d'un anti-art du bonheur, d'une situation moyenne, participant de l'entassement de l'heureux possesseur, justifié «moralement» par le prétexte du fonctionnel (c'est le cas du gadget et du souvenir). «Le mode d'usage quotidien des objets constitue, dit Baudrillard, un schème presque autoritaire de la présomption du monde.» »(p.29-30)

«Le Kitsch n'est pas l'aliénation, même si l'aliénation de la société consommatrice a, la plupart du temps, le Kitsch comme signe distinctif.» (p.32)

chapitre 4 - Essai de typologie du kitsch.

«L'idéal du Citoyen du Bonheur, auquel Antigone réserve ses invectives, est caractérisé essentiellement par une quotidienneté, une mesure, une médiocrité collective.» (p.35)
A l'inverse d'une recherche d'Absolu et de transcendance.
La position du Kitsch : l'acceptable.

Typologie d'objets unitaires (forme, couleur, nature, etc) et de groupe d'objets (système Kitsch).

- typologie des formes élémentaires : la courbe (style nouille) avec de nombreux points d'inflexion mais sans discontinuité (par opposition à la «coquille» du pur baroque); la grande surface ininterrompue est rare, les contrastes de couleurs complémentaires et les passages par fondu (du rouge au rose bonbon, etc), les matériaux se presentent rarement pour ce qu'ils sont (le ciment pour du bois, la brique pour du béton, etc).

- typologie des groupes d'objets: l'entassement (beaucoup d'objet dans un petit espace: surface de cheminée, etc), l'hétérogénéité (objets sans rapport entre eux), l'antifonctionnalité.
+ un critère «d'authencité Kitsch» (!) : l'idée de sédimentation: le Kitsch n'est pas une intention délibérée mais une lente accumulation, sans projet d'ensemble.

- les oppositions disctinctives de base:
exotique/terroir, tradition/science-fiction (stylo plume d'oie ou stylo en forme de fusée), héroïsme/dénuement (le Saint Georges miniature en bois ou «porteuse de pain»), religion/ivresse.
Tradition éternelle du kitsch sexuel.
l'aigre (squelettes, films de zombie) et le doux (nains de jardin, pouées roses, etc).

chapitre 5 - les principes du kitsch.

- principe d'inadéquation : toujours un décalage, écart à la fonction, écart au réalisme. (boutons de manchettes argent en carte perforée miniature)
- principe de cumulation : meubler le vide par surenchère de moyen (lunette de soleil transistor)
- principe de synesthésie : saturer le maximum de canaux sensoriels simultanément (le livre parfumé, les bouteilles de liqueur à paillettes)
- principe de médiocrité : (le tragique du Kitsch). «C'est par la médiocrité que les produits Kitsch parviennent à l'authentiquement faux» (p.65)
- principe de confort

spontanéité dans le plaisir.

fonction pédagogique: apprend à passer de la sentimentalité à la sensation. «Le kitsch reste essentiellement un système esthétique de communication de masse.» (p.68) progression du goût parallèle à la progression des revenus, dans un désir de se démarquer.

chapitre 6 - La genèse du Kitsch

- phénomène de tous les temps, mais son apogée avec la société d'affluence.
- XIXe siècle : richesse par la puissance industrielle et commerciale, exploration des continents, mythe du héros pur, de l'homme idéal (Jules Verne, etc).
- valeurs du kitsch : sécurité, affirmation de soi-même, système possessif, Gemütlichkeit, rituel d'un mode de vie (prendre le thé: imitation de la classe supérieure)
diffusion du mode de vie des classes sociales supérieures vers les inférieures (noblesse vers grande bourgeoisie (1800) vers white collar (1890[1]) vers ouvriers (1950) vers paysans (1960).
- Louis II de Bavière . apogée du Gemütlichkeit
- apparition des grands magasins
- le style grand magasin : «L' imitation est sa valeur fondamentale, elle doit se combiner avec la décoration.»
- dans l'architecture (de l'ornementation pour prouver que cela a coûté cher).

Vie et littérature Kitsch

une littérature pour classes moyennes et petits-bourgeois, pour bonnes et petits employés, pour midinettes et pour rêver.
Y correspond un univers matériel : l'opium de Shanghaï, les actions du canal de Panama, les vertus des prostituées, les potiches chinoise.

nobles héros, de blondes évanouissantes, de puissants maîtres de forges, de fiancées vierges et de vieillards à barbe blanche.

L'héroïne n'habite pas simplement au bord de la mer, mais dans une ville blanche sous des pins parfumés, aux bords d'une mer argentée, sous la lumière de la lune. Elle ne s'appelle pas Mado mais Magdalena, non Brigitte mais Brunehilde; son fiancé est prince lieutenant.
ibid, p.101 [2]

art du stéréotype

Paradigmes :
Man meets girl / incidently / in work / in pain / rescues
Man loves girl / close / far / poorly / richly
Man loses girl / goes away / is taken from her / fas a task / forgets
Man saves girl / physically / in a danger / slowly / morally
Man marries girl / immediately / with difficulty / after a delay / when ready to die.

chapitre 8 - le Kitsch musical

l'arrangement. quelques méthodes : reprise dn cheur, reprise à un niveau supérieur, accompagnement à un registre inférieur, écho, réverbération artificielle avec durées longues, batterie, maracas, rythme, syncope très accentuée, etc.

quelques études statistique mènent à la conclusion suivante:

De même qu'il n'y a pas de voie royale dans les mathématiques (Eddington), il n'y a pas de ponts dans la musique entre les classes sociales. Le Kitsch est un facteur, moins de fusion sociale que de ségrégation.
ibid, p.122

chapitre 9 : Kitsch des formes et antikitsch : le fonctionnalisme

«La fonction, c'est l'être pensé en actes.» Goethe

Le fonctionnalisme est né par réaction à l'inutile. Volonté de rigueur.

Le souci esthétique y est subordonné à la pureté des rapports de l'homme avec les choses renversant la formule de Platon et de Saint-Augustin : Le Beau est la splendeur du Vrai.

=>schéma d'une analyse fonctionnelle : modèle d'une expression des besoins

chapitre 10 - Crise du fonctionnalisme et néo-kitsch

apparition du supermarché dans les années 30. politique du prix (tout à un prix restreint). différence avec le grand magasin: le mond à vos pieds, le monde achetable dans un espace limité.

l'antifonctionnalité :
- la fausse fonctionnalité (fauteuil trop fragile pour s'asseoir)
- les plaisirs du jeu
- la péremption (l'objet est périssable)
- la mode (participation au progrès à peu de frais)

fonction du designeur

chapitre 12 - l'ensemble d'objet : le display

chapitre 13 - du gadget

établit un contact Kitsch entre l'univers des situations, celui des actes et celui des objets.

signifie ingénieux. «Le gadget est essentiellement défini par le «c'est fait pour» à l'opposé du «c'est fait de». (p.200)

- unifonctionnel: prélève une micro-fonction de la vie et la résout. apparition du jeu, disproportion des moyens et des fins.

- multifonctionnel : une des fonctions de base est presque toujours la décoration.

Travailler (pas trop), acheter, jouir de ce qu'on a acheté : serait-ce là la terne trilogie du bonheur consommatoire, dans laquelle le rêve est incorporé dans l'achat? on a envie d'ironisé sur cet idéal quotidien avant de réfléchir à notre incapacité logique de le mettre en cause. Si la transcendance de l'art est fatigante, où trouver le maximum d'adaptation de tous à tous qui fut l'idéal — pérmé — d'une certaine psychologie sociale, chargée de réconcilier l'homme avec ses propres limites?
ibid, p.206

Conclusion

- relation kitsch/art: profondément didactique. Le bon goût s'établit socialement contre, à travers et donc par la voie du mauvais goût.

- produit d'un des succès les plus universellement incontesté de la civilisation bourgeoise : la création d'un art de vivre à la fois si raffiné, si flexible, si détaillé, qu'il a conquis la planète [...] (p.215)
Concept universel et permanent qui se retrouve dans toutes les cultures possessives à des degrés divers.

- le po-art : une nouvelle forme d'attention au monde environnant

C'est la dictature du Kitsch qui s'impose avec la classe dominante [...] Les rapports entre les hommes se dissolvent au niveau de rapport entre les objets, résolvant tous les conflits de la même façon, donnant lieu à une écologie des hommes et des choses.
/... Si comme le remarque Morin, la société n'accepte pas le génie c'est qu'elle refuse la subversion et qu'elle lui préfère le talent.
ibid, p.218

Notes

[1] note personnelle : c'est Proust!

[2] Ça, c'est vraiment pour le plaisir de le copier!

Publication

Les séminaires qui suivaient les cours d'Antoine Compagnon au Collège de France en 2007 sont publiés : Proust, la mémoire, la littérature.

C'est l'occasion pour vous de rectifier mes inexactitudes et mes erreurs.

Préparer un thé

C'est aujourd'hui towelday, journée d'hommage à Douglas Adams, écrivain de science-fiction mort le 11 mai 2001.

Je mets en ligne l'un de mes passages préférés: le héros, un terrien exilé sans espoir de retour puisque la Terre vient d'être détruite, fatigué de boire la lavasse livrée par le distributeur de boisson du vaisseau spatial qui l'a sauvé, explique à celui-ci ce qu'est le thé.
Mais que veut dire expliquer le thé? Eh bien, cela consiste à le raconter, et cette idée m'enchante: un terrien dernier de sa race raconte le thé à une machine pour essayer de lui en faire comprendre l'essence. Il me semble qu'on touche là au mystère du langage: cela serait-il possible, d'expliquer le thé?

«Non! dit-il. Ecoute: c'est très simple... tout ce que je veux... c'est une tasse — de — thé. Tu vas m'en préparer une. Sois sage et écoute bien.»
Alors il s'assit. Et il parla au Nutri-Matic de l'Inde, il lui parla de la Chine, il lui parla de Ceylan. Il lui parla de grandes feuilles séchant au soleil. Il lui parla de théières en argent. Il lui conta les après-midi d'été sur le gazon. Il lui conta comment on versait le lait en premier pour éviter qu'il ne soit ébouillanté. Il lui raconta même (brièvement toutefois) l'histoire de la Compagnie des Indes orientales.
«Alors c'est donc ça, n'est ce pas?» dit le Nutri-Matic quand il eut terminé.
«Oui, dit Arthur, c'est ce que je veux.
— Vous voulez un goût de feuilles séchées bouillies dans l'eau?
— Euh... oui. Avec du lait.
— Giclé d'une vache?
— Eh bien, enfin, c'est une façon de parler, oui, je suppose.
— Là, je vais avoir besoin d'un coup de main pour ce dernier truc», dit la machine, laconique. C'en était fini des murmures joviaux, le ton était à présent affairé.
«Eh bien, si je peux t'aider..., proposa Arthur.
— Vous en avez fait bien assez», l'informa le Nutri-Matic. Qui prévint l'ordinateur de bord.
«Salut tout le monde!» lança l'ordinateur de bord.
Le Nutri-Matic expliqua son histoire de thé à l'ordinateur de bord. L'ordinateur marqua son ahurissement, coupla ses circuits logiques avec ceux du Nutri-Matic et, de concert, ils s'enfermèrent dans un sombre mutisme.
Arthur regarda et patienta quelques temps mais rien ne se produisit.
Il tapa sur la machine mais il ne se produisit toujours rien.
Au bout du compte, il abandonna et monta faire un tour sur le pont.

Douglas Adams, Le Dernier Restaurant avant la fin du monde, p.21-22

Pendant que les ordinateurs réfléchissent, le vaisseau est attaqué et n'échappe à la désintégration que par hasard, les machines ne répondant plus («mourir pour une tasse de thé»). Un ami et un robot se volatilisent sans explication. Et quelques pages plus loin:

Dans la fente distributrice du synthétiseur de boisson Nutri-Matic se trouvait un petit plateau sur lequel étaient posés, sur leur soucoupe, trois tasses en porcelaine de Chine, un pot de lait en porcelaine, une théière d'argent emplie du meilleur thé qu'Arthur ait jamais eu l'occasion de goûter et un petit billet sur lequel était inscrit: «Un instant, s'il vous plaît».

Ibid, p.36


La traduction bêtifie beaucoup, il vaut mieux le lire en anglais. D'autre part, la lecture est un peu pénible, car il s'agit de la transcription de pièces radiophoniques: chaque chapitre se termine sur un suspense insoutenable, puis la crise se résout de façon tout à fait rocambolesque, et cet illogisme perpétuel (la logique des probabilités, selon Adams) est un peu agaçant à la longue.
Mais il y a de merveilleuses trouvailles et c'est très drôle.

Appel en faveur de Guillaume Cingal

Certains d'entre vous ici connaissent Guillaume Cingal, maître de conférence à Tours, spécialiste de littérature africaine anglophone et ami [1].

Ces derniers mois, Guillaume s'est beaucoup investi dans les protestations contre le projet de réforme des universités.

J'apprends ce soir l'histoire suivante:

Le 31 mars 2009, Guillaume Cingal, directeur du département d’anglais à l’Université de Tours, avait organisé avec une collègue la proclamation solennelle des démissions de 75 universitaires de leurs responsabilités administratives et pédagogiques. Cette cérémonie, qui s’est déroulée sur le parvis des facultés de Lettres & Langues et d’Arts & Sciences humaines (site dit « Tanneurs ») en présence des médias, a été suivie d’une remise officielle de la liste des démissionnaires à la Présidence, puis d’une « Ronde des Pitoyables » sur la place Anatole-France. Un incident ayant éclaté entre les policiers et un SDF lors de cette ronde, Guillaume Cingal s’est approché de l’attroupement et a cherché à prendre des photos ; dans la confusion, il a été frappé au ventre par le policier qui avait contrôlé son identité sous prétexte que chercher à prendre une photographie était un acte répréhensible.
Victime d’un malaise, il a été transporté aux urgences, mais à sa sortie de la clinique l’attendait un fourgon de policiers qui lui ont proposé de l’emmener au Commissariat pour porter plainte. Une fois là-bas, il a été mis en garde à vue pour « rébellion, outrage et violence sur policier ».

La suite est disponible sur un site qui accueille des pétitions en ligne. (Bien entendu, Guillaume n'est pas l'auteur de cette pétition).

Notes

[1] GC, ici, c'était lui.

Le style Camp par Susan Sontag

En 1964, Susan Sontag publia un article sur le "Camp" appelé à devenir la référence pour cette notion. Elle n'en donne pas de définitions, ou plutôt elle en donne plusieurs, évoluant entre mauvais goût, farce, plaisir de l'exagération, définissant le "Camp" avant tout comme une attitude esthétique. Le "Camp" s'explique finalement davantage par des exemples que par des explications, étant la jouissance "d'en faire trop" ou le rire intérieur devant celui qui en "fait trop" avec un imperturbable sérieux (car celui qui jouit du "Camp" ne se départit jamais d'une invisible ironie, d'un indécelable recul, d'une certaine cruauté finalement, tandis que celui qui en est l'origine involontaire produit naïvement ce qu'il pense être la Beauté ou l'Art: aux premiers le "Camp", aux seconds le kitsch, le "Camp" devenant la jouissance d'un kitsch TROP kitsch pour être vrai).

A l'usage, il se trouve que j'apprécie énormément le "camp". Je faisais du "camp" sans le savoir.

L'article de Sontag prend la forme de cinquante-huit notes comme autant de fragments, dédiées à Oscar Wilde.

Le "Camp" est fondamentalement ennemi du naturel, porté vers l'artifice et l'exagération.
Susan Sontag, L'œuvre parle, p.307

1. Pour commencer par des généralités: "Camp" est un certain modèle d'esthétisme. C'est une façon de voir le monde comme un phénomène esthétique. Dans ce sens — celui du Camp — l'idéal ne sera pas la beauté; mais un certain degré d'artifice, de stylisation.
ibid, p.309

2. Il n'y a pas seulement une vision "camp", une manière "camp" de voir les choses. Le "Camp" est une qualité qui se découvre également dans les objets ou la conduite de diverses personnes. Il y a des films, des meubles, des vêtements, des chansons populaires, des romans, des personnes,des immeubles, porteurs de la qualité "camp"... Cette distinction a une grande importance. Le regard "camp" peut transformer entièrement telle ou telle expérience; mais on ne saurait voir sous un aspect "camp" n'importe quoi. La qualité "camp" ne se trouve pas exclusivement dans le regard du spectateur.
ibid, p.309

5. [...] L'art "camp" est, le plus souvent, un art décoratif qui met plus particulièrement en relief la forme, la surface sensible, le style, au détriment du contenu.
ibid, p.310

6. En un sens il est tout à fait correct de dire: "C'est trop bon pour que ce soit "camp", ou "c'est trop important", c'est-à-dire pas assez en marge. (il nous faudra revenir sur ce point.) Ainsi sera "camp" la personnalité et la plupart des ouvrages de Jean Cocteau, mais pas ceux d'André Gide; les opéras de Richard Strauss, mais pas ceux de Wagner; les mélanges conçus à Liverpool et Tin Pan Alley, mais pas le jazz. D'un point de vue sérieux, de nombreux exemples de "Camp" sont, soit des œuvres ratées, soit des fusmisteries. Pas tous néanmoins. Ce qui est "camp" n'est pas nécessairement l'œuvre ratée, l'art à son niveau inférieur; mais certaines formes d'art gagnent à être vues sous l'angle du "Camp" — les meilleurs films de Louis Feuillade, par exemple, qui méritent très sérieusement admirés.
ibid, p.310

16. Ainsi la sensibilité "camp" est-elle à la fois aiguë et révélatrice que certains éléments peuvent être pris dans un double sens. Mais il ne s'agit pas des deux étages bien connus de la signification, celui d'un sens littéral qui se distingue parfaitement d'un sens symbolique. Il s'agit plutôt de la distinction entre le sens, sens quelconque, de l'objet en lui-même, et le sens de l'objet conçu comme pur artifice.
ibid, p.314

23. L'élément essentiel du "Camp", naïf ou pur, c'est le sérieux, un sérieux qui n'atteind pas son but. Il ne suffit pas évidemment que le sérieux manque son but pour recevoir la consécration du "Camp". Seul peut y prétendre un mélange approprié d'outrance, de passion, de fantastique et de naïveté.
ibid, p.316

25. La marque distinctive du "Camp" c'est l'esprit d'extravagance. [...] Le "Camp", c'est souvent la marque du démesuré dans l'ambition de l'artiste, et pas simplement dans le style même de l'œuvre. [...]
ibid, p.317

26."Camp", c'est un art qui se prend au sérieux, mais qui ne peut être pris tout à fait au sérieux, car il "en fait trop". Titus Andronicus et Strange interlude sont presque "camp", ou pourraient être interprétés comme tels. Pur "Camp", fréquemment, les morceaux d'éloquence, les attitudes publiques de de Gaulle.
ibid, p.317

27. Une œuvre qui aurait pu être "camp" ne l'est pas du fait qu'elle a atteint son but. Les films d'Eisenstein sont rarement "camp" car, en dépit de l'outrance, il atteignent pleinement la réussite dramatique. Il aurait suffit d'en "faire" un peu plus pour que ce soient de grands morceaux de "Camp" — en particulier, les époques I et II d'Ivan le Terrible. [...]
ibid, p.317

37. La première forme de sensibilité, celle de la grande culture, se fonde solidement sur la morale. La seconde, sensibilité de l'excès, qui inspire souvent l'art "d'avant-garde" contemporain, tire avantage d'une perpétuelle tension entre l'esthétique et la morale. La troisième, le "Camp", n'a que des préoccupations esthétiques.
ibid, p.322

38. Le "Camp", c'est une expérience du monde vu sous l'angle de l'esthétique. Il représente une victoire du "style" sur le "contenu", de l'esthétique sur la moralité, de l'ironie sur le tragique.
ibid, p.322

41. Le "Camp" vise à détrôner le sérieux, le "Camp" est enjoué, à l'opposé du sérieux. Plus exactement, le "Camp" découvre une forme de relation nouvelle, et plus complexe, avec le sérieux. On peut se moquer du sérieux et prendre la frivolité au sérieux.
ibid, p.323

42. On est séduit par le "Camp" quand on s'aperçoit que la sincérité ne suffit pas. La sincérité peut être ignorante, et prétentieuse, et d'esprit étroit.
ibid, p.323

44. Le "Camp" nous propose une vision comique du monde. Une comédie, ni amère, ni satirique. Si la tragédie est une expérience d'engagement poussée à l'extrême, la comédie est une expérience de désengagement, ou de détachement.
ibid, p.323

55. Le goût "camp" est avant tout une façon de goûter, de trouver son plaisir sans s'embarrasser d'un jugement de valeur. Le "Camp" est généreux. Son but: la jouissance. Le cynisme, la malice: purs artifices (Ou, s'il s'agit de cynisme, parlons d'un cynisme mou.) Le goût "camp" ne propose pas de prendre au sérieux ce qui est de mauvais goût: il ne se moque pas de l'œuvre achevée, du drame authentique. Mais il parvient à apprécier, à trouver un goût de réussite à des tentatives passionnées qui ont abouti à l'échec.
ibid, p.327

56. Il y a de l'amour dans le goût "camp", de l'amour de la nature humaine. Il goûte, sans vouloir s'ériger en juge, les menus triomphes et les outrances abusives de la "personnalité"... Le goût "camp" valorise chaque objet de son plaisir. Ceux qui sont pourvus de cette forme de sensibilité ne cherchent pas à se moquer de l'objet qu'ils nomment "camp". Ils en jouissent. Le "Camp", c'est de la sensiblerie.
(Il faudrait ici faire une comparaison entre le "Camp" et une bonne partie du "Pop Art". Le "Pop Art", quand ce n'est pas simplement du "Camp", procède d'un état d'esprit à la fois comparable et fort différent. Le "Pop Art" est plus sec et plus plat, plus sérieux, plus détaché de son objet, nihiliste en fin de compte.)
ibid, p.327

L'attente de Dieu, de Simone Weil

J'ai ouvert un peu par hasard ce livre trouvé dans une bibliothèque inconnue, un jour où je n'avais pas emmené de livre avec moi.

Il s'agit d'une collection de lettres et de réflexions de Simone Weil écrites peu avant sa mort, dans les mois de tribulations entre la France, les Etats-Unis et l'Angleterre. Elle y aborde différents sujets spirituels: sa rencontre avec le Christ, sa décision de ne pas entrer dans l'Eglise, l'importance du désir dans le travail (et en particulier le travail intellectuel), le malheur comme totale aliénation à l'humanité.
Elle place au plus haut cette vertu qui m'est si chère: la probité intellectuelle.
Ce qui touche étrangement, c'est la façon dont ces textes sont proches, claires, simples, tandis que les sujets abordés semblent des plus lointains ou des plus obscurs, ayant souvent provoqué l'emphase ou le sentimentalisme sous d'autres plumes.

Je reprends différents thèmes de ce livre, non pour les résumer ou en faire un compte-rendu, mais pour relever ce qui me touche et pouvoir le retrouver le moment venu.
Le texte intégral est ici.

Les trois ordres de l'univers orientant notre action
Il faut distinguer trois domaines. D'abord ce qui ne dépend absolument pas de nous ; cela comprend tous les faits accomplis dans tout l'univers à cet instant-ci, puis tout ce qui est en voie d'accomplissement ou destiné à s'accomplir plus tard hors de notre portée. Dans ce domaine tout ce qui se produit en fait est la volonté de Dieu, sans aucune exception. Il faut donc dans ce domaine aimer absolument tout, dans l'ensemble et dans chaque détail, y compris le mal sous toutes ses formes; […]

Le second domaine est celui qui est placé sous l'empire de la volonté. Il comprend les choses purement naturelles, proches, facilement représentables au moyen de l'intelligence et de l'imagination, parmi lesquelles nous pouvons choisir, disposer et combiner du dehors des moyens déterminés en vue de fins déterminées et finies., Dans ce domaine, il faut exécuter sans défaillance ni délai tout ce qui apparaît manifestement comme un devoir.
Le troisième domaine est celui des choses qui sans être situées sous l'empire de la volonté, sans être relatives aux devoirs naturels, ne sont pourtant pas entièrement indépendantes de nous. Dans ce domaine, nous subissons une contrainte de la part de Dieu, à condition que nous méritions de la subir et dans la mesure exacte où nous le méritons. Dieu récompense l'âme qui pense à lui avec attention et amour, et il la récompense en exerçant sur elle une contrainte rigoureusement, mathématiquement proportionnelle à cette attention et à cet amour. Il faut s'abandonner à cette poussée, courir jusqu'au point précis où elle mène, et ne pas faire un seul pas de plus, même dans le sens du bien.

Simone Weil, Attente de Dieu, collection livre de vie, imprimé en 1977, p.13 à 15

Méfiance envers l'Eglise, puissance sociale
J'aime Dieu, le Christ et la foi catholique autant qu'il appartient à un être aussi misérablement insuffisant de les aimer. J'aime les saints à travers leurs écrits et les récits concernant leur vie - à part quelques-uns qu'il m'est impossible d'aimer pleinement ni de regarder comme des saints. J'aime les six ou sept catholiques d'une spiritualité authentique que le hasard m'a fait rencontrer au cours de ma vie. J'aime la liturgie, les chants, l'architecture, les rites et les cérémonies catholiques. Mais je n'ai à aucun degré l'amour de l'Église à proprement parler, en dehors de son rapport à toutes ces choses que j'aime. je suis capable de sympathiser avec ceux qui ont cet amour, mais moi je ne l'éprouve pas. je sais bien que tous les saints l'ont éprouvé. Mais aussi étaient-ils presque tous nés et élevés dans l'Église. Quoi qu'il en soit, on ne se donne pas un amour par sa volonté propre.
Ibid, p.21

Ce qui me fait peur, c'est l'Église en tant que chose sociale.(Ibid, p.23) […]

Je voudrais appeler votre attention sur un point. C'est qu'il y à un obstacle absolument infranchissable à l'incarnation du christianisme. C 'est l'usage des deux petits mots anathema sit. Non pas leur existence, mais l'usage qu'on en a fait jusqu'ici. C'est cela aussi qui m'empêche de franchir le seuil de l'Église. Je reste aux côtés de toutes les choses qui ne peuvent pas entrer dans l'Église, ce réceptacle universel, à cause de ces deux petits mots. Je reste d'autant plus à leur côté que ma propre intelligence est du nombre.
L'incarnation du christianisme implique une solution harmonieuse du problème des relations entre individus et collectivité. Harmonie au sens pythagoricien ; juste équilibre des contraires. Cette solution est ce dont les hommes ont soif précisément aujourd'hui.
La situation de l'intelligence est la pierre de touche de cette harmonie, parce que l'intelligence est la chose spécifiquement, rigoureusement individuelle. Cette harmonie existe partout où l'intelligence, demeurant à sa place, joue sans entraves et emplit la plénitude de sa fonction. C'est ce que saint Thomas dit admirablement de toutes les parties de l'âme du Christ, à propos de sa sensibilité à la douleur pendant la crucifixion.
La fonction propre de l'intelligence exige une liberté totale, impliquant le droit de tout nier, et aucune domination. Partout où elle usurpe un commandement, il y a un excès d'individualisme. Partout où elle est mal à l'aise, il y a une collectivité oppressive, ou plusieurs.
L'Église et l'État doivent la punir, chacun à sa manière propre, quand elle conseille des actes qu'ils désapprouvent. Quand elle reste dans le domaine de la spéculation purement théorique, ils ont encore le devoir, le cas échéant, de mettre le public en garde, par tous les moyens efficaces, contre le danger d'une influence pratique de certaines spéculations dans la conduite de la vie. Mais quelles que soient ces spéculations théoriques, l'Église et l'État n'ont le droit ni de chercher à les étouffer, ni d'infliger à leurs auteurs aucun dommage matériel ou moral. Notamment on ne doit pas les priver des sacrements s'ils les désirent. Car quoi qu'ils aient dit, quand même ils auraient publiquement nié l'existence de Dieu, ils n'ont peut-être commis aucun péché. En pareil cas, l'Église doit déclarer qu'ils sont dans l'erreur, mais non pas exiger d'eux quoi que ce soit qui ressemble à un désaveu de ce qu'ils ont dit, ni les priver du Pain de vie.
Une collectivité est gardienne du dogme ; et le dogme est un objet de contemplation pour l'amour, la foi et l'intelligence, trois facultés strictement individuelles. D'où un malaise de l'individu dans le christianisme, presque depuis l'origine, et notamment un malaise de l'intelligence. On ne peut le nier.
Le Christ lui-même, qui est la Vérité elle-même, s'il parlait devant une assemblée, telle qu'un concile, ne lui tiendrait pas le langage qu'il tenait en tête-à-tête à son ami bien-aimé, et sans doute en confrontant des phrases on pourrait avec vraisemblance l'accuser de contradiction et de mensonge. […]

Tout le monde sait qu'il n'y a de conversation vraiment intime qu'à deux ou trois. Déjà si l'on est cinq ou six le langage collectif commence à dominer. C'est pourquoi, quand on applique à l'Église la parole « Partout où deux ou trois d'entre vous seront réunis en mon nom, je serai au milieu d'eux », on commet un complet contresens. Le Christ n'a pas dit deux cents, ou cinquante, ou dix. Il a dit deux ou trois. Il a dit exactement qu'il est toujours en tiers dans l'intimité d'une amitié chrétienne, l'intimité du tête-à-tête.
Le Christ a fait des promesses à l'Église, mais aucune de ces promesses n'a la force de l'expression: «Votre Père qui est dans le secret.» La parole de Dieu est la parole secrète. Celui qui n'a pas entendu cette parole, même s'il adhère à tous les dogmes enseignés par l'Église, est sans contact avec la vérité.
La fonction de l'Église comme conservatrice collective du dogme est indispensable. Elle a le droit et le devoir de punir de la privation des sacrements quiconque l'attaque expressément dans le domaine spécifique de cette fonction.
Ainsi, quoique j'ignore presque tout de cette affaire, j'incline à croire, provisoirement, qu'elle a eu raison de punir Luther.
Mais elle commet un abus de pouvoir quand elle prétend contraindre l'amour et l'intelligence à prendre son langage pour norme. Cet abus de pouvoir ne procède pas de Dieu. Il vient de la tendance naturelle de toute collectivité, sans exception, aux abus de pouvoir. […]

L'Église aujourd'hui défend la cause des droits imprescriptibles de l'individu contre l'oppression collective, de la liberté de penser contre la tyrannie. Mais ce sont des causes qu'embrassent volontiers ceux qui se trouvent momentanément ne pas être les plus forts. C'est leur unique moyen de redevenir peut-être un jour les plus forts. Cela est bien connu.
Cette idée vous offensera peut-être. Mais vous auriez tort. Vous n'êtes pas l'Église. Aux périodes des plus atroces abus de pouvoir commis par l'Église, il devait y avoir dans le nombre des prêtres tels que vous. Votre bonne foi n'est pas une garantie, vous fût-elle commune avec tout votre Ordre, Vous ne pouvez pas prévoir comment les choses tourneront.
Pour que l'attitude actuelle de l'Église soit efficace et pénètre vraiment, comme un coin, dans l'existence sociale, il faudrait qu'elle dise ouvertement qu'elle a changé ou veut changer. Autrement, qui pourrait la prendre au sérieux. en se souvenant de l'Inquisition Excusez-moi de parler de l'Inquisition ; c'est une évocation que mon amitié pour vous, qui à travers vous s'étend à votre ordre, rend pour moi très douloureuse. Mais elle a existé. Après la chute de l'Empire romain, qui était totalitaire, c'est l'Église qui la première a établi en Europe, au XIIIe siècle, après la guerre des Albigeois, une ébauche de totalitarisme. Cet arbre a porté beaucoup de fruits.
Et le ressort de ce totalitarisme, c'est l'usage de ces deux petits mots : anathema sit.
C'est d'ailleurs par une judicieuse transposition de cet usage qu'ont été forgés tous les partis qui de nos jours ont fondé des régimes totalitaires. C'est un point d'histoire que j'ai particulièrement étudié.
Ibid, p.55 à 61

L'attention et le désir, clés de l'étude et de la prière
Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ces facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre. Il devient ainsi lui aussi un génie, même si faute de talent ce génie ne peut pas être visible à l'extérieur. Plus tard, quand les maux de tête ont fait peser sur le peu de facultés que je possède une paralysie que très vite j'ai supposée probablement définitive, cette même certitude m'a fait persévérer pendant dix ans dans des efforts d'attention que ne soutenait presque aucun espoir de résultats.
Sous le nom de vérité j'englobais aussi la beauté, la vertu et toute espèce de bien, de sorte qu'il s'agissait pour moi d'une conception du rapport entre la grâce et le désir. La certitude que j'avais reçue, c'était que quand on désire du pain on ne reçoit pas des pierres.
Ibid, p.39

Si on cherche avec une véritable attention la solution d'un problème de géométrie, et si, au bout d'une heure, on n'est pas plus avancé qu'en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu'on le sente, sans qu'on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l'âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard, dans la prière. Il se retrouvera sans doute aussi par surcroît dans un domaine quelconque de l'intelligence, peut-être tout à fait étranger à la mathématique. Peut-être un jour celui qui a donné cet effort inefficace sera-t-il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort. la beauté d'un vers de Racine. Mais que le fruit de cet effort doive se retrouver dans la prière, cela est certain, cela ne fait aucun doute.
Les certitudes de cette espèce sont expérimentales. Mais si l'on n'y croit pas avant de les avoir éprouvées, si du moins on ne se conduit pas comme si l'on y croyait, on ne fera jamais l'expérience qui donne accès à de telles certitudes. Il y a là une espèce de contradiction. Il en est ainsi, à partir d'un certain niveau, pour toutes les connaissances utiles au progrès spirituel. Si on ne les adopte pas comme règle de conduite avant de les avoir vérifiées, si on n'y reste pas attaché pendant longtemps seulement par la foi, une foi d'abord ténébreuse et sans lumière, on ne les transformera jamais en certitudes. La foi est la condition indispensable.
Ibid, p.87

Mettre dans les études cette intention seule à l'exclusion de toute autre est la première condition de leur bon usage spirituel. La seconde condition est de s'astreindre rigoureusement à regarder en face, à contempler avec attention, pendant longtemps, chaque exercice scolaire manqué, dans toute la laideur de sa médiocrité, sans se chercher aucune excuse, sans négliger aucune faute ni aucune correction du professeur, et en essayant de remonter à l'origine de chaque faute. […]
Surtout la vertu d'humilité, trésor infiniment plus précieux que tout progrès scolaire, peut être acquise ainsi. À cet égard la contemplation de sa propre bêtise est plus utile peut-être même que celle du péché. La conscience du péché donne le sentiment qu'on est mauvais, et un certain orgueil y trouve parfois son compte. Quand on se contraint par violence à fixer le regard des yeux et celui de l'âme sur un exercice scolaire bêtement manqué, on sent avec une évidence irrésistible qu'on est quelque chose de médiocre. Il n'y a pas de connaissance plus désirable. Si l'on parvient à connaître cette vérité avec toute l'âme, on est établi solidement dans la véritable voie.
Si ces deux conditions sont parfaitement bien remplies, les études scolaires sont sans doute un chemin vers la sainteté aussi bon que tout autre.
Ibid, p.89 et 90

Le plus souvent on confond avec l'attention une espèce d'effort musculaire. Si on dit à des élèves : « Maintenant vous allez faire attention », on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils font attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n'ont fait attention à rien. Ils n'ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles.
On dépense souvent ce genre d'effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l'impression qu'on a travaillé. C'est une illusion. La fatigue n'a aucun rapport avec le travail. Le travail est l'effort utile, qu'il soit fatigant ou non. […] Mais contrairement à ce que l'on croit d'ordinaire, elle [la volonté] n'a presque aucune place dans l'étude. L'intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie.L'intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d'apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n'y a pas d'étudiants, mais de pauvres caricatures d'apprentis qui au bout de leur apprentissage n'auront même pas de métier.
[…] Vingt minutes d'attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : « J'ai bien travaillé. »
Mais, malgré l'apparence, c'est aussi beaucoup plus difficile. […] L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu'on est forcé d'utiliser. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer.
Tous les contresens dans les versions, toutes les absurdités dans la solution des problèmes de géométrie, toutes les gaucheries du style et toutes les défectuosités de l'enchaînement des idées dans les devoirs de français, tout cela vient de ce que la pensée s'est précipitée hâtivement sur quelque chose, et étant ainsi prématurément remplie n'a plus été disponible pour la vérité. La cause est toujours qu'on a voulu être actif ; on a voulu chercher. On peut vérifier cela à chaque fois, pour chaque faute, si l'on remonte à la racine. Il n'y a pas de meilleur exercice que cette vérification. Car cette vérité est de celles auxquelles on ne peut croire qu'en les éprouvant cent et mille fois. Il en est ainsi de toutes les vérités essentielles.
Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. Car l'homme ne peut pas les trouver par ses propres forces, et s'il se met à leur recherche, il trouvera à la place des faux biens dont il ne saura pas discerner la fausseté.
La solution d'un problème de géométrie n'est pas en elle-même un bien précieux, mais la même loi s'applique aussi à elle, car elle est l'image d'un bien précieux. Étant un petit fragment de vérité particulière, elle est une image pure de la Vérité unique, éternelle et vivante, cette Vérité qui a dit un jour d'une voix humaine : « Je suis la vérité. »
Pensé ainsi, tout exercice scolaire ressemble à un sacrement.
Ibid, p.91 à 94

La descendance de Noé
Chapitres sur le malheur, l'amour du Christ, sur l'amitié. Etonnantes réflexions à partir des fils de Noé, établissant une généalogie entre les plus vieux mythes méditerranéens et le christianisme. Seul Israël a refusé ces traditions, préférant une religion qui leur promettait la prospérité. Simone Weil souligne cet endurcissement.
Noé, le premier apparemment, comme Dionysos, planta la vigne. « Il but de son vin et s'enivra, et se mit à nu au milieu de sa tente. » Le vin se trouve aussi, avec le pain, dans les mains de ce Melchisédech, roi de justice et de paix, prêtre du Dieu suprême, à qui Abraham s'est soumis en lui payant la dîme et en recevant sa bénédiction ; au sujet duquel il est dit dans un psaume : « L'Éternel a dit à mon seigneur: «Assieds-toi à ma droite… Tu es prêtre pour « l'éternité selon l'ordre de Melchisédech » ; au sujet duquel saint Paul écrit: «Roi de la paix, sans père, sans mère, sans généalogie, sans origine à ses jours, sans terme à sa vie, assimilé au Fils de Dieu, demeurant prêtre sans interruption.»
Le vin était interdit au contraire aux Prêtres d'Israël dans le service de Dieu. Mais le Christ, du début à la fin de sa vie publique, but du vin parmi les siens. Il se comparait au cep de la vigne, résidence symbolique de Dionysos aux yeux des Grecs. Son premier acte fut la transmutation de l'eau en vin ; le dernier, la transmutation du vin en sang de Dieu.
Noé, enivré de vin, était nu dans sa tente. Nu comme Adam et Ève avant la faute. Le crime de désobéissance suscita en eux la honte de leur corps, mais davantage la honte de leur âme. Nous tous qui avons part à leur crime avons part aussi à leur honte, et prenons grand soin de maintenir toujours autour de nos âmes le vêtement des pensées charnelles et sociales ; si nous l'écartions un moment nous devrions mourir de honte. Il faudra pourtant le perdre un jour, si l'on en croit Platon, car il dit que tous sont jugés, et que les juges morts et nus contemplent avec l'âme elle-même les âmes elles-mêmes, toutes mortes et nues. Seuls quelques êtres parfaits sont morts et nus ici-bas, de leur vivant. Tels furent saint François d'Assise, qui avait toujours la pensée fixée sur la nudité et la pauvreté du Christ crucifié, saint Jean de la Croix qui ne désira rien au monde sinon la nudité d'esprit. Mais s'ils supportaient d'être nus, c'est qu'ils étaient ivres de vin ; ivres du vin qui coule tous les jours sur l'autel. Ce vin est le seul remède à la honte qui a saisi Adam et Éve.
« Cham vit la nudité de son père et alla dehors l'annoncer à ses deux frères. » Mais eux ne voulurent pas la voir. Ils prirent une couverture, et, marchant à reculons, couvrirent leur père. L'Égypte et la Phénicie sont filles de Cham.
Ibid, p.231-232

La connaissance et l'amour d'une seconde personne divine, autre que le Dieu créateur et puissant et en même temps identique, à la fois sagesse et amour, ordonnatrice de tout l'univers, institutrice des hommes, unissant en soi par l'incarnation la nature humaine à la nature divine, médiatrice, souffrante, rédemptrice des âmes ; voilà ce que les nations ont trouvé à l'ombre de l'arbre merveilleux de la nation fille de Cham. Si c'est là le vin qui enivrait Noé quand Cham le vit ivre et nu, il pouvait bien avoir perdu la honte qui est le partage des fils d'Adam. Les Hellènes, fils de Japhet qui avait refusé de voir la nudité de Noé, arrivèrent ignorants sur la terre sacrée de la Grèce. Cela est manifeste par Hérodote et bien d'autres témoignages. Mais les premiers arrivés d'entre eux, les Achéens, burent avidement l'enseignement qui s'offrait à eux. Ibid, p.235

D'autres peuples issus de Japhet ou de Sem ont reçu tardivement, mais avidement l'enseignement qu'offraient les fils de Cham. Ce fut le cas des Celtes. Ils se soumirent à la doctrine des druides, certainement antérieure à leur arrivée en Gaule, car cette arrivée fut tardive, et une tradition grecque indiquait les druides de Gaule comme une des origines de la philosophie grecque. Le druidisme devait donc être la religion des Ibères. Le peu que nous savons de cette doctrine les rapproche de Pythagore. Les Babyloniens absorbèrent la civilisation de Mésopotamie. Les Assyriens, ce peuple sauvage .. restèrent sans doute à peu près sourds. Les Romains furent complètement sourds et aveugles à tout ce qui est spirituel, jusqu'au jour où ils furent plus ou moins humanisés par le baptême chrétien. Il semble aussi que les peuplades germaniques n'aient reçu qu'avec le baptême chrétien quelque notion du surnaturel. Mais il faut sûrement faire exception pour les Goths, ce peuple de justes, sans doute thrace autant que germain, et apparenté aux Gètes, ces nomades follement épris de l'immortalité et de l'autre monde.
À la révélation surnaturelle Israël opposa un refus, car il ne lui fallait pas un Dieu qui parle à l'âme dans le secret, mais un Dieu présent à la collectivité nationale et protecteur dans la guerre. Il voulait la puissance et la prospérité. Malgré leurs contacts fréquents et prolongés avec l'Égypte, les Hébreux restèrent imperméables à la foi dans Osiris, dans l'immortalité, dans le salut, dans l'identification de l'âme à Dieu par la charité. Ce refus rendit possible la mise à mort du Christ. Il se prolongea après cette mort, dans la dispersion et la souffrance sans fin.
Pourtant Israël reçut par moments des lueurs qui permirent au christianisme de partir de Jérusalem. Job était un Mésopotamien, non un juif, mais ses merveilleuses paroles figurent dans la Bible ; et il y évoque le Médiateur dans cette fonction suprême d'arbitre entre Dieu même et l'homme qu'Hésiode attribue à Prométhée.
Ibid, p.237-238

Les balades de Corto Maltese, de Guido Fuga et Lele Vianello

J'avais emprunté l'édition 1999 à la bibliothèque, j'ai acheté sur place l'édition mise à jour de 2007 (non par choix, mais parce que cela s'est trouvé comme ça).

La page de garde annonce «Les renseignements concernant les établissements cités ici ont été remis à jour en avril 2007». Hélas, ce n'est vrai que pour les restaurants.

C'est un guide qui ne s'occupe pas d'art au sens systématique du terme (les églises, les musées, les époques, etc.). Il raconte l'histoire et surtout les légendes, franchissant les siècles d'Attila à l'occupation américaine, s'intéresse aux toponymies, donne aux lecteurs de Corto Maltese d'intéressantes précision sur la source de certaines planches des BD (et lorque nous lisons, à propos de la maison du Titien «Corto Maltese y résida lui aussi, mais les guides officiels ne le mentionnent pas» (p.32), il faut quelques secondes pour comprendre ce qu'on vient de lire.
Les auteurs semblent aimer les crimes sanglants et les condamnations à mort, ils n'aiment pas Palma le jeune, ils maudissent les restaurations brutales (les bâtiments trop blancs, la disparition des fresques) et pleurent la désertion des îles.

C'est un guide davantage destiné à nous perdre qu'à nous guider, l'imprécision des rues (prenez le pont de fer, puis la deuxième à gauche...) (nous n'avons jamais trouvé le dragon corte del Rosario (p.103)), le nom des chapitres ("Porte de la mer", "Porte de l'Orient"), la carte générale page 16 (une peinture), tout prouve que le but de ce livre est davantage de nous faire rêver que de nous aider à trouver notre chemin.
Il y manque d'ailleurs, et je suis sûre que c'est volontaire, un solide index. On se perd dans le livre avant de se perdre dans les rues, ou les deux, mais pas au même rythme.

Quelques mises à jour personnelles :

  • Entre 2007 et 2009 un quatrième pont a été jeté sur le Grand Canal. Il se trouve au niveau de la gare routière et permet de rejoindre très vite la gare ferrovière.
  • Beaucoup d'endroits sont fermés ou devenus payants : le casino Venier (p.112) est fermé, même si une plaque discrète permet de s'assurer que l'on ne se trompe pas dans l'identification de la maison, l'accès de l'église S. Teodoro (p.103) est interdit, il n'est pas possible de passer sous le porche Fondamenta S. Apollonia (toujours p.103) car le cloître est devenu musée. L'église San Nicolò dei Mendicoli est devenue une "église Chorus", c'est-à-dire que l'accès en est payant alors qu'il en était libre il y a deux ans. Etc., etc.
  • Il n'y a plus de lignes de vaporetto qui traversent l'Arsenal (p.75) (Ça, c'est vraiment dommage).
  • Le musée juif et le musée d'histoires naturelles sont en restauration. Ils offrent un accès si réduit qu'ils ne font pas payer (les heures sont impossibles, ils ferment vers 13 heures ou 13 heures 30) La maison Goldoni est fermée le mercredi. San Pietro di Castello, bien que faisant partie des "églises Chorus", est fermée le dimanche (mais bien sûr ce n'est indiqué que sur la porte de l'église.) San Pantalon est ouverte deux heures par jour, de 16 à 18 heures.
  • L'horaire de la messe dans l'église arménienne est 10 heures 30 (p.116). Je n'ai pas compris s'il s'agissait de la dernière messe en arménien sur l'île ou si la messe n'était célébrée que le dernier dimanche de chaque mois.
  • Il y a du wifi au Caffè blue (p.150).
  • Des scènes de Summertime ont été tournées dans la boutique de masques à côté de San Barnaba; Kubrick a fait appel au fabricant de masque de l'autre côté du pont pour les scènes de Eyes wide shut.
  • Le Pont des soupirs est emballé dans une publicité bleue, le campanile de la basilique de Torcello est entourée d'échaffaudages (p.199) et le pont du Diable est invisible sous diverses machines de chantier. Le pont en bois vers San Pietro di Castello est en réfection, je ne sais s'il sera conservé en bois.



Je suis en train de me dire que tout cela doit donner une image négative du livre. C'est un tort: il est très précieux dans ce qu'il précise d'anecdotes et de légendes, permettant de rêver sur un siège ou sur une poutre. Ces notes personnelles ne font que démontrer qu'il faudrait un wiki des visiteurs de Venise, afin de mettre à jour quelques données factuelles.

Parfois il exagère un peu (ou pas):

Si on utilise le pied vénitien (35,09 cm) comme unité de mesure, deux chiffres reviennent constamment : le 8 (la base octogonale de l'église [Santa Maria della Salute] symbolyse en elle-même la Renaissance) et le 11, accompagné de ses multiples. le huit fait partie de la symbolique chrétienne (la couronne mystique de la Vierge, l'église du Saint Sépulchre, la Résurrection et la vie éternelle), mais le 11 a une valeur négative. Il renvoie en effet au Dix Commandements et désigne le péché mortel; pour la Kabbalah juive (ou qabbalah) au contraire, ce chiffre représente l'origine suprême des tables de la Loi, c'est-à-dire Dieu entouré ses dix sephirots.
Les balades de Corto Maltese, p.166

Comment ne pas penser à Umberto Eco ?

«Messieurs, dit-il, je vous invite à aller mesurer ce kiosque [à journaux]. Vous verrez que la longueur de l'éventaire est de 149 centimètres, c'est-à-dire un cent-millième de la distance Terre-Soleil. La hauteur postérieure divisée par la largeur de l'ouverture fait 176:56=3,14. La hauteur antérieure est de 19 décimètres, c'est-à-dire égale au nombre d'années d cycle lunaire grec. La somme des hauteurs des deux arêtes postérieures fait 190x2+176x2=732, qui est la date de la victoire de Poitiers. [...]»
Umberto Eco, Le Pendule de Foucault, chapitre 48


Enfin, pour le plaisir, un lien vers des forcole (nous n'avons pas vu l'atelier: l'adresse que j'avais sur place, à deux pas de l'arsenal, était fausse).
Pour les amoureux de la typographie (l'imprimeur est francophile et adore discuter): Gianni Basso, Fondamenta nove. Calle del fumo, 5301.

Manuscrits du Moyen-Âge et manuscrits littéraires modernes

Il y a à peu près un an, j'ai découvert qu'il existait une "Société des manuscrits des assureurs français" (SMAF). Comme je devais avoir l'air vivement intéressée, on me proposa un catalogue de l'exposition des manuscrits qui s'est tenue en 2001 à la Bibliothèque nationale.

Les assureurs français présentent aujourd'hui le catalogue des collections de la "Société des manuscrits des assureurs français". C'est une première. Cette publication accompagne l'exposition de ces manuscrits - pour la seconde fois cette fois-ci après celle de 1979 - à la Bibliothèque nationale de France.

Créée en 1978 à l'initiative de Guy Verdeil alors Président du GAN et en étroite concertation avec Messieurs Georges Le Rider, Administrateur de la Bibliothèque nationale et Pierrot, Directeur des Manuscrits de cette même institution, la SMAF rassemble dans son capital une grande partie des sociétés et mutuelles d'assurance de la place. Elle constitue un prototype intéressant de coopération Etat-industrie au service d'une politique nationale de gestion et de défense du patrimoine national des manuscrits anciens et modernes.

Notre souci est aujourd'hui de faire connaître le fonds de la SMAF aux assureurs, à leurs clients, aux bibliophiles et au grand public, et de leur faire prendre conscience du type de contribution que la profession des assureurs a apporté et est susceptible encore d'apporter à la conservation et à la recherche sur le patrimoine littéraire national, au service de la politique que souhaitent mener la Bibliothèque nationale et la Direction des Manuscrits.

Extrait repris en quatrième de couverture de l'introduction de Jean-Jacques Bonnaud, Président de la SMAF.

Je m'attendais à une brochure souple d'une centaine de pages, c'est en fait un livre magnifique de 350 pages emplies de photographies d'enluminure et de pages de cahiers, décrivant l'histoire de chaque manuscrit médiéval présenté et offrant des extraits des manuscrits modernes (un important fond Céline, Colette, Claudel, etc).

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A titre d'exemple, la SMAF possède les lettres inédites de Gide à Francis Jammes :
139 LETTRES, BILLETS ET CARTES AUTOGRAPHES SIGNÉES. Les lettres sont montées sur des feuillets de papier crème montés sur onglets en 3 volumes in-4 (230 x 180 mm) demi-maroquin bleu turquoise avec coins, étuis (Devauchelle).

TRÈS IMPORTANTE CORRESPONDANCE INÉDITE qui dresse un passionnant tableau de la vie littéraire au tournant du siècle.
Elle retrace l'amitié de toute une vie entre les deux écrivains, quelque divergents que soient leur esprit et leurs idées. Leurs œuvres littéraires respectives tiennent une grande place dans leurs propos.
Cette correspondance commence en 1895 et durera en dépit de quelques brouilles jusqu'à la mort de Jammes en 1938. Gide et Jammes, tous deux âgés de vingt-cinq ans, devinrent amis en 1893 mais ne se rencontreront pour la première fois qu'en avril 1896 à Alger ; ils ne s'étaient vus auparavant qu'en photographies mais se tutoyaient déjà. Leur longue amitié subira des périodes de troubles et des ruptures, notamment vers 1916 lorsque Jammes eut connaissance des mœurs scandaleuses de Gide, qui heurtaient profondément ses convictions chrétiennes, et en 1925 lorsque Gide vendit à Drouot sa bibliothèque, y compris des manuscrits de Jammes que celui-ci lui avait dédicacés (la partie Jammes comprend 33 numéros : éditions originales dédicacées, grands papiers, quelques lettres et manuscrits). Notons ici que Jammes ne fut pas le seul à être choqué et l'on cite volontiers l'anecdote de Régnier envoyant un ouvrage à Gide avec cette dédicace : ''Pour votre prochaine vente''.
La dernière lettre datée est écrite à la suite d'une lettre de condoléances de Mathilde Roberty du 9 juillet 1938 (Madeleine est morte le 17 avril 1938).

Une correspondance de 280 lettres échangées par Gide et Jammes fut publiée par Robert Mallet, chez Gallimard en 1948. Aucune des lettres ici présentes n'y figurant, nous sommes donc en présence de lettres restées inconnues de Robert Mallet ou qu'il avait écartées pour des raisons de discrétion, d'opportunité ou de contrainte éditoriale. Robert Mallet n'avait pas eu connaissance d'une lettre de Gide à madame Victor Jammes (8 avril 1900) et n'en avait pu citer qu'un extrait recopié par Mme Jammes (elle se trouve ici sous le numéro 67).
Entre juillet 1895 et l'automne 1897, de nombreuses lettres sont écrites sur papier de deuil encadré de noir (Gide a perdu sa mère le 31 mai 1895). Il n'est cependant pas fait mention de ce décès dans les lettres ; dans l'une d'elle Gide évoque en revanche le récent mariage de sa sœur.

Cher Monsieur, qui dorénavant m'appellerez cher ami tel est le début de cette correspondance qui allait durer un quart de siècle et dans laquelle les travaux littéraires des deux écrivains tiennent une grande place. Au fur et à mesure de leur relation, les termes par les quels Gide s'adresse à son ami évoluent: Cher monsieur (une seule fois au début - puis cher ami (assez souvent) puis cher vieux, cher faune, mon faune préféré, très cher et grand, etc…

extrait du catalogue p.235 et 236

Exemple de lettre de Gide à Jammes.

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Liste des acquisitions des manuscrits modernes :

Law. Lettres au prince deTingry. Hôtel Drouot, 21 juin 1979.
Voltaire. Lettre à M. Delille. Hôtel Drouot, 7 mai 1981.
Voltaire. Lettre à d'Alembert. Hôtel Drouot, 6 mai 1981.
Voltaire. Lettre à sa nièce. Hôtel Drouot, 6 mai 1981.
Restif de la Bretonne. L'Enclos et les oiseaux. Librairie Valette, 20 août 1981.
Napoléon. Expédition d'Egypte. Hôtel Drouot, 13 décembre 1982.
Bernadotte. Lettres militaires. Hôtel Drouot, 8 décembre 1980.
Dietrichstein. Lettres au comte de Niepperg. Hôtel Drouot, 28 février 1979.
Musset. Lettre à madame Joubert. Hôtel Drouot, 9 novembre 1979.
Sand. Lettre à Louis Blanc. Hôtel Drouot, 6 avril 1981.
Flaubert. Littérature-Esthétique. Hôtel Drouot, 12 décembre 1985.
Apollinaire. Les Peintres cubistes. Librairie Jean Hugues, bibliothèque Renaud Gillet, 5 novembre 1981.
Apollinaire. La Femme assise. Hôtel Drouot, bibliothèque Jacques Guérin,4 juin 1986.
Aragon.Traité du style. Librairie Jean Hugues, bibliothèque Renaud Gillet, 5 novembre 1981.
Aragon. L'Entrée des succubes. Librairie de l'Abbaye, 4 décembre 1980.
Breton. Les Vases communicants. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Breton. Autobiographie. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Camus. L'Etat de siège. Hôtel Drouot, 28-29 février 1979.
Céline. Guignol's band. Hôtel Drouot, 28 février 1979 et 28 juin 1985.
Céline. Guignol's band II, Le Pont de Londres. Hôtel Drouot, 9 juin 1980.
Céline. Féerie pour une autre fois II, Normance. Hôtel Drouot, 19 juin 1984.
Céline. Guignol's band II et Féerie pour une autre fois. Madame Destouches, 6 décembre 1985.
Céline. D'un château l'autre. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Claudel. Œuvres et correspondances dont l'Echange, Connaissance de l'Est, L'Homme et son désir, famille Claudel, janvier 1980.
Cocteau. Le Cap de Bonne-Espérance. Hôtel Drouot, 12 juin 1987.
Cocteau. Opium. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Colette. Lettres à Germaine Patat. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Colette. Lettres à Maurice Goudeket. Madame Goudeket, 8 mai 1981.
Eluard. L'Amour la poésie. Libraire Jean Hugues, bibliothèque Renaud Gillet, 5 novembre 1980.
Gide. Lettres à Francis Jammes. Hôtel Drouot, 24 novembre 1981.
Giono. Correspondance avec Simone Tery. Hôtel Drouot, 9 juin 1980.
Jacob. Le Cornet à dés. Librairie Jean Hugues, bibliothèque Renaud Gillet, 5 novembre 1980.
Jacob. Cahier de méditations. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Jarry. Messaline. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Maeterlinck. Lettres à Florence Perkins. Londres, Sotheby's, 23 mars 1981.
Montherlant. Lettres à Jeanne Sandelion. Hôtel Drouot, 12 décembre 1985.
Montherlant. Lettres à Alice Poirier. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Montherlant. Don Juan. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Pagnol. Cinématurgie. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Péguy. Les Récentes œuvres de Zola. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 13-15 juin 1983.
Pieyre de Mandiargues. Cartolines. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Prévert. Souvenirs de famille. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.
Renard. Lettres à Maurice Pottecher. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Rolland. Lettres à Frans Masereel. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Saint-Exupéry. Lettres à Consuelo. Hôtel Drouot, 6 juillet 1984.
Sartre. La Putain respectueuse. Librairie de l'Abbaye, 29 avril 1981.
Sartre. Notes pour la morale. Hôtel Drouot, 7 mai 1981.
Sartre. Notes autobiographiques et sur le théâtre. Hôtel Drouot, 7 mai 1981.
Sartre. La Mort dans l'âme. Hôtel Drouot, 12 juin 1984.
Sartre. Les Mots. Hôtel Drouot, 7 mai 1981.
Surréalisme. Au grand jour. Hôtel Drouot, bibliothèque Sickles, 23-24 mars 1981.

Antoine Compagnon au Collège de France en 2009

Les titres des séminaires ont été choisis par les intervenants, les titres des cours ont été donnés par moi.

Je rappelle qu'il s'agit de notes de cours, éventuellement renarrativisées, à ce titre comportant des approximations, peut-être même des erreurs : il serait dangereux de juger les intervenants d'après ces notes.
  • mardi 6 janvier 2009 - cours n°1 : faire de sa vie une œuvre
  • mardi 13 janvier 2009 - cours n°2 : La littérature doit être impersonnelle
  • mardi 20 janvier 2009 - cours n°3 : Trois tentatives d'écritures personnelles contemporaines
  • mardi 27 janvier 2009 - cours n°4 : L'importance de la photographie
  • mardi 3 février 2009 - cours n°5 : Soudain, un contrepied
  • mardi 10 février 2009 - cours n°6 : Moi continu, moi discontinu
  • mardi 17 février 2009 - cours n°7 : La honte, la mort, l'amour
  • mardi 24 février 2009 - cours n°8 : Le lecteur comme chasseur
  • mardi 3 mars 2009 - cours n°9 : Parlons de Barthes
  • mardi 10 mars 2009 - cours n°10 : Le chagrin et le deuil
  • mardi 17 mars 2009 - cours n°11 : Du Journal de deuil à La Chambre claire
  • mardi 24 mars 2009 - cours n°12 : L'émergence du concept de biographie
  • mardi 31 mars 2009 - cours n°13 : Histoire des histoires de vie(s)



  • mardi 6 janvier 2009 - séminaire n°1 (professé par A. Compagnon) - Introduction au thème des séminaires : le témoignage
  • mardi 13 janvier 2009 - séminaire n°2 par Franck Lestringant - Témoigner au siècle des Réformes - Le témoin et le martyr
  • mardi 20 janvier 2009 - séminaire n°3 par Bernard Sève - Témoin de soi-même? Modalités du rapport à soi dans les Essais de Montaigne.
  • mardi 27 janvier 2009 - voir chez sejan
  • mardi 3 février 2009 - séminaire n°5 par Jean-Louis Jeannelle – Les mémorialistes sont-ils de bons témoins de notre temps ?
  • mardi 10 février 2009 - séminaire n°6 par Tzvetan Todorov – Les Mémoires inachevés de Germaine Tillion
  • mardi 17 février 2009 - séminaire n°7 par Henri Raczymow
  • mardi 24 février 2009 - séminaire n°8 - Jean Clair et les géants
  • mardi 3 mars 2009 - séminaire n°9 - Le projet et la méthode d'Annie Ernaux
  • mardi 10 mars 2009 - séminaire n°10 par Jacques Rancière - L'indicible comme preuve du témoignage
  • mardi 17 mars 2009 - séminaire n°11 par Jean Rouaud - invention du réel, invention de la souffrance
  • mardi 24 mars 2009 - séminaire n°12 par Claude Lanzmann et Eric Marty
  • mardi 31 mars 2009 - dernier séminaire - dernier séminaire

Jean-Yves Pranchère : Une extension de la sociologie bonaldienne ? La guerre des sexes dans la relation conjugale selon Balzac

Le lieu avait été changé au dernier moment, conséquence des manifestations étudiantes, sans doute.
Le public était nombreux pour un colloque se tenant le samedi matin, et pour une fois, plutôt jeune: la plupart des présents étaient étudiants (j'ai cru comprendre que cela faisait partie de leur cursus obligatoire: désillusion).
Quoi qu'il en soit, ce fut une très bonne journée, les intervenants se comportant enfin en professeurs, c'est-à-dire s'adressant à l'auditoire plutôt que s'enfonçant dans leurs notes.

Comme d'habitude, il s'agit de notes plus ou moins renarrativisées. Comme d'habitude, les erreurs sont à m'imputer en attendant les actes du colloque (s'il y en a. Mais je suppose qu'il y en aura.)


Comment utiliser la sociologie bonaldienne pour lire les romans de Balzac sur le mariage, la sociologie bonaldienne s'applique-t-elle?
Concernant les biens1, Balzac partage pleinement les vues de Bonald, mais quand on en vient au mariage, les opinions balzaciennes s'écartent de l'épure bonaldienne au point que la tension atteint la rupture!
Pour Bonald, l'indissolubilité du mariage est le fondement le plus important de notre société. Il a fait voter l'abolition du divorce en 1816.
Car le divorce, c'est la polygamie. On peut envisager que la polygamie soit possible en cas d'une grande austérité de mœurs, mais dans une ambiance de confort et de facilité morale, cela conduit inévitablement à une dissolution morale de la société.
Or il est difficile quand on lit Balzac de soutenir que la première des leçons de La Comédie humaine soit l'horreur du divorce et l'indissolubilité du mariage! Pour Balzac, l'adultère est un phénomène nécessaire dans une société bourgeoise. Il en fait la description à parodique dans la Physiologie du mariage, démontrant par des statistiques fantaisistes qu'il n'y a qu'une femme disponible pour trois hommes : l'adultère est donc inévitable, ce qui permet à une dame très décolletée de soutenir dans Petites misères de la vie conjugale «qu'il n'y a d'heureux que les ménages à quatre.» (Ton malicieux de l'intervenant: je viens de vérifier, la "dame décolletée" apparaît telle quelle dans le texte balzacien.)
Balzac envisage deux solutions aux maux du mariage afin de garantir l'indissolubilité du mariage :
- la fin des dots, qui transforme le mariage en échange de marchandises;
- l'émancipation des jeunes filles: il s'agit de permettre aux jeune filles de vivre librement avant le mariage, d'avoir des expériences sexuelles, afin qu'elles se marient en connaissance de cause et sachent rester fidèles une fois mariées.
Dans La Comédie humaine, la passion est mortifère, en ce qu’elle ne laisse aux individus d’autre choix que de déchoir après elle ou de mourir: voir La Femme abandonnée. Le mariage indissoluble dans les conditions de la société bourgeoise est une fiction ou un mensonge ou une torture2: «Le fait social est qu’il est à peu près inévitable qu’un lien indissoluble, formé entre deux personnes qui n’ont pas eu la possibilité de se connaître et de s’éprouver avant le mariage, et qui doivent s’entendre toute une vie dans le cadre légal d’une stricte hiérarchie qui subordonne la femme au mari, s’avère n’être qu’une fiction, un mensonge ou une torture».
Cela tient au déséquilibre dans les positions des époux: politiquement et socialement, la femme est mineure. Du côté masculin, la fidélité est un luxe inutile. Du point de vue de la femme, l'adultère est le moyen de se venger de son infériorité sociale. C'est ce que l'on voit en suivant Félix Vandenesse dans Une fille d'Eve après l'avoir vu à l'œuvre dans Le Contrat de mariage.
Dans Le Contrat de mariage, Paul a été perdu car il n'a pas su comprendre qu'il fallait mener une véritable politique conjugale. Comme le dit Balzac dans La physiologie du mariage, «la femme mariée est un esclave qu'il faut savoir mettre sur un trône». Tous les mariages balzaciens apparaissent sur fond de guerre civile larvée, la guerre civile étant une guerre menée avec civilité, et «la victoire demeure au plus adroit» (Physiologie du mariage). Bonald peut être considéré comme le premier des sociologues structuralistes. Il est sociologue au sens d’Auguste Comte qui a inventé ce mot: la sociologie suppose un point de vue holiste qui comprend la société à partir de ses structures formelles.
Balzac et Bonald se rejoignent dans le reconnaissance de l'existence d'inégalités fondamentales. Pour Bonald, ces inégalités peuvent être instituées (reconnues et organisées par les institutions) ou désinstituées. La conséquence des régimes de l'inégalité désinstituée, c'est la guerre de tous contre tous.
Bonald attaque violemment le commerce. Il existe des textes bonaldiens datant de 1796 qui rappellent certains textes de Marx et Engels dans les Annales franco-allemandes de 1844.
Cette condamnation du commerce est appliquée par extension au mariage: en désinstituant l'inégalité entre l'homme et la femme, on transforme le mariage en guerre permanente, les femmes deviennent des marchandises en circulation dans un monde où le divorce est possible et le commerce roi.

Balzac éclate les différents cas de mariages possibles et les décrit.
Finalement, le mariage heureux, c'est celui de la petite-bourgeoisie, quand le mariage est conçu comme une unité économique. Balzac peut ainsi dés-idéologiser Bonald. Le mariage ne peut se fonder sur le sentiment, il doit se fonder sur des règles sociales. Le héros idéaliste et passionné doit mourir par suicide, et celui qui défend la vérité bonaldienne, c'est le cynique du Marsay (qu'en aurait pensé Bonald?!)

Balzac ne pense pas, à la différence de Bonald, que la loi naturelle recoupe la loi sociale. Le corps est le lieu où lutte la nature, comme il est dit dans Mémoires de deux jeunes mariées. Voilà une idée impossible à trouver dans Bonald.

Balzac et Bonald se rejoignent donc dans la reconnaissance d'une inégalité fondamentale entre l'homme et la femme, et tous deux préfèrent le pacifisme des hiérarchies aux compétitions effrénées de l’individualisme.
Mais à la différence de Bonald, Balzac reconnaît l'existence d'un mouvement spiritualiste, d'une aspiration surnaturelle, il reconnaît également la pression d'une libido que la société n'arrive pas à contenir.
D'autre part, la soumission aux lois sociales entraîne une vie médiocre et plate, tandis que les cruels délices de l'idéal procurent la grandeur.
Bonald a sociologiquement raison, mais le tout de l'existence humaine n'est pas la sociologie. Balzac a dédicacé un peu malicieusement les Mémoires de deux jeunes mariées à Sand, qui l'en a chaleureusement remerciée: (citations très à peu près, je restitue le sens)
Sand : — Je suis très heureuse de cette dédicace, c'est sans doute ce que tu as écrit de plus beau. Cependant, je ne suis pas sûre de partager tes conclusions.
Balzac: — Chère, soyez tranquille, nous sommes d'accord: je préfèrerais passer une heure avec Louise qu'une vie avec Renée!



Notes
1 : La propriété est garante de l'indépendance de la famille, chaque famille cherche à agrandir sa propriété, la famille est la base de la société qui ne fait que la réfléter en plus grand, tandis qu'elle-même est un reflet de la Trinité. (principes exposés durant l'intervention précédente).
2 : phrase exacte fournie par Jean-Yves Pranchère

Acqua alta, de Joseph Brodsky

C'est un livre qui aurait dû être mélancolique mais qui ne l'est pas, qui parle de l'impossibilité d'atteindre Venise quand on n'y est pas né, de l'infime possibilité de l'atteindre en s'y noyant. Prégnance de l'eau et de la vue, l'œil prenant son autonomie appartenant à la fois à ces deux mondes.
C'est un livre à l'humour sous-terrain et omniprésent, qui parle de ce dont on parlerait partout ailleurs, de l'amour et du temps qui passe et des souvenirs et du froid et de la brume et des miroirs qui ont perdu l'habitude de réfléchir — mais à Venise.
Le charme de ce livre tient à une construction étrange, des allers-et-retours rapides dans le temps, entre les souvenirs et les rêves, les faits concrets et les divagations métaphysiques, l'humour qui rend la gravité légère, le tout indissociable, le reflet des maisons dans les canaux étant aussi réels que les maisons.
L'hiver dans cette ville, le dimanche surtout, vous vous réveillez au carillon de cloches innombrables comme si, derrière le rideau de gaze, un gigantesque service en porcelaine vibrait sur un plateau d'argent gris perle. Vous ouvrez grand la fenêtre et la chambre s'emplit en un instant de cette brume extérieure chargée de sons de cloche, faite d'oxygène moite, de café et de prières. Peu importe quel genre de pilules il va vous falloir avaler ce matin et combien: vous sentez que tout n'est pas fini pour vous. Peu importe aussi le degré de votre autonomie, à quel point vous avez été trahi, la profondeur de votre lucidité à l'égard de vous-même et le découragement qu'elle entraîne: vous admettez qu'il y a encore de l'espoir, ou du moins un avenir. (L'espoir, disait Francis Bacon, fait un excellent petit déjeuner mais un souper exécrable.) Cet optimisme naît de la brume, de la prière dont elle est faite, surtout à l'heure des petit déjeuner. Les jours comme ceux-là, la ville prend vraiment des allures de porcelaine, avec toutes ses coupoles recouvertes de zinc comme des théières ou des tasses retournées et le profil penché des campaniles qui luisent comme des cuillères abandonnées et se fondent dans le ciel. Sans parler des mouettes et des pigeons qui tantôt se précisent, tantôt se fondent dans l'air. je dois dire que, si propice que soit l'endroit pour les lunes de miel, j'ai souvent pensé qu'on devrait en faire aussi l'essai pour les divorces, qu'ils soient en cours ou déjà accomplis. Il n'y a pas de meilleure toile de fond pour dissoudre l'extase; qu'il ait raison ou tort, pas un égoïste ne peut briller longtemps dans cette porcelaine entourée d'une eau de cristal, car elle lui vole la vedette. Je me rends bien compte des conséquences désastreuses de telles suggestions sur le tarif des hôtels, même en hiver. Mais les gens préfèrent encore leur propre mélodrame à l'architecture, et je ne me sens pas menacé. Il est surprenant qu'on accorde moins de prix à la beauté qu'à la psychologie, mais tant qu'il en sera ainsi, je pourrai me permettre de venir dans cette ville — ce qui veut dire jusqu'à la fin de mes jours, et ce qui mène à la notion généreuse de futur.

Joseph Brodsky, Acqua alta, p.29

Dernier séminaire

Ce dernier séminaire réunit Jean-Louis Jeannelle, Franck Lestringant, Antoine et Compagnon et Jean Rouaud (dans cet ordre devant nous). Ils vont prendre la parole tour à tour, rebondir sur un mot ou un autre.

Mes notes sont minimales, rien de très neuf n'est ressorti.

Antoine Compagnon (AC) commence par résumer les différents sémaires. Je note quelques mots sur
auquel je n'ai pas assisté, qui concernait Stendhal: «Mariella di Maïo a montré l'horreur de la campagne de Russie pour Stendhal et le silence qui l'entoure: l'horreur ne peut être relatée». (Compagnon inscrit ainsi cette intervention dans la lignée de celles qui nous ont montré les témoins se taire devant leurs souvenirs.)

Jean Rouaud (JR) intervient presque à contretemps ou contrecourant: — Là où est la souffrance, là est la littérature.
Franck Lestringant (FL) : — La souffrance ne suffit pas à créer le témoin, il faut une cause pour le martyrologue; et pour attester la cause, il faut un procès. Les protestants volaient les preuves et les publiaient, ils retourner les preuves en leur faveur. Sans preuve ni procès, les morts de la Saint-Barthélémy sont des persécutés, pas des martyrs.
AC: — Le témoignage est avant tout judiciaire.
JR: — Le témoignage a une valeur historique. Mais on peut aussi s'en servir pour faire de l'art. Par exemple, j'ai écrit sur la mort de mon père. C'est le pouvoir de l'écrivain de pouvoir mettre l'anonyme en lumière par la force poétique. On voit la différence d'approche quand on considère Germaine Tillion: elle n'est pas là pour utiliser la force poétique, ce n'est pas son approche.
On le voit avec La Trêve de Primo Levi, qui raconte son retour des camps. Il l'a écrit quinze ans plus tard. Il n'était plus dans l'urgence poétique, entre-temps il avait découvert la force poétique. Il y a de véritables pages d'ivresse poétique dans La Trêve. Si c'est un homme est écrit dans l'urgence du témoignage, La Trêve, c'est plus qu'un témoignage.

Jean-Louis Jeannelle: — Mais de quoi parle-t-on? Il s'agit soit d'une posture, soit d'un acte d'énonciation. En lisant les notes de sejan, je me suis rendu compte que l'importance chronologique n'est pas passée.
Il existe des périodes sur lesquelles nous avons beaucoup de témoignages, mais qui ne sont pas reçus: la guerre d'indochine et la guerre d'Algérie. Or les combattant d'Algérie sont nourris des rancoeurs de l'Indochine.
La guerre d'Algérie présente cette particularité que les deux camps ont écrit à peu près autant de témoignages l'un que l'autre. Pour une raison inconnue ou incompréhensible, ces ego-témoignages (égaux-témoignages) ne sont pas exploités.
Les Mémoires sont politiques; les témoignages relèvent de l'éthique.

Ici je ne sais plus qui a parlé.
??? — Qu'y a-t-il comme témoignage littéraire sur les guerres d'Indochine et d'Algérie? Jules Roy pour l'Indochine, Guyotat et Tombeau pour cent mille soldats pour l'Algérie…
JLJ: — Ils ne sont pas beaucoup lus… On les découvrira peut-être dans quelques années… il a fallu du temps avant qu'on lise les lettres des poilus…
AC: — C'est le cinéma, plutôt, qui a témoigné pour l'Algérie et l'Indochine.
JLJ: — Sans beaucoup de succès, d'ailleurs. La bataille d'Alger , c'est formidable, et pourtant cela n'a pas eu beaucoup de succès.
?? : — non… plutôt les films sur l'Indochine.

Le premier souci des survivants, c'est d'oublier. Le témoignage n'est pas un souci esthétique.

Jean Rouaud a visité aux Etats-Unis un musée des cow-boys contenant des tableaux de Remington de toute beauté qui saisissaient l'instant.
Urgence de saisir une civilisation en train de disparaître (= les indiens entre 1875 et 1915) => refus d'une réflexion d'avant-garde sur la peinture. La peinture doit témoigner, c'est le plus urgent.
AC: — Peut-on dire que l'orientalisme français reflète la même urgence, le mêm souci…?
FL: — Je pense aussi aux peintures brésiliennes… à Claude Levi-Strauss… Est-ce Lestringant ou Rouaud qui a continué sur Levi-Strauss?
Levi-Strauss voulait écrire un roman. La première phrase de Tristes tropiques est une phrase de roman.
Mais entretemps était paru L'ère du soupçon, etc : ce n'était plus possible… (AC: — D'où l'embarras des jurés du Goncourt qui aurait voulu lui donner le prix. Cela n'a pas été possible puisqu'il est réservé à "une œuvre d'invention")

JR:— L'autre jour, j'étais assis en compagnie de trois écrivains africains (noms non notés). Tous les trois avaient des pères analphabètes. Pour eux, l'urgence est de témoigner, pas de réfléchir sur la forme1.

JR: — Le témoignage n'intéresse que s'il raconte quelque chose de suffisamment tragique.
AC: — Le témoignage est une incarnation. Mais il y a aussi incarnation par la littérature.


Note
1 : remarque personnelle: Le fond de cela, en fait, est une réflexion sur le langage: à quoi sert-il?

31 mars 2009 : histoire des histoires de vie(s)

Encore en retard. Pas grave, je copierai sur sejan le moment venu :-)

Claude Lanzmann rappelait à Compagnon la semaine dernière que John Dillinger, le célèbre gangster, avait été abattu en 1934 devant le cinéma The Biograph theater, qui était connu alors pour avoir l'air conditionné.

Effectivement, il est toujours de remonté plus loin: le mot biographe apparaît à la Renaissance, mais c'est une exception.
Un ouvrage anonyme paru en 1583 s'intitule La biographie et prosopographie des rois de France jusqu'à Henri III, ou leurs vies brièvement décrites et narrées en vers, avec les portraits et figures d'iceux.
Ce livre a donné lieu à une querelle d'attribution. Les premiers grands bibliographes français, le père Jacques Le Long et Jacques Charles Brunet, au XVIIIe siècle, l'attribuent à Antoine du Verdier, lui-même bibliographe, mais qui ne cite pas ce livre parmi les siens. On voit ici se dessiner la connivence entre biographie et bibliographie qui sont deux sciences auxiliaires de l'histoire à l'âge classique (et nous avons vu que le texte fondateur de l'histoire de l'art est les Vies de Vasari).

Le terme bibliographe apparaît en 1752 dans le dictionnaire de Trévoux: «personne versée dans la connaissance des livres», soit un équivalent d'un documentaliste, d'un spécialiste des catalogues ou une sorte d'antiquaire.
Au XIXe siècle, le plus célèbre sera Querard, qui publie entre 1826 et 1842 un Dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France en quatorze volumes. Il y ajoute une série d'ouvrages qui traitent des cas particuliers: Les supercheries littéraires dévoilées en cinq volumes, un Dictionnaire des ouvrages-polyonymes et anonymes et un sur les auteurs écrivant sous pseudonyme.

Prosopographies
La biographie et prosopographie des rois de France jusqu' a Henri III est aujourd'hui attribuée au libraire qui l'a publié.
La prosopographie est une description des qualités physiques du personnage et de la personne. Ce livre a été attribué à du Verdier car — on ne prête qu'aux riches — du Verdier a publié en 1573 à Lyon une Prosopographie ou description des personnes insignes, enrichie de plusieurs effigies, & réduite en quatre livres.

La prosopographie est une pratique plus ancienne que l'écriture de Vies.
Aujourd'hui, le mot recouvre des biographies collectives. Cette dérive est due aux philologues de la science allemande. C'est l'étude des biographies d'un groupe ou d'une catégorie sociale.
Le modèle de ces prosopographies modernes est la Prosopographia Imperii Romani publiée à la fin du XIXe siècle par des savants allemands.
C'est un mot à la mode, on publie de plus en plus de dictionnaires, d'annuaires, de ce genre, par exemple au sujet de la IIIe République. Christophe Charle a publié un dictionnaire des professeurs du Collège de France, des recteurs d'universités, etc. On a vu paraître une République des avocats, sur le modèle de La République des professeurs de Thibaudet. Cela s'est considérablement développé depuis vingt ans.

Cela nous renvoie à Sainte-Beuve qui appelle sa critique des "portraits". Sainte-Beuve aime aussi les portraits de groupe : Chateaubriand et son groupe littéraire, Port Royal, sont des portraits de groupe.
En un mot, on se conduira avec Port-Royal comme avec un personnage unique dont on écrirait la biographie : tant qu'il n'est pas formé encore, et que chaque jour lui apporte quelque chose d'essentiel, on ne le quitte guère, on le suit pas à pas dans la succession décisive des événements; dès qu'il est homme, on agit plus librement avec lui, et dans ce jeu où il est avec les choses, on se permet parfois de les aller considérer en elles-mêmes, pour le retrouver ensuite et le revenir mesurer.
Sainte-Beuve, Port Royal, chapitre I
On voit donc que les années de formation et les années de maturité ne sont pas traitées de la même manière, et qu'il y a une attention au groupe et au contexte.

Quelles sont les différences entre les Vies anciennes et classiques et les biographies modernes?
1e différence Les Vies sont un genre noble et élevé, une gesta , tandis que la biographie est sécularisée. Quand on lui donne le nom de "vie", c'est pour la styliser. C'est le cas d'André Maurois, par exemple, qui publie en 1923 Ariel ou la vie de Shelley ou en 1927 La vie de Disraëli. Ce n'est pas "vie", mais "la vie", qui renvoie à une existence réelle.

2e différence La vie est une unité de mesure, comme pour Œdipe. L'intérêt porte sur la fin de la vie. Comme le dit Montaigne, on ne peut rien dire d'une vie avant de savoir comment elle s'est terminée; tandis que la biographie porte plutot sur la formation.
Bien sûr, nous sommes toujours à la fois modernes et anciens. Dans une biographie, nous allons assez vite au dernier chapitre, nous avons l'instinct de saisir la vie par la mort.

Xénophon a écrit une histoire qui s'appuie sur des récits de vie, des portraits: la Cyropédie, vie de Cyrus, etc.

Mais ce sont surtout quatre auteur qui ont fondé ce genre, avant tout romain:
  • Cornelius Nepos et son Histoire des grands hommes, De viris illustribus
  • Suétone et Les vies des douze Césars
    Il s'agit de l'histoire de l'Empire à travers les douze césars. Il s'agit davantage de portraits que de récits, composés selon un plan rhétorique et non chronologique. La naissance et la carrière, origine familiale, présages annonciateurs de son avènement, magistratures exercées, campagnes militaires, œuvre législative et judiciaire, mort et présages annonciateurs de sa mort, etc)
  • Plutarque et Les vies parallèles .
    Il s'agit de cinquante biographies présentées par paires, un Grec/un Romain.
  • Diogène Laërce et Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres
    Là aussi chaque personnage est présenté selon le même plan: vie, anecdotes, doctrine, liste des œuvres plus une morale en forme d'épigramme.
Ces quatre auteurs serviront de référence à Montaigne.
Il s'agit de vies exemplaires. L'exemplarité est recherchée davantage que l'exactitude. La vie des Césars, par exemple, est destinée davantage à la réflexion sur les vies qu'à la description des vertus.

Puis survient l'inflexion médiévale vers la piété. Il va s'agir avant tout de raconter la vie des saints. L'œuvre la plus connue est La légende dorée , qui suit le calendrier liturgique. Elle raconte pour chaque saint leur vie, leurs miracles et leur martyre. Ce livre était destiné à être utilisé dans les sermons. L'idée était les exemples sont plus efficaces que les règles, plus efficaces que la morale. le but était d'inciter à l'imitation, d'où peut-être la méfiance des modernes.

A la renaissance, on lit à nouveau Plutarque et Suétone. Parce que les récits sont fragmentaires, il est possible de les lire pour autre chose que leur exemplarité.
Montaigne les lira pour autre chose. Il cherchera les faits réels, les contradictions, les idiosynchrasies. Par exemple, il relève qu'Alexandre est cruel et clément, que Plutarque est doux et colérique. Il note que l'odeur de la sueur d'Alexandre est suave: voilà ce que Montaigne retient de Plutarque.
C'était une afféterie consente de sa beauté, qui faisait un peu pencher la tête d'Alexandre sur un côté, et qui rendait le parler d'Alcibiades mol et gras : Jules César se grattait la tête d'un doigt, qui est la contenance d'un homme rempli de pensées pénibles : et Cicéron, ce me semble, avoit accoutumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous.
Montaigne, Essais, De la prétention, Livre II, chapitre XVII
Tous ces détails sont dans Plutarque. (La coquetterie d'Alexandre deviendra la sprezzaturra des courtisans.)
Alexandre apparaît dès le premier chapitre des Essais. Le chapitre 36 des Essais intitulé "Des plus excellents hommes" prouve une grande attention aux Vies de Plutarque.
Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisants et aisés: et quant et quant l'homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu: la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux événements : plus à ce qui part du dedans, qu'à ce qui arrive au dehors: ceux là me sont plus propres. Voilà pourquoi en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marri que nous n'ayons une douzaine de Laërce, ou qu'il ne soit plus étendu, ou plus entendu: car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies.
Ibid, livre II, chapitre X
Ce qui intéresse Montaigne, ce sont les délibérations. De même dans le chapitre De l'éducation des enfants:
En cette pratique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la mémoire des livres. Il pratiquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C'est une vaine étude qui veut : mais qui veut aussi c'est un étude de fruit estimable : et la seule étude, comme dit Platon, que les Lacédemoniens eussent réservé à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part là, à la lecture des vies de notre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion.
Conclusion
Au XVIIe siècle, la vie des écrivains devient la nouvelles hagiographie. Il se développe le genre des Anas. Elles privilégies l'anecdote et la concaténation, comme l'Huetiana.

Ce sont des recueils d'éloges académiques, de propos de table, etc. Le modèle, c'est Montaigne. La biographie intervient au moment de la laïcisation du monde. Elle concerne la vie d'une seule personne. C'est un mot d'érudit, Sainte Beuve lui préfère celui de causerie. C'est ainsi qu'il écrit à la mort de Juliette Récamier: «Je me garderai bien ici d'essayer de donner d'elle une biographie, les femmes ne devraient jamais avoir de biographie, vilain mot à l'usage des hommes, et qui sent son étude et sa recherche. Même lorsqu'elles n'ont rien à cacher, les femmes ne sauraient que perdre en charme au texte d'un récit continu. Est-ce qu'une vie de femme se raconte?»1.


Ainsi, la vie est pour les femmes, la biographie pour les hommes.
Mais bien sûr, ce n'est plus vrai aujourd'hui, ou tout le monde a droit à sa biographie.


Cela se termine ainsi, à ma grande incrédulité. Moi qui me souvient encore de l'évocation mythique de Michelet lors du dernier cours de la première année.


Notes
1 : Causeries du lundi, 4e édition Garnier, tome I, p.124

Séminaire n°12 : Claude Lanzmann et Eric Marty

Claude Lanzmann ne se lancera pas dans un exposé d'une heure. Afin de soutenir la conversation, supposé-je, Compagnon a invité Eric Marty, chargé d'interroger Claude Lanzmann. Il s'avèrera que celui-ci répondra très peu aux questions et parlera abondamment, à la fois de façon obsessionnelle et en roue libre. Il habite encore son film, Shoah, il en connaît toutes les secondes, il n'a rien oublié d'une expérience qui remonte à trente ans.
Il y a beaucoup de retenue dans sa voix quand il parle, beaucoup d'émotion et de silence. Il ne fait pas partie (ou pas encore) des vieillards desséchés, mais plutôt des vieillards rouges un peu soufflés à cheveux blancs. Un instant, la présence d'Eriv Marty m'a fait craindre que Lanzmann ne radotât, et qu'il ne fût là qu'à titre de curiosité (vraiment l'une des choses que je déteste), mais non, Lanzmann a toute sa tête, toute son énergie, tous ses souvenirs. Trop de souvenirs peut-être, mais moi j'adore ça. Je peux écouter des souvenirs des jours entiers.

Mes notes sont très étrangement prises, ne contenant presque que des mots-clés. Il faut dire que moi aussi je connais bien Shoah.

Dernier livre de Lanzmann: un livre de mémoires, Le lièvre de Patagonie.
Eric Marty (EM): — Un mot revient souvent, c'est incarnation. Il faut que la vérité soit incarnée. Il y a aussi l'idée que la vérité est trangression. Que peut-on dire sur Filip Müller?
Claude Lanzmann (CL): — Filip Müller reste un mystère. Il est arrivé très tôt à Auschwitz, avant Birkenau. Pour comprendre ce que j'appelle le mystère, il faut comprendre que les gens des sondernkommados savaient tous qu'ils dépendaient de l'arrivée de nouveaux transports pour leur survie. Cela leur fournissait du travail et justifiait leur existence.

Claude Lanzmann lit les paroles de Filip Müller:

Le «commando spécial» vivait dans une situation extrême.
Chaque jour, sous nos yeux, des milliers
et des milliers d'innocents
disparaissaient par la cheminée.
Nous pouvions percevoir, de nos propres yeux,
la signification profonde de l'être humain:
ils arrivaient là,
hommes, femmes, enfants, tous innocents...
disparaissaient soudain...
et le monde était muet!
Nous nous sentions abandonnés.
Du monde, de l'humanité.
Et c'est précisément dans ces circonstances
Que nous comprenions au mieux
ce que représentait la possibilité de survivre.
Car nous mesurions
le prix infini de la vie humaine.
Et nous étions convaincus que l'espoir
demeure en l'homme aussi longtemps qu'il vit.
Il ne faut jamais, tant qu'on vit, abdiquer l'espoir.
C'est ainsi que nous avons lutté dans notre vie si dure, de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois d'année en année.
Avec l'espoir que nous réussirions peut-être, contre tout espoir,
à échapper à cet enfer.

Claude Lanzmann, Shoah, Folio, p 205-206

Ensuite le film a été projeté. J'ai l'impression d'entendre en allemand les mots que je lis en français. Je revois le visage de Filip Müller.

Cette nuit-là, je me trouvais au crématoire 2.
A peine les gens étaient-ils descendus des camions
qu'ils furent aveuglés par des projecteurs
et durent, par un corridor, gagner l'escalier
qui débouchaient dans le vestiaire.
Aveuglés, à la course.
Ils étaient roué de coups.
Qui ne courait pas assez vite était battu à mort
par les SS.
C'est une violence inouïe qui fut déployée contre eux.
Et tout à coup...
Sans un mot, sans une explication?
Rien.
Dès leur descente des camions,
A leur entrée dans le vestiaire,
je me tenais près de la porte du fond,
et posté là,
j'ai été témoin de l'effroyable scène.
Ils étaient en sang,
ils savaient désormais où ils se trouvaient.
Ils fixaient les piliers du soi-disant
«Centre International d'Information»,
dont j'ai déjà parlé
et cela les terrorisait.
Ce qu'ils lisaient ne les rassurait pas,
mais au contraire les plongeaient dans l'effroi
car ils n'ignoraient rien :
ils avaient appris au camp BIIB ce qui se passait là.
Ils étaient désespérés, les enfants s'embrassaient,
les mères,
les parents,
les plus âgés pleuraient.
A bout de malheur.
Tout à coup apparurent
Sur les marches
quelques gradés SS,
Parmi eux le chef du camp,
Schwarzhuber,
qui leur avait auparavant donné sa parole d'officier SS
qu'ils seraient transférés à Heidebreck.
Tous se sont alors mis à crier, à implorer:
«Heidebreck était une duperie!
On nous a menti!
Nous voulons vivre!
Nous voulons travailler!»
Ils fixaient droit dans les yeux les bourreaux SS.
Mais ceux-ci demeuraient impassibles,
se contentant de regarder.
Il y eut soudain un mouvement dans la foule,
sans doute voulaient-ils se ruer vers les sbires
et leur signifier à quel point ceux-ci les avaient trompés.
Mais les gardes ont alors surgi,
armés de gourdins,
et d'autres encore furent blessés.
Dans le vestiaire?
Oui.
La violence culmina
quand ils voulurent les forcer à se dévêtir.
Quelques-uns obéirent,
une poignée seulement.
La plupart refusèrent d'exécuter cet ordre.
Et soudain, ce fut comme un chœur.
Un chœur...
Ils commencèrent tous à chanter.
Le chant emplit le vestiaire entier,
l'hymne national tchèque,
puis la Hatikva retentirent.
Cela m'a terriblement ému, ce... ce... (il pleure)

Arrêtez, je vous en prie! (La caméra fixe, impassible).

C'est à mes compatriote que cela arrivait...
et j'ai réalisé
que ma vie n'avait plus aucune valeur.
Ah quoi bon vivre?
Pour quoi?
Alors je suis entré avec eux
dans la chambre à gaz,
et j'ai résolu de mourir.
Avec eux.
Soudain sont venus à moi certains
qui m'avaient reconnu.
Car plusieurs fois avec mes amis serruriers
je m'étais rendu au camp des familles.
Un petit groupe de femmes s'est approché .
Elles m'ont regardé
et m'ont dit:
Déjà dans la chambre à gaz?
Tu étais déjà dedans?
Oui. L'une d'elle me dit:
«Tu veux donc mourir.
Mais ça n'a aucun sens.
Ta mort ne nous rendra pas la vie.
Ce n'est pas un acte.
Tu dois sortir d'ici,
tu dois témoigner de notre souffrance,
et de l'injustice
qui nous a été faite.»
Ibid, p.233-235

Dans ce passage, Filip Müller craque. Il dit soudain "mes compatriotes", puisqu'ils s'agit de juifs tchèques. A-t-il réentendu la langue maternelle (au camp on ne parle qu'allemand)? C'est un mystère: pourquoi soudain "ma vie n'avait aucune valeur"?

Il y a incarnation. Les larmes de Filip Müler, c'est l'incarnation. Les larmes d'Abraham Bomba [1] aussi. (Elles interviennent alors que Bouba venait de dire qu'ils étaient morts au sentiment, mort à tout... et à ce moment là, il se brise physiquement.
Les larmes sont le sceau du sang, c'est l'impératif catégorique de la vérité.

Dans Shoah, il y a transgression (on a parlé de violence, de sadisme),
il y a incarnation.
=>quel lien entre les deux?
(énigmatiquement j'ai noté: absence de relation entre la foi et la vérité (ce que les rabins et les archevêque peuvent envisager).)

Claude Lanzmann raconte Shoah. Le premier témoin qui apparaît dans son film est un jeune juif polonais qui a accepté de revenir en Pologne. Il dit: «Je ne peux pas croire que je suis ici».[2] Le deuxième dit: il ne faut pas parler de ça. Lanzmann demande: pourquoi il en parle, alors? — Parce qu'on lui pose des questions.

Ce deuxième homme sourit tout le temps. Lanzmann fait demander par l'interprète (car l'homme parle yiddish) pourquoi il sourit. Réponse: — Vous voulez qu'il pleure? Il est vivant, il faut sourire.[3]
La première fois qu'il a ouvert les portes des camions [4], il était en larmes. Il s'est évadé en avril 1941, mais ça il ne le raconte pas. C'est un film sur la mort, pas sur la survie. Les témoins ne disent que très rarement "je", ils disent "nous". Ce sont des revenants, pas des survivants.

Il y a trois catégories d'acteurs en présence: les juifs, les nazis, les Polonais autour. Quel film faire ? Lanzman a fini par comprendre qu'il fallait faire un livre sur les morts.
Ensuite, il a compris que pour faire parler ses revenants, il fallait qu'il en sache le maximum sur eux. Lanzmann a mis longtemps à trouver Bomba. Il a passé avec lui trois jours et deux nuits dans une cabane de l'état de New York et lui a fait tout raconter. Enfin, on ne fait jamais tout raconter. Il n'y avait pas de caméra.
La caméra est un élément de l'incarnation.

Il y a eu régulièrement des révoltes. Il y avait un équilibre entre la tromperie et la violence. Plus la tromperie diminuait (au fur à mesure qu'on approchait des chambres à gaz), plus la violence augmentait.

Il y a eu une scène affreuse avec des adolescents dans l'anti-cour de Birkenau. Ils se sont révoltés, ils ne voulaient plus avancer. Les nazis leur ont donné le choix entre mourir là, brûlés vifs au lance-flamme ou se déshabiller calmement et mourir dans la chambre à gaz.
La voix de Claude Lanzmann s'éteint, l'ombre du silence plane sur la salle du Collège. Pendant un instant, Lanzmann, devenu témoin, est devenu muet.

Filip Müller s'est dit: Pour une fois, on voit des gens résister et chanter.

Eric Marty: Claude Lanzmann, finalement, c'est quelqu'un qui écoute. Etre témoins, mais devant qui?
La fin du Lièvre de Patagonie note que le temps s'est arrêté durant les 12 ans de l'œuvre.

Antoine Compagnon à Claude Lanzmann : êtes-vous devenu vous-même un témoin?
CL esquive, humble. Il y a une loi d'airain, il ne faut pas comprendre. Il a conservé ses œillères et son aveuglement pour continuer à regarder en face.

La question "Pourquoi les Juifs ont-il été tués? a quelque chose d'obscène.
Les raisons que l'on trouve sont des moyens nécessaire, mais pas une réponse. C'est pourquoi Lanzmann a commencé par la violence nue. La voix off dit que l'action se déroule de nos jours, Aktion au sens de Racine, ça peut être en 1985, 1942, chaque fois qu'on voit le film.

Ce film a posé des problèmes aux historiens. Vidal-Naquet a terminé un article en disant que le problème de l'histoire, c'était de se rapprocher de Proust.

Les historiens ont paniqué. Vidal-Naquet a dit que Hilberg, Primo Levi et Claude Lanzman, ces trois noms ont plus appris de choses au public que tous les historiens.
Dans un article Lucette Valensi a écarté ces noms d'un revers de main : «Mais oublions ces noms.» Les historiens ont eu peur de voir disparaître leurs documents.

Notes

[1] le coiffeur vu avec Rancière

[2] Je cite le plus exactement les paroles de Lanzmann. La transcription écrite du film diffère de quelques mots. Shoah, Folio, p.25.

[3] ibid, p.27

[4] A Chemlo, on gazait dans des camions.

24 mars 2009 : l'émergence du concept de biographie

Je suis arrivée en retard, je n'ai pu que constater que Compagnon parlait d'autre chose... Je copierai sur sejan si celui-ci met quelque chose en ligne :-)
Quelques jours plus tard... Et voilà:
En recherche littéraire, deux points de vue sont toujours possibles, celui du présent et celui de l’Histoire.
L’Allégorie répond à la question: «En quoi le texte passé répond-il à nos questions actuelles?» (le passé éclaire le présent); la Philologie à « À quelles questions du passé peut répondre le texte actuel?» (constante circularité herméneutique à travers ces deux approches). Les deux démarches sont inséparables si l'on veut éviter l'impasse ou le contresens, elles doivent être tressées.

Les dernier cours ont porté sur l’écriture de vie telle qu'on l'observe aujourd'hui, soit aporie (impossibilité d'un récit qui en fait toujours trop en en disant pas assez) soit panacée (apologie de la bonne vie ou de Vie Bonne).

Le cours d'aujourd'hui portera sur les récits de vie au cours des siècles.


Donc sans transition, le début de mes notes.

Koselleck fait remonter la crise de la critique et la crise de la modernité à la période 1750-1850. C'est alors que les concepts politiques et sociaux (la liberté, la souveraineté, etc) sont devenus plus normatifs que descriptifs. Les concepts ont souhaité agir sur les phénomènes, ils se sont dès lors tournés vers l'avenir.

Koselleck a lancé l'histoire des concepts (et non plus l'histoire des idées). François Hartog parle à son propos d'une histoire langagière de la langue.[1]
Koselleck et une équipe de chercheurs a entrepris un Manuel des concepts politiques et sociaux fondamentaux en France de 1680 à 1820 en 16 tomes publiés à Munic.[2]

1750-1850 est également une période charnière pour la littérature. C'est le concept d'auteur qui émerge, le soi contre l'autorité donné par un titre aristocratique ou une position sociale. Montaigne se trouve comme toujours au carrefour. On trouve ainsi au début du chapitre "Du repentir": «Si le monde se plaint que je parle trop de moi, je me plains qu'il ne pense pas assez à soi».
Le débat sur le rôle de l'auteur (pertinence, etc) est constant depuis cette époque. Barthes parle d'un romantisme large de Rousseau à Proust.

On pourrait également citer Charles Taylor et Sources of the Self: The Making of the Modern Identity, traduit par Les sources du moi.
Il s'agit d'une approche différente, une généalogie du Moi moderne, avec les moments de sécularisation, fragmentation, dissolution. Montaigne est de nouveau la figure centrale.

En France, Michel Foucault publie L'Usage des plaisirs suivi du Souci de soi. Le titre provisoire de cet ouvrage était L'écriture de soi.
Enfin, Ricœur publie en 1990 Soi-même comme un autre.

L'écriture de la vie se transforme, on passe de la notion de vie à celle de biographie.
Deux études récentes portent sur ce sujet: en 1987 Marc Fumaroli a écrit un article dans la revue Diogène : «Des Vies à la biographie, le crépuscule du Parnasse» [3] et en 2007 Ann Jefferson a publié un livre, Biography and the Question of Literature in France.
Depuis Rousseau et Chateaubriand, écrire la vie serait une notion avec laquelle nous nous sentirions davantage de plain-pied. Nous rejoignons le débat contemporain vu lors des premiers cours: écrire la vie est-il une aporie ou une apologie? Peut-il y avoir subjectivité sans narrativité?
(On se souvient que Stendhal s'oppose constamment à Rousseau et Chateaubriand.)

Le mot "biographie" est apparu tard, à l'époque de la séparation de l'histoire et de la littérature (XVIIe et XVIIIe siècle). Puis la sociologie et la psychologie se sont détachées de la littérature dont le champ a été sans cesse réduit.
Aujourd'hui il ne reste que trois genres en littérature: le roman, le théâtre, la poésie.

L'écriture de vie tombe entre les domaines de l'écriture et de l'histoire.
Les Vies (ce nom rappelle Plutarque) appartenaient de plain pied aux Belles Lettres. Un même mot désignait le genre et le contenu.
Stendhal publie une Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase et une Vie de Rossini, qui sont, comme le veut mécaniquement le genre, entre la biographie et le plagiat. Il utilise le mot "Vie" dans son sens XVIIIe.
Le mot biographie apparaît dans Le Rouge et le Noir. Julien approche de cet «abominable petit Tambeau» en conversation avec l'abbé Pirard:

Ce petit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour.
Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture? C'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. Son mérite était de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le règne du nouveau roi d'Angleterre.
Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre IV.

On voit ici que pour parvenir, il faut connaître son ghotta.
"Biographie" pour Stendhal renvoie à des ouvrages de plus en plus courants, on songe à Biographie moderne ou des hommes vivants en quatre-vingt-dix volumes de Michaud.

La "Vie" relève du genre de l'épidectique (pas le genre délibératif ni le genre judiciaire). Elle apporte éloge, blâme, conseil, c'est le genre des oraisons funèbres, des discours académiques. Son but est l'exemplarité morale.

C'est donc bien différent de la biographie, fille bâtarde de l'histoire et de la littérature.

Un cas particulier est celui de l'histoire de l'art. Ce domaine prend naissance avec les Vies de Vasari [4]. L'histoire de l'art est la seule à être fondée pleinement sur des Vies.

hapax: au Ve siècle en grec. Il s'agit d'une occurrence sans suite. En anglais, on voit apparaître biographist en 1661 et biography en 1683, biographical en 1738 [5] Pour Samuel Johnson en 1731, le biographer est le writer of ''Lifes. Il relate non l'histoires des nations mais l'histoire des actions particulières dans leur ordre chronologique.

En français, biographe apparaît avant biographie, comme en anglais. En 1721, le biographe est l'auteur qui écrit des vies, de saints ou d'autres.. En 1750, le mot est encore rare. La laïcisation d'hagiographe donne biographe, puis biographie en XXe siècle donnera hagiographie, qui prendra une connotation négative de louanges excessives.


Notes

[1] Il s'agit d'«une histoire langagière des concepts, attentive aux échanges incessants entre langue et société et aux écarts entre des usages actuels et des usages passés d'un même concept, étant entendu que tout maniement actuel d'un objet d'étude passé implique une histoire des concepts qui ont permis de le nommer.» par François Hartog, « Reinhart Koselleck, lumineux théoricien de l'Histoire », Le Monde des livres, 28 novembre 1997.

[2] Handbuch politish-sozialer Grundbegriffe in Frankreich, 1680-1820, voir ici.

[3] Diogène n° 139, juillet-septembre 2007.

[4] Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, édition commentée et traduction sous la direction d'André Chastel, Berger-Levrault, 1984.

[5] Je ne garantis pas d'avoir repris exactement les dates.

séminaire n°11 - Jean Rouaud: invention du réel, invention de la souffrance

Pendant une heure, Jean Rouaud a parlé sans note, traçant un chemin parmi les auteurs, trahissant une profonde intimité avec la littérature.

On ne témoigne de ce dont on est appelé à témoigner. Prenons par exemple Saint-Simon. Lorsqu'il raconte la guerre contre le roi d'Espagne, il nous décrit le roi au milieu du champ de bataille, sans peur de la mitraille, son entourage, plus craintif, le soleil, le roi qui accepte de se mettre à l'abri par peur de l'insolation. Nous avons ainsi des lignes et des lignes sur le roi. La bataille, elle, est expédiée en une phrase: «Le carnage fut grand de part et d'autre, et fort peu de prisonniers.»
Ainsi, le réel selon Saint-Simon, c'est le pouvoir. Il y a une indifférence de Saint-Simon à la souffrance. Ce n'est pas de l'insensibilité, puisqu'il écrira au roi pour lui signaler la misère des paysans de la Ferté-Vidame (misère due aux guerres trop nombreuses), ce qui lui vaudra une disgrâce. D'autre part, à la mort de sa femme, Saint-Simon interrompt ses mémoires par une ligne de larmes et ne les reprend qu'un an plus tard.

Ce n'est donc pas un homme insensible. Mais la souffrance des corps est alors captée par un seul, qui est le Christ; et la souffrance du Christ est rédemptrice. Les martyrs et les bourreaux (ici, Rouaud évoque les tortures de Damien avant sa mise à mort, dont la grâce a été refusée au roi) mettent en scène le jeu du châtiment et de la rédemption.
La Révolution française apportera une évolution humaniste: la guillotine. On coupe la tête, on ne fait plus souffrir le corps. On évacue le corps souffrant.

Il s'agit d'une longue évolution. Le Christ était-il de nature humaine ou divine? Le concile de Nicée tranche, le Christ est pleinement humain et il est pleinement divin. La tension entre ces/ses deux natures est représentée par le Christ en croix.
Au Xe siècle, le Christ sort de sa mandorle pour être progressivement humanisé. Ainsi un vitrail de la cathédrale de Reims le représente en croix dans une large robe, posé comme sur une rampe de lancement vers un avenir meilleur. Les artistes traitent alors délicatement ce corps souffrant.
Puis peu à peu, la nature "pleinement humaine" va l'emporter. Au XIIe siècle, les Croisés découvrent que la Jérusalem terrestre est pouilleuse. Saint François d'Assise revient des croisades et invente la première crêche vivante avec un vrai bébé.
Le corps se fait de plus en plus souffrant (cf. le Christ de Grünwald en 1515, par exemple). Avec le Christ d'Holbein en 1521, le Christ est mort. Holbein est à Bâle en même temps qu'Erasme. Le Christ est un corps mort et il n'y a plus rien. Au même moment on assiste à la naissance de l'humanisme. C'est le début de la dissection, de l'étude de l'anatomie, de la médecine (Ambroise Paré, etc). On commence à agir comme si les corps ne ressusciteront plus.

Le corps acquiert sa dimension de mécanique jusqu'au XVIIIe siècle, jusqu'à arriver à la guillotine qui ne fait plus souffrir. Cependant on coupe la tête, ce qui revient à couper l'imagination et la parole (c'est aussi la tête de Saint Jena-Baptiste): on en a fini avec l'esprit.

Le premier roman réaliste apparaît en 1830 (Le Rouge et le Noir), le problème du corps souffrant n'est pas réglé malgré la tête coupé.
Le rouge, ce sont les idées révolutionnaires
Le noir , c'est la soutane, le chant, l'esprit, la parole.
Pendant 50 ans, Stendhal a essayé d'écrire du théâtre, il essaie de mettre en scène l'ambitieux parfait (Julien Sorel). Le théâtre est un plateau, il ne représente pas la hiérarchie du pouvoir, il n'y a pas d'ascension possible. Il s'agit d'exposition.
Stendhal témoigne de l'accession de la bourgeoisie au pouvoir. Il note "l'impossibilité du drame" au théâtre en de telles circonstance et il passe au roman.
Ce sera le roman réaliste. Celui-ci va prendre en charge la souffrance des corps qui était autrefois absente de Saint-Simon : Mathilde assiste à la messe la tête de Julien sur les genoux.

Mais où est passé l'esprit? Si l'on reprend le "grand" Flaubert (1,82 m), il se définit alors comme un romantique. Il écrit son premier roman qui décrit les tentations d'un saint dans le désert, c'est mystique et luxuriant, un long chant, une œuvre de l'esprit. Il lit cette première version de La Tentation de Saint Antoine à ses deux amis Maxime du Camp et Louis Bouilhet au cours d'une lecture qui dure trois jours et trois nuits. Flaubert est persuadé qu'il s'agit d'un chef d'œuvre. Prenant son courage à deux mains, Bouilhet déclare «Il faudrait jeter tout ça au feu et ne plus jamais en reparler».
Ensuite les trois amis discutent toutes la nuit. Bouilhet dit à Flaubert: «Tu devrais écrire un roman terre-à-terre, un roman à la Balzac et Flaubert écrit Madame Bovary. Madame Bovary, c'est le fait divers devenu l'étalon de la souffrance humaine. La figure souffrante est démultipliée dans la presse. Flaubert emmène Emma à l'agonie (Emma dont Rouaud rappelle que le nom de jeune fille est Rouaud), il s'empoisonne pratiquement pour décrire au mieux l'empoissonnement d'Emma. Flaubert cherche à s'opérer du "cancer du lyrisme", il s'applique à s'opérer de l'esprit.
Cette opération, on la voit dès le début: on commence avec le "nous", puis ce "nous" disparaît. Flaubert s'ampute et devient pur témoi. Il est partout.

Ensuite vint le naturalisme: la science remplace le fait divers. Zola écrit le roman expérimental, ce qui est un oxymore. Zola traite ses héros comme des bêtes, à la manière de Claude Bernard: dissection, découpage, etc. le romancier prend des notes, il témoigne, il ne s'agit plus d'œuvres d'imagination. Cela va aboutir à Albert Londres et George Orwell, qui ne se conteront plus de témoigner en spectateur mais participeront à la souffrance qu'ils décriront.

Entretemps a eu lieu la guerre de 14-18. Pour la première fois les soldats savent écrire. le corps souffrant va témoignenr lui-même: Genevoix, Céline, Giono, Dorgelès, Barbusse, et des dizaines de milliers de carnets conservés aujourd'hui au fort de Vincennes.
Si vous cherchez où est la souffrance, vous trouverez la littérature. Il s'agit de la littérature des camps: Primo Levi, Evguenia Ginzburg, etc. Le corps souffran va à l'écriture (et non l'inverse).
Avec la disparition des corps dans Hiroshima et Auschwitz, on atteint une impossibilité de l'écriture en absence de corps. C'est la limite à laquelle se heurte la littérature contemporaine.
Cela peut expliquer le Nouveau roman. Nathalie Sarraute explique dans L'Ere du soupçon l'impossibilité de faire du roman.
Pour Jean Rouaud, le corps initial est celui de son père trouvé mort dans la salle de bain en décembre 1963. C'est cette mort qui inaugure le début de son travail.


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Le temps du débat Compagnon / Jean Rouaud

Antoine Compagnon est toujours très heureux de voir confirmer ses hypothèses ou ses conclusions et n'hésite jamais à le souligner.

Jean Rouaud souligne que depuis la seconde guerre mondiale nous sommes submergés par les images (y compris des images de la seconde guerre). Il y avait très peu d'images durant la première guerre mondiale, et c'était pratiquement toujours des reconstitutions (il suffit de regarder d'où filme la caméra pour r'en rendre compte).

Si le réel c'est le pouvoir et si le pouvoir c'est le corps souffrant, alors on comprend la déclaration du Hamas à Gaza: «on a gagné». C'est vrai en terme de morts, de souffrance: 1200 morts palestiniens contre une vingtaine d'Israëliens. Le corps souffrant est la mesure de la victoire.

Le XXe siècle aura été le siècle de la littérature de la désolation.

Il y a une mort à laquelle il faudrait davantage s'intéresser, c'est celle de Bergotte. Bergotte meurt terrassé par la Beauté. (Jean Rouaud va nous offrir un époustoufflant final).
Si la Beauté préexiste au monde, ainsi que le laisse entendre Proust, alors il est possible qu'il y ait quelque chose après. «[...] l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.» [1]: phrase magnifique avec ses trois négations, qui évoque la beauté, la souffrance et l'espérance.

Notes

[1] Marcel Proust, La Prisonnière

Photographie et peinture

Barthes s'étonne du manque de ressemblance en photographie et en donne une explication inutilement alambiquée (souvent les explications de Barthes me paraissent inutilement alambiquées. Lorsque j'écoute le cours sur ''Le Neutre'', je suis prête à tout lui concéder, à cause de la douceur de sa voix, du calme de son débit, de son humour léger qui n'écrase pas, mais lorsque je le lis, j'ai parfois un peu de mal à comprendre l'engouement qu'il suscite):
Au fond, une photo ressemble à n'importe qui, sauf à celui qu'elle représente. Car la ressemblance renvoie à l'identité du sujet, chose dérisoire, purement civile, pénale même; elle le donne «en tant que lui-même» alors que je veux un sujet «tel qu'en lui-même».
Roland Barthes, La Chambre claire, p.160 (1980)
J'ai trouvé il y a quelques semaines une explication bien plus convaincante de ce manque de ressemblance:
[…] il ressemblait à ses photographies autant qu'un homme peut y ressembler (c'est-à-dire beaucoup moins qu'il ne ressemblait autrefois à ses portraits, parce que la photo saisit un moment de la vie et que le portrait est une synthèse) […].
Maurice Sachs, Alias, p.100 (1935), coll. L'imaginaire Gallimard, 2006
Cette explication est un bel hommage au travail des peintres. Peut-être est-ce ce travail de synthèse qui permet à Swann de retrouver autour de lui des visages de tableaux: à partir d'une synthèse, c'est toute une typologie qui peut se mettre en place.

17 mars 2009 : Du Journal de deuil à La Chambre claire

Antoine Compagnon m'a mise en colère durant la première moitié de son cours. Nous avons eu droit à une lecture suivie, pour ne pas dire une paraphrase, du Journal de deuil de Barthes, suivie de l'évocation d' Albertine disparue, pour s'entendre dire à la fois que Barthes rappelait à Compagnon le narrateur et ne s'entendre donner que des exemples contredisant cette hypothèse! Heureusement, la deuxième partie du cours prit la peine de tirer les conclusions logiques de ces contradictions absurdes.
J'ajouterai mes commentaires en italique.

Quand le chagrin atteint une certaine stabilité, on atteint un état de mélancolie. Il n'est pas facile de faire son deuil après avoir lu Deuil et mélancolie de Freud, où le deuil est décrit comme un chemin qui se termine pas le succès du deuil. Or Barthes n'a pas envie de ce succès. Il s'agit d'une lutte entre la vie et la mort.

Barthes évoque des moments de suspension du deuil, en utilisant les mots, fading, satori, vertige... Il parle de «passage de l'aile du définitif». On assiste ici à une quasi prophétie, puisque Barthes mourra sans avoir quitté cet état, qui donc pour lui aura bel et bien été définitif.
On songe à Baudelaire et au vent de l'aile de l'imbécillité, inversant la vieille image romantique de l'aile du vent, et à sa prémonition de l'accident cérébral à venir.

L'un des moments de suspension du deuil intervient dans le Paris désert du 15 août (et l'on pourrait alors songeait à Antiochus: «Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!». Après le deuil émotif, c'est le moment de l'éternité atone.
On retrouve cette atonie dans ''Albertine disparue:

Car, si bien des souvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d’abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l’oubli, mais réalisée brusquement dans son ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d’idées, qu’éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s’est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade, Pléiade Clarac t.3 p.592

Barthes note: «Le fait même que la langue me fournisse le mot intolérable me la rend tolérable.»

Ici, retour au moi "idem" et au moi "ipse", déjà vus. rappel des développements déjà vus: souvenirs successifs et épisodiques qui constituent de nouveaux Moi successifs. Il y a rupture entre le Moi précédent et le Moi successif. Cette rupture, c'est ce que refuse celui qui souffre.

remarque personnelle: je ne suis absolument pas d'accord avec cette idée que nos états successifs nous empêcheraient d'être un seul Moi. Les états successifs sont au Moi ce que les nuages sont au ciel: des états, pas une ontologie. Ce qui constitue l'identité, c'est la mémoire, dit Locke, et c'est bien ce que prouvent Stendhal ou Proust en se rappelant la mort de leur mère ou en trébuchant sur un pavé: tout souvenir les ramène intacts, identiques à eux-mêmes, au moment de l'événement, il n'y a pas de perte avec le temps. La puissance des souvenirs permet au Moi d'être imperméable au temps.
La seule perte d'identité, c'est la perte de mémoire, et l'exemple d'Henry James préfaçant des œuvres de jeunesse dont il ne se souvient pas en est encore une preuve: James est si bien devenu autre qu'il ne se souvient pas; s'il se souvenait, il serait le même. La mémoire est garante de la permanence du Moi par delà les états changeants de nos humeurs. Pour changer il faut oublier ou avoir oublié.
L'affollement produit par le deuil (affollement bien réel) est justement la crainte d'oublier le mort, le refus d'oublier le mort. Il est exact que nous ne voulons pas nous dessaisir de notre peine car nous ne voulons pas oublier. Mais il serait peut-être possible de rassurer celui qui souffre ainsi (si tant est qu'une expérience soit transmissible) en lui assurant qu'il n'oubliera pas qui il aime vraiment, et que lorsque la douleur se fera moins vive, ce qu'il aura oublié, c'est la mort, et non le mort.
En ce sens, aimer ne se conjugue qu'au présent.
D'ailleurs, à quoi assistons-nous depuis deux semaines? A la douleur d'Antoine Compagnon aimant Barthes et n'ayant rien oublié. Parler de Barthes, c'est retrouver la douceur de la présence d'un professeur très aimé. Nous sommes au présent.
Que fait-on quand on aime ainsi? On écrit La Chambre claire ou les Essais, on écrit des symphonies si on est Mahler, on donne des conférences au Collège de France pour évoquer son ami mort il y a trente ans (le thème de la première année de cours de Compagnon était un hommage explicite à Barthes)... Le temps n'a pas passé, tout est intact.

Le dédoublement est chez Proust une thématique courante. La plus connue est celle du valet de chambre des Goncourt: il réchappe par miracle à un incendie mais devient tout à fait un autre homme :

[...]e propre valet de chambre de Mme Verdurin qui, dans l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu’à la première lettre que ses maîtres, alors en Normandie, reçurent de lui leur annonçant l’événement, ils crurent à la mystification d’un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer.
Marcel Proust, Le temps retrouvé, Pléiade Clarac t.3, p.716

La sortie du deuil est l'occasion de devenir un autre, avec le retour du récit reviennent les quiproquos. Par exemple, le narrateur ne reconnaît plus Gilberte, la prend pour Mlle de Forcheville mais écorche son nom en Mlle d'Eporcheville.

Barthes, lui, s'identifie plutôt qu deuil de la mère du narrateur lors de la mort de sa propre mère. Ici aussi on assiste à une transformation définitive que le narrateur ne constate et ne comprend qu'avec retard:

Pour la première fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis la mort de ma grand’mère était arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant. D’ailleurs, quoique toujours dans ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j’étais plus frappé de la transformation qui s’était accomplie en elle. Ce n’est pas assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté ; fondue, figée en une sorte d’image implorante, elle semblait avoir peur d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix trop haut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout, dès que je la vis entrer, dans son manteau de crêpe, je m’aperçus – ce qui m’avait échappé à Paris – que ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux, mais ma grand’mère. Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre et, de duc d’Orléans, de prince de Tarente ou de prince des Laumes, devient roi de France, duc de la Trémoïlle, duc de Guermantes, ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade Clarac t2, p.769

De même, Bartes devient sa mère.
Les notes du journal s'éclaircissent au fur à mesure qu'il écrit La Chambre claire.
Pour Barthes, la photographie est l'anti-récit. Quand on relit La Chambre claire après le Journal de deuil, on s'aperçoit que la photographie est chargée des valeurs du deuil. Barthes cite Husserl:

Comme le monde réel, le monde filmique est soutenu par la présomption que «l'expérience continuera constamment à s'écouler dans le même style consécutif» (Husserl) ; mais la photographie, elle rompt le style consécutif (c'est là son étonnement ; elle est sans avenir (c'est là son pathétique, sa mélancolie; en elle aucune propension, alors que le cinéma, lui, est propensif et, des lors, nullement mélancolique. Immobile la photographie reflue de la représentation vers la rétention.
Roland Barthes, La Chambre claire, note 37, p.140

Ainsi cette continuité du monde est-elle la condition sine qua non du récit, tandis que la photographie est l'envers du récit.

Antoine Compagnon ouvre alors une parenthèse : cela est devenu une idée commune. [remarque personnelle: Evidemment, puisque personne ne réfléchit à la photographie de lui-même mais toujours à travers le filtre de Barthes!] La photographie est associée à la mort, elle ne permet pas le récit:

Et si la dialectique est cette pensée qui maîtrise le corruptible et convertit la négation de la mort en puissance de travail, alors, la Photographie est indialectique: elle est un théâtre dénaturé où la mort ne peut «se contempler», se réfléchir et s'intérioriser; ou encore: le théâtre mort de la Mort, la forclusion du Tragique; elle exclut toute purification, toute catharsis.
Ibid, p.141

Cependant, cette façon de voir les choses n'est pas obligatoire: on songe par exemple à Annie Ernaux et à sa façon de traiter la photo dans Les Années: il y a d'autres usages possibles de la photographie.
[remarque personnelle: j'ai l'impression que le Journal de deuil a en quelque sorte remis La Chambre claire a sa place, en permet une interprétation apaisée qui permet d'envisager de parler de la photographie autrement qu'à la manière de Barthes — au moins pour Compagnon: en d'autres termes, je ne suis pas sûre qu'il aurait prononcer ces phrases avant la lecture du Journal de deuil.]

A la sortie de La Chambre Claire, il ne se produit rien de comparable à la sortie du deuil d'Albertine, il n'y a pas de voyage à Venise, mais un retour à la mélancolie, au "A quoi bon?"
[remarque personnelle: S'il y a tant de différences avec Albertine, pourquoi dire que cela lui ressemble?! L'amour du narrateur pour Albertine m'a toujours paru un faux amour, un caprice, l'un de ses amours où l'on s'aime avant tout soi-même aimant.]

Antoine Compagnon conclut: d'une certaine façon, toute littérature est littérature de deuil: Montaigne (La Boétie), Stendhal, Proust, Barthes (la mère). Cela donne raison à Blanchot: seul le récit peut dire ce que le journal ne peut dire.

Le désir

L'intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie.

Simone Weil, "Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l'amour de Dieu" in L'attente de Dieu

séminaire n° 10 : Jacques Rancière, l'indicible comme preuve du témoignage

Avertissement: le titre est de moi.

C'est amusant, il est dit que décidément nous ne serons jamais d'accord, sejan et moi: je trouve intéressant ce qu'il trouve fouillis. Rancière m'a paru construire une démonstration facile à suivre et intéressante, convaincante. La seule chose que je lui reprocherais à la rigueur, c'est d'avoir redoublé des choses que nous avions déjà vues, mais dans un sens, c'est rassurant: il serait ennuyant que les intervenant se contredissent sur le fond.

Antoine Compagnon a découvert Jacques Rancière en 1966 ou 1967 en lisant Lire le Capital, une lecture typique de l'époque.
Jacques Rancière est un philosophe qui s'intéresse de plus en plus à la littérature, et en particulier à Mallarmé. Il a publié La Chair des mots en 1998, La parole muette en 1997, Politique de la littérature...

Il aurait dû intervenir l'année dernière, le sujet de cette année lui convient moins, mais Antoine Compagnon tenait à ce qu'il vienne.

Comment se constitue les rapports entre le témoins et la vérité?

Jacques Rancière va s'appuyer sur l'avertissement des éditeur au livre de Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz. Les éditeurs ont pris la peine de préciser qu'il s'agissait d'une forme brute, sans manipulation esthétique: Filip Müller n'est pas un écrivain. Cette dernière phrase est d'une rhétorique convenue. Se pose alors la question: pourquoi cet avertissement? Etait-ce nécessaire?

Qu'est-ce qu'un document brut? C'est un document qui ne cache pas sont processus de production, ce qui n'a rien à voir avec son rapport à la vérité.
Donc pourquoi cet avertissement?
Il s'agit d'insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu. Normalement, ce lien est d'autant plus fort que les deux règles de proximité (peu de temps entre le témoignage et les faits) et de nécessité (besoin impérieux de raconter, ou obligation) sont respectées.
Or ce n'est pas le cas ici: trente ans se sont écoulés entre les faits et le récit de Filip Müller, et il a décidé de se souvenir, sans nécessité impérieuse.

S'il faut insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu, c'est que le témoignage ici ne porte pas sur des faits mais rend compte d'un processus (Verschnitung): quel type de vérité un ensemble de mots entretient-il avec un ensemble de faits?

De quoi témoigne le témoin?

Selon Aristote, il existe trois sortes de témoins:
- les anciens témoins qui éclairent le passé (les sages, les auteurs);
- les témoins récents qui sont soit des hommes notables qui ont fait de grandes choses, soit ceux qui ont part à l'affaire jugée.
Ces derniers sont pour nous les plus vrais, les plus dignes de foi, mais pour Aristote, ce sont les plus douteux. Car 1/ ils peuvent être achetés 2/ils disent si le fait a eu lieu mais ne portent pas de jugement sur la valeur morale des faits.

Pour Aristote, les anciens témoins sont les vrais témoins :
- ils permettent de juger les faits;
- ils assurent la transmission. Qui a autorité pour qualifier les faits a qualité pour les transmettre.

Les témoins sont ceux qui racontent l'histoire des hauts faits et les leçons qu'on peut en tirer. (cf. l'introduction aux Chroniques de Froissart).

Cette idée est maintenant refusée mais elle est utile car elle sert de repère.
Pour Walter Benjamin, c'est le narrateur qui est celui qui transmet. Il a l'art de raconter et l'art de conseiller.
Nous sommes en rupture avec cette vision. Les témoins de 14-18 ont été incapables de raconter (oralement) car aucune tradition ne leur permettait de raconter des faits entièrement nouveaux. Le roman a introduit à ce moment-là une rupture. Le lecteur n'est plus face à un témoin qui raconte, il est seul face au roman. C'est une rupture et une nouveauté.

Exemple de l'appendice à L'Evangile de Jean, qui n'est pas donné pour apocryphe et paraît dans certaines versions de la Bible. C'est le récit d'un nouveau miracle qui apparaît tout à la fin: Jésus apparaît aux disciples, leur dit de jeter le filet à droite, ils prennent du poisson, ils le cuisent, on en a le nombre, cent cinquante trois, etc.etc.
Ici, le témoignage est ancré dans le concret: l'heure, les poissons.
De même, Erich Auerbach fait remarquer à propos du reniement de Pierre la précision des éléments du vécu (l'auberge, le feu, etc): la hiérarchie entre la grande histoire et les petits faits s'effacent. le Nouveau Testament, c'est l'irruption de l'homme simple dans les récits qui s'ancrent dans les petits faits.
(On se souvient de Diderot dans L'art du bon conteur: importance des petits détails qui font dire «cela est vrai, on n'invente pas ces choses-là.»)

Mais il manque une chose: que les faits soient jugés. La dernière scène de l'évangile de Jean s'inscrit dans un pli où l'Ecriture vérifie les paroles par les faits et inversement. Ce dernier texte s'éclaire par les textes précédents.
=> Le texte est vérifié par les corps, les actes sont vérifiés par les textes.
Le texte dit que celui qui a écrit ce texte était désigné pour écrire ce texte. (autorité).

Comment trouver des gens qui ne peuvent pas mentir?

Il faut que le témoin ne sache pas parler. Il doit porter l'histoire dans son corps. La littérature (mise en forme d'un récit) est révoquée. C'est l'apparition des témoins muets, avec Balzac, Hugo, etc : les paysages, les fissures dans les murs, les meubles, etc.
La vérité est archéologique: apparition de la ruine comme témoin (cf Cuvier dans La peau de chagrin).

Cependant, ces témoins-là n'apportent plus aucune leçon, mais juste une couleur du temps. Leur témoignage est impropre à toute transmission car il témoigne d'un événement, or l'événement est ce qui arrête le temps. Pas de grande fresque. L'événement ne permet pas de rendre compte d'un processus.

Claude Lanzmann a renversé la question en postulant à l'inverse que seule la parole émise longtemps après les faits peut témoigner (témoin différé). D'autre part il a utilisé l'image. L'image témoigne d'une continuité et non d'une rupture.
Jacques Rancière prend alors l'exemple d'un témoignage dans Shoah de Lanzmann. Il fait projetter les minutes de récit d'Abraham Bomba, coiffeur en Israël au début des années 80. Bomba raconte les coupes de cheveux avant la chambre à gaz, il raconte avoir vu arriver des gens qu'il connaissait, des gens de sa famille. Il se tait, submergé par les souvenirs.
Jacques Rancière commente: ce qui fait le témoignage, c'est le moment où Abraham Bomba se tait. Lanzmann montre ce qui le rend muet. C'est l'indicible qui atteste du témoignage.

Retour à Filip Müller. Lanzmann qui a également rédigé une introduction au livre nous dit que Müller, après s'être longtemps tu, a décidé de reprendre la parole. Il a accepté de tout revivre. Il a vécu tant de violence que toute distance est abolie: il s'agit toujours de présent pur, au-delà du souvenir.
D'un point de vue de poétique générale, le témoin, c'est le non-écrivain qui a surmonté les limites du désespoir.
On peut établir un parallèle avec Proust qui va accueillir le non-littéraire dans son livre: accueillir les choses muettes pour montrer l'expérience pure. Il s'agit d'une poétique de l'écriture de l'incommensurable.
La mention «ce n'est pas de la littérature » est placardée au début du livre de Filip Müller. Finalement si, il s'agit bien d'une littérature: celle du choc sur un pavé ou du bruit d'une fourchette.
D'ailleurs le dispositif autour d'Abraham Bomba a la même fonction: il est interviewé dans son salon de coiffure. Le film joue sur le bruit des ciseaux, qui organisent la réminiscence.

Il s'agit d'une poétique des éléments hétérogènes (contre celle du cliché). Or les éléments ne peuvent se porter témoignage à eux-mêmes: à partir d'eux, il est impossible de savoir si l'on est dans du document ou de la fiction. Il faut toujours un supplément pour qualifier, pour départager, pour signifier qu'on est dans une œuvre d'art et non dans un documentaire sur les salons de coiffure, ou à l'inverse qu'on a à faire à un témoignage et non à de la littérature.


commentaire personnel

Le paradoxe serait donc le suivant: le meilleur témoin est le témoin ou le témoignage muet, celui qui se présente comme objet à notre regard ou notre étude, celui qui n'interprète pas mais donne à voir ou ressentir.
Cependant, parce qu'il est ainsi objet, parce qu'il ne "dit" rien, rien ne permet d'identifier son statut de témoignage, il peut être tout aussi bien document qu'élément de fiction.
Dès lors, il doit être entouré de paroles de présentation qui permettent au lecteur de le situer.
Ce sont donc les paroles du présentateur qui se portent garantes du témoignage.

Cela ne fait que déplacer le problème: au nom de quoi faire confiance au présentateur?
Etrangement (ou pas si étrangement) nous nous retrouvons dans la position d'Aristote: le bon présentateur sera un homme connu par ailleurs (Claude Lanzmann), ou garant du fait de sa profession ou de son expertise (l'éditeur). Ce présentateur portera un jugement sur l'œuvre qu'il présente pour nous indiquer le regard qu'il convient de porter sur le témoignage que nous allons lire. Si le lecteur se retrouve seul face au livre, selon Benjamin, le "présentateur" investit la place désertée de médiateur.

Accepter les dons avec grâce

Pierre Louÿs écrit à Gide que Rops lui propose un frontispice pour La Conque. Réponse de Gide le 6 juin 1891:
Accepte, mon ami; il faut toujours accepter.
Mes préceptes là-dessus sont évangéliques : quand on vous remplit une main, il faut tendre l'autre.

Correspondance à trois voix, p.463

10 mars 2009 : le chagrin et le deuil

Sejan exagère un peu : il nous fournit des compte rendus qui sont bien plus longs que la réalité du cours. Vous trouverez chez lui l'intégralité des pages de Barthes dont il a été question ce jour-là.

L'impossibilité d'une bonne vie sans récit mène Barthes à refuser le récit par refus de guérir du chagrin, c'est-à-dire par refus du temps qui passe. Barthes qualifie le chagrin d'immuable et sporadique.

Compagnon a profité de la semaine pour relire Albertine disparue. Il y a trouvé les échos qu'il attendait. Le narrateur se rappelle d'Albertine comme une multiplicité de moi, une pluralité : il lui faut faire son deuil d'une multiplicité d'Albertine.

Pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l’eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n’y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n’a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu’une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas instruite de tout ce qui s’est passé depuis; ce moment qu’elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l’être qui s’y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler ce n’est pas une, ce sont d’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier. Quand j’étais arrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu celle-ci, c’était à recommencer avec une autre, avec cent autres.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade Clarac t3, p.478

La mémoire involontaire est source de douceur mais la pluralité d'Albertine est source de douleur.

Barthes décrit une autre durée, insusceptible d'aucune mémoire narrative, une durée tassée, insignifiante.
Le deuil est un paysage plat et morne. C'est le temps des Fleurs du Mal, le temps du spleen.
Starobinski dit à propos de Baudelaire que la mélancolie est une condamnation à vivre, c'est la durée indéfinie du temps présent.
Chez Baudelaire cela prend la forme de deux délires: ne pas pouvoir mourir ou être déjà mort et découvrir que ce n'est pas différent de vivre (fantasme d'une survie sans fin). C'est le thème du Juif errants dans les Sept vieillards. Starobinski note qu'il n'y a pas de différence entre ne pas pouvoir mourir ou errer déjà mort: «La toile était levée et j’attendais encore» [1]. ou encore dans Le Squelette laboureur:

Voulez-vous (d'un destin trop dur
Épouvantable et clair emblème !)
Montrer que dans la fosse même
Le sommeil promis n'est pas sûr ;

Qu'envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas ! Il nous faudra peut-être

Dans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ?

Barthes note: «Pleine mer de chagrin – quitté les rivages, rien en vue.» Cependant, l'idée de sortir de cela serait scandaleuse. A chaque remmémoration de la mère, tout se passe comme si Barthes découvrait son deuil pour la première fois. Commencer à raconter la répétition du deuil et le retour du même serait accepter d'en sortir.

Et pourtant, le deuil se fait quand même.
Le journal de deuil est l'antithèse du récit de vie.
Compagnon va parler de quelque chose dont il n'avait pas prévu de parler: l'irruption de l'autre dans le récit de vie («l'autre étant moi», précise-t-il). Quel effet cela fait-il de se reconnaître comme figurant dans un récit de vie? En effet, "AC" dans le journal de Barthes signifie Antoine Compagnon. Celui-ci a d'abord sauté les quelques pages où il voyait ses initiales. Pourtant se reconnaître est une expérience obligatoire. (C'est pourquoi souvent on attend la mort des autres pour écrire. cf. Proust : a attendu la mort de sa mère pour commencer à écrire.)
Une vie est un récit: que se passe-t-il si ce récit ne cadre pas avec l'histoire qu'on se raconte à soi (self deception)? S'apercevoir dans la mémoire d'un autre, c'est se confronter au miroir de l'autre. (On se souvient du narrateur apprenant la façon dont M. de Norpois a parlé de lui dans les salons, à propos de sa reconnaissance exagérée à l'idée que celui-ci allait parler de lui à Odette).
Il s'agit de surprendre son absence, de se voir quand on n'est pas là. Cela rappelle Henry James écrivant des préfaces à des œuvres de jeunesse sans s'y reconnaître. Il y a une tentation d'éviter cette confrontation. On se souvient de La Chambre claire: la photographie est la preuve que "ça a été". Et pourtant, Barthes découvre une photo dont il ne se souvient pas, il lui est impossible de se souvenir dans quelles circonstances elle a été prise.

J'ai reçu un jour d'un photographe une photo de moi dont il m'était impossible,malgré mes efforts, de me rappeler où elle avait été prise; j'inspectais la cravate, le pull-over pour retrouver dans quelle circonstance je les avais portés, peine perdue. Et cependant, parce que c'était une photographie, je ne pouvais pas nier que j'avais été (même si je ne savais pas ). Cette distorsion entre la certitude et l'oubli me donna une sorte de vertige, et comme une angoisse policière (le thème de Blow-up n'était pas loin); j'allai au vernissage comme à une enquête, pour apprendre enfin ce que je ne savais pas de moi-même.
Roland Barthes, la Chambre claire, p.133-134

Compagnon en vient aux pages où il est cité:

Expliqué à AC, dans un monologue, comment mon chagrin est chaotique, erratique, ce en quoi il résiste à l’idée courante – et psychanalytique – d’un deuil soumis au temps, qui se dialectise, s’use, « s’arrange ». Le chagrin n’a rien emporté tout de suite – mais en contrepartie, il ne s’use pas.
À quoi AC répond : c’est ça le deuil. (Il se constitue ainsi en sujet du Savoir, de la Réduction) – j’en souffre. Je ne puis supporter qu’on réduise – qu’on généralise – Kierkegaard – mon chagrin : c’est comme si on me le volait.
Roland Barthes, Journal de deuil, p.81

Le chagrin est chaotique, le deuil est dialectique. AC généralise: «C'est ça, le deuil». Barthes est malheureux de cette généralisation. (La référence à Kirkegaard: on ne peut parler que du général). Par la suite, Barthes refuse le mot deuil, "trop psychanaytique". Il utilise le mot chagrin.
Proust n'emploie le mot deuil qu'une fois le deuil fini:

Sans doute, ce moi avait gardé quelque contact avec l’ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l’a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J’en poussais encore quand je redevenais pour un moment l’ancien ami d’Albertine. Mais c’est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade Clarac t3, p.595

Antoine Compagnon fut l'agent de la réduction: celui qui nomme. Une autre personne a eu le même rôle: Claude Maupomé, notée Cl. M. (présentatrice de l'émission Comment l'entendez-vous sur France Musique). Elle réduisit également le deuil, en répondant «C'est peut-être prématuré» à l'idée de Barthes d'effectuer un travail à partir des photos de sa mère: cette réponse sous-entend que le temps va passer, et cette idée fait réagir Barthes: «toujours la même doxa», note-t-il. Il refuse le temps qui passe.
Et pourtant irrémédiablement le deuil se fait, par étapes. Le chagrin n'est plus que des moments, mais devient un état. Il est toujours là comme une pierre, «le deuil prend son régime de croisière».

Le second deuil commence avec la lecture de Proust. Barthes a hâte (irruption du temps) d'écrire un livre sur la photo et sur sa mère. Il lui faut intégrer le chagrin à l'écriture. C'est l'accession du chagrin à l'actif. Il s'agit de transformer le chagrin du deuil en acte de volonté.


22 et 23 janvier 2009 : colloque Poe à Nice

Ce colloque était organisé dans les locaux de l'université de Nice, durant la période scolaire. Une fois de plus j'ai eu la surprise de constater que le grand absent de ces colloques, c'est le public: nul élève dans la salle, tout se passe comme si la recherche en littérature, les études en littérature, fonctionnaient en circuit fermé: par les professeurs et pour les professeurs. Une fois de plus j'ai eu bien du mal à définir mon statut. A quel titre étais-je là? J'ai tenté une réponse déjà utilisée, "lectrice", mais cela prêta à confusion, mes interlocuteurs comprenant que je travaillais en université. «Non, non, simple lectrice, amateur, quoi.»

D'un point de vue matériel, nous avons été fort bien reçu par Nicole Biagioli, l'organisatrice du colloque.
Comme souvent, les conversations au café et aux repas ont été passionnantes, couvrant les champs du possible, de la neige à Marseille (le premier jour j'ai déjeuné en face de Katleen A. Riley, consul des Etats-Unis en France et résidant à Marseille (elle nous a fait une émouvante description de sa prise de poste en 2003, parcourant des milliers de kilomètres en deux mois pour assister aux cérémonies fêtant le débarquement allié sur la Côte-d'Azur)) à nos auteurs préférés en passant bien entendu par le roquefort.

Je commence à distinguer des "genres" dans les communications: il y a ceux qui en tiennent pour l'exposé académique, avec introduction, annonce de plan, développement, conclusion, contre ceux qui vous emmènent en promenade, ceux qui s'attachent au texte (close-reading), contre ceux qui généralisent, dressent des panoramas et opèrent des rapprochements. Aucune méthode n'est un gage de réussite (ou d'échec), tout dépend à la fois du contenu présenté et de la performance orale du professeur.


Le thème précis du colloque était «L’influence de Poe sur les théories et les pratiques des genres dans le domaine français du XIXe au XXI e siècle», et d'un certain point de vue, j'ai été plutôt déçue: je m'attendais à une exploration inattendue de l'influence de Poe chez les auteurs français (j'avais un peu réfléchi au sujet sans vraiment trouver d'exemples ailleurs que dans la BD), beaucoup d'interventions ont porté avant tout sur les traductions de Baudelaire et de Mallarmé.
Trois communications ont réellement traité le sujet: l'une sur Vercors (le dessinateur-graveur Jean Bruller devenu l'auteur du Silence de la mer), l'autre sur Alphonse Allais, la dernière sur le théâtre grand-guignol (début en 1898).

Cela ne m'a pas empêché d'accumuler les remarques que je serais désormais incapable de réattribuer à leurs auteurs dans la mesure où j'ai griffonné dans les marges du programme et que mes marginalia chevauchent plusieurs résumés d'interventions: je ne sais plus quoi attribuer à qui.


Je les livre donc, en l'état, plus ou moins (dés)organisées et décousues. Comme souvent, j'ai pris davantage de notes au début qu'à la fin. (Prendre des notes des notes est paradoxal; d'une certaine façon, c'est comme prendre des photos: pendant qu'on photographie on ne regarde pas, pendant qu'on prend des notes on n'écoute pas. On voit quand on regarde les photographies, on découvre quand on relit ses notes.) Souvent je prend des notes au début, le temps de trouver un équilibre, puis j'abandonne et j'écoute, sachant qu'il y aura des actes de colloque (de la même façon que les cartes postales valent toujours mieux que mes photos).

- J'ai découvert lors de la première intervention (celle de Stephen Rachman) qu'il existait une controverse Jacques Derrida/Jacques Lacan à propos de La Lettre volée. Rachman s'appuie sur l'article de Barbara Johnson analysant cette controverse. Visiblement, cette controverse a contribué à relancer l'étude de Poe aux Etats-Unis. Finalement, les Américains éprouveraient sans doute un intérêt à étudier les traductions de Baudelaire comme une œuvre à part entière, avant de revenir à Poe dans un mouvement circulaire.

- Henri Justin, qui prépare une nouvelle traduction de Poe, a étudié la façon dont Baudelaire a systématiquement "personnalisé" sa traduction de Poe. Poe a écrit des fictions closes sur leur propre espace, pratiquant "la mort de l'auteur" avant l'heure. Baudelaire a réintroduit de la transitivité dans de nombreux cas (le "tu" et le "il"). Tandis que Poe externalise le sujet humain et s'attache aux abstractions, Baudelaire réintroduit un élément personnel et concret dans ses traductions.
Les exemples donnés étaient très convaincants. J'en donne deux: Message found in a bottle. Poe: «I awaited fearlessly the ruin that was to overwhelm.»; Baudelaire: «j'attendis sans trembler la catastrophe qui devait nous écraser.». Ligeia. Poe: «Of her family — I have surely heard her to speak»; Baudelaire: «Quant à sa famille, — très certainement elle m'en a parlé».
Ainsi, les traductions de Baudelaire sont plus accessibles que les contes originaux de Poe. (Baudelaire était-il conscient de cet infléchissement donné aux contes de Poe? Le faisait-il pour des raisons commerciales, ces traductions étant aussi un gagne-pain? Les intervenants du colloque n'étaient pas d'accord entre eux sur ce point.)
La conclusion de cette étude minutieuse portait sur le statut de la traduction de Baudelaire dans la littérature française: soit on considère que c'est une œuvre à part entière en la détachant de Poe, soit on considère que ce n'est qu'une traduction et dans ce cas elle doit être soumise à révision comme toute traduction.

- J'ai découvert avec surprise des jeux translinguistiques sur les lettres: Raven/Never est un presque palindrome, Mon cœur mis à nu vient de «My heart led bare», soit une sorte de palindrome phonétique de Baudelaire, Bedloe (Les souvenirs d'Auguste Bedloe) est un jeu sur doble, double, mais que Baudelaire lira aussi comme Baudelaire + Poe, etc.

- Baudelaire va s'attacher à faire connaître Poe en France. Lui-même connaîtra Poe à travers la nécrologie vengeresse du critique Griswold. Poe ne supportait pas l'alcool, Griswold en a fait un alcoolique, il est fort possible que Baudelaire ait cru Griswold qui voulait que l'alcoolisme de Poe soit une méthode pour stimuler l'imagination.
Baudelaire ressent Poe comme un frère, par son œuvre et par sa vie.

- Baudelaire n'a pas traduit tous les contes: pourquoi? Comment s'est fait son choix? (réapparition des arguements "commerciaux").

- Il existe à ce jour dix-sept traductions de The Raven, dont dix en vers.

- Poe: engendra Baudelaire qui engendra Mallarmé qui engendra Valéry...
Mallarmé, dans sa correspondance: «Si je fais quelque chose qui vaille, je le lui devrai.»

- Le docteur Blanche invita Mirande dans sa maison de Passy, à un dîner avec six personnes, dont un fou. Mirande devait trouver le fou parmi les invités. Il désigna Balzac.[1]

- Rapport de Poe avec la science de son temps, l'électrécité, le magnétisme, le mesmérisme.

Au total, nous eûmes beaucoup plus de communications sur l'œuvre de Poe que sur l'influence de Poe.


Une magnifique surprise du colloque fut une version au piano d'un opéra de Bruno Coli sur le texte (fidèle, lu mot-à-mot) de The tell-tale heart. Le chanteur était Marcello Lippi.


Notes

[1] Merci à sejan d'avoir retrouvé la source de l'anecdote.

3 mars 2009 - Parlons de Barthes

Compagnon a expédié le fil de son cours pour passer à ce qui lui tenait à cœur: les livres posthumes de Barthes qui viennent de sortir.
Je peux comprendre qu'il soit ému. Je peux comprendre la détresse qu'on éprouve à mesurer celle de quelqu'un qu'on aimait et qu'on se reproche de n'avoir pas perçu quand il était encore temps d'être présent. Cependant, cependant... Qu'est-ce que ça venait faire là?


Reprenons: trois points d'attache chez Stendhal qui permettent d'avoir le sentiment que le temps s'est immobilisé, qu'on est le même aujourd'hui qu'hier: la mort de la mère, le régicide, le premier amour.

Il y a autre chose : la lecture des romans écrits par son oncle, qui lui ont fait décidé de devenir écrivain («Je sens cela aussi vivant en 1835 qu'en 1794» : la remarque reprend toujours la même structure. (voir chez sejan).

Stendhal décide donc à ce moment-là de vivre à Paris comme Molière (ie., écrire et vivre avec une actrice).

Mais surtout, dissimulation. Difficulté à parler sur ce qu'on aime.
Barthes dans son dernier article interrompu par son accident écrivait «on échappe toujours à parler de ce qu'on aime». Certes, il écrivait pour contredire ce jugement, et d'ailleurs, Stendhal a réussi à écrire son amour de l'Italie.

A la fin d' Henri Brulard, Stendhal évoque le plaisir de l'opéra pour dire son impossibilité d'en parler: il ne lui reste de la représentation que la dent en moins de la chanteuse Caroline. => Il est impossible de raconter de faire un roman.
La bataille du Tessin, l'arrivée à Milan: toujours le bonheur est impossible à décrire. Impossibilité du récit. Stendhal propose de le raconter et que nous sautions cinquante pages, sauf que le livre s'arrête!
=> impuissance à dire le bonheur de l'Italie. Si l'on revient non bredouille de la chasse au bonheur, alors on atteint l'indicible.
Car en faire une histoire, ce serait faire de l'emphase, manquer d'ironie.
Ainsi, le récit épisodique est aussi un choix: il permet d'éviter de devenir emphatique.

Ne pas se prendre au sérieux est une décision qui remonte aux années de jeunesse. Durant ses années de formation, Stendhal a été marqué par Rousseau (l'emphase), Vigny (le poète), Chatterton (le génie). Il n'a pas changé de modèles, mais souhaite évité l'emphase de Rousseau. Contre cela il choisit l'ironie.

(A l’emphase et à l’importance près (self importance) ce journal a raison.)
Ce qui marque ma différence avec les niais importants du journal et qui "portent leur tête comme un saint-sacrement", c’est que je n’ai jamais cru que la société me dût la moindre chose.
Henri Beyle, Vie d'Henri Brulard

Stendhal qualifie Chateaubriand de "roi des égotistes".
Stendhal s'élève donc contre l'emphase de ceux qui font de leur vie un récit. Dans Brulard, il explique qu'il a écrit Le Rouge et le Noir dans un style bâclé pour combattre l'emphase.

Voltaire: puérilité emphatique.
d'où le comte Mosca: ne se prend pas au sérieux. Séduit ainsi la comtesse. (à comparer avec la self importance de Roquentin dans La Nausée).

Roland Barthes

Ici transition vers Barthes que je n'ai pas notée tant elle m'a paru artificielle. J'ai noté des édifices, mais chez sejan je relève des précipices: ???

Toujours est-il que le thème du souvenir et des anamnèses nous mène à Barthes, dont on vient de publier Voyage en Chine et Journal de deuil, écrit en 1977, recueillant les traces du chagrin intime (non destiné à être publié) de Barthes à la mort de sa mère.
J'ai noté en finir avec Roland Barthes: est-il possible que Compagnon ait dit ça, ou n'est-ce que mon résumé d'une phrase du genre: «on vient de publier les ultimes papiers de Roland Barthes?»

Le voyage en Chine de Barthes a eu lieu en 1974.
Le Journal de deuil date de 1977. (Antoine Compagnon a soudain l'air fatigué et empli de regrets:«c'est une expérience éprouvante de découvrir la profondeur de la dépression dont souffrait Barthes»).
1/ découvrir un texte de deuil (il y aurait des parallèles nombreux à faire avec Albertine disparue);
2/ découvrir quelque chose qu'on ne connaissait pas de quelqu'un qu'on connaissait.

Le texte de deuil vérifie par l'absurde l'impossibilité d'écrire la vie. L'écrit de deuil refusant la vie ne peut accéder au récit.
La mort de la mère rend possible celle du fils qui écrit à 62 ans: «Ici commence ma mortalité».
Il est impossible de raconter la vie par peur de faire de la littérature. Raconter, c'est accepter le passage du temps. Il y a un lien essentiel entre le récit et le temps.
Refus d'une dialectique narrative qui mènerait à une résolution.

séminaire n°9 : Le projet et la méthode d'Annie Ernaux

Cette fois-ci, c'est moi qui ai failli partir. Ce n'est pas qu'Annie Ernaux ne fut pas claire, et exacte, c'est qu'il m'est venu une sorte d'écœurement à entendre un écrivain expliquer ce qu'elle avait voulu faire et la méthode, les techniques, qu'elle avait progressivement mises en place. C'est pourtant fascinant en théorie, mais je pensais au discours de Stockholm de Claude Simon, qui a parlé de tout sauf de lui-même.
Et puis quelqu'un qui écrit sous les auspice de Autant en emporte le vent, Vie et Destin et la Recherche du temps perdu, et l'avoue (parce que sans l'avouer, c'est toujours le cas, du moins j'espère), prend le risque de paraître un peu déplacée.


A. Ernaux écrit dans «un incessant bricolage», selon la formule de Levi-Strauss. Parler des textes écrits, c'est parler de ce qui n'existe plus. Pendant qu'on écrit, on est habité d'un puissant désir (qui cesse à la fin du livre) qui pourrait s'exprimer par «pourvu que rien ne m'arrive avant que j'ai fini".

Quel es l'objet des Années? Le désir était d'écrire une vie. Problème : comment écrire une vie?
Ce désir est venu de la vie elle-même. A 40 ans, Annie Ernaux a éprouvé deux stupeurs, banales en soi mais pas forcément évidentes pour tout le monde:

  • En allant chercher son fils qui passait des épreuves du bac à Ermont, elle a eu la vision très claire d'un jour où elle allait le chercher à la sortie de l'école maternelle, et cette question insistante: que s'est-il passé, que s'est-il passé entre les deux, comment était-elle arrivée là?
  • Elle a pris conscience de la grande mutation des valeurs, des modes de vie et surtout de la façon de vivre sa sexualité. Il fallait témoigner de ce passage, de ce qui a eu lieu et de ce qui est en train de se passer.

=> Comment écrire l'histoire et un moi? Comment articuler "À la recherche du temps perdu" et ''Autant en emporte le vent"?
Dans les années 90, Annie Ernaux a commencé à réfléchir à un roman total, RT.
Il s'agissait de fragments. L'écrivain des années 90 était plus proche de n'importe quelle jeune fille ayant un walkman sur les oreilles à la station des Halles que de la jeune fille q'elle avait été dans les années 50, agenouillée mantille sur la tête pendant la messe. => L'utilisation de ELLE s'est imposé (et non "je").

Proust : impression d'une intense proximité: son monde était encore le monde dans lequel Annie Ernaux avait vécu enfant et adolescente. [1]

Comment écrire une vie quand le moi apparaît comme autre?
Il s'agit d'une vie traversée par des discours: Montaigne, Rousseau, Proust, Sartre. Il s'agit d'exprimer la sensation.

Annie Ernaux a découvert que le motif de l'autobiographie objective était le repas de fête (comme rituel social). Il permet d'accoler les faits en refusant les chaînes d'explications.
Elle a refusé de s'appuyer sur des documents. Elle s'est appuyé sur la voix collective, ie. la mémoire historisque et sociale.
Le texte des Années n'est pas construit autour des photos
Cependant il y a quand même des photos: pourquoi?
- parce qu'il est impossible d'écrire purement du collectif ?
- parce que le moi veut s'inscrire à toute force ?
=> Non. C'est plutôt qu'il s'agit de transmettre le passage du temps dans quelqu'un. Retrouver le présent quand il n'était pas encore du passé et la vision de l'avenir vue de ce moment-là.

La photo: présent pour toujours (ni passé ni futur) : il est impossible de coïncider avec elle, c'est une façon d'en finir avec toute cohérence.

On pourrait aller chercher pourquoi. (voix off d'Annie Ernaux) : je ne vais jamais chercher pourquoi.

Il s'agit de saisir le temps pour sauver le moi. Mais est-ce si intéressant de sauver le moi? (ici j'ai entendu un cri d'angoisse.)

******************** Suivit une discussion dont j'ai surtout retenu que Compagnon s'étonnait d'avoir écrit à l'aveugle, sans rien connaître de son élaboration et de son projet, un article siiii juste sur le livre d'Annie Ernaux.

Notes

[1] Mais est-ce si exceptionnel? J'ai des Françoises dans ma famille, et les relations tante Léonie-Françoise font partie de mon histoire familiale, et les dialogues du genre «allez chercher du sel, et demandez à qui est ce chien inconnu» constituent le principal de la conversation de ma grand-mère, ce qui n'est pas sans profondément m'agacer d'ailleurs.

séminaire n°8 : Jean Clair et les géants

Ce n'est pas sans surprise et avec un certain amusement que je découvre le commentaire lapidaire de sejan sur cet exposé. Moi j'ai aimé, une partie de la salle a détesté, quittant l'amphithéâtre par grappes au cours de l'exposé (attitude que je trouve scandaleuse).
Je m'interroge: suis-je si enfantine, suffit-il de me montrer quelques images pour que je sois heureuse? Ou suis-je si ignorante que tout ce qui nous a été montré m'a paru intéressant, alors que tous les autres le savaient déjà?
J'aime qu'on m'ouvre des pistes (mon instinct de chasseur, sans doute) et Jean Clair en a ouvert un certain nombre, montrant à la fois la continuité de l'utilisation du modèle du géant dans la peinture et la variation de sa valeur dans le temps.

Ce qui a cruellement manqué, c'est une feuille récapitulant la liste des œuvres montrées à l'écran, ce qui aurait permis de les retrouver sur internet. Il nous faudra attendre la publication du livre de Jean Clair.


Jean Clair avoue dès le début 1/ qu'il ne voit pas trop comment ce qu'il va raconter s'inscrit dans le cadre du cours 2/ qu'il a changé le titre de son exposé en «La barbarie ordinaire de Satan à Staline», ou «Les avatars de la stature du géant des Lumières à nos jours».

Pendant des siècles, la peinture a témoigné. Ce n'est qu'avec la peinture contemporaine que ce rôle a disparu: la peinture n'a plus de sens, plus de formes. C'est ainsi que Panofsky a dit que la peinture avait cessé d'utiliser des allégories déchiffrables, dictionnaire de symboles qu'elle avait mis des siècles à élaborer.

Jean Clair n'est pas d'accord avec ce jugement définitif: la peinture utilise encore des allégories, mais c'est devenu beaucoup plus compliqué.

Pour illustrer cette affirmation, il nous montre un tableau de George Grosz, Hitler aux enfers, qui bien sûr fait référence aux divers Satan aux enfers, et notamment celui du campo santo de Pise.




Il représente Hitler en géant au bord d'une fosse. On aperçoit Abel tué par Caïn, et la référence au meurtre est étendu au genre humain. Au loin on voit des villes en flammes. [1]

Puis Clair nous montre des dessins "peints sur le motif" à Dachau par Zoran Music: des monceaux de cadavres. Il faudra trente ans pour que Music décide de faire de ces dessins une œuvre: il peint en 1972 Nous ne sommes pas les derniers.

Ensuite, un Géant destructeur de Rudolf Schlichter, peint durant ses années en Allemagne avant d'être dénoncé comme art dégénéré. Ses descriptions sont naturalistes et prophétiques, elles sont des dénonciations politiques.

Les géants représentent la haine des Dieux. Zeus en vient à bout en les enchaînant dans le Tartare. Ils incarnent la démesure et la violence, toujours prêtes à ressurgir.

La culture chrétienne présentera à ses débuts une image bienveillante du géant. Pour Bernard de Chartres, nous sommes des nains perchés sur les épaules de géants (voir les vitraux de la cathédrale: l'homme juché sur les épaules des prophètes de l'Ancien Testament): la perfection est derrière nous.
En même temps surgissent des figures ambivalentes: Saint Christophe, dont l'origine pourrait être orientale. Représentation d'un saint cynocéphale qui ne parle pas: il est à la limite de la civilisation. Cela nous rapproche des lycanthropes, les hommes-loups, figure populaire qui deviendra plus tard les loups-garous, qui dévorent les enfants.

Au XVe siècle apparaît le fou sur le jeu de tarot de Charles VI.

Cette image a été popularisée par La Nef des fous de Sebastien Grant. Le fou des jeux des cartes s'éloigne du monde civilisé. Le fou, c'est le Mat, qui deviendra le Joker. Sa valeur dans le jeu change. La variabilité est le signe que le fou échappe aux règles d'harmonie et de nombre.

Plus tard, Charles Perrault popularise la figure de l'ogre. Le fou, c'est le père archaïque, protecteur et meurtrier, nourrissier et anthropophage.

Il y avait eu d'autres géants célèbres avant cela, dans les années 1720, 1730: Gulliver de Swift, Micromégas de Voltaire ou Le Colosse de Goya (on notera le mince croissant de lune, signale Jean Clair, signe de déséquilibre mental).

Il y a retournement. Le géant n'est plus bienveillant. C'est l'homme moderne. Ce sont les hommes du passé qui sont devenus des nains. C'est aussi l'image de la Révolution qui dévore ses enfants. C'est l'anéantissement de l'homme par l'homme, avec la figure de Chronos qui dévore ses enfants.

Les tyrans: adopteront la figure du géant guidant les hommes vers la lumière (en fait, leur perte).

Que s'est-il passé?

A la Renaissance, l'homme est la mesure du monde et le monde est à sa mesure.
A un moment donné, l'homme cesse de regarder vers le haut pour regarder vers l'avant : Trotsky, Gorky, chants hitlériens => vers l'avant.

Les nus d'Arno Brecker n'ont rien de l'harmonie de l'écorché de Houdon: L'homme de Brecker est un homme creux, vide, tandis que la statue de Houdon évoque la plénitude.

Un tableau de Granville, Atlante portant le monde (image de l'homme désormais).
Gulliver: pose une question morale aux Lumières. Swift: l'homme n'est petit ou grand que par rapport aux autres. On est entré subprepticement dans le relativisme. L'apparition de Gulliver dans d'autres mondes identiques au nôtres fournit une nouvelle échelle.
Expérience de l'unique, énorme, hors mesure (cf. les Romantiques).
Le risque est de se faire dévorer par qui est devenu plus grand que nous.

Jean Clair farfouille dans ses feuilles, saute des étapes, il n'y a pas de liens très clairs autres que chronologiques: nous avançons à grands pas vers les totalitarismes du XXe siècle. La suite est une liste.

Vers 1820, le géant saturnien de Goya, solitaire et unique, s'inscrit dans le courant romantique.
La différence de taille devient une apparition terrifiante. On revient aux géants originels: à l'origine de la vie il y a la violence.
Cela recoupe l'effroi causé par les troupes napoléoniennes, qui mènent la Révolution au nom des droits de l'homme.

Le géant, c'est la marge, la solitude, le déraisonnable, la disparate (appariement de deux choses n'ayant rien en commun.)
Projection de gravures montrant Napoléon ou les grenadiers en géants.

En 1903, Kubin dessine l'anarchie comme une goule géante, la guerre, Der krieg, qui piétine tout sur son passage, et en 1935, Staline géants parmi les moscovites.

En 1920, Boris Kustodiev peint un géant qui domine le peuple prolétaire. On peut considérer soit qu'il s'agit du Saturne de Goya soit d'un guide éclairant le monde.


La propagande fasciste utilisera beaucoup l'image d'un Duce colossal.

Schlichter, membre du parti communiste, ami de Ernst Jünger. Il dessine un guerrier portant un casque à l'antique et une cuirasse représentant les sept péchés capitaux.

A l'origine de l'image de La guerre de Kubin se trouve le Léviathan de Hobbes, dessiné par Abraham Bosse, qui annonce aussi la dilution des individus dans le collectif. C'est un polypier, un agrégat. Il y a prolifération, chaque membre coupé repousse.
Projection pour exemple d'une affiche de propagande de Mussolini en 1934: le corps est composé de visages.
Propagande productiviste: l'image composée de petites mains => rappelle la photo de cellules prise au microscope => ou encore une photo des sportifs du stade Dynamo à Moscou.

Projet d'un immeuble gigantesque (415 m) couronné par une statue de Lénine (pas de Hitler gigantesque: celui-ci a cultivé à l'inverse l'image du petit homme des tranchées).

Retour à George Grosz, à Paul Weber (des squelettes géants), Ernst Niekisch en 1932, Hitler, une fatalité allemande.

Les dieux se sont éloignés. Retour des Titans. Dali, Marx Ernst, L'Ange du foyer. Satan comme témoin de son temps.


*********************** J'ai noté lors de l'échange qui a suivi «Il est périlleux de citer Joseph de Maistre. Il fait sassez peur. Préférer Les Dieux ont soif d'Anatole France.
Est-ce que Clair se moquait de Compagnon? En tout cas, celui-ci faisait une drôle de tête.

Jean Clair a d'autre part souligné l'écart entre la peinture catastrophiste de l'Allemagne et l'Italie de l'entre deux guerres et la peinture sereine en France (Bonnard, Matisse qui parle de l'art "comme un bon fauteuil". Pour Jean Clair, il y a un aveuglement français. Deux mots s'opposent: la peinture allemande et italienne annoncent-elles la terreur (Jean Clair) ou la préparent-elles (Compagnon)?

Notes

[1] Ce qui m'intéresse ici, c'est la date du tableau: 1943. Cette fosse, est-elle une allégorie des morts de la guerre, ou fait-elle plus directement allusion au sort des juifs? Je collecte tout ce qui témoigne d'une connaissance de ce sort par l'extérieur avant 1945.

24 février 2009 : Le lecteur comme chasseur

Il m'a semblé retrouver un peu du Compagnon que j'aimais, celui qui défrichait de grands pans de territoires et ouvrait des perspectives en nous emmenant en promenade.
Ce sont toujours des notes jetées, sans tentative de reconstitution de liens logiques et enchaînements. Voir le travail enrichi de références de sejan.

Ah si: un peu choquée d'apprendre qu'un auditeur a demandé à Compagnon le sens d'
aporie. Il existe encore quelques bons dictionnaires.


Lacan, pour définir le rapport signifié/signifiant, autrement dit le rapport sens/son, parlait de deux surfaces mobiles instables, reliées par des chevilles qui limiteraient ce flottement représentant la relativité générale de l'objet et du sujet. Cette représentation suffit à définir le symbolique.

On se souvient de Montaigne:
Le monde n'est qu'une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage : non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure.

Montaigne, Essais, tome III, chapitre 2, Du repentir.
Cependant, un peu plus bas, Montaigne ajoute que chaque homme porte en l'humanité entière en lui.
Un discours sur soi est possible car quelques points d'attache existent, et c'est suffisant (au sens "juste ce qu'il faut").
Lacan appelait ces points d'attache d'un terme de broderie, les points de capiton.
(Ici, citation de Gide parlant dans son autobiographie du fauteuil dans lequel il lisait enfant: «l'intumescence des capitons»).


Stendhal. Nous avons qu'il y avait peu de honte en lui puisqu'à chaque instant il était un autre homme. Il n'y a que dans la chasse du bonheur que Stendhal se reconnaît (je n'ai pris que des notes, et je suis en train de les résumer: il ne se dit vraiment pas grand chose).

Stendhal n'écrit que des épisodes, des tentatives d'autobiographies sous différents pseudonymes.

Helvétius : «Chaque homme recherche son intérêt.»
devient chez Stendhal : «Chaque homme recherche son plaisir.»
Hyppolite Babou, un ami de Baudelaire qui a décrit le caractère de Stendhal, attribue cet aphorisme à Stendhal: «Chaque être intelligent jeté sur cette terre s’en va chaque matin à la recherche du bonheur».
Cet aphorisme est confirmé par Stendhal dans des brouillons de réponse à l'article de Balzac sur La Chartreuse de Parme.
On se souvient de Virgile dans les Églogues : «Trahit quemque sua voluptas.» (Chacun est entraîné par son penchant) ou Proust dans Sodome et Gomorrhe: «Tout être suit son plaisir».
Ainsi donc, nous aimons toujours de la même manière, comme le montre par exemple l'histoire de Manon Lescaut.
Thibaudet remarquait que dans la chansons de gestes, il n'y avait pas développement, mais insistance: les laisses répétaient les mêmes motifs.
Même remarque à propos de Proust: le narrateur découvre qu'il a poursuivi toutes les femmes de la même manière avec la même fin malheureuse, le modèle de cette femme étant d'ailleurs imaginaire:
[…] mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade (1957) tome II, p.1012
Proust suivant la duchesse de Guermantes dans les rues fait la même chose que Stendhal poursuivant Mlle Kubly (dans Vie d'Henry Brulard).


Pour certains théoriciens du récit, l'ancêtre du récit, c'est le récit de chasse.
C'est l'idée de Terence Cave, dans Recognitions, qui signifie "reconnaissance". C'est la figure de tout récit, celui qu'Aristote appelle anagnorisis, le moment où l'on se dit «C'était donc ça».
Le paradigme cynégétique du récit a été utilisé par Carlos Guinzburg dans un articles, "Traces", en 1979. Pour lui, tout lecteur est un chasseur. Le modèle de la lecture, c'est la chasse. Il y a un territoire, des indices, des signes à déchiffrer (on rejoint le cours d'il y a deux ans).
La variante moderne du chasseur est le détective.
Ulysse est le modèle du chasseur/lecteur/détective. Il a l'art de la détection à partir d'un détail.

Ainsi, dit Compagnon, on raconte une vie de la même façon: en se mettant à la chasse aux indices pour donner du sens.

Pour Guinzburg, le chasseur fut le premier à raconter une histoire car le premier capable de déchiffrer les signes.

Le premier lecteur de lui-même, à la recherche de signes, fut Montaigne.
Le modèle de l'individu moderne, c'est le lecteur solitaire et silencieux qui interprètent les signes couchés sur le papier.

On n'a pas encore mesuré quelle sera la conséquence de la fin du livre sur la subjectivité.

(Mais de quoi parle-t-il? Du cinéma, de la BD? d'internet? Toute personne ayant lu The Watchmen sait que la BD ne signifie pas la fin de la chasse, et toute personne pratiquant internet sait que le territoire de chasse est désormais en expansion d'heure en heure, et que c'est l'habileté à s'y déplacer qui fait les meilleurs chasseurs. Quelles conséquences sur la subjectivité?)

17 février : la honte, la mort, l'amour

Toujours des notes. Le compte-rendu est chez sejan, infidèle dans l'excès inverse: tandis que je retranche, il ajoute. Vous trouverez de longues citations chez lui.

L'homme cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait => Moi narratif.
Roquentin: tient cette disposition pour amorale.

Galen Strawson n'est pas d'accord non plus. Car:
1/ On peut se créer une identité autrement qu'en racontant sa vie.
2/ On peut vivre bien sans se raconter.

Quelques oppositions, quelques variations de vocabulaire pour désigner les mêmes concepts.

Il existe deux genres de personnes:
- les diachroniques, qui fournissent un récit narratif, dans le tens de la durée. Leur vie prend la forme d'un récit cohérent et suivie.
- les épisodiques, qui fournissent un récit non-narratif. Leur vie est un patchworck de morceaux détachés.

Antoine Compagnon reprend cette distinction en variant un peu le vocabulaire. Il distingue deux types de récit:
- les récits organiques, présentant un Moi cohérent (Chateaubriand, par exemple). C'est ce que Michel Beaujour, spécialiste de l'autobiographie (Miroirs d'encre, 1980) appelle les autobiographies.
- et les récits épisodiques, présentant un Moi fragmentaire, ce que Michel Beaujour appelle l'autoportrait de soi (Montaigne, Leiris). Ces récits présentent des moments, des incidents. Chaque moment est l'occasion d'une plongée narrative. (Gide leur reprochait d'être des tranches toujours coupées dans le même sens).

C'est l'organic principle, selon le terme de Coleridge qui l'a volé à Schlegel.
Les récits organiques poussent comme un arbre1. Les récits mécaniques sont des romans d'ingénieur, des romans scientifiques, raisonnés. C'est Poe, Baudelaire, etc.

Selon ces différentes définitions, Montaigne, Stendhal, Proust (MSP) sont des écrivains épisodiques (un écrivain diachronique: Dostoïevski).

Stendhal a l'ambition d'écrire un récit, mais ses romans sont des successions d'épisodes (sauf Armance, mais dans Armance il y a un secret). C'est pour cela qu'ils sont si difficiles à suivre, on ne trouve pas la cohérence de Julien ou de Fabrice.

La honte, la mort, l'amour

La semaine dernière, le cours s'était terminé par les trois événements susceptibles d'assurer la cohérence du Moi, au-delà de la fragmentation: la honte, la mort, l'amour. Ces trois événements rappelle qu'on est toujours dans la même histoire.
  • la honte

    Le ruban de Rousseau. La honte arrête le temps. Il n'y a pas de prescription (La prescription suppose qu'on n'est pas identique à ses actes au bout d'un certain temps (Cela rappelle ses écrivains qui ne se reconnaissent plus dans les livres qu'ils ont écrits.)).
    Un livre serait comme un crime qui ne vous lâcherait pas: y a-t-il prescription?

    Chez Stendhal, il y a peu de honte et jamais de remords. Il n'y a pas de reconnaissance d'un Moi permanent.
    Exemple donné la semaine dernière des fautes d'orthographe qui ne font pas honte: Stendhal considère qu'il n'est plus celui qui les a écrites, il est un autre homme.
    Autre exemple: le fiasco avec Alexandrine: absence de honte. Etonné et rien de plus.>


  • la mort

    Montaigne. Les morts permettent de juger la vie. La mort est le bout, pas le but. Quid de l'écriture de vie: un but ou un bout?

    On meurt petit à petit, on perd des dents, des cheveux, etc, ce qui fait que quand on finit par mourir, il ne reste que la moitié ou le quart de soi-même qui doit mourir.

    La mort est aussi l'occasion de montrer qu'on n'a pas changé. Exemple de Stendhal dans Vie d'Henri Brulard. Pendant des années, Stendhal a buté contre le récit de la mort de sa mère.


  • l'amour

    Le temps n'a pas passé, l'amour et la mort indissociablement liés.
    En 1790 (mort de sa mère) comme en 1828 (amoureux), il y a une constante, Stendhal aime de la même manière. Sa ''chasse du bonheur'' n'a pas changé.
    De même, il s'est profondément réjoui à la mort de Louis XVI (il avait dix ans). Ainsi, entre ses dix ans et ses cinquante-deux ans, il n'a pas changé, il est identique dans la chasse du bonheur: l'amour permet une stabilité du moi.




1 : Cela m'a rappelé l'intervention de Christelle Reggiani sur les oulipiens: du framentaire parcouru souterrainement par de l'organique.

séminaire 7 : Henri Raczymow

Ici les notes de sejan.

Henri Raczymow est l'auteur d'une biographie de Maurice Sachs, d'une de Charles Haas, le modèle de Swann, intitulée Cygne de Proust1 et de Bloom & Bloch, une variation sur les héros proustien et joycien2.

Son dernier livre s'appelle Reliques, ce qui convient mal, car c'est un mot chrétien. Il aurait fallu utiliser shmattès qui signifie les restes, ce qui reste, et qui vient de la famille de ??, qui veut dire le nom.%%% Ce livre commence par une photo prise avant ma naissance. Il s'agit d'une de scène de massacre prise en 1939 en Pologne, incompréhensible sans légende. L'exergue est tiré de wi>L'Amant de Marguerite Duras, qui dit qu'on écrit toujours sur le corps mort du monde et sur le corps mort de l'amour.
Le livre est composé de photographies d'éléments disparates choisis parce qu'ils parlaient à l'auteur. Ces éléments sont comme tirés des boîtes à biscuits représentés par Christian Boltanski (tableau qui illustre la couverture). Ce sont des boîtes à souvenirs. Il n'y a pas de logique mais des associations affectives qui se ramènent toutes à la période de la guerre (l'URSS, le parti communiste, la guerre d'Espagne) ou au camp.
Faire ce livre a été une façon d'enterrer ses morts. Plus on vieillit, plus on a de morts à traîner avec lesquels on ne vit pas forcément en paix.
Il s'agit de découvrir et de montrer comment la littérature peut parler de la vie, c'est à dire de l'amour, de la mort, de l'écriture.

Ecrire pour prendre pitié, parce qu'on prend pitié.

Charles Haas était un homme de plage. Un homme de plage, c'est ce que nous serons tous dans deux générations, quand plus personne ne saura qui nous étions en nous croisant sur des photographies. C'est l'homme inconnu sur les photographies de groupe, c'est l'homme qui intéresse Modiano.
Charles Haas aurait dû être préservé de l'effacement par Proust. Mais la littérature échoue à préserver et la figure et le nom. (Dans le cas de Haas, elle a donc préservé la figure).
La littérature ne conserve que les noms propres. Lire un livre, cela ressemble à visiter un cimetière (idée d'ailleurs confirmer par Proust).

Un rêve non interprété est comme un livre non lu, dit le Talmud.

Bartleby, le héros de Melville, est réputé avoir travaillé au bureau des lettres mortes. De même le livre renferme des noms ilisibles.

L'oubli: c'est la mort à l'œuvre dans la vie.
Modiano travaille dans l'espace de l'effacement. Dans ses livres, les adresses et les n° de téléphones sont réels mais devenus caducs. Il y a enquête à mener.

La vocation des photos de famille est la même que celle des livres : sauver les morts. Elles rencontrent le même échec.
Les lettres mortes de Bartleby seront finalement brûlées. Les photos de famille finiront vendues au poids dans les brocantes.

L'histoire sauve le collectif mais piétine les morts dans leur individualité. cf Ricœur.

Finalement, la seule entreprise qui vaille est celle de Serge Klasferd, son Mémorial des enfants juifs déportés de France, qui réussit à mettre en vis-à-vis les photos de milliers d'enfants avec leur nom.
La littérature est à l'histoire ce que le christianisme est au judaïsme, elle sauve l'individu plutôt que la communauté.



1 : Une critique par Michel Braudeau est disponible ici.
2 : Je découvre en vérifiant ces données qu'il est l'auteur de Dix jours polonais, qui est dans mes projets de lecture depuis qu'il est sorti.

Séminaire n°6 : Tzvetan Todorov – Les Mémoires inachevés de Germaine Tillion

Je suis heureuse de voir enfin Todorov, dont le livre Face à l'extrême est une référence personnelle importante. Il a un accent léger et un atout incomparable: il ne lit pas ses notes! Vive la vieille école!

Sejan fournit une bibliographie et un résumé de ce séminaire.

Les Fragments de vie de Germaine Tillion seront bientôt édités. Ce sont des papiers trouvés dans un tiroir. Durant cette heure de séminaire, Todorov va nous raconter pourquoi ces papiers sont restés impubliés.

La question est à peu près: comment l'histoire peut-elle rendre compte de l'expérience individuelle, et inversement? Et doit-elle le faire?


En quittant Ravensbrück, Germaine Tillion a passé quelques mois en Suède, d'avril à juillet 1945. Elle publiera alors un texte sur Ravensbrück à la demande d'Albert Béguin qui dirige les Cahiers du Rhône: A la recherche de la vérité. Dans ce texte, elle refuse le récit. Elle veut montrer l'expérience collective, et conformément à ce que sa formation universitaire lui a appris (la méthode de l'ethnologie selon Mauss), elle se dépouille de son expérience.

A quelques exceptions près, d'ailleurs, on remarque que les ethnologues et sociologues n'écrivent pas sur leurs expériences: Norbert Elias ne parlera pas des tranchées, ni Marcel Mauss de la guerre, ni l'assistant de Marcel Mauss1...
Les exceptions seront Marc Bloch et Germaine Tillion.

E lle assistera au procès des gardiens des camps en 1946 et prendra conscience de l'impuissance de la justice devant l'étendue du crime.
Les morts sont innombrables mais chaque agonie est individuelle. D'autre part, il n'y a à la barre que dix à cinquante témoins: or il est faux qu'on puisse comprendre toutes les agonies à partir de quelques témoignages. (aporie de Germaine Tillion).

L'histoire est un processus de généralisation. Le phénomène de "réfraction historique" fait perdre l'expérience individuelle.

En 1947, l'International African Institute de Londres lui demande les résultats de son travail effectué entre les deux guerres (travail interrompu par la guerre et l'entrée dans la Résistance. Germaine Tillion découvre alors qu'elle ne peut plus écrire comme avant, elle ne peut écrire un rapport purement objectif. Elle doit composer entre son ressenti et les données objectives de son expérience.
L'International African Institute refusera ce travail: travail impubliable, Germaine Tillion "raconte trop sa vie".

En 1956-57, elle retourne en Algérie. Là, elle pensait pouvoir séparer l'étude de la vie, mais elle découvre que les deux sont inséparables. Dilemme: beaucoup de ses anciens amis de la Résistance sont militaires tandis qu'elle se reconnaît dans la cause algérienne. Elle disait drôlement qu'elle avait pris en cinq ans (1940-1945) l'habitude d'être du côté des "terroristes".

Elle est élue à l'Ecole des Hautes Etudes. Elle rédige un livre dans lequel elle tente d'expliquer qu'il n'est pas possible de continuer à faire des études ethnologiques de la façon détachée qu'elle a apprise. Car si d'une part il y a bien accumulation de données et de faits, d'autre part il y a transformation de celui qui accumule ces données, transformation par ces données ou le fait de les accumuler.
Elle décide alors de systématiser sa démarche de 1947 et de démontrer qu'il est vain d'aspirer à la pure objectivité. Pour connaître les autres, il faut que ceux qui vivent apprennent à regarder, ceux qui regardent apprennent à vivre.

L'information n'est pas la connaissance. La connaissance est le résultat d'une interaction entre le sujet (qui devient autre) et l'information (qui devient sens).
Les faits seraient à la partition musicale ce que l'expérience humaine est à la gamme. Les deux sont nécessaires.

Germaine Tillion ne publiera pas ce livre, peut-être parce que c'était l'époque du règne progressant du structuralisme. Ce sont ces notes qui vont être publiées (si j'ai bien compris).

Vers la fin de sa vie elle publiera un autre livre sur Ravensbrück en mélangeant son témoignage à celui d'autres personnes. L'absence de parti pris est impossible.

Vers la fin de sa vie, plusieurs livres d'entretiens sont publiés. Elle dira dans le dernier que ce qu'elle préfère dans les livres des autres, ce sont les moments où ils parlent d'eux-mêmes, et qu'elle l'aura fait finalement peu — peut-être par pudeur.



1 : Dans la discussion de la fin, Compagnon fera remarquer qu'ils ont peut-être été échaudés par le précédent constitué par Jean-Norton Cru.

Car c'est mille fois dommage de ne jamais dire ce qu'on ressent

Mais il voulait arriver avec quelque chose dans les mains. Des fleurs? Oui, des fleurs, puisqu'avec les bijoux il n'était pas sûr de son choix. Plein de fleurs, des roses, des orchidées, pour célébrer ce qui, de quelque point de vue qu'on le considère, représentait un événement. Ce sentiment à son égard qu'il avait éprouvé en pensant à elle, pendant le déjeuner, lorsqu'ils avaient parlé de Peter Walsh. Eux deux ne se le disaient jamais, ne se l'étaient pas dit depuis des années. Ce qui, se dit-il en attrapant ses roses rouges et blanches (un gros bouquet dans du papier de soie), est la plus grande erreur qu soit. Vient un moment où l'on ne peut plus le dire. On est trop timide pour ça, se dit-il en empochant sa petite monnaie, en repartant, avec son gros bouquet qu'il serrait contre lui, pour Westminster où il allait déclarer tout de go, en un mot comme en cent (tant pis pour ce qu'elle penserait de lui), en lui tendant ses fleurs, «Je t'aime». Pourquoi pas? Franchement c'était un miracle, quand on pensait à la guerre, et à ces milliers de pauvres types, avec en principe la vie devant eux, qu'on avait mis au trou, et à qui on ne pensait déjà plus. Lui, regardez, il traversait Londres pour aller dire à Clarissa, en un mot comme en cent, qu'il l'aimait. Chose qu'on ne dit jamais, pensa-t-il. En partie par paresse, en partie par timidité. Et Clarissa – il lui était difficile de penser à elle; sauf par à-coups, comme au déjeuner, lorsqu'il avait eu une vision d'elle si nette; et de leur vie. Il s'arrêta au croisement; et il répéta, car il était par nature simple, plutôt innocent, en homme qui a fait des randonnées, qui a tenu un fusil; car il était entêté, et opiniâtre, en homme qui a soutenu la cause des opprimés et suivi son instinct à la Chambre des communes; car il était protégé par sa simplicité, et en même temps plutôt taciturne, plutôt raide; étant tout cela, il répéta que c'était un miracle qu'il ait épousé Clarissa; sa vie entière était un miracle, pensa-t-il, hésitant à traverser. Mais ça le mettait hors de lui de voir des gosses de cinq à six ans traverser Piccadilly tout seuls. La police aurait dû immédiatement arrêter la circulation. Oh, il ne se faisait pas d'illusion sur la police londonienne. Il avait une liste longue comme ça de leurs fautes professionnelles. Et ces marchands de quatre-saisons, à qui on ne permettait pas de garer leur voiture dans les rues. Et les prostituées, Dieu sait que ce n'étaient pas à elles qu'il fallait s'en prendre, ni aux jeunes gens, mais à notre système social détestable, etc. Il ruminait tout cela, on pouvait le voir ruminer tout cela, silhouette grise, obstinée, élégante, soignée, cependant qu'il traversait le parc pour aller dire à sa femme qu'il l'aimait.
Car il le lui dirait, en un mot comme en cent, dès qu'il entrerait dans le salon. Car c'est mille fois dommage de ne jamais dire ce qu'on ressent, se dit-il en traversant Green park et en observant avec plaisir qu'à l'ombre des arbres des familles entières, des familles pauvres, prenaient leurs aises; avec des enfants les quatre fers en l'air, ou buvant au biberon; des sacs en papier qui traînaient— et que pouvait facilement ramasser (si cela dérangeait les gens) un de ces gros types en livrée.
[…]
Virginia Woolf, Mrs Dalloway, p.213-214, traduction Marie-Pierre Pasquier, édition Folio.

Les archives de Guy Debord ne quitteront pas la France (pour le moment)

JO du jour

Avis no 2009-01 de la Commission consultative des trésors nationaux
NOR : MCCF0902409V
Saisie par la ministre de la culture et de la communication en application de l’article 7 du décret no 93-124 du 29 janvier 1993 modifié relatif aux biens culturels soumis à certaines restrictions de circulation,
Vu le code du patrimoine, notamment ses articles L. 111-2 et L. 111-4 ;
Vu le décret no 93-124 du 29 janvier 1993 modifié relatif aux biens culturels soumis à certaines restrictions de circulation, notamment son article 7 ;
Vu la demande de certificat d’exportation déposée le 30 septembre 2008 relative aux archives personnelles (ensemble de manuscrits et de documents divers) de Guy Debord, vers 1950-1994 ;

La commission régulièrement convoquée et constituée, réunie le 21 janvier 2009 ;

Après en avoir délibéré,
Considérant que les biens pour lesquels le certificat d’exportation est demandé sont un ensemble exceptionnel d’archives personnelles de Guy Debord (1931-1994), essayiste et réalisateur français, principalement connu pour avoir été le fondateur de l’Internationale situationniste, mouvement de pensée avantgardiste dans le sillon des courants dadaïste, surréaliste et lettriste ; que cet ensemble est composé de manuscrits et de documents divers, triés et organisés par Guy Debord, qui n’a conservé que les pièces considérées par lui comme essentielles pour la compréhension de son œuvre ; que les dossiers constitués contiennent l’ensemble des états préparatoires puis définitifs de ses oeuvres, des premiers jets sur fiches jusqu’aux épreuves corrigées, en ce qui concerne les ouvrages, et au découpage, en ce qui concerne les films, notamment pour son ouvrage majeur, La Société du spectacle (1967) ; que ces archives, couvrant les années 1950 à 1994, sont demeurées encore largement inexploitées et représentent un matériel précieux pour la recherche ; que ces documents, qui illustrent le processus créatif complet de la pensée de l’auteur, permettent d’appréhender sa façon assidue de travailler, sa grande érudition et son style, héritier des plus grands classiques, mis au service de son analyse critique de la société moderne ; qu’il faut souligner la rareté d’un tel fonds intégral, resté dans un parfait état de conservation, dans la mesure où il n’en existe aucun dans les collections publiques françaises recouvrant si largement un même courant de pensée ; que cet ensemble s’avère unique pour l’étude de la genèse de l’oeuvre de Guy Debord, l’un des penseurs contemporains les plus importants, et capital dans l’histoire des idées de la seconde moitié du XXe siècle ;
Qu’en conséquence cet ensemble d’oeuvres présente un intérêt majeur pour le patrimoine national du point de vue de l’histoire et de l’art et doit être considéré comme un trésor national ;
Emet un avis favorable au refus de certificat d’exportation demandé.

Pour la commission :
Le président,
E. HONORAT

10 février 2009 : moi continu, moi discontinu

Le compte-rendu plus qu'exhaustif est chez sejan.

Peut-on ne pas raconter sa vie?
Ricœur
Galen Strawson : deux thèses: la thèse psychologique, descriptive (nous vivons la vie comme un récit) et la thèse éthique, prescriptive (Vis ta vie comme un récit.)

Cela rejoint Sartre dans La Nausée. C'est la théorie de Roquentin: l'être humain cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait mais il faut choisir: vivre ou raconter. Si le récit intervient avant la vie (l'essence avant l'existence), il y a alors "mauvaise foi" (sartrienne): on abandonne sa liberté, qui est l'éventail des possibles à tout instant.
Sartre est contre cette thèse d'un récit précédant la vie. La liberté fait que l'existence est ce qui nous affranchit du récit.

La Nausée propose une autre théorie du récit, qui est celle d'Anny. C'est une vie discontinue, qui ne reprend que les moments privilégiés pour former un récit poétique.

La thèse psychologique implique donc un jugement éthique: vivre sa vie comme un récit, c'est bien ou c'est mal. Pour Sartre (La Nausée, Les Mots), c'est mal.
Mais il est possible de penser l'inverse: pour bien vivre, il faut concevoir sa vie comme un récit. La thèse éthique est une ascèse, ainsi que l'exprime Michel Foucault dans une lettre: le récit de vie implique la maîtrise de soi.
Ou comme disait Cicéron, «s'il ne se passe rien, écris pour le dire».

Paul Ricœur a lui aussi introduit une dichotomie, entre identité idem et identité ipse. L'identité idem (sameness), ou mêmeté, pour la continuité du récit de vie, plutôt du côté de la thèse psychologique, et l'identité ipse (selfness), l'ipséité, le propre de la personne à travers son nom.

Aujourd'hui on tend à rassembler les deux façons de voir: seule la narration assure la coïncidence des deux identités, le moi continu, diachronique, et le moi discontinu, épisodique.

Il s'agit de la vieille querelle entre Bourget et Thibaudet. Bourget en tenait pour un roman composé, avec un début, un milieu, une fin, avec pour modèle La princesse de Clèves. C'est la définition du romanesque.
Thibaudet préférait le roman déposé, le récit épisodique, qui gonfle et déforme le roman de l'intérieur. L'exemple en est L'Education sentimentale.

Donc une vie vécue comme un roman ne veut pas dire la même chose selon qu'il s'agit d'un roman déposé ou composé.

Montaigne, Stendhal, Proust, les trois auteurs apparaissant dans le titre du cours cette année: auteurs "épisodiques". Ils montrent un moi discontinu.
Contre-exemples (les moments où le moi est continu): les moments de la honte (la honte arrête le temps). Exemple du vol du ruban chez Rousseau: la honte reste brûlante des années après, comme si elle datait de la veille.

Stendhal est un auteur qui ne connaît pas la honte, ainsi qu'on le voit dans Vie de Henri Brulard. Il s'agit d'un récit de vie épisodique, avec des événements contradictoires. Jamais de honte, car à tout moment, il s'agit d'un autre moi que le moi précédent.

Journée Queneau le 31 janvier 2009

Voir le compte rendu sur Blog O'Tobo (mémotechnique: blague à tabac).

Note de bas de billet de blog (NBBB): AVB dans le billet d'Elisabeth Chamontin signifie "Amis de Valentin Brû". Celle-ci a écrit dans le dernier bulletin une critique de Zazie dans le métro en BD par Clément Oubrerie qu'elle a développée au cours de cette journée.

séminaire n°5 : Jean-Louis Jeannelle – Les mémorialistes sont-ils de bons témoins de notre temps ?

Le compte-rendu de sejan.

Quelle différence entre un témoin et un auteur de journal?

Dans Notre jeunesse, Charles Péguy a publié les archives de la famille fouriériste. C'est l'histoire d'une vie de tous les jours, la mise en scène de la mystique républicaine.

Le témoin apparaît dans les cas de danger ou d'urgence, en face d'une audience qui n'écoute pas. Il s'adresse aux survivants posthumes.

Les genres à la première personne prennent des formes très variés: journaux, autobiographies, etc. Parmi les mémoires, citons, Les Mémoires d'un révolutionnaire de Victor Serge et Mémoires de guerre de Charles de Gaulle.

Pourquoi les mémorialistes ont-ils perdu de leur importance aujourd'hui? On leur préfère le récit de survivants. Catherine Coquio a analysé ces récits, il s'agit du récit de survivants de catastrophe, dès la première guerre mondiale.

Les premiers témoignages ont pris la forme de mémoires, de Vies majuscules, depuis Commynes.
Cette tradition commence à glisser à partir de la Commune. Louise Michel appelle ses souvenir des mémoires, mais elle glisse déjà vers le témoignage. En effet, Louise Michel ne possède pas de statut social reconnu, elle raconte simplement une expérience marquante destinée à interpeller le lecteur; à la différence du mémorialiste qui possède une autorité préalable, qui jouit d'un statut et vise un consensus.
Les Vies majuscules s'opposent aux vies bouleversées, les autobiographies aux témoignages. Les deux modes ont agi sur les représentations d'une époque.

Les critères contemporains privilégient le témoin qui a souffert dans sa chair aux dépens du mémorialiste qui a une position sociale.

exemple d'un mémorialiste: De Gaulle

De Gaulle a assumé la plus haute fonction que peut s'assigner un mémorialiste. Son parcours de vie donne sens à l'histoire et vice-versa: dans ses mémoires, il va superposer son histoire à celle de son pays. Son parcours de vie est exemplaire (a valeur d'exemple) par sa représentativité historique et la rectitude politique de l'homme.

Raymond Aron a dit que la grande guerre manquait de héros (d'individus). De Gaulle, la vie de de Gaulle, donne sens à l'histoire du pays. De Gaulle va opérer une reconstitution en trois temps: - la trangression et la chute (l'appel)
- la lente recherche de l'unité
- le salut
Ses trois temps sont organisés dans le sens d'une dynamique.

Les Mémoires racontent le mémorable: le désastre national, la vacance du pouvoir;
le témoignage raconte la catastrophe: il est porteur d'une vérité beaucoup plus fragile, dépouillé de tout.

De Gaulle est un mémorialiste singulier: il va prétendre être tout quand il n'est rien, il va s'inscrire dans un cadre national, dans une ambition nationale. La mort, les morts, ne sont considérés que comme des dommages collatéraux. Même la persécution des juifs n'est jamais envisagée dans sa singularité.
Pour De Gaulle, il s'agit de préparer la réconciliation. Il remonte d'ailleurs à Agrippa d'Aubigné. Il s'agit de suturer les divisions.

On peut songer à d'autres mémorialistes: Simone de Beauvoir (La Force des choses), Malraux en 1943, Hélie de Saint Marc, Elie Wiesel,...

un cas particulier: Victor Serge

Victor Serge présente un cas intermédiaire entre la vie bouleversée et la Vie majuscule.
On trouve dans Mémoires d'un révolutionnaire tout ce qu'on trouve dans des mémoires. Mais Serge décrit d'autre part la violence des systèmes politiques, son regard a été aiguisé par le système politique. Il analyse très tôt le génocide des juifs.
Toute personne nommée dans son texte sera mise en danger, et lui-même sera en danger de mort jusqu'à la fin. Il s'agit d'un récit nécro-historique, appartenant au "régime obituaire" (cf. Mémoires d'Outre-tombe).

Le mémorialiste est un témoin impliqué, et pour cela on s'en méfie aujourd'hui. Il endosse une posture de réserve en cas de drame national.
Les historiens lui préfèrent aujourd'hui les journaux intimes, les lettres. On préfère les témoins, nous vivons à l'âge du patrimoine.

3 février 2009 - Soudain, un contrepied

Le compte-rendu exhaustif est chez sejan.

2 écueils: l'absence de souvenirs et le souvenir-écran (quand une gravure, une image, se substitut au souvenir réel). Exemple donné par Sebald dans le premier chapitre de Vertiges.
Les récits de vie sont envahis par l'image. Omniprésence désormais de l'image. Ex : Sebald

Un autre exemple : Daniel Mendelsohn et Lost, traduit par Les disparus. L'auteur décide de mener une enquête pour savoir ce que sont devenus ses cousins de Pologne. Le livre contient également des images de sa quête à la recherche des témoins. Il s'agit d'une course contre la mort: ses témoins sont âgés, il faut les retrouver avant leur mort.
Il y a une lacune entre la recherche de ce qui s'est passé et les photographies des témoins. Ici se glisse l'irreprésentable. Ce qui s'est passé est irreprésentable.
A la fin, par hasard, alors qu'il allait abandonner, Mendelsohn retrouve la trappe derrière laquelle ses derniers parents s'étaient cachés et ont été découverts. La dernière photo est celle de la porte de la trappe; elle désigne un manque.

De nombreux ouvrages sont construits sur ce modèle.
Henri Racymow qui viendra dans deux semaines a écrit Reliques qui commence par une photo.
Il y a un risque de banalisation.

En France, deux filiations :
- celle des artistes, avec C. Boltanski (par ex: La vie impossible en 2001) et Sophie Calle et ses photographies de vie. La photo est d'ailleurs déjà dépassée puisque Sophie Calle est passée au DVD.
- celle des écrivains comme Denis Roche et Hervé Guibert. On est dans l'hypertextuel.

Annie Ernaux a écrit deux livres qui s'organisent autour de la photo : L'usage de la photo (2005) et Les années (2008). le premier montrent une douzaine de photos de vêtements tombés sur le sol avec chaque fois deux commentaires, un d'Annie Ernaux et un de Marc Marie. Le deuxième fait la même chose, mais les photo ne sont pas données. En revanche on a des chansons, des propos de table, les actualités politiques, sociales et culturelles.
Les photos sont des indices, mais des indices peu fiables. Travail d'enquêtes.
Annie Ernaux s'avoue fascinée par les taches de sang, de sperme, sur les draps, de vin sur les nappes, de doigts gras sur les meubles. La saleté est un résidus à examiner.

En conclusion, le problème de l'écrit de vie est le récit de vie. Celui-ci sélectionne et combine. L'écrit de vie est une reconstitution, il est toujours incomplet (au contraire du roman). Le récit de vie est une utopie.


Compagnon relève la tête : et c'est alors que je me suis demandé si cette aporie était vraiment une fausse piste: peut-on réellement éviter de raconter sa vie? La vie n'est-elle pas un récit?
Vivre sa vie comme si elle était un récit.
Une vie réussie : celle qui a tout moment a l'unité d'un récit.
Mais la réduction de la vie au récit mène à l'angoisse. cf Roquentin dans La Nausée.

27 janvier 2009 - L'importance de la photographie

Le compte-rendu plus qu'exhaustif est chez sejan.

Donc pour Barthes et Robbe-Grillet, raconter c'est tout de suite "une vie reçue" à la façon d' "une idée reçue".

Nadja (1927) et surtout sa préface, appelée avant-dire et publiée en 1963, postule l'incompatibilité de la littérature et de la vie. Vanité de l'écriture de soi.

On trouve dans l'incipit les deux expressions "qui suis-je?", "qui je hante".
Et dans la partie centrale: qui vive?
Le livre exprime la haine du temps passé à écrire. "Témoin hagard": point de vue de ce que je hante.

  • deux remarques

1/ Blanchot dans Le Livre à venir condamne le journal intime. Mais pas Nadja, car Nadja est un récit, et Blanchot agrée les récits. Or Robbe-Grillet utilise la fable, Barthes le fragment pour leur récit de vie. Blanchot rejette ce modèle romanesque. Il accepte Nadja qui utilise la photographie. => il y a donc une contradiction sur le récit: le récit est-il impasse ou solution?

Il faut tenir compte du changement d'époque: 1950 Blanchot pouvait trouver Nadja sublime; en 1970, Barthes et Robbe-Grillet étaient suspects.

Pour Blanchot, le récit commence avec l'impuissance du témoignage. On raconte ce qu'on ne peut rapporter. Le récit est une solution.
Robbe-Grillet : le tissu vivant des détails
Barthes : tissu du texte. trame, colmater pour raconter l'irreprésentable, aplatir la notation.
Blanchot: le récit déchire le tissu du récit ordinaire de la vie.

La vie pour Blanchot : un événement qui tranche la vie. Surprise, hasard, précipice.
La vie pour Barthes: un incident du corps, c'est inénarrable. Barthes n'aime pas les surréalistres : ils ont manqué le corps.

2/ Nadja utilise les photos pour la première fois. La photo porte témoignage. Nadja, ce sont des écrit de vie avec photographies.

L'un des meilleurs écrivains découvert par Compagnon ces derniers temps: W. G. Sebald. Les Emigrants: 4 nouvelles; Austerlitz
Ne seraient-ils pas à l'origine du récit avec photos? Les photos sont disséminées dans le texte et non illustratrives. Or toute photo tire vers la mort, comme nous l'apprend par exemple la Shoah et sa non-représentation (ce qui manque à la Shoah, ce sont des photos).
Le premier texte de Sebald s'intitule Vertiges, en 1990. Il commence par un texte d'Henri Burlard qui évoque les chevaux de Napoléon — morts le long d'un col de montagne.
Ainsi, derrière les photos de vie se trouve déjà Stendhal.

séminaire 3 : Bernard Sève - Témoin de soi-même? Modalités du rapport à soi dans les Essais de Montaigne.

Je continue à ne noter que quelques pistes pour moi-même (des références, principalement) sans beaucoup me préoccuper des articulations logiques et vous renvoie à sejan pour une recension minutieuse et parfois plus qu'exhaustive.


20 janvier 2008

On a souvent dit que Les Essais avait une dimension picturale (faire son portrait, cf. D. Arasse).

Ici, une autre approche: Montaigne témoin de lui-même, dans sa force (les actes) et sa faiblesse (les cogitations informes)

Les Essais : oralité. Ils ont souvent été dictés => la vraie forme du témoignage.

Montaigne était magistrat: on remarque l'importance du style judiciaire et les traces de la procédure.
Pas de trame dans les témoignages déposés en justice: c'était interdit par le code de procédures. La parole était erratique par obligation.
rappelle (ou explique) le style judiciaire des Essais. Ajout de majuscules (correction de Montaigne sur les manuscrits) au milieu des phrases pour marquer des scanssions, marquer le rythme de la voix.

3 sortes d'historiens: ceux qui fournissent tout en vrac, ceux qui sont excellents, et entre les deux, ceux qui gâchent tout en en faisant trop.

20 janvier 2009 - Trois tentatives d'écritures personnelles contemporaines.

Le compte-rendu exhaustif est chez sejan.

  • Alain Robbe-Grillet. Le Miroir qui revient - paru en 1983

Pas le seul. Egalement Nathalie Sarraute dans Enfance, la même année.
Robbe-Grillet : a commencé Le Miroir qui revient en 1976, l'a abandonné, l'a repris en 1983. Entre les deux, il était devenu possible de tenir son journal. C'est une démarche plutôt étrange de la part d'un auteur qui se voulait contestataire. Pourquoi attendre que cela devienne possible?
Solution trouvée: réécrire le passé comme subversif. Donner une autre cohérence au Nouveau Roman: "je n'ai jamais parlé d'autre chose que de moi" déclare (à peu près) Robbe-Grillet. Les Gommes, La Jalousie, c'était déjà de l'écriture personnelle. => Le passé est réécrit pour le rendre cohérent avec le présent.

Clive James, romancier australien, dans l'incipit de Unreliable Memories : l'incipit annonce que les premiers romans sont souvent des autobiographies déguisées, ceci est un roman déguisé.

Préjugé de Robbe-Grillet (à propos de Stendhal): l'abondance et la rapidité, l'absence d'efforts sont synonyme d'absence de qualité.
Pour Robbe-Grillet, l'écriture falsifie l'existence par le canon romanesque qui suppose une sélection et une simplification. L'utilisation de l'imparfait, de l'adjectif, les liens de causes à conséquences sont autant d'interprétation, relèvent de l'idéologie de l'interprétation.
On retrouve ici les critiques de Valéry pour Pascal: trop beau pour être vrai.
cf. Benveniste : il y a deux temps, celui du discours et celui de l'histoire.

La vie racontée devient romanesque, "toute réalité est indescriptible" => procès des formes littéraires.
Il n'y a pas d'issue. Robbe-Grillet décide d'organiser des fables.

  • Roland Barthes par Roland Barthes : "Tout ceci doit être considéré comme dit."

Ce n'est pas la même tactique car l'ennemi n'est pas le même: l'ennemi, c'est le récit.
1968 : annonce de la mort de l'auteur
1971 : apparition des biographèmes dans S/Z et retour amical de l'auteur. L'auteur n'organise pas de cohérence forte, il organise ou met en scène le liens entre quelques détails ténus. Il y a pluralité de détails.

Georges Gusdorf, spécialiste de l'autobiographie, a été très dur pour RB par RB'': c'est une parodie d'autobiographie, une fuite, sans recherche de cohérence, sans récit. Il s'agit de fragments non sertis. Pas de récit (on pense à Proust qui a passé la fin de sa vie à sertir les passages qu'il avait déjà écrit.)

Fragments non sertis, pas de récit : c'est ce à quoi on assiste aujourd'hui.

  • Najda de Breton: pour la semaine prochaine. Apparition de la photographie comme élément central.

La Légende du grand Inquisiteur d'après Dostoïevski

Benoît Lepecq a décidé de mettre en scène le chapitre 5 du livre V des Frères Karamazov dans la traduction de Markowicz, aux éditions Actes Sud.

Le café se trouve à l'angle de la rue Jean-Pierre Timbaud et de la rue Saint-Maur, à deux pas de l'ancienne adresse de Matoo. Le spectacle est très discrètement annoncé. Renseignements pris, il faut attendre 18h45: à cette heure-là, Delphine nous installera.
A l'heure dite, nous descendons dans une cave qui me fait penser à la petite salle de la Maison de la poésie. J'aime beaucoup ces petites pièces qui permettent d'être très proches des acteurs, dans mon expérience elles n'admettent pas la médiocrité (c'était en tout cas ainsi à la Maison de la poésie: les spectacles de la petite salle était bien meilleurs que ceux de la grande).

Cave voûtée, pierre, bancs de bois recouverts de velours rose ou violet, quelques chaises, trente places peut-être. Nous nous répartissons stratégiquement dans la salle, le plus grand derrière.
Au sol courent des bougies pour former une croix.
A 19 heures les lumières s'éteignent. Un personnage entre sur la scène scène éclairée par les bougies, habillé simplement en pantalon et pull sombres et commence directement son monologue : «Sais-tu que j'ai composé un poème l'année dernière?» Et les phrases se déroulent, sans accroc, persuasives, inquiétantes, images de l'enfer, de l'oubli de Dieu, de la Vierge implorant le pardon des pêcheurs malgré le supplice de son Fils, images de bûchers, de la place de Séville, du Christ tranquille se promenant parmi les badauds («tous le reconnaissent»), du grand Inquisiteur.

Est-ce à ce moment que l'acteur enfile la robe écarlate de l'Inquisiteur? je ne sais plus exactement. L'acteur s'est retourné, chasuble, gants, cagoule, chapeau plat, c'est allé vite. J'observe l'ourlet de la robe, dangereusement proche du bas des bougies qui animent la robe de reflets. Le visage est dans l'ombre, inquiétant, seul les traits saillants accrochent la lumière. C'est sobre et efficace.

Jésus est en prison. Le texte a été transformé en monologue : «Tu me dis que…» Le grand Inquisiteur se fait de plus en plus inquiétant, sa voix change, devient plus profonde, s'enfle de colère. C'est réellement impressionnant.
La liberté, le pain, la bassesse, le diable dans la sainte Inquisition, et le doute: après tout, il en est peut-être ainsi. La cave perd de sa substance, rôde la présence de l'Absent. Quel texte étrange.


Benoît Lepecq joue cette pièce chaque dimanche jusqu'au 26 avril au Chat noir, 76 rue Jean-Pierre Timbaud.
Deux représentations supplémentaires sont prévus dans les Yvelines: le 2 février la Maison de la Poésie de Guyancourt à 20h et le 5 février à l'Institut Marcel Rivière de La Verrière (20h également).


PS : René Girard commente ce passage dans Critiques dans un souterrain.

Un train traverse la nuit

Oulipo jeudi soir. Queval et l'alexandrin de longueur variable.

Avouons que cette séance ne m'aurait été d'aucune utilité si Elisabeth n'avait expliqué:
«Tout l'art des alexandrins de longueur variable est de jouer sur les diérèses et les synérèses: Un té èr a i èn traverse la nu-it.»

Et de douze. C'est tout simple, en fait.

séminaire 2 : Franck Lestringant - Témoigner au siècle des Réformes : le témoin et le martyr

Ceci ne sont que des notes pour moi-même. Je vous renvoie à sejan pour une recension minutieuse.


13 janvier 2008

Agrippa d'Aubigné (protestant) : «Ce n'est pas la peine qui fait le martyr, c'est la cause.»

Toutes les victimes ne sont pas martyrs. On songe aux homosexuels qui se sont suicidés en silence. Avec Corydon, Gide espère écrire un témoignage qui sauvera des vies.

l'histor / le martus : l'historien / le martyr
- l'historien: celui qui a vu. Un œil qui écrit. Il pèse les deux parties, ajoute le passé au présent et se tourne vers l'avenir.
- le martyr : une vérité engagée.

François Hartog pense qu'à notre époque le témoin tend à prendre le pas sur l'historien.

13 janvier 2009 - La littérature doit être impersonnelle

Le compte-rendu exhaustif est chez sejan.

Blanchot: s'il y a de la vie, il n'y a pas d'œuvre. Ecrire la vie: une naïveté. La vie ne précède pas la littérature.
Le langage est le non-moi, ce qui ne coïncide pas avec le moi.
Blanchot après 1940: "absence d'être". «Je me nomme, c'est prononcer mon chant funèbre».
cf. Brunetière: la littérature est impersonnelle. Blanchot note à propos de Kafka: Kafka remarque dans son journal qu'il est entré en littérature dès qu'il a pu substituer le il au je.
Blanchot: «Celui qui ne fait rien de sa vie écrit qu'il ne fait rien et voilà donc quelque chose de fait.»

Pourquoi des gens comme Virginia Woolf ont tenu un journal? Parce que la littérature fait peur. On conserve un journal pour garder un contact avec soi.

Amiel dit: le journal, c'est la méditation du zéro sur lui-même.
Le journal est un piège. Il donne l'impression d'écrire et de vivre alors qu'en fait on n'a ni écrit ni vécu. Blanchot parle de "paresse ocuppée» dans Faux pas.

Il y a un manque de sincérité dans le journal. Ecrire je suis seul suppose déjà un lecteur. Pour Blanchot, la littérature à la première personne est un paradoxe. Valéry trouve les Pensées de Pascal trop belles dans les formes: l'auteur ment.
Valéry: «il ne faut pas confondre l'homme qui a fait l'ouvrage avec l'homme qu'elle fait supposer.

Alias de Maurice Sachs

Ce livre fait partie des livres cités dans L'Amour l'Automne. Je n'y ai trouvé aucune phrase qui puisse m'être utile dans mon identification des sources, mais je ne regrette pas ma lecture : c'est un livre drôle et grave, totalement invraisemblable et loufoque dans son ensemble mais juste localement. Les observations sont amusantes, fines et exactes, avec quelque chose de proustien (voir l'extrait ci-dessous) et tandis que le ton — l'humour — est celui du cliché, on n'y tombe jamais.
La fin du livre nous montre Alias (le héros) sur le point de devenir celui qu'il a rencontré au début du livre, dans cette temporalité circulaire toujours dérangeante.
Ce livre vite lu ne sera sans doute ni relu, ni oublié.
Même la personne la moins au fait de la psychologie humaine eût compris que Mme Charpon vivait un des plus doux moments de sa vie, qu'elle touchait enfin à sa victoire. Et le bonheur était en elle, ineffable, car il n'est de joie plus forte que celle de la revanche. Combien de grandes vies n'ont eu d'autres moteur! Et combien il y a peu de joies comparables à celles qu'on éprouve lorsque après une longue attente on atteint enfin à la situation à laquelle personne ne vous croyait plus capable d'atteindre. Il faut avoir entendu notre père dire: «Toi qui ne sais rien...» Notre employeur dire: «Vous qui n'arriverez jamais à rien...» Notre meilleur ami écouter avec un sourire las l'exposé de nos plus chers projets, il faut avoir vu des années sur tous les visages une amabilité non exempte de doute, une apparence de confiance mêlée toujours d'une profonde méfiance. Il faut avoir follement espéré l'impossible, accepté de savoir seul que l'impossible était possible encore pour comprendre toute la joie d'une revanche. Ô jeune poète dont on moquait dans ta province la poésie, mais qui vieillard as rapporté chez toi la Légion d'Honneur, ô fils d'épiciers qui es entré à l'Académie Française, on vous pardonne votre enfantin attachement à ces institutions périmées puisqu'elles sont votre revanche sur vos parents incrédules, sur vos voisins railleurs, et sur vos propres faiblesses, car si la revanche est douce en ce qu'elle venge d'autrui, elle est plus douce encore en ce qu'elle venge de soi-même.

Maurice Sachs, Alias, (1935), p.100-101 dans L'Imaginaire Gallimard.



Intérêt pour L'Amour l'Automne: les rimes autour de la sonorité "Sachs", l'entourage de Sachs (en particulier Max Jacob, nom générateur ou géminal), l'évocation du double avec ''Alias''.

Catcheur poilu



Jim Londos & Herbert Hoover par Miguel Covarrubias (grâce à Gunther).

(Je me souviens de discussion à l'hôtel du Bastard, Didier et Denis faisant l'anthologie des tableaux du XVIIe et XVIIIe siècle comportant des poils masculins... Nous en étions à l'armagnac (région oblige) et c'était très amusant.)

Des vœux, enfin

POESIE UTILITAIRE

Pour cheminer de concert, chers amis lecteurs,
le long de cette année, nous présentons ici,
avec nos vœux sincères, ce qui nous tient à cœur :
Idées pour décorer, trucs et astuces aussi,
Salon, salle à manger, salle de bains, entrée.
Il n'est jusqu'au garage qui ne sera cité.
Recettes pour embellir aussi le jardin, car
Dans le numéro suivant nous vous offrirons
En cette fin d'hiver, quatre pages sur l'art,
la façon de cultiver lys et potiron.
Après les cheminées, les sièges et les toitures,
Maisons et maisonnettes, stores, volets roulants
Après le fer forgé, papiers peints et serrures,
Il nous faudra enfin, pour « être dans le vent »,
Saluer la venue de nouveaux matériaux.
Osons-nous espérer qu'en cette année nouvelle
Nous vous verrons toujours plus nombreux et fidèles?
Plaisir de la Maison

Abraham Moles, Psychologie du kitsch, (1971) p.111


Et des résolutions.

Introduction au thème des séminaires : le témoignage

Je continue à ne noter que quelques pistes pour moi-même (des références, principalement) sans beaucoup me préoccuper des articulations logiques et vous renvoie à sejan pour une recension minutieuse et parfois plus qu'exhaustive.

6 janvier 2008

En l'absence d'intervenant, Antoine Compagnon a profité de la seconde heure pour introduire le thème des séminaires de cette année: les témoignages.

Le témoignage: ne pas se présenter comme un exemple, mais comme un exemplaire.[1].

Le témoignage transporte dans le temps et l'espace.
La problématique du témoignage est très bien expliquée dans les premières lignes de Journal d’un homme de quarante ans de Jean Guéhenno. (1934)
L'écriture du témoignage naît avec les tranchées de 14-18.

A la lecture d'un témoignage, il n'est pas possible pour le lecteur de faire la part entre le type (général, lieu commun) et le tic (idiosyncrasie, anecdote).

D'après Chateaubriand dans ltinéraire de Paris à Jérusalem, les qualités d'un témoignage sont la fidélité, la neutralité, l'exhaustivité.
Montaigne veut un témoin simple, pas trop instruit, afin d'éviter l'amplification, la littérature.

autopsie: voir par soi-même.
Elizabeth Loftus en 1979 a démontré la faiblesse des témoignages dans Eyewitness testimony.
Compagnon cite également Témoins de Jean Norton Cru, qui montre comment les mêmes mythes traversent les récits des poilus.

Notes

[1] Le témoignagne est donc pris ici comme le récit de personnes inconnues, n'ayant rien de remarquable, sans légitimité politique ou artistique qui expliquerait qu'elles écrivissent des mémoires.

6 janvier 2009 : faire de sa vie une œuvre

Je ne ferai pas de compte-rendu exhaustif cette année, mais un seul et même post repris de semaine en semaine reprenant les quelques idées et références que je pense pouvoir m'être utiles.
Pour quelque chose de complet, voir sejan.

Barthes n'a pas prononcé le 19 janvier 1980 les mots qu'il avait prévus de prononcer et que l'on trouve aujourd'hui dans la version publiée de son cours Préparation du roman.
Faire de sa vie une œuvre: Chateaubriand, Proust, Stendhal, Gide, Montaigne.
L'écriture n'est plus l'enregistrement de la vie qui passe, mais la transformation de la vie par l'écriture. Il s'agit d'écrire la mort.

Pourquoi Barthes n'a-t-il pas prononcé ces phrases? L'écriture biographique était alors très mal vue dans les milieux qui l'entouraient, à droite comme à gauche.
On accusait les écritures du Moi
- soit de trop raconter le Moi (abus. critique de droite. maître à penser: Julien Benda avec La littérature byzantine.)
- soit de ne pouvoir le faire (aporie. critique de gauche. maître à penser Maurice Blanchot)

Benda reprenait une réflexion de Brunetière dans un article paru dans La Revue des deux mondes, "L'écriture personnelle". Brunetière y démontrait que l'écriture personnelle s'attache à l'individu contre le général, à l'anecdote (le bizarre) contre le lieu commun.

Une troisième voie est offerte par Jean Paulhan qui dans Les fleurs de Tarbes propose de partir du lieu commun à la recherche de la littérature.

Un peu de cuistrerie : je prévois deux citations à venir, une de Barthes «Dès lors le but de tout ceci n'est-il pas de se donner le droit d'écrire un "journal"?» ("Roland Barthes par Roland Barthes", p.90) et une de Proust «[...] c'est ici que je [Odette] travaille» (sans d'ailleurs préciser si c'était à un tableau, peut-être à un livre, le goût d'en écrire commençait à en venir aux femmes qui aiment à faire quelque chose et à ne pas être inutiles)» (A l'ombre des jeunes filles en fleurs p 616, Pléiade T1).

Correspondance entre Gustave Flaubert et George Sand

29 décembre 2008

Cette correspondance est une sorte de miracle: qu'on ait retrouvé tant de lettres, qu'on les ait réunies, qu'elles soient si soigneusement annotées par Alphonse Jacobs que chaque événement prenne sens.
C'est superbe d'élan et de tendresse, cela provoque le regret intense qu'on écrive plus ainsi, franchement, intensément, en vidant son cœur sans coquetterie, sans s'excuser et sans timidité.
Ce qui se dit est d'une certaine façon toujours la même chose: la santé, la nature, les saisons, la famille, les pièces en train de s'écrire ou de se monter pour Sand, le travail, les recherches, les indignations et les colères pour Flaubert qui réclame de la Justice dans l'art, qui affirme que la cause de la Justice a perdu contre la doctrine de la Grâce, et que c'est ce qui pourrit la société française.
Et puis les morts, les morts.


A la dixième lettre échangée, Sand écrit déjà à Flaubert:

Apportez l'exemplaire [de Monsieur Sylvestre, de Sand]. Mettez-y toutes les critiques qui vous viennent. Ça me sera très bon, on devrait faire cela les uns pour les autres, comme nous faisions Balzac et moi. Ça ne fait pas qu'on se change l'un l'autre, au contraire, car en général on s'obstine davantage dans son moi. Mais en s'obstinant dans son moi, on le complète, on l'explique mieux, on le développe tout à fait, et c'est pour cela que l'amitié est bonne, même en littérature, où la première condition d'une valeur quelconque est d'être soi.

Sand à Flaubert, Correspondance p.64, édition Flammarion (1981)

On apprend des détails sur Sainte-Beuve, on découvre l'esprit voltairien de Flaubert, l'énergie de Sand et sa fatigue dès que sa santé flanche, on se dit qu'il faudrait lire le journal des Goncourt — sacrées langues de vipère.

5 janvier 2009

- Flaubert redoutable lecteur. J'en viens à le soupçonner de n'écrire que pour pouvoir lire. Nourri de classiques : «Voilà ce que c'est de ne pas avoir lu les classiques dans sa jeunesse! S'il [Alexandre Dumas fils] avait lu les maîtres avant d'avoir du poil au menton, il ne prendrait pas Dupanloup pour un homme fort...» (p.440)
- guerre de 1870 : rupture d'équilibre. assombrissement sans retour de Flaubert. Sand âgée.

F: la colère. la Justice. la Science. contre le suffrage universel, aussi bête mais moins odieux cependant que la monarchie. écrire pour quelques-uns, une poignée.
Instruire d'abord la classe éclairée, le reste suivra. Opinion curieusement camusienne: «Ce qu'il nous faut avant tout, c'est une aristocratie naturelle, c'est-à-dire légitime. On ne peut rien faire sans tête. [...] La masse, le nombre, est toujours idiot. [...] Tout le rêve de la démocratie est d'élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli! Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions.» (351)

S: la patience. la justice inséparable de l'amour. républicaine sans illusion sur les hommes. écrire pour les ignorants, pour ceux qui ne savent rien.

F: Donner son opinion sur ses personnages serait une faute de goût.

Sand explique d'un mot ce que je ressens à la lecture de Flaubert: désolation. («Toi à coup sûr, tu vas faire de la désolation et moi de la consolation.» p.511)
C'est aussi ce que je ressens désormais avec Proust. Après leur passage il ne reste plus rien, que des ruines.

7 janvier 2009

Le travail d'Alphonse Jacobs m'ayant rempli d'admiration par sa précision et son humilité, je songeais à lui écrire quelques mots: le nouvel an, c'est pratique, ça permet d'être indiscret.
Il est mort.
«En juillet 1985, quelques mois avant de disparaître, Alphonse Jacobs écrivit à Bruneau: "Ne me plains pas, hein. Je ne le fais pas moi-même. Je crois que ma vie a eu une certaine utilité. J'ai fait au moins une chose qui, je crois, restera."» (cité par Julian Barnes au moment de la mort de Jean Bruneau).

Jules Vallès-Homère, Sarkozy-Mme de La Fayette, même combat ?

octobre 1871. Flaubert écrit :

Les trois degrés de l'instruction ont donné leurs preuves depuis un an. 1° l'instruction supérieure a fait vaincre la Prusse; 2° l'instruction secondaire, bourgeoise, a produit les hommes du 4 septembre; 3° l'instruction primaire nous a donné la Commune. Son ministre de l'Instruction primaire était le grand Vallès, qui se vantait de mépriser Homère.


note de bas de page : La tirade de Jules Vallès contre «le vieil Homère» avait paru d'abord dans L'Evénement du 17 février 1866, et fut reproduite peu après dans son livre La Rue, sous le titre «L'Académie». Vallès y disait entre autres: «Ah! ils me fatiguent avec leur vieil Homère! [... et terminait] sa diatribe par ce cri devenu fameux: «Et toi, vieil Homère, aux Quinze-Vingts!»

Correspondance entre Sand et Flaubert, édition Flammarion, p.351

Jean-Pierre Bobillot: le film

Suite au cours de ce mardi, Jean-Pierre Bobillot est passé en studio enregistrer quelques minutes de poésie sonore:

Sacrilège

« L'infidélité naît à la première virgule qu'on déplace», a dit avec raison M. Georges Lubin.1

Gustave Flaubert, Georges Sand, ''Correspondance'' - Préface p.18



Note
1 : Introduction aux œuvres autobiographiques de G. Sand (Paris, Bibl. de la Pléiade, 1970, p.XXIV).

Des éditions difficiles à trouver

Mon habituel blog à Paris signale que cinquante éditeurs seront présents à la Halle Saint-Pierre du du 10 décembre 2008 au 5 janvier 2009.

Les éditions L’Œil d’or et les éditions Passage Piétons invitent cinquante éditeurs :



À Rebours ; Anacharsis ; Art&fiction ; La Barque ; La Belle Gabrielle ; Bleu autour, Cause des livres ; Circa 1924 ; Chasse au Snark ; Cochon pendu ; Colophon ; Compagnie Créative ; Cochon pendu ; Cosa nostra ; Des Cendres ; La Diseuse ; Diantre !; Fondeur de briques ; L’Échappée ; L’Épure ; L’Escampette ; Frédéric ; Ginko ; Grandir ; Grèges ; Harpo & ; Image Son & Compagnie ; In 8 ; Isabelle Sauvage ; Lettr’ange ; Lirabelle ; L’Idée bleue ; Mare Nosrtum ; Michel Houdiart ; Monsieur Toussaint l’Ouverture ; Nuit Myrtide ; Organic ; Pegg ; Plonk et replonk ; Poursuite ; Recoins ; Ritagada ; Rougerie ; Le Passager Clandestin ; Le Sonneur ; Solo ma non troppo ; Trouvères & compagnies ; Vedrulla ; Yvette & Paulette ; Zédélé ; Zinc ; Zoom

The Roar of the Butterflies, de Reginald Hill

C'est l'autre série de Reginald Hill: Joe Sixsmith, PI. Il s'agit d'un détective privé, chauve, noir, petit, la trentaine, devenu PI après la fermeture d'une des usines de Luton.

La trame de cette série est toujours la même: Joe est placé dans un environnement qui n'est pas le sien, il passe son temps à faire des gaffes, à dire ce qu'il ne faut pas dire, à voir ce qu'il ne faut pas voir, à ne rien comprendre et à construire une solution à l'intrigue qui bien entendu n'est pas la bonne. Mais grâce à la sérendipité (Joe est un dieu de la sérendipité), à sa gentillesse (il est si gentil que c'en est presqu'un handicap), à son chat, à son amie, à ses amis, il s'en sort toujours et nous obtenons la véritable solution à l'énigme.
Cela signifie que l'auteur a conçu deux solutions à l'énigme qu'il nous propose. Ça me plaît.

Dans le dernier paru, Joe se retrouve dans un club de golf extrêmement select.
Porphyry smiled and said, or rather whispered, 'Normally, yes, Joe. But golf sensitizes the hearing remarkably. You know the great Wodehouse, of course?'
'Wodehouse? Played for the Posh and Grimsby then went into the fight game?' hazarded Joe.
'Don't recollect that, though he was a man of great and varied talent. In particular he loved his golf and of course he wrote some of the funniest books in the language. In one of them he talks about a golfer so sensitive, he could be put off his stroke by the roaring of the butterflies in the adjacent meadow.'

Reginald Hill, The Roar of the Butterflies, p.62
Traduction à la volée:
Porphyre sourit et dit, ou plus exactement murmura :
— Normalement oui, Joe. Mais le golf affine remarquablement l'ouïe. Vous connaissez le grand Wodehouse, évidemment?
— Wodehouse? Celui qui a joué pour Posh et Grimsby avant de se convertir à la boxe?
— Je ne me souviens pas de ça, mais il était un homme de grand talent dans des domaines variés. En particulier il adorait le golf et par ailleurs il a bien sûr écrit quelques-uns des livres les plus drôles de la langue anglaise. Dans l'un d'entre eux il parle d'un golfeur si délicat qu'il pouvait être déstabilisé au moment de son stroke par le rugissement des papillons dans la prairie

Un peu de poésie sonore

Camille Bloomfield a invité Jean-Pierre Bobillot à venir déclamer (si c'est le mot) quelques poèmes dans son cours sur les groupes et mouvements littéraires au XXe siècle. [1]

Ce fut une performance qui se méritait: il fallut d'abord affronter la redoutable épreuve de la ligne 13, et seule beaucoup d'obstination me permit d'être à l'heure. Elisabeth & co m'attendait.

Camille nous avait dit que sa salle se trouvait contre l'autoroute, elle n'avait pas menti. Garée sur le bas-côté, une BMW avait le nez plié.
Jean-Pierre Bobillot a commencé par décorer la salle de quelques longues banderolles de papier, tracts assemblés, Karaboudjan et rats, Mickeys. Lectures et explications se sont entrecroisées, la salle a été amenée à participer, sans montrer ma foi trop de surprise.

Je vais m'attacher aux données factuelles (histoire et bibliographie). Un document sur youtube devrait être bientôt disponible, je donnerai le lien dès que possible.

Jean-Pierre Bobillot a commencé par Karawane d'Hugo Ball (1917). Le poème était répété sur plusieurs feuilles scotchées en un parchemin de plusieurs mètres, qu'il lisait en paraissant avoir des repères, montant et descendant parmi les pages. J'ai trouvé en ligne un exemple de lecture (assez doux: les lectures de J-P Bobillot sont bien plus énergiques).
Devant un tel texte, chacun doit inventer sa lecture.

Jean-Pierre Bobillot nous a ensuite lu un de ses propres poèmes, Crever le matelas de mots (1978). Il a précisé que cela se traduisait soit par matress of words ou par matress with words: soit nous étouffons sous les mots, et il faut crever cette épaisseur de mots pour réussir à respirer, soit nous étouffons sous la chappe des conventions et il faut la crever avec des mots. (Est-ce pour celui-ci qu'il se fit accompagner d'une jeune fille à l'accent étranger?)

Ensuite il nous a lu La prose des rats, long poème tournant d'abord autour de la syllable "ra" avant de dériver progressivement vers de la géo-politique.
L'origine du poème est une commande. J-P Bobillot habitait alors Arras, ville qui célèbre la fête des rats tous les deux ans. En effet, cette ville a subi tout au long de l'histoire de nombreux sièges, enjeu de batailles entre les Flamands (donc les Espagnols) et les Français, tant et si bien que le sous-sol est creusé de galeries, jusqu'à six étages de profondeur, un étage pour les vivres, un autres pour les chevaux, un autre pour les hommes, etc. Ces souterrains se visitent. Ils sont la raison pour laquelle l'armée anglaise installa son QG à Arras en 14-18, ce qui fit que la ville fut rasée.
J-P Bobillot décida donc de faire un poème sur les rats, qui évoquaient à la fois les rats des caves et les rats des tranchées. L'idée était également que nous sommes tous les rats de quelqu'un, tous pourchassés, tous faits comme des rats.
Le poème est illustré de dessins extraits de Ronge-maille vainqueur, un livre de Lucien Descaves, l'exécuteur testamentaire des Goncourt [2]. Ce livre aurait dû paraître en 1917 mais il fut interdit par la censure. Il ne parut qu'en 1920 et n'a jamais été republié depuis. Selon ce livre, les principaux vainqueurs de la guerre sont les rats. (D'autre part, Descaves, qui a créé le prix Goncourt, poussa un coup de gueule quand Céline n'eut pas le prix (1932)).

Ensuite Bobillot lut un poème apparemment composé de mot sans suite, demandant à cinq personnes de participer: elles eurent chacune en charge un mot et ses déclinaisons (son/sang, bruit/bribes, cube/tube/cuve, bloc/glotte/grotte, musique), et toutes les vingt secondes la première dit son mot, suivie des autres personnes à intervalles réguliers. C'était assez étonnant de sentir les personnes faisant l'écho (mais l'écho de rien puisque ça ne dépendait pas d'un son initial) se cadencer, on assistait presque à la naissance de la musique (et puis non: la cadence se perdait: c'est long, vingt secondes entre chaque intervention. Les mots tombent comme des gouttes. Une fois, le mot "musique" tomba au moment ou Bobillot prononçait lui-même "musique". Coïncidence.)

Il y eut également un Poème à crier et à danser, de Pierre-Albert Birot, 1917. Est-ce à son propos que Bobillot nous dit que «Pendant que Dada faisait du bruit à Zürich, d'autres faisaient du bruit à Paris»?
Nous lûmes ce poème en canon fou, poème composé d'onomatopées ou à peine (tzimm, drrrr, an, pfou, etc (si je puis dire))? Une espère d'exultation montait dans la salle au fur à mesure de la lecture, avec toujours cette espèce de jubilation mêlée d'ahurissement d'avoir le droit de faire les andouilles au nom de la littérature.

Puis Jean-Pierre Bobillot repris l'un de ses propres poèmes, sa découverte de l'Amérique, un hommage au poète noir-américain Langston Hughes qui a écrit I too sing America. Il s'agit d'un poème parlant des Français en France, des Américains en Amérique, des Français en Amérique, des Américains en France, des changements de lieux et de nationalité (je pensais à Gaston Lagaffe: «il y a des papas papous à poux et il y a des papas pas papous à poux. Mais chez les pas papas papous...»).
J'ai noté le vers: «Quand les choses ne sont pas simples, ne dit-on pas: c'est tout un poème?» Et plus tard: «C'est encore simple [...], trop pour faire un poème».


Au moment des questions, une étudiante posa la question suivante: pourquoi la poésie contemporaine nous fait-elle rire?
Bobillot reformula la question de deux ou trois façons, dont celle-ci : pourquoi a-t-on toujours minoré au cours de l'histoire les poèmes burlesques?
(Ici intervinrent des bribes entendues à Cerisy). Le désir de poésie existe dans toutes les civilisation, c'est un désir consubstantiel à l'homme, il naît avec le langage. Le bébé essaie déjà de s'exprimer: brrr, bleublbl, blaaa... (Apparté de Bobillot pour condamner la tétine qui empêche les bébés de s'axprimer. Je ris (au moins intérieurement).
En entrant dans le langage, on perd tout ça (cette entrée n'est pas à condamner: c'est elle qui nous fait entrer dans le symbolique, dans l'image, dans l'humain).
Il se produit alors le retour du refoulé: le refoulé, c'est ce qui revient, mais pas dans le même état, à un autre niveau: c'est le poème. La rime, c'est le retour du refoulé (le son primitif) maintenu sous contrôle. La rime fait plaisir mais ne va pas jusqu'à la jouissance.

Tous ces principes, ces belles mécaniques maintenus sous contrôle se cassent il y a un siècle exactement, avec les ancêtres du futurisme russe. A partir de la fin du XIXe siècle, il y a de la place pour une poésie qui joue avec les mots, une poésie purement phonétique. Jules Laforgue, dans ses lettres, dit à propos du recueil Sagesse de Verlaine qu'il s'agit d'un vagissement fait dans une langue inconsciente n'ayant même plus le souci de rimer.
Il faut croire qu'à cette époque-là la langue de Verlaine était proche du babil, ce que nous n'entendons plus aujourd'hui.

Il se passe quelque chose à ce moment-là. En 1908, Vélimir Khlebnikov produisait les premiers poèmes bizarres (Le Rire, poème néologico-phonétique autour de la racine du mot rire en russe) et la langue zaoum.
Ugo Ball, poète très engagé, annonçait une sorte de pré-dadaisme allemand tandis que Malevitch, avec La victoire sur le soleil, et les frères Bourliouk inventent le futurisme.
Il faut d'ailleurs remarquer que ce sont des mouvements transnationaux. Impossible ici de parler de poésie française ou allemande ou russe, ces mouvements dépassent les frontières.

Cette poésie a quelque chose de jubilatoire — pas forcément drôle, mais jubilatoire.

J'ai découvert (c'est J-P Bobillot qui parle, répondant à la question de l'étudiante) il y a peu de temps en lisant un psychanalyste qu'au Moyen-Âge, l'adoration de Dieu par les chants devait s'aligner sur la respiration, les syllables se cadençant sur le souffle: rien ne débordait, aucun bruit suspect (on était déjà dans le 5/5 de la communication actuelle).
C'est alors que les musiciens — et le peuple — ont inventé l'alléluia, le ahahah, la percée jubilatoire. Ce sera rejeté par les luthériens ou les calvinistes, mais trouvera sa place du côté catholique. (Tout cela se trouve dans un livre de Michel Poizat, La Voix du diable.)
Les adversaires de la poésie sonore emploient exactement les mêmes arguments que les adversaire de la musique sacrée. C'est extrêmement étonnant.

Et donc pourquoi la poésie contemporaine est-elle drôle? parce qu'elle est plus objective (terre à terre, bouche à bouche, corps à corps). C'est Rimbaud qui utilisait les mots de "poésie objective". Vous connaissez les vers de Mes petites amoureuses: «Un hydrolat lacrymal lave...» C'est jubilatoire, mais pas drôle.

C'est Julien Blaine qui arrive sur scène et dit "La langue, c'est quoi?" Et il tire la langue, il la montre, il montre tout ce qu'on peut faire avec une langue, se caresser les dents, etc. "La langue n'a pas d'os". C'est le lyrisme de la langue du point de vue organique. Puis il continue, et ce n'est plus drôle, par "Et ça, c'est ma cage", en montrant sa cage thoracique, et bien sûr c'est à double sens. Le souffle est dans la cage.

Est-ce Jean-Pierre Bobillot qui a parlé de poète méridional à la faconde tragique? Il me semble que l'intervention est venue de la salle. Je ne sais plus.

Apollinaire a été le premier à parler par onomatopées, avant Le Crabe aux pinces d'or (Ici, salut à Marc pour une private joke) (explication rapidement donnée: dans cet album de Tintin, le capitaine Haddock, complètement ivre, se fait voler son bateau. Il le retrouve plus tard amarré dans un port sous le nom de Karaboudjan. Il tente alors de téléphoner: «P..p...popo...police»).
(Cela donne raison à xxx (pas noté: Julien Blaine?) qui soutient que toutes les nouveautés, toutes les innovations, commencent d'abord dans la poésie.)


Autre question: pourquoi La prose des rats? Pourquoi Prose?
Je ne sais pas. Une autre poète travaillait sur Les vers de la mort, un terrifiant poème du XIIe siècle. Je trouvais que ça sonnait bien avec La prose des rats. Et puis il y a un clin d'œil à Prose pour Des Esseintes, aussi.
La difficulté finalement, c'est de se laisser porter. Je suis très peu oulipien, je ne travaille pas sous contrainte. On grapille des idées. Par exemple, les poètes du Bas -Rhin et du Barhein viennent de l'anecdote suivante: la maison de la poésie de Lyon avait invité des poètes du Barhein en pensant qu'il suffit d'inviter des poètes pour qu'il se passe quelque chose, ce qui n'est pas vrai. Et j'ai dit ils auraient mieux fait d'inviter des poètes du Bas-Rhin. Et voilà. (autre exemple: rats de Flin => les usines Renault; rats de Flynt => c'est la ville de Michaël Moore, qui a tourné son premier film en cherchant à rencontrer le patron de Ford).

Cela s'est terminé ainsi, un peu brusquement: il fallait laisser la place au cours suivant.

Notes

[1] Vous y trouverez ces notes enrichies des précisions de Camille Bloomfield et des photos d'Elisabeth Chamontin: cela devient du blogage en éclats, à reconstituer.

[2] Le site consacré à Descaves dit Huysmans.

Le parler chien

Cette affaire de parler chien me rappelle la "lettre au chien" de Proust. Encore une bilnuserie.

Hier, Sophie se désolait de ne pas avoir trouvé d'exemplaire de La Princesse Hoppy ou le conte du Labrador: elle voulait voir un exemple de parler chien supérieur. Roland Brasseur nous a alors rappelé qu'un exemple s'en trouve également dans La Vie mode d'emploi, à la fin du chapitre LXXXV:
t' cea uc tsel rs
n neo rt aluot
ia ouna s ilel-
-rc oal ei ntoi


Demain, rendez-vous à 19h à la BNF: le mystère du parler chien supérieur devrait être levé (je ne sais pourquoi, je n'y crois pas trop. Je pressens une mystification supplémentaire).


edit: Alph a reconstitué dans les commentaires la clé que j'avais notée trop vite pour la comprendre.

Lecture suivie de L'Amour l'Automne

N'ayant atteint que la page 17 au bout de deux heures, nous remettons ça mardi 16 décembre 2008 à 20 heures, toujours chez Rémi Pellet.

Si vous êtes intéressé, contactez-moi par mail: je vous enverrai les notes concernant la première séance, l'adresse précise de Rémi et le code de l'entrée. (Rémi offre de quoi grignotter en début de séance, je lui ai proposé de passer cette fois-ci au saucisson et camembert (pour que ce soit plus simple à préparer) mais je ne suis pas sûre qu'il osera (les camusiens l'impressionnent).)

Hervé Le Tellier au Petit Palais

Cela avait été annoncé lors du dernier jeudi de l'Oulipo, mais je l'aurais totalement oublié sans un "statut" d'Elisabeth dans FB (oui, je parle chinois, c'est fait exprès). Mercredi, je suis donc allée écouter Hervé Le Tellier au Petit Palais, ce qui m'a d'ailleurs donné très envie de revenir au Petit Palais, qui m'a paru superbe (— Où est l'auditorium? — A droite, puis à gauche de Dante, en face des icônes).

L'émission sera prochainement disponible sur France Culture, dans les sentiers de la création. Je vais en restituer des bribes, de mémoire (je crois que la transcription des cours de Compagnon m'a dégoûtée des notes pour longtemps), confiante en ce que vous pourrez tout vérifier et corriger en écoutant l'enregistrement le moment venu.

L'auditorium était plutôt vide, la plupart des gens ayant, je suppose, oublié, comme j'avais failli le faire. Jacques Roubaud devait être au deuxième rang, seul membre de l'Oulipo, avant que n'arrivent plus tard Michelle Grangaud et Frédéric Forte.
La salle était plongée dans l'obscurité, j'ai cru comprendre que ce n'était pas tout à fait volontaire, qu'il y avait quelques problèmes techniques. La "scène" était elle en pleine lumière. Je n'ai pas compris ni retenue (!) le nom de l'interviouveuse.

Les phrases d'Hervé Le Tellier trébuchent un peu, comme si l'émotion était sur le point de le faire bafouiller, et pourtant son élocution est parfaitement claire. Il n'hésite jamais, on dirait que toutes ses idées sont prêtes devant lui, qu'il n'a plus qu'à les choisir et à les exposer. Mais comment fait-il?
Ce fut une heure (et plus d'une heure) très agréable, j'aurais aimé prolonger ce moment, j'aurais aimé qu'il continue à parler et à lire, c'était drôle, c'était intéressant, c'était simple (opposé à pompeux), on était bien.
Il avait devant lui quelques livres, La Chapelle sextine, Je m'attache très facilement («il a eu le prix du roman d'amour, nous étions morts de rire», me glisse ma voisine), Les opossums célèbres, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, Esthétique de l'Oulipo. Malheureusement aucun ne serait proposé à la vente, suite à des problèmes de logistique (je n'ai décidément pas de chance (et je trouve ça vache pour l'auteur)).

Je ne me souviens plus très bien de l'ordre des questions, je vais raconter mes souvenirs, tirer un fil, parce que l'exercice m'amuse. Quelle était la première question, «Comment écrivez-vous?» ou «comment entre-t-on à l'Oulipo?» Je ne sais plus.

L'intervieweuse commence : «Vous écrivez page 47 de votre livre Esthétique de l'Oulipo...»
Oups, le piège. Hervé Le Tellier feuillette le livre de l'air de celui qui se demande ce qu'il a bien pu écrire page 47.
Ouf, rien de grave, il paraît encore d'accord avec lui-même.
— ... vous écrivez «on n'écrit pas pour emmerder les gens».
(J'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'une citation de Queneau). La question ne sera pas «pourquoi écrire» (puisque, répondra malgré tout Hervé Le Tellier, il y a autant de réponses que de personne. Cependant, ajoute-t-il, la réponse est celle de Queneau: on écrit parce qu'on est inspiré. Ceux qui vivent dans les mots savent qu'ils sont sans arrêt inspirés, qu'ils ont toujours quelque chose à écrire, même quand ils n'ont rien pour écrire.)
Est-ce à ce moment-là que Le Tellier parlera de ceux qui sont écrivains mais n'écrivent pas (car c'est encore un choix d'écrivain que de ne pas écrire, précise-t-il sous son souffle, en souriant) et de ceux qui ne sont pas écrivains mais écrivent? («malheureusement», ne pouvons-nous nous empêcher de commenter, ma voisine et moi (doucement, pour ne pas être enregistrées!).)

— Comment entre-t-on à l'Oulipo?
Première règle, il ne faut pas le demander. Ensuite, il faut savoir que c'est une cooptation à l'unanimité. «Vous comprenez, le groupe se réunit deux à quatre fois par mois, on se voit plus souvent qu'on ne voit ses parents — ou ses enfants, pour ceux qui ont des gardes partagées (ajoute-t-il très vite en ayant l'air de savoir de quoi il parle) — alors il faut être sûr qu'on a envie de se voir pendant quarante ou soixante ans, pour les plus jeunes...»
Car on ne quitte pas l'Oulipo. Tout au plus peut-on connaître des périodes "d'occultation" (ainsi Paul Braffort s'est occulté quelques années mais s'est désocculté à présent) ou peut-on être excusé pour cause de décès. Les Oulipiens sont actuellement 35 (il relève la tête: «d'ailleurs tout le monde n'est pas là, j'ai les noms»), avec peu à peu davantage d'excusés que de non-excusés, et de plus en plus d'oulipiens nés après la naissance de l'Oulipo.
Mais en fait, quand on entre à l'Oulipo, on se rend compte qu'on est depuis toujours dans la cage: je me suis rendu compte que j'appartenais à l'Oulipo depuis toujours, que toutes mes lectures, Tardieu, Desnos, Queneau, m'avaient préparé à ça.

(Tant pis, tant pis, j'abandonne toute idée de reconstitution chronologique, je livre en vrac). J'aimerais publier, nous avoue Hervé Le Tellier, un livre dont le titre serait Un livre dont j'ai oublié le titre et dont je ne connais pas l'auteur chez un éditeur qui s'appellerait "un petit éditeur" dans une collection nommée [j'ai oublié, j'invente, mais c'est le principe] "une collection pas très connue". Comme ça, on pourrait demander à son libraire Un livre dont j'ai oublié le titre et dont je ne connais pas l'auteur publié chez un petit éditeur dans une collection pas très connue.

Comment écrit-on? La contrainte est un moyen de faire face à la paresse, de la déjouer. Hervé Le Tellier est très feignant, c'est pour cela qu'il fixe ses rendez-vous le matin pour s'obliger à se lever, qu'il s'engage à écrire pour des amis, ou qu'à une époque (pour L'Evenement du jeudi ou Le Nouvel Obs?) il fournissait des textes de 2000 signes exactement, espaces comprises: ainsi il pouvait fournir son texte au dernier moment, le mardi matin. Le metteur en page le lui avait assuré: «Tu peux arriver le mardi matin, à condition que ton texte fasse deux mille signes exactement». Et ainsi, en respectant la contrainte des deux mille signes, il pouvait arriver au dernier moment, son texte s'inscrivait, exactement, dans l'espace laissé libre pour lui.

La contrainte est source d'inspiration, elle permet de dire ce qu'on aurait pas su dire sans elle. Prenons l'exemple de la contrainte d'un "Beau présent" (écrire un poème en n'utilisant que les lettres contenues dans le nom de la personne à qui l'on veut rendre hommage): on commence par constituer un stock de mots (plus amusant à faire soi-même que par ordinateur), puis on dégage des sphères sémantiques, etc. Ça devient obsessionnel. (Dans la salle, Jacques Roubaud hoche la tête avec approbation.) Mais on sait que c'est possible. On est intimement persuadé qu'il y a une solution. On est dans la situation d'un joueur d'échec à qui l'on dirait «il y a un mat au bout». On cherche le mat. Parfois on ne le trouve pas, mais on cherche. La contrainte permet d'exprimer le dicible.
On se pique des idées. Jacques Jouet a écrit à partir d'une contrainte où toutes les phrases commencent par à supposer que: «A supposer que nous nous retrouvions au Petit Palais malgré la pluie et le car de CRS dans un amphithéâtre sombre mais néanmoins...» (il s'est lancé impromptu dans une longue phrase tenant parfaitement la route et résumant exactement la situation. A écouter en podcast.)
Je voulais écrire un beau présent pour une amie qui n'a pas de U dans son nom, la pauvre (ce n'est pas de sa faute, ce sont ses parents, c'est ce qu'on appelle la désignation, on est désigné, on y est pour rien), donc on ne pouvait pas faire "amour". Mais j'avais mésange, lierre, songe. J'aurais pu faire comme la mésange songe au lierre — puisque c'est toujours l'animé qui songe à l'inanimé —, mais finalement j'ai retenu «comme le lierre songe à la mésange»: jamais je n'aurais trouvé ça si je n'avais pas eu la contrainte. Voilà: la contrainte permet de dire autrement ce qu'on ne savait pas dire. On s'aperçoit ensuite qu'on ne savait pas qu'on voulait le dire comme ça, mais que finalement, c'était comme ça qu'on voulait le dire.

Hervé Le Tellier explique la façon dont il travaille pour produire sa phrase quotidienne dans Le Monde. C'est une mécanique, les mille premières phrases sont les plus difficiles (mille ou cinq cents? je ne sais plus. La salle rit.). Ces phrases sont écrites sur le principe des Amnésiques (dans lequel toutes les phrases commencent par «A quoi tu penses? — Je pense que...) Hervé Le Tellier démonte le mécanisme d'une de ses phrasesqu'il prend pour exemple, nous explique la façon de la construire, de la faire naître, les associations en chaîne de son exemple, entre gondoles, deuil, moules, la phrase «les gondoles sont peintes en noire pour ne pas humilier les pauvres», etc.

C'est horrible, plus j'écris, plus je me souviens, je ne vais jamais y arriver. Je vais bâcler la fin me refaire un thé prendre un pull. J'ai froid.

L'humour?
L'humour est une forme de politesse. Tout est dérisoire. Nous sommes là pour si peu de temps et les traces que nous laissons... Je suis né en 1957, je devrais être mort en 2103 — vous voyez tout est déjà prévu — et si je suis encore en vie en 2103, je vous en prie, achevez-moi!

Tout le problème est de représenter un univers infini avec un ensemble de mots par définition fini. Comment représenter un univers continu grâce à une représentation discrète? La seule solution à ce problème, c'est le pavage: on recouvre la réalité de différentes tuiles. C'est la mosaïque.
C'est très difficile de réaliser un auto-portrait.
(Ce moment était magnifique, j'hésite à écrire et à le défigurer. Il faudra absolument écouter le podcast (mis en ligne dans une quinzaine de jours).)

Hervé Le Tellier lit quelques passages des Oppossums: l'homarylinMonroe (aucune idée de l'orthographe), l'escargogol et l'escargorki (dialogue de théâtre avec la tante Vania qui ne va plus si bien). C'est très drôle et je regrette d'autant plus que les livres ne soient pas en vente.
Il s'agit de mots-valises. L'idée initiale vient de Jacques Roubaud, avec les Sardinosaures, qui avait été reprise par Paul Fournel, qui a écrit Les animaux d'amour, illustré par Henri Cueco. Chacun pique des contraintes aux autres, les enrichit ou les déforme. Une contrainte ne naît jamais de rien. Par exemple, on ne sait pas d'où vient l'alexandrin, est-ce qu'il est sarde, Jacques Roubaud en parlerait mieux que moi... Et donc j'ai repris cette idée de mots-valises sur des noms d'animaux en y accolant des personnages célèbres. Mais on pourrait imaginer autre chose, deux célébrités, par exemple, le raspoutinaturner. (Et voilà, comme ça, au débotté).

Les femmes et le sexe.
C'est très fastidieux, d'écrire sur le sexe. Il y a très peu de beaux textes sur ce sujet, et j'ai trouvé que le livre de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M. était de ce point de vue une réussite.
Généralement je ne parle pas de sexe dans mes livres, et puis, comme dirait Barthes, c'est un peu toujours la même chose. Alors j'ai mis toutes les scènes de sexe dans un seul livre, et j'ai décidé d'en faire une sextine (il n'explique pas ce qu'est une sextine), ou putôt une double sextine, à partir des 26 lettres de l'alphabet (Hervé Le Tellier a dit 23, Jacques Roubaud l'a corrigé en riant. Hervé Le Tellier, prenant l'air dégagé: «"Je songeais à un autre alphabet", c'est ce qu'on dit, dans ces cas-là, je crois?»), ce qui me faisait 72 poèmes et j'ai ajouté un poème par point de croisement pour obtenir 78 (je ne sais plus pourquoi. 78 doit avoir quelque chose de particulier). Donc j'avais treize femmes et treize hommes que je faisais tourner selon une combinatoire, j'avais une fellation, un cunnilingus, etc, mais qui tournaient dans des lieux prédéterminés, ce qui fait que c'était toujours la même chose, mais toujours un peu différent... comme dans la vie quoi.
Il lit deux poèmes extraits de La Chapelle sextine, l'un contenant un maximum de mots latins (c'est très joli à l'oreille, l'autre... l'autre je ne me souviens plus (j'espère que ce n'est pas freudien).)
Il ajoute : les personnages sont peu décrits, mais ils ne se rencontrent pas au hasard, dans la deuxième sextine ils sont présentés dans l'ordre de leur âge, les hommes en ordre croissant et les femmes décroissant (ou l'inverse, je ne sais plus). En fait, il y a là mes soirées télé, Sami Frey, Patrick Timsit, (etc, je ne sais plus). J'ai un peu oublié qui est qui avec le temps... il y a même PPDA, si vous venez me demander à la fin, je vous dirais qui c'est.
(Et hop, entretemps, oubliées, les femmes. (Cela m'a amusée, car j'avais eu des échos selon lesquels Hervé Le Tellier ne savait pas résister à un jupon. J'étais curieuse de voir comment il allait s'en sortir (car si je le savais, l'intervieweuse le savait sans doute aussi). Eh bien voilà, sorti.)

La fin? Je ne sais plus. La salle a eu la parole, un jeune homme a protesté contre la phrase qu'Hervé Le Tellier a écrite après la mort de Guillaume Depardieu. Celui-ci a répliqué calmement, faisant remarquer combien il était difficile de parler de certains sujets.

La narration et la diégèse

Contexte: Renaud Camus décrit des planches de BD porno à un ami au téléphone. Il y en a beaucoup, l'action (les actions) est compliquée:

Tu te branles toujours ?
Ah non, merde, j'ai oublié. J'ai été pris par la narration aux dépens de la diégèse, comme dirait Ricardou.

Renaud Camus, Journal de Travers, p.1545

Le doigt coupé de la rue du bison, de François Caradec

Etrange livre, je ne pensais pas qu'on en écrirait encore des comme ça.

Le doigt n'a aucune importance. La rue du bison non plus. En cela c'est très moderne. Et le narrateur est flottant, instable, multiple.

Sinon... sinon c'est le Paris des années 50, et la langue verte des années 50, avec les obsessions des années 50. Je ne savais pas qu'on savait encore écrire comme ça (enfin, cela se perd, puisque François Caradec vient de mourir. Ce soir l'Oulipo lui rend hommage à la BNF (ou la TGB, je ne sais quel est le terme officiel)).

Des chiens et encore des chiens, de mémoire au moins cinq races, labrador, caniche, berger allemand, airedale, épagneul. Paris, les rues de Paris, les souvenirs, la statue de Chappe qu'on a fait fondre (je ne savais pas), la boutique du liège boulevard Montparnasse (est-elle encore là? J'y avais acheté un portefeuille), la rue Coëtlogon (un marin (c'est la rue de Paul Rivière)), toute cette géographie de Paris que je ne retrouve plus, mais peut-être ne lis-je pas les bons livres.
J'aimais Léo Mallet pour cela.

La fin, puis-je évoquer le dénouement? Peut-être pas. Les Lebensborn, ces haras à êtres humains, ce contrepoint très peu connu de l'utopie nazie... Je le connais à cause du Magasin des enfants, collectif sous la direction de Jacques Testard, qui a étudié à la fin des années 80 le désir d'enfant "à tout prix" sous les angles médical, juridique et psychanalytique.

C'est un livre qui n'a pas vraiment sa place dans notre époque. Il arrive trop tard, ou trop tôt, quand le recul n'est pas encore suffisamment grand pour que cinquante ans ne fassent aucune différence.
Ou c'est un livre terminé juste à temps, au moment où les derniers témoins de la période 1920-1945 sont en train de disparaître. Et puis c'est un livre destiné aux amoureux de François Caradec, puisqu'il y évoque ça et là des souvenirs — ceux qui savent devineront.


PS : je pense que cette écriture pourrait intéresser Didier Goux. Quant à moi, je vais me pencher sur la biographie de Raymond Roussel publié par François Caradec.

Guerre à Havard, de Nick McDonell

J'ai acheté ce livre d'abord parce qu'il était petit. J'essaie de ne plus acheter que des livres que je vais lire, je choisis donc des livres peu épais (c'est l'un des pires effets pervers du blogging: qui veut bloguer à propos de livres doit lire, qui lit ne blogue pas... à moins de choisir de tout petits livres).
J'ai hésité, car le ton de ce livre était atrocement banal, sans effet de manche. Puis je l'ai acheté parce que le ton en était sans effet de manche, atrocement banal.

Je ne le regrette pas. Il est constitué de chapitres très courts qui pourraient être des billets de blogs ou des éditoriaux. Ils ne leur manquent pour cela qu'une certaine ironie ou une volonté de démonstration.

J'ai rarement lu un livre aussi platement descriptif. Tout l'art de l'auteur réside dans le collage, l'apposition d'événements ou de scènes sans grand intérêt, à peine des événements, qui mis côte à côte ont encore moins de sens.

Tout cela se passe à Havard, parmi les futurs dirigeants politiques ou économiques ou médiatiques de la nation.
Rien ne se passe comme on n'aurait pu le prévoir.
Mais il y a longtemps que plus rien n'est prévisible.

L'auteur est très jeune, né en 1984. C'est son troisième livre. Je vais acheter les deux autres et je vais attendre les suivants.

Je mets en ligne le premier chapitre.

Dans le gymnase Hemenway de la faculté de droit de Harvard, il doit y avoir vingt-cinq tapis de course, constamment utilisés. Ce sont des machines remarquables, noires, brillantes, presque silencieuses : des outils de luxe au service de la santé et de la vanité. Chacun est doté d'un écran plat diffusant les meilleures chaînes du câble. Les coureurs sont eux-mêmes remarquables. Hemenway est considéré comme la meilleure salle de sport ouverte à la population non universitaire. Tout le monde est en forme. Aucun regard ne se croise, bien que l'endroit fourmille d'une énergie sexuelle alimentée par le balancement de queues-de-cheval humides. Les athlètes, vêtus de shorts moulants estampillés Harvard, de T-shirts « Sauvez le Darfour » ou de joggings aux couleurs des New York Knicks, semblent être des jeunes gens extrêmement sérieux, acquis à la cause de l'esprit sain dans un corps sain. Beaucoup, tandis qu'ils courent sur place, regardent les infos.
L'Info, c'est toujours l'Irak. Si l'on se tient au fond de la salle, près des courts de squash blancs aux normes olympiques, on peut observer cette élite courir sur place devant un des nombreux reportages : bombes artisanales explosant, reporters équipés de gilets pare-balles sur leurs chemises en coton ou l'éternel enfant en sang qu'on porte dans les bras. Si on revient le lendemain, on verra les mêmes personnes, courant au même endroit, regardant les mêmes horreurs. Sauf que ces horreurs empirent de jour en jour.
Bien sûr, tout le monde ne s'intéresse pas à la guerre. Pour chaque amateur de journal télévisé, il y a un amateur de sport et un amateur de série. Mais ceux qui regardent le JT sont les plus intéressants. Non que le sport ou les séries soient ennuyeux, mais en raison de l'analogie entre cette guerre malheureuse et le fait de courir sur place, dans la prestigieuse salle de sport de la plus prestigieuse université. Il est toujours difficile de savoir ce que les gens pensent des informations qu'ils regardent. Et ici, dans la plus prestigieuse salle de sport etc., savoir ce qu'ils pensent n'est pas seulement difficile mais crucial, parce que, parmi ces jeunes gens qui regardent les informations, certains espèrent en devenir un jour les acteurs - et parfois, à raison.
C'est du moins ainsi que ça se passait dans la promotion 2006 - ma promotion.

Guerre à Havard, de Nick McDonell, p.9 - Flammarion, 2008

Critique express

Nous sommes debout dans le métro 14, pas trop tassés. Ma voisine ouvre un Gallimard collection blanche, La meilleure part des hommes, de Tristan Garcia. Le titre à lui seul me fatigue déjà, avec son accroche marketing soigneusement calculée.

Elle en est au début, cinq millimètres de pages lues, à peu près. Machinalement, je lis quelques lignes par-dessus son épaule.
Je suis atterrée. Diminutifs ridicules utilisés à toutes les phrases (comme si l'auteur ne connaissait pas les pronoms personnels), situations du niveau des romans contenus dans les cahiers centraux de Femmes d'aujourd'hui et Bonne soirée que lisaient mes tantes vieilles filles en 1977 — modernisées grâce au sida…
C'est ça la collection blanche?

Ça c'est un slogan

Sur le sac plastique donné par la librairie allemande à côté de Beaubourg s'affiche en gros caractères la phrase:

« Lesen gefährdet die Dummheit».


soit à peu près : Lire menace la bêtise.

Course de poux

Lequel d'entre nous eut l'idée d'organiser des courses de poux? Je ne m'en souviens plus. Mais cela nous valut des instants fiévreux qui occupèrent nos esprits. Au cours de l'interminable journée, tandis que nous remplissions et poussions des wagonnets ou déchargions des tonnes de charbon, de songer à la récréation du soir, à nos vaillants coursiers à six pattes que nous faisions galoper ventre à terre (la table en guise de pouxodrome), nous procurait une lamentable exaltation. Très vite — il fallait s'y attendre — s'engagèrent des paris. Ce qui donna lieu à des situations tendues, dramatiques. Un tel jouait ses cigarettes et son chocolat, tel autre son tube d'aspirine, un troisième sa réserve de boîtes de conserve, sa flanelle… Rares étaient les parieurs qui restituaient les biens de ceux que la fortune avait dépouillés. Certes, ce n'était pas Macao, mais l'« enfer du jeu » gagna notre baraquement. Crémieux, après avoir perdu ses rations et tout son argent de camp, n'alla-t-il pas jusqu'à engager son manoir du Périgord ? Qu'il perdit également ! Le pou de Chaidron avait coiffé le sien au poteau (une allumette) d'une encolure ! Je vois encore Crémieux, livide, aussi livide que tous les poux réunis, arracher un morceau d'un sac de plâtre sur lequel il rédigea en bonne et due forme l'acte d'acquisition, signé de deux témoins, au profit de Chaidron ; il lui donnait la jouissance du manoir, «excepté les communs»…
Devant la rage et la passion des turfistes, nous décidâmes à une forte majorité de cesser les paris; du même coup cessèrent les galopades. Le cœur n'y était plus. Nos poux rentrèrent tous dans la clandestinité.

René de Obaldia, Exobiographie

15 enquêtes policières, souvenirs

Bizarrement, A. a ramené d'Allemagne une soudaine passion pour Arsène Lupin. Elle vient de terminer les quatre que nous avons à la maison, j'exhume pour elle un livre de mon enfance, 15 enquêtes policières.
J'aimais beaucoup cette collection, elle est à mes yeux aussi mythique que les Contes et légendes blancs au dos rayé d'or.

C'est dans ce livre que j'ai lu pour la première fois Maurice Leblanc, Conan Doyle et La lettre volée d'Edgar Poe. Il m'en restais trois images, trois souvenirs-flash: celui d'un clochard aux pieds propres, celui d'un accusé décidant d'utiliser "un truc de la communale" et celui de l'enfant gagnant toujours au jeu de pair ou impair. Mes souvenirs avaient confondu les deux derniers, sans doute à cause de l'âge des enfants. Je ne me souvenais plus que la description du jeu de pair ou impair était de Poe.

» J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair ou impair faisait l'admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue avec des billes. L'un des joueurs tient dans sa main un certain nombre de ses billes, et demande à l'autre: «Pair ou non?» Si celui-ci devine juste, il gagne une bille; s'il se trompe, il en perd une. L'enfant dont je parle gagnait toutes les billes de l'école. Naturellement, il avait un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et dans l'appréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui demande: «Pair ou impair?» Notre écolier répond: «Impair!» a et il a perdu. Mais, à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même: « Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va qu'à lui faire mettre impair à la seconde; je dirai donc impair. Il dit: «Impair», et il gagne.
» Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné ainsi: «Ce garçon voit que, dans le premier cas, j'ai dit «Impair», et que, dans le second, il se proposera — c'est la première idée qui se présentera à lui — une simple variation de pair à impair comme a fait le premier bêta; mais une seconde réflexion lui dira que c'est là un changement trop simple, et finalement il se décidera à mettre pair comme la première fois. Je dirai donc pair.» Il dit «Pair!» et il gagne.

Edgar Poe, La lettre volée

J'avais huit ou neuf ans, cela m'avait beaucoup impressionnée. Lors des longs voyages en voiture, je passais des heures à poursuivre le raisonnement: «mais il va penser que je vais penser qu'il n'a pas changé, donc il va changer, donc il faut que je réponde...» etc.
Plus tard, je fus très forte au "Menteur" (le jeu de cartes), tant pour ne pas me faire prendre que pour prendre les autres.

Etats du temps

En ouvrant Le Royaume de Sobrarbe au hasard, je tombe sur :

«Guy Carlier et Soljénitsyne», «Guy Carlier et Soljénitsyne», «Guy Carlier et Soljénitsyne» — qu'y a-t-il à ajouter à cela ?
p.164


Et je me dis que ma phrase préférée des journaux des dernières années est sans doute cette citation de Christian Giudicelli dans Rannoch Moor :

«Pour que Proust soit invité à la télévision aujourd'hui, il faudrait une émission sur l'asthme.»
p.681

Le français comme on l'aime, comme on le parle (mal, mais joyeusement)

J'ai un peu hésité à mettre un message sur la SLRC, mais comme je m'y sens de plus en plus tricard, j'y ai renoncé.

Je tiens donc à vous faire connaître ce contrepoint indispensable au Répertoire des délicatesses du français contemporain.

A Cure for all Diseases, de Reginald Hill

Je lis Reginald Hill depuis vingt ans maintenant, et il est de plus en plus évident que l'intrigue policière l'intéresse de moins en moins. Ce qui l'intéresse, c'est la construction narrative, la structure de ses récits, les différentes techniques à employer pour varier les points de vue et instiller le doute dans l'esprit des lecteurs. Y a-t-il vraiment eu crime, est-ce vraiment le coupable qui a été arrêté, était-il l'unique coupable ou le "plus" coupable, à quelles tentations personnelles et pressions professionnelles peut faire face un policier?

Je pourrais découper des époques dans la production des "Dalziel & Pascoe Novel". Pendant les années Thatcher (surnommée "la femme ayant provoqué le plus de morts depuis Hélène de Troie" (en référence aux Malouines, je suppose)), chaque livre avait un thème: la vieillesse (Exit Lines), le racisme (Child's play), les roses (Deadheads), le sort des villes de mineurs (Underworld), etc.
Cette approche "sociale" a pris fin avec Underworld, quand Reginald Hill a mis son héros Pascoe et sa femme Ellie dans une situation impossible. Allaient-ils divorcer dans le tome suivant? Dès lors, la série a pris des nuances plus variées, beaucoup plus inattendues, flirtant avec le roman historique (reconstitution d'épisodes de la première guerre mondiale), le roman d'espionnage ou l'énigme purement littéraire.

Je regarde avec intérêt l'auteur se débattre avec les personnages qu'il a créés. Reginald Hill a choisi de faire vieillir ses personnages: ils se marient, trouvent l'âme sœur, ont des enfants. Dès lors, comment faire évoluer leur situation professionnelle? Ne serait-il pas logique que le brillant adjoint deviennent chef à son tour? Mais comment pourrait-il le faire dans l'ombre de son chef? Il faudrait qu'il soit muté (ce qui provoquerait la fin de la série) ou que le chef parte à la retraite, soit malade ou meurt. (C'est tout le problème des univers clos).

En ce moment, Reginald Hill explore ces différentes possibilités. Auparavant, il avait tenté d'introduire de la variété en faisant intervenir de nouveau personnages. Mais trop de personnages secondaires étoffés ne permet pas de faire évoluer correctement une histoire et il se trouve aujourd'hui empêtré dans trop de caractères ambitieux: lequel choisir, lequel faire évoluer, quand tous ont été attachants le temps d'un ou deux volumes?

Que penser du dernier livre paru? La lutte pour le pouvoir entre les deux héros éponymes de la série se dessine de plus en plus fermement, comment l'auteur va-t-il pouvoir continuer à écrire au milieu des chausse-trappes qu'il se dresse à lui-même?

Nul écrivain de roman policier ne met autant en évidence les contraintes formelles du roman policier… tout en conservant le bon sens et la rudesse du paysan du Yokshire.

Le poil, c'est la santé

Le mouvement, né en Australie il y a cinq ans et qui a essaimé dans plusieurs pays anglo-saxons et en Espagne, semble relever de la plaisanterie. Il s'appelle Movember. M comme Men et comme Move, bouger, agir ; et la suite comme dans November, car c'est en novembre que cela se passe.
Au début du mois prochain, donc, les participants vont se raser de près puis, jour après jour, se laisser pousser la moustache la plus voyante possible. Une revendication de leur action, bien sérieuse, qui consiste à recueillir des fonds en faveur de la santé masculine, et plus particulièrement de la lutte contre le cancer de la prostate et la dépression.
Les hommes, selon les promoteurs de Movember, n'ont pas conscience des problèmes de santé qui les menacent ; le vrai mâle est considéré comme un dur, qui ne va pas voir le médecin pour de petits bobos ni ne se soumet à des examens réguliers. C'est cette image que les 200 000 « Mo Bros » veulent changer. Et, à ce jour, ils ont recueilli 30 millions de dollars, qui vont à des recherches et à des programmes de prévention.

extrait de l'éditorial de Renée Carton dans Le Quotidien du médecin du 20 octobre 2008

Méthode

La distinction demande des dons. Si on en manque, chercher à l’obtenir en cultivant habituellement des soucis élevés, tels que sauver la France, avoir les oreilles propres, employer le subjonctif.

Alexandre Vialatte, ''Almanach des quatre saisons

La Vie de sainte Catherine d’Alexandrie

Poésie de ce texte au JO du jour:

Avis no 2008-14 de la Commission consultative des trésors nationaux

21 octobre 2008 JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE Texte 130 sur 137
Avis et communications
AVIS DIVERS
MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION
NOR : MCCF0823583V

Saisie par la ministre de la culture et de la communication, en application de l’article 7 du décret no 93-124 du 29 janvier 1993, modifié relatif aux biens culturels soumis à certaines restrictions de circulation,

Vu le code du patrimoine, notamment ses articles L. 111-2 et L. 111-4 ;

Vu le décret no 93-124 du 29 janvier 1993 modifié relatif aux biens culturels soumis à certaines restrictions de circulation, notamment son article 7 ;

Vu la demande de certificat d’exportation déposée le 1er juillet 2008, relative à un manuscrit enluminé de la Vie de sainte Catherine d’Alexandrie, traduction française composée par Jean Mielot, copie calligraphiée et signée par David Aubert, illustration par 14 miniatures attribuées à Simon Marmion, parchemin, 54 ff, deuxième moitié du XVe siècle ;

La commission régulièrement convoquée et constituée, réunie le 11 septembre 2008 ;

Après en avoir délibéré,

Considérant que le bien pour lequel le certificat d’exportation est demandé constitue un remarquable manuscrit du XVe siècle, relié au XIXe siècle et contenant une Vie de sainte Catherine d’Alexandrie dans la traduction française composée par le chanoine Jean Mielot en 1457 pour le duc de Bourgogne, Philippe le Bon; que sa provenance est prestigieuse dans la mesure où cet exemplaire était destiné à Marguerite d’York, troisième épouse de Charles le Téméraire, ainsi que l’attestent sa devise et les initiales figurant dans les bordures des pages, qui était réputée pour ses goûts de bibliophile ; que le texte de cette version est calligraphié dans une belle écriture « bâtarde » de type bourguignon et signé par le célèbre copiste lettré David Aubert, qui a réalisé de nombreux manuscrits précieux pour les ducs de Bourgogne ; que cet ouvrage est magnifiquement illustré de deux grandes et douze petites miniatures, caractéristiques, par leur touche veloutée et leur atmosphère de réalité poétique, du travail de Simon Marmion (1425-1489) et de la perfection atteinte par l’art de ce dernier autour de 1470 ; qu’il s’agit, en effet, de l’un des plus grands artistes de la deuxième moitié du XVe siècle en Europe septentrionale, considéré en peinture comme l’égal de Jean Fouquet et qualifié par le rhétoriqueur Jean Lemaire de Belges de « prince de l’enluminure », dont aucune oeuvre majeure n’est détenue dans les collections publiques françaises ; que cette pièce d’une extrême rareté, restée inédite, est probablement le dernier manuscrit complet d’une aussi grande importance encore sur le marché et devrait permettre d’approfondir la connaissance de Simon Marmion ainsi que du milieu artistique brillant de la cour de Bourgogne à l’époque de sa création ;

Qu’en conséquence cette oeuvre présente un intérêt majeur pour le patrimoine national du point de vue de l’histoire et de l’art et doit être considérée comme un trésor national,

Emet un avis favorable au refus du certificat d’exportation demandé.

Pour la commission :
Le président,
E. HONORAT
Peu versée dans le langage juridico-administratif, je ne comprends pas l'enjeu de ce refus: un "certificat d’exportation" serait-il un autre terme pour "autorisation de vente"?
D'autre part, j'aime beaucoup l'idée d'émettre un avis favorable à un refus.

Le Clézio, encore

Je lis dans Le Point du 16 octobre que Le Clézio place Maupassant au-dessus de Flaubert. Mon Dieu, cela suffira(it) à me convertir à Le Clézio.

(Quelqu'un un jour parviendra-t-il à m'expliquer la divinisation de Flaubert au panthéon des lettres françaises? (je dois lire de toute urgence (et pour d'autres raisons) la correspondance Flaubert-Sand).

Le problème herméneutique chez Pascal, de Pierre Force

La lecture de ce livre est directement issue de la lecture de Du sens. En effet, le livre de Pierre Force y est longuement cité en relation avec Buena Vista Park. Il s’agit une fois encore (mais à l’époque de BVP, ce n’était que la deuxième fois dans l’œuvre camusienne[1]) d’illustrer la bathmologie, c’est-à-dire, entre autres, la façon dont une même opinion (une même opinion en apparence : une opinion s’exprimant avec les mêmes mots) peut avoir un sens et des conséquences très différentes selon l’étape de raisonnement où elle intervient[2].

J’ai donc entrepris de lire Le problème herméneutique chez Pascal. Je m’attendais à un livre de philosophie, il s’agit davantage d’un livre analysant la logique de Pascal et les méthodes qu’il emploie pour convaincre les libertins (sens étroit : ceux qui ne croient pas en Dieu et ne respectent pas les Ecritures) de lire la Bible.
En effet, la conviction de Pascal est que les Ecritures contiennent en elles-même de quoi convaincre les plus rebelles, non par quelque révélation immanente, mais par les mécanismes rigoureux de la lecture et de l’interprétation effectuées selon des règles logiques. « Lisez et vous croirez » serait le credo pascalien.
Pierre Force dégage donc les règles de cette méthode de lecture, méthode qui ne se préoccupe pas de l'authenticité des textes: ce n'est qu'avec Spinoza que cette démarche sera entreprise. Pascal s'inscrit encore dans l'héritage de Saint Augustin en reconnaissant a priori l'autorité des Ecritures.

Pascal suppose que tout texte est nécessairement cohérent. Il applique ce principe à la Bible comme s'il s'agissait de n'importe quel texte. Il en découle que chaque fois qu'une contradiction se présente dans la Bible, il convient de chercher une interprétation des passages considérés, qui ne doivent pas être pris au sens propre, mais figurativement. L'interprétation doit permettre d'accorder le sens des passages avec le plus grand principe: la charité. Tout passage contraire à la charité doit être interprété afin de l'accorder à la charité.
Il s'agit des contradictions internes au texte ("syntagmatiques", dirait Todorov), par opposition à Saint Augustin qui s'attachait aux contradictions entre le monde et les Ecritures ("paradigmatiques").
L'intérêt des critères syntagmatiques, c'est qu'il ne suppose pas de connaissances préalables: tout est présent dans le texte qu'on lit.

La deuxième partie traite de l'interprétation des signes, différente chez Pascal et Saint Thomas.

Revenons à Augustin : chez l'auteur de la Doctrine chrétienne le symbolisme des choses, fondé sur une vision religieuse de l'univers coexiste avec l'allégorie, héritée de la rhétorique païenne. Pour saint Thomas, le symbolisme des mots n'existe pas : l'allégorie est assimilée au sens littéral. Tous les objets de l'univers sont signes de Dieu. Tout est res et signum.
Pascal part du point de vue opposé : pour lui (ou, à tout le moins, pour l'interlocuteur de l'apologiste) il n 'y a pas de signes de Dieu dans la nature. Le monde est silencieux. Seuls les textes parlent. Le message divin ne pourra venir que d'un livre. La preuve de Dieu sera tirée des mots et non des choses.
Pierre Force, Le problème herméneutique chez Pascal, p.112

Le monde est un chiffre et il est à déchiffrer. C'est de cette époque que datent les systèmes ésotériques et les références à la Cabale: Trithème, Kircher, Fludd, espèrent mettre à jour des lois de traduction automatique entre les différentes langues, il n'y a pas de différence entre cryptographie et traduction.

Pascal n'a rien d'ésotérique et s'appuie entièrement sur la logique: un texte doit être intrinséquement cohérent. Il faut s'appuyer sur le sens des mots.
Qu'est-ce que le sens? Dans un premier temps, Pascal pose qu'on peut donner n'importe quel nom à une chose, l'important étant ensuite de toujours désigner la même chose (sens large: objet, idée, etc) par le même mot.
Dans un second temps, il reconnaît qu'il existe un sens courant, un sens commun des mots, et qu'il importe d'utiliser celui-ci pour être clair et compréhensible. (Ici, querelle avec les Jésuites que Pascal accuse de tromper l'auditoire en utilisant les mots dans des sens qui ne sont pas le sens commun, et de changer de sens utilisé d'un discours à l'autre. Analyse des Provinciales, querelle janséniste.)

Selon Pascal, il est très difficile de lire "juste", de penser "juste". L'interprétation est le domaine du jugement faussé, dont il faut se méfier même pour juger son propre travail:

De même qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre, il est aussi difficile d'être son propre juge :
« Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après on n'y entre plus [3]
Le problème semble si difficile à Pascal qu'il le présente comme une énigme :
« Je n'ai jamais jugé d'une chose exactement de même, je ne puis juger d'un ouvrage en le faisant. Il faut que je fasse comme les peintres et que je m'en éloigne, mais non pas trop. De combien donc? Devinez... [4]
Le jugement adéquat, la perception juste, sont un point à trouver entre un trop et un trop peu. Cela est illustré par le rythme de la lecture :
41. « Quand on lit trop vite ou trop doucement on n'entend rien.»
La vérité elle-même est considérée comme un dosage à effectuer entre un excès et un manque :
38. « Trop et trop peu de vin.
Ne lui en donnez pas : il ne peut trouver la vérité.
Donnez-lui en trop : de même.»
Ibid., p.169

Il s'agit donc de se placer au bon endroit, spatial et temporel, pour juger (en art, de la vérité, de la morale). Le Christ est médiateur (thème de Saint Augustin, repris à la Renaissance) tandis que l'homme ne sait trouver sa place.

La vérité a souvent deux faces, ou plus exactement, toute affirmation contient une part de vérité : «Les hérétiques ne seraient pas hérétiques si leur doctrine ne contenait une part de vérité.»[5] Pascal s'attache davantage à montrer ce qui unit les thèses jésuites, jansénistes, calvinistes que ce qui les sépare. Puis il établit une hiérarchie en observant quelle thèse est contenue dans quelle autre. Exemple:

Les propositions pélagiennes sont susceptibles d'une interprétation augustinienne, mais les propositions augustiniennes ne peuvent en aucun cas admettre une interprétation pélagienne. Si la doctine de Pélage est contraire à celle de saint Augustin, la doctrine de saint Augustin est contraire de celle de Pélage; mais si la doctrine de saint Augustin inclut et comprend celle de Pélage, il n'y a aucune réciproque possible. Ibid. p.191

Il est possible de prouver la dissymétrie parce qu'il y a une hiérarchie entre les termes. Il y a irréversibilité des antinomies. L'interprétation consiste à retenir le sens provenant de la thèse supérieure.

Pascal n'essaie pas de défendre la religion chrétienne par une accumulation de preuves. En effet, il applique une méthode, et quelques exemples lui suffisent à l'illustrer. Cette méthode, c'est le principe de non-contradiction interne d'un texte donné. Quand un texte comporte des contradictions, il faut rechercher l'explication qui les résoud toutes avec le plus d'économie de moyens. Concernant les contradictions de la Bible, c'est le Christ, la venue du Christ, qui explique et résoud les contradictions de l'ensemble des prophéties. Un seul principe explicatif résout toutes les contradictions, il s'agit donc de l'explication la plus économe de moyens; il est donc inutile d'en chercher d'autres.

Ensuite, Pierre Force s'attache aux fragments plus "sociaux et politiques". Il s'agit d'expliquer et de justifier le monde comme il va (les signes de pouvoirs, le respect dû aux puissants, etc). Pascal s'appuie sur les traditions stoïcienne et pyronnienne. Il est héritier des stoïciens, qui identifie recherche des causes et compréhension des signes.
D'un point de vue pyrrhonien (qui soutient que la raison humaine ne peut rien avancer avec certitude), toute opinion peut être mise en doute et dépassé par une opinion inverse supérieure. Il y a renversement continuel du «pour» et du «contre».

[...] tout rapport entre signe et signifié peut devenir à son tour signe d'un nouveau signifié. Toute interprétation peut devenir l'objet d'une interprétation qui la dépasse. La marque rhétorique de ces dépassement est l'ironie.
Ibid., p234 [6]

Cependant, le renversement des «pour» et des «contre» peut être hiérarchisé en gradations, qui fait accéder à un point de vue véritablement supérieur. Tout ce développement est cité dans Du sens.

La loi des séries, ou raison des effets, est donc plus complexe qu'une simple loi d'alternance. La raison des effets est constituée par l'itération d'une structure ternaire, dont le dernier élément sert de premier élément à la structure suivante. Tout élément de rang impair représente une opinion du premier ou du troisième degré.Toute opinion de rang pair est une opinion du second degré.

Les éléments de rang impair sont dans la série des points de repos.

Ibid., p239

Cependant, pour celui qui a atteint l'un des degrés, il est difficile d'envisager les autres, sauf à se projeter dans l'esprit de son contradicteur. Pascal remarque qu'une opinion vraie et qu'une opinion fausse peuvent être exprimées en des termes identiques. Pour les départager, il faut connaître le contexte dans lequel elles sont exprimées, et connaître l'ensemble des arguments des parties en présence. La vérité d'une proposition dépend de son sens et non de sa formulation. A contrario, une opinion est ininterprétable si l'on ignore son contexte.

Pierre Force termine son travail par cette remarque:

L'année même où sont publiées les Pensées, paraît à Hambourg le Traité théologico-politique, qui marque la fin du règne de l'exégèse patristique. [...] Montrant à son interlocuteur qu'il est embarqué, et qu'avant qu'il s'en rende compte, il se trouve en situation herméneutique, Pascal décrit l'interprétation comme un mode de notre existence.

Notes

[1] La première fois intervient dans Travers, à propos du bandeau du maréchal Ney et des valises Vuitton, deux illustrations d’ailleurs reprises dans Buena Vista Park.

[2] exemple donné dans Buena Vista Park p.80 : La princesse P., qui avait toujours désiré passionnément une didacture impitoyable, mais qui détestait Mussolini parce qu’il avait été socialiste, put se vanter, en 43, d’avoir été une des premières opposantes, et des plus constantes, au fascisme.

[3] fragment 21 des Pensées selon les éditions complètes Lafuma de 1963

[4] Fragment 558, ibid.

[5] Ibid., p.185

[6] Très intéressant : on voit apparaître l'ironie, redoutable arme camusienne, en plein développement sur la bathmologie (comme ne l'appelle pas Pierre Force).

Rien sur Le Clézio

En 1988, j'ai passé trois mois à la librairie Mollat, deux mois de stage et un mois de boulot d'été.

Je me souviens du mètre cube d'une biographie de Mitterrand le long du comptoir au moment de sa réélection.

Je me souviens des clientes qui achetaient Sollers, Femmes ou Paradis, grande bourgeoisie bordelaise trop bronzée riant avec embarras ou un sourire entendu de s'encanailler à si bon compte. J'ai bien peur que ce soit à l'origine de ma difficulté à lire Sollers: vu ses lectrices, je n'arrive pas à le considérer comme un auteur envisageable. (Pourtant, son humour et son détachement me font parfois soupçonner qu'il doit y avoir quelque chose, là.)
(La même réflexion ou presque peut s'appliquer à Alina Reyes: c'était l'année du succès du Boucher, les lecteurs qui achetaient ce livre ne m'ont pas donné envie de le lire.)

C'était aussi l'année de La Fée Carabine. Pennac était inconnu, je ne sais combien d'exemplaires de ce livre j'ai offerts (c'est hélas le meilleur de la série).

Pour ma part, je m'étais entichée du Bourreau affable de Ramon Sender que je vendais dès qu'un "vrai" lecteur me demandait son avis (ce qui n'arrivait presque jamais, puisque l'une des caractéristiques des vrais lecteurs est de ne jamais demander de conseil dans une librairie).

J'ai découvert la puissance de Bernard Pivot: les gens ne prenaient même pas la peine de retenir les auteurs qui étaient passés dans son émisssion: «Je voudrais le Pivot d'hier», tout était dit. Les représentants des maisons d'édition précisaient: «Il va passer chez Pivot», et nous commandions vingt exemplaires supplémentaires. (Je me souviens de L'Homme de paroles de Claude Hagège. Tout le monde voulait son livre; je l'ai feuilleté, il était illisible au commun des mortels (dont moi). Les gens étaient incroyables, pourquoi achetaient-ils cela?) J'ai appris que notre époque pardonnait à un écrivain de mal écrire s'il parlait bien, mais pas l'inverse.

J'ai appris aussi qu'on pouvait savoir si un livre était bon à la façon dont les lecteurs venaient l'acheter, un certain silence et une certaine impatience dans leurs gestes et leur regard. C'est ainsi que j'ai repéré Le Maître et Marguerite, La conjuration des Imbéciles et La Régente, de Leopoldo Alas dit Clarin (que je n'ai toujours pas lu). Il y aurait aussi La jeunesse de Pouchkine à lire un jour (Tynianov).

Le Clézio, Modiano, Labro: est-ce par homophonie, je les confonds. Leurs lecteurs ne m'ont pas marquée, il s'en dégageait quelque chose de classique et d'un peu ennuyeux, la modernité dans l'absence de risque. Concernant Le Clézio, il y avait la rumeur: «Mais si, il est en Amérique du sud, il ne donne pas d'interviews, il est très beau, il passe mal à la télé car il ne parle pas...» J'ai dû le feuilleter, comme j'ai feuilleté les deux autres. Il ne m'en reste rien.

Ce n'est pas sans un certain effroi que je vois s'ajouter le nom de Le Clézio à ceux de Claude Simon, André Gide, François Mauriac.


edit le 15 octobre

Je découvre ce billet de ligne de fuite qui reprend trois personnages de mon récit.

Proust et Mantegna

L'exposition est l'occasion d'observer le tableau Saint Christophe décapité (accroché habituellement au musée Jacquemart André), de s'approcher pour vérifier qu'un personnage de la galerie a bien un œil percé par une flèche et de se souvenir de l'analyse époustouflante de Sophie Duval.

Atelier de lecture : L'Amour l'Automne

La question de Bashô dans les commentaires du billet précédent m'amène à vous proposer quelque chose : y aurait-il parmi les lecteurs de ce blog quelques personnes intéressées à une lecture/explication live de L'Amour l'Automne?

Il suffirait que nous soyons cinq ou six (ou plus, bien sûr), que nous trouvions un lieu (je m'en charge, j'ai déjà une idée (un lieu en plein centre de Paris avec bibliothèque camusienne incorporée), une date et une heure. Chacun amènerait son livre L'Amour l'Automne et on commencerait une lecture suivie. Je fournirais les quelques pistes que j'ai pu trouver et mes angles de lecture, vous fourniriez les vôtres, et nous essaierions de dédramatiser la lecture de ce genre de texte qui semble en traumatiser certains.

Y a-t-il des personnes intéressées dans la salle? Bien entendu, si un provincial devait se manifester, ses souhaits en terme de date et d'horaire seraient prioritaires (répondre directement dans les commentaires ou par mail).

Les jeudis de l'Oulipo

Chic, un compte-rendu déjà écrit.

(Bon, je vais quand même ajouter deux liens pour attirer l'attention vers les sites de mes voisins de table: Gilles Exposito-Farèse (dont j'ai appris qu'il l'était l'auteur de la célèbre carte de métro anagrammatique) et Nicolas Graner (dont je me demande ce matin si je vais oser envoyer la page sur la rétinite pigmentaire à ma belle-sœur:il en parle avec tant de légèreté que j'ai peur qu'elle ne le prenne mal).
Ces quelques réflexions socio-politiques m'ont beaucoup fait rire.)

edit

Et un deuxième compte-rendu, jour faste.

Attendu en septembre 2009: Laura, de Nabokov

Le manuscrit forme un ensemble de 138 fiches de bristol, écrites au crayon — mon père utilisait un crayon n°2, assez fin, qui lui permettait de biffer son texte. Ces cartes sont numérotées, et un bon tiers est assemblées dans un ordre définitif. Le reste est un ensemble d'esquisses, de fragments, de disgressions qu'il est possible d'interpréter de plusieurs manières. Mon idée est de présenter la partie achevée de l'œuvre sous forme d'un livre, et le reste en fac-similé, que le lecteur pourra arranger à sa fantaisie. Il pourra battre les cartes à sa façon, se faire lui-même son petit Nabokov.

Dmitri Nabokov, interviewé dans le dernier numéro de Point de vue, 1er octobre 2008 (cinq pages avec moult photos)

Le syndrome de Thanatos, de Walker Percy

«La pitié mène aux chambres à gaz.»
Je pense assez souvent à cette phrase, toutes les fois où me faut m'armer de courage pour être dure, toutes les fois où je vois de mauvaises décisions politiques être prises — par facilité, pour ne faire de peine à personne, toutes les fois où je sais qu'être indulgent, c'est se résoudre non pas à voir disparaître le problème, mais à le voir enfler.
Evidemment, cette phrase est trop lourde de malentendus pour que je la prononce à voix haute.

Elle provient d'un livre, The Thanatos Syndrome, de Walker Percy (le professeur qui a "découvert" La Conjuration des imbéciles, mais c'est une autre histoire). Il s'agit pratiquement d'un livre de science-fiction, dont le sujet, tout simple, est le suivant: a-t-on le droit de faire le bonheur des gens contre leur gré, ou sans leur demander leur avis? C'est un livre que je n'ai jamais eu le courage de relire, le tempo en est très lent, et à la première lecture on oscille entre suspense insoutenable et ennui insupportable.

L'action se déroule dans une petite ville de Louisiane. L'un des personnages importants est un prêtre, qui fait une sorte de grève, non de la faim, mais de solitude: il s'est réfugié dans une tour de guet en forêt. Le narrateur, un psychologue déclassé qui sort de prison, lui rend visite. Le père Smith lui raconte ses souvenirs des années 30: adolescent il a voyagé en Allemagne, il était hébergé dans une famille dont il garde d'excellents souvenirs, chez un médecin qui pratiquait l'euthanasie sur les handicapés mentaux lourds. Bien plus tard, le père Smith a appris ce qui avait suivi cette première "expérimentation".

Dans les dernières pages du livre, Father Smith a pu ouvrir un hospice pour recueillir les malades dont personne ne veut ou ne peut s'occuper. Exalté, illuminé, Father Smith prononce un discours d'inauguration. Extrait:
"But beware, tender hearts!
"Don't you know where tenderness leads?" Silence. "To the gas chambers.
"Never in the history of the world have there been so many civilized tendedhearted souls as have lived in this century.
"Never in the history of the world have so many people been killed.%%%
"More people have been killed in this century by tenderhearted souls than by cruel barbarians in all other centuries put together."
Pause.
"My brothers, let me tell you where the tenderness leads."
A longer pause.
"To the gas chambers! On with the jets!
"Listen to me, dear physicians, dear brothers, dear Qualitarians, abortionists, euthanasists! Do you know why you are going to listen to me? Because every last one of you is a better man than me and you know it! And yet you like me. Every last one of you knows me and what I am, a failed priest, an old drunk, who is only fit to do one thing and to tell you one thing. You are good, kind, hardworking doctors, but you like me nevertheless and I know that you will allow me to tell you one thing — no, ask one thing — no, beg one thing of you. Please do this one favor for me, dear doctors. If you have a patient, young or old, suffering, dying, afflicted, useless, born or unborn, whom you for the best of reasons wish to put out of his misery — I beg only one thing of you, dear doctors! Please send him to us. Don't kill them! We'll take them — all of them! Please send them to us! I swear to you you won't be sorry. We will all be happy about it! I promise you, and I know that you believe me, that we will take care of him, her — We will even call on you to help us take care of them! — and you will not have to make such a decision. God will bless you for it and you for it and you will offend no one except the Great Prince Satan, who rules the world. That is all.
Silence.

Walker Percy, The Thanatos Syndrome, p.392

L'éditorial du Quotidien du médecin du 26 septembre était le suivant:
Mary Warnock, baronne et néanmoins philosophe, est considérée en Grande-Bretagne comme une autorité morale. Aussi ses derniers propos, sur les personnes menacées ou victimes de démence, ne sont-ils pas passés inaperçus. Il est vrai qu'elle va jusqu'à suggérer qu'il pourrait y avoir un «devoir de mourir» quand on devient un fardeau pour sa famille et le système de santé. «Il n'y a rien de mal à penser que l'on doit (se suicider) pour le bien d'autrui autant que pour soi-même, explique-t-elle dans un journal norvégien. ''Dans d'autres contextes, se sacrifier pour sa famille est considéré comme vertueux. Je ne vois pas ce qu'il y a de si affreux dans l'objectif de ne pas devenir une nuisance grandissante.»
La baronne Warnock, qui a contribué à la mise au point des lois britanniques sur la procréation et n'est pas hostile au clonage reproductif, milite pour l'euthanasie. Et même, dans ce cas, pour autoriser purement et simplement des personnes à en supprimer d'autres. Inutile de préciser que tout ce que le pays compte d'associations de lutte contre l'Alzheimer ou de défense des personnes âgées a crié au scandale. Lady Wamock, qui a 84 ans, n'en a cure. […]
Renée Carton
Je suis d'accord avec cette dame en ce qui ME concerne: je ne souhaite pas devenir un légume, une folle, une charge. J'espère qu'il me restera suffisamment de raison le moment venu pour pouvoir faire le nécessaire moi-même.
Mais ce que je ne comprendrai jamais chez les personnes telles Mary Warnock, c'est qu'on puisse envisager de décider cela à la place des gens.

Herméneutique

— Ça veut dire quoi, herméneutique?
Le jeune homme qui m'a posé cette question m'a tellement surprise (réveillée en plein rêve — en pleine lecture) que j'ai failli en oublier de descendre de la rame de métro. Je crois que j'ai rougi (intérieurement, j'ai rougi) et j'ai balbutié:
— Le sens… il s'agit du sens, de la signification…
Rassemblant deux idées, j'essayai de résumer : — ça concerne l'interprétation des textes.


Et je suis descendue juste à temps de la voiture. Je n'avais pas lu assez loin (heureusement, j'aurais été encore plus confuse). Quelques chapitres plus loin, le mot était défini:
La double communication, de l'inférieur au supérieur et du supérieur vers l'inférieur, caractérise la fonction du médiateur dans la philosophie néo-platonicienne. C'est précisément cette fonction que les néo-platoniciens, comme le remarque Jean Pépin1, nomment «herméneutique». Entre le sensible et l'intelligible, l'âme est un interprète.
Jean Pépin fait remarquer que le verbe «hermeneuein» possède déjà ce sens précis chez Platon, désignant le rôle des démons: «Bref, un double transit, ascendant et descendant, sur lequel la nature démoniaque a pouvoir; or c'est pour traduire cet échange et ce relais que Platon emploie le verbe hermeneuein: ainsi le démon «fait connaître (hermeneuôn et transmet aux dieux ce qui vient des dieux».
Héritiers de cette tradition néo-platonnicienne, les latins traduisent «herméneutes» par «interprète». […] Dans la théologie de la Renaissance, c'est […] le Christ qui, conformément à la doctrine de Saint Augustin, tient le rôle du médiateur-interprète.

Pierre Force, Le problème herméneutique chez Pascal, p.181



Note
1 : Pépin, Jean, «L'herméneutique ancienne», Poétique 23, 1975, pp. 291-300

La rumeur

Il semblerait d'ailleurs que circule à mon propos une rumeur favorable au moins sur un point. «Il paraît qu'tu es un disc-jockey super», m'a-t-on dit l'autre soir en arrivant ici. Il faut apprendre à se contenter de gloires modestes.

Renaud Camus, Fendre l'air, p.237

Jean-Paul Marcheschi expose à Nantes à partir du 2 octobre.

L'ouverture de l'exposition aura lieu en musique le 2 octobre 2008 à 20 heures à la cathédrale Saint-Pierre.

Si vous souhaitez recevoir des invitations pour le vernissage, merci de m'envoyer un message en précisant le nombre d'invitations qui vous serait utile.

NB : sur le site de Jean-Paul Marcheschi.

PS: si vous assistez à cette ouverture, ne vous laissez pas intimider et n'hésitez pas à saluer Jean-Paul Marcheschi : il sera ravi de vous rencontrer.

La présence des Pères dans l’œuvre de Dante Alighieri, par Ruedi Imbach

Première conférence après le déjeuner, les notes sont courtes. Nous sommes arrivés en retard, la salle était trop petite, les surnuméraires se sont installés comme ils le pouvaient contre les murs.

Il s'agissait de partir à la recherche des Pères, et plus particulièrement d'Augustin, dans la Divine Comédie de Dante.

Dans le De Monarchia, on relève cinq allusions aux Pères. Dante s'élève contre une lecture allégorique de l'Ecriture et de la Genèse. Il cite littéralement Augustin à deux reprises pour étayer sa thèse. Les autres références sont tirées entre autres des De consideratione de Bernard de Clairvaux.

Dans le Convivio, Augustin est cité cinq fois:
- Personne ne naît sans faute: c'est tiré des Confessions d'Augustin.
- Parfois, nous dit Augustin, il est légitime de parler de soi, quand il s'agit de justifier son entreprise, pour éloigner une infamie ou lorsque c'est utile pour les autres. C'est cette raison qui poussa Augustin à parler de lui-même.
Le but est d'aller du bon au meilleur et du meilleur à l'excellent. Dante s'appuie sur Augustin pour légitimer sa propre démarche. Il se compare indirectement à Augustin. Sa rencontre avec la philosophie est exemplaire.

Dès lors, pourquoi ne rencontre-t-on aucune référence à Augustin dans La Divine Comédie ?
Certains ont supposé que Dante s'opposait à l'augustinisme politique, c'est-à-dire à l'absorption du matériel par le politique. Dante soutient que les deux domaines doivent être radicalement séparés.

La Divine Comédie fait référence à Denys l'Aréopagite, mais celui n'a finalement que peu d'influence. Les principales influences viennent d'Albert, de Thomas et d'Aristote.

Les doctores fournissent des perspectives doctrinales. La place des Pères dans l'oeuvre de Dante est relativement limitée. Le paradoxe, c'est qu'Augustin, qui légitime le Convivio, est absent de La Divine Comédie.

Penser par soi-même

La méthode correcte, ce n'est pas d'essayer de persuader les gens qu'on a raison, mais de les obliger à penser par eux-mêmes. Il n'y a pas de sujet dans les affaires humaines dont nous puissions parler avec une grande assurance. Même dans les sciences exactes, c'est souvent le cas. S'agissant des affaires humaines, des affaires internationales, tout ce que vous voulez, on peut réunir des preuves, rassembler les choses, les regarder sous un certain angle. La bonne approche, en oubliant ce que l'on fait soi, ou ce que font les autres, consiste seulement à encourager les gens à procéder ainsi.

Noam Chomsky, cité en exergue par Jacques Bouveresse à son livre Bourdieu, savant & politique

Stéphane Mosès

C'est l'inconvénient de surfer : j'apprends régulièrement, et souvent bien après, la mort d'un auteur qui m'est précieux. Ce soir, il s'agit de Stéphane Mosès, mort le 1er décembre 2007.
Je l'avais découvert avec L'Ange de l'histoire: Rosenzweig, Benjamin, Scholem. C'est dans ce livre, bizarre détour, que j'ai lu Borgès pour la première fois.

La page qui m'apprend cette mort est une recension d'Un retour au judaïsme, livre d'entretiens avec Victor Malka et visiblement sorte d'autobiographie. Je note le nom d'Haïm de Volozhyn, dont le livre L'âme de la vie, m'attend depuis plusieurs années dans ma bibliothèque. Je l'ai commencé une fois, mais il fait partie de ces livres mystiques qu'on hésite à lire dans le RER: les transitions entre la lecture et la vie quotidienne prennent trop d'énergie.
(Haïm de Volozhyn était le maître de Lévinas.)

Le monde selon Ben, par Marie Borel

Le héros du second livre de Marie est un ours en peluche, un ours beige foncé d'une quarantaine de centimètres, à poils courts un peu feutrés.
C'est un livre de poésie (les lignes sont découpées en vers), les pages sont numérotées, les photos couvrent une page, il peut y avoir jusqu'à trois pages de photos de suite.

Cela n'est pas aussi enfantin, ou ludique, ou puéril, qu'il le semble au premier abord. En réalité, et paradoxalement, de retournement en retournement, ces photos donnent une étrange gravité au texte.

L'œil effleure les photos et se précipite sur le texte. Un poème, deux poèmes… Quels textes étranges, plutôt philosophiques, peut-être mathématiques, écrits du point de vue de Ben qui ne dit pas "Je". Non, "je", c'est Marie, c'est l'auteur. Mais parle-t-elle d'elle-même, pour elle-même ou imagine-t-elle ce que pense l'ours? Rien n'assure que le "je" soit stable, il glisse sans cesse silencieusement, de façon insaisissable.
Infini

contrairement à Ben pour qui le temps est infini
le temps file entre mes doigts comme le sable et les étoiles
la rivière la mer l'océan à contretemps
persévère cher Filoteo persévère
de l'infini de l'univers et des mondes
il n'y a pas plus loin de la Terre à la Lune que de la Lune à la Terre

Ben et moi océaniques à jars sur Mer Saint Jean des Monts Hudaibo
cévenols rebelles à Saint Guilhem du Désert
docteurs à Petit Bordel Baie Saint Vincent
and the Grenadines Balata Camp et Sana'a
nous sommes nés seuls au monde dans un univers courbe et non fini
[…]

Marie Borel, Le monde selon Ben, "Infini", p.14, troisième poème
Troisième poème, une page de sommaire, soit quatre pages. Troisième poème page 14: dix photos l'ont donc précédé. Sans les photos, ces poèmes seraient d'un sérieux un peu bête. En vis-à-vis d'une photo d'ours en pleine page, c'est le lecteur qui se sent un peu bête: à quel niveau faut-il lire ces poèmes?
Un ours en peluche nous contemple et médite.
Le lecteur reprend la première page et regarde les photos:
1/ L'ours est assis sur un siège d'avion, la compagnie est yéménite.
2/ L'ours regarde la campagne de la fenêtre d'un TGV. Entre ses pattes, une affiche rouge, qu'on voit comme par hasard, annonce: "le mariage du siècle". (Et comme j'ai l'impression que Marie a changé de nom, je me demande s'il s'agit de son mariage: private joke?)
3/ L'ours est encore à une fenêtre, dans un paysage rocailleux. Le volet en bois est ouvragé. Espagne ou Yémen?
4/ En bus. Est-ce à Londres? (on aperçoit des taxis caractéristiques par la lunette arrière).
5/ Ben dans les bras de Marie qui dort, contre ce qui paraît être un siège d'avion. Mais ce n'est pas un hublot, à l'arrière-plan: un car?

Etc. : ainsi, toutes ses photos sont des photos de voyage, de lieux lointains ou de moyens de transport (ce n'est pas une règle absolue, cela changera dans le feuilletage des pages ultérieures). Ce livre pose un problème de lecture, un problème d'interprétation. Il serait fumeux et prétentieux sans les photos. Avec les photos, il est mystérieux: quels liens tissent les textes et les images? Pourrait-on adjoindre des photos d'ours en peluche à tous les textes philosophiques? (car c'est décidément philosophique: espace et temps, être, conscience, langage) Non, sans doute non. Là, "ça marche", un sens émerge, un équilibre fragile est créé, entre gravité et éphémère: «c'est sérieux mais ce n'est pas grave», ou l'inverse.

Ce qui change, ainsi que le dit explicitement l'extrait ci-dessus, c'est que le temps n'existe pas pour un ours en peluche. Le temps est infini et Ben est éternel. Il est le témoin absolu. Il ne lui reste que l'espace, comme le mettent en scène les photos de voyage, de lieux changeants. Dans cet espace les mots résonnent longtemps, ne s'éteignent pas.
C'est un étrange livre de poésie, aux frontières mal définies. Je n'aurais jamais cru que des photos d'ours en peluche en face de textes pouvaient ainsi en déstabiliser, en décaler, la lecture.

Histoire d'un Allemand, par Sebastian Haffner

C'est un livre acheté par hasard, sans en avoir jamais entendu parler. C'est un livre excellent, si bon que je ne comprends pas que je n'en ai jamais entendu parler.

Ce livre publié de façon posthume est le récit écrit en 1938 par un jeune Allemand réfugié à Londres de sa vie en Allemagne entre 1914 (il avait alors sept ou huit ans) et 1933.
Ce qui intéresse Sebastian Haffner, c'est de comprendre et d'exposer le lien entre l'individu et l'histoire: comment la somme des vies particulières constitue-t-elle l'histoire?
Dans le prologue, ce lien est présenté en sens inverse: Haffner remarque qu'habituellement, l'histoire affecte peu la vie quotidienne des individus, elle peut les émouvoir mais rarement changer leur manière d'être, leur moi profond. Le nazisme a ceci de particulier qu'il oblige chacun à faire quotidiennement des choix, à soutenir ou se détourner de ses amis, de ses collègues, de ses connaissances, il met chacun à tout instant face à des cas de conscience pouvant entraîner la mort.

L'écriture est sérieuse, sévère, le sujet est grave, d'autant plus à l'époque de la rédaction du manuscrit, entre 1938 et 1939 à Londres. Pourtant, la lecture est légère, un humour souterrain court le texte, Haffner a le sens de l'autodérision sans être cynique: il y a davantage de tristesse et de regret que de méchanceté ou d'amertume dans ses remarques: «On commet des meurtres dans la même disposition d'esprit qu'une niche de gamin, on ressent l'avilissement de soi et l'anéantissement moral comme un incident fâcheux, et même le martyre physique n'inspire guère d'autre réflexion que: "Pas de bol."» (p.232)

Il se souvient de son avidité pour les combats durant la première guerre mondiale, de son incompréhension de la défaite survenant brutalement après tant de victoires placardées sur le mur du commissariat du quartier, et de la vie agitée de Berlin les années suivantes: échauffourées et coups de feu continuels. Haffner fait des remarques minuscules et vraies, comme de noter que la révolution de 1918 n'a jamais été populaire car elle se fêtait en novembre1, tandis que le printemps et l'été 1933 ont été splendides. Nous suivons l'évolution des forces politiques en présence, nous apprenons que l'armée allemande soutient toujours le pouvoir en place, quel qu'il soit, et ne remet jamais ses ordres en causes (et c'est ainsi que la République fit fusiller par les soldats les ouvriers qui l'avaient soutenue en 1920…) Bien plus que 1929, 1923 a été une année décisive en Allemagne, l'année de l'hyper-inflation, l'année de toutes les folies et de la disparition de toute mesure.

Haffner tente de comprendre ce qui s'est passé, ce qui a rendu le nazisme possible. D'une part il dresse un portrait de l'âme allemande, âme qui ne sait être seule, qui a besoin du groupe, qui est inapte à la sphère privée, d'autre part, il fait l'hypothèse qu'après toutes ses années d'agitation (1914-1923), les Allemands n'ont pas supporté de vivre en paix: ils n'avaient pas de goût pour une vie paisible, où chacun est responsable de soi-même, ils avaient pris l'habitude des escarmouches, de l'agitation, de l'attente des journaux, des bouleversements de fortune d'un jour à l'autre. La vie comme un long fleuve tranquille ne pouvait leur convenir.
Hypothèses, bien sûr. Ce que dénonce Haffner comme la véritable raison de l'accession d'Hitler au pouvoir, c'est la démission des chefs de l'opposition, de gauche à droite, qui ont fui en janvier 1933, annihilant tout espoir de résistance organisée.

Vint le temps des choix personnels: la petite amie juive, le commerçant, les collègues de travail. Haffner décrit les premières discriminations, la mise au pas de la justice. Il est d'une extraordinaire clairvoyance s'agissant de l'antisémitisme, rageant de voir que les nazis ont réussi à en faire un sujet de discussion entre les Allemands (pour ou contre les juifs?) tandis que ce sont les nazis qui devraient être rejetés pour poser une telle question:
Or, plus personne ou presque ne doute aujourd'hui que l'antisémitisme nazi n'a pratiquement rien à voir avec les juifs, leurs mérite ou leurs défauts. Les nazis ne font désormais plus mystère de leur propos de chasser et exterminer les juifs dans le monde entier. Ce qui est intéressant n'est pas la raison qu'ils en donnent, et qui est une absurdité si manifeste qu'on se dégraderait en en discutant, fût-ce pour la combattre. L'intéressant, c'est ce propos lui-même, qui est une nouveauté dans l'histoire universelle: la tentative de neutraliser, à l'intérieur de l'espèce humaine, la solidarité fondamentale des espèces animales qui leur permet seule de survivre dans le combat pour l'existence; la tentative de diriger les instincts prédateurs de l'homme, qui ne s'adressent normalement qu'aux animaux, vers des objets internes à sa propre espèce, et de dresser tout un peuple, telle une meute de chiens, à traquer l'homme comme un gibier. […]

Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand, p.214
Incidemment, ce livre est un bel hommage à son père, homme vaincu par l'existence, mais qui aura inculqué à son fils l'image de ce que doit être un Allemand digne de ce nom.

- En 1923, durant l'hyper-inflation :
Car mon père était de ceux qui ne comprenaient pas l'époque, ou qui refusaient de la comprendre, comme il s'était déjà refusé à comprendre la guerre. Enfermé dans la devise "Un fonctionnaire prussien ne spécule pas", il n'acheta pas d'actions. Je considérais cette attitude comme la marque d'un esprit étrangement borné, surprenante chez cet homme — un des plus intelligents que j'eusse connus. Aujourd'hui, je le comprends mieux. Rétrospectivement, je puis ressentir un peu du dégoût que lui inspirait "cette monstruosité", et l'aversion irritée qui se dissimulait derrière une platitude: ce qu'il ne faut pas faire, on ne le fait pas. Malheureusement, les conséquences pratiques de ces principes élevés dégénéraient parfois en farce.
Ibid., p.92
- Portrait du père, grand lecteur: hommage à la littérature, portrait magnifique du fonctionnaire idéal (sans doute ces lignes peuvent-elles servir à lire Kafka):
Or, la littérature est un étrange passe-temps. Dans la sphère privée, on peut sans doute être impunément collectionneur ou botaniste, peut-être même amateur de tableaux ou mélomane. Mais le commerce quotidien avec l'esprit vivant ne reste jamais "privé". Il est facile d'imaginer qu'un homme qui, durant des années, explore "dans son privé" tous les sommets et tous les abîmes de la pensée et de la poésie européennes devient un beau jour tout simplement incapable d'être un fonctionnaire prussien étroit, rigoureux, scrupuleusement zélé. Ce n'était pas le cas de mon père. Il le resta. Mais sans briser le moule prussien et puritain, il s'appropria une philosophie empreinte d'un scepticisme libéral qui transforma peu à peu en masque son visage de fonctionnaire. Il combinait les deux aspects au moyen d'une ironie secrète extrêmement subtile et qui ne se manifestait jamais — il me semble d'ailleurs que c'est là l'unique façon d'anoblir et de légitimer le fonctionnaire, race dont l'existence pose des problèmes humains d'une grand complexité. La conscience, toujours en éveil, que le puissant dignitaire qui se trouve derrière le guichet et l'humble quémandeur qui se trouve devant ne sont tous deux que des hommes et rien d'autres; qu'ils jouent un rôle dans une pièce; que le rôle du fonctionnaire exige certes rigueur et froideur, mais aussi beaucoup de prudence, de bienveillance, de circonspection; que rédiger une ordonnance dans le style administratif le plus dépouillé, pour peu qu'elle concerne une affaire épineuse, demande parfois plus de délicatesse que de composer un poème lyrique, plus de discernement et de pondération que de dénouer une intrigue.
Ibid., p.151
- Printemps 1933. Le père, juriste, voit s'écrouler tout ce qui constituait sa vie:
Il était peu à peu envahi par le sentiment d'avoir vécu pour rien. Il existait dans son domaine certains ouvrages législatifs auxquels il avait collaboré, substantiels produits de l'esprit, à la fois hardis et pondérés, fruit de plusieurs décennies d'expérience et de quelques années d'un travail intense, presque artistique, passées à soupeser et à fignoler. Ils avaient été abrogés d'un trait de plume, et on en avait à peine parlé. Mais ce n'était pas tout: la base même sur laquelle on pouvait édifier ou remplacer un tel ouvrage avait été emportée, toute la tradition de l'Etat de droit, à laquelle des générations d'hommes comme mon père avaient travaillé, qu'ils avaient façonnée, qui semblait définitive et indestructible, avait disparu du jour au lendemain. Ce n'était pas seulement sur une défaite que s'achevait la vie de mon père — une vie austère, disciplinée, vouée à un effort sans relâche et dans l'ensemble très réussie —, elle s'achevait sur une catastrophe. Ceux qu'il voyait triompher n'étaient pas ses adversaires: il l'aurait admis avec philosophie. C'étaient des barbares qu'il n'avait jamais estimés dignes d'être même ses ennemis. A l'époque, il m'arrivait de voir mon père rester longtemps assis à son bureau sans toucher les feuilles posées devant lui, le regard fixe, vide et désespéré comme s'il contemplait un champ de ruines.
Ibid., p.325
Ces quelques lignes concernent le père, le reste, avec la même rigueur et la même élégance, raconte la politique allemande, la vie d'étudiant et quelques amours.
Et comme tous les livres qui s'arrêtent avant 1940, ce livre est aussi insupportable de tristesse parce qu'on sait tout ce qu'il ne sait pas — et qu'on aimerait tant croire qu'il n'adviendra pas: après tout, le livre ne le raconte pas.



Note
1 : incidemment, j'ai découvert que cette révolution était née le même jour que la chute du mur de Berlin: le 9 novembre.

Les représentations des Pères dans les cours de Paradis, par Véronique Germanier

Cette intervention très intéressante était un véritable cours d'histoire de l'art. Elle éclairait la mise en place progressive d'une hiérarchie parmi les élus au cours du Moyen-Âge.

Peu à peu s'est mise en place l'idée que le parcours terrestre conditionne la place au Paradis.

Chasteté, pureté morale et refus de la chair sont fondamentaux pour obtenir la qualité d'élus.

Selon Origène et Jérôme, tous les élus sont égaux et occupent les mêmes places que les anges.
Cependant, une autre conception suppose des places hiérarchisées au Paradis, une proximité des élus avec Dieu plus grande selon leur rang et leur mérite. C'est ce que soutiennent par exemple Hyppolyte de Rome, Philippe et Augustin, s'appuyant sur Jean-14,2 ou le premier épître aux Corinthiens.

Origène et Jérôme reprennent Matt-22,14, «à la résurection, […] on est comme des anges dans le ciel». «Comme des anges», c'est-à-dire asexués. Jérôme précise qu'il n'y aura plus ni romains, ni barbares, ni race, ni sexe.

Pour Augustin en revanche, l'identité sexuelle sera maintenue, mais il n'y aura plus de concupiscence. Le Paradis est hiérarchisé selon l'importance du sacrifice de la chair: d'abord le martyre, puis la virginité, le veuvage, le bon mariage. Les élus obtiennent une gloire différente dans un ciel commun.

Les élus ne sont représentés qu'à partir du XIIe siècle.

'Ici nous a été projeté une image dont je n'ai pas les références. Il s'agissait du corps de Christ. Les Saints sont présents dans la tête, l'Eglise dans le corps. Conformément à la pensée d'Hypolite de Rome et de Cyprien, la liturgie de la Toussaint distingue six catégories d'élus: appartenant à l'Ancien Testament, les patriarches et les prophètes, appartenant au Nouveau Testament, les apôtres, les martyres, les confesseurs (dont les quatres docteurs de l'Eglise).

L'identité sexuelle des vierges est non spécifiée dans les textes. Ce statut sera réservé aux femmes par l'iconographie à partir du XIIIe siècle.

Pour résumer
Le rapport au corps est fondamental.
Dans les représentations, l'ordre représente le Bien et le désordre le Mal. La clarté (luminosité) est proportionnelle au mérite. Au XIIIe, la légitimation d'une hiérarchie au paradis permet de légitimer une hiérarchie terreste.

L'iconographie présente un grand décalage temporel (je suppose: un grand retard par rapport aux textes qu'ils illustrent). Par exemple, la liturgie de la Toussaint était déjà présente en 834; elle avait été imposée par le pape en France et en Germanie.


La conférencière projette deux tableaux et les commente:

- le Sacramentaire de Metz, réalisé pour Charles le Chauve. Il représente le Christ sur un trône, tel un empereur. Il y a trois registres de Saints: les apôtres (Pierre qu'on reconnaît à sa clé), (les soldats? et) les maryrs (reconnaissables à la palme), les confesseurs (portant livre et rouleau d'écritures). Le dernier registre représente les Saintes.

- la chapelle de l'église San Pantalone à Venise. Elle présente la foule des Saints. Les quatre évangélistes sont au pied du trône. Les quatre docteurs sont très différenciés : Jérôme, Grégoire le grand (la tiare), Ambroise de Milan (fouet), Augustin.

Paris 1933

Le narrateur vient de décrire pendant une centaine de pages les quatre à cinq mois qui ont réduit tous les Allemands au silence, les premiers boycotts des magasins juifs, la révocation des juges, la violence des SA, les chants et les défilés omniprésents.
Teddy a quitté Berlin en 1930. Elle y revient quelques semaines durant l'été 1933 pour aider sa mère à déménager. Le narrateur en est secrètement amoureux.
Elle apportait Paris dans ses bagages, des cigarettes de Paris, des magazines de Paris, des nouvelles de Paris et, insaisissable et irrésistible comme un parfum, l'air de Paris: un air que l'on pouvait respirer, et que l'on respirait avidement. Cet été-là, alors qu'en Allemagne les uniformes étaient devenus une mode ignoblement sérieuse, Paris avait eu l'idée de créer pour les femmes une mode inspirée des uniformes, et c'est ainsi que Teddy portait un petit dolman de hussard garni de brandebourgs et de boutons étincelants. Incroyable! Elle venait d'un monde où les femmes s'habillaient comme cela pour s'amuser, sans que personne y trouva à redire!

Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand, p.354

Priorité aux canards, de Marie Borel

Samedi m'attendaient dans ma boîte aux lettres deux plaquettes de poésie de Marie Borel (voir vers le milieu du billet).

Commençons par le plus petit (la photo est presque à taille réelle).


2008-0904-prioriteauxcanards.jpg

Les textes sont courts, une grande importance est accordée aux prénoms, nombreux. Il n'y a pas de numéro de page, on se perd, on recommence, on ne sait plus si on a déjà lu telle page, on se perd, on recommence.
Je me méfie désormais de mon goût des mots qui sonnent, des paradoxes. Je me méfie de mon goût du sens. Il y en a, qui affleure, et puis il n'y en a pas, ou plutôt, il n'y a du sens que localement. Pour le reste, il y a des canards, des prénoms qui ont l'allure de noms de chevaux de course, quelques hommes, beaucoup d'animaux et souvent l'envie de rire, sans que l'on sache bien pourquoi.
[…] Il est vrai qu'à la question vitale pourquoi tu n'as pas fait peintre pas de réponse. Et réciproque ta Jérusalem absente. Contre ton absence l'art lui-même n'est pas de taille à n'exiger rien. Je mange un artichaut à trois heures du matin avec un garçon qui comprend vite.
Peut-on apprendre la marche arrière aux escargots afin de renforcer leurs capacités évolutives.

Marie Borel, Priorité aux canards, fin d'une page vers le milieu du livre

Une trahison d'Augustin? Sur l'inspiration patristique de l'art médiéval, par François Bœspflug

Première communication du vendredi 13 juin (deuxième jour du colloque). Je m'en souviens avec précision, car François Bœspflug maîtrise si parfaitement les canons de l'exposé académique qu'il en fait un jeu. J'arrivai à sa conférence avec quelques préventions, car j'avais repéré la veille dans les livres proposés par les éditeurs présents son livre Caricaturer Dieu?: Pouvoir et danger de l'image, dont le titre m'avait paru trop opportuniste pour être sérieux. (Après cette communication, je l'ai feuilleté, il paraît très intéressant).


La pensée des Pères a nourri la pensée médiévale. Saint Augustin plane au-dessus du Moyen-Âge, il fut le Père préféré. Il semble avoir abordé tous les domaines, la théologie, la spiritualité, le droit, la philosophie… (il suffit de se rapporter à l'article de Goulven Madec). Mais Madec ne parle pas de l'art.
Qu'en est-il de l'art?
Contrairement à ce qu'on voit actuellement à Beaubourg1, le Moyen-Âge n'a jamais imaginé que la mission de l'art était d'innover.
Mon titre est provocateur: en effet, cette prétendue omniprésence de Saint Augustin présente le défaut de sous-estimer les autres Pères, notamment Ambroise, les Grecs (les Cappadociens), etc.


Dans quelle mesure la pensée d'Augustin a-t-elle été obéie, suivie, trahie? Il s'agit d'en finir avec une généralité paresseuse qui voudrait qu'Augustin ait eu la plus grande influence en toute chose.
Nous verrons donc dans un premier temps quelle influence Augustin a exercé sur l'art médiéval, puis, videtur quod non, ce qui s'oppose à cette analyse, enfin, sed contra, le respect de la pensée d'Augustin dans la forme.

Ici François Bœspflug a fait quelques restrictions de champs, que je n'ai pas notées.

L'influence très variée d'Augustin sur l'art médiéval
Cette influence se décèle sous une dizaine de modes.

1/ naissance de certains motifs, par exemple la comparaison entre la croix du Christ et un hameçon (apparaît au XIIe siècle).

2/ naissance de certains sujets :
classification des Vertus (en théologales et cardinales (Ambroise y prend également part),
liste des dix Sybilles (dont la Sybille Erythrée),
évocation des prophètes,
Emile Mâle a noté que le Contra judeos, paganos, attribué à Augustin, était lu à mâtines le jour de Noël : il s'agit donc d'un texte très connu, qui a donné naissance au sujet de l'Eglise face à la Synagogue,
la vision'Beati cinque, évoquée dans la fameuse lettre d'Augustin sur la vision, constituera un sujet pour l'art chrétien (cf. l'analyse d'Olivier Boulnois dans Au-delà de l'image).

3/ les scènes d'histoire : l'insistance d'Augustin pour qu'on s'attache au sens littéral de l'Ecriture fournit une base solide aux interprétations artistiques. Ainsi, l'hospitalité d'Abraham ou le bon Samaritain deviennent des sujets pour l'art.

4/ l'accréditation de Saint Augustin de certaines sources, comme le physiologus, le bestiaire (qui sera condamné par le pape Gélase). (En revanche, la légende de Saint Thomas en Inde est condamnée par Augustin.)

5/ l'importance prise par les chiffres: le nombre des poissons (153) lors de la multiplication des pains et des poissons, etc (rapport avec les parties du plafond d'une église je ne déchiffre plus mes notes).

6/ raisonnements analogiques : naissance d'Eve de la côte d'Adam à rapprocher de la naissance de l'Eglise du côté du Christ

mes notes s'arrêtent là : six et pas dix. Il manque quatre modes.

Limite de l'influence de Saint Augustin
1/ Certaines de ses interprétations ne se sont pas imposées.
- la Trinité créatrice (dans la Genèse) => ce thème est rare par rapport à celui d'une création jeune par Dieu le Père vieux.
- l'interprétation de l'hospitalité d'Abraham : l'ambivalence est visible à Sainte-Marie-Majeure, par exemple: le registre supérieur reprend la christologie traditionnelle tandis que le registre inférieur reprend l'interprétation trinitaire due à Saint Augustin. L'influence d'Augustin n'est réelle qu'en apparence.

2/théologie grégorienne de la légitimation didactique de l'image.
Augustin était contre les images et les représentations. Grégoire prend le contrepied de cette position et c'est lui qui va être suivi.

3/ Certains interdits fulminés par Augustin ont été contournés, par exemple, l'interdit du triangle : le triangle revient malgré tout au XIIe siècle, au XIIIe siècle il deviendra bouclier.v
D'autre part, pour Augustin l'image de Dieu en l'homme n'est pas le visage (il rejoint ici les Juifs et les Musulmans) mais l'âme: que peut-on représenter?

La tradition iconographique trahit Augustin au fond, mais pas dans la forme.
1/ création d'une image hiératique du Christ
Augustin se convertit en 386, à l'époque des premiers grands Christs d'abside. Augustin tenait que l'Eglise ne savait pas à quoi ressemblait le Christ, puisque les Evangiles sont muets sur le physique du Christ. La constitution d'une image d'un Christ-Dieu pourrait être une première trahison. (Augustin disait «l'image n'est qu'une image mais se donne pour ce qu'elle n'est pas». Cette phrase sera reprise plus tard.

2/ légitimation de la vénération de l'icône du Christ qui ne représente ni la nature divine, ni la nature humaine, mais est une hypostase des deux.
Les vrais disciples d'Augustin refuseront toujours les images: vénérer les images est illusoire, il n'y a pas de vera icona (cf. Boulnois).

3/ exploration systématique des ressources du visible pour représenter la Trinité, par exemple dans le psautier d'Utrecht, autour du VIIe et VIIIe siècle. per visiblia ad invisiblia: le visible peut venir au secours de l'intelligible, ce qui est tout à fait contraire à ce que pensait Augustin.

Les textes d'Augustin contre l'image : la lettre 120, un passage du De civitate Dei et plusieurs sermons. Dieu est amour. Quelle figure a l'amour? personne ne le sait.

Conclusion
La position d'Augustin sur les images a été trahie. Une preuve nous en est donnée a contrario au XVIIe siècle, quand le pape Alexandre VIII, pour sauver les arts, condamne le De Fide et Symbolo d'Augustin en 1683. (Dans ce texte, Augustin refuse d'imaginer un Dieu siégeant. (en fait, Alexandre VIII n'ose pas condamner Augustin: il condamne un père de Louvain, mais il s'agit d'une phrase reprise mot à mot d'Augustin.))

Nous atteignons ici les limites de mon augustinophilie: Augustin se trompait quand il soutenait que l'art ne crée pas. L'art médiéval lui a donné tort. Il a créé tout un monde d'images. Les réalités mentales ont un poids.

****
remarque lors des questions/réponses : Luther sera le premier à décrire les images qu'il détruit. Avant lui, quand des images sont détruites, on ne sait pas ce qu'elles représentent: des images matérielles, spirituelles? On ne le sait pas.



Note
1: allusion à l'exposition Traces du sacré

Judas et les moines. L'utilisation d'une image patristique dans les règles monastiques du Haut Moyen Âge, par Valentina Toneatto

De mémoire, le sujet de cette communication recoupait la thèse en cours de la conférencière.
Il s'agit d'un travail sur la richesse. Le lexique métaphorique utilisé dans la sphère économique rejoint la sphère escatologique.

L'apôtre Judas est symbole d'avarice et de manque de fidélité.
C'est également quelqu'un qui n'hésitent pas à voler les pauvres (Jean, 12-6).

Voici trois exemples d'utilisation de l'image de Judas dans les règles monastiques.

Il s'agit d'un stéréotype complexe.

1/ Pour Ambroise, l'avarice est proche du manque de foi. L'avarice est synonyme de perfidie, il s'agit d'un manque de fiabilité.
Le manque de fides spirituelle est équivalent au manque de fiabilité sociale. On assiste à un glissement sémantique.
On explore les liens entre l'utilitas (le bien commun, le bien public) et l'honestas (le respect et la soumission à la règle).

2/ Grégoire le Grand à la fin du VIe siècle fixe la liste des 7 péchés capitaux.
L'avaritia est fondamentalement contraire au Salut.

3/ Pierre Chrysologue Dans un (ou ses?) sermon, il rapproche Judas et les Juifs : ce sont deux images du refus de la foi.
Et tandis que j'écoutais Valentina Toneatto, je me disais que le latin devrait toujours être prononcé avec l'accent italien.

Les responsables des communautés chrétiennes ont en charge la bonne administration des biens matériels et spirituels au bénéfice des pauvres. Dans la première épître de Paul à Timothée, on passe des services à la communauté à l'administration des biens.
Selon la règle des IV Pères, le cellerier doit bien administrer et ne pas voler. L'avarus est également à proscrire: il ne faut pas donner la préférence à des désirs individuels aux dépens du bien de la communauté.
Selon la règle du Maître (chapitre XIII), il ne faut pas suivre sa volonté propre : règle de l'obéissance.
La règle espagnole pour les Vierges par Léandre établit une comparaison entre la possession d'un bien (ou le vol) et l'adultère. La possession d'un bien est une fraude, une faute, équivalente à l'adultère, car elle privilégie une préférence personnelle contre le bien de la communauté. Elle a pour sanction d'être retranché(e) de la communauté.

Le terme avaritia est donc utilisé de façon large. Son sens dépend des contextes.

Recours aux interprétations hiéronymiennes des noms hébreux dans l'exégèse de Saint Bernard, de Laurence Mellerin

Reprendre maintenant mes notes sur le colloque de patristique a quelque chose d'insensé: déchiffrer mes notes était déjà difficile à chaud, plus de deux mois après, cela tient de la réécriture fictionnelle.
Je vais essayer malgré tout, car c'est un grand plaisir de se replonger dans ce sujet.
Pour le reste, il faudra se reporter aux actes du colloque lorsqu'ils paraîtront.


Le recours aux interprétations hyéronimiennes était une pratique assimilée, intériorisée par les pères. Les interprétations avaient pour finalité le passage de la lettre à la spiritualité.

On relève chez Bernard (1090 - †1153) 280 lems de noms hébreux. 41% ne sont cités qu'une fois, 13% reviennent souvent. Soixante noms font l'objet d'une interprétation: il ne s'agit pas d'analyser l'étymologie, mais de saisir l'essence de l'être dans son interprétation. L'exégèse "sacramentelle" participe de la compréhension.
Deux tiers des interprétations se touvent chez Jérôme (340 - †420). Bernard ne cite jamais ses sources, il ne conteste jamais une interprétation, il est nourri de traditions. La liberté de Bernard s'exerce dans ses choix d'interprétation et dans les moments qu'il les utilise.

Exemple:
Le bien-aimé est présenté un bouquet de myrrhe entre les seins. Pour Jérôme, la myrrhe, qui est amère, représente l'amertume des tribulations, soit les souffrances du Christ. Pour Saint Benoît (c. 480 - †547), il s'agit des souffrances du Christ supportées pour le pardon des pêcheurs.
Puis l'interprétation glisse vers le Christ abreuvé sur la croix, en confondant myrrhe et vinaigre.

Les noms de lieu ont une signification par rapport au nom des personnes. Certains lieux sont liés à l'incarnation.
Egypte : ténèbres ;
Babylone : confusions des eaux et des langues ;
Syrie : rien noté ;
les eaux des fleuves étrangers : les Vices d'Israël.

La conversion est exprimée par le départ: on quitte un lieu pour un autre. Exemple: le voyage de Béthanie à Jérusalem (N.B.: cf. ledimanche des Rameaux. Les Juifs acclament Jésus comme Roi des Juifs lorsque celui-ci arrive à Jérusalem).

Il se dessine donc une géographie spirituelle.

Bernard pratique l'interprétation avant que Bonaventure (c. 1220 - †1274) n'en fixe les règles : il s'agit de faire partager un désir.

Des souvenirs, de Joseph Conrad

J'ai lu Joseph Conrad pour la première fois en 1995. Heart of Darkness faisait partie d'une liste des cinq livres devant illustrer les caractéristiques du genre "le roman d'aventure".[1]
Au fur à mesure que je le lisais, j'avais l'étrange impression de comprendre chaque phrase sans comprendre le dessein général, ce que j'attribuais, comme lors de la lecture de The turn of the screw, à ma connaissance insuffisante de l'anglais, tout en sachant que c'était faux: ce livre était délibérément écrit pour ne pas être compris "de face". Ce qui m'a sans doute le plus gênée, c'est l'écart entre ce que je lisais et ressentais et les commentaires lus et entendus ici et là. Pourquoi parlait-on de ce livre à voix basse avec des mines mystiques (ce qui aurait davantage convenu à Aguire ou la colère de Dieu, par exemple)? C'était pourtant un livre simple, les souvenirs d'un homme, sur un bateau amarré dans la nuit anglaise (et quelque chose du Horla dans cette nuit scintillante), l'armateur, la chaleur, l'Afrique, un fleuve, des sauvages, un homme malade et incompréhensible, le retour : pourquoi parler de cette œuvre de façon quasi religieuse, en baissant la voix avec une mine inspirée (ou en agitant les bras en criant "le Mal, le Mal", comme j'en connais un)? Je sentais là une distorsion de lecture que je n'osais mettre sur le tapis.


Des souvenirs m'aura décomplexée: j'ai maintenant la certitude que Conrad aurait ri qu'on parlât ainsi de son livre — mais dans son fors intérieur, extérieurement il serait resté d'une parfaite courtoisie.
Dans Des souvenirs, Conrad est censé écrire une autobiographie. Son fil conducteur est l'écriture de La Folie Almayer, les voyages du manuscrit toute la durée de l'écriture de La Folie. La structure très exactement calculée de ces souvenirs que l'on pourrait croire écrits au fil de la plume, par pures associations d'idées (mais la structure est aussi l'écriture par association d'idées), nous amène de Rouen à Marseille en passant par la Pologne et la Malaisie, sans jamais traverser l'Atlantique (détail étonnant: Conrad n'a jamais traversé l'Atlantique). Trois thèmes sont principalement évoqués: la famille de Conrad, sa vocation de marin, le dur métier d'écrivain (bien que jamais Conrad ne s'abaisserait à se plaindre ainsi: c'est moi qui résume). Il parle d'autre part de son attachement à la langue anglaise, mot faible puisqu'il évoque un coup de foudre, et cette évocation commence et clôt le livre, de façon théorique dans les premières pages, fort concrète dans la dernière.

L'œil et la mémoire de Conrad sont un véritable appareil photographique, photographies qu'il excelle à rendre sur le papier, en y mêlant aussitôt des réflexions et des songes. Que ce soit le chien mangé par l'oncle durant la retraite de Russie ou le poney d'Almayer, chaque anecdote est décrite, commentée, soupesée, pour elle-même et pour l'impression qu'elle a laissée chez l'auteur, et pour ses conséquences (Conrad serait-il devenu écrivain s'il n'avait pas rencontré Alamayer? Non, sans doute pas.)
L'écriture se caractérise par un humour profond, si profond qu'il ne produit que des effets de moirage à la surface, des envies de rires que l'on réprime et qui nous font, incrédules, relire la page; et par un esprit d'observation qui ne recherche pas l'objectivité, mais plutôt la justice: rendre à chacun ce qui lui revient. Comme il est impossible à un humain de savoir exactement ce qui revient à chacun, l'esprit le plus exact, le plus droit, comme semble être celui de Conrad (caractéristique sans doute encore augmentée par une vie de marin: le mot "responsabilité" et "irresponsabilité" apparaissent deux fois, fondamentaux) doit admettre une part de doute, d'indécidable, ce que Conrad appelle l'indulgence. Ces deux caractéristiques produisent un texte toujours ambigu; chaque phrase a plusieurs sens selon différents plans. Le texte est parcouru de courants souterrains: un rire feuilleté de gravité ou l'inverse, un grand moment de lecture.


Contexte de cet extrait: Conrad était en train d'évoquer les jours exténuants passés à écrire les derniers chapitres de Nostromo. Une voisine, fille de général, vint l'interrompre de façon fort impolie et sans s'excuser, et qualifia en toute inconscience ces journées de souffrance de moments «délicieux» (et Conrad rend hommage à l'école de la marine anglaise qui lui permit de faire face à cette intrusion violente avec une politesse imperturbable). Les pages continuent alors par un hommage à Stephen Crane, puis par l'évocation du chien offert par Stephen Crane au fils aîné de Conrad:

Mais le chien est là : un vieux chien maintenant. [...]. Quand il est couché près du feu, la tête droite et le regard fixé vers les ombres de la pièce, il atteint à une noblesse d'attitude frappante dans la calme conscience d'une vie sans tache. Il a contribué à élever un bébé et maintenant, après avoir vu partir pour l'école l'enfant commis à sa charge, il en élève un autre avec le même dévouement consciencieux, mais avec une plus grande gravité d'allure, indice d'une plus grande sagesse et d'une plus mûre expérience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusqu'au cérémonial du berceau du soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit être à deux jambes que tu as adopté, et dans l'exercice de tes fonctions toute la maisonnée te traite avec tous les égards possibles, avec une infinie considération — aussi bien que lorqu'il s'agit de moi, seulement tu le mérites davantage. La fille du général te dirait que ce doit être «tout à fait délicieux».
Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne t'a jamais entendu hurler de douleur (c'est cette pauvre oreille gauche!) tandis qu'au prix d'une incroyable contrainte tu conserves une immobilité rigide de peur de renverser la petite créature à deux jambes. Elle n'a jamais vu ton sourire résigné lorsque ce même petit être à qui l'on demande sévèrement: «Qu'est-ce que tu fais encore à ce pauvre chien?» répond avec un grand et innocent regard: «Rien. Je l'aime seulement, Maman chérie!»
La fille du général ignore les conditions secrètes des tâches qu'on s'impose à soi-même, mon bon chien, la souffrance que renferme la récompense même d'une ferme contrainte. Mais nous avons vécu ensemble bien des années, nous avons vieilli aussi; et , quoique notre tâche ne soit pas encore terminée, nous pouvons nous permettre de temps à autre de rêver un peu au coin du feu, de méditer sur l'art d'élever les enfants et sur le parfait délice d'écrire des romans, où tant de vies s'agitent aux dépens d'une vie qui, imperceptiblement, s'épuise.

Joseph Conrad, Des souvenirs, p.198, édition Sillage

Notes

[1] Les quatre autres: Treasure Islan de Stevenson, King Solomon's Mines de H. R. Haggard (à mon grand plaisir, puisque c'est l'auteur préféré de Wield dans la série des Pascoe et Dalziel de Reginald Hill), The Man Who Would Be King de Kipling et The Lost World de Conan Doyle.

Bibiographie extensive recueillie à Cerisy

Dans l'ordre d'apparition dans mes notes, reclassés par catégorie.
Cette bibliographie est à la fois moins que complète et plus que complète : quand mes notes étaient floues (titre, auteur), j'ai essayé de préciser les références par des recherches sur internet, si je n'ai rien trouvé, je n'ai pas repris l'article ou l'ouvrage que j'avais noté sur mon cahier; à l'inverse, certains titres proviennent de discussion hors communication.
Il manque les catalogues d'exposition et les livres d'art laissés à notre disposition par Bernardo Schiavetta pour feuilletage. J'ai manqué d'à-propos.


Théorie

- Jean-Louis Shefer, Scénographie d'un tableau.
- Jean Petitot, "Saint-Georges : Remarques sur l'Espace Pictural" in Sémiotique de l'Espace.
- Aristote, Métaphysique.
- Luigi Pareyson, Esthétique. Théorie de la formativité (sans doute le livre le plus important de la communication de Jacinto Lageira).
- Gilbert Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information.
- Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille (L'informe selon Georges Bataille sera toujours cité comme n'étant pas ce dont on parle ici.)
- Paul Valéry, «Degas Danse Dessin».
- Saint Augustin, Les Confessions.
- Georges Bataille, «Dictionnaire critique», article «informe» in Documents.
- Atlas de littérature potentielle.
- La littérature potentielle.
- Marcel Bénabou, «La Règle et la contrainte» in Pratiques.
- Jacques Roubaud, «L'Auteur oulipien» in L'Auteur et le manuscrit.
- Friedrich Schlegel, cité dans L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand.
- Georges Perec, «A propos de la description», dans Espace et représentation. Actes du colloque d'Albi.
- Roland Eluerd, La pragmatique linguistique.
- Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et autres essais.
- Gilles Philippe et coll., Flaubert savait-il écrire ? : une querelle grammaticale (1919-1921) (trouvé dans une liste en fin d'un volume de la même collection).
- Roland Barthes, " Littérature et discontinu " in Essais critiques.
- Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art.
- Leonardo Sciascia, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel.
- Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman.
- Roland Barthes, La chambre claire.
- Jean-Claude Pinson, Habiter en poète.
- Jean Baudrillard, L'autre par lui-même (un article sur l'anagramme? A vérifier).
- Benjamin S. Johnson, "Asimetrias. Una entrevista con César Aira".
- "La nouvelle écriture" - à propos de César Aira.
- Georges Bataille, Œuvres complètes I.
- Mariano Garcia, ''Degeneraciones textuales: Los generos en la obra de César Aira.
- Laurent Jenny, "L'automatisme comme mythe rhétorique." in Une pelle au vent dans les sables du rêve.
- Ruth Lorand, Aesthetic Order.
- Jean-François Lyotard, L'inhumain, causerie sur le temps.
- Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers.
- Jean-Pierre Bobillot, Trois essais sur la poésie littérale.
- Philippe Forest, Histoire de Tel Quel.
- Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?.
- Gérard Genette, Esthétique et poétique.
- Paul Guillaume, La psychologie de la forme.
- Hervé Le Tellier, Esthétique de l'Oulipo.
- Georges Poulet, Les Métamorphoses du cercle.
- Robert Greer Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : Un Coup de dés, traduit par René Arnaud, Les Lettres, 1951.
- Jean-Nicolas Illouz, L'offrande lyrique ou L'éloge lyrique.
- Isidore Isou, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique.
- Isidore Isou, Traité de bave et d'éternité.
- Paul de Man, The Epistemology of Metaphor, in Critical Inquiry, Vol. 5, No. 1, Special Issue on Metaphor (Autumn, 1978), published by The University of Chicago Press.
- Francis Ponge, Pour un Malherbe.
- Gaston Bachelard, L'air et les songes.
- Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie.
- Miguel de Unanumo, Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança.
- Aristote, Mimésis


Prose

- Georges Perec, Je suis né.
- Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance.
- Jacques Roubaud, Le Grand Incendie de Londres. Récit, avec incises et bifurcations.
- Paul Fournel, Besoin de vélo.
- Paul Fournel, Les Athlètes dans leur tête.
- Edouard Levé, Suicide.
- Jacques Jouet, La République de Mek-Ouyes.
- Honoré de Balzac, Eugénie Grandet.
- Jean-Paul Sartre, La Nausée.
- Virginia Woolf, The Waves.
- Georges Perec, Un homme qui dort.
- Peter Handke, L'angoisse du gardien de but au moment du penalty.
- Renaud Camus, Rannoch Moor.
- Renaud Camus, Les Demeures de l'esprit.
- Maurice Roche, Je ne vais pas bien, mais il faut que j'y aille.
- Maurice Roche, Compact (en couleur aux éditions Tristram).
- William Faulkner, The sound and the Fury.
- Robert Musil, L'homme sans qualité.
- Michel Butor, Mobile.
- Harry Mathews, Conversions (conseillé par Christophe Reig, si on ne doit lire qu'un seul Harry Mathews).
- César Aira, Le Manège (conseillé par Chris Andrews, si on ne doit lire qu'un seul César Aira).
- César Aira, Les nuit de Flores.
- François Dufrêne, Le Tombeau de Pierre Larousse.
- Georges Perec, La Vie mode d'emploi.
- Marcel Bénabou, Un aphorisme peut en cacher un autre, BO n° 13, 1980.
- Jacques Jouet, Anet et l'Etna.
- Julien Gracq, La forme d'une ville.
- Jacques Jouet, Navet, linge, Oeil-de-vieux.
- Jacques Jouet, Trois pontes.
- Italo Calvino, Le Baron perché.
- Jacques Jouet, L'amour comme on l'apprend à l'école hôtelière.
- Jean-Marie Gleize, Film à venir.
- Jean-Marie Gleize, Léman.
- Jean-Marie Gleize, Les chiens noirs de la prose.
- Edouard Levé, Autoportrait.
- Miguel de Cervantes, Don Quichotte de la Manche.
- Martianus Capella, Les noces de Philologie et de Mercure.
- Aulu-Gelle, Les Nuits attiques.
- Robert Coover, Noir.
- Antoine Volodine.
- Leonardo Padura Fuente (polars à La Havane. intercours).
- Jean-Bernard Pouy, Le jour de l'urubu (intercours. Roland Brasseur m'a donné trente-six raisons d'assassiner son prochain).
- Peter Carey, La véritable histoire du gang Kelly (intercours. J'ai demandé à Chris Andrews de me conseiller un auteur australien).


Poésie

- Georges Perec, Quinze variations discrètes sur un poèmes connus (variations sur "Gaspard Hauser chante", de Verlaine).
- Jacques Jouet, Poèmes de métro.
- Jacques Jouet, Poèmes du jour.
- Timothy Steele, The Color Wheel.
- Rebel Angels: 25 Poets of the new formalism.
- Ron Silliman, Albany Blue Carbon.
- Jackson Mac Low, Thing of Beauty: New and Selected Works.
- Christian Bök, Eunoia.
- "Language" Poetries: An anthology, dir. Douglas Messerli.
- Michelle Grangaud, Gestes.
- Michelle Grangaud, Memento-fragments.
- Michelle Grangaud, Stations.
- Michelle Grangaud, Jacques Jouet, Jacques Roubaud, La Bibliothèque de Poitiers.
- Georges Perec, Les Ulcérations.
- Raymond Roussel, Nouvelles impressions d'Afrique (postface de Jacques Sivan aux éditions Al Dante. édition en couleur selon le vœu de Raymond Roussel. «Il ne faut pas couper les pages» assène Hermès Salceda sans que rien n'étaie ses dires. (Je l'ai interrogé sur ce point: il persiste)).
- Dominique Fourcade, Xbo.
- Ian Monk, Plouktown.
- Ivan Ch'Vavar, Höderlin au Mirador.
- Ivan Ch'Vavar, Post-poèmes.
- Jacques Jouet, Fins.
- Dante, Le Paradis.
- Bob Perelman, The Future of Memory d'après le film The Mandchurian candidate.
- Charles Bernstein, Girly Man.
- Charles Bernstein, Islets/Irritations.


Livres d'art et de photos

malheureusement très incomplet
- L'informe, mode d'emploi. Catalogue de l'exposition au centre Pompidou.
- Donald Kuspit, California New Old Masters.
- Denis Roche, Forestière amazonide.
- Denis Roche, Ellipse et laps.
- Denis Roche, Photolalies.
- Thibault Cuisset, La Rue de Paris.
- François Maspero, Les Passagers du Roissy-Express.
- Sophie Calle, Suite vénitienne.
- Edouard Levé, Amérique.
- Edouard Levé, Reconstitutions.
- Edouard Levé, Angoisse.
- Edouard Levé, Fictions.

La mort de Tony Duvert

Jeudi. Le journal traîne sur la table du petit déjeuner. La première page m'apprend la mort de Tony Duvert.

Tony Duvert a été retrouvé mort à son domicile de Thoré-la-Rochette. Le mercredi 20 août au matin, un voisin remarque que la boîte aux lettres déborde. Dans ce village de 880 habitants, presque personne ne connaît Tony Duvert, mais il est réputé solitaire.
Sédentaire, son absence surprend son voisin. Il prévient le maire, qui alerte immédiatement la gendarmerie de Vendôme. Arrivés sur place, les gendarmes n'ont pas de réponse et font appel aux pompiers pour forcer une fenêtre et entrer dans le domicile. Ils y trouvent le corps de Tony Duvert, décédé (selon eux) depuis au moins un mois. [...]

La Nouvelle République, 21 août 2008

La forme et l'informe dans la création moderne et contemporaine

Avertissement : dans la mesure où les actes du colloque devraient être publiés début 2009, ce qui suit est volontairement décalé. Il ne s'agit pas du compte-rendu des communications; je note ici les phrases qui m'ont marquée ou amusée, et la façon particulière dont la réflexion se poursuivait toujours, même lorsqu'elle dérapait entre les cours ou dans les questions en fin de communication.


«Le forme et l'informe dans la création moderne et contemporaine»: c'était donc le titre officiel du colloque que je suivais. Dans le même temps se tenait un colloque sur l'Amérique latine, ce qui m'a donné l'occasion aux repas de croiser quelques hispanophones (pas de lusophone à l'horizon (j'ai posé la question)).

Les intervenants ont diversement joué le jeu. Certains ont problématisé le sujet, cherchant à définir l'informe — et la voix de Jacinto Lageira s'élevait alors au moment des questions: «Je ne suis pas d'accord. Si vous pouvez en parler, c'est que cela a déjà une forme».


C'était presque devenu un gag, avec une autre question : «Qu'est-ce que l'illisible?» La question laissait sans voix, on tâchait d'y répondre en buvant un café au soleil entre deux "communications", les extrêmistes soutenant que dès qu'il y avait lettres il y avait lecture et lisibillité, les pragmatiques postulant qu'un livre "qui tombe des mains" (que ce soit par ennui ou difficulté) est illisible.

Une réponse possible émergea dans les remarques et les questions suite à la communication Donata Meneghelli («La tension entre la forme et l'informe dans le roman entre 1900 et 1970»: il y aurait deux illisibles: celui de l'éclatement des formes (construction de l'informe) et l'écriture automatique (non-construit).
Cependant, Jean-Jacques Thomas fit remarquer que cette différence n'était valable que du point de vue de la production: pour le lecteur, "l'accessibilité" des textes était la même.
Mais traduire l'écriture automatique ou La Disparition n'est pas le même travail, a ajouté Hermes Salceda (NB: traducteur de Perec et de Roussel en espagnol).

(La question du sens, de notre besoin de sens, a dans l'ensemble été soigneusement évitée (ou non? Etait-elle résolue et dépassée pour eux tous, et n'était-ce que ma naïveté qui me faisait m'attacher à ce niveau si prosaïque? Seul Hermes fit remarquer une fois qu'en tant que traducteur il avait besoin de "dénotation": ce qu'il traduisait, c'était la dénotation. Cela m'a rassurée: à entendre certains se demander pourquoi on avait peur de descendre en dessous de la lettre (il y a le démantellement de la syntaxe (la phrase), de la morphologie (le mot), pourquoi ne va-t-on pas plus loin, au-delà de la lettre? (je pense aujourd'hui que cela faisait référence à la poésie sonore que je ne connaissais pas encore (on en était au premier ou deuxième jour du colloque), je ne me souviens plus qui a posé cette question (car en sachant qui, je saurais aujourd'hui deviner ce qu'il y avait derrière, ce qui n'était pas le cas en début de semaine))), je me demandais vraiment où j'étais tombée, et commençais à me poser de sérieuses questions sur ma capacité à suivre les communications à venir).)

Quand ai-je pris mon petit déjeuner avec Jean-Pierre Bobillot? Lundi, à priori, après un dîner où il avait raconté des anecdotes sur Bernard Heidsieck (dont je n'avais bien sûr jamais entendu parler) («Il y a trois poètes au XXe siècle: Rimbaud, Apollinaire, Heidsieck[1]»). Petit déjeuner donc, en face d'un homme passionné et passionnant, dénonçant la main mise des éditions Gallimard sur la poésie («Chaque année je sacrifie un Apollinaire de Gallimard poésie. Je l'effeuille devant les élèves, je leur démontre la bêtise de cette édition de Calligraphies en livre de poche. C'est que ça représente du pognon, tout ça.» (non-sic, mais c'est le principe. La poésie est un domaine éminemment politique, ai-je conclu de ces quelques jours, un lieu de révolte souterraine, de lutte idéologique ininterrompue)), qui me décrit le slam (il est plutôt contre (trop conventionnel pour lui, ça ne va pas assez loin), mais s'enthousiasme pour certain(e) jeunes poètes (Jean-Pierre Bobillot est un homme d'enthousiasme. Même si l'on n'est pas convaincu par la poésie sonore, on est convaincu par Jean-Pierre Bobillot)), et me donne la référence d'un manuel de linguistique quand je lui décris mon désarroi en ce domaine (trop d'écoles, trop de courants).


Donc, disais-je quelques paragraphes plus haut, certains ont joué le jeu et ont tenté de problématiser le sujet; d'autres s'y sont essayé plus mollement et ont surtout présenté "leur" auteur — car la plupart avait "leur" auteur ou leur artiste (voire "plasticien"), que ce soit d'un moment ou d'une vie.

Un soir à dîner (lundi soir?) j'évoquais "le fond et la forme", sujet de l'agrégation de philosophie il y a quelques années (2001?). Est-ce Jean-Pierre Bobillot qui trouva cela stupide?
Ce vocabulaire présuppose qu'il y aurait donc une soupe initiale, dans laquelle on puiserait pour obtenir des formes... (théorie de la genèse ou du clinamen).
En réalité, cette théorie n'a jamais été évoquée par les conférenciers, en fait, elle devait paraître suffisamment stupide ou hors-sujet pour qu'on n'en parlât jamais.
(Quelques lectures plus tard, je me rends compte que la problématique du colloque était davantage "forme et contenu" (dans la lignée de Foucault, Kristeva, Ricardou) que "forme et fond").

Lors de la première prise de parole de la première matinée, Bernardo Schiavetta fit remarquer que la condition de la forme était l'œuvre close. Curieusement, cette hypothèse ne fut jamais reprise ou étudiée plus tard. D'autre part, il fit remarquer qu'un tas de charbon avait une forme informe, mais que si l'on alignait suffisamment de tas de charbon on obtenait une forme: la répétition créait la forme. (Il reprenait ainsi une observation du "Que sais-je" sur Le structuralisme que j'étais en train de lire. Là aussi, ce mot de structuralisme ne fut jamais prononcé: hors sujet ou désuet?)

Dès la première communication, Jacinto Lagueira a parlé de "prise de forme", avec une formativité intentionnelle: dans l'art contemporain, il y a signe ou geste, le récepteur doit l'accepter et adopter une attitude esthétique (auteur de référence: Luigi Pareyson). Il doit toujours y avoir signe, même pour signaler qu'il n'y a rien (comme cette invitation à une galerie vide (Yves Klein) ou à une galerie fermée (Robert Barry), ou cette plaque en Allemagne signalant une tige d'un kilomètre enfoncée dans le sol): la formativité intentionnelle a besoin d'un support matériel. Jacinto Lageira terminera sur les dernières recherches en art plastique, bio-art (lapin fluorescent) ou land art, me laissant quelque peu perplexe. Il soulignera notre besoin d'une grammaire des formes.

Christelle Reggiani citera Saint Augustin pour qui l'informe est une transition entre deux formes, deux "états de forme". La forme comme transition sera la définition la plus communément retenue durant cette semaine.

Je fixai mon esprit sur les corps eux-mêmes, j'examinai plus profondément cette mutabilité par laquelle ils cessent d'être ce qu'ils ont été et commencent à être ce qu'ils n'étaient pas. Je me mis à soupçonner que cette évolution d'une forme à une autre se faisait par l'intermédiaire d'une chose informe, et non du non-être absolu.
Saint Augustin, Les Confessions, traduction de Joseph Trabucco, GF Flammarion 1964, p.285 (XII, 6)

C'est avec Christelle que je compris soudain que j'étais tombée sur un nid d'oulipiens (j'aurais pu m'en douter, ce n'était pas très malin de ma part (à ma décharge je venais via Camus via Sjef Houppermans, et l'Oulipo n'est pas une référence camusienne (curieusement, d'ailleurs, au vu de ce que j'ai entendu durant une semaine. Sjef à qui j'en parlai (au petit déjeuner) évoqua le thème de l'élégance — non-oulipien —, ce qui me fit songer qu'il existe sans doute des contraintes informelles))), de perecquiens (ils dessinent entre eux des frontières subtiles) et de roubaldiens.
Je bénis le ciel d'avoir un jour acheté les deux tomes de L'Atlas de littérature potentielle chez Jeannette, et plus encore de les avoir lus, je ne sais plus pourquoi (pour me démonter que la littérature à contraintes pouvait être intéressante? Ou au contraire qu'elle était décidément ennuyeuse?).

L'intervention de Christelle Reggiani parcourait les métaphores "biologiques" très nombreuses chez les oulipiens: le besoin/la nostalgie d'une vie jaillissante au-delà de la contrainte mathématique?
C. Reggiani parlera des contraintes d'espace (parcours imposé dans la ville selon des contraintes variées) mises en place par Georges Perec (j'apprends à cette occasion qu'il écrivait pour Télérama): étaient-ce des contraintes oulipiennes? Cela permettra à Marc Lapprand de rebondir sur Jacques Jouet (faisant à cette occasion rire tout le monde. Je devais comprendre pourquoi les jours suivants: Marc rebondit toujours sur Jacques Jouet) et ses Poèmes de métro, Poèmes du jour et La République de Mek-Ouyes, qui s'appuient sur des contraintes temporelles: pour les oulipiens, ce n'est pas une contrainte oulipienne.


Les interventions seront reprises dans les actes du colloque. En revanche, les questions ne le seront sans doute pas. Il me suffit de relire mes notes pour entendre certaines questions ou certaines remarques, parfois éloignées du cœur du sujet.
Suite à l'intervention de Jany Beretti-Follet, la discussion dévie sur le centon dans Un homme qui dort (Serait-ce un gigantesque centon?, s'interroge Roland Brasseur [2]). Les statues de Giacometti évoquent des bébés à Peter Consenstein (tandis que j'aurais plutôt parlé de rétrécissement de vieillards), Jan Baetens (est-ce lui? ou Alain Chevrier?) expose sa conviction qu'à partir d'un certain moment, la sculpture n'a plus eu pour but d'être vue, mais photographiée (Raphaël Pirenne projetait à l'écran les statues minuscules sur socle immense photographiées par Brassaï, dans une mise en scène de ruine ou de carrière).

L'intervention de Donata Meneghelli reviendra sur la temporalité en littérature (à partir du Bruit et la Fureur), traçant une ligne de Crusoë qui construit un calendrier à Quentin qui détruit sa montre. Elle fera remarquer l'utilisation de la typographie à la fois pour détruire la page (dixit Roland Barthes dans un essai sur Mobile de Butor) et pour donner des points de repères: l'informe peut naître du formel.
C'est lors des questions qu'interviendra la notion d'illisible, de lisible/compréhensible à lisible/visible (typographie). Et je note sur mon cahier ma surprise: j'étais habituée à l'opposition sens/son, c'est la première fois que je rencontre celle sens/vue (quoique... la fin des Aventures de Gordon Pym, n'est-ce pas justement cela?)

Christophe Reig et Harry Mathews (Goethe: la couleur est dans l'objet vs Newton: la couleur est dans le voyant), Sjef Houppermans et Renaud Camus («la forme, c'est l'autre», la forme comme lutte désespérée: ici, fera remarquer Jan Baetens, ce serait la forme qui serait transition entre deux états informes. La photographie serait une façon d'immobiliser le langage en perpétuelle glissement), Peter Consenstein et les anagrammes de Michelle Grangaud, Hermes Salceda et Raymond Roussel (il nous présente un graphe des ouvertures de parenthèses et renvois de notes dans Nouvelles impressions d'Afrique, faisant remarquer que cet appareil est si important qu'on en oublierait de lire le texte premier : l'excès de forme comme diversion), Laurent Fourcaut et Dominique Fourcade (j'ai cru comprendre qu'on approchait de l'indicible).

A partir d'une analyse de la grille — et je ne peux plus voir une carte postale compartimentée en neuf cases pour montrer neuf monuments parisiens sans penser à Mireille, Mireille Ribière esquissera une nouvelle direction: la grille (c'est-à-dire soit une seule image vue à travers un carroyage, soit différentes images remplissant chaque carré d'une grille) fige la vue, elle produit une inertie qui serait l'informe de la grille. Dès lors, par retournement, la forme naîtrait du mouvement.

Les interventions successives de Mireille Ribière et Sjef Houppermans ont donné lieu à une inversion de clichés (à plus d'un titre) qui ont fait pouffer dans la salle. En effet, Mireille a commencé sa communication en nous montrant la grille de Dürer, technique de projection et de reproduction. Alain Chevrier a soupçonné la censure: la gravure en son entier montre une femme nue derrière la grille, Mireille était-elle prude? Non, s'était-elle défendue, elle voulait simplement éviter de déconcentrer l'auditoire.
Plus tard, au cours de sa communication, Sjef Houppermans projeta l'une des photos de Passage: un homme nu, de face, bras croisés (qui nous a dit plus tard qu'il s'agissait sans doute d'un célèbre acteur porno? Christophe Reig ou Hermes Salceda?) La photo resta longuement à l'écran, à notre grand amusement vu l'intervention chevrienne précédente. (Un côté arroseur arrosé. Bon, ce n'est pas très sérieux, d'accord: c'est cela aussi, l'informe).

Alison James a dressé un panorama de la poésie contemporaine aux Etats-Unis. Malheureusement elle prononçait parfaitement les noms et pour cause, ce qui fait que je ne les comprenais pas. Heureusement, elle a distribué quelques feuilles qui me permettent d'alimenter la bibliographie. Globalement, les situations américaine et française seraient inversées: en France des thèmes anciens dans des formes nouvelles («personne n'oserait écrire comme Paul Valéry»), aux Etats-Unis des thèmes nouveaux dans des formes anciennes. (C'est alors que Jean-Pierre Bobillot a protesté que tout cela manquait d'audace, qu'on ne descendait pas au-dessous du mot. Je suis restée perplexe. (J'ai eu le temps de m'habituer plus tard)).
Le new formalism américain serait l'équivalent (peut-être) du nouveau lyrisme en France. Bernardo Schiavetta évoque dans le domaine de la peinture ce que Kuspit appelle les "new old masters": des peintres qui peignent des sujets contemporains («des surfers, des filles qui ont mangé beaucoup de yaourts» (sic)) à la manière de Poussin.
A l'occasion d'une question de Mireille Ribière, Alison James précise que ce mouvement des new formalists refusant d'être une école, il faut parler de théorie et non de manifeste (un manifeste possède une volonté revendicative).

L'intervention de Peter Consenstein sur Michelle Grangaud sera l'occasion d'une réflexion sur l'anagramme, avec un florilège de points de vue. L'anagramme est devenu particulièrement centre d'intérêt depuis que Starobinski a commenté les travaux de Saussure dans Les Mots sous les mots. Dans l'Antiquité, c'étaient de petites pièces souvent lyriques. Starobinski pense que les lois qui les dominent sont inconscientes : ce n'est pas l'auteur qui est à l'origine de la création de l'anagramme mais le mot. Consenstein cite Jan Baetens (qui a rédigé l'article dans le dictionnaire international des formes littéraires (DITL)), Jean-Jacques Thomas («Nous croyons que c'est le sujet symbolique qui constitue l'écrivant et non le contraire» (attention, cette citation est deux fois approximative: une première fois parce que je ne sais pas si Peter Consenstein citait exactement Thomas, une deuxième fois parce qu'il s'agit de mes notes) et Baudrillard, qui croit que l'anagramme remet en cause les lois classiques du langage[3].
Il y a donc deux conceptions de l'anagramme, celle de Saussure et celle de Baudrillard, l'une comme système cognitif, l'autre comme échange symbolique. C'est ainsi que selon le très jargonnant Habiter en poète de Pinson, on distingue deux branches dans la poésie française, les poètes logolâtres et les les poètes lyriques.

Les débats qui suivirent précisèrent la position de chacun sur des points variés parfois étonnants dans le contexte. A une question d'Alison James sur les rapport de la non-intentionalité et de la forme, il fut répondu que c'était la forme qui permettait de se laisser aller, un peu comme le sport permet de jouer dans les règles.
L'anagramme est-il davantage une technique ou une contrainte? L'anagramme est une très vieille technique qui n'a rien d'oulipien (Marc Lapprand précise que l'oulipien fabrique son outil avant de l'utiliser.)
Mireille Ribière évoqua deux hypothèses opposées, celle de Ricardou, convaincu que le refoulé se dissimule derrière le travail textuel et celle de Perec, pour qui la contrainte littéraire libère. Le mot "refoulé" fit bondir Bernardo Schiavetta tel un diable hors de sa boîte : «Le refoulé est une fiction!», et de dénigrer Freud; à quoi Roland Brasseur devait répondre quelques minutes plus tard (le temps d'autres questions sur d'autres sujets): «Si Freud est une fiction, tu [Bernardo Schiavetta] pourrais au moins la prendre pour une fiction intéressante!» Et d'ajouter que pour Magné (citant quelqu'un d'autre, mais qui?), tout travail sur la lettre est un travail sur le sexe [4]. Bernardo Schiavetta et Mireille Ribière tomberont d'accord sur un point: pendant qu'on se focalise sur la contrainte apparaît ce qu'on ne voulait pas montrer. Laurent Fourcaut ajouta que l'anagramme permettait à l'inconscient de jouer sa parti, il permet de régresser vers l'informe (dans un sens positif) tandis que Sjef Houppermans résumait: «L'anagramme, c'est le désir».
C'est alors qu'Elisabeth Chamontin conclut terriblement: — Et vous savez quel est l'anagramme de "désir"? — ?? — C'est "rides"!

Le sujet de la communication de Christ Andrews était l'auteur argentin César Aira, ce qui permit aux participants des deux colloques de se réunir dans la bibliothèque (et nous fit déroger à la sacro-sainte sieste). Le principe d'écriture d'Aira est simple et donne un résultat compliqué. Aira écrit une page par jour, sans réécriture, puis invente des explications rétrospectives pour lier les pages entre elles, ce qui donne des romans de plus en plus compliqués, souvent fantastiques. On assiste à des virages transgénériques non signalés syntaxiquement ou typographiquement, virages perceptibles du fait de notre connaissance des genres, de notre attente dès que nous reconnaissons un genre. Chist Andrews parlera de "désordre", concept défini par Ruth Lorand comme "une même homogénéité de probabilité pour tout événement de surgir". Les exemples donnés sont très drôles. Joëlle Molina parlera du "plaisir des rétablissements périlleux".

Puis nous montâmes dans la bibliothèque, puisque Hermes Salceda avait besoin d'un écran pour projeter un graphique des notes et parenthèses de Nouvelles impressions d'Afrique. Cette dernière œuvre a un ton différent des autres, plus angoissé. Les définitions (est-ce le mot?) se font compliquées, difficiles à saisir. La variabilité des signes vise à atteindre le fond du langage. La communication sera suivie d'un débat animé, puéril et jouissif, sur les sens possibles de [il ne faut pas confondre] «la boule aquatique et nue / D'un dentaire effrayant recoin, pour l'abreuvoir / D'un serin sobre», certains défendant que le serin est un grand escogriffe un peu benêt (un cave?), d'autres que c'est un oiseau. Nous criions de plus en plus fort pour avoir gain de cause et asséner nos convictions, je songeais au sapeur Camembert. (Plus tard, au cours d'un repas, quelqu'un donna la référence d'un autre texte de Roussel qui expliquait «la boule aquatique», malheureusement je ne l'ai pas retenue[5]).

L'intervention de Laurent Fourcaut sur Xbo de Dominique Fourcade me laissa perplexe. D'une part, je suis malgré tout attachée au sens, ou au moins au prononçable. La désarticulation des mots au niveau des lettres pour produire de l'imprononçable me laisse froide (à moins d'en faire une contrainte telles qu'on puisse réinjecter différentes voyelles, comme en hébreu? Serait-ce possible avec le français?). D'autre part, plus l'exposé de Fourcaut avançait, plus je me sentais gênée, n'était-il pas en train de nous dire que ce que cherchait à écrire Fourcade (donc à faire lire, à donner à entendre), c'était un cri de jouissance féminine? (Ce n'était pas si clair, ventre, femme, cri, accouchement ou accouplement? ou les deux justement?) Il me semblait que l'air se chargeait d'érotisme dans la pénombre de la bibliothèque. J'étais en train de me dire que les questions allaient être embarrassées/embarrassantes, mais il ne se produisit rien de tel, les questions partirent dans des directions différentes, très classiques (dont la remarque de Peter Consenstein sur la non-pagination des pages: je n'ai pas compris quelles étaient les implications de cette observation).
Je suis restée interloquée et mal à l'aise: avais-je rêvé, n'était-ce que mes fantasmes qui avaient pris corps entendant cette communication?

(Au dîner, j'en parlai à Jany Beretti-Follet qui me regarda comme si j'avais perdu la tête, accentuant mon impression d'avoir rêvé, puis à d'autres au cours de la soirée, dont Peter Consenstein qui me demanda pourquoi je n'avais pas profité des questions pour poser franchement le problème. «— Parce que j'étais gênée, et puis j'avais peur de dire une bêtise. — C'est lâche. Aux Etat-Unis, jamais une universitaire ne se serait tue, et on l'aurait écoutée.»
Oui, peut-être, mais justement, je ne suis pas universitaire, et de toute façon, je n'évoque pas l'orgasme en public. C'est le genre de chose que je réserve à la sphère privée. Suis-je très coincée ou très française?)

Avec le recul, je me rends compte que l'intervention de Laurent Fourcaut était la transition adéquate vers celle de Jean-Pierre Bobillot: poésie sonore, poésie qui se rapproche du bruit, du cri, de l'informulé, qui fait mettre les tripes sur la table, qui oblige à laisser advenir les sensations et à ne pas avoir peur du corps, qui interdit à la tête de mettre l'écran de la raison entre les sensations et les sentiments.

La communication d'Alain Chevrier fut l'occasion d'apprendre du vocabulaire. Le vers isoverbal est un vers dont la contrainte est un nombre de mots, et non un nombre de pieds, ce qui fait qu'elle ne s'entend pas (et même ne se "voit" pas). A. Chevrier préfère le mot d'isoverbal à arythmonime proposé par J-P. Bobillot, ce qui donnera plus tard l'occasion à Jean-Pierre d'expliquer qu'arithmonime est dérivé à la fois arithmos, le nombre (et sur mon cahier je fis disparaître le i grec) mais aussi de a-rythmos, qui traduit l'absence de rythme et l'obligation de compter.
Chevrier nous présenta deux poètes, Ivan Ch'Vavar et Ian Monk. Ivan Ch'vavar (picard, écrivant en picard et traduisant le picard ("ch'vavar" signifie crabe en picard)) écrit principalement des vers justifiés (c'est-à-dire possédant chacun le même nombre de signes typographiques) (et Alain Chevrier citera également, dans les "poètes du nord" utilisant cette contrainte, Lucien Suel)) ou des vers isoverbaux. Les Post-poèmes sont des centons en vers de sept mots. Ch'Vavar écrit sous cent onze hétéronymes dont la liste a été donnée dans un numéro de la revue Plein Chant.
Ian Monk appartient à l'oulipo. Il travaille selon un modèle fractal, la même structure se répétant dans les formes des plus petites au plus grandes. Il a écrit ainsi, par exemple, des poèmes de neuf strophes de n vers de n mots de n lettres, n allant de 1 à 9. Il a inventé des formes à répétition, comme la "monkine".

(Et pendant ce temps, je réalisais que la littérature (au sens très large, y compris la poésie), avait continué d'avancer sans que je m'en aperçoive. Tandis que je m'étais arrêtée au XIXe siècle (l'essentiel de ma formation lycéenne), ne faisant que quelques incursions dans le Nouveau Roman (plus vieux que moi malgré tout), des gens continuaient aujourd'hui, en ce moment même, à triturer la langue et à essayer de voir se qu'on pouvait décomposer-recomposer avec ce puzzle. Et je m'apercevais avec ravissement que c'était exactement ce que j'étais venue — sans le savoir — chercher ici : la preuve que la littérature n'était pas morte, qu'elle bougeait encore (tout cela non sans songer à mes naïvetés devant certaines expériences camusiennes s'inscrivant, je m'en apercevais maintenant, dans d'autres filiations que celle du Nouveau Roman.))

La communication suivante fut pour moi une heure de cours sur la poésie sonore: de 1916 à 2008, un siècle qui m'avait échappé (il me faut bien reconnaître que j'ai été très paresseuse: il y avait apparemment de multiples passerelles, notamment à partir du cinéma et peut-être de la peinture (sans compter aujourd'hui les blogs (dont Poezibao) et les sites) permettant l'accès à ces poètes. Si je m'étais un peu plus remuée, j'aurais pu avoir une idée de la création contemporaine.).
Bobillot commença par mettre en marche un métronome (vitesse: 82) pour nous lire un arithmogramme de 17 vers 17 lettres, en marquant imperceptiblement les fins de vers.
J'ai la feuille devant les yeux, mais je ne sais plus quel est l'auteur de ce poème, ni son titre. C'est peut-être François Dufrêne (disciple d'Isidore Isou, plus tard sorti du lettrisme). Le poème commence ainsi:

or ce désert de p
ierres vives écla
ts de tel Songe m

J'ai noté qu'il était dédié à Rémy de Gourmont, à cause de la préface que Huysmans avait fait au Latin mystique (d'où la référence au Christ d'Issenheim). C'est un poème "visuellement" carré (et J-P Bobillot de faire remarquer que ce qui change le nombre de lignes d'un texte en prose, c'est la taille du papier, tandis que ce nombre est fixe en vers).

La notion de forme sous-entend qu'il y aurait quelque chose de préalable dont on sortirait pour donner une forme. La forme permet à la fois de ranger dans une catégorie et de qualifier un mode d'apparition (si un poème apparaît sous une forme non répertoriée, il a une forme, mais il paraîtra informe).
Le mot informe n'est pas informe, le mot borborygme n'est pas un borborygme, le mot chien ne mord pas: l'informe ne peut être dénoté. (Cela aurait sans doute plu à Jacinto Lageira, mais il était parti.) Le langage permet d'échapper à la prolifération insensé du monde sensible, et des émotions, d'échapper au Soi-ça (sensoriel).
Rimbaud disait qu'il fallait «trouver une langue»: le travail du poète est de rendre la forme s'il y a forme, de rendre l'informe s'il y a informe.
L'entrée dans la langue est un sevrage qui nous fait passer sous les fourches caudines du signifiant, d'où le regret ("dési-rime") de ce qui est perdu, du pur babil de l'infans: d'où la pulsion vers la poésie.
Cette pulsion fait peur à la société, elle redoute l'irruption de la poésie (ce retour du plaisir sensoriel brut contre la censure de la raison): les arts poétiques permettent de la canaliser, par la métrique, la syntaxe, la morphologie.
Jean-Pierre Bobillot nous fait écouter de la poésie sonore (un début qui ressemble au chant du muezzin). Nous ne sommes plus très loin de la musique, d'ailleurs, je ne fais pas bien le départ entre les deux: si c'est de la poésie tant que c'est émis par le corps (bruit de lèvres divers), que faire du chant? (Un fou de plus: Eric Chopin. Il a enregistré les bruits à l'intérieur du corps en avalant un micro).

Les questions qui suivront divergeront, comme souvent, de la communication: Isou, le plan Marschall, la discrépance, le film sans pellicule (François Dufrêne (Roland Brasseur nous apprendra que la tombe de Dufrêne au cimetière Montparnasse n'est qu'un buisson anonyme à quelques mètres de la tombe de Pierre Larousse)), ce qui permettra à Marc Lapprand d'évoquer le poème de zéro mot, où seules les lèvres bougent (Plaisantait-il? Je ne sais pas. Nous avons ri, mais il n'empêche que le concept a peut-être été utilisé, rien ne me paraît désormais impossible).

Les interventions du lendemain sur l'Oulipo parurent bien classiques après ce tintamarre et ces pulsions. Camille Bloomfield présenta les archives de l'Oulipo comme la face informe de ce groupe si attaché aux règles et aux contraintes. Ce fut l'occasion d'un retour sur l'histoire du groupe et de sa constitution, sur l'apport particulier de chacun de ses membres, sur les projets menés à bien ou abandonnés (à l'Oulipo, on ne parle pas d'inachèvement mais de potentiel (!)). Le travail paradoxal de Camille mené au au cours de sa thèse consiste à classer les archives en conservant des traces de l'avant-classement, du non-classement (pour pouvoir reconstituer à volonté le non-classement? C'est le genre d'idée qui me ravit dans son absurdité: on ne reviendra jamais à l'avant-classement, mais ce serait une perte de ne plus avoir de trace de cet avant-classement: quelle fibre nostalgique joue ici?). Camille Bloomfield évoque "la disparate" (je n'arrive pas à m'habituer que ce nom soit féminin), seul mot reconnu par le TIFL, tandis que François Le Lionnais utilise "le" disparate: une aptitude à créer des liens entre des domaines différents.
Les archives seraient le limon d'où pourraient émerger ou ont émergé les réalisations oulipiennes, ce serait un dispositif (cf. Agamben) stratégique (au sens de Pierre Bourdieu, le moyen mis en œuvre pour assurer la cohérence du groupe.

Marc Lapprand présente l'œuvre de Jacques Jouet en la reprenant dans son ensemble: «Je veux seulement faire œuvre ronde» est la profession de foi de Jacques Jouet. La contrainte est la façon d'épuiser initialement le réel. La forme est le sens, la matière est l'esprit même. L'absence de contrainte conduit à l'absence de forme et donc à l'absence de sens.
Je me suis un peu perdue dans les débats qui ont suivi, ils supposaient d'avoir des références (parfois non-littéraires mais tenant aux positions de chacun) que je n'avais pas. J'ai retenu l'intervention de Mireille Ribière, qui a fait remarquer la difficulté à tenir un jugement esthétique sur une œuvre quand on entretient des rapports amicaux avec l'auteur. Je ne pouvais évidemment n'être que d'accord.
Sjef Houppermans fit remarquer qu'"œuvre ronde" appelle l'exhaustif, mais qu'il y a deux exhaustifs, un exhaustif de la plénitude et un exhaustif de l'épuisement.
Un échange eut lieu autour du nom de Georges Poulet, qu'il aurait été ou non possible d'utiliser (Christopher Reig pour, Jean-Jacques Thomas contre): je dois avouer que je saisis mal ce que Georges Poulet aurait eu d'honteux, mais je n'osai poser la question.

Voici le moment d'avouer que je n'ai pas assisté à une communication: celle d'Adélaïde Russo, pour cause de sieste prolongée en absence de réveil (l'objet réveil). J'arrivai après la pause, pour la communication de Jean-Marie Gleize. Autre aveu: cette communication, très longue, me mit mal à l'aise. Je n'aime pas que les auteurs et les artistes expliquent leurs œuvres: cela réduit les possibilités d'interprétations, de rêveries, de recherches, de bêtises aussi; que nous reste-t-il comme possibilité de nous perdre, à nous lecteurs, une fois que l'auteur nous a indiqué l'autoroute? D'autre part, la voix de Jean-Marie Gleize, douce, un peu monotone, se prête mal à une longue communication. En revanche, elle était parfaitement adaptée au film qui suivit, Film à venir (hum, je ne suis pas sûre du titre), film en noir et blanc, images sans suite, liées par des rapports ténus mais évidents, voix off de Gleize lisant ses textes, répétitifs, obsessionnels, calmes. Il m'a semblé que ce film était une sorte d'épithaphe, de long adieu à une morte nommée dans le générique de fin. Il m'a plu, j'ai été heureuse de l'avoir vu, d'autant plus que sa projection sera sans doute rare.

La journée suivante fut consacrée d'abord aux rapports de la poésie avec la peinture, la sculpture, le cinéma, plus généralement le mouvement, "l'installation", puis à la photographie. L'exposé de Jean-Jacques Thomas partit de Mallarmé (environ) et des début du livre, puis de la bibliothèque, comme objets à représenter pour les peintres (peinture de Zola par Manet, de Baudelaire par Courbet, de Duranty par Degas (admirable tableau, mon préféré parmi ceux présentés ce matin-là),...). Il fourmilla d'anecdotes et de remarques (ex: Représenter Mallarmé avec des feuillets, et non un livre, était un signe de folie, de désagrégation du monde, puisque depuis Dante le livre est le garant de l'unité du monde), de courts films d'animation. Une fois encore, la poésie apparaissait comme une remise en cause politique du monde, ainsi que le prouvait entre autres le dernier livre présenté, Girly Man de Charles Berstein, succès de librairie à la couverture vieillotte et accrocheuse dont le titre reprenait une insulte de Schwarzenegger, gouverneur de Californie, à l'encontre des démocrates.

Danièle Méaux fit une présentation de photographes contemporains travaillant sous des contraintes diverses: contrainte de temps (un même sujet photographié tous les jours, tous les ans, etc), contrainte de paramètre de prise de vue (un cadrage, un réglage), contraintes de lieu ou de territoire (une rue, un train, une diagonale sur la carte)... En fait elle a sélectionné des photographes qui "ont eu une idée", puis ont photographié selon cette idée. Cela donne des photos intéressantes, mais j'ai du mal à voir ce qu'elles ont de plus par rapport (par exemple) à ce site qui photographie les pieds et la tête d'une même personne. Qu'est-ce qu'un artiste, je bute sur la question du premier jour: le devient-on parce que d'autres artistes vous reconnaissent tel, ou suffit-il de poursuivre une même obsession suffisamment longtemps? Le jugement esthétique, ou un jugement par rapport à la force du "travail" présenté, à la façon dont il nous touche, est-il (devenu?) totalement obsolète, inutile?

La présentation d'Edouard Levé par Cécile De Bary suivit les mêmes pistes, mais le travail de ce photographe est très structuré: il y a certes une idée (des idées) et de l'obstination, mais aussi du montage, du cadrage, un jeu extrêmement précis sur les formes, les couleurs, la lumière. Les photographies de la série "Pornographie" m'impressionnent beaucoup.
La communication de Jan Baetens le lendemain s'inscrivit dans la lignée de ces exposés. Il y aura eu ainsi, insensiblement, un cheminement au cours de la semaine, de la littérature à la poésie aux arts plastiques, sans qu'un découpage aussi arbitraire ne soit jamais décelable.

Le dernier mot revint naturellement à Bernardo Schiavetta, qui développa les réflexions qui accompagnent ou sous-tendent son actuel travail d'écriture. (Il nous avait fait une lecture la veille dans la soirée de la structure de son roman et nous en avait lu quelques pages). Bernardo écrit une œuvre qu'il veut «claire comme du Mallarmé, concise comme du Proust, raffinée et de bon goût comme du Rabelais».
Bernardo Schiavetta a travaillé précédemment avec des contraintes très fortes (et très impressionnantes). Il s'est aperçu que ce travail était à peu inaccessible au lecteur moyen, qui n'en retirait qu'une impression de désuétude et de ridicule[6]. Les genres canoniques sont épuisés. Ils survivent malgré tout, en dehors des sphères savantes, auprès d'un public de classe moyenne qui continue d'acheter et de lire des romans. Le premier genre dans l'ordre historique a été l'épopée, il est épuisé depuis longtemps mais survit dans les films.

B. Schiavetta a donc décidé de faire un pari paradoxal: écrire directement dans un genre ridicule, la satire ménippée, dans l'espoir d'être cette fois pris au sérieux. Après tout, c'est ce qui est arrivé à Don Quichotte, de ridicule devenu figure christique entre le XIXe et le XXe siècle.
La satire ménippée est une genre mixte, c'est donc un genre forcément comique.

Au passage, nous avons droit à un saisissant raccourci de Kant:
- La critique de la raison pure (jugement cognitif) juge du vrai et du faux : la fiction est ce qui est ni-vrai, ni-faux.
- La critique de la raison pratique (jugement éthique) juge du bien et du mal ou plutôt aujourd'hui du bon ou du mauvais : la façon d'introduire ici le ni-ni est l'ironie.
- La critique de la faculté de juger (jugement esthétique) juge du beau ou du laid : le ni-beau, ni-laid, c'est le comique.

Je quitterai Cerisy en songeant que le plaisir a été classé du côté du mal, la joie du côté du bien, et qu'entre les deux, il n'y a qu'un cheveu. Ce cheveu, quel est-il? Un état d'esprit? La place des sens? Il y a là de quoi alimenter mes songeries.


Notes

[1] site UbuWeb, jeu de mots sur University of Buffalo (précision de Jean-Jacques Thomas).

[2] cf. Le cinquante-quatrième jour

[3] in L'autre par lui-même ?

[4] Evidemment, pendant ce temps, je songeais à Passage, de Renaud Camus, à la façon dont il y mêle anagrammes et scènes de cul.

[5] J'ai trouvé: chapitre II de Locus Solus. Une mosaïque en dents arrachées représente le songe d'un reître. Ce songe met en scène une boule dont le contact est mortelle: «En effet, le Fuglekongerige était gardé par un génie terrible qui, sous la forme d'une sphère d'eau aérienne, de moyenne grosseur, en interdisait l'accès aux chasseurs aventureux.» (p.45 coll Imagimaire Gallimard.) Le secours vient d'une princesse transformée en colombe: «Planant au-dessus de la sphère pour éviter l'obscurcissement meurtrier, la nouvelle venue, en baissant le bec, but avidement jusqu'à la dernière goutte l'eau vagabonde et terrible» (Ibid, p.46)

[6] Voilà qui rappelle Peeters : il ne faut pas parler des contraintes si l'on veut être pris au sérieux: cf. Tombeau pour Agatha Christie

Allen de Valery Larbaud

C'est un petit texte, que je n'ai acheté que parce que l'édition me séduit — des petits livres blancs tachés une seule couleur, vert, bleu, mauve, orange, sur papier mat. Introduction, repères biographiques, ce sont des livres réalisés avec soin. J'apprends que Larbaud a traduit Landor et Coleridge, La ballade du vieux marin, poème dont je m'obstine, sans succès jusqu'ici, à vouloir trouver des traces dans L'Amour l'Automne.

C'est un texte si court, si simple, qu'il semble illusoire d'en faire une recension sans le paraphraser et donc le dénaturer, c'est le récit, sous forme de conversation, d'une excursion dans une superbe voiture jusqu'au centre de la France, c'est une ode au Nivernais.

Tout en rendant hommage à la campagne française, aux villes de province, un sort est fait aux provinciaux, provinciaux dont le portrait correspond si exactement à ce que je connais dans ma famille que je me suis sentie vengée:

— Mais pour l'Ecclésiaste, une chose n'est pas vanité: c'est la crainte du Seigneur. Et pour la province aussi, mais ce n'est pas la crainte du Seigneur. C'est le côté matériel, primitif de la vie: le désir du bien-être, contrarié par la peur de la dépense. Voilà leur ciel et leur enfer. Ce qui, pour nous est à l'arrière-plan et comme dans les coulisses, le cadet de nos soucis, devient ici la principale, l'unique préoccupation. De là, l'orgueil de la richesse, le mépris de la pauvreté, et la mesquinerie de la vie, et les clans, et la vilaine morale, et l'avarice. [...] Et de là l'indifférence pour tout ce qui nous paraît le plus digne de soins et de sacrifices. Et cette indifférence produit l'ignorance. Si la littérature, ou la géographie, ou l'histoire de l'imprimerie, me sont indifférentes, je n'en saurai jamais un mot. Ainsi ce qui est pour nous l'essentiel, la vie même, est pour la province un luxe que sa peur de la dépense lui fait regarder avec méfiance, et où nous disons «sérieux», elle pense «frivole».
Valery Larbaud, Allen, édition Sillage p.82


Pour les camusiens :

Ah ! que de souffles aux Provinces !
Saint-John Perse, chanson liminaire d'Anabase cité aux premières lignes d'Allen. (références camusiennes à retouver).

Chantelle, ô Cantilia !
Allen, fin du prologue au lecteur. cité dans Journal d'un voyage en France et dans Corée l'absente p.355

Et maintenant vous ouvrez la porte, vous tournez la page et vous entrez au beau milieu d'une phrase.
Ibid. (références camusiennes à retouver).

200 chambres 200 salles de bain, de Valery Larbaud

Ce récit est extrait de Jaune bleu blanc. Il est édité en une mince plaquette d'une soixantaine de pages par les éditions du Sonneur, dont la profession de foi est de faire «un pari sur la qualité du livre, la durée de son existence, une relation d'estime avec le lecteur».
Je résiste mal à ces éditions élégantes, à la mise en page recherchée. Ici, ces quelques pages sont illustrées par des gravures de Jean-Emile Laboureur et préfacées par Alberto Manguel:

Sa profession [de Valery Larbaud] (pour l'appeler ainsi) de traducteur résultait tout autant de sa condition de lecteur exemplaire et d'écrivain talentueux que de son envie de parcourir le monde, car traduire consiste à transposer d'un ensemble linguistique à un autre un bagage narratif et imaginaire. Dans un sens, le traducteur, tel que Valery Larbaud l'entendait, est un conducteur de caravane.
Alberto Manguel


Dans ce texte court, Valery Larbaud nous explique que lorsque qu'on est malade, la vie d'hôtel est une façon habile de se retirer du monde sans en avoir l'air. Durant les longues nuits d'insomnie et d'angoisse, le malade «veille sur les valides»; il aiguise son sens de l'observation et devient expert à reconstituer la vie, les vies, à partir de minces indices, une voix, un soupir. Il vit à travers les autres, avidement, son univers se résume à la place qu'il voit de sa fenêtre, le monde se donnant là en représentation.

Un passage m'a émue, qui m'a paru tout à la fois l'opposé et le reflet de la décision du narrateur dans Le Temps retrouvé de se retirer dans sa chambre pour écrire sans plus se laisser distraire.
Valery Larbaud évoque le moment où le malade, guéri après trois ou quatre ans de réclusion, a l'autorisation de quitter la chambre :

Mais il porte un regret sous la clarté retrouvée des réverbères et des lampes des carrefours. Il sait qu'il a quitté un séjour de paix, d'ordre et de sagesse, et qu'il va lui falloir affronter de nouveau la bousculade, courir où ses désirs le mèneront malgré lui, se gaspiller en des entreprises que son juge intérieur désapprouvera, sourd à l'excuse sans cesse présentée: rattraper le temps perdu. Etait-ce vraiment du temps perdu? Parce qu'il a été passé à l'écart de la vie, avec des livres, avec des réflexions sur des souvenirs, avec l'idée de la mort, peut-on le dire perdu, ce temps?
Valery Larbaud, 200 chambres 200 salles de bain, p.30

Proust et Larbaud auront été malades tous les deux. Pour l'un le temps perdu était celui passé cloîtré dans la chambre, pour l'autre c'était celui passé dans les salons. L'un cherchera à rattraper ce temps en traduisant les autres et en parcourant le monde, l'autre en s'enfermant et en écrivant.


Ajout le 11 juin 2010

Cette Sharrow Bay Country House rejoint en tout cas ma liste personnelle d'hôtels mythiques qui s'ouvrit il y a trente ans sur le Palumbo de Ravello, le Bussaco Palace Hotel de Bussaco (l'original du "Deux cents chambres, deux cents salles de bain" de Larbaud, bien qu'il n'y ait guère plus d'une trentaine des unes et des autres, je crois bien) et l'hôtel des Ducs de Bourgogne à Bruges, que j'ai revu bien banalisé dans les années récentes (et Bruges aussi je crois bien).
Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.277

Carte postale, toujours

Pour tous ceux qui arrivent ici en demandant "comment écrire une carte postale", un bonus.

Deux approches du roman policier

Je finis La Bibliothèque de Villers. J'ai noté sur la première page qu'il a été acheté sur le pont de Melun, je me souviens très bien du temps passé à fouiller dans les boîtes du bouquiniste, je ne sais absolument plus ce que nous faisions à Melun un 20 août 2005.
J'avais acheté ce livre parce que Jan Baetens parlait de Peeters de façon élogieuse.

C'est un livre mince, vite lu, et disons tout de suite que ce n'est pas mon genre. Peut-être intervient-il trop tard, peut-être ai-je déjà trop lu dans cette veine.

Les premières pages, avec l'errance dans la ville, rappellent le début des Gommes (Robbe-Grillet), la suite évoque L'Emploi du temps (Butor). Le narrateur est vite louche.
Dès qu'il voit surgir une partie d'échecs, le lecteur averti n'a plus de doute: les règles classiques du roman policier vont être bousculées. Depuis Nabokov, il n'est plus possible d'évoquer naïvement un plateau d'échecs. Le lecteur note machinalement une phrase: «Voyez-vous, mon cher, me dit-il sur un ton où il y a une nuance de défi, il y a une chose qu'on néglige trop aux échecs: c'est de tenir compte de la couleur des cases». Il faut donc tenir compte de la couleur des cases? Voyons.
Avec cela en tête, le lecteur commence à relever le noir et le blanc, la raie au beurre noir et le riz, le mariage et l'enterrement, le revolver noir dans le linge blanc, etc. Il note les initiales redoublées des victimes. I, V, R, E, L. Well, well.

Quand le coupable n'est pas donné à la fin (cela arrive dans certains Vasquez Montalban, ou dans le compliqué Quinconce de Charles Palliser), il reste à faire le compte des personnages apparaissant dans le roman puis à déterminer le meurtrier le plus "vraisemblable".
Mais ici, il y a si peu de personnages, la narration est si épurée, qu'il y a peu d'hésitation possible: est coupable le policier ou le narrateur (ou le lecteur ou l'auteur, mais on sort alors du texte: je ne sais si c'est réellement une possibilité envisageable).
Arrivé à la fin du livre, il faut donc reprendre la lecture pour déterminer lequel des deux est coupable. Mais au fond de lui, le lecteur a déjà la réponse, et agacé, il laisse tomber.

Finalement, la seconde partie, Tombeau d'Agatha Christie, m'a bien plus intéressée. Peeters démontre qu'Agatha Christie ne pouvait parler de sa technique d'écriture, de peur de perdre ses lecteurs, attachés pour la plupart à une image romantique du romancier :

Agatha Christie ne peut parler de son travail car le discours qu'elle tiendrait serait irrecevable. Si elle évoquait sa manière d'écrire (en expliquant par exemple le rôle générateur des comptines et leur utilisation comme bases de la construction des romans) elle serait immédiatement accusée d'être une fabricante ou une «faiseuse», non un véritable auteur (comme si l'écriture, à l'égale de toute autre pratique artistique, n'était pas avant tout de l'ordre du faire!) Son public lui-même, bercé depuis près de deux siècles par les refrains romantiques sur la création et l'inspiration, risquerait de se détacher d'elle.
Benoît Peeters, Tombeau d'Agatha Christie, p.127

Benoît Peeters avance la théorie que la découverte du coupable à la fin d'un roman policier tend d'une certaine façon à exclure le lecteur: il serait plus intéressant de le laisser chercher.

A bien le cerner, l'obstacle, qui vient interrompre la lecture et, pour ainsi dire, l'interdire, c'est, à l'intérieur du rôle du détective, le moment de cette fameuse scène d'explication qui, au dernier chapitre remet chaque chose à sa place. Cette conclusion trop explicite, attendue par le lecteur, opère comme une manière de dispense du travail et lui ferme le livre au nez. A quoi bon lire puisque le texte finira par lui-même se relire?
Ibid., p.131

Et La bibliothèque de Villers sera la tentative d'un livre «dont la fiction serait suffisamment passionnante» pour que le lecteur, privé du mot de la fin, reprenne la lecture au début pour tenter de comprendre.
A cela près que je n'ai pas trouvé la fiction passionnante (contrairement à celle du Quinconce, par exemple, malgré le héros antipathique et la narration dans le style du XIXe siècle) et qu'il est possible de trouver le coupable par simple déduction, sans relire.

Je lis un roman policier pour avoir de l'action, un mystère, un dénouement, et le plus souvent un arrière-fond socio-culturel (c'est pour cela que je préfère les romans policiers étrangers). Je le lis vite, je n'ai pas l'intention de le relire, je le relirai quand j'aurai oublié l'intrigue et le coupable — ou avant, si son charme est assez puissant pour que le meurtre ne soit plus la raison de la lecture (les Reginald Hill, les van de Wettering).
Je partage l'avis de Borgès, qui voit dans le roman policier le dernier refuge contre la déconstruction du récit:

Que pourrions-nous dire pour faire l'apologie du roman policier? [...] A notre époque si chaotique une chose, modestement, a gardé ses vertus classiques: c'est le roman policier. On ne conçoit pas un roman policier qui n'ait pas un commencement, un milieu et une fin.
Borgès, Conférences, Folio p.202

(On m'objectera que j'ai pourtant regretté que la clé du mystère ait été donnée dans le cinquante-quatrième jour. Mais d'une part ce n'est pas véritablement un roman policier (ni crime, ni meurtre, mais une simple mystification littéraire), d'autre part je sais bien qu'il n'y avait pas d'autre façon de terminer le livre.)

Symbolique

Un mot par ligne dans cette sous-boule, à l'exception de POE ERRE; deux mots par ligne là où la séparation est opérée, sauf pour TIRE, BON PERE, délibérément préféré à REPORTE BIEN. C'est le fils qui donne le signal de la rupture, et c'est au père qu'échoit la tâche, dans le passage au trois, à la trinité, de reconstruire la famille éclatée — en utilisant l'unique signe de ponctuation du texte, la virgule phallique.

Roland Brasseur, Le cinquante-quatrième jour, p.114

Le cinquante-quatrième jour, de Roland Brasseur

Je me suis bien amusée.

Il s'agit d'un roman paru aux éditions Baleine, éditeur du Poulpe: il s'agit donc a priori d'un roman policier. Cependant, s'il y a mystère, il n'y a pas meurtre, ni même crime. C'est un roman du doute, deux questions se posent:
- le maître secret de Georges Perec (sans e accent aigu) est-il Pierre Benoit (sans i circonflexe)?
- Claude François lisait-il Perec avant d'écrire ses chansons?


La première partie du livre donne des éléments biographiques sur Pierre Benoit, la façon dont il est perçu par Proust («Léon Daudet écrit de temps en temps que je suis le premier écrivain français, ce qui me fait un certain plaisir, et qu'après moi c'est Pierre Benoit, ce qui détruit le plaisir.»1 p.68 du Cinquante-quatrième jour), elle analyse et résume les romans de Pierre Benoit et démontre que celui-ci a largement puisé dans les classiques pour trouver des sources d'inspiration et les noms de ses personnages.
Puis le héros-narrateur, Pierre de Gondol (PdG), libraire de son état, découvre des inédits de Perec et une plaquette de poèmes de jeunesse de Benoit qui font vaciller ses convictions et sa raison. Il cherche alors alors des certitudes auprès des amateurs de Georges Perec, amateurs éclairés et universitaires fous.
La progression des faits avérés vérifiables aux faits imaginaires invérifiables est insensible et parfaite, j'ai regretté que l'auteur prenne la peine de démonter sa belle mécanique. J'aurais préféré qu'il laisse le lecteur se débrouiller seul, le moment où la logique bascule n'étant pas si difficile à repérer.


Mais ce qui fait le véritable intérêt du livre n'est pas là. C'est une mine de petits faits vrais ou moins vrais sur Pierre Benoit et Georges Perec (il faudrait tout vérifier, mais connaissant Roland Brasseur, 95% des renseignements doivent être vrais), un roman à clé concernant l'univers perecquien, une ode à la littérature.

Deux mouvements antagonistes parcourent le roman: d'une part le héros est un fou de littérature, il est persuadé par exemple que W. ou le souvenir d'enfance est écrit à partir de Jules Verne et tente de le prouver. Il reprend Vingt mille lieues sous les mers:
Une phrase avait attiré particulièrement mon attention: «En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait une ville détruite, ses toits effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant à terre.»
J'étais persuadé de l'avoir lue dans W. Je vérifiai. Presque tous les mots étaient là, mais disséminés dans le texte. La phrase de Jules Verne était absente.
''Ibid.'', p.30
Dans la même lignée, le héros fait la liste impressionnante des sources de Pierre Benoit: toute la littérature y passe (p.64). Saussure voyait des anagrammes partout, Gondol voit des centons partout. Que les mêmes lettres et les mêmes mots soient les os et la chair de tout texte ne paraît pas l'effleurer.

Cependant lorsque ce sont les universitaires, les «herméneutes délirants» (p.199), qui font le même genre d'extrapolations, Gondol se rend compte de l'aspect outré des démonstrations qu'il expose platement. C'est en fait le charme profond du livre pour tout lecteur qui connaît lui-même le vertige de l'interprétation (ce que j'appelle le syndrome Kinbote) : on a beau savoir qu'on exagère, cependant, cependant, une intime conviction, un désir de croire, un tel désir que le texte nous révèle ce qu'il a caché à tous les autres…

La disparition sous la forme de la non-apparition, de la non-advenue, hante les personnages du livre; ce qui n'a pas eu lieu les obsèdent:
- Pourquoi Perec n'a-t-il jamais évoqué le millefeuille?
L'intervention du jeune chercheur andorran part d'un constat. Dans la tentative d'inventaire des aliments liquides et solides que j'ai ingurgités au cours de l'année mille neuf cent soixante quatorze», Perec mentionne soixante-quinze pâtisseries, si l'on compte les clafoutis qu'il classe à part. Dans cette liste, pas de millefeuille. L'orateur analyse longuement l'absence de millefeuille dans La Vie mode d'emploi, remarquant a contrario la relative abondance de gâteaux et sucreries (mousseline aux fraises, charlottes aux myrtilles, mint cake, tarte aux compotes, etc), abondance d'ailleurs prévue dans le «Cahier des charges» rédigé par Perec avant l'écriture du roman. Cette absence est le masque d'une présence obtuse, pour reprendre un terme utilisé par Roland Barthes dans sa «Note de recherche sur quelques photogrammes d'Eisenstein», Cahiers du cinéma, numéro 222, juillet 1970, pages 12-19: au chapitre XXIII, page 134, «une lourde table à quatre feuilles et à piétement central» et, au chapitre LXXIX, p.472, la ville de Milwaukee permettent, selon une technique oulipienne plagiée par anticipation dans la page «Jeux» du numéro 121 de Fripounet et Marinette, la recomposition MIL-waukee + quatre-FEUILLEs=MILLEFEUILLE.
Ibid., p.124
- Pourquoi Perec, dans son lipogramme en e des Chats de Baudelaire n'a-t-il utilisé aucun des mots du même lipogramme composé par Benoit dans sa jeunesse?
Que l'un des 37 poèmes de Dalby [Benoit] soit un lipogramme en e n'a rien d'étonnant. Ce qui en revanche est proprement stupéfiant, c'est que, à l'exception des insignifiants «nos» et «mais», aucun des mots du texte de Dalby ne se retouve dans celui de Perec.
Ibid., p.191
- Quels sont les livres que Pierre Benoit n'a pas écrits? (p.196)

Etc. (Que dire du jeune Coréen qui commence par traduire les cases noires des mots-croisés de Perec? et des anagrammes du nom de l'auteur dissimulé dans le texte? (j'en ai repéré trois, j'en donne un: blond à rassurer) et des citations glissées ça et là dans le texte, Proust, Flaubert, les paroles de My way? et des jeux sur les chiffres?)

Le chapitre 26 est un fantastique exercice de style sur le sonnets Les chats de Baudelaire (Les amoureux fervents et les savants austères). Il en propose 37 variations. Je donne quelques premiers vers et leur contrainte:
vers monosyllabique: Le gros bouc en plein rut et le clerc un peu terne
le synonymique: Les dévots passionnés et les lettrés blafards
le canino-antonymique: L'esseulé négligent, le cancre rigolard

Enfin, à un autre niveau, il apparaît que ce livre a aussi pour objectif (secondaire? Il me semblait que oui, mais finalement, ça pourrait être l'inverse… comment savoir?) de soutenir la biographie de Perec par Vlad Bodelis («La plupart des perecquiens patentés font mine de la dédaigner, tout en la gardant à portée de la main. Il lui arrive d'avoir trop d'imagination, mais il a recueilli un nombre incalculable de témoignages et je crois qu'il pourrait t'être utile» (p.79)) et de se moquer de Brenda Mergan («D'abord vérifier l'exactitude des anagrammes, et de leur transposition en prose; à le négliger pour Alphabets, une Brenda dont je tairai charitablement le nom patronymique a perdu quelques peu de sa crédibilité, si mes renseignements sont exacts.» (p.90) Les coups de griffe se multiplieront, tant et si bien qu'à ma grande surprise, j'ai trouvé une réponse sur le net).

Tout cela donne un nouveau relief à ce que j'ai entendu pendant une semaine, (la moitié des personnages du livre étaient présents à Cerisy), cela me permet de comprendre deux ou trois allusions de-ci de-là. (Et je bénis le ciel de ne pas avoir su à ce moment-là avec qui je me trouvais. Cela m'aurait beaucoup trop impressionnée, tant de spécialistes d'un coup).



Note
1 : tome XXI de la Correspondance de Marcel Proust. lettre à Sir Vidal Sassoon

Pataphysique

J'avais repéré ici (via Planes) l'existence de Carnets trimestriels du Collège de Pataphysique consacrés au poil (l'autre collection, à côté de celle de virgules), sans réussir à trouver d'adresse pour se les procurer.

Grâce à Elisabeth, c'est chose faite:
Collège de pataphysique
51A, rue du Volga
75020 Paris

Hétéronyme

J'ai profité de Cerisy pour me faire préciser la différence entre pseudonyme et hétéronyme.

Un pseudonyme permet de cacher une identité. Exemple : Emile Ajar
Un hétéronyme permet de multiplier les identités. Exemple: Pessoa


Mais après tout, cela fait peut-être partie de ces choses que tout le monde sait sauf moi.

Suicide, d'Edouard Levé

Dix jours plus tôt, je n'aurais pas remarqué ce livre, mais je venais d'en entendre parler, je l'ai donc acheté.

C'est un livre qui commence par le suicide du personnage principal, à vingt-cinq ans. Le narrateur s'adresse à lui à la deuxième personne du singulier, pour lui rappeler ou lui raconter sa vie (et lorsqu'il dit «Tu…», le lecteur entend «Je me souviens que tu…») et pour lui expliquer ce qu'il a causé ou transformé en se tuant. Quelquefois le narrateur généralise un constat.
Les souvenirs arrivent dans le désordre et sont exposé platement. Ils concernent le caractère ou des actes du suicidé, ses habitudes ou ses réactions. Il est possible que le livre explique lui-même ce désordre:
Tu lisais des dictionnaires comme d'autres lisent des romans. Chaque entrée est un personnage, disais-tu, que l'on peut retrouver dans une autre rubrique. Les actions, multiples, se construisent au fil de la lecture aléatoire. Selon l'ordre, l'histoire change. Un dictionnaire ressemble plus au monde qu'un roman, car le monde n'est pas une suite cohérentes d'actions, mais une constellation de choses perçues. On le regarde, des objets sans rapport entre eux s'assemblent, et la proximité géographique leur donne un sens. Si les événements se suivent, on croit qe c'est une histoire. Mais dans un dictionnaire, le temps n'existe pas: ABC n'est ni plus ni moins chronologique que BCA. Décrire ta vie dans l'ordre serait absude: je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac.

Edouard Levé, Suicide, p.39-40
Cependant, cette explication de la structure du livre pourrait n'être qu'un leurre. En effet, il me semble que plus le texte avance, plus les séquences consacrées à chaque souvenir se font longues, on passe de descriptions de quelques lignes à des descriptions sur une ou deux pages (l'oral d'examen, la visite du cimetière, les clochards, etc). Cette première impression serait à vérifier systématiquement, car les séquences longues continuent d'être séparées par des paragraphes plus courts.

Les causes du suicide ne sont pas données. «Expliquer ton suicide, personne ne s'y est risqué», p.21. Le texte dépeint un personnage qui manque d'intérêt pour la vie, peut-être plus curieux de la mort que de la vie. Cependant, mon esprit pervers ne peut s'empêcher de rapprocher le seul prénom qui apparaît, "Christophe", à quelques pages de la fin, associé à une grande joie, d'une phrase donnée au début du texte «Un homme t'a dit un jour "Je t'aime". Ce n'était pas moi», p.16.

Evidemment, cela est ridicule: cela ne revient-il pas à chercher une cause "personnelle" aux agissement d'un personnage?
Cependant, ici, la tentation de trouver un sens est justifiée par l'histoire du livre: l'auteur, quelques semaines après en avoir remis le texte à son éditeur, s'est suicidé, sans que l'on sache si la raison en était une trop grande identification à son personnage ou s'il fallait lire ce livre comme une lettre d'adieu.

J'ai hésité à exposer ce fait car il change la lecture du livre. Lire en sachant que l'auteur s'est suicidé n'est pas la même chose que lire sans le savoir.%%% Que souhaitait Edouard Levé? Qu'on le sût avant de commencer notre lecture, ou pas? Faut-il lire l'extrait suivant comme une malice («Toi lecteur dans la confidence, tu seras incapable de te taire») ou simplement comme un constat?
Ta façon de quitter la vie en a réécrit l'histoire sous forme négative. Ceux qui te connurent relisent chacun de tes gestes à la lumière du dernier. L'ombre de ce grand arbre noir cache désormais la forêt que fut ta vie. Quand on parle de toi, on commence par raconter ta mort, avant de remonter le temps pour l'expliquer. N'est-il pas singulier que ce geste ultime inverse ta biographie? Je n'ai entendu personne, depuis ta mort, raconter ta vie en commençant par le début. Ton suicide est devenu l'acte fondateur, et tes actes antérieurs, que tu croyais libérer du poids du sens par ce geste dont tu aimais l'absurdité, s'en trouvent au contraire aliénés. Ta dernière seconde a changé ta vie aux yeux des autres. Tu es comme cet acteur qui, à la fin de la pièce, révèle par un dernier mot qu'il fut un autre personnage que celui dont il tenait le rôle.

ibid., p.35
Ajoutons que c'est ainsi que commence le livre: par le récit du suicide.

Le livre se termine par des poèmes, des tercets, composés d'un nom et d'un verbe («Le début m'enthousiasme») ou d'un verbe et d'un verbe (Fredonner me berce).

Raymond Roussel, de Michel Foucault

«Le meilleur livre de Foucault», disait Deleuze. Ainsi fut-il fait incidemment allusion à Raymond Roussel durant la semaine de colloque et je comprends bien pourquoi ce livre a été choisi: précis et synthétique, il présente systématiquement les différentes manières de Roussel, tout en en dégageant deux principes essentiels : l'étude de l'identité et l'obsession de la lumière, principes dont on voit comment ils organisent le travail de Roussel tandis que leurs inverses sont à l'œuvre dans le langage: non-identité des choses et des mots, cœur noir du langage qui se dérobe.

Le livre lui-même semble imiter le parcours de Roussel: une ligne droite qui se referme en cercle. Il y a la dernière œuvre, Comment j'ai écrit certains de mes livres, qui décrit un procédé (mais quid des livres non concernés par ce procédé?), il y a les livres écrits selon ce procédé qui travaillent sur la répétition et la description minutieuse dans une avancée linéaire, il y a le dernier livre, Nouvelles impressions d'Afrique, à l'écriture enveloppante et contournée, dont la structure est concentrique.


Abandonnant toute tentative de rendre compte de la puissance d'exposé et de synthèse déployée par Foucault, je vais faire dans l'anecdotique, dans le détail qui me fait rire: pour être sérieux, préférer lire le livre.

Toujours Roussel me laisse pantoise: «mais c'est pas vrai, il n'a pas osé!»
C'est donc avec soulagement que j'ai relevé ce mot au détour d'une page (c'est moi qui souligne):
Et seize autres à peu près, d'une qualité qui n'est pas moins déplorable: le pépin du citron, le pépin du mitron; le crochet et le brochet, sonnette et sornette; la place des boutons rouges sur les masques des beaux favoris blonds, la place des boutons rouges sur les basques, etc.

Michel Foucault, Raymond Roussel, p.35 (à propos de Comment j'ai écrit…)
Ailleurs Foucault revient sur l'un des refrains de Roussel, les «il ne faut pas confondre…» des Nouvelles impressions d'Afrique, dont Hermès Salcéda nous avait donné quelques exemples (l'interprétation de «l'abreuvoir d'un serin» ayant donné lieu à de vifs débats: nous faillîmes en venir aux mains).
De là une essentielle absence de mesure: on voit de la même façon le hublot du yatch et le bracelet d'une dame qui bavarde sur le pont; les ailes du cerf-volant et les deux pointes, légèrement retroussées par le vent (assez fort en cet endroit de la plage) que forment les extrêmités de la barbe d'un promeneur (heureusement, les Nouvelles Impressions nous apprendront à ne pas confondre des objets aussi différents par la taille).
Ibid., p.137
Et dans cet "heureusement", je vois tout l'esprit de Foucault, sérieux, attentif, amusé, séduit, et cet "heureusement" me séduit à mon tour.

Ecouter aux portes

Aslan a la forme d'un très grand lion, c'est le dieu de Narnia. Parfois longtemps absent, il est sévère et bon. Certains doutent de son existence.
Lucy a pour mission de chercher dans un gros livre de recettes de magie la formule qui rend visible les choses invisibles. Elle a résisté déjà une fois à la tentation d'essayer une autre incantation que celle qu'elle doit trouver.
Un peu plus tard, elle arriva à une incantation qui vous permettait de savoir ce que vos amis pensent de vous. Lucy avait eu très envie d'essayer l'autre, celle qui vous donnait une beauté inaccessible aux mortels. Pour se consoler de ne pas l'avoir prononcée, elle se sentit farouchement décidée à dire celle-ci. Et à toute vitesse, de peur de changer d'avis, elle prononça les mots (pour rien au monde, je ne vous dirai quels mots c'étaient). Puis elle attendit que quelque chose se produise.
Comme rien ne se passait, elle se mit à regarder les images. Et à l'instant même, elle vit la dernière chose qu'elle s'attendait à voir: un wagon de seconde classe dans un train, où deux écolières étaient assises. Elles les reconnut tout de suite. C'étaient Marjorie Preston et Anne Featherstone. Seulement, c'était maintenant beaucoup plus qu'une image. C'était vivant. Elle voyait les poteaux télégraphiques défiler devant la fenêtre du wagon. Puis petit à petit (comme quand on règle une station à la radio) elle entendit ce qu'elles disaient:
— Est-ce que je vais te voir un peu ce trimestre, demanda Anne, ou est-ce que tu vas être encore accaparée par Lucy Pevensie?
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire par "accaparée", répondit Marjorie.
— Oh si, tu me comprends. Tu étais folle d'elle au dernier trimestre.
— Non, pas du tout, rétorqua-t-elle. Je ne suis pas si bête. Dans son genre, ce n'est pas une mauvaise copine. Mais le trimestre n'était pas encore fini que je commençais déjà à en avoir assez.
— Eh bien, il n'y a pas de risque pour un autre trimestre! s'écria Lucy. Petite peste hypocrite!
Mais le son de sa propre voix lui rappela tout aussitôt qu'elle parlait à une image et que la vraie Marjorie était très loin, dans un autre monde.
«Quand même, se dit Lucy, je la croyais vraiment mieux que ça. Et j'ai fait toutes sortes de choses pour elle au dernier trimestre, je l'ai soutenue quand il n'y avait pas beaucoup d'autres filles pour le faire. Et elle le sait bien. Et aller dire ça à Anne Featherstone, celle-là précisément! Je me demande si toutes mes amies sont comme ça. Il y a plein d'autres images . Non. Je ne veux plus regarder. Je ne veux pas. Je ne veux pas…»
Et, au prix d'un grand effort, elle tourna la page, mais pas avant qu'une grosse larme de colère ne s'y soit écrasée.
[…]

— Oh, Aslan, dit-elle, c'est si gentil de votre part d'être venu.
— J'étais là pendant tout le temps, répondit-il, mais tu viens juste de me rendre visible.
— Aslan! s'exclama Lucy presque sur un ton de léger reproche. Ne vous moquez pas de moi. Comme si je pouvais, moi, faire quelque chose qui vous rendrait visible!
— Ce fut le cas, dit-il. Penses-tu que je désobéirais à mes propres règles?
Après un bref silence, il reprit la parole:
— Mon enfant, dit-il je crois que tu as écouté aux portes.
— Écouté aux portes?
— Tu as écouté ce que tes deux camarades de classe disaient de toi.
— Ah, ça? Je n'aurais jamais pensé que c'était écouter aux portes, Aslan. N'était-ce pas de la magie?
— Espionner les gens grâce à la magie, c'est la même chose que les espionner par n'importe quel autre moyen. Et tu as mal jugé ton amie. Elle est faible, mais elle t'aime. Elle avait peur de la fille plus âgée et elle n'a pas dit ce qu'elle pensait.
— Je ne crois pas que je pourrai jamais oublier ce que je l'ai entendue dire.
—Non, tu ne l'oublieras pas.
— Oh mon Dieu, soupira-t-elle. Aurais-je gâché quelque chose? Vous voulez dire que nous aurions pu continuer à être amies se cela ne s'était pas passé… et à être vraiment de très grandes amies, toute notre vie, peut-être… et que maintenant nous ne le serons jamais?
— Mon enfant, dit le Lion, ne t'ai-je pas expliqué une fois déjà que personne ne s'entend jamais raconter ce qui ce serait passé?

— Si, Aslan, vous me l'avez dit, admit-elle. Je suis désolée.

C.S. Lewis, L’odyssée du Passeur d’aurore, folio junior, p.169

Le baroque et l'illusion

Il est hors de doute que l'illusion, et l'expérience de la désillusion, jouent un rôle déterminant dans la conscience du XVIIe siècle. Mais cela ne permet pas de caractériser le baroque, car le plus important n'est pas si l'on a ou non le «sens» de telle réalité, c'est la manière d'y réagir. Or, de ce point de vue, on peut distinguer plusieurs modes d'être. Par exemple, conscience prise de l'illusion, on peut avoir tendance à se leurrer toujours plus, dans l'étourdissement d'une fête, dont le lendemain sera, soit la contrition ascétique, soit ce redoublement de la mise, cet héroïsme du pur paraître qui est le «courage» de Don Juan. Et ainsi nous retrouvons face à face l'ascète et le libertin. Mais le baroque n'est ni l'un ni l'autre de ces deux mouvements de la conscience, ce serait plutôt leur fusion. Disons que la conscience «baroque» accepte l'illusion comme telle et en fait la donnée fondamentale avec quoi il s'agit, non de se résigner au néant, mais de produire de l'être. La désillusion baroque (berninienne) est ainsi le moment déjà positif par lequel le néant aperçu se reconvertit en présence (cf. le mouvement hélicoïdal des colonnes torses). Nous ne sommes que ce masque, oui, mais le masque en tant que masque, cela peut être du réel, puisque Dieu fait de l'être avec du néant. Point besoin de courage ou de vertu, mais de foi. Le bien baroque n'est pas le contraire du mal, mais celui du doute. Il faut même que la vie se révèle bien comme un songe pour que, dans l'écroulement des fausses preuves, apparaisse glorieusement la nécessité de la grâce.

Yves Bonnefoy, Rome 1630, Flammarion 1970, note 22, p.179

La famille Barberini

Principaux membres de la famille: Maffeo Barberini, d'abord, devenu pape sous le nom d'Urbain VIII. Né à Florence en 1568, il est à Rome définitivement à partir de 1617, et il est élu à la succession de saint Pierre en 1623, le 6 août, à l'âge de 55 ans. — Il nomme alors cardinal son neveu Francesco, âgé de 26 ans, et un an plus tard son frère Antonio, qui est moine capucin. Ce dernier sera le cardinal de S. Onofrio, à ne pas confondre avec le suivant. Car Urbain VIII élève aussi à la dignité de cardinal, en 1627, son autre neveu Antonio, âgé de 19 ans, cependant qu'il fait de son autre frère Carlo, homme d'affaires, le commandant en chef de ses forces terrestres et navales. Carlo meurt en 1630, et c'est l'occasion des bustes du Bernin. Lieutenant-général sous les ordres de Carlo était son fils Taddeo (20 ans au moment de l'élection) qui lui succède. Il est nommé préfet de Rome en 1631, avec renouveau de cette antique fonction. C'est Taddeo que son oncle chargea de rénover le palais acheté aux Sforza aux Quatre-Fontaines. Sur la famille Barberini, cf. Haskell, op. cit., ch. 2, Pope Urban VIII and his entourage, pp. 24-62. Et R. Pecchiai, I Barberini, Rome, 1959.

Yves Bonnefoy, Rome 1630, Flammarion 1970, note 8, p.173

Citations glanées hors cadre durant ces quelques jours

(Ce ne sont que des citations à peu près, pour le plaisir).

— «De l'ordre même dans les orgies!», comme disait Madame de Saint-Ange dans La Philosophie dans le boudoir. (Bernardo Schiavetta1 tentant de rétablir le calme avant une communication).

— «Elle est bonne!» (C'est du Queneau) (précision d'Alain Chevrier reposant son verre d'eau au cours de sa communication sur Ivar Ch'Vavar et Ian Monk).

— Dans L'école des sirènes, la maîtresse dit aux jeunes filles: «Pour se tenir droite, il suffit de savoir trois choses: je suis belle, j'ai un secret, je suis aimée». (encore Bernardo, au début de sa communication le dernier jour, tandis qu'il avait demandé à une belle jeune femme blonde de se tenir dos à dos avec lui en mimant des gestes précieux de la main).



Note
1 : auteur de cette folie que j'ai dû repérer en 2004 et qui a joué son rôle dans ma décision d'assister à ce colloque malgré les problèmes d'organisation que cela posait.

L'informe en photographie, par Jan Baetens

Après un peu d'agitation (le temps que tout le monde et la caméra s'installent), Bernardo Schiavetta présente Jan Baetens en expliquant qu'on ne le présente plus et en terminant en disant qu'il est le frère qu'il n'a pas eu.

Jan a d'abord affiché une série de photographies de Marie-Françoise Plissart à l'écran, la première étant une femme portant un cadre, accrochant un cadre, dans quatre positions. Successivement les photos en couleur montreront d'abord des motifs évocant des bandes, puis des grilles, grilles découpant une seule image ou comportant une image par carreau. La dernière, en noir et blanc, est composée de trois rangées de six photos de vagues, de rouleaux, parfois raccord (dans deux cas), sinon indépendantes.

Pendant ce temps, Bernardo n'a pas écouté et est allé discuter au fond de la salle:
— Tu ne pourrais pas repasser les photos?
Jan, avec sa souriante rectitude coutumière:
— Non, nous n'avons pas le temps.
Bernardo, tentant de se justifier:
— J'étais allé prendre des nouvelles d'Akiko…
— C'est tout à fait louable de ta part.
(sourire de Jan, accent léger qui fait buter à peine sur ce mot peu courant impeccablement choisi, "louable", une réponse absolument séduisante.)

Mais Jan Baetens ne repasse pas les photos et commence. Il parle sans lire ses notes, dans le but de gagner du temps (et c'est ainsi que nous n'aurons pas droit aux citations de James et de Rilke qui devaient commencer son exposé et que j'avais vues sur ses notes au petit déjeuner), le timing est très serré, le repas étant servi à midi et le car partant à deux heures.

Avertissement: comme d'habitude, ce sont mes notes: je ne garantie pas l'exactitude des propos, je peux les avoir déformés. Il faudra attendre les actes du colloque pour avoir le véritable exposé, à paraître dans le prochain numéro de la revue Formules, en janvier ou février prochain.

Jan Baetens pense que la question de la forme et l'informe ne se posent pas de la même façon selon les médias. En partant des photographies de Marie-Françoise Plissart, il va repréciser les notions de formes et d'informe pour terminer en s'interrogeant sur la contrainte. Il s'appuiera pour cela sur Ponge ("je suis un inconditionnel de Ponge", avoue-t-il avec un large sourire comme en s'excusant).

La forme en photographie.
La photographie est une technique en quête de précision. C'est un outil qui génère la hantise de l'informe car c'est une machine à produire de la précision.
Selon Heikens, l'informe en photographie peut provenir de quatre procédés: le flou, le noir, la grille subvertie et l'anti-optique.
La photographie produit cette précision de façon indifférenciée et ne fait pas de différence entre ce qu'on veut photographier et ce qu'on photographie: cette précision est source de scories, parasites, etc.

A première vue, il n'y a pas de place pour l'informe dans le travail de Marie-Françoise Plissart.

Baetens rappelle ce que nous avons plusieurs fois: l'informe non pas comme objet mais comme processus, ce que Jan Baetens reformule en termes sémiotiques dans l'expression "de l'iconique au plastique" (en faisant référence à Benedetto Croce). Par analogie, on pourrait également évoquer l'ordre et le désordre. On pense alors à la théorie du chaos (et JB précise qu'il ne la connaît pas et qu'il n'est pas mathématicien et qu'il n'en dira rien de plus) utilisée par la littérature et qui mène à une science du particulier, du clinamen.
C'est une façon d'échapper à l'informe. En effet, dans cette optique, toute exception est toujours récupérée par une règle de niveau supérieur : Il est toujours difficile de maintenir l'informe.

La contrainte
Comment créer de l'informe? Cela amène Jan Baetens à parler de la contrainte.
Il définit la contrainte comme une règle supplémentaire à appliquer au discours. A son avis, la contrainte est une machine à générer de l'informe, et cela à trois niveaux:
1/ toute contrainte génère des zones qui échappent à la contrainte ;
2/ certaines contraintes ne sont pas intégrées (exemple de certains lipogrammes ne créant pas de sens, de récit) ;
3/ il existe des textes sous contrainte sans contrainte, ce qui s'exprime le plus souvent par des jeux sur le rythme.

Le travail de Marie-Françoise Plissart se prête mal à une analyse des contraintes ou de forme et d'informe. Il s'agit d'un travail contraint qui se dérobe.
C'est pourquoi Baetens fera une double proposition:
  • reprendre Poe et sa philosophie de la composition: on n'a pas assez remarqué qu'il s'agissait de contraintes définies a postériori. Il s'agit d'un travail inductif et non déductif.
    Jan Baetens postulerait que le travail de Plissart s'analyse dans une démarche à postériori. La contrainte est vue à postériori.
  • évoquer une célèbre polémique sur la forme qui a eu lieu entre Paul Valéry et Francis Ponge, polémique exposée dans Pour un Malherbe, de Ponge.
    Ponge fait parler Malherbe: la contrainte est ce qui empêche de faire quelque chose, elle est un obstacle, elle est ce qui fait qu'on va écrire malgré tout (à la différence de la conception de Paul Valéry: la contrainte est ce qui permet de faire quelque chose).
Cela permet de redéfinir l'informe (pris ici comme processus de déformation): la déformation ne doit pas forcément être vue comme une détérioration/un appauvrissement de l'iconique par le plastique, mais comme une façon de regénérer la création.

En conclusion
Bachelard dit dans L'air et les songes que l'imagination est la faculté de former des images. C'est plutôt une façon de déformer les images. L'informe et l'in-contraint ne doivent pas être pensés en terme de processus destructeur mais de création.

***

Parmi les questions/réponses qui ont suivi, j'ai noté cette remarque de Jan Baetens: en photographie, l'informe doit se construire.

Ma coloc

L'inconvénient de ce genre de colloque, c'est qu'on contemple son blog en se demandant à quoi bon. On hésite à fermer la porte doucement pour ne réveiller personne et prendre (enfin) un livre pour enfin lire d'un peu près.

Bon.

Je partageais ma chambre avec Elisabeth, metteur en page de la revue Formules. A partir de son blog, vous trouverez ses poèmes (elle a tout de même réussi à se faire mettre à la porte (à sa grande joie) en écrivant des "sonnets de bureau" (par exemple) (la contrainte est d'écrire les quatrains le matin, les tercets l'après-midi (nous avons eu droit à une lecture éblouissante, en fait, la poésie nécessite des techniques théâtrales) (c'est une contrainte temporelle, est-ce une contrainte oulipienne?)))

Mythologies

Edith Heurgon raconte:

Anne Heurgon-Desjardins a fait ajouter un petit escalier qui descend dans les douves et permet d'accéder dans les douves plus rapidement. Un jour, Ricœur l'a pris du mauvais côté, c'est-à-dire qu'ayant l'habitude de tenir les rampes de la main droite, il s'est précipité dans le vide puisque la rampe était à la gauche de l'escalier.
Il s'est cassé la clavicule, mais comme il avait une débat avec ''(? je ne me souviens plus)'', il n'a rien dit et a soutenu le débat. Ce n'est qu'après qu'il s'est fait soigner.
Il était alors attendu à Rome comme consultant pour Vatican II: il y est allé avec sa fracture.

Colloque Rorty-Habermas: Rorty charmant, Habermas épouvantable (d'un point de vue de l'hôte).

1968 fut une dure période. Il y a une photo avec ? au milieu et tout le monde assis autour de lui: rien d'autre n'était possible car il ne fallait marquer aucune hiérarchie. Nous n'avions pas le droit de signaler l'heure des repas, ils voulaient aider à la vaisselle et dérangeaient tout le monde, les personnes en cuisine étaient catastrophées.
C'est à cette époque qu'on a emménagé la cave. Ma mère avait l'esprit très pratique, et comme certains faisaient beaucoup de bruit et buvaient beaucoup, ma mère s'est dit qu'ils dérangeraient moins à la cave.

Un jour, ma sœur s'est levé à deux heures du matin pour faire une omelette à Klossovski.

En 1974, il y a eu un colloque sur Lacan (qui n'est jamais venu à Cerisy). Serge Leclaire m'avait dit: "s'il y en a un qui te pose un problème, envoie-le moi." Alors il allait faire un tour dans le parc avec le réfractaire qui revenait doux comme un agneau.

Encore un colloque

En janvier, j'avais découvert que Sjef Houppermans intervenait à Cerisy, ainsi que Jan Baetens et Bernado Schiavetta. Après quelques hésitations, je m'étais inscrite au colloque "La forme et l'informe dans la création moderne contemporaine".
Je suis donc à Cerisy depuis hier soir. Il pleut. Le parc et les bâtiments sont magnifiques. Il se tient dans le même temps un colloque sur la littérature latino-américaine, anniversaire du colloque "mythique" organisé par Jacques Leenhart en 1978 (sic, je n'en savais rien avant d'arriver).


Pas de billet construit, mais quelques anecdotes ou informations que je veux conserver.

Les photos omniprésentes dans le château mériteraient d'être réunies en livre. Gide est toujours très élégant et décontracté, il se débrouille toujours pour être sur le meilleur siège, y compris quand celui-ci est une chaise longue.
Ricœur, Heidegger.
Je n'imaginais pas Ricardou aussi "rockeur", on dirait Guy Gilbert (Un prêtre chez les loubards). Etonnant que RC n'y ai jamais fait allusion.

Mon voisin de table est Jacques Leenhart. Je le connais par son livre sur une lecture politique de La Jalousie de Robbe-Grillet. Sa femme est éditeur de littérature, Sabine Wespieser. Il est professeur à l'école des hautes études et s'intéresse à des domaines variés, même si ce n'est pas bien vu dans un milieu qui aime l'extrême spécialisation.
Edith Heurgon nous apprend que Christian Bourgois a donné à Cerisy les fonds de 10/18 concernant les colloques. Certains sont véritablement épuisés, mais il reste beaucoup de Butor, Robbe-Grillet, Boris Vian. Les livres sont vendus trois euros. (Quand je pense au mal que j'ai eu à trouver les deux tomes du colloque sur Robbe-Grillet).

Après le dîner, petit verre de calva et présentation sous les toits, dans le "grenier". Une ou deux chauve-souris volettent pendant les explications.

«Nous sommes un lieu de colloques international en français». La salle rit.
Edith Heurgon raconte le passage de Pontigny (créé en 1910 par Paul Desjardins) à Cerisy, quand le premier lieu sort de la famille. Après la guerre, Anne Heurtaux-Desjardins décide de poursuivre l'œuvre de son père. La bibliothèque de Paul Desjardins est vendue («On disait: "un livre, une tuile". Je regarde la charpente pensivement. Le prix du sacrifice.) Il ne reste pas d'archives de Pontigny, les Allemands ont tout emporté. Le rapport au temps n'était pas le même qu'aujourd'hui, il n'y avais qu'une intervention par jour qui n'était pas enregistrée.

L'Oulipo est né ici. Une photo montre ses fondateurs (plus un qui n'en fera pas partie, mais Jacques Peyrou ne précise pas lequel): «Le Lionnais avait insisté pour qu'il y ait une voiture d'enfant sur la photo, pour signifier la naissance. C'est la poussette de mon fils sur la photo.»

Tout le monde se présente (pendant le repas, je me suis trouvée un statut: lecteur. Ni professeur, ni étudiant, ni traducteur, ni éditeur, tout simplement lecteur.) Je m'aperçois que deux ou trois personnes sont là pour des raisons encore plus ténues que les miennes: ils accompagnent un conjoint.

Jean-Jacques Thomas précise durant sa présentation: «La première conférence de Derrida en khâgne (à laquelle il ait assisté, je suppose) portait sur la fin du livre. On peut effectivement se demander s'il faut continuer à utiliser les formes fixes comme le sonnet, ou s'il faut se tourner vers des choses plus modernes, comme la ritournelle». Tout le monde rit.

Il est prévu d'aller faire un tour aux auto-tamponneuses dans le village. Y a-t-il un feu d'artifice à Cerisy?

Les fleurs meurent aussi

Tandis que je dévalisais la librairie, j'ai ajouté sur la pile que je m'apprêtais à emporter un Lawrence Block. Ensuite je l'ai lu, car c'est tout de même plus simple qu'un Que sais-je sur le structuralisme.
Mais c'est aussi plus déprimant et plus angoissant. Ce volume est marqué par le vieillissement des héros, vieillissement insensible mais dont ils sont conscients. J'ai été étonnée par la violence et la précision des descriptions des scènes de viols et de meurtres; dans mon souvenir, les romans de Block n'étaient pas aussi détaillés, pas aussi délibérément atroces.
Est-ce la marque du 11 septembre? J'ai pris soudain conscience de la perte de repère qu'avait été, qu'était, la disparition des tours pour les Newyorkais: une absence plus obsédante qu'une présence:
Elle alla regarder par la fenêtre. Nous habitons au treizième étage, et autrefois, nous voyions les tours du World Trade Center depuis la fenêtre orientée au sud. Evidemment maintenant il n'y a plus rien à voir, mais, les mois qui suivirent la catastrophe, il m'arrivait de la surprendre [Elaine, sa femme] en train de contempler leur absence.

Lawrence Block, Les fleurs meurent aussi, p.197
Heureusement, de temps en temps il y a des remarques plus amusantes:
[…] et nous en conclûmes que nous faisions des progrès, au sens où l'entendait Thomas Edison lorsqu'il déclara connaître désormais douze mille substances qui ne feraient pas un bon filament d'ampoule électrique. Nous recensâmes à peu près autant de façons de ne pas retrouver David Thompson […].
[…]
Je lui répondis [à sa cliente, qui veut des renseignements sur David Thompson] que j'avais consacré quelques heures à cette affaire, mais que je n'avais pas grand-chose à lui montrer. Je ne lui dis pas que j'étais carrément sur le point d'inventer l'ampoule électrique.

Ibid., p.101 puis 102

A la façon espagnole

Question de virgules - L'éditeur de ce volume, G.-J. Place, m'a fait remarquer que l'emploi de la virgule à la page 41 (ligne 8) dans la phrase: «Vous, devenez, d'intention le régénérateur de la petite ville», était anormal et contraire aux règles généralement suivies. J'ai cependant maintenu cette virgule, qui correspond à une pause du discours, à une certaine emphase, un certain accent, mis sur le mot: «Vous». En espagnol, la virgule joue quelquefois le même rôle.

Valery Larbaud, Allen, édition Sillage p.35 (Appendice)

La littérature via Netvibes : concentré de liens

Je sais que certains ne sont pas pressés de s'intéresser aux fils RSS… Heureusement il n'est pas nécessaire de s'y intéresser pour s'en servir: voilà quelques liens vers des pages publiques de Netvibes:


Evidemment, d'une page à l'autre il y a des recoupements : si ça vous agace, il ne vous reste qu'à créer votre propre page publique… et à en indiquer l'adresse en commentaires.
(Gvgvsse, Zvezdo et d'autres n'auraient pas un équivalent musical à nous conseiller ?)


ajout : et puis ça qui est un agrégateur littéraire hors Netvibes (et qui recoupe forcément les trois autres).

La structure du prestige

Elle est assez constante, à Rome, au XVIIe siècle. En voici le schème complet, avec pape dans la famille. Un pape, donc, par exemple Paul V (Gamillo Borghese). Puis des neveux dont on a fait des cardinaux, ainsi le neveu de Paul V, le fameux Scipion Borghese. Il faut aussi une église en chantier (toujours dans le cas de la famille Borghese, c'est Saint-Pierre) et un architecte (G. Maderno). Et encore un palais, pour la vie laïque de la famille, et dont les travaux se poursuivent indépendamment des constructions proprement pontificales: c'est le Palais Borghese, sur le Quirinal, à quoi il faut ajouter les villas: la Villa Borghese sur le Pincio, avec son grand parc, et une autre à Frascati. Ne pas oublier une chapelle de famille dans une grande église (Santa Maria Maggiore). Pour les travaux, etc., un grand peintre: les Borghese ont patronné Caravage, mais vite et surtout le Guide (dont l'Aurore fut peinte au Casino proche du palais) et avec lui tout le milieu des peintres bolonais, qui battront plus tard en retraite à l'avènement d'Urbain VIII. La structure, en effet, est toujours ébranlée par la mort des papes, et la prédominance des tendances en peinture s'explique en grande partie par ces successions de faveur, souvent contradictoires (mais pas toujours). A la mort de Paul V, par exemple, Scipion Borghese, grand amateur, est abandonné, son rôle s'achève. Et le nouveau neveu, sous Grégoire XV, est le cardinal Ludovico Ludovisi, qui accapare les artistes disponibles, mais, en fait, encore les Bolonais, Dominiquin et Guerchin, sous la férule esthétique de Monsignor Agucchi (cf. Denis Mahon, Studies in Seicento Art and Theory, Londres, 1947). C'est avec la famille Barberini que s'imposent les Florentins.

Yves Bonnefoy, Rome 1630, Flammarion 1970, note 7, p.170

Saint Augustin, Cassiodore et la tradition médiévale des sept psaumes de la pénitence, par Pavel Blažeck

Première intervention de l'après-midi : bien entendu je m'endors, et mes notes sont quasi illisibles. Compte-rendu plus que léger, donc.

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Cassiodore est le premier à traiter les sept psaumes comme une unité spéciale. Ce sont les psaumes 6, 31, 37, 50, 61, 127, 142.
Ils sont sept, car nous sommes purifiés de nos péchés de sept manières (le baptême, le martyre, les efforts accomplis pour se réconcilier avec son prochain, les larmes de pénitence, le souci du salut du prochain, l’intercession des saints et la pratique de la charité).

Les sept psaumes jouissent d'une grande popularité au Moyen-Âge, ils font partie de la liturgie depuis l'époque carolingienne.
Augustin a prié les sept psaumes dans le mois précédant sa mort.

Aux sept péchés correspondent les sept peuples chassés de la Terre promise.

Pierre d'Ailly a une explication différente de celle de Cassiodore : aux sept psaumes correspondraient les sept échelons à gravir pour être sauvé.
1. la peur du châtiment
2. la douleur de l'office
3. l'espérance du pardon
4. l'amour de la pureté
5. le désir de la patrie céleste

Et voilà, je n'ai pas noté la suite, (vu les ratures sur mon cahier, j'ai dû m'endormir) je ne connaîtrai pas la fin, je ne gravirai pas les derniers échelons. J'avoue que ce qui m'a plu dans cet exposé, c'est cette obsession du chiffre sept, les explications, les correspondances… Le conférencier venait de Prague et parlait avec un accent prononcé, ce qui ajoutait de l'exotisme à l'affaire.


Epilogue : l'intervenant a trouvé ces quelques notes et complété les échelons en commentaire. Grâce lui soit rendue!
6. la méfiance de sa propre vertu
7. l'exultation de la joie éternelle

Les réceptions successives des poèmes de Grégoire de Naziance, par André Thuillier

A ce que j'ai compris, Grégoire de Naziance (†390), père grec, a été très vite connu en Occident pour ses lettres et ses discours qui faisaient autorité. En revanche, ses poèmes n'ont été reconnus que tardivement, leur contenu semblait impropre à un père de l'Eglise.
Cette courte présentation m'a donné grande envie de lire ces poèmes, qui paraissent aborder de nombreux sujets avec une grande liberté de ton et de pensée. (Je ne suis pas sûre que cela apparaissent à la lecture de mes notes qui s'attachent avant tout au factuel, à l'histoire, aux querelles, bref, à tout ce que je ne sais pas.)

Finalement, ce qui a été étonnant tout au long de ces trois jours, c'est que bien que ne parlant qu'entre spécialistes, chaque intervenant n'hésitait jamais à redonner une définition, préciser le contenu d'un dogme ou la raison d'un schisme, sans jamais jargonner, tout en distribuant des feuilles de citations entièrement en latin.

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Le deuxième concile œcuménique de Constantinople en 381 affirme la divinité du Christ contre la position des ariens. On peut dater de ce moment la césure entre le monde antique païen et le Moyen-Âge chrétien.

Grégoire le théologien a subi l'influence d'Augustin. Ses poèmes ne sont connus en Occident à la fin du XVe siècle. Ce sont des poèmes longs et difficiles qui abordent tous les genres; ils racontent sa vie en trimèdes iambiques. Ils ont été rédigés durant la retraite cappadocienne de Grégoire.
Celui-ci a également écrit un centon sur la divine tragédie de la Passion à partir d'Eschyle, ce qui fera scandale en Occident quand ce sera connu: comment celui qui avait dit que la Vierge était restée ferme dans l'épreuve pouvait-il la montrer en larmes?
Cela ne choquait pas l'Orient qui défendait la nature divine et humaine de la Vierge. En Occident, cette polémique n'était pas connue.

Les poèmes ont été connus très tôt en Orient, les latins ne les ont connus que beaucoup plus tard.

détour : quelques querelles contemporaines de Grégoire: Les Nestoriens reconnaissaient les deux natures du Christ mais n'acceptaient pas qu'elles soient contenues ensemble au même moment dans un seul corps. Les biophysistes, eux, refusaient la nature physique du Christ.
L'Eglise posa que l'hypostase du Christ est de deux natures, divine et physique. Les poèmes de Grégoire défendaient ces deux natures. Ils donnaient le titre de "Mère de Dieu" à Marie.

Nous ne possédons pas de manuscrits grecs de toute l'œuvre. Au XVe siècle, les conciles de Bâle et Florence vont permettre la diffusion de quatre manuscrits qui auront une influence sur Nicolas de Cues.

Ici, je ne sais plus de qui et de quoi a parlé André Thuillier: un excellent diplomate (c'était un Vénitien, a-t-il ajouté comme si cela expliquait tout) qui aurait racheté un ou des manuscrits des poèmes de Grégoire de Naziance? Je ne sais plus.

Les poèmes de Grégoire de Naziance commentés par David Nicetas seront solennellement reçus au concile de Ferrare-Florence de 1438-1439. Cette œuvre entrait ainsi en Occident. Elle contribua à la réflexion trinitaire du concile.

La réception de Saint Augustin à Byzance sous les Paléologues (XIIIe-XVe), par Marie-Hélène Congourdeau

Cette conférence va s'attacher à trouver les plus anciennes traces d'Augustin chez les commentateurs orthodoxes, dans les traductions puis dans les querelles.
Les spécialistes dans la salle avaient l'air enthousiastes devant les perspectives ouvertes.

        
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Si le thomisme byzantin du XIVe siècle a été bien étudié, la réception de Saint Augustin ne fait l'objet d'études que depuis une douzaine d'années. Augustin était peu connu à Byzance avant le XIIIe. Comme les latins le citent dans leur querelle contre les Grecs, il n'a pas bonne réputation auprès des commentateurs byzantins.

Les traductions

  • les mésaventures de Maxime Planudis

Constantinople a été dirigé par les latins de 1204 à 1261. Lorsque Michel Paléologue reconquiert le pouvoir, il a besoin de s'appuyer sur le pape pour lutter contre les Turcs. C'est pourquoi est signée l'union de Lyon en 1274, qui affirme l'union des Eglises latine et grecque.

C'est dans ce contexte que Maxime Planudis traduit le premier le De Trinitate. Il fut accusé par plusieurs d'avoir fourni une traduction dans laquelle il aurait coupé le passage parlant de la procession du Saint Esprit, en un mot, d'avoir infléchi le De Trinitate. (C'est très curieux car c'est faux, la traduction est très fidèle voire littérale: à croire que les détracteurs de Planudis ne l'avaient pas lu!)
Peu de temps après, Planudis écrivit contre le Filioque. Suite à la controverse qui suivit, il ne traduira plus de textes religieux.

Donc : Planudis a traduit fidèlement le De Trinitate, puis a réfuté le Filioque : quand était-il sincère?
Trois hypothèses:
1 - Sa traduction était excellente mais il a été contraint par l'empereur Andronic II de réfuter le Filioque;
2 - Planudis était contre le Filioque, c'est Michel Witt qui l'a contraint a traduire le De Trinitate;
3 - ou l'hypothèse du chat échaudé, adoptée par la conférencière: en 1274, le temps étant à l'union, Planudis rédige sa traduction, en 1280, la rupture de l'union entraîne une répression qui oblige Planudis à écrire contre le Filioque. Ensuite, dégoûté par ses querelles politiques, il ne s'occupera plus jamais de théologie. [1]

  • les frères Kydonis

Dimitrios apprend le latin auprès d'un dominicain de Pera, en lisant Saint Thomas. Ensuite, (tout naturellement), il traduit Saint Thomas, puis Augustin.
Pourquoi avoir traduit Augustin?
Sans doute parce que c'est un père de l'Eglise universelle. Mais alors, pourquoi ne pas avoir traduit les Confessions ou la Cité de Dieu?
Sans doute à cause de la façon dont ces textes traitent du Père et du Fils.

Les palamistes (partisans de Grégoire Palamas) établissent que la lumière est énergie, mais elle n'est pas l'essence (ousia) de Dieu. Il est impossible de connaître Dieu dans son essence, mais il est possible de le connaître dans son énergie. (Il est traité de l'essence de Dieu dans les Soliloques de Saint Augustin).
Dimitrios entrera dans la querelle pour défendre son frère et se convertira au catholicisme romain

Son fère Procoros était moine. Il a traduit plusieurs œuvres d'Augustin, quelques lettres et le passage d'une lettre qui parle de la lumière comme étant Dieu. Il est ainsi pris dans la querelle avec Grégoire Palamas et finira excommunié.

L'autorité d'Augustin à Byzance

Malgré le manque de traduction en grec (celles de Planudis et des frères Kydonis sont les premières connues à ce jour), Augustin était connu à Byzance et pas si rejeté que ça.

Grégoire Palamas a lu le De trinitate. Dans les 150 chapitres (de Palamas), on trouve des passages entiers d'Augustin sans qu'il soit cité explicitement. Par exemple, le chapitre 125 de Palamas reprend les discours contre les ariens de Saint Augustin, l'homélie 13 et 60 §2 reprend ?? (pas noté...). Mais Augustin n'est jamais nommé. Sans doute n'était-il pas politiquement correct/politiquement possible de citer Augustin quand on défendait l'orthodoxie.

Quelques années plus tard, Procoros et Philothe Kokinos, biographe de Palamas (il condamnera Procoros), entament une discussion. Selon Kokinos, Procoros interprète de façon fausse une phrase d'Augustin. Kokinos répond donc à Procoros qu'il se trompe, que ce n'était pas ce que voulait dire "le divin Augustin" : c'est donc la preuve qu'il est devenu possible de citer Augustin.

Nicolas Cabasilas (vers 1320 - après 1391) écrit la Vie en Christ, sorte de Beata Vita ou De librio arbitrio, dans laquelle on sent l'influence d'Augustin.

Conclusion

A la fin du XIIIe et XIVe siècle, Byzance connaît l'effervescence autour de l'union de l'Eglise. Les Grecs découvrent et lisent les Pères latins pour pouvoir les réfuter.
En lisant Augustin, ils découvrent qu'il y a bien plus chez lui que des arguments pour nourrir la querelle du Filioque. Augustin va nourrir la pensée grecque. Au XVe siècle, Augustin prend une autre dimension avec le concile de Florence (notions de Purgatoire, péché originel,...)

Notes

[1] Curieusement, la conférencière semble estimer que Planudis n'aurait pas traduit volontairement un texte auquel il n'aurait pas adhéré. Interrogée plus tard sur ce point, elle affirmera la possibilité que Planudis ait fait correctement son travail de traducteur sans y faire entrer des critères d'adhésion ou de rejet personnel. Mais dans ce cas, les trois hypothèses deviennent inutiles... M-H. Congourdeau semblait attachée à trouver une explication au silence de Planudis après 1280, qu'elle regrettait visiblement.

Le 25 juin

Ces gens qui ont réussi à donner à tous les jours du mois de juin (et nous sommes le 25), le même air luisant et propre, avec les mêmes coups de gong, les mêmes leçons, les mêmes commandements qui nous obligent à nous laver, à changer de robe, à travailler, à manger.

Virginia Woolf, Les Vagues, dans le deuxième "chapitre"


(Parfois je rencontre une date au cours de mes lectures, il me semble que c'est souvent celle du jour. Allons-y pour un relevé des coïncidences.)

Citations explicites ou recours implicites? Les usages de l'autorité des Pères dans l'exégèse carolingienne, par Sumi Shimahara

C'est une jeune Japonaise — peut-être est-elle française depuis toujours car elle parle sans aucun accent. C'est toujours une source d'émerveillement : pourquoi une Japonaise vient-elle se passionner pour la patristique médiévale? Et je m'imagine en train d'étudier des manuscrits japonais religieux du Moyen-Âge.
Je ne sais si elle en est la cause, mais la période qu'elle présente est sans doute celle avec laquelle je me sens le plus d'affinités, avant les querelles philosophiques ou théologiques des siècles à venir, qui me donnent l'impression d'être réservées à quelques spécialistes. L'époque carolingienne est celle de l'imprégnation et de l'assimilation des sources patristiques.
Curieusement, et connaissant les organisateurs je ne doute pas un instant que ce ne soit volontaire même si à mes yeux néophytes c'était indécelable en lisant le programme organisé par thèmes et non par périodes, nous allons avancer dans le temps au fur à mesure de ces trois jours, en commençant par la fixation du canon biblique et en finissant par Abélard et Saint Thomas.

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L'objet de cette communication est de montrer comment le recours aux citations patristiques sera de plus en plus libre au cours de la Renaissance carolingienne.

L'exégèse carolingienne a recours a des citations longues et exhaustives et annote les textes des Pères (soit une exégèse dans l'exégèse).
On critique Raban Maur (achevêque de Mayence circa 840) pour compiler trop et ne pas apporter de réflexions propres: il se défend en disant qu'il fait preuve d'humilité.

Ordonnancement de l'héritage des Pères

  • citations intégrales

L'œuvre des Pères est d'abord repris dans des florilèges, généralement consacré à un seul Père. voir par exemple les florilèges établis par Pierre de Pise. Ils ont sans doute une visée pédagogique, en permettant de disposer du "meilleur" d'un Père en un seul livre.

  • citations exhaustives et compilation

Claude de Turin ou Raban Maur se livrent à une exégèse anthologique. Ils récapitulent tout ce qui a été dit sur un verset. (L'unité d'organisation n'est donc plus l'auteur de l'exégèse, mais le verset commenté).
Raban Maur met au point un système de notations dans les marges de ses manuscrits (comme le faisait Bède au VIIIe siècle) pour indiquer l'autorité. Le procédé a également une visée pédagogique: il s'agit de citer ses sources.
Le recours à l'autorité permet également de se protéger (politiquement). Ainsi Jérôme écrit en 407 des textes profondément "barbarophobes" : quatre cent ans plus tard, Raban Maur cite intégralement le texte de Saint Jérôme comparant l'empire à une statue de fer aux pieds d'argile.

Assimilation de l'héritage des Pères

La phase suivante est une phase d'appropriation. Les sources sont rarement citées, les citations sont plus brèves, ce sont souvent des synthèses. La tendance générale est à la souplesse (cf. les travaux de Silvia Cantelli Berarducci).
Par exemple, Haymon d'Auxerre réécrit systématiquement ses sources. On assiste à une reformulation massive, les autorités sont généralement tues, ce qui complique la recherche des sources. Haymon d'Auxerre ne précise les références que des sources les moins connues, ou encore, la source de la source: si x cite y, Haymon mentionne y sans mentionner x.

Pourquoi Haymon ne cite-t-il pas toujours ses sources?
Hypothèse: peut-être n'indique-t-il la source que s'il transforme l'esprit de la citation. L'œuvre d'Haymon est une synthèse accompagnée d'une méditation personnelle; elle s'adresse à un public déjà savant.
Deux générations de commentateurs se sont succédés à Auxerre, Haymon, Heiric, Rémi. Rémi reviendra à des citations littérales.

Conclusion

- La tradition carolingienne est intégrée à l'époque carolingienne.
- C'est sans doute le moment où se séparent les Pères des commentateurs.
- Les carolingiens sont un maillon capital entre les Pères et l'exégèse ordinaire.

Le bateau ouvert, de Stephan Crane

Quatre hommes sont à bord d'un canot de sauvetage. Ils ne peuvent aborder à cause des récifs, ils passent la nuit en mer bien que la terre soit à portée de vue.

«Si je dois me noyer — si je dois me noyer — pourquoi, au nom des sept dieux déments qui gouvernent la mer, m'a-t-on permis d'arriver jusqu'ici et de contempler le sable et les arbres?»
Pendant cette affreuse nuit, en effet, un homme aurait conclu que telle était vraiment l'intention des sept dieux en dépit de l'abominable injustice du fait. Car c'était certainement une abominable injustice que de noyer un homme qui avait peiné si dur, si dur. Ledit homme éprouvait que ce serait là un crime des plus contre-nature. Il y avait eu d'autres gens noyés en mer depuis le temps où les galères grouillaient sur les eaux avec leurs voiles peintes, pourtant...
Lorsqu'un homme se rend compte que la nature ne le regarde pas comme important et qu'elle sent qu'elle n'estropiera pas l'univers en disposant de lui, son premier vœu est de jeter des briques au temple, et il déteste profondément le fait qu'il n'y a ni briques ni temple. Toute expression visible de la nature serait sûrement criblée de sarcasmes.
Stephen Crane, Le bateau ouvert, p.44-45

En lisant les pages de cette courte nouvelle qui reprend des éléments biographiques de la vie de Crane, (lors d'un naufrage, il passa trente heures dans un canot de sauvetage avec trois compagnons), j'ai pensé à Jack London, à Construire un feu, par exemple. C'est la même précision dans la description des éléments, la même petitesse de l'homme face à la nature. C'est le même don de savoir rendre les sensations du monde physique en les liant ou au contraire en les séparant des émotions. De Fenimore Cooper à Steinbeck, il me semble trouver chez les auteurs américains l'idée d'une confrontation à la nature, confrontation et tentative de pacte avec le pays-même, sa terre et son climat, idée reprise ensuite dans les westerns, où le pays est souvent autant à dompter que les bestiaux ou les desperados, idée qui se poursuivrait aujourd'hui jusque dans dans certains des films des frères Coen.

Tradition patristique et progrès dans l'exégèse médiévale. Autour du canon de la Bible, par Gilbert Dahan

En reprenant mes notes pour ce billet, je m'aperçois que le passage en italique au milieu de ce billet apportait des précisions (ou s'excusait de manque de) données en réalité le lendemain, dans cette communication de Gilbert Dahan.


Chaque salle a son président de séance, chargé avant tout de faire respecter les horaires (et ils le seront de façon remarquable, permettant aux auditeurs de circuler entre les différentes conférences sans en manquer le début ou la fin) et de présenter les intervenants. Notre président du matin a commencé par ces mots : «J'ai le plaisir, l'honneur et la charge...», belle formule que je me suis promis de réutiliser. Il nous informe de l'implacabilité des horaires, de la pause café («car nous savons que dans les colloques, elles sont aussi importantes que les communications»), d'un apéritif offert par l'éditeur Ashendorf à midi et quart dans la salle transformée en librairie («bien entendu, il est interdit d'y aller avant»). Il précise que chacun posera ses questions dans sa propre langue, à charge pour l'intervenant de se débrouiller pour comprendre et répondre.

Il nous présente Gilbert Dahan.
L'objet de sa communication sera de mettre en évidence l'exigence permanente d'exégèse parmi les commentateurs chrétiens du Moyen-Âge, qui n'ont jamais considéré les exégèse des Pères comme définitives (ceci aurait davantage été l'attitude des juifs).
(Je résume en début de transcription, car il manque beaucoup de transitions dans mes notes.)


Au haut Moyen-Âge, la Bible avait une importance considérable puisqu'elle imprégnait toutes les activités de la société. L'attitude des commentateurs de cette époque à l'égard de l'exégèse patristique restait très libre, ils réalisaient une alliance de la tradition et du progrès.
Le progrès était considéré comme une nécessité, comme un devoir. Je rappelle ce texte d'Henri de Gand dont j'ai déjà parlé ailleurs : la fidélité au Christ et aux apôtres exigeait une exégèse perpétuelle.
D'après Nicolas de Lyre († 1340), les textes de Jérôme, Augustin et autres docteurs de l'Eglise avaient à l'époque plus d'importance pour les Juifs que pour les chrétiens.
Rachi, qui a fondé une célèbre rabbinique à Troyes, meurt en 1105. Son commentaire du Talmuld était plus autoritatif pour les juifs que ne l'était la glossa ordinaria chez les chrétiens.
La Bible du XIIIe siècle est figée par le concile de Trente qui établit la liste des textes deutérocanoniques. Dès lors le canon biblique est figé. Quel rôle ont joué les pères de l'Eglise dans l'établissement de ce canon?

On se souvient de la controverse entre Jérôme et Augustin. Jérôme écrit un prologue à sa traduction du livre des Rois, dit "prologue casqué", casqué pour se prémunir des attaques.
Ce prologue établit une liste de textes. Doit-on retenir cette liste comme canon? Quels textes met-on dans le canon?
On trouve chez Junius , disciple de Théodore de Mopsueste, un écho de la controverse dans l'établissement d'un canon chez les Juifs.
Les Orientaux s'interrogent sur la canonicité de l'Apocalypse.
(J'ai juste noté des noms, Isidore de Séville, Hugues de Cher, Joachim de Flore).
Il y a des hésitations sur les livres de Salomon, sont-ils trois ou cinq? Au XIIe et XIIIe siècle, la liste est pratiquement arrêté, à quelques variation près.

Comment les commentateurs confrontent-ils ces listes au prologue casqué? En fait, ils le mentionnent mais ne discutent pas des écarts.

Qu'est-ce qu'un apocryphe? C'est un texte dont on ne connaît pas l'auteur ou dont on ne connaît ni l'auteur ni la doctrine, par exemple la jeunesse de Jésus ou l'Ascencion de la Vierge.
L'authenticité des épîtres aux Hébreux a ainsi été beaucoup débattu: étaient-elles de Paul ou pas? Ce fut souvent discuté au début du millénaire, mais plus tellement au XIIe et XIIIe et on conclut à l'authenticité de ces épîtres (ce qui n'est plus le cas aujourd'hui).

modestie d'Augustin.

Henri de Gand disait à propos des Ecritures: nous sommes loin d'avoir tout compris et tout expliqué. Le corpus de commentaires est donc infini, à condition d'agir avec méthode. Cependant il y a une hiérarchie entre les Pères:
Cyprien, Cyrille, Ambroise de Milan, Grégoire de Naziance,...
Origène, Eusèbe,...

Peut-on parler d'une exégèse normative au XIIe et XIIIe siècle? (question anachronique, car il s'agit d'une préoccupation moderne).
Vatican II rejoint le concile de Trente.
(petulentia: les esprits débordant de vitalité.)
Le nombre de versets dont le sens a été arrêté par des conciles (= exégèse normatif) ne dépasse pas une vingtaine.

L'exégèse retenue devait avoir recueillie "l'approbation unanime des Pères" : que se passait-il quand ce n'était pas le cas?

Par exemple : - Jean 3,5 : "Jésus répondit: «En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu."
Le concile de Trente a arrêté que l'eau, dans ce verset, n'était pas symbolique, mais à prendre au sens propre.
- Romains 5,12: "Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché;—"
Le concile de Trente en a déduit que le péché originel touchait tous les hommes (et non Adam seul).

La plupart du temps, il était difficile d'arrêter un sens unique, ne serait-ce qu'à cause des glissements de traduction. Hugues de St Cher et Thomas d'Acquin, par exemple, ont réfléchi aux problèmes des jeunes enfants morts avant d'avoir péché: étaient-ils eux aussi touchés par le péché originel? (réponse: oui).
Les traductions comportaient des fautes évidentes, on connaît les maux des traductions: ommission, xxx, corruption.
Le principe retenu était diversi sed non adversi: ils divergent mais ne s'opposent pas.

La démarche d'Abélard dans le prologue du Sic et non est d'éliminer toutes les raisons fausses de contradiction entre des interprétations. Concernant les raisons vraies, c'est au lecteur de prendre ses responsabilités et de choisir l'interprétation qui lui semble juste.

Ambroise, Bonaventure, Raoul de Fley.
Robert de Melun, élève d'Abélard, revient sur la controverse concernant le verset de l'épître aux Galates où Paul reproche à Pierre d'avoir respecté les interdits alimentaires juifs. Jérôme et Augustin en donnent des interprétations contradictoires. Robert de Melun fait remarquer qu'il est inutile de vouloir les concilier puisqu'ils admettent eux-mêmes ne pas être d'accord.

En conclusion, on peut dire que les exégèses patristiques étaient acceptées en tant que materialiter (solides), mais pas formaliter (pas fermes et définitives). L'exégèse du XIIe et XIIIe siècle n'est pas dogmatiques. Les Pères font partie du corpus autoritatif mais il n'y a pas de liste fermée des interprétations reconnues.
Il est souvent oublié que l'exégèse est une démarche sacrée. Ainsi les textes s'ajoutent aux textes. L'exégèse est l'exercice d'une liberté dans le cadre d'une tradition.

                                               *****

questions de l'auditoire

Q1: Où s'arrête l'autorité des Pères, à la lettre, où va-t-elle jusqu'à l'esprit de l'Ecriture?
R de Dahan: La question reste floue jusqu'au XIIIe siècle.
Au XIIIe siècle, on assiste à la naissance de la théologie comme science, avec un vocabulaire spécifique. On semble alors considérer qu'il ne peut y avoir une discussion que sur la lettre.
Les Pères ne sont autoritatifs que sur la lettre.

Q2: et chez les juifs?
R: il y aurait une réception plus autoritaire par ou chez les juifs.
(J'espère ne pas dire de bêtises. Quand on répond ainsi à des questions imprévues on dit en général vingt pour cent de bêtises).
En particulier, Rachi est la référence.
Les textes deutérocanoniques (terme plutôt protestant) sont absolument rejetés par les juifs. Ils sont appelés sépharid trepsonim [1], les livres extérieurs.

remarque (dans l'auditoire): à Byzance, le problème était de faire reconnaître les pères latins.
R de Dahan. Oui: comment reconnaître les Pères latins en restant orthodoxes?
Cela posait moins de problèmes aux pères latins de reconnaître les grecs que l'inverse.


Notes

[1] phonétique!

The Narrative of Arthur Gordon Pym, d'Edgar Allan Poe

Parmi mes lectures obligatoires de ce mois (parfois il me semble que je fais trop de promesses), je devais choisir le texte d'un "écrivain de la mer". Melville était le plus évident (mais impossible de remettre la main sur Billy Budd, j'en viens à me demander si je l'ai acheté), Conrad bien sûr (Lord Jim m'attend depuis 1984), peut-être Loti, j'ai repoussé la tentation de Golding parce que c'était beaucoup trop long.
Je regrette un peu de ne pas avoir pris le temps de trouver Le vieil homme et la mer. Je l'ai lu il y a très longtemps, et quand j'y pense, je suis prise de vertige. S'il est un livre dont le temps de la lecture est appelé à représenter le temps de la fiction, c'est bien celui-là: rien d'autre qu'un poisson, un homme, la mer, et le temps. Il faut donc que l'écriture résiste à la lecture, empêche le lecteur d'atteindre trop vite la fin. Quelles techniques Hemingway a-t-il utilisées? Sont-elles efficaces? Qu'en penserais-je aujourd'hui?
Ce sera pour une autre fois. Je me suis résolue à lire Les aventures d'Arthur Gordon Pym, ce qui me permettait de combler une lacune et tenir ma promesse d'un même mouvement.

Trois remarques :
1/ Les récits qui commencent par un épisode qui paraît totalement détaché de la suite me fascine. Je songe à cette remarque de Victor Hugo citée par Ricardou:

«Toutes les pièces de Shakespeare, deux exceptées, Macbeth et Roméo et Juliette, trente-quatre pièces sur trente-six, offrent à l'observation une particularité qui semblent avoir échappé jusqu'à ce jour aux commentateurs et aux critiques les plus considérables (...). C'est une double action qui traverse le drame et qui le reflète en petit. A côté de la tempête dans l'Atlantique, la tempête dans un verre d'eau. Ainsi Hamlet fait au-dessous de lui un Hamlet; il tue Polonius, père de Laertes, et voilà Laertes vis-à-vis de lui exactement dans la même situation que vis-à-vis de Claudius; il y a deux pères à venger. Il pourrait y avoir deux spectres. Ainsi, dans Le Roi Lear, côte à côte et de front, Lear désespéré par ses filles Goneril et Regane, et consolé par sa fille Cordelia, est répété par Gloucester, trahi par son fils Edmond et aimé par son fils Edgar. L'idée bifurquée, l'idée se faisant écho à elle-même, un drame moindre copiant et coudoyant le principal, l'action traînant sa lune, une action plus petite que sa pareille; l'unité coupée en deux, c'est là assurément un fait étrange.»[...]
Dans la mesure où le récit-satellite, pour parler comme Hugo, résume le grand récit qui le contient, il joue le rôle d'un révélateur.
Jean Ricardou, Le Nouveau roman, p.60 à 86

Le premier chapitre de Gordon Pym est-il un révélateur? On y voit le caprice d'un jeune homme qui entraîne son ami dans une aventure stupide sans que celui-ci ne songe à résister, les dangers de l'ivresse (intoxication), un naufrage, une mort quasi-certaine, l'opposition d'un homme droit à un homme fourbe, enfin le retour au port, où tout se passe comme s'il ne s'était rien passé: l'aventure est tellement enjolivée par les témoins qu'elle ne peut plus être reconnue, les protagonistes mentent et personne ne met en doute leur mensonge:

Scoolboys, however, can accomplish wonders in the way of deception, and I verily believe not one of our friends in Nantucket had the slightest suspicion that the terrible story told by some sailors in town of their having run down a vessel at sea and drowned thirty or forty poor devils, had reference ever to the Ariel, my companion, or myself.
fin du premier chapitre

Une fois de retour, les jeunes gens mentent donc habilement sur ce qui s'est passé. Faut-il en déduire que le récit qu'on nous fournit est mensonge? Ou n'est-ce que le signe qu'il faut mettre en doute le récit de la transmission du récit, cet éditeur Poe qui reprendrait à son compte le récit de l'aventurier Pym?

Je soulignerais également la qualité onirique de cette première aventure: tout se passe comme s'il ne s'était rien passé. Un bateau a été détruit et a disparu, mais personne ne pose de question, personne ne s'étonne, sans qu'on sache s'il s'agit d'une preuve de l'extrême liberté dont dispose l'ami du héros dans sa famille, ou de la preuve de l'extrême négligence de l'auteur, ou de la volonté de l'auteur de ne pas enchaîner événements et conséquences (dans le but d'accentuer le caractère rêvé et brumeux de l'épisode?).

2/ M'a frappé l'accumulation des détails durant la traversée sur le Grampus: trois temps, celui de la claustration, celui de la mutinerie, celui du naufrage. Seul celui de la mutinerie permet l'action. Comment donner une épaisseur de temps au récit de l'absence d'événements? en se consacrant aux détails matériels, en détaillant tout, de la façon d'arrimer un chargement à celui de boire l'eau d'une tortue de mer. En accumulant les pages sur ce genre de détails à la Jules Verne, en s'attachant avec une précision maniaque à l'alternance des jours et des nuits (les naufragés dorment vraiment peu!), Poe réussit à faire passer le temps.
D'autre part, on sait dès le début du récit, par sa tonalité qui fait à plusieurs reprises des incursions dans le futur pour nous préparer à ce qui va se passer (tout en nous mettant sur de fausses pistes), que le personnage principal va être sauvé. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce sauvetage n'intervient pas rapidement et que Poe n'hésite pas à accumuler les situations désespérées et les faux espoirs, de navires fantômes à navire s'éloignant en sens inverse à navires scélérats ne recueillant pas de naufragés, sans compter que dès que ceux-ci accumulent quelques vivres, une vague plus forte vient leur enlever.
Chaque fois qu'un personnage plonge pour essayer de trouver de la nourriture ou qu'une voile apparaît à l'horizon, le lecteur se dit que l'épisode naufrage va prendre fin, comme par miracle, et que décidément être personnage de livre est de tout repos, on est toujours sauvé par un événement inattendu.
Mais pas ici. Les péripéties s'accumulent, les espoirs sont à chaque fois déçus (alors qu'on sait qu'il faut que l'auteur sauve ces personnages, on l'attend, à chaque nouveau délai on se demande comment il va s'y prendre), tant et si bien que lorsque apparaît le navire salvateur, le narrateur commence par nous prévenir que nombreux sont les navires qui ne s'arrêtent pas pour recueillir des naufragés — pour être aussitôt démenti. Poe joue ainsi à prendre systématiquement le contre-pied de ce qu'on attend ou de ce qui serait logique, créant des effets de suspense, d'étonnement et de malaise.

3 / S'il est frustrant pour le lecteur qui éprouve l'impression d'être floué (Poe échappant à la tâche d'expliquer à quoi Pym a échappé et comment), l'artifice qui consiste à faire mourir le narrateur après son son retour mais avant qu'il n'ait fini son récit, est une péripétie qui dans dans "la vraie vie" serait extrêmement vraisemblable.


Enfin, de façon plus anecdotique, je crois que la fin de ces aventures a directement inspiré la fin d'un des tomes de la Chronique de Narnia, The voyage of the Dawntreader. Il me semble même qu'elle en serait la contraposée positive.
Le Passeur d'aurore est parti vers l'est pour atteindre la fin du monde. Après de multiples aventures, il atteint un endroit où l'eau de l'océan est devenue douce. Elle a des pouvoirs magiques, elle comble la faim, rajeunit les explorateurs, leur permet de contempler le soleil. le navire se déplace sans vent, porté par un fort courant.
L'obsession du blanc, ici valeur positive, et le voile d'eau, rappellent Poe:

"My Lord", said Caspian to Drinian one day, "what do you see ahead?"
"Sire", sais Drinian, "I see whiteness. All along the horizon from nort to south, as far my eyes can reach."
[...]
The whiteness did not get any less mysterious as they approached it.
C.S. Lewis, The voyage of the Dawntrader, dernier chapitre

Les explorateur vont découvrir une mer de lotus.
Plus tard:

There was no need to row, for the current drifted them steadily to the east. None of them slept or ate. All that night and all next day they glided eastward, and when the third day dawned — withe a brightness you or I could not bear even if we had dark glasses on — they saw a wonder ahead. It was as if a wall stood up between them and the sky, a greenish-grey, trembling, shimmering wall. Then up came the sun, and at it first rising they saw through the wall and it turned into wonderful rainbow colours. Then they new that the wall was really a long, tall wave — a wave endlessly fixed in one place as you may often see at the edge of a waterfall.
C.S. Lewis, The voyage of the Dawntrader, dernier chapitre

à comparer avec:

I can liken it to nothing but a limitless cataract, rolling silently into the sea from some immense and far distant rampart in the heaven.
Edgar Allen Poe, The narrative or Arthur Gordon Pym, avant dernier chapitre.

Le Passeur d'aurore n'atteindra pas le voile d'eau, il s'échouera avant.

Saint-Victor

Finalement, c'est d'un commun...

Colloque international du CNRS pour le neuvième centenaire de la fondation de Saint-Victor, du mercredi 24 au samedi 27 septembre 2008, à Paris, Collège des Bernardins, 18-24 rue de Poissy, 75005. En 1108, Guillaume de Champeaux abandonne la direction de l’école cathédrale de Paris pour mener, avec une poignée d’étudiants, une vie d’ermite sur les pentes alors désertes de la Montagne Sainte-Geneviève. En quelques dizaines d’années, le groupe de scholares devient une puissante abbaye de chanoines réguliers et l’une des écoles les plus remarquables de l’occident médiéval, par la stabilité d’une longue lignée de maîtres, la diversité des domaines où ils se sont illustrés et l’étendue de leur fécondité jusqu’à la fin du Moyen Age. Neuf siècles après la fondation de Saint-Victor de Paris, cette fécondité multiforme continue d’étonner.

PS : Abélard fut l'élève de Guillaume de Champeaux, mais il était beaucoup trop doué pour que celui-ci n'en prît pas ombrage.

La formation du canon des Pères, du IVe au VIe siècle, par François Dolbeau

Voir ma note du 15 juin: ces notes ne sont que des notes, les éventuelles erreurs doivent m'être attribuées, seuls les actes du colloque feront foi.
J'ajoute des dates entre parenthèses, elles ont rarement été données tant elles allaient de soi pour les personnes présentes.


Michel Fédou, s.j., président du Centre Sèvres, la faculté jésuite de Paris, présente le sujet du congrès, "Réceptions des Pères et de leurs écrits au Moyen Âge - Le devenir de la tradition ecclésiale", évoque les différentes institutions qui ont contribué à son organisation et présente Rainer Berndt, s.j., président de la Société internationale pour l'Étude de la Théologie médiévale[1].

Celui-ci présente le programme des jours/des joies (son accent laisse un doute, même si son sérieux, non. (Quoique, de la part d'un jésuite, tout soit possible)) à venir. Ce programme couvre la période allant de la mort de Grégoire le grand († 604) à la Réforme à la fin du XVIe siècle et retrace l'histoire du fait religieux. Il ne s'inscrit pas dans la tendance du XIXe et XXe siècle de réhabilitation romantique du Moyen-Âge, mais dans le mouvement qui depuis quelques décades s'intéresse au Moyen-Âge hors de tout romantisme.
L'étude du christianisme au Moyen-Âge montre qu'il a tant imprégné la société qu'il intéresse tous les domaines du savoir. En particulier, on ne souligne pas assez l'importance qu'il a eu dans le développement de l'école, et donc dans l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. L'hagiographie de la catéchèse, en multipliant le nombre de personnes sachant lire et écrire, a préparé l'essor de la science.
La formation théologique repose sur la philosophie, elle le lieu d'une discussion entre ceux qui veulent interpréter les Saintes Ecritures et ceux qui souhaitent un aggiornamento méthodologique.

Puis André Vauchez prend la parole et rappelle les deux ans de préparation qu'a demandé ce congrès. Il fait le vœu qu'il se tienne en mémoire de Jean-Claude Guy, grand spécialiste des apophtegmes des Pères de l'Eglise. Il souligne le rôle de l'Institut universitaire de France qui a permis à la recherche de haut niveau de se développer en France. S'intéresser à la transmission, la nachleben, c'est aussi s'interroger sur la non-transmission, et ses raisons. La transmission se situe au croisement de la théologie, de la philologie et de l'histoire.
Il cite encore quelques noms de spécialistes français du Moyen-Âge, Pierre Petitmangin dont les travaux sur Pélagie font le lien avec l'Antiquité), Jacques Le Goff et ses Exempla, Gilbert Dahan et L'exégèse,...
Il présente enfin François Dolbeau, antiquisant et médiéviste, spécialiste de Saint Augustin dont il a publié les 26 sermons au peuple d'Afrique et en a donné une édition commentée.


La formation du canon des Pères, du IVe au VIe siècle, par François Dolbeau

Ce qui manque à mes notes, ce sont les transitions. Tant pis.

Au Moyen-Âge, la culture des lettrés se formait par la lecture de la Bible à travers les Pères. Il existait une équivalence entre le tryptique Loi/prophètes/hagiographies et évangiles/apôtres/Pierre, on lisait les Memoralia de Job comme si c'était le livre de Job.

Comment et pourquoi les écrivains latins sont-ils devenus des doctores? Que sont le canon et les Pères? les Pères sont des auteurs ecclésiastiques. On sait que le bibliothécaire de Prüfening classait les auteurs en Patres antiqui et Patres moderni (la séparation se faisant avec la mort de Bède (†735)). Les Pères ont d'abord été les Pères de la Bible, les patriarches, puis les Pères de l'Eglise, des évêques, puis des prêtres et même des laïcs.
On distingue trois caractères qui leur sont commun: une autorité doctrinale, la sainteté, la reconnaissance de l'Eglise. Il y a également l'âge: ce sont souvent les plus âgés de leur communauté. S'agit-il de Patres ou de magister?

Un canon des Pères signifie, dans son acception moderne, un corpus d'autorité patristique. Un canon, c'est aussi une mesure et également un processus: le lent établissement d'une liste plus ou moins officielle des Pères ayant autorité.

Ce canon n'a pu commencé à se former qu'une fois le canon biblique arrêté, c'est-à-dire à partir du canon d'Alexandrie. Les critères utilisés pour retenir les textes du Nouveau Testament sont la date, l'orthodoxie, l'autorité et la catholicité (livre 2 d'Augustin). A la fin du IVe siècle, la liste des textes bibliques est fermée, on trouve des détails de la mise en place du canon dans les fragments de Muratori. Cette liste est quasi définitive dès Athanase, en 350/351 et lors du synode d'Hippone en 393. La décision sera reprise à Carthage en 397.
Il était nécessaire d'arrêter cette liste pour lutter contre les polémiques.
(En y réfléchissant, il manque ici d'importantes incises sur les livres retenus par les chrétiens et non par les juifs (les livres deutérocanoniques), et la définition d'apocryphe: dont l'auteur n'est pas connu et l'orthodoxie n'est pas sûre. Tout cela était à la fois précis et plein de nuances, j'ai préféré ne rien noter que noter de l'à-peu près (déjà que...)).

Une fois le canon scripturaire fixé, la patristique peut émerger.
Les Patres finissent par désigner des écrivains (ecclesie doctore) présentant des arguments patristiques, comme Léon le grand vers le milieu du Ve siècle.

Augustin est témoin et peut-être acteur de la fixation du canon scripturaire. En 395, les évêques ont débattu de ce qui pouvait être lu en assemblée: les récits de la vie des martyrs étaient exclus, sauf le jour anniversaire dudit martyre; car selon Augustin, rien ne pouvait être supérieur à l'autorité canonique des divines écritures. Les Ecritures ne pouvaient être mises en doute.
Mais alors, comment est-il possible de parler de canon des Pères?
C'est qu'Augustin est resté isolé dans sa position. Une tradition venue d'Orient à imposer le recours à des Pères faisant autorité. De même que la nécessité de séparer les livres saints des écritures apocryphes avait obligé de définir un canon scripturaire, de même la nécessité de séparer les écrivains orthodoxes des non orthodoxes a conduit à l'établissement d'un canon des Pères.

Le concile d'Ephèse a reconnu l'autorité d'Athanase.

L'argumentation patristique a recours à des citations des Pères. Pélage ira jusqu'à citer Augustin contre lui-même dans la controverse Augustin-Pélage, ce qui amènera Augustin à s'intéresser à l'utilisation des citations des Pères dans les controverses.
Désormais Augustin craint l'incompréhension et les malentendus, et en 420, il entreprend de relire et de corriger ses propres écrits.

L'argument scripturaire a autorité sur la patristique. En 434, Vincent de Lérins établit les règles permettant de reconnaître la vraie foi. Elles reposent sur deux piliers: l'autorité de la loi divine et la tradition (les grands conciles et les Pères).

Qui sont les Pères? Augustin ne voulait pas en être un.

Le décret pseudo-gélasien et Cassiodore fixent des listes d'autorité. Le rapprochement entre Pères et Ecritures est parallèle à celui d'apocryphes avec hérétiques.

Notes

[1] à laquelle on ne peut appartenir qu'en étant parrainé par deux membres (ça me plaît, il semble qu'ils craignent d'avoir trop d'adhérents).

Remarques préliminaires à des notes prises lors d'un congrès de patristique

Tout cela est sorti d'une discussion animée sur la culture. Les discussions sur la culture m'ennuient, personne ne parle de la même chose et on peut à peu près tout soutenir selon la façon de délimiter le sujet. Personnellement, je bénis la démocratie qui permet de choisir ce qu'on lit, voit, entend, pense (ou de choisir de ne rien lire, ni voir, ni entendre, et de ne pas penser), ce qui ne m'empêche pas de me demander ce qui émergera du XXe siècle français dans cent ou quatre cents ans — mais il n'est pas du tout évident que le monde parvienne jusque là (j'ai l'intime conviction qu'il restera très (très) peu de choses, et j'en ris comme d'une bonne revanche à l'encontre de ces artistes contemporains si prétentieux).
Je bénis la possibilité de pouvoir s'instruire sans fin dès qu'on se donne la peine (ou qu'on a la chance) de trouver les bonnes pistes. Je bénis ces bibliothèques, ces cours de langues anciennes, le Collège de France, les conférences, les expositions, les concerts. Je suis davantage frustrée par l'excès de possibilités que par le manque.

Suite à cette discussion, je proposai par boutade à un blogueur dont je partage à peu près la vision de la "culture" d'assister à ce congrès. A ma grande surprise, il accepta.


Nous avons donc assisté à deux jours et demi de conférences, soit une vingtaine de vingt-cinq minutes, par les spécialistes européens de la question.
Je ne savais rien avant d'y aller: qui étaient les Pères, quelle période cela couvrait-il, etc. J'avais renoncé à chercher, de peur de tomber sur des informations erronées.
J'ai souri en écoutant la conférence d’ouverture de François Dolbeau, La formation du canon des Pères, du IVe au IVe siècle, qui prouvait que mes questions "de base" étaient débattues entre spécialistes (souvent je rappelle aux enfant que ce qu'ils apprennent en deux heures de cours est l'objet d'études d'une vie pour quelques chercheurs (ce qui est à la fois source d'humilité et d'absence de complexes : après tout, il est normal de ne rien savoir ou pas grand chose)).

Après trois jours de conférence, j'ai appris quelques dates, j'ai entendu beaucoup de noms, je suis affolée par mon ignorance et en rage contre l'école, j'essaie d'imaginer ce qu'aurait été le monde des premiers siècles sans le christianisme (les premiers siècles ne se seraient pas appelés premiers siècles), je m'aperçois que jusqu'à la Réforme, ou au moins jusqu'à Saint Thomas, la discussion avec l'Eglise d'Orient était constante, et que Luther (1483 - 1546) a déplacé géographiquement les débats (qui ont changé de contenu) qu'il a poussés jusqu'à la guerre.
Renaissance et Réforme me paraissent ce soir davantage, ou au moins autant, à l'origine du monde actuel que la Révolution française.

Comment est-on passé de Saint Thomas (†1274) à Pascal (1623 - 1662) ? Que s'est-il passé ? (J'ai appris incidemment que Pascal était relecteur d'Augustin au XVIIe siècle comme Machiavel (1469 - 1527) l'avait été au XVe).
Luther, Gutemberg, Christophe Colomb... La Renaissance est-elle avant tout caractérisée par une ouverture (géographique et technique) au monde, comme le soutient H., et non par une redécouverte de la philosophie antique (mais de ces trois jours il ressort qu'elle n'a jamais été oubliée) et un renouveau des techniques artistiques, comme il me semble l'avoir appris entre la primaire et le lycée?


Dans un autre ordre d'idées, les études patristiques ont tout pour me plaire. Très vite, les auteurs du Moyen-Âge vont citer les Pères sans toujours indiquer leurs sources, et une partie des études actuelles est consacrées au repérage de ces citations: qui lisait qui, et pour en dire quoi ou lui faire dire quoi? Qu'a-t-on perdu d'une langue à l'autre (latin/grec), quel malentendu aurait pu être évité, les traductions sont-elles fidèles?
Et où sont les manuscrits, qu'a-t-on conservé?


Je vais mettre en ligne davantage des lambeaux de notes que des notes. C'est difficile de prendre des notes dans un domaine que l'on ne maîtrise pas: il faut tout écrire, chaque mot compte, les références sont données en latin, je ne connaissais pas les titres de la plupart des œuvres alors qu'il aurait fallu que j'ai déjà des abréviations pour chaque titre en connaissant leur auteur...
Je les mets en ligne malgré tout, d'abord parce que cela me fait plaisir, ensuite parce que j'ai l'espoir qu'elles ne soient pas si fausses que ça (incomplètes, lacunaires, ayant parfois manqué l'essentiel pour noter une remarque incidente, mais pas fausses), enfin parce qu'elles pourraient éveiller la curiosité de quelques-uns. (Il y aura sans doute des actes de colloque un jour ou l'autre).

Impératif

Que personne ne soit vu sans un livre à la main.

Herbert, successeur de Guillaume de Champeaux (si j'en crois mon voisin, car j'ai mal entendu).

Quelques explications

Je recentre ce blog sur les livres et sur Renaud Camus; j'effectue une sorte de retour aux origines puisque tout cela a commencé quand j'ai claqué la porte (du forum) de la SLRC.

Historiquement, ce blog a vu le jour le 26 mai 2006. Je recopie ici à mes heures perdues certains billets de la SLRC, car je suis obsédée par la conscience de l'éphémère internautique. Les premiers billets du blog sont donc datés d'août 2002, traces de mes premières interventions sur internet.
La catégorie "SLRC, anté-blog" disparaîtra au cours des prochains mois, au fur à mesure de la création de nouvelles catégories qui me permettront de circuler plus rapidement entre les œuvres du Maître [1]. Je songe également à un index "bricolé" à partir de la structure ordinaire de ce blog (car je ne vais pas me lancer dans l'informatique: j'utilise ce que j'ai à disposition).
En un mot, je transforme ce blog en ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être: un outil à ma main.

Enfin, son adresse changera prochainement pour devenir vehesse.org.

A suivre.
(Bashô et Patrick, deux commentateurs occasionnels, pourraient-ils me laisser un commentaire avec une adresse mail?)


Notes

[1] Non, ce mot n'est pas à entendre au premier degré (ainsi que le croient certains!)

Le silence de la mémoire, de Nicole Lapierre

Je n'ai pas compris ce que cherchait l'auteur: trouver un prétexte universitaire pour partir à la recherche de ses propres racines (la mère de son père), explorer la faille entre mémoire et histoire, examiner les conditions d'une identité juive aujourd'hui, après la catastrophe (Shoah) et la naissance de l'Etat d'Israël ?

En 1984, Nicole Lapierre entreprend de retrouver les survivants de la communauté juive de Plock éparpillée par le nazisme puis les suites de la seconde guerre mondiale. Elle peint l'effervescence de la jeunesse juive en Europe orientale dans les années vingt et trente, poussée à choisir ou à inventer une nouvelle articulation entre la tradition du Shetl, la modernité économique et l'espoir né de la révolution russe. Ce livre constitue ainsi un arrière-plan parfait au chapitre "Rosa Luxembourg" des Vies politiques d'Hannah Arendt.
La jeunesse juive polonaise n'aura pas le temps d'inventer un nouveau modèle, la guerre détruira toute trace de sa vie antérieure, rendant impossible et l'oubli et la mémoire : se souvenir n'est pas vivre, oublier est trahir.
J'en retire l'impression que Nicole Lapierre nous murmure que tout un mode de vie était condamné à disparaître (très) lentement, absorbé par la modernité et les espoirs politiques, dispersé par l'émigration en occident ou en Palestine, et que l'une des conséquences paradoxales de l'œuvre nazie est que personne désormais n'osera parachever cette disparition : le shetl est dorénavant éternel, car comment s'autoriser à oublier?

Avec l'anéantissement d'une société fut aussi aboli l'espoir de ceux qui la contestaient. Ils voulaient rompre avec une vie juive marquée par la misère et la résignation, mais aussi se défaire de l'emprise de la tradition et du conformisme. De cette vie, plus rien ne demeure et les ruptures anciennes sont devenues d'irrémédiables et coupables abandons, scellés dans le silence. Revendiquer aujourd'hui les révoltes et rejets d'autrefois, c'est dénoncer, condamner les travers d'un univers depuis martyrisé. Rares sont ceux qui l'assument, même lorsqu'ils sont resté fidèles à leur engagement. Cet effondrement a rétroactivement doté du sens mythique de la nostalgie cet univers que l'émigration avait abandonné. Or la nostalgie est l'inverse d'une mémoire fondatrice, en elle, aucun présent, aucun avenir ne saurait se ressourcer, elle n'est que traces des pertes et des ruptures.
Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire : à la recherche des Juifs de Plock, p.273

Exil avant la guerre (vers la France, souvent), fuite pendant la guerre (vers l'est, la Sibérie, le Nord de l'URSS ou le Caucase), hommage au peuple russe, pogroms polonais de 1946, tracasseries administratives françaises des années cinquante, livres de mémoire (Yzker biher), arogance des sabras (jeunes Israëliens nés en Israël) dans un pays qui valorise la résistance et les héros et tait la "catastrophe",...

L'épilogue clôt ce récit comme seul le réel ose clore un récit.
Et je songe aux Disparus de Mendelsohn : ce n'est finalement que l'accomplissement fictionnel de la recherche entreprise par Nicole Lapierre, recherche à la fois merveilleuse et éternellement décevante.
Je ne sais comment se termine Les Disparus.

A la kermesse (hier)

Acheté

  • le petit livre rouge de Mao (Ecrits politiques de Mao Tse-Tung (Est-ce bien raisonnable à la kermesse paroissiale?)). Livre mythique de ma jeunesse, j'espère que je trouverai le temps de le lire. La première page est datée de 1928, la dernière de 1949 : cela ressemble fort à un journal de guerre. Les caractère sont si petits qu'il me faudra une loupe.
  • L'Idiot dans l'édition du livre de poche de 1963. J'ai vérifié avec les deux volumes de la collection Folio empruntés à un ami: à trente ans d'écart, c'est la même traduction. Pensée pour Barthes qui voulait qu'une traduction soit revue régulièrement (ce qui me fait dire pour ma part qu'il est sans doute plus facile à un Français de lire Shakespeare en français qu'à un Anglais de le lire en anglais);
  • Lolita dans l'édition du livre de poche de 1959. Je suis contente d'avoir trouvé cette vieille édition (c'est le même fétichisme que celui qui m'a poussée à acheter Autant en emporte le vent dans une édition de 1938, une édition d'avant le film, donc (il faudrait que je la fasse relier, elle part en lambeaux));
  • deux Agatha Christie (dont Pension Vanilos qu'on avait déjà (j'ai cru que notre exemplaire appartenait à ma sœur, d'où l'erreur d'achat)), un Modesty Blaise (cette fois, achat volontaire d'un double, les Modesty Blaise sont difficiles à trouver et plaisants à offrir);
  • Exercices de style en collection blanche (des années 40);
  • L'Alchimiste de Coelho (je sais, je sais... c'est H. qui a insisté, par curiosité. Moi je l'ai déjà lu, à sa sortie (1995?) : un mélange de Saint-Ex et de Tahar Ben Jelloun, de mémoire, un Jonathan le goéland version saharienne);
  • Zadig et autres contes (Eh non, nous n'en avions aucun exemplaire à la maison. Cela a dû rester chez nos parents. Apparemment, H. avait éprouvé un besoin urgent de le lire il y a quelques jours et ne l'avait pas trouvé dans la bibliothèque);
  • La Tulipe noire en vieille édition de la bibliothèque verte (le genre de choses auxquelles je ne résiste pas).

J'ai noté avec surprise un nombre important de Michel Bataille. Je ne les ai pas achetés, sachant que je ne les relirais pas (ou que leur relecture me ferait honte).
Pas acheté non plus les quatorze ou seize tomes des Hommes de bonne volonté en livre de poche: impressionnant dans une bibliothèque, mais beaucoup trop volumineux pour une œuvre que je n'ai aucune intention/envie de lire.

Trilogie maritime, de William Golding

En remontant le fil d'une recherche sur les stéréotypes, j'arrive à ces actes de colloque.

La lecture de l'article d'Odile Gannier, Stéréotypes et roman maritime : gros temps sur la ''Sea Trilogy. To the Ends of the Earth'' (Trilogie maritime) de William Golding, m'a fait rire et donné envie de lire ces livres (il y en a trois: Rites de passage, Coup de semonce et Cuirasse de feu).


Extrait de cet article qui démontre la volonté parodique de Golding. On reconnaît un humour à la Sterne.

Les numéros de chapitres sembleraient des indices fiables, si l’on en croit le début. Or, dans Rites de passage, après le chapitre 5, le héros est souffrant, et le sixième chapitre est repéré par un « x », le septième par un « (12) », pour le huitième « I think it is seventeen. What does it matter. » Le neuvième porte un point d’interrogation, le dixième le numéro 23, puis 27, 30 ; le treizième est nommé (y), le quatorzième « zêta », puis « z » (« Zed, you see, zed, I do not know what the day is »); suit « oméga », 51 (« This is the fifty-first day of our voyage, I think ; and then again perhaps it is not. I have lost interest in the calendar and almost lost it in the voyage too. » Après avoir été « négligent » et « laissé passer quelques jours sans [s]’intéresser au journal » (« I have been remiss and let a few days go by without attention to the journal »), il se trouve au chapitre « alpha », précédant le 60, le 61, le « bêta », « gamma » (« In my case I find there is hardly time to record the events of a day before the next two or three are upon me. ») Le vingt-troisième et le vingt-quatrième, sans chiffres, sont les chapitres « collés » écrits par Colley. Le vingt-cinquième jette l’éponge, mais le vingt-sixième et dernier porte une esperluette.


Odile Gannier cite également Gautier qui a mis en évidence le paradoxe de la fausse immensité du roman maritime: le cadre n'est pas l'océan, mais le navire :

Je ne crois pas qu’il puisse y avoir une littérature proprement dite maritime ; c’est une spécialité beaucoup trop étroite, quoiqu’elle ait, au premier aspect, un faux air de largeur et d’immensité. La mer peut fournir quatre à cinq beaux chapitres dans un roman, ou quelque belle tirade dans un poème; mais c’est tout. Le cadre des événements est misérablement restreint: c’est l’arrivée et le départ, le combat, la tempête, le naufrage ; vous ne pouvez sortir de là. Retournez tant que vous voudrez ces trois ou quatre situations, vous n’arriverez à rien qui ne soit prévu. Un roman résulte plutôt du choc des passions que du choc des éléments. Dans le roman maritime, l’élément écrase l’homme. Qu’est-ce que le plus charmant héros du monde, Lovelace ou Don Juan lui-même sur un bâtiment doublé et chevillé en cuivre, à mille lieues de la terre, entre la double immensité du ciel et de l’eau? L’Elvire de M. de Lamartine aurait mauvaise grâce à poisser ses mains diaphanes au goudron des agrès. La gondole du golfe de Bahia est suffisamment maritime pour une héroïne. Le drame n’est, du reste, praticable qu’avec des passagers. Quel drame voulez-vous qu’on fasse avec des marins, avec un peuple sans femmes! Quand vous les aurez montrés jurant, sacrant, fumant, chiquant, dans l’ivresse et dan le combat, tout sera dit. Un romancier nautique, avec son apparence vagabonde et la liberté d’aller de Brest à Masulipatnam, ou plus loin, est en effet forcé à une unité de lieu beaucoup plus rigoureuse que le poète classique le plus strictement cadenassé. Un vaisseau a cent vingt pieds de long sur trente ou quarante de large, et l’écume a beau filer à droite et à gauche, les silhouettes bleues et lointaines des côtes se dessiner en courant sur le bord de l’horizon, l’endroit où se passe la scène n’en est pas moins toujours le même, et la décoration aussi inamovible que le salon nankin des vaudevilles de M. Scribe : que l’on soit à fond de cale, à la cambuse, à l’entrepont, aux batteries ou sur le tillac, c’est toujours un vaisseau.

Gautier, « Histoire de la marine », La Chronique de Paris, [in Sue, Romans de mort et d’aventures, p. 1338.]

La mort de Britannicus

Certains historiens modernes croient pourtant que Britannicus est bien mort de maladie (ce qui, soyons juste, à bien une chance sur dix ou sur cent d'être vrai), et l'un d'eux a même publié une lettre de son médecin. Quand la Faculté a parlé, il faut s'incliner. Mais ma femme, elle-même médecin, a bien voulu me faire un certificat selon lequel elle aurait refusé le permis d'inhumer Britannicus.

Paul Veyne, Sénèque, p.285

Avant Israël

Hans Jonas est né en 1903 en Allemagne dans une famille juive assimilée. Le passage suivant intervient en 1920-1921.

Tandis que le socialisme exerçait une immense attraction morale autant qu'intellectuelle sur beaucoup de gens de ma génération, Martin Buber me conduisit au sionisme. Toutefois, il ne fut la première cause de mon adhésion à celui-ci. Au début, il y avait l'affermissement de ma conscience juive, dont je viens de parler, à quoi s'ajouta un sens politique aiguisé par les événements de l'époque [la défaite de l'Allemagne en 1918], et troisièmement je fus marqué par la virulence de l'antisémitisme, qui devait prendre un caractère nouveau, haineux et agressif, lié à la chute de l'empire, à la défaite, à l'édification de la république de Weimar et à l'insurrection spartakiste à Berlin, à laquelle des juifs prenaient partout activement part dans les rangs de la gauche radicale. Il ne s'agissait plus de la légère tendance habituelle à caricaturer, humilier, railler les juifs , ou à s'en distancer, mais d'une réelle hostilité active. Je notais que nous ne faisions plus partie du tout, que nous devenions les boucs émissaires de la défaites et des troubles de la révolution, que nous passions pour les auteurs du «coup de poignard dans le dos». Moi-même, je ressentis comme un peu déplacé que Hugo Preuss, juif, ait élaboré la Constitution allemande: «C'est aux Allemands de le faire, nous ne devrions pas nous exposer de compagnie». Bref, il se développait chez moi une conscience nationale juive, selon laquelle nous n'étions pas simplement des citoyens allemands de confession juive, mais un groupe ethnique pouvant certes rivaliser avec tous les autres pour la connaissance de la culture allemande — à ce moment-là déjà, ma connaissance de Goethe et d'autres classiques était supérieure à celle qu'avaient la plupart de mes camarades de classe —, sans pour autant faire réellement partie de l'ensemble. Ce sentiment d'une différence, allié à la fierté et à l'idée que jusqu'alors le mode d'argumentation du mouvement d'émancipation et d'assimilation avait échoué, m'amena donc au sionisme.
Avec mon père, je connus les plus terribles affrontements en raison de ma profession de foi sioniste.
[...]
En dehors de moi appartenaient au groupe quelques individus de mon âge représentant la classe inférieure des juifs. De modestes petits commerçants, souvent aussi des juifs qui à l'origine n'étaient pas venus de l'Est, donc des gens avec lesquels on n'entretenait pas de relations, des gens qui n'étaient pas pleinement fréquentables. Mon père était bien sûr très malheureux que je me déclasse ainsi pour me ranger spontanément, à cause de mes idées sionistes, dans une catégorie sociale inférieure. [...]
Hans Jonas, Souvenirs, Rivages, p.47 et 49

Hans Jonas émigrera en Palestine en 1935.


Victor Klemperer est né en 1881. Il était professeur de romanistique à Dresde avant le début de la seconde guerre mondiale. Les passages suivants sont datés du 23, 24 et 25 juin 1942.

[...] Lu L'Etat juif de Hertzl avec un sentiment de malaise.
Je ne peux plus vraiment croire que le national-socialisme n'est pas foncièrement allemand; c'est une excroissance proprement allemande, un carcinome fait de chair allemande, une variété de cancer, comme il existe une grippe espagnole.
[...]
Etude des écrits sionistes de Herzl. Incroyable parenté avec l'hitlérisme. Sauf que Herzl élude soigneusement la question du sang. La nation est pour lui «un groupe historique dont la cohésion est manifeste et qui a un ennemi commun. (Une bien fade définition).
Les Ecrits sionistes de Herzl. Ce sont les raisonnements, parfois même les mots, c'est le fanatisme d'Hitler. [...] Comme Herzl se dérobe à la question de la race! A quel point il a prévu l'avenir. (Et d'un autre côté, pas prévu du tout, car il tient la suppression de l'émancipation , la rechute européenne dans le Moyen Âge pour impossibles.) Et pourtant, il a tort pour des millions de gens. Moi, je ne suis qu'allemand.
[...] Les Ecrits sionistes de Herzl. J'ai été saisi par la profonde communauté de pensée avec l'hitlérisme. Le même triple accord: outrance de la tradition — outrance de l'antiaméricanisme — outrance de la solidarité avec les pauvres. En outre, les invectives outrées contre les riches, contre les prêtres d'autres chapelles. Le tableau de la magnificence future. Les assurances solennelles de la paix et les menaces.
Victor Klemperer, je veux témoigner jusqu'au bout, p.135, 136, 139 et 140

Victor Klemperer restera en Allemagne de l'Est après la guerre.

La morale, encore : Hobbes

[...] la conclusion de Hobbes, qui n'est pas que l'homme serait mauvais par nature, mais qu'une distinction entre le bien et le mal n'a pas de sens, et que la raison, loin d'être une lumière intérieure dévoilant la vérité, est une simple «faculté de calculer les conséquences» ; [...]

Hannah Arendt, "Le concept de l'histoire" in La crise de la culture, Folio p.77

L'Aliéniste, de Joaquim Machado de Assis

Offert par T. qui en trouva la référence dans Clément Rosset (ceci pour la petite histoire).

Un homme qui ne parvient pas à faire d'enfants à sa femme décide, pour s'occuper et pour la plus grande gloire de la science, d'étudier et de soigner les fous de la commune. Il les enferme dans son asile aux volets verts suivant une définition de plus en plus large, jusqu'à provoquer la peur et la colère de la population qui se soulève.
Je n'en dirai pas plus. C'est drôle, rapide, avec quelque chose du style de Voltaire (Candide) et de Flaubert (Bouvard et Pécuchet). Il fait partie de ses livres où l'on devine quelques lignes ou pages à l'avance ce qui va se passer («qui nous assure que l'aliéné n'est pas l'aliéniste?» p.103), et où cependant l'on est toujours surpris par la tournure des événements.

Machado de Assis se moque des institutions, de la coquetterie des femmes, de la vanité des hommes, de la sacralisation de la science, des charlatans...

L'un des charmes du livre à mes yeux est l'importance des mots pour les personnages du récit. Les hommes adhèrent ou rejettent une idée pour une belle tournure de phrase ou un mot rare, non pas abrutis par la propagande, mais transportés par la beauté de l'image :

Et il répétait à part lui, séduit: «Bastille de la raison humaine!» (p.103)

Un instant j'ai cru voir dans le récit une parodie de la Révolution française: «Nous ne nous disperserons pas» (p.117) rappelle furieusement le «nous ne sortirons que par la force des baïonnettes» de Mirabeau; mais en fait, c'est bien davantage les procès staliniens que m'évoquent certaines pages, dévorant d'un même pas vainqueurs et vaincus. (C'est tout de même inattendu pour une nouvelle écrite à la fin du XIXe siècle.
Evidemment, ce phénomène de dévoration a également été constaté (ou d'abord été constaté) lors de la Révolution française, mais si je parle ici de procès staliniens, c'est que l'aliéniste réussit à faire enfermer non seulement les adversaires du pouvoir en place, mais également ses partisans, dans un mouvement qui souhaite ne prendre en compte que des critères objectifs en rejetant ceux de l'intérêt personnel.

Prenons garde d'en dire trop. Quelle que soit la tonalité de mon dernier paragraphe, c'est un livre avant tout très amusant.

Aucun chemin, tous les chemins

Celui qui est incapable de se perdre jamais est aussi bien celui qui est à jamais perdu; aux deux, c'est-à-dire au même, il manquera toujours la possibilité de s'engager sur une route. Car une route implique le relief d'une série déterminée sur un fond de paysage indéterminé; or rien de tel n'est possible dans le cas qui nous occupe, celui de l'être à qui tout, toujours, peut devenir chemin. L'homme décrit par Sophocle est à la fois muni de chemins et dépourvu de chemin, à la fois pantoporos (qui a tous les chemins) et aporos (qui est sans chemin). [...]
Cette confusion des chemins est très différente de ce qui se passe dans un labyrinthe. Que l'homme soit privé de chemin ne signifie pas du tout qu'il soit perdu dans un labirynthe, ne sachant pas, pour aboutir, s'il vaut mieux emprunter le chemin de gauche ou le chemin de droite et retrouvant, à chaque carrefour, un problème analogue. Dans le labyrinthe il y a un sens, plus ou moins introuvable et invisible, mais dont l'existence est certaine: sont donnés de multiples itinéraires dont un seul, ou quelques rares, sont les bons, les autres ne menant nulle part. Le labyrinthe n'est donc pas un lieu où se manifeste l'insignifiance; bien plutôt un lieu où le sens se révèle en se recélant, un temple du sens, et un temple pour initiés, car le sens y est à la fois présent et voilé. Le sens y circule de façon secrète et inattendue, à la manière de l'itinéraire improbable et déroutant que doit emprunter l'homme égaré dans le labyrinthe s'il veut trouver une issue. A l'absence de chemins — c'est-à-dire à leur omniprésence — propre à l'insignifiance s'oppose ici la complication des chemins. [...]
Clément Rosset, Le réel, p.15 puis 17

Ces pages me paraissent commenter ma nouvelle préférée de Borges (sans doute du fait de son caractère extrêmement ramassé: très peu de mots pour faire rêver):

Les deux rois et les deux labyrinthes
Les hommes dignes de foi racontent (mais Allah en sait davantage) qu'en les premiers jours du monde, il y eût un roi des îles de Babylonie qui réunit ses architectes et ses mages et qui leur ordonna de construire un labyrinthe si complexe et si subtil que les hommes les plus sages ne s'aventueraient pas à y entrer et que ceux qui y entreraient s'y perdraient. Cet ouvrage était un scandale, car la confusion et l'émerveillement, opérations réservées à Dieu, ne conviennent point aux hommes. Avec le temps, un roi des Arabes vint à la cour et le roi de Babylonie (pour se moquer de la simplicité de son hôte) le fit entrer dans le labyrinthe où il erra, outragé et confondu, jusqu'à la tombée de la nuit. Alors il implora le secours de Dieu et trouva la porte. Ses lèvres ne proférèrent pas une plainte, mais il dit au roi de Babylonie qu'il possédait en Arabie un meilleur labyrinthe et qu'avec la permission de Dieu, il le lui ferait connaître quelque jour. Puis il entra, réunit ses capitaines et ses lieutenants et dévasta le royaume de Babylonie vec tant de bonheur qu'il renversa les forteresses, détruisit les armées et fit prisonnier le roi. Il l'attacha au dos d'un chameau rapide et l'emmena en plein désert. Ils chevauchèrent trois jours avant qu'il dise: «Ô Roi du Temps, Substance et Chiffre du Siècle! En Babylonie, tu as voulu me perdre dans un labyrinthe de bronze aux innombrables escaliers, murs et portes. Maintenant, le Tout-Puissant a voulu que je montre le mien, où il n'y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer.»
Il le détacha et l'abandonna au cœur du désert, où il mourut de faim et de soif. La gloire soit à Celui qui ne meurt pas.
Jorge Luis Borges, in L'Aleph, p.171. traduction Roger Caillois

En lisant les lignes de Rosset, je me demandais s'il fallait supposer une infinité de chemins préexistants à l'homme, et s'ouvrant tous devant lui (ou autour de lui), ou s'il fallait considérer que c'était l'homme (un homme), sa présence, qui était à l'origine de l'infinité des chemins: «l'être à qui tout, toujours, peut devenir chemin».
Si devient chemin tout trajet tracé par les pas d'un homme (si la définition d'un chemin est la ligne tracée par l'avancée d'un homme), l'infinité des chemins est potentielle, une seule possibilité se réalise, objectivée par l'acte d'avancer.
Est-ce important, qu'est-ce que cela change de considérer que l'homme trace son propre chemin, unique, parmi l'infinité des trajectoires possibles plutôt qu'il emprunte un chemin parmi tous les chemins possibles? Cela diminue-t-il l'insignifiance et l'indétermination de la destinée humaine?

Morale(s) du narrateur de La Recherche

Qu'est-ce qui a été si décevant dans le séminaire d'Antoine Compagnon cette année? Et qu'en retiendrai-je au bout du compte?

Il y a eu dès l'abord un manque de définition du sujet. "Qu'est-ce que la morale?" aurait été sans doute un peu hors-domaine pour un cours de littérature, mais "que vais-je entendre ici par "morale" (morale(s) )" aurait été nécessaire, voire indispensable. Or ce qui a été esquissé et abandonné, c'est une réflexion sur les définitions que Compagnon souhaitait ne pas retenir. Nous sommes parvenus à "la morale comme ce qui interloque", ce qui est effectivement extrêmement interloquant. "Le retournement chez Proust" ou "Surprise(s) proustienne(s)" aurait tout aussi bien convenu.

D'autre part, le titre du cours mentionne "Proust", et bien plus, "de" Proust, ce qui est embarrassant : au sens strict, cela revenait à juger l'auteur, voire la personne avant l'auteur, ce qui donnait à l'entreprise un tour beuvien inattendu. Sans aller jusque là, il est certain que nous n'avons jamais su qui ou ce que nous étions en train de juger: étions-nous en train d'examiner les jugements que le narrateur portait sur les autres personnages dans La Recherche, les comportements de ces autres personnages, le comportement du héros (en définissant ici très rapidement le héros comme celui qui agit et le narrateur comme celui qui rapporte les faits), fallait-il se cantonner à La Recherche, comme Compagnon l'a fait le plus souvent, alors que d'intéressante remarques apparaissent dans Contre Sainte-Beuve et les préfaces à Ruskin, sans compter les articles et la correspondances?

Nous avons oscillé entre tout cela, sans organisation claire, errant d'un point à un autre sans savoir où nous allions.
Nous touchons ici à l'un des présupposés de la méthode: pour qu'un plan soit rigoureusement construit, il faut savoir ce que l'on souhaite démontrer. Il est ensuite possible de dessiner un plan ferme qui avance les différences arguments destinés à nous amener à la conclusion, en étudiant au passage les contre-arguments (pour en démontrer la faiblesse ou la moindre pertinence et les raisons pour lesquelles nous décidons de les négliger dans le cas qui nous préoccupe).
Ces démonstrations ne sont certes pas totalement artificielles (dans le sens de faux, sans vérité) puisqu'elles s'appuient bel et bien sur des exemples pris dans le texte, il reste cependant qu'elles sont des constructions. L'un des grands jeux de la rhétorique consiste justement à apprendre à démontrer tout et son contraire. Les plus belles démonstrations sont celles qui sonnent profondément justes, qui nous éclairent sur les structures et le sens caché des textes (c'est la raison du succès de la thèse du triangle du désir de René Girard, par exemple), d'autres sont fausses, ce sont des exercices de style qui magistralement exécutés suscitent le rire et l'admiration par leur audace-même (et l'on songe à Cioran saluant la mauvaise foi de de Maistre, mauvaise foi si tempétueuse qu'elle emporte l'adhésion — même si nous ne sommes pas dupes).

Quoi qu'il en soit, il faut savoir ce que l'on veut démontrer.
Or nous ne l'avons pas su. Proust ou ses textes ou simplement La Recherche était-il oui ou non moral? Oui mais non, non mais oui, oui selon certains aspects, non selon d'autres, oui lorsque l'auteur parlait, non lorsque le narrateur jugeait les autres, oui en général à l'exception de, non en général cependant notons que... : les nuances étaient possibles et étudiables, cela a été fait, mais de façon si désordonnée — et sans même que Compagnon s'en cachât — que nous avons eu moins l'impression d'une promenade exploratoire que d'une errance circulaire dans une forêt dont nous ne sortirions pas.

L'embarras, peut-être, provenait de ce qu'implicitement nous savions que Proust ne pouvait être condamné: à l'énoncé du sujet, nous savions aussitôt que jamais Proust ne serait déclaré amoral ou immoral, car le déclarer l'un ou l'autre aurait été adopter le point de vue des moralistes de la IIIe République, et nous étions bien trop évolués pour cela. Cependant, Proust ne serait pas non plus déclaré moral, cela serait trop vieillot, d'où un entre-deux sans gloire, un refus de juger et de trancher.
Or peut-on réellement peser la morale d'un texte, de personnages ou d'un auteur sans juger? Peut-être est-ce là la difficulté du sujet de cette année. Parler de la mémoire autorise la promenade, la mémoire, ce sont les souvenirs, la nostalgie, un vagabondage affectif dans le temps.
La morale ou les morales sont des normes de conduites et des valeurs dont il faut d'une part juger si elles sont bonnes ou mauvaises (ce qui revient à avouer qu'on les partage ou qu'on les désapprouve) et d'autre part évaluer si elles sont respectées ou pas. La morale n'est pas du côté de l'émotion mais de la justice, elle implique de juger, et ce faisant, de se dévoiler. Antoine Compagnon était-il prêt à un tel dévoilement?


Il est possible que concernant l'auteur, l'homme, Proust, Antoine Compagnon ait donné la réponse trop tôt, dès le troisième cours: comme Baudelaire, Proust n'avait qu'une morale, celle du travail. Le travail est ce qui permet d'échapper à l'angoisse, au temps qui passe "pour rien" (temps perdu, lutte contre le temps perdu), à la mémoire qui se délite. Le travail est ce qui permet de donner une forme à la mémoire, et donc à soi-même, à son identité (très intéressantes remarques de Landy reprenant Locke); de donner une forme au temps et donc à la vie.
L'importance fondamentale du travail a été souligné par Proust dès sa préface à Sésame et les lys de Ruskin, elle est l'angoisse du Contre Sainte-Beuve, comment écrire, quelle forme donner à ses idées, elle est le remords de La Recherche, je ne travaille pas, je ne commence pas, ma grand-mère n'ose plus me poser de questions, je la fais pleurer, mes journées s'évanouissent sans retour.
Ce que décide finalement le narrateur, ou l'auteur, puisqu'on est dans l'un de ces passages délicats où l'on sent apparaître un méta-narrateur — où La Recherche devient un journal —, à la fin du Temps retrouvé, c'est de se mettre à travailler. La Recherche est en ce sens très profondément morale au sens le plus conservateur du terme: condamnation des plaisirs, apologie du travail. Sa particularité est de décrire très longuement les divertissements/diversions possibles, attrait des salons et des mondanités, illusion de l'amour et de la luxure, afin de montrer par l'exemple combien tout cela est vain (et sans doute la démonstration aurait-elle eu moins de force si n'étaient intervenus la guerre et les morts et les sacrifices (même si Dreyfus déjà était le lieu de confrontation entre la dureté de "la vraie vie" et les superficialités mondaines)). Mieux vaut se tenir en sa chambre et travailler, sans se laisser distraire par des obligations mondaines ou charitables: Pascal ou Saint-Augustin n'avaient fourni que la conclusion en des formules ramassées, Proust fournit la démonstration frappante en des milliers de pages.

Cette conclusion éminemment morale (et sans doute éminemment juste, puisque d'une part le travail est bien ce qui apaise, d'autre part, dans le cas de Proust, écrivain, il est bien ce qui permet de retenir le temps et construire l'identité[1]) pose le narrateur en position de juge. En nous racontant son histoire, il veut nous montrer toutes les impasses qu'il a entrevues (celles que les autres ont empruntées autour de lui) et celles qu'il a lui-même empruntées. C'est parce que le narrateur sait que toutes les activités (ou paresses) qu'il raconte sont vaines qu'il se pose en qualité de juge.

Or le lecteur ne sait pas cela lorsqu'il avance dans La Recherche. Ce qu'il lit, ce ne sont pas les méditations, "remarques pour soi-même", d'un narrateur qui juge rétrospectivement sa vie en tirant des enseignements des personnages et des situations qu'il a rencontrés et qu'il a vus évoluer sur des dizaines d'années, mais les remarques d'un jeune homme (puis moins jeune) dont on comprend mal la position, et qui, pour tout dire, est plutôt antipathique à juger ainsi son entourage alors que lui-même ne paraît pas si recommandable.
C'est sans doute cela d'ailleurs qui a tant gêné les contemporains de Proust au fur à mesure de leur découverte des livres successifs qui constituent La Recherche: qui était-ce blanc-bec, le narrateur, qui se permettait de juger tout et n'importe qui et n'importe quoi? Où voulait-il en venir?


Morale(s) de Proust. Proust est-il moral? "La Recherche" est-elle morale, c'est-à-dire, pour retenir un sens très commun, récompense-t-elle le bon, punit-elle le méchant? Amène-t-elle à la conversion quelques méchants qui ainsi sont sauvés?

Le problème, c'est que ces catégories ne s'appliquent pas, ou qu'elles s'appliquent de façon ravageuse: il y a beaucoup trop de méchants dans La Recherche. Personne n'est bon, tout le monde est méchant, soit en actes (c'est alors souvent par intérêt), soit en paroles (par bêtise ou malignité). Ceux qui ne sont peut-être pas méchants (bien qu'ils le paraissent, par leur violence, leur imprévisibilité), sont fous ou dépravés. La punition des méchants est de vieillir.

Les bons (mais lesquels? Qui est bon à part la grand'mère? Les Larivière et Marie-Céleste?) ne sont pas récompensés ; mais il y en a si peu...

Le narrateur est touché par la grâce. C'est lui qui est sauvé. Il abandonne dès lors les plaisirs pour l'étude.
Finalement, La Recherche est bien plus moral que je ne l'imaginais.

Notes

[1] il faudrait dès lors distinguer entre travail créateur et travail producteur, ce n'est pas le sujet ici.

Viles bodies

C'est un étrange livre, drôle et triste à la fois. Rien n'est grave — mais tout est tragique.

Génération d'entre-deux guerres, jeunesse dorée qui s'enivre d'alcool, de vitesse et de nouveautés techniques (le cinéma, les voitures, les montgolfières), pouvoir de la presse qui fait et défait la mode, politiciens qui croient encore que leurs "secrets d'Etat" gouvernent le monde, sensualité permanente, peinture tendre et acide d'une vie vidée de son sens.

L'état d'esprit de cette génération d'entre-deux guerres est analysée par le père jésuite qui ouvre le roman (dans sa préface, Evelyn Whaugh précisera curieusement qu'il n'avait jamais rencontré de jésuite avant d'écrire son livre).
[…] 'My private schoolmaster used to say, "If a thing's worth doing at all, it's worth doing well." My Church has taught that in different words for several centuries. But these young people have got hold of another end of the stick, and for all we know it may be the right one. They say, "If a thing's not worth doing well, it's not worth doing at all." It makes everything very difficult for them.'
'Good heavens, I should think it did. What a darned silly principle. I mean to say, if one didn't do anything that wasn't worth doing well, why, what would one do?'
Evelyn Waugh, Viles Bodies, p.111


J'ai eu l'impression de lire la face glamour et pailletée du monde sinistre décrit par D.H Lawrence. Les deux livres décrivent une même Angleterre désenchantée, perdue dans un monde trop industriel et technique, mais tandis qu'Evelyn Waugh refuse de se prendre au sérieux et ne condamne pas véritablement ce nouveau mode de vivre (tout au plus en souligne-t-il les ridicules et les paradoxes; mais, semble-t-il dire, le monde précédent avait aussi ses défauts) , D.H. Lawrence écrit un livre épouvantablement grave qui prône une sorte de retour à l'homme primitif, proche de la terre et refusant l'industrialisation.
— Tous. Leur nerf est mort. Les autos, les cinémas, les aéroplanes leur sucent tout ce qui leur reste. Croyez-moi: chaque génération engendre une génération plus abâtardie, avec des tubes de caoutchouc en guise de boyaux, et des jambes et des visages de fer-blanc! C'est une sorte de bolchevisme qui est en train de tuer tranquillement la chose humaine pour adorer la chose mécanique. L'argent, l'argent, l'argent! Tout le monde moderne n'a qu'une idée au fond, c'est de tuer chez l'homme le vieux sentiment humain, et de hacher le vieil Adam et la vieille Ève en chair à pâté. Ils sont tous les mêmes. Tout le monde fait la même chose: anéantir la réalité humaine: une livre pour chaque prépuce, deux livres pour chaque paire de couilles! L'amour même n'est qu'une machine à baiser. C'est partout la même chose. Donnez-leur de l'argent, de l'argent, de l'argent, pour enlever tout le nerf de l'humanité et ne laisser que de petites machines trépidantes!»
D.H. Lawrence, L'Amant de lady Chatterley, chapitre XV
A tout prendre je préfère Evelyn Waugh, c'est plus amusant et plus léger, et par là même, plus courageux.

Les saisons de la vie : l'automne, l'hiver

Spéciale dédicace à Didier, qui semble plongé dans des méditations de Toussaint depuis qu'il ne conduit plus.
Voici quelques conseils pour passer l'automne (il me semble qu'il applique déjà intuitivement ces premières mesures), et pour ne pas se laisser faire quand arrivera l'hiver.


L'automne
Selon la façon grecque de voir, renouvelée par la Renaissance, lectures enfantines et lectures scolaires accumulent, en désordre d'abord, méthodiquement ensuite, de quoi bien remplir plus tard les loisirs soustraits aux affaires de l'âge adulte et de la vieillesse. C'est alors que l'on déballe et savoure les trésors de lecture autrefois déposés dans la mémoire et qui ont mûri entre-temps au soleil, souvent cruel, de la vie. Il n'a jamais fait de doute pour moi que la plus belle ambition du monde étaient de contribuer à cette scolê initiale. C'est au cours de la brève vacance de l'enfance et de l'adolescence que sont semées (ou non) dans la jeunesse les futures ressources de l'esprit, de l'âme et du cœur, dont disposeront (ou non) l'age adule et le grand âge. Je me retrouve maintenant, senex-puer, au temps des vendanges, lisant et relisant, mais aussi écrivant et réécrivant, étonné de trouver dans ces exercices un remède aussi efficace à la mélancolie de mon automne que l'avaient été, à celle de mon printemps, mes premières plongées dans la lecture.

Marc Fumaroli, préface à Exercices de lecture, p.8 et 9


L'hiver

Naska Mosnikoff est la plus vieille Skolte de la Finlande. Le jour de ses quatre-vingt-dix ans, une délégation composée du maire, d'un représentant des services sociaux et d'un reporter est venue lui souhaiter son anniversaire avant de vouloir l'emmener de force dans un hospice (ce qui, en passant, supposait de tuer son chat de vingt ans: pas de chat à l'hospice). La vieille s'est enfuie (avec son chat) dans la toundra et a trouvé refuge auprès de hors-la-loi (les héros du livre). Elle raconte l'histoire d'une autre vieille, son modèle:
Naska raconta une histoire qui était arrivée lorsqu'elle vivait à Suonieli. C'était après la paix de Dorpat, quand la région de Petsamo était passée sous administration finlandaise. L'Etat avait étendu sa main jusqu'au village skolt.
«Les gendarmes sont venus faire régner la nouvelle loi. On a compté les gens, inscrit les noms sur des listes et demandé l'âge et la religion et combien de rennes nous avions et combien de filets et qui savait lire et qui pas. Puis ils ont trouvé la mère Jarmanni et ont décidé qu'elle était trop vieille. Qu'on allait la mettre à l'asile. Mais elle n'a pas voulu y aller, pourquoi aurait-elle quitté sa hutte! Ils ne l'ont pas emmenée la première fois, même s'ils l'ont beaucoup menacée. Elle se croyait déjà sauvée, mais il ne s'était pas écoulé un mois qu'on est venu la chercher. Ça a été une bagarre terrible. Plusieurs hommes l'ont empoignée et elle a bien dû y aller, elle était si vieille qu'elle ne faisait pas le poids face à une telle horde. A Petsamo, on l'a mise sur la plate-forme d'un camion, pour la conduire vers le sud, parce qu'on prétendait qu'elle avait des maladies. Mais elle a réussi à s'échapper et a couru dans les collines. Ils l'ont longtemps cherchée mais elle est restée blottie dans un trou de la montagne. Ils ne l'ont pas trouvée, puis l'hiver est venu. L'été suivant, on l'a retrouvée dans une grotte. Elle était morte gelée, assise, les mains croisées. C'était une forte femme. Il y avait un gros tas d'os de lagopèdes devant la grotte. Comment les avait-elle pris? On n'a pas voulu laissé son corps à l'état finlandais. On l'a portée de nuit à Suonieli et on l'a enterrée discrètement, sans rien dire à personne. Personne n'a rien demandé, d'ailleurs. C'est alors que j'ai juré que je ne vivrai jamais assez vieille pour être jetée à l'asile. Et je ne suis pas partie, même quand ces messieurs sont venue me chercher à l'automne. Je me suis sauvée, comme la mère Jarmanni!
— Les temps ont changé, quand même, fit Rafael Juntunen.
— Qu'est-ce que tu racontes! Ils ont tellement changé qu'on vient d'abord soi-disant vous fêter votre anniversaire, mais qu'après on vous emmène si vite que vos pieds ne touchent pas terre!»
Naska retourna furieuse à son travail. Le dos tourné, elle marmonna:
«La loi finlandaise est sans pitié. Dès qu'une femme se fait vieille, on la ligote, et ouste, au village. Vous aussi vous avez failli me traîner de force à Pulju. Si je n'avais pas hurlé, je sais bien dans quelle prison j'aurais dû passer le restant de mes jours
— Naska, essayez d'oublier cette histoire», dirent les hommes pour tenter de la calmer. Mais du côté de la salle, on entendit encore longtemps Naska nettoyer le plancher à coups de balais furibonds, houspillant même le chat.

Arto Paasilinna, La forêt des renards pendus, folio p.188

Antoine Compagnon au Collège de France en 2008

Les titres des séminaires ont été choisis par les intervenants, les titres des cours ont été donnés par moi.

Je rappelle qu'il s'agit de transcriptions renarrativisées, à ce titre comportant des approximations, peut-être même des erreurs : il serait dangereux de juger les intervenants d'après ces notes.
  • mardi 8 janvier 2008 - cours n°1 : Littérature et morale
  • mardi 15 janvier 2008 - cours n°2 : D'une hygiène morale au conflit intérieur
  • mardi 22 janvier 2008 - cours n°3 : La perplexité, recherche et reconnaissance du moi
  • mardi 29 janvier 2008 - cours n°4 : La morale, obsession des philosophes
  • mardi 5 février 2008 - cours n°5 : Manifeste pour une littérature profuse
  • mardi 12 février 2008 - cours n°6 : La perplexité comme morale de la littérature
  • mardi 19 février 2008 - cours n°7 : Auto-satisfaction et fausse modestie
  • mardi 26 février 2008 - cours n°8 : Les visages multiples de la Charité
  • mardi 4 mars 2008 - cours n°9 : Le trope de l'aigre-doux
  • mardi 11 mars 2008 - cours n°10 : Envie, lâcheté, bonté ancienne, bonté moderne…
  • mardi 18 mars 2008 - cours n°11 : le héros est-il coupable de "fautes ordinaires" ?
  • mardi 25 mars 2008 - cours n°12 : Les vices et les vertus s'étayant les unes les autres
  • mardi 1 avril 2008 - dernier cours : En forme de conclusion provisoire



  • mardi 8 janvier 2008 - séminaire n°1 (professé par A. Compagnon) : Proust et la morale
  • mardi 15 janvier 2008 - séminaire n°2 par Philippe Chardin : Amoralités proustiennes
  • mardi 22 janvier 2008 - séminaire n°3 par Luc Fraisse : Proust et l'écriture du mensonge
  • mardi 29 janvier 2008 - séminaire n°4 par Jacques Dubois: Petites sociologies proustiennes
  • mardi 5 février 2008 - séminaire n°5 par Elisabeth Ladenson : Proust et la morale publique
  • mardi 12 février 2008 - séminaire n°6 par Mireil Naturel : Les mauvais sujets
  • mardi 19 février 2008 - séminaire n°7 par Edward Hughes : Perspective sur la culture populaire
  • mardi 26 février 2008 - séminaire n°8 par Raymonde Coudert : Fable de Proust, la lettre au chien
  • mardi 4 mars 2008 - séminaire n°9 par Mariolina Bertini : Moralité de la lecture, de la vision pédagogique de Ruskin à la complicité proustienne
  • mardi 11 mars 2007 - séminaire n°10 par Chantal Leriche : « C'est à l'influence de quelqu'un qu'on juge de sa moralité »
  • mardi 18 mars 2008 - séminaire n°11 par Maya Lavault: Histoires de crimes proustiens
  • mardi 25 mars 2008 - séminaire n°12 par Joshua Landy : Un égoïsme utilisable par autrui
  • mardi 1 avril 2008 - séminaire n°13 par Jon Elster : L'aveuglement volontaire

Complétude du présent

Les engouements de nos amis deviennent nos curiosités.
Je lis distraitement un texte de Sollers écrit à l'occasion de la parution de Principes de sagesse et de folie de Clément Rosset.
Quelques lignes font curieusement écho à mes lectures en cours.
Retournant l'expérience de Sartre dans la Nausée, Rosset a raison de dire que «le sentiment de l'existence peut être décrit comme un coup de foudre». On répond à ce «coup» par la nausée, justement (et ses corollaires dépressifs ou mélancoliques : «Tout est de trop!»), ou bien par la jubilation, la surprise. «Le jouisseur d'existence - l'homme heureux - se reconnaît à ceci qu'il ne demande jamais autre chose que ce qui existe pour lui ici et maintenant. " Il " souhaite l'infinie multiplication des choses qui existent».

extrait d'un article de Philipe Sollers sur Clément Rosset dans Le Monde du 6 mars 1992

C'était terrible à dire (il remit son chapeau), mais à son âge, cinquante-trois ans, on avait presque plus besoin des gens. La vie à elle seule, chaque seconde, chaque goutte de vie, l'instant présent, là, maintenant, au soleil, à Regent's Park, cela suffisait. C'était même trop. Une vie entière, c'était trop court pour en faire ressortir, maintenant qu'on en avait la faculté, la pleine saveur. Extraire la moindre once de plaisir, la moindre nuance de sens, devenus, plaisir aussi bien que sens, beaucoup plus tangibles que jadis, beaucoup moins personnels.

Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Folio, p.165

Antoine Compagnon au Collège de France en 2007

Je ne prendrai plus de notes l'année prochaine. Je clôture donc ces deux années par deux sommaires, deux billets à la fois pratiques et fastidieux.

Les titres des séminaires ont été choisis par les intervenants, les titres des cours ont été donnés par moi. J'ai regroupé ensemble tous les cours donnés par Compagnon, même si certains s'appellent "séminaire", puisque j'ai toujours appelé "séminaire" la deuxième heure au Collège de France.

Je rappelle qu'il s'agit de transcriptions renarrativisées, à ce titre comportant des approximations, peut-être même des erreurs : il serait dangereux de juger les intervenants d'après ces notes.
  • jeudi 30 novembre 2006 - Leçon inaugurale : à quoi sert la littérature ?
  • mardi 5 décembre 2006 - cours n°1 : justification du titre "Proust, mémoire de la littérature"
  • mardi 5 décembre 2006 - séminaire n°1 (professé par A.C.) : la littérature se souvient de la littérature
  • mardi 12 décembre 2006 - cours n°2 : Mémoire et espace
  • mardi 19 décembre 2006 - cours n°3 : Proust a-t-il appliqué les leçons de la mémoire rhétorique ?
  • mardi 19 décembre 2006 - séminaire n°3 (professé par A.C.) : Reconnaissance et déambulations
  • mardi 9 janvier 2007 - cours n°4 : Spatialisation de la littérature
  • mardi 16 janvier 2007 - cours n°5 : L'aristocratie est une bibliothèque vivante
  • mardi 23 janvier 2007 - cours n°6 : Les hypothèses sont recoupées
  • mardi 30 janvier 2007 - cours n°7 : L'art d'être difficile, hommage à Malcolm Bowie
  • mardi 6 février 2007 - cours n°8 : De haut en bas ou de bas en haut
  • mardi 13 février 2007 - cours n°9 : Tristan, premier bilan
  • mardi 27 février 2007 - cours n°10 : Le XVIIIe siècle dans La Recherche
  • mardi 6 mars 2007 - cours n°11 : La persistance du Grand siècle
  • mardi 13 mars 2007 - cours n°12 : Remarques sur Rousseau d'abord, le catholicisme ensuite
  • mardi 20 mars 2007 - dernier cours : Bilan et prétéritions
  • mardi 12 décembre 2006 - séminaire n°2 par Jean-Yves Tadié : Proust et Pompéi
  • mardi 9 janvier 2007 - séminaire n°4 par Pierre-Louis Rey : Proust et le mythe d'Orphée
  • mardi 16 janvier 2007 - séminaire n°5 : Sollers parle de Proust
  • mardi 23 janvier 2007 - séminaire n°6 par Anne Simon : Proust et les philosophes
  • mardi 30 janvier 2007 - séminaire n°7 par Nathalie Mauriac-Dyer : L'effacement d'une source flaubertienne
  • mardi 6 février 2007 - séminaire n°1 par Annick Bouillaguet : Le pastiche ou la mémoire des styles
  • mardi 13 février 2007 - séminaire n°9 par Sara Guindani : "Je ne savais pas voir." Malentendu, connaissance et reconnaissance chez Proust
  • mardi 27 février 2007 - séminaire n°10 par isabelle Serça : Proust, littérature de la mémoire : écrire le temps
  • mardi 6 mars 2007 - séminaire n°11 par Sophie Duval : Les réminiscences travesties : trope parodique et adaptation dépravée
  • mardi 13 mars 2007 - séminaire n°12 par Hiroya Sakamoto : La guerre et l'allusion littéraire dans le temps retrouvé
  • mardi 20 mars 2007 - séminaire n°13 par Kazuyoshi Yoshikawa : Du Contre Sainte-Beuve à La Recherche du temps perdu

Le 65e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie

Les cérémonies du 65e anniversaire de l'insurrection du ghetto de Varsovie ont lieu ce mardi dans la capitale polonaise en présence notamment du président israélien Shimon Peres, du secrétaire américain à la Sécurité nationale Michael Chertoff et du ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner.
rfi
Je suis émue que le président israélien soit à Varsovie pour fêter l'anniversaire du soulèvement du ghetto.
En ce mémorable printemps de 1943, les Pâques chrétiennes tombaient à la fin avril. Le journal Die Woche fournissaient d'étranges comparaisons d'où il ressortait que c'étaient là les Pâques les plus tardives du XXe siècle. Pendant toute la semaine sainte se poursuivirent les processions incessantes en direction du mur. Elles ne cessèrent pas davantage pendant les fêtes. A peine les mots : «Allez en paix, la messe est achevée, alleluia, alleluia» avaient retenti que la foule sortant des églises combles, l'âme encore brûlante, bruissante de printemps, des fleurs fraîches à la main, accouraient vers le mur, au spectacle. A la représentation pascale varsovienne.

C'était un spectacle peu banal. Les habitants des maisons mitoyennes voyaient comment — là-bas, derrière le mur — des gens à demi fous bondissaient hors des caves et comme des lézards rampaient d'étage en étage, plus haut, plus haut encore. L'incendie se coulait derrière eux, les balles les poursuivaient et eux, sans recours, sans espoir, cherchaient un recoin à l'épreuve des flammes, invisible pour l'œil du gendarme. Lorsque le feu commençait à leur lécher les jambes, le mari confiait l'enfant à sa femme, tous trois se donnaient un dernier baiser, puis ils sautaient, la femme d'abord avec le petit, l'homme ensuite. Les pompiers, dont le devoir était de monter la garde sur les toits environnants afin que le feu ne se communiquât pas à la partie aryenne de la ville, rentrés dans leurs chambres sûres, comme des jardins en plein midi, racontaient: «Les gosses, là-bas, ça dégringole comme des noix; les vieux, aussi. Les femmes, ils les obligent à écarter les jambes, et alors ils tirent.» Les gens des maisons voisines entendaient le craquement des os, le grésillement des corps jetés sur les bûchers: une couche de bois, une couche d'êtres humains.

Les uns venaient, les autres partaient. Tant qu'il faisait jour, ils se tenaient au pied du mur. Ils regardaient, parlaient, se lamentaient. Ils se lamentaient sur les marchandises, les richesses, sur l'or, l'or légendaire, mais avant tout sur les appartements et les maisons, «ces maisons les plus belles». Ils disaient: «Est-ce que le roi Hitler n'aurait pas pu régler cette question autrement?» Les lueurs de l'incendie étaient visibles de chaque coin de la ville et à toute heure. De tout cela, des enfants transformés vifs en viande fumée, on disait: «C'est dans le ghetto», ce qui sonnaient comme à des distances infinies. On disait: «C'est le ghetto», et la tranquillité d'esprit revenait. Or cela avait lieu rue Nowolipie, rue de Muranow, rue Swietojerska, à cinquante ou soixante mètres. A cent mètres plus loin dans l'espace, à quinze mois de distance dans le temps — et cela suffisait. L'ennemi inventif modelait les pensées et les marchands nouveaux riches de Varsovie s'y pliaient.

Le ghetto était en flammes. Les gens disaient: «Quel bonheur qu'il n'y ait pas de vent, autrement l'incendie nous atteindraient». Les petits «Heinkel III» désinvoltes, comme en se jouant, planaient dans le ciel parfumé du printemps, avant de plaonger dans la nappe de fumée, avant de lancer leurs œufs, comme on appelait les bombes. Derrière les murs, on mourrait avec la conviction que la bestialité avait atteint ses bornes. En effet, que pouvait-il y avoir de pire? Le général Sikorsky en appelait aux consciences. Mais nous, ici, sur place, nous voyions combien est petite, dérisoire, la conscience des hommes. Les détonations secouaient la terre, les rues, mais non les hommes.

Le spectacle pascal dura bien au-delà de Pâques. La ville en fut émue pendant une semaine, deux, mais après? L'indifférence est chez l'homme ce qu'est dans la nature une forêt qui, si on ne l'éclaircit pas, en viendra à tout recouvrir. Elle avait eu lieu, la première du spectacle. La ville se fit indifférente, puisque rien n'y avait changé... On se plaignait de la cupidité des voituriers. Les habitants de la Ville Neuve récriminaient contre la foule perpétuelle: leur quartier, en effet, continuait à rappeler une courroie de transmission.

Adolf Rudnicki, Les fenêtres d'or, p.16-17, Gallimard
Aujourd'hui, l'écrasement du ghetto, et peut-être même les camps, serait sans doute "couvert" par la télévision, on regarderait cela en dînant. Ce serait sur Youtube, on le mettrait sur nos blogs.

séminaire n°13 : Jon Elster - L'aveuglement volontaire

J'ai très mal pris (ou plutôt je n'ai pas pris) les références des articles cités. Tout ou à peu près me semble : des citations, des schémas et des références d'articles.

Pour cette dernière transcription (dans tous les sens du terme), je mets en ligne la page 8 de mes notes.


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                                      ***


Jon Elster travaille sur la rationalité et les sciences sociales. Il a publié de très nombreux articles et livres, sur la rationalité, le choix d'une constitution, Marx, une réflexion sur Stendhal, «Deception and self-deception in Stendhal», self deception, c'est-à-dire aveuglement volontaire…
Nous avons souvent discuté car nous sommes tous les deux professeurs à l'université de Columbia…

                                      ***


Lorsqu'on avait l'esprit cartésien au XVIIIe ou au XIXe siècle, on avait du mal à admettre la théorie de la gravité parce qu'il s'agissait de lois lointaines et invérifiables.
Il a fallu attendre 1915 et Einstein pour que la loi de la gravité soit intégrée dans un système plus général. Einstein, quant à lui, ne put jamais admettre la théorie quantique. En particulier, il réfutait l'une des hypothèses émises sur les particules, qui soutenait que des particules se trouvant dans un état «intriqué», formant une sorte de paire inséparable, se comportaient comme si elles restaient unies par un lien mystérieux même lorsque chaque particule «jumelle» se trouve à une grande distance de l'autre. Einstein appelait ce phénomène une «action surnaturelle à distance» et sa rationalité refusait de reconnaître la possibilité que ce fut vrai.
En 1982, les expériences d'Alain Aspect à Orsay ont validé cette hypothèse, donnant tort à Einstein. Elles ont démontré l'existence empirique du phénomène, qui est une sorte d'enchevêtrement. C'est comme si deux personnes jouaient aux dés et que la somme des points sortants étaient toujours la même: si l'un sort 5, vous savez que l'autre va sortir ou a sorti 2, si l'un sort 4, l'autre sort ou a sorti obligatoirement 3, etc.

Un autre problème que l'on peut évoquer, c'est celui du dilemme du prisonnier (Jon Elster a projeté un tableau en anglais et donné des références, je n'ai rien noté.): deux prisonniers complices d'un délit sont retenus dans des cellules séparées et qui ne peuvent communiquer. Si un seul des deux avoue, celui-ci est certain d'obtenir une remise de peine alors que le second obtient la peine maximale (10 ans) ; si les deux avouent, ils seront condamnés à une peine plus légère (5 ans) ; si aucun n'avoue, la peine sera minimale (6 mois), faute d'éléments au dossier.
Il y a donc un intérêt collectif à se taire, mais un intérêt personnel à parler. Si je fais le choix coopératif, c'est que je suppose que mon partenaire fera pareil que moi car c'est un homme comme moi.

Proust avait saisi la théorie de l'intrication avant Einstein. Il utilise une théorie de l'enchevêtrement. Les décisions se prennent à partir de la question: «Si moi je ne le fais pas, qui le fera?»
C'est le mécanisme démonté par Quattrone et Tversky dans leur article «Causal versus diagnostic contingencies» à propos des votants: chaque électeur regarde son propre vote comme le diagnostic de millions d’autres votes et fait comme si ceux qui pensaient comme lui agissaient comme lui. Il se dit: «je vais voter parce que si les gens qui pensent comme moi ne vont pas voter, nous allons perdre l’élection.»
Saint-Loup agit de la même façon. Il est fidèle par superstition, il pense «si moi je ne suis pas fidèle, pourquoi le serait-elle?»
Or, cette curiosité, c’est à tort que j’avais espéré l’exciter chez Saint-Loup en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle était pour longtemps paralysée en lui par l’amour qu’il avait pour cette actrice dont il était l’amant. Et même l’eût-il légèrement ressentie qu’il l’eût réprimée, à cause d’une sorte de croyance superstitieuse que de sa propre fidélité pouvait dépendre celle de sa maîtresse.1
Un autre exemple de cette superstition est donnée par le narrateur songeant à Albertine: s'abstenir d'infidélités dans l'espoir que l'autre fasse de même. Mais le narrateur va plus loin: faut-il souhaiter que les morts voient nos pensées?
Peut-être, si elle l’avait su, eût-elle été touchée de voir que son ami ne l’oubliait pas, maintenant que sa vie à elle était finie, et elle eût été sensible à des choses qui auparavant l’eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait s’abstenir d’infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle qu’on aime ne s’en abstienne pas, j’étais effrayé de penser que, si les morts vivent quelque part, ma grand’mère connaissait aussi bien mon oubli qu’Albertine mon souvenir. Et tout compte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu’on aurait d’apprendre qu’elle sait certaines choses balancerait l’effroi de penser qu’elle les sait toutes?2
(Jon Elster nous projette un tableau des différents choix possibles, deux lignes sur deux colonnes. Il commente): Le narrateur peut choisir entre "tous les morts savent tout" ou "aucun mort ne sait rien". La diagonale résume les choix possibles. En revanche, la publication de l'article dans Le Figaro est l'occasion d'un contraste, car il n'a aucune action à distance sur ses lecteurs. Cela n'empêche le narrateur d'espérer que ce lien existe, sans beaucoup d'illusion toutefois:
[…] moi-même je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention future ne forcera pas en retour celle des autres.3
Le narrateur avance une autre esquisse en ce sens:
il s'agit d'une citation de la Pléiade selon Tadié que je n'ai pas: «Je me rends compte que bien souvent… cette lettre.» tome IV p.675-676
On constate l'usage répété du mot "pour" : il s'agit de se convaincre que sa maîtresse ne le trompe pas. Mais le narrateur est lucide: il exclut que la réalité puisse ressembler à son désir. Il va donc mettre ne place une stratégie qui consiste à ne pas espérer de lettre, de manière à ce que la survenue d'une lettre soit moins improbable, un peu comme l'insomniaque tente d'oublier qu'il veut dormir pour que le sommeil survienne.
Il semble que dans la vie mondaine, reflet insignifiant de ce qui se passe en amour, la meilleure manière qu’on vous recherche, c’est de se refuser. \[...] De même, si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le monde, je ne lui conseillerais pas de faire plus de visites, d’avoir encore un plus bel équipage ; je lui dirais de ne se rendre à aucune invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n’y laisser entrer personne, et qu’alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne le lui dirais pas. Car c’est une façon assurée d’être recherché qui ne réussit que comme celle d’être aimé, c’est-à-dire si on ne l’a nullement adoptée pour cela, si, par exemple, on garde toujours la chambre parce qu’on est gravement malade, ou qu’on croit l’être, ou qu’on y tient une maîtresse enfermée et qu’on préfère au monde […].4
Il s'agit de self-deception, de ce que Pascal Engel appelle la duperie de soi-même. Ce n'est pas du wishful thinking, c'est-à-dire prendre ses désirs pour des réalités: il n'y a pas déni puisqu'on ignore ce qu'est la réalité. C'est la différence entre "l'effet Mme de Rênal": son mari la veut fidèle donc il la croit fidèle, il prend ses désirs pour la réalité; et "l'effet Othello", Othello craignant que sa femme ne soit pas fidèle croit qu'elle ne l'est pas.
Sans doute j’avais été depuis longtemps, par la puissance qu’exerçait sur mon imagination et ma faculté d’être ému l’exemple de Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de ce que j’aurais souhaité
Cependant, le narrateur est conscient de ce biais dans sa réflexion, et il essaie d'en tenir compte:
[…] Mais je me dis que, s’il était juste de faire sa part au pire, […] il ne fallait cependant pas que, par cruauté pour moi-même, soldat qui choisit le poste non pas où il peut être le plus utile mais où il est le plus exposé, j’aboutisse à l’erreur de tenir une supposition pour plus vraie que les autres, à cause de cela seul qu’elle était la plus douloureuse.5
On peut creuser la différence entre les deux. Selon Joshua Landy, le narrateur choisit systématiquement les faux renseignements, il cherche la mauvaise information:
his peace of mind requires that he employ sufficent ressources to generate the illusion of knowing the truth, but that he stop short of those wish risk actually uncovering it […]6
La duperie suppose que l'on maintienne ensemble deux croyances contradictoires simultanément, mais sans en avoir conscience. Il s'agit d'un processus motivé.
1. L’individu maintient deux croyances contradictoires (p et non-p)
2. Les deux croyances sont maintenues simultanément
3. L’individu n’est pas conscient d’avoir l’une des deux croyances
4. L’acte qui détermine laquelle des deux croyances est sujette à la conscience est un acte motivé.
(R. Gur et H. Sackeim, « Self-deception : A concept in search of a phenomenon », Journal of Personality and Social Psychology 1979.)
Il s'agit en réalité d'une volonté d'ignorance: l'individu sait qu'il pourrait acquérir des informations pour confirmer ou invalider sa croyance, mais il ne cherche pas véritablement à l'acquérir.
On entre dans le domaine de la pensée magique. La pensée magique, c'est ce qui fait que lors d'un lancer de dé, les individus préfèrent parier pendant que le dé est en l'air plutôt qu'une fois qu'il est tombé sur le sol sans que le résultat leur soit connu: tout se passe comme si les individus pensaient pouvoir influencer le résultat tant que le dé est en l'air.

Hilgard en 1974 a mené l'expérience suivante: il a noté combien de temps un groupe d'individus supportaient de tenir sa main dans l'eau glacé, puis leur a donné de fausses informations sur ce que l'exercice physique aurait comme conséquence en fonction de leur "type" cardiaque (type imaginaire, mais les individus ne le savaient pas). Après quelques minutes d'exercices physiques, les individus ont à nouveau plongé la main dans l'eau glacé. Pratiquement tous ont modifié leur capacité à tenir dans l'eau en fonction de ce qu'on leur avait expliqué (voir ici).
De même, on sait que les nouveaux riches préfèrent payer cher leurs tableaux contemporains, car cela les rassure sur leurs goûts artistiques. Toutes ces démarches de fausses recherches de l'information, de pensée magique et de duperie de soi-même sont parfaitement illustrer par Swann dans son amour pour Odette:
Pour l’instant, en la comblant de présents, en lui rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantages extérieurs à sa personne, à son intelligence, du soin épuisant de lui plaire par lui-même. Et cette volupté d’être amoureux, de ne vivre que d’amour, de la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante, de sensations immatérielles, lui en augmentait la valeur – comme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont délicieux, s’en convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûts désintéressés, en louant cent francs par jour la chambre d’hôtel qui leur permet de les goûter.
Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir du temps où on lui avait parlé d’Odette comme d’une femme entretenue, et où une fois de plus il s’amusait à opposer cette personnification étrange : la femme entretenue – chatoyant amalgame d’éléments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux – et cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les mêmes sentiments de pitié pour un malheureux, de révolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu’il avait vu éprouver autrefois par sa propre mère, par ses amis, cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux choses qu’il connaissait le mieux lui-même, à ses collections, à sa chambre, à son vieux domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette dernière image du banquier lui rappela qu’il aurait à y prendre de l’argent. En effet, si ce mois-ci il venait moins largement à l’aide d’Odette dans ses difficultés matérielles qu’il n’avait fait le mois dernier où il lui avait donné cinq mille francs, et s’il ne lui offrait pas une rivière de diamants qu’elle désirait, il ne renouvellerait pas en elle cette admiration qu’elle avait pour sa générosité, cette reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et même il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les manifestations devenir moins grandes, avait diminué.
Dans le premier cas, la générosité de Swann pour Odette augmente la valeur d'Odette aux yeux de Swann.
Dans le deuxième cas, la générosité de Swann pour Odette augmente la valeur de Swann aux yeux d'Odette.
Puis la crise survient:
Alors, tout d’un coup, il se demanda si cela, ce n’était pas précisément l’«entretenir» (comme si, en effet, cette notion d’entretenir pouvait être extraite d’éléments non pas mystérieux ni pervers, mais appartenant au fond quotidien et privé de sa vie, tels que ce billet de mille francs, domestique et familier, déchiré et recollé, que son valet de chambre, après lui avoir payé les comptes du mois et le terme, avait serré dans le tiroir du vieux bureau où Swann l’avait repris pour l’envoyer avec quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer à Odette, depuis qu’il la connaissait (car il ne soupçonna pas un instant qu’elle eût jamais pu recevoir d’argent de personne avant lui), ce mot qu’il avait cru si inconciliable avec elle, de «femme entretenue».
Mais tout de suite intervient la résolution de la crise:
Il ne put approfondir cette idée, car un accès d’une paresse d’esprit, qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installé partout l’éclairage électrique, on put couper l’électricité dans une maison. Sa pensée tâtonna un instant dans l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il se retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir qu’il faudrait tâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.7
Swann est donc saisi d'une "paresse d'esprit" providentielle, il s'agit d'un aveuglement volontaire. Il ne s'agit pas d'un refoulement dans l'inconscient, car véritablement, Swann ne sait pas qu'Odette est entretenue. Il s'agit plutôt de l'analyse de Pascal notant que les gens ne voient pas ce qu'ils ne veulent pas voir. Il ne s'agit pas d'un mécanisme freudien mais d'un mécanisme quotidien.

Proust a peu ou mal connu Nietzsche. Pourtant, selon Joshua Landy, tous les deux sont arrivés aux mêmes conclusions:
Et l’impuissance qui n’use pas de représailles devient, par ce mensonge, la "bonté" ; la craintive bassesse, "humilité" ; la soumission à ceux qu’on hait, "obéissance" […]. Ce qu’il y a d’inoffensif chez l’être faible, sa lâcheté-même, dont il est riche, et ce qui chez lui fait antichambre, et doit attendre à la porte, inévitablement, se parent ici d’un nom bien sonnant et s’appelle "patience", parfois même "vertu"; "ne pas pouvoir se venger" devient "ne pas vouloir se venger" et parfois même pardon. (Nietzsche, La généalogie de la morale, I. 14).
Cela nous rappelle Madame de Gallardon qui souhaite inviter Swann:
— Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de dire quelque chose de désagréable : il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai?
— Mais… tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais venu.8
Un autre exemple nous est donné à Balbec, quand les bourgeoises riches prétendent à elle-même ne pas envier Mme de Villeparisis:
Chaque fois que la femme du notaire et la femme du premier président la voyaient dans la salle à manger au moment des repas, elles l’inspectaient insolemment avec leur face à main du même air minutieux et défiant que si elle avait été quelque plat au nom pompeux mais à l’apparence suspecte qu’après le résultat défavorable d’une observation méthodique on fait éloigner, avec un geste distant et une grimace de dégoût.
>Sans doute par là voulaient-elles seulement montrer, que s’il y avait certaines choses dont elles manquaient – dans l’espèce certaines prérogatives de la vieille dame, et être en relations avec elle – c’était non pas parce qu’elles ne pouvaient, mais ne voulaient pas les posséder. Mais elles avaient fini par s’en convaincre elles-mêmes ; et c’est la suppression de tout désir, de la curiosité pour les formes de la vie qu’on ne connaît pas, de l’espoir de plaire à de nouveaux êtres, remplacés chez ces femmes par un dédain simulé, par une allégresse factice, qui avait l’inconvénient de leur faire mettre du déplaisir sous l’étiquette de contentement et se mentir perpétuellement à elles-mêmes, deux conditions pour qu’elles fussent malheureuses.9
Selon Max Scheller, il s'agit d'un auto-empoisonnement psychologique. Il ne s'agit pas de réduire, mais de produire des mensonges qui rendent l'esprit inapte au plaisir.
Cependant, il existe un cas contrasté de mensonge qui conduit au bonheur:
C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l’amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l’envie est là pour combler la différence. Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire: «Je ne veux pas le connaître» par «je ne peux pas le connaître». C’est le sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien: je ne veux pas le connaître. On sait que cela n’est pas vrai mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce qu’on éprouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la distance, c’est-à-dire pour le bonheur.10
Si l'on désire quelque chose, c'est par envie. «Je ne veux pas le posséder» est une déviation du mot envie.
Mais même à eux seuls, et n’apportant pas l’espoir d’une conséquence matrimoniale, ces «succès» excitaient l’envie de certaines mères méchantes, furieuses de voir Albertine être reçue comme «l’enfant de la maison» par la femme du régent de la Banque, même par la mère d’Andrée, qu’elles connaissaient à peine. Aussi disaient-elles à des amis communs d’elles et de ces deux dames que celles-ci seraient indignées si elles savaient la vérité, c’est-à-dire qu’Albertine racontait chez l’une (et «vice versa») tout ce que l’intimité où on l’admettait imprudemment lui permettait de découvrir chez l’autre, mille petits secrets qu’il eût été infiniment désagréable à l’intéressée de voir dévoilés. Ces femmes envieuses disaient cela pour que cela fût répété et pour brouiller Albertine avec ses protectrices. Mais ces commissions comme il arrive souvent n’avaient aucun succès. On sentait trop la méchanceté qui les dictait et cela ne faisait que faire mépriser un peu plus celles qui en avaient pris l’initiative.11
Ici, il s'agit d'un usage orthodoxe de l'envie. L'envie finit par empirer la situation des envieuses. Si l'on compare au cas du père Bloch, on constate que l'amour-propre négatif (qui dénigre) rend moins heureux que l'amour-propre positif qui permet de «de multiplier ces pauvres avantages personnels» et de s'assurer un surplus de bonheur en utilisant l'envie.

Morale de Proust
Swann efface l'idée qu'Odette était entretenue. Sa réaction quand il reçoit la lettre anonyme est la même, là encore par une sorte de paresse:
Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait, et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors, après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde.12
Mais ne pas chercher l'auteur de cette lettre est une lâcheté. Nous arrivons donc à la conclusion de Louis Althusser: «il ne faut pas se raconte d'histoire». Il faut renoncer à l'aveuglement, qu'il rende heureux ou malheureux.



Notes
1 : A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.807
2 : La Fugitive, Clarac t3, p.510
3 : Ibid, p.569
4 : La Prisonnière, Clarac t3, p.
5 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.834
6 : Joshua Landy, Philosophy as Fiction : Self, Deception, and Knowledge in Proust, p.97
7 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.267 et suiv.
8 : Ibid, p.335
9 : Ibid, p.677
10 : Ibid, p.770
11 : Ibid, p.937
12 : Du côté de chez Swann, p.357

1953

Projet de réforme générale de l'organisation des postes, télégraphes et téléphones. Article premier: Une permanence sera assurée pour les cas d'urgence. Non. Article unique: L'appareil de M.Dupont restera perpétuellement en parfait état de marche. Ou plus simplement: Tout fonctionnera toujours normalement.

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, p.29

Résumé officiel des cours d'Antoine Compagnon tenus en 2007

Le pdf est ici.
C'est un extrait de l'annuaire de l'année 2007 mis en ligne.

Dernier cours : en forme de conclusion provisoire

Cette transcription est plutôt une interprétation de mes notes, extrêmement décousues. Il faudra impérativement les comparer au podcast quand il sortira.

             
                     ***
J'ai l'impression d'en être au début de la réflexion, ceci ne sera donc qu'une conclusion provisoire, même si je ne sais pas encore quel sera le sujet des cours de l'année prochaine.

Nous avons vu les ambiguïtés et les lâchetés du héros, le cas Bergotte nous a montré que les vices étaient indispensables à la littérature, il me reste à évoquer l'adoration perpétuelle.
Ce n'est ni un memento quia pulvis tel qu'on l'a vu lors de l'arrivée de Swann mourant à la soirée de la princesse de Guermantes, ni un Suave mari magno:
Car ils ne seraient pas, comme je l’ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes.1
C'est une oblation à la littérature, qui pardonne tout: «En tout cas, à tout péché miséricorde.»2 On retrouve l'idée de charité, comme dans l'Epître aux Colossiens, qui lie la miséricorde à la charité:
Ainsi donc, comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous d'entrailles de miséricorde, de bonté, d'humilité, de douceur, de patience. Supportez-vous les uns les autres, et, si l'un a sujet de se plaindre de l'autre, pardonnez-vous réciproquement. De même que Christ vous a pardonné, pardonnez-vous aussi. Mais par-dessus toutes ces choses revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection.
«A tout péché miséricorde» est une expression utilisée dans La Recherche avec une intention parodique. Ainsi Norpois l'utilise après avoir lu un texte du narrateur qui vient de lui avouer qu'il admirait Bergotte : «A tout péché miséricorde et surtout aux péchés de jeunesse.»3 et le narrateur l'utilise dans Le temps retrouvé pour signifier qu'aux yeux du monde, le dreyfusisme était finalement peu de choses: «De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait être mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde.»4.
Le propos est style direct ou en style indirect, mais il est toujours ironique.

La conversion vertueuse du narrateur est préparée et annoncée tout le long du roman à travers les gestes généreux de divers personnages : les Verdurins qui viennent à l'aide de Saniette, les Larivière qui aident la cousine devenue veuve. Le narrateur reconnaît ce que le geste des Verdurin lui apprend, il regrette de ne pas l'avoir connu plus tôt:
D’abord cela m’eût acheminé plus rapidement à l’idée qu’il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d’après tel souvenir d’une méchanceté car nous ne savons pas tout ce qu’à d’autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon; sans doute, la forme mauvaise qu’on a constatée une fois pour toutes reviendra, mais l’âme est bien plus riche que cela, a bien d’autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu’ils ont eu.5
Le narrateur en tire une leçon sur la complexité humaine. Le bon et le mauvais se côtoient, c'est la leçon de Marie-Gineste que nous avons déjà vue: «Ah! voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y avoir dans une vie.»6

C'est maintenant la parole de l'Evangile selon Saint Matthieu (7,1): «Ne jugez pas afin de ne pas être jugé». Plus séieusement, on songe ici au visage impavide de la charité telle que peinte par Giotto:
Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.7
C'est une charité qui ne donne pas le change. Elle fera une réapparition dans Le Temps retrouvé à propos de la guerre, à propos de la «rudesse du cœur d'or» des officiers conscients que leurs soldats allaient mourir. De même, il y a dans tout vice, dans tout défaut, un fond de bonté universelle:
Dans l’humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n’est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute ce n’est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c’est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s’émerveille de la voir fleurir d’elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n’a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire.
(Ce passage rappelle au lecteur l'épisode où Jean Santeuil rencontre une digitale sur un sentier de montagne.8 Il se poursuit ainsi:)
Même si cette bonté, paralysée par l’intérêt, ne s’exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu’aucun mobile égoïste ne l’empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d’un roman ou d’un journal, elle s’épanouit, se tourne, même dans le cœur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté.9
On remarque au passage qu'il y a ici une contradiction avec l'idée de la lecture du journal comme instrument de complaisance hypocrite. Ici, nous sommes plutôt du côté d'Eliot ou d'Hardy: la lecture du journal apporte une expérience de lecture. Elle nous apprend la grand tendresse de l'assassin.
Cette double nature du cœur des hommes est particulièrement soulignée par Dostoïevski.
Avez-vous remarqué le rôle que l’amour-propre et l’orgueil jouent chez ses personnages? On dirait que pour lui l’amour et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité et l’insolence, ne sont que deux états d’une même nature, l’amour-propre, l’orgueil empêchant Aglaé, Nastasia, le Capitaine dont Mitia tire la barbe, Krassotkine, l’ennemi-ami d’Alioscha, de se montrer tels qu’ils sont en réalité.10
En réalité, tous ces personnages sont bons, c'est l'intérêt qui les détourne du bien.

On pense également à Saint Loup dont on a vu la double attitude, d'une part les paroles indélicates, d'autre part la bonté, la sollicitude maternelle, par exemple lorsqu'à Doncières Saint Loup veut mettre en valeur l'esprit de son ami:
La mère d’une débutante ne suspend pas davantage son attention aux répliques de sa fille et à l’attitude du public. Si j’avais dit un mot dont, devant moi seul, il n’eût que souri, il craignait qu’on ne l’eût pas bien compris, il me disait: «Comment, comment?» pour me faire répéter, pour faire faire attention, et aussitôt se tournant vers les autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon rire, l’entraîneur de leur rire, il me présentait pour la première fois l’idée qu’il avait de moi et qu’il avait dû souvent leur exprimer.
C'est le moment où l'on se voit confirmer par le regard de l'autre:
De sorte que je m’apercevais tout d’un coup moi-même du dehors, comme quelqu’un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace.11
Ou encore, si l'on voulait utiliser le vocabulaire sartrien, il y a fusion de l'en-soi et du pour-soi, ce que dénonce Sartre dans L'Être et le Néant. la conscience ne se connaît pas hors du regard de l'autre.

Par ailleurs, la bonté existe surtout dans la mère et dans la grand-mère qui n'éprouvent jamais de mauvaise joie, de Schadenfreude. Lorsque la mère du narrateur apprend les deux mariages, celui de Saint-Loup avec Gilberte et celui du fils de M.Legrandin avec la nièce de Jupien, la mère pense aussitôt à la grand-mère:
[…] Crois-tu que cela l’eût amusée, ta pauvre grand’mère! » disait maman avec tristesse — car les joies dont nous souffrions que ma grand’mère fût écartée, c’étaient les joies les plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce, moins que cela une «imitation», qui l’eussent amusée —
(Souffrir de la joie inaccessible à l'autre, c'est l'inverse du Suave mari magno.)
«Crois-tu qu’elle eût été étonnée! Je suis sûre pourtant que cela eût choqué ta grand’mère, ces mariages, que cela lui eût été pénible, je crois qu’il vaut mieux qu’elle ne les ait pas sus», reprit ma mère, […]
On a ici le comble de l'amour. La mère surmonte son deuil pour reconnaître qu'il valait mieux que sa mère n'est pas vu tout cela.
Devant tout événement triste qu’on n’eût pu prévoir autrefois, la disgrâce ou la ruine d’un de nos vieux amis, quelque calamité publique, une épidémie, une guerre, une révolution, ma mère se disait que peut-être valait-il mieux que grand’mère n’eût rien vu de tout cela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle n’eût pu le supporter. Et quand il s’agissait d’une chose choquante comme celle-ci, ma mère, par le mouvement du cœur inverse de celui des méchants, qui se plaisent à supposer que ceux qu’ils n’aiment pas ont plus souffert qu’on ne croit, ne voulait pas dans sa tendresse pour ma grand’mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pu lui arriver.
On appréhende la peine de l'autre, on tente de la prévenir. C'est le comble de l'abnégation:
Elle se figurait toujours ma grand’mère comme au-dessus des atteintes même de tout mal qui n’eût pas dû se produire, et se disait que la mort de ma grand’mère avait peut-être été, en somme, un bien en épargnant le spectacle trop laid du temps présent à cette nature si noble qui n’aurait pas su s’y résigner. Car l’optimisme est la philosophie du passé. Les événements qui ont eu lieu étant, entre tous ceux qui étaient possibles, les seuls que nous connaissions, le mal qu’ils ont causé nous semble inévitable, et le peu de bien qu’ils n’ont pas pu ne pas amener avec eux, c’est à eux que nous en faisons honneur, et nous nous imaginons que sans eux il ne se fût pas produit.12
Voilà une thèse passionnante, il s'agit d'une vision providentielle de l'histoire où le mal est inévitable et le bien la résultante de quelque événement.

Cependant, le narrateur n'est pas aussi généreux que sa mère. Le bal des têtes par exemple est souvent présenté comme un vaste memento mori, c'est aussi un ample mouvement de suave mari magno, un ample compensation qui s'apparente à une vengeance. Thémis et Némésis, la Justice et la Vengeance, traversent le bal des têtes. Cela commence avant, avec le décompte de M. de Charlus qui après son attaque fait la revue de ses connaissances disparues:
Il ne cessait d’énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n’étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne fussent plus en vie qu’avec la satisfaction de leur survivre.
Comment mieux décrire le sentitment de Suave mari magno?
Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C’est avec une dureté presque triomphale qu’il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales: «Hannibal de Bréauté, mort! Antoine de Mouchy, mort! Charles Swann, mort! Adalbert de Montmorency, mort! Baron de Talleyrand, mort! Sosthène de Doudeauville, mort! » Et chaque fois, ce mot «mort» semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe.13
Le bal des têtes semble placer sous le signe de cette revanche. La première personne qu'y rencontre et que nous décrit le narrateur, c'est M. d'Argencourt:
A ce point de vue, le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d’Argencourt, le véritable clou de la matinée. […] C’était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever; le plus fier visage, le torse le plus cambré n’était plus qu’une loque en bouillie, agitée de-ci de-là. À peine, en se rappelant certains sourires de M. d’Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d’habits ramolli existât dans le gentleman correct d’autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu’eût d’Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du visage, la matière même de l’œil, par laquelle il l’exprimait, était tellement différente, que l’expression devenait tout autre et même d’un autre. J’eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l’était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli.14
«bénévole caricature de lui-même» : il y a là quelque chose de carnavalesque, qui rappelle L'Ecclésiaste. C'est une peinture très cruelle, qui évoque également "Les Petites Vieilles" de Baudelaire, que Proust a commenté dans Contre Sainte-Beuve:
Il a donné de ces visions qui, au fond, lui avaient fait mal, j'en suis sûr, un tableau si puissant, mais d’où toute expression de sensibilité est si absente, que des esprits purement ironiques et amoureux de couleur, des cœurs vraiment durs peuvent s'en délecter. Le vers sur ces "Petites Vieilles":
Débris d'humanité pour l'éternité mûrs
est un vers sublime et que de grands esprits, de grands cœurs aiment à citer. Mais que de fois je l'ai entendu citer, et pleinement goûté, par une femme d'une extrême intelligence, mais la plus inhumaine, la plus dénuée de bonté et de moralité que j'aie rencontrée, et qui s'amusait, le mêlant à de spirituels et d'atroces outrages, à le lancer comme une prédiction de mort prochaine sur le passage de telles vieilles femmes qu'elle détestait.
Il n'y a pas de différence avec le comportement de la duchesse de Guermantes:
Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte? Il est vrai qu’elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps; ce qui serait d’ailleurs la seule explication du spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et liturgique. C’est du «Campo-Santo»!15
Mais personne ne comprend mieux les petites vieilles que Baudelaire; de même le narrateur avec M. d'Argencourt:
Si je ne lui en voulais plus, c’est parce qu’en lui, qui avait retrouvé l’innocence du premier âge, il n’y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu’il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d’avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu’il n’y eût plus rien en lui de ces sentiments, soit qu’ils fussent obligés, pour arriver jusqu’à nous, de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu’ils changeaient en route absolument de sens et que M. d’Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d’exprimer encore qu’il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité invitante.16
Le narrateur n'est pas entièrement généreux. On se souvient qu'il se montre particulièrement féroce avec Bloch, par exemple lorsque celui-ci est reçu chez la princesse de Guermantes:
Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais : « Il vient dans des salons où il n’eût pas pénétré il y a vingt ans. » Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort. À quoi cela l’avançait-il ?17
Tout cela est vain. Le corps de Bloch était déjà penché en avant comme celui d'une hyène des années auparavant, quand Bloch pénétrait pour la première fois chez Mme de Villparisis. La hyène est un animal qu'on retrouve chez Hugo (Les Châtiments et dans Les Chants de Maldoror: «Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de rire comme l'hyène.» (Chant III). La hyène, c'est l'animal le plus répugnant, qui évoque la luxure, la lubricité, l'homosexualité, la judéité. Elle sert à dénoncer les juifs. Elle est l'allégorie de l'homme au double langage.
Le narrateur compare Bloch à une hyène alors que celui-ci s'est bonifié avec l'âge, il est moins agité:
La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que, si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu’un juge ami.18
Voilà une comparaison inquiétante, puisque la justice est toujours associée à la vengeance.
La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l’âge, avec une sorte d’âge social, si l’on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu’incapable de bienveillance et de conseils. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu’à tel ou tel moment de l’existence considéré au point de vue social.19
Bloch avait les défauts de son type, aujourd'hui il en a les qualités. Les qualités morales sont inséparables d'une traditions sociales ou d'une analyse de classe:
« Elle est toujours admirable», me dit-il, usant d’un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s’applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l’usage des facultés les plus matérielles, comme d’entendre, d’aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s’empreint, aux yeux de leurs enfants, d’une extraordinaire beauté morale.20
Cette façon d'envisager la morale est ridiculisée par le narrateur. Il souligne que sous la bonté répandue par le temps sur leurs traits, les vieillards sont toujours aussi méchants:
Aussi je pensais à l’illusion dont nous sommes dupes quand, entendant parler d’un célèbre vieillard, nous nous fions d’avance à sa bonté, à sa justice, à sa douceur d’âme ; car je sentais qu’ils avaient été, quarante ans plus tôt, de terribles jeunes gens dont il n’y avait aucune raison pour supposer qu’ils n’avaient pas gardé la vanité, la duplicité, la morgue et les ruses.21
Le narrateur fait preuve de malignité à l'égard de ses semblables. Il jouit désormais d'une supériorité résultant d'un mélange d'orgueil et d'humilité.
Certes, j’avais l’intention de recommencer dès demain, bien qu’avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon oeuvre primait celui d’être poli, ou même bon.
Le but prime les obligations à l'égard des autres.
[…] Mais j’aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher que j’avais, pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même.22
Aux dernières pages du roman, ainsi qu'on l'a dit la semaine dernière, le narrateur regrette d'avoir pris un peu de son précieux temps pour répondre à une lettre de deuil et en parle avec cynisme: «ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible»23
L'urgence de l'œuvre impose de faire un choix contre les autres. Il faut choisir entre le monde et l'œuvre:«Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon oeuvre, encore moins envers tous les deux.»24
Ce n'est pas un égotisme, mais une démarche qui me semble au-delà de l'amour-propre. C'est une démarche à rapprocher de celle de Montaigne se retirant dans la solitude. C'est un égoïsme sublimé par un altruisme qui dépasse le moment immédiat.
Le narrateur est encore plus précis:
J’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j’aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui. Je n’avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru de cette oeuvre que je portais en moi (comme de quelque chose de précieux et de fragile qui m’eût été confié et que j’aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui n’étaient pas les miennes).25
C'est un passage compliqué, qui définit l'égoïsme pour autrui. Barthes dans sa Préparation du roman reprend à Nietzsche l'idée qu'il existe une «casuistique de l'égoïsme» qui n'est qu'une élaboration justificatrice.
Tous les altruisme féconds reposent sur l'égoïsme. Il s'agit d'un nouveau sens du devoir et des obligations à assumer. Ecrire son "livre intérieur" est un travail difficile, et il est plus simple de tenter d'y échapper:
Aussi combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier.26
L'art n'est pas moral. L'art est le jugement dernier.
Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’« observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous qu’il nous fera suivre.27

Conclusion
Quelle est sens de cette mission? L'attitude du narrateur n'est pas toujours dénuée de l'arrogance du saint. Il ne manque pas d'un certain Cant, d'une certaine "hypocrisie de moralité". Entre le sacrifice et l'arrogance, c'est toute l'ambiguité du Temps retrouvé.
C'est la fin de l'indifférence. Selon Barthes, il n'y a pas de roman possible sans amour. Il s'agit de la générosité et de la pitié de la fiction, cependant, il n'y a pas de littérature sans le mal, d'où une angoisse récurrente. L'œuvre est parcouru par la peur du tribunal. Le romancier doit se faire pardonner d'exploiter la vie de ceux qui l'entourent.
Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant quand il s’agit de ses propres passions ; tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent. Sans doute, quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu’il nous louât, et surtout, quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu’il en fût autrement. Mais le ressentiment de l’affront, les douleurs de l’abandon auront alors été les terres que nous n’aurions jamais connues, et dont la découverte, si pénible qu’elle soit à l’homme, devient précieuse pour l’artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son oeuvre.28
Il y a là un détournement sublimé.
[…] D’ailleurs, j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi.29
C'est le comble de l'ambiguité : l'auteur se donne en sacrifice mais d'abord il utilise les autres.
[…] Je n’étais pas loin de me faire horreur comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé sans même savoir, ce qui, pour ma grand’mère du moins, eût été une telle récompense, l’issue de la lutte. Et une seule consolation qu’elle ne sût pas que je me mettais enfin à l’oeuvre était que tel est le lot des morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis longtemps d’avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui avaient été une telle souffrance pour elle.30
C'est un raisonnement très proche de celui de la mère qu'on a vu tout à l'heure: malgré sa propre tristesse, se réjouir finalement de la mort de l'être aimé car cette mort lui permet d'échapper à la souffrance. La culpabilité demeure, les autres sont utilisés et absorbés:
Et certes, il n’y aurait pas que ma grand’mère, pas qu’Albertine, mais bien d’autres encore, dont j’avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu’en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés.31
La mort n'est pas à craindre, car on la vit bien des fois dans une vie, au fur à mesure des amours qui s'effacent. Mais la crainte de la mort revient sous une autre forme:
Or c’était maintenant qu’elle m’était devenue depuis peu indifférente que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit:
Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent.
Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur «déjeuner sur l’herbe».32
Il y aurait donc une vraie bonté, celle qui donne sa vie pour l'œuvre.
«L’art véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence.» Il ne donne pas d'explication, ne fait pas de théorie, c'est la que réside sa morale: «la bonne action pure et simple […] ne dit rien.»33


la version de sejan.



Notes
1 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1033
2 : Ibid., p.727
3 : A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.473
4 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.727
5 : La Fugitive, Clarac t3, p.326
6 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.848
7 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.82
8 : Jean Santeuil, Pléiade p.470 et suiv.
9 : A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.741
10 : La prisonnière, Clarac, t3, p.380
11 : Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.103
12 : La Fugitive, Clarac t3, p.659-660
13 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.862
14 : Ibid., p.921
15 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.
16 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.923
17 : Ibid., p.966
18 : Ibid., p.969
19 : Ibid., p.970
20 : Ibid., p.934
21 : Ibid., p.936
22 : Ibid., p.986
23 : Ibid., p.1040
24 : Ibid., p.1041
25 : Ibid., p.1036
26 : Ibid., p.879
27 : Ibid., p.896
28 : Ibid., p.901
29 : Ibid., p.902
30 : Ibid., p.903
31 : Ibid., p.903
32 : Ibid., p.1038
33 : Ibid., p.881

Distractions

Devant l'étagère des bibliothèques vertes où A. vient de prendre un Langelot (elle cherche celui qui raconte l'arrestation de Monsieur T, mais je ne suis pas sûre que Monsieur T ait jamais été arrêté), j'ouvre machinalement Les cinq sous de Lavarède:
— Réfléchissez, Monsieur Lavarède !
— C'est tout réfléchi. Jamais, jamais !
J'emporte Les cinq sous de Lavarède, à lire entre les pages de Mrs Dalloway que je lis entre deux endormissements dans le RER et celles de La Maison à vapeur que je lis quand je pense à les imprimer et que je ne les oublie pas sur les étalages des boutiques de souvenirs à touristes.

Normalement, c'est le cours d'Antoine Compagnon que je devrais être en train de transcrire.

Censure (tentation de)

Lors d'une conversation récente, un blogueur me soutenait qu'aujourd'hui Lolita ne serait pas publié: censuré, d'une censure particulièrement insidieuse puisque non pas exercée par le pouvoir politique mais par la peur des éditeurs.

Je découvre que le dernier livre d'Alan Moore, l'auteur des mythiques Watchmen et V pour Vendetta, a failli ne pas paraître en France:
Scandale aux Etats-Unis: Wendy de Peter Pan, Dorothy du Magicien d'Oz et Alice du Pays des merveilles parlent de sexe, d'opium et de psychanalyse1 […]Aux Etats-Unis, l'œuvre a fait scandale, au point que Moore est apparu dans les Simpson avec ses Filles perdues. […] L'odeur de soufre qui l'entoure a conduit Delcourt, son éditeur français, à annoncer qu'il renonçait à le publier, avant de revenir sur sa décision, créant un effet d'attente rarement vu dans ce milieu.

Romain Brethes dans Le Point, 20 mars 2008
D'un autre côté, comme le souligne la dernière phrase de l'extrait que je mets en ligne, parler de censure c'est aussitôt créer la rumeur et l'attente. C'était déjà le point commun des œuvres retenues par Jean-Jacques Pauvert dans son dernier tome de L'Anthologie des lectures érotiques: elles se définissaient davantage par rapport aux problèmes de publication qu'elles avaient rencontrés que par leur contenu "érotique".



Note

1ce qui n'est pas sans rappeler le réjouissant Contes à faire rougir les petits chaperons, de Pierre Enard. (Note de la blogueuse).

séminaire n°12: Joshua Landy - Un égoïsme utilisable pour autrui

Joshua Landy est professeur à Standford. Il a fait ses études à Cambridge et Princeton.
Il a écrit un livre sur la philosophie comme fiction, Philosophy As Fiction : Self, Deception, and Knowledge in Proust, avec ce mot de "deception" toujours si difficile à traduire en français. Il a réfléchi à la philosophie pour le "self-fashioning", la formation du moi, et la contribution de la littérature à la formation du moi.
Le titre de son intervention est "un égoïsme à l'usage d'autrui".

***


Je vais commencer par deux exemples. A la fin du Temps retrouvé, le narrateur, malade, décide d'utiliser son temps d'immobilisation à répondre à deux lettres, l'une pour s'excuser auprès de Mme Molé de ne pas pouvoir venir à une soirée, l'autre pour présenter ses condoléances à Mme Sazerat qui lui a appris la mort de son fils. Il répond aux deux, en regrettant de consacrer son temps aux mondanités, mais, ce qui est plus étrange, en regrettant également d'avoir répondu à Mme Sazerat:
je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours.1
On assiste ici à un renversement des valeurs. La création est le devoir réel, la politesse, la considération envers autrui ne sont que des devoirs secondaires.
Que faut-il en penser? Ce narcissisme est-il coupable? L'esthétique devient une éthique au sens fort du terme, un lieu qui demande des sacrifices. Nous en avons des exemples à travers plusieurs artistes, Elstir, Bergotte, ou Ruskin qui sacrifiait «tous ses plaisirs, tous ses devoirs et jusqu'à sa propre vie»2 à son art.

Si l'esthétisme n'est pas un hédonisme, d'où provient le statut normatif de ce devoir? Il existe un impératif de perfectionnement de soi: «nous ne nous créons en réalité de devoirs […] qu’envers nous-mêmes.»3
Il faut prendre le narrateur à la lettre: c'est pour nous qu'il fait ce qu'il fait. Quel cadeau nous fait-il? Quel est l'enjeu du roman? Le roman commence par nous exposer une incapacité d'être, le narrateur nous décrivant ses Mois successifs, une cathédrale, un air de musique, une rivalité entre deux personnages historiques, et reconnaît à la fin du livre, après la disparition d'Albertine : «ma vie m’apparut […] comme quelque chose de si dépourvu du support d’un moi individuel identique et permanent […]»4

Trois problèmes à résoudre
Il faut donc qu'il y est un Moi stable et permanent;
il faut accéder à ce Moi;
il faut avoir la capacité de transmettre ce que ce Moi a appris.
Il faut les trois, et il faut répondre à ces trois problèmes, problème ontologique, problème épistémologique et problème de communication.

"Je" change en continu. On diffère de soi, dans une division autant diachronique que synchronique, bien souvent je ne me comprends pas si je tombe face à d'anciens de mes actes ou de mes écrits. Si par miracle je tombe sur une facette stable de mon être, je n'ai à ma disposition pour l'exprimer que le langage menteur.
Au Ve siècle avant J.C., Gorgias avait déjà remarqué qu'il n'y avait pas de vérité, que si elle existait on ne pourrait pas la connaître, et que si on arrivait à la connaître on ne pourrait pas la dire.

Trouver un Moi stable
La solution trouvée par Proust au premier problème est une épiphanie mnémonique. Un Moi permanent qui se souvient est la condition de la possibilité de la mémoire involontaire. La mémoire involontaire n'est possible que si une partie du Moi est inchangeante (je dirais qu'elle est également la preuve de l'existence de cette partie stable du Moi (remarque du blogueur)). C'est la mémoire qui rend l'identité de soi possible. John Locke a ainsi déterminé ce qui faisait l'identité de soi: tant qu'un individu peut répéter en lui-même la mémoire d'une action passée, il est le même Moi.

Comment accéder à ce Moi?
Les données du sens ne sont pas structurées en elles-mêmes par l'esprit, ainsi que l'ont montré Kant et Nietzsche. Nous déformons ce que nous voyons et nous sommes incompréhensibles à autrui. Qu'on songe par exemple aux réactions en dyptique du narrateur découvrant en Rachel l'amour de Saint-Loup, ou de Saint-Loup contemplant la photographie d'Albertine, avec la même réaction étonnée et incrédule: «c'est ça, la jeune fille que tu aimes?»

Comment savoir au juste qui je suis?
Si je suis ma percepetion, il est impossible de me saisir directement, il me faut un miroir. Ici, c'est l'amour qui sert de miroir. Un homme a toujours la même façon de s'enrhumer, il tombe également amoureux des mêmes personnes et de la même façon. Il faut s'observer amoureux, observer sèchement ses actes plutôt que privilégier l'observation a priori.

Nous avons donc résolu deux problèmes: le problème ontologique (par la mémoire) et le problème épistémologique (en s'observant amoureux).

Comment exprimer cette connaissance du Moi?
Le langage trahit le vrai Moi (dans le sens où il dit autre chose que la vérité du Moi). Il faut donc faire un détour pour accéder à la vérité. Ce détour, c'est le style:
car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune.5
Je suis ceux que j'ai étés, la longue série des Moi qui balisent mes jours. Mon Moi est égal à l'intégrale de mes Moi.
La narrativité est très en vogue chez les Anglo-Saxons, et elle recouvre quelque chose de très vrai.

1/ La narration est provisoire et recouvre des croyances illusoires. Imaginons que vous soyez Mme Verdurin. Si l'on se place à la fin du XIXe siècle, votre prise de position pour le dreyfusisme représente une erreur sociale et vingt ans de retard dans votre ascencion de l'échelle sociale. Mais si l'on se place vingt ans plus tard, c'est l'acte le plus porteur de votre vie.
L'avenir a ainsi le pouvoir de changer le passé.
Pourquoi par exemple le narrateur interrompt-il son récit de son amour pour Gilberte pour nous signaler incidemment une Albertine, nièce de Mme Bontemps? Parce qu'il connaît le futur. On assiste ainsi à une réécriture continue de l'histoire. Les nouvelles éditions sont permanentes, aucune n'est "vraie".

2/ D'autre part la narration doit être esthétique. Les philosophes se réclament du récit, mais écrit sans style.Ce que comprend Proust, c'est que les techniques littéraires sont indispensables.
Car à l'inverse, si Albertine compte, pourquoi nous parler de Gilberte? L'épisode de l'amour pour Gilberte ne cause pas l'amour pour Albertine, il le prépare, comme la sonate de Vinteuil prépare le septuor. C'est ce que Genette appelle une amorce: un geste proleptique non causale. Les divers Mois conspirent ainsi à produire un Moi unifié.

3/ La narration du Moi n'a presque aucune valeur en elle-même. Mais en écoutant l'histoire des autres j'apprends à raconter mon histoire. En apprenant à raconter mon histoire j'apprends à raconter le futur.
Cela permet de maximiser le plaisir, cela m'habitue à vivre au futur antérieur. J'apprends à vivre autobiographiquement.

Mais alors ?

C'est une conclusion inattendue: le but de tout cela n'était-il pas de raconter une vie?
Oui et non : oui pour le narrateur, non pour Proust. Proust invite tout le monde à écrire.

Est-ce que le narrateur va écrire la Recherche du temps perdu? Non. Il vient d'écrire ce que nous venons de lire. La vie continue, ce que nous venons de lire est à réécrire. C'est une réécriture permanente à la façon de Pierre Ménard.
La plus grande différence entre Proust et son personnage, c'est que Proust a déjà écrit tandis que le narrateur ne sait pas s'il écrira.
Non, tout le monde ne doit pas écrire une biographie, mais vivre la vie en tant que littérature.

Où est le devoir ici ?

1/
Certes, ce que j’avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l’altruisme humain qui n’est pas égoïste est stérile, c’est celui de l’écrivain qui s’interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui.6
Que va nous apporter Marcel? la découverte de la vision du monde par un autre:
Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre […]7
L'art nous donne les moyens de détruire les murs de la cellule sollipsiste.

En 1917, Weber porte un diagnostic pénétrant sur notre époque en évoquant le désenchantement du monde: la technique permet de faire des prévisions, nous pouvons maîtriser la nature, il y a de moins en moins de miracles et de plus en plus de phénomènes naturels.
Weber a négligé que chaque fois que la religion s'est retirée a eu lieu un réenchantement moderne et multiple; car Dieu remplissait de multiples fonctions (cf. Nietzsche), des fonctions de rédemption, d'épiphanie, de mystère, d'infini, fonctions maintenant éclatées entre de nombreux intervenants:
ce n’est pas un univers, c’est des millions, presque autant qu’il existe de prunelles et d’intelligences humaines, qui s’éveillent tous les matins.8
Proust nous fournit une nouvelle perspective, il réenchante le monde.

2/ Dans le même temps, il s'agit d'un geste altruiste. Il s'agit de fournir aux autres les moyens de se connaître. Il présente un processus ''a posteriori'' qui remontent des effets aux causes.

Hervé Picherit s'est posé une question simple: quand Swann tombe-t-il amoureux d'Odette pour la première fois?9 La réponse est surprenante: Swann tombe huit fois amoureux d'Odette pour la première fois, mais chaque fois pour des raisons différentes: parce qu'elle semble lui échapper, parce qu'elle semble lui appartenir, parce qu'il désire l'esthétiser, parce qu'elle plaît à Charlus, parce qu'elle lui montre de la bonté, etc.
Le lecteur doit choisir entre ses possibilités, quitte à ce qu'il rende compte après du choix qu'on a fait. Selon la belle phrase d'Antoine Compagnon, nous sommes interloqués, perplexes, mais cette incertitude doit aboutir à une certitude subjective et stable, car si l'origine de la philosophie est dans l'émerveillement, sa fin est un savoir, la philosophie est un outil pour se connaître.

La Recherche est un exemple de la façon d'organiser son histoire, ses souvenirs. Elle donne l'exemple d'une pensée hypotactique, c'est-à-dire qui sait organiser tous les éléments d'une vie. Il ne suffit pas de raconter, il faut se reconstruire.

A la recherche du temps perdu est un roman formatif. C'est terrain pour se former, un livre à lire et à relire. Il faut relire des passages ou la phrase qu'on vient de lire. C'est un livre à lire en invitant le lecteur à croire ou ne pas croire. C'est un processus d'autoformation, la Recherche est un entraînement à la vie.

3/ La lecture est un processus où il importe de tomber dans des pièges.
4/ La Recherche est un modèle formel pour la construction de soi et de son histoire.
5/ pas noté

Finalement, est-ce moral ou non?
Il y a une moralité de l'artiste.
Le cadeau que nous fait Proust réenchante le monde. C'est un geste altruiste.
''La Recherche'' est un roman formatif en ce qu'il nous présente un modèle formel. Il permet l'aiguisement des capacités, de la foi pour se raconter même si c'est une foi qui tient de l'illusion lucide. La lecture est une expérience et le narrateur le sait. Lire un roman, écouter une sonate, regarder un tableau sont des activités qui possèdent une temporalité propre.
Il n'y a pas d'idé dans le septuor, tout au plus des motifs. C'est un événement, c'est une expérience.

***


Question de AC: S'agit-il d'un apprentissage de ce qui devait être ou d'un futur ouvert?
JL : Je n'ai pas de réponse. Il me semble que le champ est ouvert, il existe plusieurs manières de se raconter sa vie. On peut raconter sa vie de manière extrêmement convaincante et échouer, comme Krap, de Beckett: il dévoue sa vie à son art, et au moment de sa mort, onze exemplaires de son livre ont été vendus, dont certains à des bibliothèques d'outre-mer (précise-t-il dans un raffinement de cruauté).
AC: mais si Beckett écrit ce genre de roman, c'est aussi en réaction à Proust.
JL : ce serait une longue discussion…

la version de sejan.



Notes :
1 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1040
2 : Préface de Proust à La Bible d'Amiens, de John Ruskin
3 : La Prisonnière, Clarac t3, p.98
4 : La Fugitive, Clarac t3, p.594
5 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.895
6 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1036
7 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.895
8 : La Prisonnière, Clarac t3, p.191
9 : H. G. Picherit, The Impossibly Many Loves of Charles Swann: The Myth of Proustian Love and the Reader's "Impression" in Un amour de Swann

cours n° 12 : les vices et les vertus s'étayant les unes les autres

Nous arrivons à la pénultième séance... J'aurais pu faire, dans le style "les titres auxquels vous avez échappés", les cours auxquels vous avez échappés. Georges Steiner vient de publier un livre (que je n'ai pas encore lu), Les livres que je n'ai pas écrits. Est-ce que c'est plus facile que de parler des leçons que je ne ferai pas?

Il aurait été possible de poursuivre la liste des vertus et des vices, en diptyques : la charité et l'envie, la justice et l'injustice, la vengeance ou l'expiation,... ou alors de travailler en partant des personnages: Bloch, Françoise, Mme Verdurin, Albertine (dont je n'ai sans doute pas assez parlé), Legrandin...

Je voudrais corriger l'image d'Albertine. J'ai donné l'image d'une bonne Albertine en l'associant à la grand-mère dans la mort. Mais Albertine est un personnage ambigu, également associé à Charlus dans le Temps retrouvé:

Dans mon adolescence, où je croyais exactement ce qu’on me disait, j’aurais sans doute, en entendant le gouvernement allemand protester de sa bonne foi, été tenté de ne pas la mettre en doute, mais depuis longtemps je savais que nos pensées ne s’accordent pas toujours avec nos paroles; non seulement j'avais un jour, de la fenêtre de l'escalier, découvert un Charlus que je ne soupçonnais pas, mais surtout, chez Françoise, puis hélas chez Albertine, j'avais vu des jugements, des projets se former, si contraires à leurs paroles, que je n'eusse, même simple spectateur, laissé aucune des paroles, justes en apparence, de l'emperuer d'Allemagne, du roi de Bulgarie, tromper mon instinct qui êût deviné, comme pour Albertine ce qu'ils machinaient en secret.[1]

Albertine mérite cet hélas qui la fait ressembler à Charlus. Elle est capable de feinte diplomatique.

La dernière fois je m'interrogeais sur le héros: est-il bon, est-il méchant? Nous avons vu la diatribe du narrateur (qui n'est pas le héros) contre les célibataires de l'art alors que lui-même n'échappe que de peu à cet état. Je voudrais aujourd'hui m'interroger sur l'écrivain.

Pour ce faire, je propose de faire un passage par les artistes. Plusieurs sont possibles, Elstir, Vinteuil, j'ai choisi Bergotte. Bergotte est présenté comme un Tartuffe, la grande figure de la réflexion française avec le Misanthrope.
La tartufferie de Bergotte est dénoncée avant que le narrateur ne le rencontre pour la première fois, la suite du récit devant nous démontrer que rien n'est si simple.
Le premier à dénoncer ainsi Bergotte, c'est Norpois, lorsque le narrateur l'interroge au cours d'un repas. Norpois se lance dans une longue tirade, accusant Bergotte d'être un "joueur de flûte", le tout culminant par un procès de la morale de l'écrivain. Norpois a refusé de recevoir Bergotte à l'ambassade de Vienne car celui-ci prétendait venir accompagner d'une femme légère.

Néanmoins, j’avoue qu’il y a un degré d’ignominie dont je ne saurais m’accommoder, et qui est rendu plus écoeurant encore par le ton plus que moral, tranchons le mot, moralisateur, que prend Bergotte dans ses livres où on ne voit qu’analyses perpétuelles et d’ailleurs, entre nous, un peu languissantes, de scrupules douloureux, de remords maladifs, et pour de simples peccadilles, de véritables prêchi-prêcha (on sait ce qu’en vaut l’aune) alors qu’il montre tant d’inconscience et de cynisme dans sa vie privée.

N'oublions pas qu'il y a de l'Anatole France dans Bergotte. Norpois est outré par le décalage entre la vie privée et le discours littéraire.

[...] au fond c’est un malade. C’est même sa seule excuse.

La tartufferie extrême relève de la pathologie.
Peu après, la gratitude pousse le narrateur à faire une gaffe lorsque Norpois évoque l'intention de répéter à Mme Swann un compliment que vient de faire le narrateur au sujet d'Odette et de Gilberte:

cet homme important qui allait user en ma faveur du grand prestige qu’il devait avoir aux yeux de Mme Swann, m’inspira subitement une tendresse si grande que j’eus peine à me retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches et fripées, qui avaient l’air d’être restées trop longtemps dans l’eau.

Et la page se poursuit sur une autre indélicatesse, cette fois de la part de Norpois:

Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j’y pusse rencontrer, parce qu’il était l’ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d’ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l’Ambassadeur parti, on me raconta qu’il avait fait allusion à une soirée d’autrefois dans laquelle il avait «vu le moment où j’allais lui baiser les mains» [...][2]

Ces récits tiennent en quelques pages. Les bassesses des uns et des autres ne sont pas commentées, mais leur rapprochement n'est pas fortuit.
La complexité de Bergotte est annoncé. Quand le narrateur le rencontrera, le Bergotte rêvé sera confronté au Bergotte réel (le rêve à la personne): le "doux chantre" s'avèrera un «un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire», à la voix désagréable, suggérant «quelque mentalité d'ingénieur pressé». On est loin de l'auteur que le narrateur avait imaginé à partir de ses livres, il découvrait «un certain genre d’esprit actif et satisfait de soi, ce qui n’était pas de jeu, car cet esprit-là n’avait rien à voir avec la sorte d’intelligence répandue dans ces livres, si bien connus de moi et que pénétrait une douce et divine sagesse.»Ibid, p.555-556

Nous avons donc encore affaire à un personnage double. Il y a le vrai Bergotte, noble et élevé, et le Bergotte égoïste et mondain, un arriviste qui cherche à parvenir à l'Académie française. Comme Baudelaire ou Bergson, Bergotte s'abaisse en courant après les honneurs, en faisant des visites. Il s'abaisse au niveau du kleptomane, on retrouve l'idée de pathologie (ce qui va suivre est le commentaire d'une lecture continue de plusieurs pages) :

Et l’homme à barbiche et à nez en colimaçon avait des ruses de gentleman voleur de fourchettes, pour se rapprocher du fauteuil académique espéré, de telle duchesse qui disposait de plusieurs voix dans les élections, mais de s’en rapprocher en tâchant qu’aucune personne qui eût estimé que c’était un vice de poursuivre un pareil but, pût voir son manège.

L'homme n'est pas à la hauteur de son génie:

Il n’y réussissait qu’à demi, on entendait alterner avec les propos du vrai Bergotte ceux du Bergotte égoïste, ambitieux et qui ne pensait qu’à parler de tels gens puissants, nobles ou riches, pour se faire valoir, lui qui dans ses livres, quand il était vraiment lui-même, avait si bien montré, pur comme celui d’une source, le charme des pauvres.

On pourrait lire ces pages comme une critique de Sainte Beuve. Mais c'est plus compliqué que ça: il n'y aurait pas de bon Bergotte s'il n'y avait de mauvais Bergotte:

Quant à ces autres vices auxquels avait fait allusion M. de Norpois, à cet amour à demi incestueux qu’on disait même compliqué d’indélicatesse en matière d’argent, s’ils contredisaient d’une façon choquante la tendance de ses derniers romans, pleins d’un souci si scrupuleux, si douloureux, du bien, que les moindres joies de leurs héros en étaient empoisonnées et que pour le lecteur même il s’en dégageait un sentiment d’angoisse à travers lequel l’existence la plus douce semblait difficile à supporter, ces vices ne prouvaient pas cependant, à supposer qu’on les imputât justement à Bergotte, que sa littérature fût mensongère, et tant de sensibilité, de la comédie.

"amour à demi incestueux qu’on disait même compliqué d’indélicatesse en matière d’argent" : le sexe et l'argent, comme toujours.
On trouve ici le premier grand développement de La Recherche sur la moralité de la littérature.

De même qu’en pathologie certains états d’apparence semblable sont dus, les uns à un excès, d’autres à une insuffisance de tension, de sécrétion, etc., de même il peut y avoir vice par hypersensibilité comme il y a vice par manque de sensibilité.[3]

Le vice est donc aussi bien une absence qu'un excès de sensibilité. Cette idée est reprise dans les brouillons. On songe à Mlle de Vinteuil, artiste du mal:

Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d’elle ; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner.[4]

C'est le sacrilège qui prouve le sacré, comme le dira Georges Bataille. Il y a donc vice par hypertrophie du sentiment moral. Il faut avoir connu l'envie pour atteindre la charité, l'idôlatrie pour atteindre la foi.
Quant à Bergotte, s'il n'est pas un Tartuffe, c'est que

Peut-être n’est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème moral peut se poser avec toute sa force d’anxiété. Et à ce problème l’artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire. Comme les grands docteurs de l’Église commencèrent souvent tout en étant bons par connaître les péchés de tous les hommes, et en tirèrent leur sainteté personnelle, souvent les grands artistes tout en étant mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la règle morale de tous.[5]

On anticipe la leçon du Temps retrouvé. Les bons écrivains ont connu le vice, Dostoïevski, Henry Bataille, Musset, Baudelaire, on retrouve le cliché de Saint Augustin et de ses confessions. Mais ici il ne s'agit pas de conversion mais de double vie. Déjà dans Jean Santeuil, l'écrivain C. rendait visite au gardien de phare et par méchanceté pure chassait les oies:

Quand la femme du phare revint et, ne trouvant plus ses oies, se mit à crier, C. eut l'air de s'apercevoir seulement alors qu'elles n'étaient plus devant la maison. Mais il devait rire intérieurement, ce qui prouve qu'il n'était pas aussi bon que ces gens le croyaient.[6]

D'ailleurs il couchait avec la serveuse de l'auberge (''ajoute malicieusement Compagnon, sans qu'on comprenne s'il sourit de cette preuve définitive de vice ou de Proust fournissant cela comme preuve définitive du vice).
Mais C. était-il vraiment méchant? Proust cherche à définir la morale de l'écrivain:

Le don de poésie qui était en lui, était devenu peu à peu le centre de sa vie morale, et ses luttes de conscience avaient pris une autre forme. Le bien était ce qui favorisait son inspiration, le mal ce qui la paralysait.[7]

L'artiste a une autre exigence que les gens ordinaires. Sa seule morale est celle de l'œuvre. Le détour par l'idôlatrie est inutile. On a affaire ici à un certain cynisme: il ne s'agit pas du même égoïsme que celui des mortels.

Revenons à Bergotte:

Ce sont les vices (ou seulement les faiblesses et les ridicules) du milieu où ils vivaient, les propos inconséquents, la vie frivole et choquante de leur fille, les trahisons de leur femme ou leurs propres fautes, que les écrivains ont le plus souvent flétries dans leurs diatribes sans changer pour cela le train de leur ménage ou le mauvais ton qui règne dans leur foyer. Mais ce contraste frappait moins autrefois qu’au temps de Bergotte, parce que d’une part, au fur et à mesure que se corrompait la société, les notions de moralité allaient s’épurant, et que d’autre part le public s’était mis au courant plus qu’il n’avait encore fait jusque-là de la vie privée des écrivains ; et certains soirs au théâtre on se montrait l’auteur que j’avais tant admiré à Combray, assis au fond d’une loge dont la seule composition semblait un commentaire singulièrement risible ou poignant, un impudent démenti de la thèse qu’il venait de soutenir dans sa dernière oeuvre.

La vie de Bergotte est un "impudent démenti". Le narrateur reconnaît la dimension biographique, les événements choquants dont l'écrivain fait son œuvre. Mais le monde moderne est à la fois plus immoral et plus ouvert, il supporte moins le contraste. Vivre ainsi de façon contrastée était plus facile sous l'Ancien Régime.

Reste la question: Bergotte est-il bon, est-il méchant? La réponse est difficile et la question n'est peut-être pas pertinente.

Ce n’est pas ce que les uns ou les autres purent me dire qui me renseigna beaucoup sur la bonté ou la méchanceté de Bergotte. Tel de ses proches fournissait des preuves de sa dureté, tel inconnu citait un trait (touchant car il avait été évidemment destiné à rester caché) de sa sensibilité profonde.

Bergotte est les deux à la fois, bon et méchant, dur et d'une sensibilité profonde.

Mais dans une auberge de village où il était venu passer la nuit, il était resté pour veiller une pauvresse qui avait tenté de se jeter à l’eau, et quand il avait été obligé de partir il avait laissé beaucoup d’argent à l’aubergiste pour qu’il ne chassât pas cette malheureuse et pour qu’il eût des attentions envers elle. Peut-être plus le grand écrivain se développa en Bergotte aux dépens de l’homme à barbiche, plus sa vie individuelle se noya dans le flot de toutes les vies qu’il imaginait et ne lui parut plus l’obliger à des devoirs effectifs, lesquels étaient remplacés pour lui par le devoir d’imaginer ces autres vies.

L'écrivain se situe au-dessus des fautes ordinaires. Son art l'entraîne vers un épanouissement, une effusion du moi.
Bergotte épouse les foules dont il devient le peintre, il se noie dans toutes les vies qu'il imagine. Il atteint ainsi l'oubli de soi, l'altruisme sublime qu'est la vraie charité, cette dureté bourrue que presente la Charité de Giotto.

Mais en même temps, parce qu’il imaginait les sentiments des autres aussi bien que s’ils avaient été les siens, quand l’occasion faisait qu’il avait à s’adresser à un malheureux, au moins d’une façon passagère, il le faisait en se plaçant non à son point de vue personnel, mais à celui même de l’être qui souffrait, point de vue d’où lui aurait fait horreur le langage de ceux qui continuent à penser à leurs petits intérêts devant la douleur d’autrui. De sorte qu’il a excité autour de lui des rancunes justifiées et des gratitudes ineffaçables.[8]

On trouve ces mêmes remarques dans le premier carnet de La Recherche: «sa gentillesse avait augmenté sa sécheresse», si bien qu'il «passait auprès de sa famille pour le plus sec des hommes et pour le meilleur auprès des étrangers».
Le plus corrompu est le plus fidèle, ce sont des oppositions tout à fait beuviennes, à rapprocher de Baudelaire qui s'abaisse à faire des visites. On retrouve ainsi dans Contre Sainte-Beuve:

Quant à l'homme lui-même, il n'est qu'un homme et peut parfaitement ignorer ce que veut le poète qui vit en lui[9] [...]. Baudelaire se trompait-il à ce point sur lui-même?[10]

C'est toujours le même "dualisme si troublant". Baudelaire comme Bergotte s'ignorent. Ils sont les sujets d'un dualisme naturel qui fait remonter leur bonté à tout moment.

C'est cette caractéristique qui m'amène à parler de Dostoïevski. Le repas chez les Swann se termine, à la fin du passage le narrateur imagine Bergotte devant se défendre devant un tribunal avec une profonde méconnaissance de la réalité:

C’était surtout un homme qui au fond n’aimait vraiment que certaines images et (comme une miniature au fond d’un coffret) que les composer et les peindre sous les mots. Pour un rien qu’on lui avait envoyé, si ce rien lui était l’occasion d’en entrelacer quelques-unes, il se montrait prodigue dans l’expression de sa reconnaissance, alors qu’il n’en témoignait aucune pour un riche présent.

Bergotte est bien finalement un idôlatre, puisqu'il est amoureux des images.

Et s’il avait eu à se défendre devant un tribunal, malgré lui il aurait choisi ses paroles, non selon l’effet qu’elles pouvaient produire sur le juge, mais en vue d’images que le juge n’aurait certainement pas aperçues.

Et Bergotte manque de raison pratique. L'idée du tribunal est liée à celle de la double vie de Bergotte. Le juge est insensible aux images.
Je retiens l'idée que le narrateur place Bergotte dans un tribunal pour se défendre: si j'en avais eu le temps il aurait fallu parler de la Justice. Le narrateur ne croit pas à la justice ou il en a peur. Ainsi dans un autre passage, à propos d'Albertine:

En ce moment, tenant au dessus d’Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l’ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avaient creusées dans le couvre-pieds, Françoise avait l’air de la “Justice éclairant le Crime”.[11]

C'est une allusion à un tableau de Prud'hon (Antoine Compagnon projette l'image), La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, peint en 1808 et qui sera accroché de 1808 à 1815 derrière le juge dans la salle des Assises (le tableau sera ensuite remplacé par une crucifixion).


Thémis la Justice accomgnée de Némésis, la vengeance, poursuit le crime. La notice historique décrit ainsi ce tableau: «La Justice et la vengeance poursuive le criminel. L'effet et l'idée de cette composition sont dans un bel accord, et la pensée générale en inspira très heureusement l'exécution. Le malfaiteur a cru se cacher avec son forfait dans l'ombre de la nuit, mais déjà le flambeau de la justice l'enveloppe d'une clarté sinistre. En vain il fuit, il ne peut échapper à la vengeance du remords; les deux inexorables déesses ont commencé son châtiment.»

Peut-être n'est-ce pas si grave que les juges ne comprennent pas Bergotte, puisque Bergotte est coupable. Nous sommes tous coupables, on se souvient des réflexions du narrateur lorsqu'il songe à sa vie après le départ d'Albertine:

Alors la vie me parut barrée de tous les côtés. Et en pensant que je n’avais pas vécu chastement avec elle, je trouvai, dans la punition qui m’était infligée pour avoir forcé une petite fille inconnue à accepter de l’argent, cette relation qui existe presque toujours dans les châtiments humains et qui fait qu’il n’y a presque jamais ni condamnation juste, ni erreur judiciaire, mais une espèce d’harmonie entre l’idée fausse que se fait le juge d’un acte innocent et les faits coupables qu’il a ignorés.[12]

C'est une image terrifiante de la justice qui nous rappelle celle de Joseph de Maistre pour qui il n'y a jamais d'erreurs judiciaire: nous sommes toujours coupables de quelque chose:

Comme il est très possible que nous soyons dans Terreur lorsque nous accusons la justice humaine d'épargner un coupable, parce que celui que nous regardons comme tel ne l'est réellement pas; il est, d'un autre côté, également possible qu'un homme envoyé au supplice pour un crime qu'il n'a pas commis, l'ait réellement mérité par un autre crime absolument inconnu.[13]

vision à rattaché bien entendu à Dostoïevski. Ce qui est présenté, c'est le sentiment d'une justice providentielle, d'un système global de compensation entre vices et vertus, et c'est sur fond que peut se développer l'altruisme le plus sublime.


la version de sejan

Notes

[1] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.774

[2] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.475 à 478

[3] Ibid., p.557-558

[4] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.164

[5] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.558

[6] Préface à Jean Santeuil, Pléiade, p.187

[7] Ibid.

[8] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.559

[9] Les dernières lignes de ce paragraphe sont extraite d'un autre cahier, où elles sont précédées de la mention suivante: «Ajouter à Baudelaire, quand je parle du poète qui désire être de l'Académie, etc. Suprême ironie, Bergson et les visites académiques»

[10] Contre Sainte-Beuve, "Sainte-Beuve et Baudelaire", Folio p.169

[11] Le côté de guermantes'', Clarac t2, p.360

[12] La Fugitive, Clarac t3, p.446

[13] Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, p.34

Joshua Landy

Nous avons eu droit cette après-midi à un cours éblouissant, qui m'a laissée le souffle coupé.

Une présentation de Joshua Landy est disponible ici[1] Elle nous apprend entre autres que Landy travaille actuellement sur les "romans de formation", des romans qui cherchent à entraîner (dans le sens d'exercer) plutôt qu'à instruire le lecteur.

En attendant les quelques notes que j'ai griffonnées, je mets en ligne la bibliographie que j'ai compilée à partir de Google. Les articles sont le plus souvent payants et téléchargeables en ligne.

Articles

  • "Les Moi en Moi": The Proustian Self in Philosophical Perspective, New Literary History - Volume 32, Number 1, Winter 2001, pp. 91-132
  • Nietzsche, Proust, and Will-To-Ignorance, Philosophy and Literature - Volume 26, Number 1, April 2002, pp. 1-23
  • avec R. Lanier Anderson, Philosophy as Self-Fashioning: Alexander Nehamas's Art of Living, Diacritics - Volume 31, Number 1, Spring 2001, pp. 25-5
  • Accidental Kinsmen: Proust and Nietzsche, Philosophy and Literature - Volume 27, Number 2, October 2003, pp. 450-455
  • Proust, His Narrator, and the Importance of the Distinction, in Poetics Today 2004; 25 : 91-135.
  • A Beatrice for Proust ?, Poetics Today 2007; 28 : 607-618.
  • Philosophy to the Rescue, Philosophy and Literature - Volume 31, Number 2, October 2007, pp. 405-419


Livre

Philosophy As Fiction : Self, Deception, and Knowledge in Proust, téléchargeable ici.
- Quelques renseignements sur Google-books.

A venir : The Re-Enchantment of the World: Secular Magic in a Rational Age, présenté ici


Notes

[1] lien mis à jour le 7/01/09. Il fournit une bibliographie qui rend inutile les liens qui suivent. Je laisse en l'état, pour maintenir la raison d'être de ce billet.

séminaire n°11 : Maya Lavault - Histoires de crimes proustiens

J'ai dirigé la maîtrise et le DEA de Maya Lavault. Elle prépare actuellement un doctorat sur le secret dans Proust. Elle est actuellement professeur en collège et sera ATER au collège de France l'année prochaine.

                                                      ***

Mes notes sont assez décousues, je n'ai pas vraiment noté les transitions. Bah, tant que la logique est respectée... C'était intéressant, une revue de la métaphore du crime chez Proust, d'abord d'une façon générale, avec les deux grands crimes sociaux, l'homosexualité et le sadisme, puis un glissement vers les rapports au plaisir et à l'image de la mère, des remarques convaincantes sur les meurtres toujours doubles, les allusions à Poe, etc. Il en ressort que le grand meurtre de la Recherche, le meurtre permanent, répété, est le matricide.
Les références données dans le corps du texte sont celles données par la conférencière, soit l'édition Tadié de la Pléiade.

La morale sociale est préservée par les interdits. Les maisons de La Recherche sont les lieux où prennent place les deux crimes sociaux, l'homosexualité et le sadisme. Les rapports entre juifs et homosexuels servent de métaphore du crime.
Le narrateur est le témoin secret de deux scènes "de crime", l'une d'homosexualité, lorsqu'il est le témoin auditif de la rencontre entre Charlus et Jupien, l'autre de sadisme, lorsqu'il se comporte en voyeur lors de la scène de la flagellation de Charlus, la guerre ajoutant à l'atmosphère une ambiance d'espionnage.

On se souvient d'Albertine remarquant que Dostoïevski finit par être louche à force de parler de crime:

— Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un, Dostoïevski ? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler l'Histoire d'un Crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas naturel qu'il parle toujours de ça. (La Prisonnière, RTP, III, p. 881)

Le lecteur pourrait se poser la même question à propos de Proust : c'est étrange, cette métaphore du crime filée par le narrateur, pourquoi cette obsession?
Je voudrais démontrer que les crimes proustiens sont des crimes de sang, mais rejetés dans les marges du roman, hors du roman : ainsi quand Charlus fait battre à mort un homme qui lui a fait des propositions[1], ou quand il «laissa mourir une reine plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit fer pour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se trouva prodigieusement intimidé»[2], ou quand il évoque la violence de la jalousie de Swann: «Mais, mon cher, il m’aurait tué tout simplement, il était jaloux comme un tigre.»[3]

Dostoievski joue un grand rôle dans La Recherche. Ainsi quand le narrateur apprend la fuite d'Albertine, il se sent aussitôt coupable:

Et quand Françoise m'avait remis la lettre d'Albertine, j'avais tout de suite été sûr qu'il s'agissait de la chose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçu depuis plusieurs jours d'avance, malgré les raisons logiques d'être rassuré. Je me l'étais dit presque avec une satisfaction de perspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait ne pouvoir être découvert mais qui a peur et qui tout d'un coup voit le nom de sa victime écrit en tête d'un dossier chez le juge d'instruction qui l'a fait mander. (Albertine disparue, RTP, IV, p. 15)

La comparaison rappelle la première comparution de Raskolnikoff : celui-ci est convoqué au commissariat pour une toute autre affaire, une affaire de dette, et il entend là le récit de la mort de la vieille femme. Ici, le narrateur anticipe la mort d'Albertine et s'en sent déjà coupable alors qu'il ne s'agit que de sa fuite.
En effet, le narrateur éprouve des sentiments violents envers Albertine, et il se sait coupable au moins en pensée:

Il y eut alors des jours où je voulus me noyer, me pendre, la tuer (car on aime une femme comme on aime le poulet à qui on est heureux de tordre le cou pour en manger à dîner, seulement pour les femmes on veut les tuer non pour en avoir du plaisir mais pour qu'elles n'en prennent pas avec d'autres). (avant-texte de Sodome et Gomorrhe II, RTP, III, p. 1480)

La parenthèse a été supprimée dans la version définitive. Elle introduit un parallèle intéressant entre les scènes de crime et le sadisme de Françoise tuant le poulet. Il y a ici l'aveu d'une tendresse pour le poulet.

* Quand je dis combien je me suis trompé sur mon caractère et que j'avais mal aimé Albertine dire :* je l'avais aimée oui, mais dans le sens où nous disons à la cuisinière: «je vous préviens que j'aime le poulet, que j'aime le homard », c'est-à-dire «tordez le cou à l'un, faites cuire l'autre tout vivant pour que je puisse m'en délecter, je les aime bien». (manuscrit du Temps retrouvé, RTP, IV, p. 982-983)

C'est une seconde version sous forme de conversation, plus soft, plus présentable. Elle rappelle la conversation avec Gilberte à propos de La fille aux yeux d'or.

Les assassinats de La Recherche ne sont bien sûr pas de vrais assassinats mais des assassinats symboliques. Le narrateur qui s'en accuse les expose ainsi: Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère de celle d'Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. (Albertine disparue, RTP, IV, p. 78) Et ainsi il me semblait que par ma tendresse uniquement égoïste j'avais laissé mourir Albertine comme auparavant j'avais assassiné ma grand-mère. (Albertine disparue, RTP, IV, p. 83) Ce double assassinat rappelle Le double assassinat de la rue Morgue, de Poe. Il y aurait beaucoup de chose à dire sur les relations entre Poe et La Recherche. Par exemple, l'évocation d'un oran-outang suite à la scène de jalousie de Morel hurlant «grand pied de grue»: «scène d’amour déçu, d’amour jaloux peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près, peut faire à une femme un ourang-outang qui en est, si l’on peut dire, épris»[4], cet orang-outang doit beaucoup à Edgar Poe. L'autre parallèle, c'est celui que l'on peut faire avec Raskolnikoff, qui tue deux femmes, une vieille et une jeune, comme le narrateur s'accusera d'avoir tué Albertine et sa grand-mère.
Ce double assassinat est redoublé, puisque chacun est commis deux fois, si l'on peut dire: Albertine est assassinée symboliquement au moment de son départ, puis lorsque le narrateur apprend sa mort, la grand-mère meurt d'une part de vieillesse après être tombée malade au cours d'une promenade, elle est tuée symboliquement par l'indifférence et l'oubli (jusqu'à ce que son souvenir resurgisse au moment des intermittences du cœur).
Le narrateur n'a pas toujours été gentil avec sa grand-mère, il lui est arrivé d'exagérer son mal-être pour pouvoir prendre de l'alcool malgré la peine et l'inquiétude qu'il lui causait (dans le train - premier voyage à Balbec), ou de se moquer d'elle, par exemple quand elle se montrait coquette pour être photographiée. C'est le genre de souvenirs qui laisse un remord persistant:

(...) car comme les morts n'existent plus qu'en nous, c'est nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assenés. (Sodome et Gomorrhe II, RTP, III, 156)

Tuer les parents, c'est le drame du parricide. L'obsession du parricide traverse l'œuvre dès la jeunesse. On la trouve dans La Confession d'une jeune fille, où une jeune fille qui vient de se suicider meurt lentement, le temps de raconter son histoire. Elle a vécu une jeunesse débauchée avant de revenir à la chasteté. Bien que fiancée, elle accepte un soir de suivre son premier amant. Sa mère les surprend en pleins ébats et tombe du balcon de saisissement: la jeune fille s'accuse d'avoir tué sa mère et se suicide. La confession redouble la culpabilité et l'expiation.
Dans la préface [des Plaisirs et les jours, qui contient cette nouvelle], Proust dit qu'il n'a jamais peint le vice que dans les consciences délicates, les consciences «trop faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour jouir pleinement dans le mal, ne connaissant que la souffrance». Le mal est inséparable du plaisir. On songe au Baudelaire de "L'héautontimorouménos":

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !

D'autre part, Proust a écrit suite à l'affaire Henri Van Blarenberghe un article pour Le Figaro, «Sentiments filiaux d'un parricide». Il tente d'expliquer le crime:

J'ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l'éclabousse sans parvenir à la souiller. J'ai voulu aérer la chambre du crime d'un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse, et que le pauvre parricide n'était pas une brute criminelle, un être en dehors de l'humanité, mais un noble exemplaire d'humanité, un homme d'esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité - disons pathologique pour parler comme tout le monde – a jeté – le plus malheureux des mortels – dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres. («Sentiments filiaux d'un parricide» paru dans Le Figaro le 1er février 1907; Pastiches et Mélanges, éd. P. Clarac, La Pléiade, 1971, p. 157)

Dans cet article sont évoqués Ajax et Œdipe, puis Oreste. La fin fut censurée par le directeur du Figaro, qui la trouva trop enthousiaste: « «Rappelons-nous que chez les Anciens il n’était pas d’autel plus sacré (...) que le tombeau d’Œdipe à Colone et que le tombeau d’Oreste à Sparte, cet Oreste que les Furies avaient poursuivi jusqu’aux pieds d’Apollon même et d’Athênê en disant : “Nous chassons loin des autels le fils parricide.”»
Ainsi s'explique l'allusion à Oreste à la fin de Sodome et Gomorrhe:

(...) [l'image de la scène de Montjouvain] conservée vivante au fond de moi – comme Oreste dont les dieux avaient empêché la mort pour qu'au jour désigné il revînt dans son pays punir le meurtre d'Agamemnon – pour mon supplice, pour mon châtiment peut-être, qui sait? d'avoir laissé mourir ma grand-mère; surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle semblait à jamais ensevelie et frappant comme un Vengeur, afin d'inaugurer pour moi une vie terrible, méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire éclater à mes yeux les funestes conséquences que les actes mauvais engendrent indéfiniment non pas seulement pour ceux qui les ont commis, mais pour ceux qui n'ont fait, qui n'ont cru, que contempler un spectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas! en cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson (...). (Sodome et Gomorrhe II, RTP, III, p. 499-500)

C'est la thématique de Crime et châtiment, Dostoïevski lu à la lumière des tragiques grecs, un motif sculptural menant à l'expiation. On peut prendre l'exemple de deux épisodes des Frères Karamazov: le père engrosse la folle, puis il est assassiné.

Dans La Recherche, la mère à travers la grand-mère (puisque la grand-mère est une figure maternelle) est assassinée, il y a matricide. C'est la fin de l'article sur Van Blarenberghe:

Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. («Sentiments filiaux d'un parricide», art. cité, p. 158-159)

Vinteuil, c'est aussi une figure maternelle, il entoure sa fille de soins digne d'une mère: «M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille»[5]; et ce qui est mis en cause dans la profanation, ce sont les attentions maternelles: «Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe.»[6] Mlle de Vinteuil a quasi tué son père de chagrin.
Un même système de profanation de la mère est à l'œuvre dans Confession d'une jeune fille. La jeune fille regarde son visage rendu bestial par le plaisir dans un miroir, dans ce miroir elle croise le regard de sa mère qui la regarde par la fenêtre, horrifiée. Cette vision tue sa mère quasi-instantanément.
Cela rappelle la scène de la fin de Sodome et Gomorrhe, quand Albertine avoue qu'elle connaissait bien Mlle de Vinteuil. Dans cette scène, le narrateur qui parle avec sa mère voit à la fois le paysage d'aurore qui aurait plu à sa grand-mère, et, superposée dans son esprit comme si elle se reflétait sur la vitre, l'image d'Albertine remplaçant l'amie de Mlle de Vinteuil dans la scène de Monjouvain.[7] C'est à nouveau une scène en miroir en présence de la mère, redoublée par le souvenir de la grand-mère.
Le sadisme et la tendresse se confondent. Il est plus simple de les séparer pour se faire comprendre, mais ils ont la même origine:

Tous les romans de Dostoïevski pourraient s'appeler Crime et Châtiment (comme tous ceux de Flaubert, Madame Bovary, surtout, L'Éducation sentimentale). Mais il est probable qu'il divise en deux personnes ce qui a été en réalité d'une seule. Il y a certainement un crime dans sa vie et un châtiment (qui n'a peut-être pas de rapport avec ce crime), mais il a préféré distribuer en deux, mettre les impressions du châtiment sur lui-même au besoin (La Maison des morts) et le crime sur d'autres. (Essais et articles, éd. P. Clarac, La Pléiade, 1971, p. 644-645)

Un autre parricide est celui commis sur Swann. Il meurt une première fois dans l'indifférence générale, le second meurtre est dû à Gilberte qui commence par éviter d'en parler puis va jusqu'à faire disparaître le nom de Swann. Gilberte renie son père et va jusqu'à l'oublier, sacrilège bien plus grand que celui de Mlle de Vinteuil, dont les gestes contribuent à maintenir le souvenir de son père. Ce mouvement opposé des deux jeunes femmes, l'une se souvenant, l'autre effaçant, est d'autant plus douloureux ou choquant qu'on se souvient du jugement de Gilberte sur Mlle de Vinteuil:

Jamais je la connaîtrai, pour une raison, c’est qu’elle n’était pas gentille pour son père, à ce qu’on dit, elle lui faisait de la peine. Vous ne pouvez pas plus comprendre cela que moi, n’est-ce pas, vous qui ne pourriez sans doute pas plus survivre à votre papa que moi au mien, ce qui est du reste tout naturel. Comment oublier jamais quelqu’un qu’on aime depuis toujours![8]

La profanation de Mlle Vinteuil touche la grand-mère par-dessus la tête du père: le père devient à la fois victime et complice.

Bien plus que sa photographie, ce qu'elle profanait, ce qu'elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et l'empêchait de les goûter directement, c'était la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu'il lui avait transmis comme un bijou de famille (...). (Du côté de chez Swann, RTP, I, p.162)

Tous les fils profanent leurs mères par leurs plaisirs vils et leurs débauches.

Le visage d'un fils qui vit, ostensoir où mettait sa foi sublime une mère morte, est comme une profanation de ce souvenir sacré. Car il est ce visage à qui ces yeux suppliants ont adressé un adieu qu'il ne devait pas pouvoir oublier une seconde. Car c'est avec la ligne si belle du nez de sa mère que son nez est fait, car c'est avec le sourire de sa mère qu'il excite les filles à la débauche, car c'est avec le mouvement de sourcil de sa mère pour le plus tendrement regarder qu'il ment (...). (Contre Sainte-Beuve, éd. B. de Fallois, Paris, Gallimard, 1954, p. 282)

Je laisse de côté les mères profanées. Mais je citerai un dernier exemple, celui de la Berma, qui illustre parfaitement la citation vue plus haut: «nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons»:

La Berma, atteinte d'une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu de monde, avait vu son état s'aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre souffrant et paresseux ne pouvait satisfaire, elle s'était remise à jouer. Elle savait qu'elle abrégeait ses jours mais voulait faire plaisir à sa fille à qui elle rapportait de gros cachets (...). Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel, contigu à celui de leur mère; d'où d'incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. (Le Temps retrouvé, RTP, IV, 573-574)

Les coups de marteau sont comme autant de coups mortels. Le tragique tourne au mélodrame familial.
On arrive au moment de la mort de la Berma. De nouveau les scènes sont parallèles, ou en miroir: la Berma avait joué chez la duchesse de Guermantes, Rachel joue chez la nouvelle princesse de Guermantes, Mme Verdurin. La Berma a invité à un thé, mais les invités profitent d'un moment où elle est allée se reposer de sa maladie qui l'épuise pour s'éclipser. On songe à ce mot de la duchesse de Guermantes, parfaitement indifférente et inconsciente à Swann mourant: «Ah! mon petit Charles, [...]ce que ça peut être ennuyeux de dîner en ville ! Il y a des soirs où on aimerait mieux mourir!»[9]
Rachel est d'une méchanceté banale et commune:

Elle était ravie de porter ce coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément dans son tort, en les laissant vivre. D'ailleurs, où était son tort? Elle devait dire en riant quelques jours plus tard: «C'est un peu fort, j'ai voulu être plus aimable pour ses enfants qu'elle n'a jamais été pour moi, et pour un peu on m'accuserait de l'avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin.» Il semble que tous les mauvais sentiments et tout le factice de la vie de théâtre passant en leurs enfants sans que chez eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère, les grandes tragédiennes meurent souvent victimes des complots domestiques noués autour d'elle, comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu'elles jouaient. (Le Temps retrouvé, RTP, IV, p. 592)

C'est un matricide à peine dissimulée qui met en œuvre les rapports de réciprocité d'amour haine entre la Berma et sa fille, car la Berma ne se fait aucune illusion: elle aurait fait comme sa fille et sa fille est comme elle:

La Berma n’était pas, du reste, meilleure que sa fille, c’est en elle que sa fille avait puisé, par l’hérédité et par la contagion de l’exemple, qu’une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté.[10]

Il y a une réciprocité victime/bourreau, enfant-parent.
Ici deux motifs récurrents s'entremêlent: celui du matricide et celui de l'exécution collective dirigée par un meneur. Le meneur, c'est Rachel. Tous les invités ont fui le thé de la Berma pour aller voir Rachel. Ce n'est pas la première fois que Rachel joue ce rôle, on l'avait déjà vu à l'œuvre dans Le côté de Guermantes, où elle humiliait une jeune actrice et rivale. A cette occasion d'ailleurs, l'histoire du cognac bu par le grand-père revenait comme une honte cuisante au narrateur.[11]

Le crime nourrit Proust comme Dostoïevski. Mais chez Proust, le crime n'est qu'une banale tragédie domestique ou une tragédie d'arrière-cuisine, comme il est dit lors de la scène de l'égorgement du poulet.
On en trouve un dernier écho dans l'exécution de Saniette, la troisième exécution de Saniette qui cette fois va en mourir:

Car cinq minutes ne s'étaient pas écoulées depuis l'algarade de M. Verdurin, qu'un valet de pied vint prévenir le Patron que M. Saniette était tombé d'une attaque dans la cour de l'hôtel. Mais la soirée n'était pas finie. «Faites-le ramener chez lui, ce ne sera rien», dit le Patron dont l'hôtel « particulier », comme eût dit le directeur de l'hôtel de Balbec, fut assimilé ainsi à ces grands hôtels où on s'empresse de cacher les morts subites pour ne pas effrayer la clientèle, et où on cache provisoirement le défunt dans un garde-manger, jusqu'au moment où, eût-il été de son vivant le plus brillant et le plus généreux des hommes, on le fera sortir clandestinement par la porte réservée aux «plongeurs» et aux sauciers. Mort, du reste, Saniette ne l'était pas. Il vécut encore quelques semaines, mais sans reprendre que passagèrement connaissance. (La Prisonnière, RTP, III, p. 770)

(ce qui entre nous a pour conséquence que les Verdurin ne paieront jamais l'aide qu'ils s'étaient promis d'apporter secrètement à Saniette).

Le crime est un ressort de la vie sociale. On aime à faire des victimes mais sans se mettre dans son tort.

                                  ***


Est-ce un effet de nos protestations? (je pense à sejan et à moi) Antoine Compagnon a été très gentil avec Maya Lavault. Il faut dire que son exposé était intéressant et convainquant.

La version de sejan.

                                  ***


Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.750

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.716

[3] La Prisonnière, Clarac t3, p.300

[4] La Prisonnière, Clarac t3, p.193

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.159

[6] Ibid., p.162

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p1129

[8] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.536

[9] le côté de Guermantes, Clarac t2, p.586

[10] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.997

[11] ''Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.173

Proust et Schopenhauer

Dans la lignée d'une discussion amorcée plus bas, je copie le premier paragraphe d'un article d'Anne Henry consacré à Proust paru dans Schopenhauer et la création littéraire en Europe.

Comparé aux autres vitalistes, Proust est certainement l'écrivain qui a donné du Monde comme volonté et comme représentation la traduction la plus fidèle, la plus équilibrée, la plus littérale, si l'on entend par là qu'il n'a jamais cherché à exploiter avec démesure telle de ses propositions. A la recherche du temps perdu ignore les tragédies sanglantes du théâtre expressionniste, les révélations abyssales d'un Conrad, l'atmosphère funèbre des Buddenbroock ou les pitreries des clochards beckettiens. Ce livre a dit pourtant, dans un autre registre qu'eux, la séparation des êtres, la férocité du rituel social, la discontinuité des sentiments, l'angoisse de l'identité, l'incapacité du langage. Ayant eu en partage la même existence bourgeoise et les mêmes préoccupations égotistes que le penseur, peu atteint comme lui par les événements extérieurs, curieux, se prêtant à la mondanité, ne s'y donnant jamais, doué pour la spéculation théorique mais lui préférant l'examen de la vie concrète, Proust avait tout pour entrer calmement dans un système qui préconise l'art comme compréhension du monde et se garde bien finalement de réformer celui-ci, la condamnation schopenhauérienne de l'existence allant de pair avec un désengagement absolu.

Anne Henry, "Proust du côté de Schopenhaueur" in Schopenhauer et la création littéraire en Europe, p.149

L'article étudie l'influence de Schopenhauer sur Proust dès ses articles de jeunesse tout en notant les points sur lesquels Proust s'éloigne du philosophe.

cours n°11 : le héros est-il coupable de "fautes ordinaires" ?

La semaine dernière je parlais de fautes ordinaires, selon le mot de Montaigne. Tous les personnages en paraissent affectés, sauf la mère, la grand-mère, et peut-être Albertine.

Qu'en est-il du héros? On a déjà vu cette phrase de la grand-mère rapportée par la mère, au moment où le héros la rattrape à la gare à Venise:

«Tu sais, dit-elle, ta pauvre grand'mère le disait: C'est curieux, il n'y a personne qui puisse être plus insupportable ou plus gentil que ce petit-là.» Nous vîmes sur le parcours Padoue puis Vérone [...] [1]

Je terminai la semaine dernière par l'exécution de Charlus, quand Brichot et le héros doivent prendre une décision. Le narrateur rappelle alors la scène initiatique de son enfance:

Lâche comme je l’étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m’enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père et les vains efforts de ma grand’mère, le suppliant de ne pas le boire, je n’avais plus qu’une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l’exécution de Charlus ait eu lieu.[2]

La préoccupation du héros n'est pas d'empêcher le forfait mais de le fuir.
Finalement il restera, mais il renoncera à agir, cédant à la procrastination qu'on lui connaît.
La lâcheté est une forme ordinaire de la cruauté. Les vrais sadiques, comme Mlle de Vinteuil ou Charlus, ne sont pas cruels; leur sadisme est une preuve de leur tendresse.
Brichot reconnaît lui aussi sa lâcheté. Dans une tirade comme souvent grotesque, il analyse assez bien le dilemme auquel il est confronté. C'est un dilemme kantien. Avant d'obéir à Mme Verdurin, il se confie au narrateur:

Mais d’abord l’universitaire me prit un instant à part : « Le devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne l’enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les brasseries kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise, ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise, pour le cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme platonisa, à la mode de Germanie, pour une Allemagne préhistoriquement sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d’un mysticisme poméranien. C’est encore le « Banquet », mais donné cette fois à Kœnigsberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec choucroute, et sans gigolos.

C'est donc la seconde critique de Kant qui est concernée. Le discours dans son exagération n'a pas l'air très sérieux, il n'en reste pas moins que le dilemme est exposé. Brichot termine une longue tirade (que je ne lit pas intégralement) par ces mots:

[...] il me semble que je l’attire comme qui dirait dans un guet-apens, et je recule comme devant une manière de lâcheté.»[3]

La lâcheté, c'est l'inaction au lieu de prévenir le mal, c'est un méfait par omission, plus passif qu'actif. le narrateur en renvoie la responabilité aux autres, au bourreau ou même à la victime.

Tout ça me ramène aux vertus et aux vices qui vont par deux: la force et l'inconstance à Padoue, ou la force opposée à la lâcheté à Amiens, tel que Proust les connaît à travers Emile Mâle. La lâcheté est représentée par un chevalier qui jette son épée devant un lièvre tandis qu'une chouette hulule.

Le narrateur revient souvent sur ses duels. Par exemple dans Sodome et Gomorrhe, au moment d'espionner Julien et Charlus:

« Il ferait beau voir, pensai-je, que je fusse plus pusillanime, quand le théâtre d’opérations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment de l’affaire Dreyfus, [...] [4]

Le narrateur compare la traversée de la cour à ses duels (Compagnon semble trouver cela si absurde que la salle rit).
Dans La Prisonnière nous avons droit à d'autres duels:

Je tenais de ma grand’mère d’être dénué d’amour-propre à un degré qui ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m’en rendais guère compte, et à force d’avoir entendu, depuis le collège, les plus estimés de mes camarades ne pas souffrir qu’on leur manquât, ne pas pardonner un mauvais procédé, j’avais fini par montrer dans mes paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière. Elle passait même pour l’être extrêmement, parce que, n’étant nullement peureux, j’avais facilement des duels, dont je diminuais pourtant le prestige moral en m’en moquant moi-même, ce qui persuadait aisément qu’ils étaient ridicules.[5]

Le narrateur semble revenir sur ses duels pour se faire absoudre sa lâcheté.
On retrouve cette culpabilité diffuse après la mort d'Albertine. Le héros se sent responsable de cette mort, il a l'impression qu'il a tué Albertine en insistant trop pour savoir la vérité.

Et j’avais alors, avec une grande pitié d’elle, la honte de lui survivre.

Il bénéficie en quelque sorte de cette mort. Le narrateur fait un froid calcul, sans doute inconvenant à ce moment précis du récit:

Il me semblait, en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d’une plus grande utilité pour notre vie si elle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir.[6]

Albertine est morte mais elle a servi au héros en lui faisant découvrir des vérités universelles. Il y a là une évaluation rationnelle du bénéfice, de l'utilité. Dans la ligne de la même lecture allégorique, je voudrais évoquer de nouveau Manon Lescaut. Il s'agit de la page où des Grieux se félicite après coup, après la mort de Manon, des lueurs intellectuelles qu'à fait naître Manon en lui. C'est un passage rétrospectif, le narrateur parle après la fin de l'histoire, quand il sait déjà tout ce qu'il est advenu. Des Grieux raconte ses souvenirs, il s'agit du moment où il est retourné pour la première fois plein de remords chez son père:

Les lumières que je devais à l'amour me firent trouver de la clarté dans quantités d'endroits d'Horace et de Virgile, qui m'avaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureux sur le quatrième livre de l'Énéide ; je le destine à voir le jour, et je me flatte que le public en sera satisfait.[7]

On ne le voit pas ici, mais lorsque des Grieux raconte son histoire à "l'homme de qualité", il est au plus bas, affamé. Mais il souffre d'une sorte d'infatuation due aux Belles Lettres: Manon est morte mais des Grieux est devenu écrivain. Il fera un beau commentaire du livre IV de L'Enéide, celui qui se termine par la mort de Didon.
Ainsi, que la femme parte ou reste, elle meure.
A la fin de l'adoration perpétuelle, dans Le temps retrouvé, se trouve une scène quasi jubilatoire, qui provient du même sentiment de tirer profit de la mort d'autrui:

Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la sueur et le bain.

Ecrire une peine d'amour donne un certain bonheur.

À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J’avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand’mère, je me demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement.

"tout de même", "un peu": ce livre sera un monuments aux morts sans que l'on soit vraiment persuadé que les mortes en seront reconnaissantes.

Ma grand’mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous, avant de mourir.

On voit encore une fois apparaître l'indifférence. Il y a nécessité d'expier ce forfait, faire une œuvre de la mort des autres.

D’ailleurs, j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi.[8]

L'écrivain utilise la vie et la mort des autres comme matières première. Ce motif était déjà intervenue dans Albertine disparue, le passage se termine par une phrase bien connue dans laquelle le narrateur met en balance sa responsabilité et la noirceur de la société:

Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand’mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner.[9]

Il s'agit d'un discours d'autojustification. On retrouve cette casuistique à plusieurs reprises, comme se la villenie du monde expliquait l'indifférence ou la lâcheté du narrateur.
Un exemple de cette méchanceté du monde nous est donné par le baron de Charlus lors du bal de la princesse de Guermantes au début de Sodome et Gomorrhe. Le baron humilie Mme de Saint-Euverte, il parle comme si elle n'était pas là en sachant parfaitement qu'elle l'écoute. Le narrateur s'abstient de réagir:

Une niaise question que je lui posai sans malice lui fournit l’occasion d’un triomphal couplet dont la pauvre de Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous, ne pouvait guère perdre un mot.

Le baron se lance dans une atroce diatribe, très longue, comparant l'odeur de Mme de Saint-Euverte à celle d'une fosse d'aisance. Il interpelle Mme de Surgis: «Est-ce que vous allez vous crotter là ? demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée.» Madame de Saint-Euverte a tout entendu et Charlus le sait. Le narrateur conclut:

Pour ma part, j’étais indigné de l’abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de biens la donneuse de garden-parties. Malheureusement dans le monde, comme dans le monde politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bourreaux.[10]

En effet, Mme de Saint-Euverte, pour se dégager de l'encoignure de la fenêtre où elle était coincée, va passer devant le baron et s'excuser de le bousculer.
Les victimes sont si lâches qu'on finit par donner raison aux forts.
Vous avez remarqué qu'il y a là une allusion au monde politique. On pourrait en trouver d'autres, notamment dans Jean Santeuil, mais aussi dans Sodome et Gomorrhe 2, quand la princesse Sherbatoff bat froid au narrateur qui a salué Mme de Villeparisis:

Il faut avoir vu l’homme politique qui passe pour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inapprochable depuis qu’il est au pouvoir ; il faut l’avoir vu au temps de sa disgrâce, mendier timidement, avec un sourire brillant d’amoureux, le salut hautain d’un journaliste quelconque ; il faut avoir vu le redressement de Cottard (que ses nouveaux malades prenaient pour une barre de fer), et savoir de quels dépits amoureux, de quels échecs de snobisme étaient faits l’apparente hauteur, l’anti-snobisme universellement admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle – qui comporte des exceptions naturellement – est que les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.[11]

Voilà encore une sentence qui tend au sublime psychologique. Seuls les forts peuvent se permettre d'être tendres.
Je ne sais pas s'il y a de vrais forts dans La Recherche du temps perdu, peut-être le duc de Guermantes. Prenons par exemple ce passage, quand le duc rencontre le père du narrateur dans la cour:

[...] dès qu’il l’apercevait en train de descendre l’escalier tout en songeant à quelque travail et désireux d’éviter toute rencontre, le duc quittait ses hommes d’écuries, venait à mon père dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair précieuse, [...][12]

Pour le duc, il n'y a aucun risque que sa gentillesse soit prise pour de la faiblesse. Le duc n'a jamais été humilié. Cela rappelle la vraie charité qui s'incarne dans une virilité bourrue à l'opposé de la bonté sucrée des dames patronesses.

A l'inverse, quand le héros rencontre Odette qui lui dit du bien de Swann, il n'a pas le courage de lui dire qu'il sait que tout ce qu'elle lui dit est faux:

J’eus la lâcheté d’ajouter que ce qu’elle disait de Swann était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c’était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges.[13]

Le narrateur s'accuse souvent de la lâcheté mais il se trouve toujours des circonstances atténuantes. n'est-il jamais coupable de Suave mari magno, bonheur au malheur d'autrui, ou souffrance devant le bonheur d'autrui?
C'est le moment d'évoquer le bal des têtes. Ce passage est lu le plus souvent comme un memento mori, mais c'est également un moment de joie mauvaise.

Mais avant d'arriver à ce moment, il y a également le comportement du héros avec Bloch, qui n'est pas il est vrai un personnage très sympathique:

[...] il était d’un caractère lâche et vivant gaiement et paresseusement dans les mensonges, comme les méduses à fleur d’eau, [...][14]

On se souvient qu'au début de Sodome et Gomorrhe, les méduses seront sauvées («Méduse ! Orchidée ! quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole d’azur.[15]), mais pour l'instant, le narrateur se contente de décrire Bloch, mal élevé. On se souvient de Bloch et de sa question «Es-tu snob?»

Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement envie d’être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda: «Est-ce par goût de t’élever vers la noblesse — une noblesse très à-côté du reste, mais tu es demeuré naïf — que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray? Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob ? Oui, n’est-ce pas ? » Ce n’est pas que son désir d’amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu’on appelle en un français assez incorrect «la mauvaise éducation» était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s’apercevait pas, à plus forte raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués.[16]

Le narrateur comprend que Bloch est désagréable parce que lui, narrateur, ne répond pas à sa demande d'affection.

Le dénigrement furieux était souvent chez Bloch l’effet d’une vive sympathie qu’il avait cru qu’on ne lui rendait pas.[17]

Bloch est comme Cottard ou la princesse Sherbatoff, il fait partie des faibles. Le narrateur souligne quelques comportements dus à l'origine à la négligence et qui se termine par de l'agressivité:

[...] même dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce qu’ayant oublié pendant des mois d’écrire à un bienfaiteur qui vient de perdre sa femme, ensuite on ne

le salue plus pour simplifier[...][18] Il y a donc toujours un contrepied. La comparaison de Bloch avec les méduses intervient alors que le narrateur fait de virulents reproche à Bloch, qui vient de le desservir, sans penser à mal, auprès des Bontemps. Bloch constate la colère du narrateur:

Bloch à partir de ce moment-là ne cessa plus de sourire, moins, je crois, de joie que de gêne de m’avoir contrarié.[19]

Bloch n'a pas un mauvais fond. Il est possible de comprendre l'autre sans pour autant l'apprécier. Le narrateur adapte ses attitudes à ce qu'il a compris de la personnalité de Bloch:

Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d’après ce qu’on m’avait dit du changement à son égard de son père, qu’il n’enviât ma vie, je lui dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma part un simple effet de l’amabilité.

Le narrateur ment pour ne pas être obligé d'entendre Bloch se plaindre. Avec des gens comme Bloch, désobligeant dès qu'ils sont envieux, on a tendance à mentir pour être tranquille, c'est encore de la lâcheté:

Mais elle persuade aisément de leur bonne chance ceux qui ont beaucoup d’amour-propre, ou leur donne le désir de persuader les autres. «Oui, j’ai en effet une vie délicieuse, me dit Bloch d’un air de béatitude. J’ai trois grands amis, je n’en voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment heureux. Rare est le mortel à qui le Père Zeus accorde tant de félicités.»[20]

On assiste ici à un jeu de miroir mimétique de l'envie. Le narrateur cherche à se protéger de l'envie de Bloch. Ce dialogue est curieux, comme si Bloch avait compris ce qu'était en train de faire le narrateur et exagérait sa propre réponse. L'insincérité est une forme de protection et de fuite.

A côté de l'attitude envers Bloch, on peut remarquer deux autres moments de hauteur ou d'arrogance de la part de l'auteur, des moments d'expression non dissimulée de contentement de soi.
Ainsi, peu avant l'exécution de Charlus, le narrateur juge les choix de Charlus:

[...], j’ai toujours regretté, dis-je, et je regrette encore, que M. de Charlus n’ait jamais rien écrit. Sans doute je ne peux pas tirer de l’éloquence de sa conversation et même de sa correspondance la conclusion qu’il eût été un écrivain de talent. Ces mérites-là ne sont pas dans le même plan. Nous avons vu d’ennuyeux diseurs de banalité écrire des chefs-d’œuvre, et des rois de la causerie être inférieurs au plus médiocre dès qu’ils s’essayaient à écrire.[21]

Cette remarque est très particulière. En effet, elle est faite du point de vue du narrateur en train d'écrire, au-delà de la fin du roman. Elle ne peut être prononcée que par un narrateur devenu écrivain et juge de très haut. Proust fait-il preuve ici de la dureté qui permet d'être doux ou de la dureté du faible?

Le deuxième exemple est la tirade bien connus sur les célibataires de l'art, les ratés. Elle intervient à la fin de l'adoration perpétuelle. Le héros vient d'avoir la révélation de son art et du moyen à sa disposition, la métaphore. Il a alors cette remarque très dure:

Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art. Ils ont les chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans le travail guérirait.[22]

La fécondité par le travail, on songe à Zola, fécondité, travail, vérité, justice.
La description se poursuit sur plusieurs pages, avec une sorte d'hystérie des amateurs d'arts. Le narrateur n'a pas de mot assez durs pour les qualifier, il ne montre aucune compassion. Il s'agit cette fois du point de vue du narrateur et non du héros.

Nous verrons la prochaine fois les moments peu charitables du héros au cours du bal des têtes.

la version de sejan

Notes

[1] La Fugitive, Clarac t3, p.655

[2] La Prisonnière, Clarac t3, p.309

[3] Ibid., p.282-283

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.608

[5] La Prisonnière, Clarac t3, p.290

[6] La Fugitive, Clarac t3, p.496

[7] L'abbé Prévost, Manon Lescaut

[8] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.902

[9] La Fugitive, Clarac t3, p.496

[10] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.700

[11] ibid., p.1046

[12] Le côté de Guermantes, t2, p.33

[13] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1022

[14] La fugitive, Clarac t3, p.443

[15] Clarac t2, p.626

[16] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.740

[17] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.275

[18] Ibid, p.403

[19] La fugitive, Clarac t3, p.443

[20] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.201

[21] La Prisonnière, Clarac t3, p.208 (note de bas de page)

[22] Le Temps retrouvé Clarac t3, p.892

Miséricorde

C'est l'extrême fin du livre, un livre empli de rires, d'extravagances, de folie et de cauchemars. L'ensemble est tendre, hilarant, démesuré, baroque.
Le passage suivant met en scène Jésus et Ponce Pilate, Ponce Pilate qui souffre de terribles migraines depuis qu'il a abandonné Jésus à ses bourreaux.
Les personnages ne sont pas nommés, on les reconnaît car la Passion a couru tout le livre en contrepoint d'un récit passablement échevelé.

La scène suivante naît du rêve apaisé d'un professeur fou qui souffre de cauchemars.
Je crois que ces quelques lignes ne sont pas présentes dans toutes les traductions (ce qui me fait redouter de perdre cet exemplaire).

Du lit à la fenêtre s'étend un large chemin de lune, sur lequel marche un homme au manteau blanc doublé de pourpre, montant vers la lune. A côté de lui marche un jeune homme en tunique déchirée, dont le visage est mutilé. Tous deux parlent avec chaleur, discutent, cherchent à se mettre d'accord sur quelque chose.
«Dieux, dieux! dit l'homme au manteau blanc en tournant un visage orgueilleux vers son compagnon. Quel supplice vulgaire! Mais dis-moi, s'il te plaît — et là, le visage hautain se fit suppliant —, il n'a pas eu lieu, hein? Dis, je t'en prie, il n'a pas eu lieu?
— Bien sûr que non, il n'a pas eu lieu, répond l'autre d'une voix rauque. C'est un rêve que tu as fait.
— Et tu peux le jurer? demande obséquieusement l'homme au manteau.
— Je le jure! répond son compagnon dont les yeux, on ne sait pourquoi, sourient.
— C'est tout ce que je voulais! s'écrie l'homme au manteau d'une voix brisée, et il continue de monter, toujours plus haut, vers la lune. Derrière eux marche, calme et majestueux, dressant ses oreilles pointues, un gigantesque chien.

Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite traduit par Claude Ligny, p.509-510, le livre de poche biblio, imprimé en août 1992

Proust m'épuise

Je n'en peux plus de le lire, de lire encore et encore la vie de ces personnages dont aucun acte n'est pur ou sans arrière-pensée. Je n'en peux plus de toute cette bassesse, cette mesquinerie souvent trop indifférente pour être de la méchanceté et qui se contente d'être de la bêtise, cette mesquinerie constatée, mise en scène, page après page, j'aimerais consoler Swann, j'aimerais n'avoir jamais lu les lignes qui m'ont appris que Gilberte avait renié son nom et jusqu'à son souvenir, j'aimerais m'être arrêtée dans le salon de Mme de Villeparisis, à la description de cet imbécile de Norpois et de ce noble à l'accent alsacien, j'aimerais sauver la Berma, empêcher Odette de vieillir et la duchesse de Guermantes de devenir ridicule, j'aimerais ne rien savoir de toute cette tristesse, de tout ce gâchis...
Quelle volonté profanatrice, sans doute explicable, si j'en crois le dernier séminaire, par la culpabilité de Proust envers sa mère à qui il cachait ses préférences sexuelles (pas de psychologie!), quelle dureté, quelles désillusions, quel chagrin. Elle a bon dos, la rédemption par l'œuvre d'art, quelle création pourra jamais consoler d'autant de peine?

La grande générosité de Proust aura été son écriture même, son infinie méticulosité à décrire la matière, les objets, à y insuffler la vie, à les faire gonfler de toute part, les chargeant de couleurs, de lumière, de toutes les odeurs qui le rendaient si malade:

L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray : avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, Clarac t1, p.49

Les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu revêtu ou plutôt laissé paraître cette sombre pourpre qui est comme leur cœur et que préfère à tout, jusqu'à ne plus pouvoir regarder les couleurs des tableaux qui semblent, après cela, bien grossières, l'œil qui s'en est une fois enchanté. C'est alors une sorte d'ivresse qu'on éprouve à goûter dans l'ardeur toujours plus enflammée du bois ce qui est comme la sève, avec le temps débordante, de l'arbre. La naïveté des personnages ici sculptés prend de la matière dans laquelle ils vivent quelque chose comme de deux fois naturel. Et quant à « ces fruits, ces fleurs, ces feuilles et ces branches », tous motifs tirés de la végétation du pays et que le sculpteur amiénois a sculptés dans du bois d'Amiens, la diversité des plans ayant eu pour conséquence la différence des frottements, on y voit de ces admirables oppositions de tons, où la feuille se détache d'une autre couleur que la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Gallé a su tirer du cœur harmonieux des chênes.
Marcel Proust, préface à La Bible d'Amiens, de Ruskin

Son regard aime les objets, il aurait sans doute aimé les gens — ou tout au moins ses personnages — s'il ne les avait pas si bien vus. Proust avait raison, l'intelligence est un handicap, il vaut mieux sans doute être un peu myope.

Présence

Je continue à faire semblant de n'être pas aveugle, je continue à acheter des livres, à en remplir ma maison. L'autre jour on m'a offert une édition de 1966 de l' Encyclopédie de Brockhaus. J'ai senti la présence de cet ouvrage dans ma maison, je l'ai sentie comme une espèce de bonheur. J'avais là près de moi cette vingtaine de volumes en caractères gothiques que je ne peux pas lire, avec des cartes et des gravures que je ne peux pas voir; mais pourtant l'ouvrage était là. Je sentais comme son attraction amicale. Je pense que le livre est un des bonheurs possibles de l'homme.

Borgès, Conférences, "le livre", Folio 1985, p.156

Six

Comme je suis prétentieuse, je n'avais pas l'intention de répondre à la chaîne qui court actuellement, sur "six choses que vous ne savez pas", ou "auriez voulu savoir", ou "auriez préféré ignorer", puisque je n'avais pas été interpelée personnellement.
Mais finalement, c'est trop tentant, selon la très pertinente analyse d'affordance. Je vais donc prétendre répondre à l'invitation d'un bourgeois, en inventant une contrainte de plus (pour que cela soit plus facile): je réponds autour de six "premières fois" de livres:

1/ Le premier livre que j'ai lu était une histoire de princesse et de grenouille (ou crapaud, plus vraisemblablement). J'avais cinq ans, je lisais parfaitement puisque j'avais déjà une année de CP derrière moi, et l'institutrice de cet autre CP nous lisait chaque jour un chapitre d'une histoire de prince transformé en crapaud. Je voulais connaître la fin, prenant mon courage à deux mains, je lui avais demandé le livre qu'elle m'avait prêté pour un week-end.
Aujourd'hui, je suis émerveillée d'avoir commencé en littérature avec l'archétype des contes de fée.

2/ J'ai commencé à lire des SAS en quatrième, parce que ma mère avait déclaré devant moi à des amis à elle, faisant à son habitude comme si je n'existais pas et ne pouvais l'entendre: «J'espère bien qu'elle ne lit pas de SAS!»
Le mardi soir, pendant que mes parents allaient suivre d'illusoires cours de bridge, je dénichais quelques SAS cachés tout en haut du placard du bureau. La semaine suivante je les y replaçais. Le filon s'est vite épuisé.

3/ Je ne sais plus quel livre j'ai lu pour la première fois en anglais. The Mill on the Floss semble le plus probable: une professeur s'était entichée de moi en seconde; quand je lui avais demandé de me prêter un Dos Passos (42e parallèle, de mémoire), elle avait jugé cela inconvenant, et m'avait prêté un George Eliot (que j'avais lu je ne sais comment, vu mon niveau de l'époque), et plus tard offert The House of the Seven Gables relié en rouge (je n'ai pas dépassé la page 60). Après mon bac, j'ai lu The Turn of the Screw. Bizarrement, je ne considère aucun de ces livres comme mon premier livre en anglais. Mon premier livre en anglais, c'est The illustrated man ou The Great Gatsby. Je ne sais plus lequel des deux j'ai lu d'abord — j'ai prêté et perdu le premier, le second n'était pas à moi.

4/ La même imprécision entoure ma première "vraie" BD (ie, ni Goscinny, ni Hergé): La Ballade de la mer salée, rue Monsieur le Prince à Paris, ou les Passagers du vent, à Blois, pendant un été de stage chez Poulain (le chocolat)? La chronologie veut que ce soit Corto Maltese, mais les souvenirs se disputent la primauté.

5/ Le premier livre de philosophie que j'ai lu est Temps et récit I, de Ricœur, en 1985. Quand je l'ai relu, en 1991, il m'a paru beaucoup plus facile.

6/ La première nouvelle de Borgès que j'ai lue était incluse dans la préface de L'Ange de l'histoire, de Stéphane Mosès, un livre sur Franz Rosenzweig, Benjamin et Scholem. C'était en janvier ou février 1995. Cette nouvelle raconte l'histoire d'un condamné à mort. Au moment de son exécution, le temps se suspend pour qu'il puisse finir l'œuvre de sa vie.


Je prie Tlön de poursuivre, avec pour contrainte six films, et Skot, avec pour contrainte six odeurs (râle pas, c'est juste un prétexte pour s'y mettre).
Et Guillaume (contrainte: six souvenirs autour de Nuruddin Farah) et Guillaume (contrainte: Balzac ou Dickens).

Séminaire n°10 : Françoise Leriche - « C'est à l'influence de quelqu'un qu'on juge de sa moralité »

Françoise Leriche est professeur à Grenoble.
A ses débuts, elle fut l'assistante de Philip Kolb. Philip Kolb est comme on le sait l'éditeur des vingt-et-un volumes de la correspondance de Proust à laquelle nous devons tant.
Elle a fait sa thèse sur Huysmans et Proust et la question de la représentation. Elle est l'éditrice du Sodome et Gomorrhe dans le Livre de poche et j'ai pu apprécié son travail puisque je faisais le même pour la Pléiade.
Elle est l'auteur d'une anthologie des lettres de Proust, indispensable puisque certains tomes de la Correspondance ne sont plus disponibles.
Elle est l'auteur d'un grand nombre d'articles dans le dictionnaire Proust paru chez Honoré Champion (elle en est la seconde plus importante contributrice).

                                                 ***

J'ai voulu étudier Proust en tant que théoricien de la morale ou la place de Proust dans le débat contemporainsur la morale. Mon sous-titre est "Réflexions proustiennes sur la responsabilité morale dans une civilisation du plaisir", mais c'était un peu long...
La Recherche, des articles et de la correspondance de Proust se dégage une vision du monde polémique.
Quelle différence trouve-t-on entre la correspondance, qui respecte la plupart du temps les conventions sociales, et La Recherche, où se déploie une plus grande liberté?
En fait, la correspondance de Proust n'est pas si contraintes et il livre le fond de sa pensée à certains de ses amis au risque de les choquer.

A 17 ans, le jeune Proust s'élève contre la morale conventionnelle, mais il ne s'agit pas d'a-moralisme. Il défend quelques vues originales (si je puis en juger dans ma grande ignorance du sujet) dans un authentique souci éthique.
La première lettre que je vous propose est adressée à Daniel Halévy. Elle peut paraître très conventionnelle puisqu'elle disserte sur les bonnes et les mauvaises fréquentations pour aboutir à une maxime qui nous ramène à la sagesse des Nations la plus primaire qui est bien souvent dans le vrai. Cependant, cette lettre n'est peut-être pas si conventionnelle quand on la remet dans son contexte:

[à Daniel Halévy, vers l'automne ? 1888 - Lettres, p.85-86 ; Cor., I, p.123-124]
[...] je vais t'expliquer ma pensée ou plutôt causer avec toi comme avec un garçon exquis de choses très dignes d'intérêt, encore qu'on n'aime pas en causer entre soi. J'espère que tu me sais gré de cette pudeur. Je trouve l'impudicité une chose horrible. Elle me paraît bien pire que la débauche. Mes croyances morales me permettent de croire que les plaisirs des sens sont très bons. Elles me recommandent aussi de respecter certains sentiments, certaines délicatesses d'amitié, et particulièrement la langue française [...].
Tu me prends pour un blasé et un vanné, tu as tort. Si tu es délicieux, si tu as de jolis yeux clairs qui reflètent si purement la grâce fine de ton esprit qu'il me semble que je n'aime pas complètement ton esprit si je n'embrasse pas tes yeux, [...] si enfin il me semble que le charme de ton toi, ton toi où je ne peux séparer ton esprit vif de ton corps léger, affinerait pour moi en l'augmentant «la douce joye d'amour», il n'y a rien là qui me fasse mériter les phrases méprisantes qui s'adresseraient mieux à un blasé des femmes cherchant de nouvelles jouissances dans la pédérastie. [...] qui crois-tu donc que je suis, surtout qui je serai[s] si j'ai déjà fini avec l'amour pur et simple! Je te parlerai volontiers de deux Maîtres de fine sagesse qui dans la vie ne cueillirent que la fleur, Socrate et Montaigne. Ils permettent aux tout jeunes gens de «s'amuser» pour connaître un peu tous les plaisirs, et pour laisser échapper le trop-plein de leur tendresse. Ils pensaient que ces amitiés à la fois sensuelles et intellectuelles valent mieux que les liaisons avec des femmes bêtes et corrompues quand on est jeune et qu'on a un sens vif de la beauté et aussi des «sens». Je crois que ces vieux Maîtres se trompaient, je t'expliquerai pourquoi. Mais je retiens seulement le caractère général du conseil. Ne me traites [sic] pas de pédéraste, cela me fait de la peine. Moralement je tâche, ne fût-ce que par élégance morale, de rester pur. Tu peux demander à M. Straus quelle influence j'ai eu [sic] sur Jacques [NB : Jacques Bizet]. Et c'est à l'influence de quelqu'un qu'on juge de sa moralité.
[...]

Dans cette lettre, Proust se défend de l'accusation de décadence porté contre lui par Daniel Halévy.
Proust soutient qu'il ne transgresse pas la morale, mais qu'il la récuse: il refuse une morale qui refuse le plaisir. Il pose que le plaisir sensuel est très bon, en s'appuyant sur les sages antiques.
La morale chrétienne perd de sa validité dans une République qui garantit la liberté de pensée. Il y a conflit entre la philosophie des Lumières qui pose le bonheur comme but et la morale traditionnelle chrétienne, sans compter une certaine liberté de mœurs vécue en toute hypocrisie dans les couches sociales les plus élevées.

Dans ce contexte, Proust fait preuve d'une certaine maturité en choisissant ses propres règles. Il distingue l'amoureux, qui accorde toute son attention à l'autre, du débauché, du blasé, qui ne cherche que son plaisir en instrumentalisant l'autre.
Proust pose de nouveaux critères. Mais l'intention ne suffit pas (on songe à la fable de l'ours et de son ami jardinier, l'ours écrasant par accident le visage de son ami), il faut juger selon les conséquences («Tu peux demander à M. Straus quelle influence j'ai eu [sic] sur Jacques»). Evidemment, on ne peut savoir ce qu'il en est exactement dans ce cas précis, mais l'important est ce qu'en dit Proust. On remarque l'importance accordée à l'autre. Il n'y a pas de nihilisme, pas de relativisme. Proust ne postule pas l'indifférence des valeurs. Il croit à une éthique de la responsabilité et de l'attention à autrui. Cette perpective moderne dépasse la sagesse antique par une plus grande exigence.

Vingt ans plus tard, en 1908, Proust commence La Recherche. Entretemps, la prmauté du plaisir aura été affirmée par la Belle Epoque. D'autre part, Nietzsche commence à être traduit (par Daniel Halévy!) Le corps et le plaisir sont exaltés. Il n'y a pas de règles ni de limites. Ces idées reçoivent un fort écho dans les couches supérieures de la société. Gide en est leur porte-parole:

[Gide, Les Nourritures terrestres, 1897]
NOURRITURES.
     Je m'attends à vous, nourritures !
     Ma faim ne se posera pas à mi-route ;
     Elle ne se taira que satisfaite ;
     Des morales n'en sauraient venir à bout.
[...]
     Je m'attends à vous, nourritures !
     Satisfactions, je vous cherche ;
     Vous êtes belles comme les rires de l'été.
     Je sais que je n'ai pas un désir
     Qui n'ait déjà sa réponse apprêtée.
     Chacune de mes faims attend sa récompense.
[...]
Disponible ! Nathanaël, disponible !
— et par une attention subite, simultanée de tous les sens, arriver à faire (c'est dificile à dire) du sentiment même de sa vie, la sensation concentrée de tout l'attouchement du dehors... (ou réciproquement).      [= un «rendez-vous de sensations»]

Le moi est un "rendez-vous de sensations". On retrouve ces idées chez Henry James, Anna de Noailles: une morale du plaisir immédiat.
Le Proust de La Recherche questionne cette morale qui ne le satisfait pas:

[RTP, «Combray»] Quand j'étais fatigué d'avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais : mon corps obligé depuis longtemps de garder l'immobilité, mais qui s'était chargé sur place d'animation et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu'on lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres [... ] recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n'étaient, les uns et les autres, que des idées confuses qui m'exaltaient [...]. La plupart des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser [...]. [Suit la description de la mare de

Montjouvain et d'un reflet fugitif:]

je m'écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé: "Zut, zut, zut, zut." Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.

Il s'agit de sensations animales, comme les ressentirait un personnage des Nourritures terrestres. Mais cette culture du plaisir n'est pas la dernière fin, il reste un devoir.
Un autre exemple ou contre-exemple nous est fourni par la marchande de café au lait:

[RTP, A l'ombre des jeunes filles en fleurs]
Je faisais bénéficier la marchande de lait de ce que c'était mon être complet, apte à goûter de vives jouissances, qui était en face d'elle. C'est d'ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons, la plupart de nos facultés restent endormies parce qu'elles se reposent sur l'habitude [... voyage, lieu inconnu + heure matinale + insomnie = rupture de l'habitude, sens en éveil]. [...] La vie m'aurait paru délicieuse si seulement j'avais pu, heure par heure, la passer avec elle, l'accompagner jusqu'au torrent, jusqu'à la vache, jusqu'au train, être toujours à ses côtés, me sentir connu d'elle, ayant ma place dans sa pensée. Elle m'aurait initié aux charmes de la vie rustique et des premières heures du jour. [...] [le train repart] hélas! elle serait toujours absente de l'autre vie vers laquelle je m'en allais de plus en plus vite et que je ne me résignais à accepter qu'en combinant des plans qui me permettraient un jour de reprendre ce même train et de m'arrêter à cette même gare, projet qui avait aussi l'avantage de fournir un aliment à la disposition intéressée, active, pratique, machinale, paresseuse, centrifuge qui est celle de notre esprit [...]

Cet extrait décrit l'éveil des sens dans une situation inconnue. Le narrateur est extrêmement critique envers l'attitude du héros qu'il qualifie de "paresseuse". Le héros s'imagine amoureux, mais son sentiment n'a rien à voir avec la marchande. Ce n'est que la rupture de l'habitude.
Selon Aristote, celui qui choisit une vie de jouissance choisit une vie animale. Le narrateur ne pas ce qu'il faut faire, mais il analyse ce que serait un être de pur rendez-vous de sensations. Nous avons une responsabilité envers nous-mêmes. Nous ne pouvons nous abolir en tant que sujet.

Balbec, c'est la culture du plaisir. Quelle est la part de la mauvaise foi? les vacances, c'est mener une vie de mollusques. L'avachissement mental et physique est férocement souligné.

[RTP, A l'ombre des jeunes filles en fleurs]
[...] le soir [...] les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger [de l'hôtel], celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balanças dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). [...]

Ici manque la description de vieilles dames qui mastiquent avec férocité.

A cette heure-là on apercevait trois hommes en smoking attendant la femme en retard laquelle bientôt, en une robe presque chaque fois nouvelle et des écharpes, [...] sortait de l'ascenseur comme d'une boîte de joujoux. Et tous les quatre qui trouvaient que le phénomène international du Palace, implanté à Balbec, y avait fait fleurir le luxe plus que la bonne cuisine, s'engouffraient dans une voiture, allaient dîner à une demi-lieue de là dans un petit restaurant réputé où ils avaient avec le cuisinier d'interminables conférences sur la composition du menu, et la confection des plats. Pendant ce trajet la route bordée de pommiers qui part de Balbec n'était pour eux que la distance qu'il fallait franchir [...] avant d'arriver au petit restaurant élégant [...] les écharpes de celle-ci tendaient devant la petite société comme un voile parfumé et souple mais qui la séparait du monde.

Ces deux extraits insistent sur la séparation, vitre ou écharpe. La vitre de verre est une paroi sociale, elle tient les pauvres à distance. On se donne à voir avec pudeur et indifférence.
La question «Les petits vont-ils manger les gros?» a-t-elle été ajoutée après la Révolution d'octobre? Je n'ai pas les brouillons, mais c'est une parenthèse, et les parenthèses sont souvent ajoutées tardivement sur épreuve.
C'est Adam Smith et Voltaire qui sont mis en cause, et leur éloge du luxe: le développement de la richesse profite au bien-être de tous. Il n'en est rien, nous montre Proust: les pauvres restent pauvres, il n'y a aucune mobilité sociale.
Le héros se trouve dans la salle à manger, c'est le narrateur adopte le point des vue des pauvres: c'est une question de responsabilité sociale.

La deuxième partie de la citation commence se termine par un "mais" qui n'entretient aucun lien logique avec le membre de phrase précédente, l'argumentation est donc à reconstituer: la familiarité avec le cuisinier, le flottement des écharpes auraient pu faire imaginer un monde sans barrière, mais ce n'est qu'une illusion. L'écharpe est aussi infranchissable que la vitre. Il reste à inventer un système qui ne coupe pas les privilégiés du reste du monde. C'est le système des Lumières qui est mis à mal.

Le risque est que les petits viennent manger les petits: les petits ne sont-ils pas responsables? Proust ne cautionne pas cette structure sociale figée. Le narrateur affirme l'humanité du chauffeur de taxi qui fait sursauter tout le monde.
C'est le sens de l'attention selon Lévinas ou de la responsabilité selon la philosophie analytique.

La culpabilité vient de l'indifférence à l'autre. Proust ouvre les piste d'une philosophie pragmatique qui consiste à juger l'acte par ses conséquences. (cf. Lévinas, "l'autre chez Proust").

                                  ***

AC: Ce qui me frappe, c'est la dimension esthétique des citations que vous avez donné.
FL: Oui. Nous avons affaire à un héros qui nous raconte comment il découvre sa vocation d'écrivain: il est normal que les extraits soient esthétiques. Mais Proust veut avant tout inciter chacun à chercher sa vocation (qui n'est pas forcément d'être écrivain!) plutôt que s'abolir dans le plaisir. Il s'agit d'une responsabilité vis-à-vis de soi-même.

(La démonstration était convaincante, Françoise Leriche répondra avec force aux objections de Compagnon qui se ridiculisera un peu en insistant trop. Applaudissements de la salle pour soutenir F. Leriche. Voir chez sejan une peinture plus vivante de cette scène finale).

Cours n°10 : Envie, lâcheté, bonté ancienne, bonté moderne...

Je voudrais poursuivre notre étude des Vices et des Vertus. Revenons à la Charité et l'envie, Caritas et Invidia.
Nous avons vu les deux faces de l'Envie, celle qui éprouve de la peine au bonheur d'autrui, et celle du Suave Mari magno, un sentiment complémentaire, qui éprouve de la joie devant le malheur d'autrui.
J'avais utilisé le nom d'épicaricatie pour désigner ce sentiment, mais une fois que j'eus quitté cette salle, je me suis dit qu'il y avait une expression qui convenait: la joie mauvaise. La Shadenfreude, c'était la joie mêlée de méchanceté:

Quand Sarah m'annonça que Gisèle s'était foulé le pied je sentis une mauvaise joie. (Gide)

On trouve également dans le journal d'Amiel de nombreux passages où celui-ci dénonce la tartufferie genevoise. (Je cite à peu près) : «Ceux qui devraient donner l'exemple sont souvent encore plus dénigreurs, il oublient le commandement "ne jugez pas"». Ils sont pleins «d'acrimonie vigilante, d'inventions gratuites et de commisération hypocrite.» Ces trois traits définissent la méchanceté genevoise. On voit que Genève est à Amiel ce que Grenoble est pour Stendhal. Amiel dit encore : «Quand j'ai passé la frontière, je remplace la défiance par la cordialité», il y a quelque chose «d'astringeant et d'agressif» dans le comportement des Genevoix, un «soupçon ironique», une parole perfide, de la mauvaise joie, un venin hypocrite confit en badinage,...
Pour survivre à Genève, il faut de la «défiance et de la mordacité». «Le Genevoix est un loup pour le Genenevoix.» Amiel reproche aux Genevois leur caractère agressif, soupçonneux et ricaneur. «On est aumônier à Genève mais on est méchant».
La mauvaise joie est résumé par le terme "avenaire". C'est un terme roman qui vient de ad-venarius, l'étranger : la mauvaise joie, c'est ce sentiment de supériorité que l'on ressent à l'égard de l'étranger. Cela rappelle "le rire diabolique" chez Stendhal et les auteurs anglais.
Dans cette mauvaise joie, il n'y a pas de sympathie pour l'autre. On est séparé de l'autre.

Bloch est le grand représentant de l'envie sous ses deux formes. Lorsque le héros publie un article dans le Figaro, on assiste au déplaisir de Bloch: il éprouve de la peine devant le bonheur de son ami, ce qui est l'une des formes de l'envie, l'autre étant le bonheur devant la souffrance d'autrui.
Le narrateur évoque les être généreux et inconnus qui lui écrivent pour le féliciter, Mme Goupil et M. Sauton, qu'il ne reconnaîtra pas tout de suite mais s'avèrera être Théodore (dans Le Temps retrouvé) le modèle du mauvais garçon, tandis que Bloch ne dit rien :

Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans compensation d’ailleurs. C’est ainsi que Bloch, dont j’eusse tant aimé savoir ce qu’il pensait de mon article, ne m’écrivit pas. Il est vrai qu’il avait lu cet article et devait me l’avouer plus tard, mais par un choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années plus tard un article dans le Figaro et désira me signaler immédiatement cet événement. Comme il cessait d’être jaloux de ce qu’il considérait comme un privilège, puisqu’il lui était aussi échu, l’envie qui lui avait fait feindre d’ignorer mon article cessait, comme un compresseur se soulève; il m’en parla, mais tout autrement qu’il ne désirait m’entendre parler du sien: «J’ai su que toi aussi, me dit-il, avais fait un article. Mais je n’avais pas cru devoir t’en parler, craignant de t’être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des choses humiliantes qui leur arrivent. Et c’en est une évidemment que d’écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des five o’clock, sans oublier le bénitier.»[1]

Voilà un commentaire assez étrange. Bloch écrit exactement ce qu'il n'a pas envie d'entendre sur son propre article. Il tente de convertir la peine que lui a fait le bonheur de l'autre. En même tent il prend le risque de ternir sa propre joie en dénigrant le journal où il vient de publier.

Le ricanement

Le terme de "mauvaise joie" n'apparaît pas dans La Recherche, mais celui de ricanement. Le Trésor de la langue française définit ainsi le ricanement: «Action de ricaner; rire forcé ou contenu qui traduit la joie mauvaise, la moquerie ou le cynisme.»
On en trouve plusieurs exemple. Après l'exécution de Charlus, Mme Verdurin ricane:

«Ski dit qu’il avait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela? Je n’ai pas vu de larmes. Ah! si pourtant, je me rappelle, corrigea-t-elle dans la crainte que sa dénégation ne fût crue. Quant au Charlus, il n’en mène pas large, il devrait prendre une chaise, il tremble sur ses jambes, il va s’étaler», dit-elle avec un ricanement sans pitié.[2]

Le même ricanement accompagne l'exécution de Saniette par les Verdurins (dans Sodome et Gomorrhe).
Un autre exemple est fournit par Gilberte, et qui tient directement à sa double nature, généreuse par son père, mesquine par sa mère. Gilberte est ainsi décrite dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs:

[...] il y avait au moins deux Gilberte. Les deux natures, de son père et de sa mère, ne faisaient pas que se mêler en elle ; elles se la disputaient, et encore ce serait parler inexactement et donnerait à supposer qu’une troisième Gilberte souffrait pendant ce temps-là d’être la proie des deux autres. Or, Gilberte était tour à tour l’une et puis l’autre, et à chaque moment rien de plus que l’une, c’est-à-dire incapable, quand elle était moins bonne, d’en souffrir, la meilleure Gilberte ne pouvant alors, du fait de son absence momentanée, constater cette déchéance. Aussi la moins bonne des deux était-elle libre de se réjouir de plaisirs peu nobles. Quand l’autre parlait avec le coeur de son père, elle avait des vues larges, on aurait voulu conduire avec elle une belle et bienfaisante entreprise, on le lui disait, mais au moment où l’on allait conclure, le coeur de sa mère avait déjà repris son tour ; et c’est lui qui vous répondait ; et on était déçu et irrité – presque intrigué comme devant une substitution de personne – par une réflexion mesquine, un ricanement fourbe, où Gilberte se complaisait, car ils sortaient de ce qu’elle-même était à ce moment-là.[3]

Cette fourberie se manifeste par le ricanement. Bloch quant à lui est comparé à l'hyène, ce qui n'est pas très sympathique.
Andrée non plus ne supporte pas le bonheur des autres:

Il y avait maintenant chez elle, à fleur de peau, une sorte d’aigre inquiétude, prête à s’amasser comme à la mer un «grain», si seulement je venais à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour moi. Cela n’empêchait pas qu’Andrée pût être meilleure à mon égard, m’aimer plus – et j’en ai eu souvent la preuve – que des gens plus aimables. Mais le moindre air de bonheur qu’on avait, s’il n’était pas causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable comme le bruit d’une porte qu’on ferme trop fort. Elle admettait les souffrances où elle n’avait point de part, non les plaisirs; si elle me voyait malade, elle s’affligeait, me plaignait, m’aurait soigné. Mais si j’avais une satisfaction aussi insignifiante que de m’étirer d’un air de béatitude en fermant un livre et en disant: «Ah! je viens de passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant», ces mots, qui eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup, excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un agacement qu’elle ne pouvait cacher.

Andrée en veut à l'autre pour tout plaisir éprouvé sans elle, y compris le plaisir solitaire de la lecture.

Ces défauts étaient complétés par de plus graves : un jour que je parlais de ce jeune homme si savant en choses de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste, que j’avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner: «Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d’autant plus, mais je m’amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu’ils m’attaquent en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais.»[4]

On a là la forme ordinaire de l'envie et sa forme complémentaire. Andrée souffre physiquement des plaisirs que prend le héros. Au passage, le héros fait la liste des personnes non envieuses, heureuses de sa joie: «à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup». Ainsi, ces trois personnes sont épargnées par l'envie, y compris Saint-Loup même si on a vu son comportement par ailleurs.
Quant à Albertine, il est possible qu'elle n'éprouve jamais d'envie. Ce serait à vérifier. (Antoine Compagnon a l'air tout surpris, comme s'il venait de découvrir quelque chose à laquelle il ne s'attendait pas).

La supériorité

Le ricanement peut s'accompagner du sentiment de supériorité évoqué par Amiel.

Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant: «C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire», un agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrire Hamlet ou seulement de le lire.[5]

Il s'agit de la supériorité de l'homme d'affaires qu'on retrouve chez Bloch.

Ayant, par exemple, à dire dans une lettre que le vin qu’on buvait chez lui était un vrai nectar, il écrivait un vrai nektar, avec un k, ce qui lui permettait de ricaner au nom de Lamartine.[6]

Si Albertine n'est jamais envieuse, c'est peut-être pour cela que Bloch et elle ne s'entendent pas. Pourtant le narrateur semble en imputer la faute à un défaut d'Albertine:

Mais il ne pouvait pas plaire à Albertine. C’était peut-être du reste à cause des mauvais côtés de celle-ci, de la dureté, de l’insensibilité de la petite bande, de sa grossièreté avec tout ce qui n’était pas elle. D’ailleurs plus tard quand je les présentai, l’antipathie d’Albertine ne diminua pas. Bloch appartenait à un milieu où, entre la blague exercée contre le monde et pourtant le respect suffisant des bonnes manières que doit avoir un homme qui a «les mains propres», on a fait une sorte de compromis spécial qui diffère des manières du monde et est malgré tout une sorte particulièrement odieuse de mondanité. Quand on le présentait, il s’inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un respect exagéré, et si c’était à un homme disait: «Enchanté, Monsieur», d’une voix qui se moquait des mots qu’elle prononçait, mais avait conscience d’appartenir à quelqu’un qui n’était pas un mufle.

Bloch est de ces gens qui se débrouille pour vous offenser même en vous disant bonjour.

Cette première seconde donnée à une coutume qu’il suivait et raillait à la fois (comme il disait le premier janvier: «Je vous la souhaite bonne et heureuse»), il prenait un air fin et rusé et «proférait des choses subtiles» qui étaient souvent pleines de vérité mais «tapaient sur les nerfs» d’Albertine. Quand je lui dis ce premier jour qu’il s’appelait Bloch, elle s’écria: «Je l’aurais parié que c’était un youpin. C’est bien leur genre de faire les punaises.»[7]

L'envie est décrite sous ses deux faces, mais on voit également apparaître la lâcheté. C'est le revers du Suave mari magno, qui est l'impuissance devant ce qu'on voit.
La lâcheté, c'est de refuser de voir, de détourner les yeux, devant ce qu'on pourrait empêcher.

Bonté locale, bonté universelle

Françoise incarne la lâcheté. Elle refuse de voir la souffrance, elle agit de manière contraire à la charité. Elle agit avec une morale fermée, à la genevoise. Sa compassion est abstraite tandis que sa cruauté est concrète.

Je m’aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre que le règne des Rois et des Reines qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d’incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs, qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l’objet d’une façon un peu précise.

On voit de nouveau apparaître le journal comme signe de la commisération hypocrite. Françoise éprouve de la sympathie pour les siens et de la sympathie pour l'humanité. Entre les deux, elle n'a qu'indifférence. L'exemple nous est donné par la nuit qui suit l'accouchement de la fille de cuisine.

Une de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques : maman l’entendit se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une comédie, qu’elle voulait «faire la maîtresse». Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure, Françoise n’était pas revenue ; ma mère indignée crut qu’elle s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait pas. À chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait: «Hé là! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine? Hé! la pauvre!»
Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler ; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille; dans l’ennui et dans l’irritation de s’être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la vue des mêmes souffrances dont la description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre: «Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant.

ce qui est l'équivalent de la formule "bien fait pour elle, elle n'a que ce qu'elle mérite".
Françoise est-elle exceptionnelle, ou ne représente-t-elle nos fautes ordinaires, selon la formule de Montaigne? Elle est insensible à l'autre si ce n'est pas un proche et si ce n'est pas l'humanité. Nous avons là une analyse du conflit entre loyauté et équité, ou pour reprendre les termes de Bergson, entre morale fermée (loyautée) et morale ouverte (charité).

La fille tombe entre les deux catégories, pour son plus grand malheur, elle n'est ni de la famille, ni une partie de l'humanité diffuse:

Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d’assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard des autres domestiques par une maxime constante qui fut de n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante,

La loyauté de Françoise envers sa famille est monstrueuse, instinctive, animale:

[...] Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près duquel elle dépose ses oeufs, fournisse aux larves, quand elles écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.[8]

Nous avons ici une analyse aussi fine que celle des philosophes analytiques contemporains qui distingue entre compassion abstraite et sympathie tendant à l'identification.
Dans le conflit entre loyauté et équité, nous sommes en principe censés le résoudre en faveur de l'équité. Mais ici, c'est la loyauté qui est choisie systématiquement.

Prenons un dernier exemple, celui de la reine de Naples, afin de parcourir toute l'échelle sociale. La reine de Naples est véritablement bonne. Venue par hasard chercher son éventail oublié, elle protège son cousin Charlus après l'exécution par les Verdurins:

La Reine, en femme pleine de bonté, concevait la bonté d’abord sous la forme de l’inébranlable attachement aux gens qu’elle aimait, aux siens, à tous les princes de sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les gens de la bourgeoisie ou du plus humble peuple qui savaient respecter ceux qu’elle aimait et avoir pour eux de bons sentiments.

Il s'agit d'une morale qui s'étend par cercles concentriques. Bergson réprouvait cette conception de la morale. Il fallait dès lors une conversion pour passer à la charité véritable.

C’était en tant qu’à une femme douée de ces bons instincts qu’elle avait manifesté de la sympathie à Mme Verdurin. Et, sans doute, c’est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. Les anciens n’aimaient pas moins fortement le groupement humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n’excédait pas les limites de la cité, ni les hommes d’aujourd’hui la patrie, que ceux qui aimeront les États-Unis de toute la terre.

Voilà une réflexion très kantienne, qui oppose la bonté conservatrice, ancienne, à la bonté moderne et démocratique.

Tout près de moi, j’ai eu l’exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n’ont jamais pu décider à faire partie d’aucune oeuvre philanthropique, d’aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je suis loin de dire qu’elle ait eu raison de n’agir que quand son coeur avait d’abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques, aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d’amour et de générosité ; mais je sais bien que celles-là, comme celles de ma grand’mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout ce que purent et firent jamais Mmes de Guermantes ou de Cambremer.[9]

On assiste à un débat sur la nature de la morale ouverte et de la morale fermée, à l'opposition entre la morale traditionnelle et la bonté philanthropique. Le narrateur ne nie pas la valeur de cette dernière bonté mais ne cache pas qu'il préfère la bonté plus ancienne qui s'intéresse aux malheureux croisés par hasard.
Parmi les cas de bonté , on a vu aussi celle des Verdurins, qui prennent soin de Saniette à condition que cela ne se sache pas:

Merci, je n’ai pas envie que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain. Pas de philanthropie![10]

C'est encore une condamnation de la philanthropie.

Personne n'échappe à l'ambiguïté de la charité, sauf la mère et la grand-mère, et peut-être Albertine.

Et le narrateur, qu'en est-il? Il s'accuse au moment de l'exécution de Charlus:

Lâche comme je l’étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m’enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père et les vains efforts de ma grand’mère, le suppliant de ne pas le boire, je n’avais plus qu’une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l’exécution de Charlus ait eu lieu.[11]

Il éprouve de la compassion mais ne fait rien. Le plus souvent, il excuse ceux qu'il appelle les bourreaux.


la version de sejan.


Notes

[1] La Fugitive, Clarac t3, p.590

[2] La Prisonnière, Clarac t3, p.320

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.564

[4] La Prisonnière, Clarac t3, p.59

[5] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1036

[6] Ibid, p.836

[7] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.880

[8] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.122-123

[9] La Prisonnière, Clarac t3, p.320

[10] Ibid., p.325

[11] Ibid., p.309

Séminaire n° 9 : Mariolina Bertini - Moralité de la lecture, de la vision pédagogique de Ruskin à la complicité proustienne

remarque : j'ai pris du retard dans mes transcriptions, ce séminaire a eu lieu il y a une semaine, le 4 mars 2008.

Mariolina Bertini enseigne à l'université de Parme. Elle est spécialiste de Balzac et de Proust et a étudié la réception de Balzac ainsi que les rapports entre Proust et Balzac. Elle est l'éditeur de deux nouvelles éditions allemandes de Contre Sainte Beuve et Jean Santeuil.
C'est la plus récente édition de Contre Sainte Beuve. En France nous ne disposons que de deux versions anciennes et très différentes.
Elle a publié Proust e la teoria del romanzo ainsi que de nombreux articles sur Balzac et sur les premiers textes de Proust.
Le titre de son intervention est "Moralité de la lecture, de la vision pédagogique de Ruskin à la complicité proustienne"

                                      ***

Je vais utiliser un texte qui précède La Recherche sans être tout à fait un texte de jeunesse. Ce texte date de 1905, Proust a alors 34 ans. Depuis 1900 il traduit et étudie Ruskin. Sur certains points, Proust est d'accord avec Ruskin, comme par exemple sur l'idée que l'artiste doit oublier tout ce qu'il sait pour s'attacher à traduire ses propres sentiments.
Ils s'opposent en revanche sur une conception morale de la littérature. Pour Ruskin, une bonne œuvre est toujours morale. Proust n'est pas d'accord. En 1904, lors de la traduction de La Bible d'Amiens, il attaque cette idée d'un jugement morales des œuvres.
En 1905, il traduit Sésame et les lys et décide d'expliquer ce qu'il pense dans une préface. Pour Ruskin, l'auteur transmet des valeurs au lecteur qui devient meilleur de par sa lecture. Pour Proust, il y a complicité entre l'auteur et le lecteur.
Proust démontre cette complicité comme les philosophes grecs démontraient le mouvement en marchant : il instaure une complicité avec ses lecteurs et fait de cette complicité un outil de connaissance.

Comment Proust réussit-il à instaurer cette complicité?
Giacomo Debenedetti remarque que les autres écrivains étaient de simples écrivains. proust semblait faire partie de notre destin. Il semblait prendre une partie de notre existence pour en faire une calligraphie lumineuse. Son utilisation du langage lui était propre.

George Eliot apostrophe souvent le lecteur à un moment-clé du récit, mais ce procédé reste chez elle exceptionnel. Chez Proust, le procédé devient systématique, c'est ce qui contribue le plus à l'instauration de cette complicité. Examinons les deux premières phrases de la préface à Sésame et les lys. La première est courte, la seconde très longue:

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.[1]

Dès la première phrase, Proust met en évidence un paradoxe: ce sont les jours en apparence les plus passifs qui sont les plus actifs. «notre enfance», avec ce «notre», unit celui qui écrit et celui qui lit. Trois «nous» se succèdent comme trois coups de marteau, pour bien enfoncer cette commune expérience de l'auteur et du lecteur.
La phrase suivante est très longue, si longue que je la résume, je ne la cite pas. [2] Proust remarque que des années après, on se souvient parfaitement des incidents venus déranger la lecture: amis, abeille, soleil, goûter, parents, et que la capture de l'image l'a gravée dans notre esprit. Les après-midis de lecture sont devenus un livre illustré.
«nous», de nouveau, est le dispositif utilisé pour intercepter le lecteur. Les mêmes souvenirs que ceux de l'auteur doivent lui permettre de pénétrer dans une scène imaginaire commune.
Une fois cette complicité établie, Proust passe au «je»:

Le matin, en rentrant du parc, quand tout le monde était parti « faire une promenade », je me glissais dans la salle à manger, [...]

La subjectivité règne, mais le «nous» enjôleur a imprégné le lecteur, qui cherche inconsciemment des analogies entre son vécu et celui de l'auteur: grâce à la lecture, il est possible d'échapper à son égotisme.
La séquence racontant la fin de la lecture décrit ce qui se passe quand on atteint les dernières pages du livre. On note un retour à la première personne du pluriel:

Alors, quoi ? ce livre, ce n'était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu'aux gens de la vie, n'osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient l'air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint ; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d'eux. [...] On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c'était impossible, avoir d'autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l'amour qu'ils nous avaient inspiré et dont l'objet nous faisait tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom sur une page oubliée, dans un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous nous étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le comprenions maintenant et nos parents nous l'apprenaient au besoin d'une phrase dédaigneuse, n'était nullement, comme nous l'avions cru, de contenir l'univers et la destinée, mais d'occuper une place fort étroite dans la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du Journal de modes illustré et de La Géographie d'Eure-et-Loir. (Journées de lecture, CSB, p.170-171)[3]

On voit ici passer le bonheur, la fin du bonheur, la déperdition, le deuil. Le livre ne renferme pa l'univers et sa destinée. Ce moment dysphorique occupe une situation privilégiée dans le texte, elle termine le moment de la lecture. Dans le texte original, cette phrase est suivie d'une ligne entière de points de suspension. La déception écrase le lecteur.
Mais la catastrophe n'est pas définitive. On se souvient d'un moment analogue dans La Recherche: après la fin du Journal des Goncourt, qui n'est pas un enregistrement mais un déchiffrement du monde, le narrateur se prend à douter de cette littérature, comme il le faisait enfant à la fin d'un livre. On voit là une illustration des pouvoirs de l'art et de l'écriture.

Pour Ruskin, lire les œuvres, c'est s'élever au niveau des classiques qui représentent la synthèse de la moralité et de la beauté. On voit là une définition du rôle et de l'espace de la littérature qu'illustreront plus tard les œuvres de Romain Rolland. Proust en discutera dans Contre Sainte Beuve.
Pour Proust, la lecture est une activité créatrice, ainsi que cela a été souligné par certains spécialistes, comme Antoine Compagnon dans La III Républiques des Lettres ou par Lucette Finas.

[...] C'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l'auteur ils pourraient s'appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d'atteindre. (Journées de lecture, CSB, p.176-177)

Ici, la première personne du pluriel n'est plus juste une invitation à la complicité mais une invitation à l'aventure. On pourrait utiliser ici "le concept de distanciation" dégagé par Victor Chlovsky en 1917: la mission d'un auteur est de dégager une vision originale du monde.
Il se développe une amitié entre l'auteur et le lecteur:

L'atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l'auteur et la nôtre il n'interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l'auteur qui en a retiré tout ce qui n'était pas elle-même jusqu'à le rendre son image fidèle; chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l'inflexion unique d'une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu'ils mêlent à la pensée d'éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l'auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. (Journées de lecture, CSB, p.187)

La transparence est les point de rencontre entre la lecture et l'écriture, ce qu'on appellerait aujourd'hui le réseau d'interlocution. Il y a fusion entre l'écrivain et le lecteur dans une seule subjectivité.
Pour Ruskin, les œuvres du passé sont un réservoir d'exemples, de moralités exemplaires. Pour Proust, elles valent avant tout par la forme que leur donne le langage, fragile forme abolie. Elles sont des témoignages rescapés des siècles.

[...] Il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir, attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages anciens. C'est qu'ils n'ont pas seulement pour nous, comme les ouvrages contemporains, la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que leur matière même, j'entends la langue où ils furent écrits, est comme un miroir de la vie. (Journées de lecture, CSB, p.191)

Dans le prologue de Sur la lecture, l'adulte qui reprenait ses livres d'enfants retrouvait son enfance. Il en est de même pour les œuvres des Anciens: entre leurs pages dort l'esprit de l'époque où elles furent écrites, elles ont capturé une partie de l'atmosphère de jadis.

Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui gardent le souvenir d’usages, ou de façons de sentir qui n’existent plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir encore la couleur.

La réalité de l'enfance s'est réfugiée dans les marges des livres d'enfants, la réalité des époques enfuies s'est réfugiée dans le langage.

[...] C’est bien la syntaxe vivante en France au XVIIe siècle — et en elle des coutumes et un tour de pensée disparus — que nous aimons à trouver dans les vers de Racine.[4]

La marge, la trace, ce sont les espaces négligés qui recueillent les signes les plus important:

Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes de l'âme ancienne. Entre les phrases — et je pense à des livres très antiques qui furent d'abord récités —, dans l'intervalle qui les sépare se tient encore aujourd'hui comme dans un hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois séculaire. Souvent dans l'Évangile de saint Luc, rencontrant les deux points qui l'interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé, j'ai entendu le silence du fidèle qui venait d'arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s'étant scindée pour l'enclore, en avait gardé la forme; et plus d'une fois, tandis que je lisais, il m'apporta le parfum d'une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l'Assemblée et qui ne s'était pas évaporé depuis près de deux mille ans. (Journées de lecture, CSB, p.193-94)

Dans la partie narrative de Sur la lecture, il est question d'un carillonnement qui revient comme un leitmotiv, le temps s'enfuyant entre deux sont de cloches. Ce carillonnement appartenait à la marge, c'est dans la marge que se tient la promesse du salut, promesse sans contenu pour l'auteur agnostique mais désormais inséparable de la lecture. Le silence fait renaître le temps des origines quand l'Evangile était récité par les fidèles.
La vérité se trouve dans les espaces négligées où elle a été déposée par le hasard.
Proust souligne la fragilité de la promesse. La vision devient l'horizon, l'extrême du pacte de complicité entre le lecteur et l'écrivain. Je citerai une phrase qu'Antoine Compagnon a prononcé ici l'année dernière: «La lecture littéraire commence par la désorientation et la perte.» La lecture est rongée de l'intérieur par le passé.

Voici la première version de la fin de Sur la lecture, rédigée en 1913. Elle a été plus tard coupée par Proust. Elle contient une description de la place de Venise.

Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s'arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les écartent, réservant de toute leur mince épaisseur la place inviolable du passé: — du passé familièrement surgi au milieu du présent, avec cette couleur un peu irréelle des choses qu'une sorte d'illusion nous fait voir à quelques pas, et qui sont en réalité situées à bien des siècles; s'adressant dans tout son aspect un peu trop directement à l'esprit, l'exaltant un peu comme on ne saurait s'en étonner de la part du revenant d'un temps enseveli; pourtant là, au milieu de nous, approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil. (Journées de lecture, CSB, note 3 de la p.194, p.812)

En 1905, une temporalité vacillante se distingue dans un horizon d'inquiétude. Proust fait naître la complicité entre le lecteur et l'écrivain. Sur ce terreau naîtra La Recherche du temps perdu, exerçant sa fascination.

                               ***

Le débat va être long, et Mme Bertini sera très fine dans ses réponses, contrant Antoine Compagnon avec ses propres mots.
Antoine Compagnon: La conception de la lecture par Ruskin est un leurre, parce qu'il s'agit en plus d'une conception esthétique. Il y a duperie de soi-même dans cette conception de la lecture.

MB : Ruskin est en effet très péremptoire. Selon lui, la décadence de Venise est intervenue quand les Vénitiens ont cessé d'être sincères. Ruskin développe un rapport entre la morale et l'esthétique. La décadence dans les arts se traduit par une décadence dans l'histoire.
Dans Sésame et les lys, la lecture nous transmet les leçons du passé. Proust considère que cette interprétation est trop directe: quelque chose se transmet, mais pas ce que croit transmettre l'auteur en faisant de la morale. Ce sera le reproche fait à Jean-Christophe de Romain Rolland: une morale sans ombre, sans marge, sans imprévu.

AC: Cette théorie de Proust est-elle conforme à la théorie de la lecture à la fin du Temps retrouvé?

MB: Non. C'est trop loin. Dans Le Temps retrouvé, le lecteur est lecteur de lui-même. Ici, ce n'est pas encore le cas. Mais on voit déjà apparaître l'idée de miroir. Proust l'approfondira. Il y a tant de temps entre les deux (entre la préface de Sésame et les lys et la fin du Temps retrouvé'').

La réponse a fusé sans hésitation et obtient un signe de tête approbatif d'AC. J'ai eu la désagréable impression qu'il lui avait posé une grossière question-piège pour voir si elle allait l'éviter: à quoi joue-t-il?

AC : Si je vous résume, ce qui compte, c'est ce qui se passe hors du livre, ou ce qui compte, c'est la langue. Est-ce qu'il n'y a pas ici un grand écart?

MB : Le sujet central, c'est ce que tout le monde voit mais de façon différente. La lecture enregistre les mouvements du cœur.

AC : Cela abolit toute lecture allégorique.

MB : Oui, car la lecture allégorique est celle du cornac, alors que la lecture du cœur est celle de l'éléphant.

La salle rit, elle l'a coincé avec ses propres mots. La séance est levée.


La version de sejan.


Notes

[1] Marcel Proust, Sur la lecture, première phrase

[2] Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

[3] les pronoms en italique étaient notés ainsi sur l'exemplier

[4] Sur la lecture, p.57

cours n°9 : le trope de l'aigre-doux

Nous voilà donc reconduits à ces célèbres Vertus et Vices. Les allégories de Giotto constitue un passage obligé vu le sujet de mon cours, peut-être même en sont-elle l'entrée intévitable et peut-être êtes-vous surpris qu'on ne les aie pas vues plus tôt.

Nous avons vu la semaine dernière que les Vertus ne sont pas plus belles que les Vices. Je voudrais comparer ces allégories avec un roman allégorique, par exemple Manon Lescaut. Antoine Compagnon projette une image : Vous oyez ici la vignette gravée par Pasquier pour illustrer l'édition de 1753 de Manon Lescaut.
Vous apercevez peut-être ce vers d'Horace en exergue: Quanta laborabas Charybdi, digne puer meliore flamma!, c'est-à-dire «Quel tourment n'endures-tu pas, digne d'un plus noble amour». Dans les premiers paragraphes, l'auteur avertit ainsi ses lecteurs:

Outre le plaisir d'une lecture agréable, on y trouvera peu d'événements qui ne puissent servir à l'instruction des mœurs ; et c'est rendre, à mon avis, un service considérable au public, que de l'instruire en l'amusant. (texte intégral).

La vignette représente des Grieux en Télémaque et Pallas en Mentor. Calipso, ou la nymphe Eucharis, représente la faiblesse de l'homme face à l'amour charnel sans le secours de la grâce divine. L'amour sacré est représenté par Tiberge, c'est-à-dire ici l'amitié. Le plus noble amour, c'est la vertu, c'est pour cela qu'il s'agit d'un roman allégorique.
Le narrateur de La Recherche en est conscient. Il fait référence à Manon à plusieurs reprises.
Au moment du départ d'Albertine:

J’entendis à l’étage au-dessus du nôtre des airs joués par une voisine. J’appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moi et je fus rempli d’un sentiment si profond que je me mis à pleurer. C’était:
                  Hélas, l’oiseau qui fuit ce qu’il croit l’esclavage,
                              Le plus souvent la nuit
                  D’un vol désespéré revient battre au vitrage
et la mort de Manon:
                  Manon, réponds-moi donc, seul amour de mon âme,
                  Je n’ai su qu’aujourd’hui la bonté de ton cœur.
Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j’étais pour Albertine le seul amour de sa vie. Hélas, il est probable que si elle avait entendu en ce moment le même air, ce n’eût pas été moi qu’elle eût chéri sous le nom de Des Grieux, [...] [1]

Les situations sont donc comparées, mais le narrateur refuse la lecture allégorique qu'annonce la mort d'Albertine. Et pourtant, une lecture allégorique de La Recherche est bien possible, avec l'opposition de la créature/la création, l'amour sacrée/l'amour charnelle, l'échec de Swann qui choisira l'amour charnel/le succès du narrateur qui choisira l'art.
Comme souvent dans les allégories, une femme doit mourir pour qu'un homme se réalise.

A propos du septuor de Vinteuil, on trouve ces remarques:

Au reste, le contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices où, comme il était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé, étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique fut finie.[2]

La «gaine de vices», c'est le salon des Verdurins. Cela rappelle le début de Gargantua, «l'habit ne fait pas le moine», l'opposition classique de la gangue et du trésor. Mais pour le narrateur, toute allégorie est vulgaire.

Je reviens aux Vices et Vertus en vous les montrant. Les qualités morales n'ont pas de valeur esthétique, ce sera la grande leçon: l'esthétique est indépendante de l'éthique, ce sera la grande leçon que le narrateur retiendra de ces Vices et Vertus.

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées,

cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. [3] Il n'y a pas de différence. L'injustice de Giotto ne présente aucune émotion (Antoine Compagnon nous la montre et la commente): vous voyez à ses pieds le vol, le viol et le meutre, présentés sans trace de souffrance, la Justice est tout aussi insensible.
Les fresques de Giotto illustrent la vie de la Vierge, elles représentent dans un bandeau les sept vertus et les sept vices. Les vertus sont les trois vertus théologales, foi, espérances, charité, et les quatre vertus cardinales, prudence, tempérance, force et justice. Elles se présentent deux à deux, la Folie avec la Force, la Tempérance avec la Colère. Au centre se trouvent la Justice et l'Injustice. On trouve également la Foi et l'Infidélité, que Proust appelle Idolâtrie, et qui tient à la main une idole. Elle servira à décrire Albertine un matin à Balbec:

Un des matins qui suivirent celui où Andrée m’avait dit qu’elle était obligée de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec Albertine que j’avais aperçue, élevant au bout d’un cordonnet un attribut bizarre qui la faisait ressembler à l’« Idolâtrie » de Giotto ; il s’appelle d’ailleurs un « diabolo » et est tellement tombé en désuétude que devant le portrait d’une jeune fille en tenant un, les commentateurs de l’avenir pourront disserter comme devant telle figure allégorique de l’Aréna, sur ce qu’elle a dans la main. [4]

Comme souvent, Proust trivialise l'objet. L'idole devient un diabolo.
La Charité s'oppose à l'Envie et l'Espérance au Désespoir, représentée par le suicide.

Ici Compagnon sourit: Sept vertus et sept vices, j'aurais pu les prendre une à une, cela faisait à peu près mes treize leçons. Si je ne l'ai pas fait, c'est qu'on trouve partout un mélange de vertu et de méchanceté. Chacun est à la fois le mal et le remède. Odette pour Swann, par exemple, c'est à la fois «cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les mêmes sentiments de pitié pour un malheureux, de révolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu’il avait vu éprouver autrefois par sa propre mère» [5], et une femme entretenue qui le fait souffrir.
De même, quand le narrateur finit par rejoindre sa mère après l'épisode d' O Sole mio que nous avons vu, celle-ci lui dit (enfin, c'est le texte de la vieille Pléiade, dans la nouvelle, c'est une variante en commentaire):

«Tu sais, dit-elle, ta pauvre grand'mère le disait: C'est curieux, il n'y a personne qui puisse être plus insupportable ou plus gentil que ce petit-là.» Nous vîmes sur le parcours Padoue puis Vérone [...] [6]

On voit que le narrateur note cette cohabitation du vice et de la vertu, et qu'il passe aussitôt à un autre sujet. Il se refuse à théoriser.
Tout cela nous ramène à Montaigne. Dans le chapitre sur les cannibales, il évoque nos fautes ordinaires:

Et les médecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage, pour notre santé; soit pour l'appliquer au dedans, ou au dehors. Mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. [7]

(On voit ici que Montaigne croit encore aux vertus guérissantes des cadavres, en particulier des remèdes tirés des momies). Dans le chapitre De l'utile et de l'honnête, Montaigne évoque les offices malhonnêtes accomplis au nom de la raison d'Etat. Il établit un parallèle entre les vices au niveau social et les vices au niveau individuel:

Notre être est cimenté de qualités maladives; l'ambition, la jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le désespoir logent en nous d'une si naturelle possession que l'image s'en reconnaît aussi aux bêtes; voire et la cruauté, vice si dénaturé;

Le vice appartient à la nature, ou du moins nous le croyons et le ressentons ainsi, même à propos de la cruauté, qui échappe pourtant à la nature: car, au milieu de la compassion, nous sentons je ne sais quelle aigre-douce pointe de volupté maligne à voir souffrir autrui; et les enfants le sentent; Toute compassion est impure et mêlée de plaisir, Montaigne reprend ici des vers de Lucrèce de De rerum natura:

                 Suave mari magno turbantibus æquora ventis,
                 E terra magnum alterius spectare laborem.

«Il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d'apercevoir du rivage les périls d'autrui.»
Il n'y a pas de vie sans vice. Pour Proust, la pire des cruautés est celle de l'indifférence.

On découvre ici le trope de l'aigre-doux. Il y a un certain plaisir à voir souffrir autrui. Il n'existe pas de compassion sans plaisir.
Les deux premiers vers de Lucrèce pris hors contexte peuvent donner lieu à des accusations d'égoïsme, et Lucrèce l'a prévenu dès les deux vers suivants:

                 Non quia vexari quemquamst iucunda voluptas,
                 Sed quibus ipse malis careas quia cernere suavest.

«non que la souffrance de personne soit un plaisir si grand; mais il est doux de voir à quels maux on échappe soi-même.»: l'ataraxie du sage est mêlée d'un peu d'inhumanité.
La Recherche regorge d'exemples d'ataraxie, on songe par exemple à l'apparition de Swann malade entrant dans le salon de la princesse de Guermantes. Le narrateur regarde les invités regarder Swann, avec

cette espèce de fascination qu’exercent les formes inattendues et singulières d’une mort prochaine, d’une mort qu’on a déjà, comme dit le peuple, sur le visage.

Cette expression reviendra à la fin de La Recherche, au moment où la Berma, mourante, sera abandonnée de tous, même de sa fille: là aussi, la Berma portera la mort sur son visage. Swann mourra bientôt, c'est visible par le fait que le type juif fait retour sous le chic anglais.

Et c’est avec une stupéfaction presque désobligeante, où il entrait de la curiosité indiscrète, de la cruauté, un retour à la fois quiet et soucieux (mélange à la fois de suave mari magno et de memento quia pulvis, eût dit Robert), que tous les regards s’attachèrent à ce visage duquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une lune décroissante, que, sauf sous un certain angle, celui sans doute sous lequel Swann se regardait, elles tournaient court comme un décor inconsistant auquel une illusion d’optique peut seule ajouter l’apparence de l’épaisseur.[8]

C'est une phrase compliquée comme il arrive chaque fois que Proust cherche à saisir un sentiment impur, alliance de curiosité indiscète, de cruauté et d'égotisme (retour sur soi-même), un sentiment «quiet», c'est-à-dire sans souci, et «soucieux» à la fois. On voit cité memento quia pulvis, «Souviens-toi que tu es poussière». Cette citation des pages roses du dictionnaire est attribuée à Saint-Loup, la parenthèse cherche à saisir la contradiction. Si le narrateur cite Saint-Loup, c'est peut-être pour marquer sa distance.
L'égoïsme est rattrapé au dernier moment par la vanité. Memento quia pulvis es, et in pulverem reverteris, «Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière.» C'est la phrase de la Genèse que prononce le prêtre le jour des Cendres.

Proust est très sensible au thème de la tempête observée en toute sécurité du rivage. Cette métaphore annonce le bal des têtes. Le narrateur a vieilli mais moins que les autres personnages. Il les voit et les décrit, par exemple le duc de Guermantes:

Il n’était plus qu’une ruine, mais superbe, et plus encore qu’une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d’avancée montante de la mer qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j’avais toujours admirés ; [suit une longue métaphore filée] elle était rongée les mèches blanches de sa chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage.[9]

Une autre occurence du suave mari magno, mais plus froide, sans l'adoucissement du memento mori, se retrouve dans l'évocation des planqués, ceux de l'arrière, lors de la guerre: Charlus poursuit ses plaisirs, les Verdurin poursuivent leur salon, et pourtant, cela ne les empêche pas de s'intéresser aux événements du front.

Ils pensaient, en effet, à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis, mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air.

La mort perd dans l'anonymat et le multiple sa dimension d'avertissement. La dimension maritime des «passagers engloutis» me fait penser au Suave mari magno.

Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s’en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait: « Quelle horreur! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction.[10]

Toute la scène est marine, cela se retrouve jusque sur le visage de Mme Verdurin, avec «surnageait».
Le journal présente une variante moderne du Suave mari magno, étendu au quotidien. Françoise, qui est sans doute le personnage le plus ambivalent de La Recherche, est une grande lectrice de journaux. On retrouve ce trait lors des promenades aux Champs-Elysées, là encore associé à la tempête:

les jours de tempête, quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête, et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux.[11]

Cette idée avait déjà été émise par Baudelaire dans Mon cœur mis à nu.

Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation.
Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle.
Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme.
Je ne comprends pas qu'une main puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût.

Quelle est la moralité de celui qui lit le journal tous les jours? Le thème du journal est très présent: Morel lit le journal quand l'article du narrateur paraît dans Le Figaro. Le journal est comparé à la multiplication des pains:

Puis je considérai le pain spirituel qu’est un journal encore chaud et humide de la presse récente dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l’aurore, aux bonnes qui l’apportent à leur maître avec le café au lait, pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste le même pour chacun tout en pénétrant innombrable, à la fois dans toutes les maisons.[12]

Il y a là une part de parodie, le journal est assimilé au Notre Père.
Mais en général, le journal dans La Recherche est plutôt associé au bas du corps. Par exemple, quand la responsable des cabinets des Champs-Elysées parle de l'un de ces meilleurs clients:

[...] tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l’autre, ne salissant jamais rien, il reste plus d’une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins.[13]

Dans la scène de Mme Verdurin mangeant son croissant, nombreux sont les mots qui évoque le Suave mari magno: naufrage, noyés, douce satisfaction, contraste entre la sécurité de la lectrice à table et la mort des passagers dans la tempête.
Suave mari magno: c'est cela la forme de la cruauté dans La Recherche. C'est un alliage de commisération et d'indifférence, une marque d'insensibilité. En allemand, cesentiment qu'on peut éprouver devant la souffrance de l'autre s'appelle Shadenfreude. En français, il manque un mot. Ce n'est pas l'envie, car l'envie, c'est soit la souffrance devnat le bonheur d'autrui, soit la pointe de bonheur devant le malheur d'autrui.
Il existe bien un mot, mais il est cuistre, c'est un mot ancien tombé du dictionnaire: l'épicaricatie. Ce mot a disparu des dictionnaires au XVIIe siècle. "épi": sur, "cari": joie, "catie": mal. L'épicaricatie se rapproche de la délectation morose, qui est une pensée mauvaise qui donne du plaisir. C'est plutôt un memento mori' sans le suave mari magno''. On en trouve de nombreux exemples chez Bloch. Bloch ressent les deux formes d'envie.

L'épicaricatie apparaît dès le début de La Recherche, mais sous des formes plus graves. L'une des premières scènes présente le supplice de la grand-mère et la lâcheté de la famille. Ce n'est plus tout à fait le suave mari magno, qui est aussi une forme d'impuissance devant l'inélectulable: on ne peut rien faire. Dans la scène suppliciant la grand-mère, il serait possible d'intervenir, mais c'est interdit socialement. Selon le sociologue Gabriel de Tarde, il s'agit de la loi de l'imitation. La grand-mère joue le rôle du bouc émissaire que la grand-tante prend plaisir à tourmenter. La grand-mère est étrangère au groupe, elle est l'autre.Le groupe est ligué contre elle.

Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grand’mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au cognac ; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand'mère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser passionnément du regard.

C'est la première découverte du mal, elle a lieu dans le cercle familial. C'est une forme de lâcheté.

Ce supplice que lui infligeait ma grand’tante, le spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de sa faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en riant et à prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de persécution; elles me causaient alors une telle horreur, que j’aurais aimé battre ma grand’tante. Mais dès que j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, [...] [14]

Il s'agit d'un passage initiatique, l'apprentissage de la lâcheté universelle face à la souffrance de l'autre. C'est l'envers du suave mari magno qui est un cas où l'on voit la souffrance sans pouvoir intervenir: dans le cas de la lâcheté sociale, on pourrait intervenir mais on refuse de voir.
Là encore, on trouve des exemples autour de Françoise qui est un parangon de la torture. Toutes les couleurs morales sont réunies chez Françoise. Il s'agit d'un prélude à la scène de la torture de la fille de cuisine. Le narrateur vient de voir comment Françoise mettait à mort les animaux qu'elle cuisinait:

Je remontai tout tremblant; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces poulets ?... Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait — ce que j’ignorais encore — que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une dureté singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. [15]

Tout le monde est coupable. Tout le monde fait preuve de douceur pour les siens et de dureté pour les autres. Il s'agit d'une morale fermée, qui ne s'étend pas à l'universel. C'est l'exacte contraire de la charité selon Bergson. La loyauté se définit par la solidarité avec les proches, la charité par la solidarité avec le genre humain.


la version de sejan


Notes

[1] La Fugitive, Clarac t3, p.452

[2] La Prisonnière, Clarac t3, p. 264

[3] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.81

[4] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.886

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.268

[6] La Fugitive, Clarac t3, p.655

[7] Michel de Montaigne, Les Essais, Arléa (2002) édition établie et présentée par Claude Pinganaud, p.161

[8] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.690

[9] Le temps retrouvé, 1017

[10] Le temps retrouvé, Clarac t3, p.772

[11] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.382

[12] La Fugitive, Clarac t3, p.568

[13] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.310

[14] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.11-12

[15] Ibid, p.122

séminaire n°8 : Raymonde Coudert - Fable de Proust, la lettre au chien

Raymonde Coudert a soutenu une thèse sous la direction de Julia Kristeva, Du féminin dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, qui est paru sous le titre Proust au féminin. Elle a reçu le prix de la recherche universitaire et fait paraître régulièrement des articles dans les revues chères aux Proustiens.

                            ***

Je suis heureuse de disposer de la feuille que Raymonde Coudert nous a fait distribuer: les citations auraient été pour la plupart introuvables facilement. Nous remarquerons au fur à mesure du cours qu'elles comportent des explications de contexte entre crochets.

                            ***

J'ai changé l'intitulé de ma communication, ce sera "Fable" au singulier. Je vais en effet commenté la Lettre au chien, écrite à Reynaldo Hahn en 1911. Cette lettre est unique de son genre, c'est un hapax. Elle s'adresse au chien de Reynaldo Hahn. A l'époque, Proust à 39 ans et Hahn 36, leur amitié dure depuis 17 ans.

A Zadig [Peu après le 3 novembre 1911 /Mon cher Zadig/
Je t'aime beaucoup parce que tu as beauscoup de chasgrin et d'amour par même que moi; et tu ne pouvais pas trouver mieux dans le monde entier. Mais je ne suis pas jaloux qu'il est plus avec toi parce que c'est juste et que tu es plus malheureux et plus aimant. Voici comment je le sais mon genstil chouen. Quand j'étais petit et que j'avais du chagrin pour quitter Maman, ou pour partir en voyage, ou pour me coucher, ou pour une jeune fille que j'aimais, j'étais plus malheureux qu'aujourd'hui d'abord parce que comme toi je n'était pas libre comme je le suis aujourd'hui d'aller distraire mon chagrin et que je [me] renferm[ais] avec lui, mais aussi parce que j'étais attaché aussi dans ma tête où je n'avais aucune idée, aucun souvenir de lecture, aucun projet où m'échapper. Et tu es ainsi Zadig, tu n'as jamais fait lecture et tu n'as pas idée. Et tu dois être bien malheureux quand tu es triste.
Mais sache mon bon petit Zadig ceci, qu'une espèce de petit chouen que je suis dans ton genre, te dit et dit car il a été homme et toi pas. Cette intelligence ne nous sert qu'à remplacer ces impressions qui te font aimer et souffrir par des fac-similés affaiblis qui font moins de chagrin et donnent moins de tendresse. Dans les rares moments où je retrouve toute ma tendresse, toute ma souffrance, c'est que je n'ai plus senti d'après ces fausses idées, mais d'après quelque chose qui est semblable en toi et en moi mon petit chouen. Et cela me semble tellement supérieur au reste qu'il n'y a que quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n'y a que les livres écrits ainsi que j'aime.
Celui qui porte ton nom, mon vieux Zadig, n'est pas du tout comme cela. C'est une petite dispute entre ton Maître qui est aussi le mien et moi. Mais toi tu n'auras pas de querelles avec lui car tu ne penses pas.
Cher Zadig nous sommes vieux et souffrants tous deux. Mais j'aimerais bien aller te faire souvent visite pour que tu me rapproches de ton petit maître au lieu de m'en séparer. Je t'embrasse de tout mon cœur et vais envoyer à ton ami Reynaldo ta petite rançon [.] /Ton ami /Buncht
lettres de proust à Reynaldo Hahn, préface d'Emmanuel Berl et de Philip Kolb, Gallimard, 1956

1911, c'est quatre ans à peu près le début de La Recherche si l'on accepte l'hypothèse d'un début en 1908 en suivant le Cahier de 1908 publié par Kolb. Hahn et Proust s'écrivent, se voient, se querellent.

Contre Sainte-Beuve est écrit (ou ébauché) en 1909. Il se prononce contre l'intelligence, pour la réminiscence:

Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n'est qu'en dehors d'elle que l'écrivain peut ressaisir quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art. Ce que l'intelligence nous rend sous le nom du passé n'est pas lui. (Contre Sainte-Beuve, Pléiade p211)

Le souvenir n'est pour rien dans l'énigme du monde. Il faut être capable de sentir. Voici le jugement de Jacques Rivière:

«[...] un des écrivains les moins inquiet de théorie», [et chez qui] «le voltage des sensations ... fut toujours incommensurable avec ce qu'il est chez l'homme moyen [...]», [tout en prenant soin de préciser], qu'«éprouver [...] prenait à Proust toutes ses forces sauf une: l'intelligence». ''Cahier Marcel Proust 13, «Quelques progrès dans l'étude du cœur humain», par Jacques Rivière, Gallimard 1985

C'est d'intelligence et de sensation que parle la lettre à Zadig. Il ne s'agit pas d'opposer l'homme au chien: Poust s'adresse au chien en tant que chien. Il évoque un ancien «être chien». S'agit-il de parler au chien ou de parler chien?
Proust et Reynaldo Hahn se sont toujours beaucoup écrit, avec des variations de style: de 1894 à 1896, c'est le temps de la passion, la langue des lettres est très soutenue. De 1896 à 1903, nous n'avons pas les lettres, elles se sont perdues. De 1904 à 1915, les deux amis utilisent un idiome commun qui provient des habitudes de la fratrie des Hahn.
Mme Hahn était dans la confidence des bininulseries. Ce sont des mots à l'intersection de l'espagnol vénézuelien de Hahn et du français de Proust. Ils ont pris l'habitude de qualifier Proust de "poney".
La première apparition de ce terme date de 1896.

Je vous avais apporté des petites choses de moi et le début du roman [il s'agit de Jean Santeuil, commencé à beg Meil] que Yeatman lui-même près de qui j'écrivais a trouvé très poney. Vous m'aiderez à corriger ce qui le serait trop poney. Je veux que vous y soyez tout le temps mais comme un Dieu déguisé qu'aucun mortel ne reconnaît. Sans cela c'est sur tout le roman que tu serais obligé de mettre "déchire". (Lettre XXXV, A minuit moins vingt [vers mars 1896].

Qu'est-ce qu'un roman trop poney? Un roman trop intime, trop homosexuel, un roman de l'excès, de l'exhibition impossible. Ce roman est le roman de l'excès, Reynaldo Hahn disparaîtra dans La Recherche. Il apparaît dans Jean Santeuil sous le nom d'Henri de Réveillon. Proust note des choses comme "Chose à ne pas oublier : Reynaldo chantant Hérodiade", dans un article écrit entre 1904 et 1914 et paru après sa mort en 1923, Proust note «le distique de Mallamé où «Reynaldo» rime avec «jet d'eau»[1] On retrouve le nom de Reynaldo Hahn dans les assonnances de Hubert Robert, qui est l'architecte du jet d'eau de la princesse de Guermantes [2], et dans le nom de Swann.
Les lettres entre les deux amis sont pleines d'un babil mère-enfant. Elles sont également pleines de silence, comme s'il était inutile d'utiliser beaucoup de mots pour se comprendre. Elles utilisent toutes sortes de déformations de mots, les angrammes, les palindromes, les assonances, "veuve" pour Sainte-Beuve, "nonelef" pour Fénelon, par exemple, elles ajoutent une lettre aux mots (comme le "s" dans beaucoup qu'on a vu dans la "lettre au petit chien"), elles inventent une langue.
Emmanuel Berl parle de diminutifs caressants. On assiste à une glossolalie où l'affectif prime sur la signification, à la limite du prononçable. On peut organiser les mots en série, je vous ai donné un exemple:

Bininulseries, ou bunchteries : avec une consonne à l'initiale — Bunibuls, binibuls, Birninuls, Buls; Buncht, Bunchtniguls, Bunelniguls, Bined tur buls; Funinels; Juninels; Guinbuls, Gruncht et Guerchtnibels; Minusnichant; Muncht; Puncht; Tinibuls; Vincht; Vunchnibuls; Vuncht.
Amputation de la consomme initiale — (H)ibuls, Irnuls, Uninuls. Appellations isolées — Cormouls ou Cornouls.

Ces mots représentent aussi bien l'expéditeur que le destinataire. Ce sont des diminutifs, mais de quels mots?
Les lettres de Proust à Hahn sont peu intimes, peu bavardes. Les deux amis se sont réfugiés dans l'agrammaticalité.

Je t'envoie ô mon maître l'affection de ton enfant, de ton frère, de ton ami, de ton petit malade. / Adieu mon vieux Reynaldo / Marcel. (Lettre CXXIV, 1910, vol. Gall.)


Pourquoi y a-t-il eu cette "lettre au chien"? Zadig est un vrai chien, acheté à une bohémienne:

[...] sans savoir si [Reynaldo] est décoré [il espérait que celui-ci recevrait la légion d'honneur en juillet] et s'il a choisi le petit chouen (tu sais que je tiens essentiellement à te donner aussi l'autre et te prie me dire ce que je te dois pour les 2 [...]. Si par hasard ce mot te suivait dans ce pays si genstil, je compte sur toi pour ne pas montrer toutes ces bininulseries qui je t'assure ne pourraient que nous couvrir de ridicule même auprès des plus bienveillants. (Lettre CXXXIII, Cabourg vers le 12 juillet 1911, vol. Gall.)

Les deux chiens restent une énigme. Le chien est une bininulserie. Proust devait le payer, il y tient, il revient sur sa dette dans une lettre suivante:

Quant à ton petit chouen, je le considère comme inexistant tant que tu ne m'en as pas dit le prix et que je ne l'ai pas hascheté. (lettre CXXXVI, Cabourg, août 1911, vol. Gall.)

Le chien tourne à la dette; la lettre au chien montre ce conflit. On peut faire plusieurs hypothèse à propos de la lettre au chien:
1/ Proust écrit au chien parce qu'il est fâché avec Hahn. C'est une fausse lettre, elle n'attend pas de réponse.
2/ Proust écrit au chien parce qu'il est chien. Il cherche ainsi à atteindre un autre Reynaldo pour parler de musique et de littérature.

La lettre montre deux styles, selon que Proust s'adresse à Hahn ou au chien. Pour Hahn, il s'agit d'un ton plus cérémonieux et d'un vocabulaire plus châtié que d'habitude. Pour s'adresser au chien, le ton est affectueux, «mon petit Zadig», il y a égalité devant l'amour et le malheur. Les temporalités se rejoignent, "être chien" rejoint de temps du "être enfant", c'est à dire des moments où l'on est sans défense. Il n'y a pas de diversion possible, la seule solution, c'est de s'enfermer dans son chagrin, sans perspective de passé ou de futur. Proust était ainsi à Combray: il était chien.

Le deuxième paragraphe de la lettre tourne à la leçon de morale: Proust a été homme et il est chien:

Dans les rares moments où je retrouve toute ma tendresse, toute ma souffrance, c'est que je n'ai plus senti d'après ces fausses idées, mais d'après quelque chose qui est semblable en toi et en moi mon petit chouen. Et cela me semble tellement supérieur au reste qu'il n'y a que quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n'y a que les livres écrits ainsi que j'aime.

[Ici Raymonde Coudert a fait allusion à un ouvrage d'Elizabeth de Fontenay qui devrait bientôt paraître (Sans offenser le genre humains), à un passage parlant des vrais et des faux amis. Je n'ai rien noté de plus précis.] Quelle querelle sépare ainsi les deux amis? On ne le sait pas.
En mai 1911, Reynaldo Hahn a perdu sa sœur aînée. Proust pense à son fils:

Depuis quelques jours je ne cessais de penser à votre petit neveu, le sourd et muet, à qui je pense souvent, dont je rêve souvent, un des seuls êtres pour qui je ne puisse pas croire que l'existence est finie et qu'il n'a pas ailleurs une compensation. (Lettre CXXXI, 1911)

En juillet, Proust est à Cabourg et souffre d'asthme. En août, il espère la légion d'honneur pour Hahn. Celui-ci lui envoie une préface qu'il a écrit pour un livre sur le chant. Proust donne son avis:

[...] petite préface où il y a une ou deux pages pas mal, mais rien d'inouï. Mais ce que vous dites à la fin sur le chant est ce que je connais de plus beau dans aucun écrit sur l'art. (Lettre CXXXVI, 1911)

Il continue:

Décourageons! Décourageons! C'est un devoir de décourager [...] tous ceux dont la bruyante nullité encombre un art que nous chérissons ardemment [...] [et qui est] des plus humains. [...] Humain [...] puisqu'il s'inspire de tout, procède de tout, peut et doit traduire ses émotions [...], recéler un pouvoir illimité d'incantation. (Lettre CXXXVI, 1911)

Cet été-là, Proust fait dactylographier Du côté de chez Swann. La lettre se termine ainsi:

«[...] je ne peux pas dire que je pense souvent à toi, car tu es installé dans mon âme comme une de ses couches superposées et je ne peux pas regarder du dedans au dehors, ni recevoir une impression du dehors au dedans sans que cela ne traverse mon binchnibuls intérieur devenu translucide et poreux.» Et il conclut «Adieu mon petit chouen. /Buncht» (Lettre CXXXVI, 1911)

On ne saura pas la raison de la lettre au chien, pourquoi Proust s'adresse au chien plutôt qu'au maître. Il existe entre les deux amis un très ancien différend, presque une controverse, à propos de la place de l'intelligence. Proust a reçu pour surnom "le poney" parce que Hahn habite rue du cirque.

«N'oubliez pas que ce n'est pas un surnom [je souligne] et que je suis, Reynaldo, en toute vérité/votre poney/Marcel». Lettre datée "Ce dimanche matin [16 septembre 1894]/Trouville [Hôtel des] Roches Noires, Calvados"

Proust n'est pas un trope, il est un poney. En PS de cette lettre apparaît un différent sur le jugement de Lohengrin que Proust aimait beaucoup.

«Votre poney vient de jouer [au piano] deux fois le Cimetière de campagne. Et au charme rural s'ajoutent des choses difficiles à nommer dans la langue des poneys et des hommes», [avec] son incompétence «de petite bête qui ne vous doit que sa tête rude à caresser, un regard sincère, et la publicité éclatante d'une confiante fraternité...» (Lettre XXVI, 1895)

Cette «bêtise» évolue vers une conception de la musique qui n'a plus beaucoup varié ensuite.
Emmanuel Berl souligne l'importance de la musique dans les lettres de Proust.
Proust se moque parfois ouvertement de Reynaldo Hahn.

Genstil, je vais vous agacer horriblement en parlant de musique et en vous disant que j'ai entendu hier au théâtrophone un acte des Maîtres chanteurs [encore Wagner] et ce soir... tout Pelleas [Debussy que Reynaldo Hahn n'aime pas davantage]! Or je sais combien je me trompe dans tous les arts [...] mais enfin, comme Buncht ne me punira pas, j'ai eu une impression extrêment agréable. [...] il est vrai que comme les étrangers ne sont pas choqués de Mallarmé parce qu'ils ne savent pas le français, des hérésies musicales qui peuvent vs crisper passent inaperçues pour moi [...] dans le théâtrophone, où à un moment je trouvais la rumeur agréable [...]quand je me suis aperçu que c'était l'entracte! [Et pour finir, Proust s'excuse de sa] «transcendantale incompétence». (Lettre CXXVIII, 1911)

Dans l'étude qu'il fait des «lettres sur la musique», Philippe Blay rappelle les termes de la controverse entre les deux hommes:

Le point sur lequel nous sommes en désaccord c'est que je crois que l'essence de la musique est de révéler en nous ce fond mystérieux (et inexprimable à la littérature et en général à tous les modes d'expression finis, qui se servent de mots et par conséquent d'idées [...]), de notre âme qui commence là où le fini et tous les arts qui ont pour objet le fini s'arrêtent, là où la science s'arrête aussi, et qu'on peut appeler le religieux. Reynaldo au contraire, en considérant la musique comme une dépendance perpétuelle à la parole, la conçoit comme le mode d'expression de sentiments particuliers, au besoin de nuances de la conversation. (Marcel Proust, Lettre à Suzanne Lemaire, 1895 [lundi 20 mai? 1895], in Corr. Kolb, TI, 1880-1895, 1970, Lettre 242, p.388-390)

L'enjeu de la dispute est donc une rivalité entre Reynaldo Hahn et Proust sur l'interprétation de la musique. Pour Proust influencé par Schopenhauer, la musique appartient au silence de l'humain sans mot. Pour Reynaldo Hahn, la musique est inséparable des mots.
Le monde sans mots est d'ailleurs le sol d'où Proust tirera l'écriture de son livre. La sonate et le septuor de Vinteuil, sans ausition possible, sont paradigmatiques de la musique du silence qui habite Proust.

Cela m'a rappelé Lévi-Srauss évoqué par mon maître Martin Rueff, qui dit dans Le Cru et le Cuit que la musique est un langage qui n'imite rien.
Il existe un abîme du silence; qu'on songe au vertige mortel qui saisit le narrateur quand la voix de sa grand-mère se tait au téléphone, à Balbec, ou au vertige du silence de la surdité, évoqué à travers le neveu de Reynaldo. Une autre forme de silence est l'aphasie:

«[...] Adieu mon cher petit genstil qui ne comprend pas pourquoi je n'ai pas pu regarder Zadig et qui a cru que c'était de l'indifférence. Mais pour d'autres choses tu me comprends et tu sais que ta lettre m'a fait la même chose que deux choses un jour où Maman est venue me dire: "Pardon de te réveiller mais ton père s'est trouvé mal à l'Ecole" et un autre plus récent à Evian.» Cette dernière mention renvoyant à une autre lettre qui dit, je cite: «[...] rien ne peut dépasser en horreurs les jours d'Evian où Maman frappait d'aphasie cherchait à me la dissimuler [...]» (Lettre CLII, 1912)

On pourrait citer d'autres exemples de pertes de parole, perte de parole de Blaise Pascal, perte de connaissance de Proust quand il redoute que Reynaldo Hahn obtienne de se faire envoyer au front malgré sa santé fragile, etc. La peur de la perte de parole, c'est la peur de l'inhumain.
Pour reprendre Lévi-Stauss, la musique n'est pas dictée par le sens. Elle est décollée du sens. La littérature conjugue le son et le sens, quoique le langage précède le son.[3]

Dans la lettre au chien transparaît la théorie du langage de Proust. On peut tout dire mais quelque chose est impossible à dire. Il faut mener une guerre à la langue, il y a nécessité de l'animalyser. Le silence de Zadig est le silence de tout vivant qui manque de mot.
Dans son PS à la lettre suivante, Proust indiquera «respects à Zadig», prouvant que pour Proust, l'animal est au dessus de l'intelligence.

                            ***

A.C. : c'est la première fois que j'entends une communication sur la "lettre au chien".
S'en suivra un dialogue de sourds plutôt comique, Antoine Compagnon voulant à toute force faire admettre à Raymonde Coudert que Proust n'écrit pas réellement au chien, qu'il ne s'agit que d'une figure de discours, et qu'il n'y a pas de querelle spécifique à cette période, mais simplement une utilisation de figure de style.
A.C.: Mais pourquoi ne voulez-vous pas que ce soit un trope?
R.C.: Parce que c'est un chien!

la version de sejan

Notes

[1] cf. Essais et articles, Pléiade p.555. Le distique est en fait un quatrain: Le pleur qui chante au langage / Du poète, Reynaldo / Hahn tendrement le dégage, / Comme en l'allée un jet d'eau.

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.656

[3] à retrouver

cours n°8 : les visages multiples de la charité

Je vous avais dit la semaine dernière, pour vous rassurer et pour me rassurer, que j'avais fait un plan. En fait, je ne vais pas faire du tout ce que j'avais prévu. J'ai l'impression de toujours reculer le début du cours et de n'en pas finir avec l'introduction, c'est sans doute le propre de ces cours au Collège de France.

J'ai donc défini ma recherche des morales chez Proust comme quelque chose qui ne serait ni une recherche éthique à la manière des leçons de bonne vie de l'Antiquité, ni une recherche philosophique qui trouveraient ses exemples dans la littérature, mais comme des expériences qui buttent sur un manque d'explication. Qu'on pense à ce sujet à la phrase de Saint-Loup: voilà comme je suis : elle n'explique rien, c'est un fil qui pend, qui ne se noue à rien. Rien n'est jamais simple, comment juger Saint-Loup: «Mais les circonstances sont toujours si embrouillées que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort.»[1] Il n'y a pas de loi absolue, il y a toujours des exceptions. On trouve toujours un hapax, il y a des occasion. Même la loi de l'inversion n'est pas systématique.
La tension entre la loi est l'exception est ce qui rend le roman accueillant, accueillant à l'exception.

Toutes ces réflexions me permettaient d'illustrer les différences définies par Iris Murdoch entre romans secs et romans messy, ou celles établies par Richard Taylor entre morale fine et morale épaisse.
Vous me direz que tout cela n'est pas nouveau. Lorsque Péguy commente Bergson en 1914, il fait une distinction entre la reaison raide (Descartes) et la raison souple (Bergson). Péguy défendait la raison souple, contre le préjugé «qui veut que de la raison raide soit plus de la raison que de la raison souple... Et surtout qu'une morale raide soit plus de la morale, qu'une morale souple. C'est comme si on disait que les mathématiques de la droite sont plus des mathématiques que les mathématiques de la courbe.»[2] Il ajoutait: «Les méthodes souples, les lois souples, les méthodes souples sont les plus sévères étant infiniment plus serrées.» Une morale souple poursuivra le péché dans les sinuosités des défaillances. La raideur est essentiellement infidèle alors que la souplesse est fidèle. (Voilà qui nous rappelle les comparaisons de Bergson sur le temps ou la durée).
La morale raide est un confort intellectuelle qui nous rappelle le cant de Stendhal. La morale souple est plus collante.
Bergson répondra à Péguy: «Je trouve beaucoup de profondeur à vos considérations sur la raideurs et la souplesse».
Quelques jours plus tard, l'œuvre de Bergson sera mise à l'index, car peu compatible avec un catholicisme intransigeant. Seuls les Jésuites pratiquaient cette morale souple. Au fond les Jésuites avaient raison.
Albertine, Odette, Mlle de Vinteuil: on en a jamais fini d'observer les sinuosités des défaillances.

On m'a fait remarquer il y a quelques semaines que j'avais omis Guyau, j'avais également omis Bergson. Certes, le livre de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion n'est paru qu'en 1932, mais ses conclusions étaient déjà concevables du temps de Proust. Dans ce livre, Bergson étudie les deux sources de la morale. Il distingue deux morales, une morale d'obligation et une morale de l'émotion, ce qui est finalement la façon dont les neuroscientifiques justifie aujourdh'ui la morale.
Il n'y a qu'une seule morale mais celle-ci a deux sources. La morale de l'obligation est sociale, statique, c'est une morale close, la morale de l'émotion est humaine, dynamique, c'est une morale ouverte.
Bergson soutient qu'il faut s'opposer à la conception laïque de la morale, qui veut que la morale s'étende du proche au lointain, de la famille à la patrie à l'humanité: une morale domestique, corporative, universelle. Cette morale, dit-il, n'est qu'une extension de l'égoïsme. La morale s'appliquerait d'abord à l'individu, qui l'appliquerait au groupe pour atteindre à la vertu.
Dans son livre sur Bergson, Jankélévitch remarque que si le bon citoyen apprend la vertu en famille, sa charité n'est superlatif de l'égoïsme. Parce que les nations ressemblent à une grande famille, on les traitera comme des personnes. Il y a ici de l'ironie envers Durkheim pour qui l'internationalisme est une extension de l'amour du prochain.
D'après Bergson, cette façon de penser est une erreur. Il y a une grande différence entre les deux morales, un abîme sépare l'amour pour ses proches et l'amour pour le genre humain. Pour aimer l'humanité il faut une conversion de soi; on ne l'atteint pas en approfondissant l'amour de soi.

De la même façon, Proust se moque souvent de cet amour s'élargissant par cercles concentriques, par exemple lorsqu'il s'agit de son mariage avec Odette:

Forcheville, qui, comme le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld, considérait qu’en épousant la veuve d’un juif il avait accompli le même acte de charité qu’un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était

prêt à étendre sa bonté jusqu’à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage.[3] On voit ici l'amour que Forcheville porte à son nom, nom qu'il est prêt à partager avec Odette puis par extension avec Gilberte, dans une sorte d'élargissement à l'amour du genre humain.
Proust ne décrit pas une morale raide, mais une morale dynamique, insinuante, ouverte. La morale plate, à une seule dimension, est extrêmement rare dans La Recherche du temps perdu. Même les personnages qui n'apparaissent qu'une fois sont ambigus.

Il ya deux exceptions: les deux courrières, Marie-Gineste et Céleste Albaret, qui apparaissent dans Sodome et Gomorrhe, et les Larivière dans Le Temps retrouvé. Ce sont d'ailleurs les seuls noms réels de La Recherche.
Tous les autres personnages présentent une fêlure, une ambivalence. Même la grand-mère n'est pas si nette, on aura l'occasion d'y revenir (je ne devrais pas dire ça... [rire dans la salle]).
Revenons aux courrières. A Balbec, Marie Gineste s'adresse ainsi au héros :

«Oh! petit diable noir aux cheveux de geai, ô profonde malice! je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse, il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu’est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu’il jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon, voilà qu’il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vu quelqu’un de si bête et de si maladroit que vous.» On entendait alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Gineste qui, furieuse, faisait des réprimandes à sa sœur: «Allons, Céleste, veux-tu te taire ? Es-tu pas folle de parler à Monsieur comme cela?» Céleste n’en faisait que sourire ; et comme je détestais qu’on m’attachât une serviette: «Mais non, Marie, regarde-le, bing, voilà qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, je te dis.»

Suit toute une série de comparaison animale, papillon, écureuil, je passe, l'intervenante du séminaire nous en parlera peut-être. Marie Gineste assimile le héros à un riche, celui-ci proteste ainsi que Marie, qui ne supporte pas la familiarité de sa sœur.

Ici ce n’était pas seulement Marie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas seigneur du tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité de ma modestie et, me coupant la parole : « Ah! sac à ficelles, ah! douceur, ah! perfidie! rusé entre les rusés, rosse des rosses! Ah ! Molière!»

Comme la semaine dernière, on remarque au passage que la modestie est mise en doute. "Molière" vient clôturer toute une série d'insultes. Pourquoi Molière? L'explication nous est aussitôt donnée: c'était le seul nom que connût Marie Gineste. Cependant ce n'est pas très convaincant. Il est fort possible que ce nom de Molière cache celui de Tartuffe.
Ce morceau de vraie bonté, de tolérance, se poursuit. On évoque les mœurs de Nissim Bernard. marie dit:

«Ah! voyez-vous, Monsieur, on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y avoir dans une vie.» Pour changer le sujet, je lui parlais de celle de mon père, qui travaillait nuit et jour. «Ah! Monsieur, ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute, pas un plaisir ; tout, entièrement tout est un sacrifice pour les autres, ce sont des vies données.[4]

Voilà la vraie générosité: l'absence de jugement.
Les personnages qui représentent la charité et la miséricorde se voient donné leur nom réel:

Les cousins millionnaires de Françoise, et qui n’étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s’étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou; [...]

Ils travaillent toute la journée par dévouement pur:

Dans ce livre, où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul personnage «à clefs», où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire, à la louange de mon pays, que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable: ils s’appellent, d’un nom si français, d’ailleurs, Larivière.[5]

Ce sont des saints qui rachètent tous les Français, les planqués en particulier. La grandeur des Larivière est assimilée aux soldats tombés sur la marne.
Mais je crois qu'il faut y insister, seuls ces rares personnages sont unidimensionnels, moraux, sains.
Tous les autres, même ceux qui n'apparaissent qu'une fois, on une moralité trouble. Il ne s'agit pas d'une psychologie plane, mais d'une psychologie "dans l'espace", à plusieurs dimensions. La psychologie souple s'oppose à la psychologie plane (c'est dans un passage d' Albertine disparue: géométrie plane, géométrie dans l'espace).
Evitons donc de faire de Marie Gineste ou des Larivière des personnages exemplaires: en effet, ils ne sont là qu'à titre d'exceptions.

Les autres personnages sont multiples. Il suffit de se rappeler la remarque du narrateur lorsqu'il revoit Gilberte lors du bal des têtes. Le narrateur l'a reconnue à grand peine, elle lui présente sa fille.

Comme la plupart des êtres, d’ailleurs, n’était-elle pas comme sont dans les forêts les « étoiles » des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents.[6]

Cela rappelle "le soir de l'amitié", quand Robert vient chercher le narrateur tandis que le brouillard recouvre tout:

« Ce n’est pas tout de se perdre, mais c’est qu’on ne se retrouve pas. » La justesse de cette pensée frappa le patron [...][7]

Cette phrase est presqu'une allégorie de La Recherche du Temps perdu: on ne se retrouve pas.

Certes, s’il s’agit uniquement de nos cœurs, le poète a eu raison de parler des «fils mystérieux» que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu’elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu’elle entre-croise ces fils, qu’elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications.[8]

Le poète, c'est Victor Hugo dans La Tristesse d'Olympio. Toutes les intrigues semblent se rejoindre en Mlle de Saint Loup. Le narrateur parle du livre qu'il va écrire (même s'il ne précise jamais que ce sera un roman). Mais restera des fils non noués, des fils qui pendront:

[...] car cet écrivain, qui, d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d’un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art.[9]

Il ne faut pas laisser de côté ce qui n'est pas résolu. Le roman ne doit pas faire l'économie de ces mystères, de ces hapax, de ces signes précurseurs sans qu'on sache de quoi ils sont précurseurs. C'est ainsi que la petite phrase de Vinteuil nous avait été présentée, d'ailleurs: on ne sait pas où elle va. La fille de Gilberte réunit en elle de nombreux fils, mais pas tous.

Tout cela me conduit à vous parler de ces Vertus et Vices de Padoue et de Combray, (et comme c'est bientôt les vacances, je vous ai apporté des images), dont Swann parle à propos de la fille de cuisine:

D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena.[10]

Ces fresques sont souvent évoquées par Ruskin. Ruskin jugeait que cette Charité était la plus réussie des Vices et des Vertus. On la trouve évoquée dans La Bible d'Amiens traduite par Proust:

A la chapelle de l'Arena elle se distingue de toutes les autres vertus à la gloire circulaire qui environne sa tête et à sa croix de feu.[11]


[Compagnon examine l'image projetée] : je ne sais pas trop où est la croix de feu. On le verra, l'interprétation de Ruskin est parfois un peu fantaisiste...
La Charité, c'est la plus sublime des Vertus selon Saint-Paul; selon Bergson, elle ne peut s'extraire d'une morale close. C'est la reine des Vertus. Ruskin la décrit ainsi: «La Charité portant sur son écu une toison laineuse et donnant un manteau à un mendiant nu.» [12], par opposition à L'Avarice, amassant dans un coffre. Dans Pleasures of England, Ruskin compare la Charité de Giotto aux bas-reliefs de la cathédrale d'Amiens:

Tandis que la Charité idéale de Giotto à Padoue présente à Dieu son cœur dans sa main, et en même temps foule aux pieds des sacs d'or, les trésors de la terre, et donne seulement du blé et des fleurs: au porche ouest d'Amiens elle se contente de vêtir un mendiant avec une pièce de drap de la manufacture de la ville. [13]

Les Vertus et les Vices de Padoue sont peut-être plus idéaux que ceux d'Amiens, mais le narrateur ne les a jamais vus. Il reste que la Charité n'est pas ce qu'on pense:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. [14]

Le narrateur insiste très lourdement sur cette discordance entre l'apparence de la Charité et ce qu'elle est censée représenter. La discordance n'est pas si forte quand il s'agit de l'Envie:

Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie — et la nôtre du même coup — tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées.[15]

Il y a une même attention au sens littéral. Le sens ne passe pas. Il y a un refus de l'allégorie de la part du narrateur. La Vertu et le Vice semble d'emblée interchangeable. La Vertu n'est pas plus belle que le Vice: il y a un refus de moralisation de la part du narrateur. Mais le premier sentiment est la surprise:

[...] cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, [...] [16]

La Vertu n'est pas belle, le Vice n'est pas repoussant : cette leçon se poursuivra jusqu'à la fin du livre. Il n'y aura pas de rédemption éthique de l'esthétique.


la version de sejan.

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.179

[2] Charles Péguy, Pensées, p.54, Gallimard, 1934

[3] La Fugitive, Clarac t3, p.575

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.847-848

[5] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.845-846

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1029

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.406

[8] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1029

[9] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1032

[10] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.81

[11] John Ruskin, La Bible d'Amiens, note de Proust en bas de page 303, qui cite Stones of Venice

[12] Ibid, p.302

[13] Ibid, p.303

[14] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.81

[15] Ibid

[16] Ibid

Séminaire n°7 : Edward Hughes, Perspectives sur la culture populaire

a/ Les les podcasts des cours sont disponibles.
Reprenant ces notes le 26 février 2015, je mets le lien du séminaire désormais disponible.
b/ Les références des citations de ce cours sont données en suivant le code adopté par Edward Hughes sur la feuille qu'il nous a fait distribuer.
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Curieusement, en commençant à nous présenter Edward Hughes, Antoine Compagnon nous parle surtout de Richard Bales, professeur à Belfast et mort l'automne dernier: «C'était un éminent Proustien, j'aurais dû l'inviter ici. Maintenant il est trop tard.» Je n'ai pas noté le lien entre les deux, je suppose que Bales a diriger la thèse de Hughes, en tout cas Edward Hughes a rendu hommage à Richard Bales.
La thèse d'Edward Hughes était Marcel Proust: a Study in the Quality of Awareness. Il a également travaillé sur Albert Camus, en particulié La Peste et Le premier Homme. Il a publié Writing Marginality in Modern French Literature: from Loti to Genet et The Cambridge Companion to Albert Camus.
Il a participé au Dictionnaire Marcel Proust publié chez Champion.
Il s'est penché sur les classes sociales et nous propose aujour'dhui «Perspectives sur la culture populaire».
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Merci. J'ai choisi comme sujet «Perspectives sur la culture populaire», avec perspectives au pluriel. En guise d'introduction, je voudrais commenter un playdoyer pour la musique populaire qui se trouve dans Les Plaisirs et les jours. C'est le premier extrait de l'exemplier.
Il lit. Il parle un français parfait. Je suis un peu déçue qu'il n'ait même pas une trace de charmant accent anglais.
ELOGE DE LA MAUVAISE MUSIQUE
Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique, n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, du nul prix aux yeux d'un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses. Que de "bagues d'or", de "Ah! Reste longtemps endormie", dont les feuillets sont tournés chaque soir en tremblant par des mains justement célèbres, trempés par les plus beaux yeux du monde de larmes dont le maître le plus pur envierait le mélancolique et voluptueux tribut — confidentes ingénieuses et inspirées qui ennoblissent le chagrin et exaltent le rêve, et en échange du secret ardent qu'on leur confie donnent l'enivrante illusion de la beauté. Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse ritournelle que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l'instant d'écouter, a reçu le trésor de milliers d'âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la consolation toujours prête, toujours entrouverte sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l'idéal. tels arpèges, telle "rentrée" ont fait résonner dans l'âme de plus d'un amoureux ou d'un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher, comme un cimetière ou comme un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s'envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l'autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci. (Les Plaisirs et les jours, CHAPITRE XIII)
Proust semble tout d'abord obéir au discours du discrédit: la musique populaire est mauvaise. Puis il introduit dans son analyse des critères complètement autres. La musique populaire joue un rôle sentimental. Son influence massive permet une démocratisation du désir. Proust esquisse une sociologie en miniature lorsqu'il propose un rassemblement de toutes les classes sociales: «Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés.» C'est un panégyrique au sens étymologique, un discours exaltant l'assemblée de tout le peuple.
La mauvaise musique est ainsi vénérable, et c'est le mérite de Proust de l'avoir vu, d'avoir résolu par la musique populaire ce que Barthes appelait «l'opposition dans laquelle nous sommes enfermés: culture de masse ou culture populaire»1. Pour Barthes, c'est Charlot qui réalise la fusion des deux cultures, différentielle et collective.

Dans quelle mesure les analyses de la musique populaire pourraient-elles trouver une application dans une lecture de La Recherche du temps perdu?


Swann, Mme Verdurin et la couturière
Je voudrais faire une parenthèse autour d'un échange épistolaire.
David Halévy, le camarade de proust au lycée Condorcet, à publié dans Les Cahiers de la quinzaine un texte intitulé Un épisode dont l'action se déroule dans le monde ouvrier. Il évoque l'université populaire de façon mélodramatique. Le jeune Guinou subit l'influence d'un professeur bourgeois et bénévole. Il rejette son monde, lit Baudelaire, devient suicidaire. A la fin, il se tue, Les Fleurs du Mal à la main. Lors de son enterrement, un de ses amis prononce une violente diatribe: il n'y a ni art ni science pour le prolétaire.
Proust a lu attentivement ce texte et il écrit à Halévy:
Je reconnais le beau parti pris d'avoir fait quelque chose de froid, de démodé, d'hostile, qui nous prend comme l'hiver, comme la pauvreté, comme la méchanceté. [...] c'est le peuple vu en soi, pas du rivage bourgeois. Je n'aimerais pas vivre avec eux pour une seule raison: c'est qu'Adeline [la jeune amie du héros de Halévy] entre sans dire bonjour, et que le héros ne répond pas quand son voisin lui parle. Mais je sais que c'est vrai. Je vois tout ce qu'il y a de grand dans cette idée de la mort si peu peuple, si homme de lettres de cet ouvrier. (lettre de Proust à Daniel Halévy, décembre 1907 (Correspondance de Marcel Proust, XXI, 619-20)
Proust réagit comme si les mœurs de la classe ouvrières étaient totalement autres et exotiques. On se souvient de sa phrase, à propos d'un autre exotisme, «Un Français établi chez les musulmans s'habitue aux musulmans, mais s'il retrouve un Français, il retrouve la morale française» ''(citation à peu près)''. Dans Un Amour de Swann, (par exemple), le contact des couches populaires fait ressortir le plus mauvais côté de Swann, Swann devient vaniteux pour plaire aux femmes de chambre:
Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité, qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils diminuent, l’ont été pour des inférieurs. (RTP, I, 189)
Cette citation est loin de résumer la prise de position du narrateur sur le sujet. A d'autres moments, Swann est très conscient de sa classe. Une autre dimension fait penser aux tensions dans le texte sur la musique populaire:
J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, […]2
Il s'agit du moment où Mme Verdurin ferme son salon à Swann, en favorisant le rapprochement Odette-Forcheville. Soudain Swann juge les goûts de Mme Verdurin, pour lesquels il avait jusqu'ici montré beaucoup d'indulgence, il parle de l'Opéra-Comique et de sa «musique stercoraire», il pense à la façon insupportable de Mme Verdurin d'écouter la sonate Clair de lune3. Il la traite mentalement d'idiote et de maquerelle, il s'agit de prostitution de l'art contre laquelle il faut lutter:
Il trouvait du bon à la sévérité contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française. (RTP, I, 283)
Suivre Odette nous permet de voir des lieux plus populaires, lieux que Swann aimerait mieux connaître parce que cela lui permettrait, pensait-il, de mieux connaître Odette:
Dans ces quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre indéfiniment!4
On assiste à une idéalisation de la vie de la couturière en même temps que subsiste en Swann une violente répulsion:
dans cet escalier pestilentiel et désiré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, (RTP, I, 319)
L'existence d'un seul escalier, pour le service comme pour les habitants, connote l'idée d'une contagion morale.


Le village de Rachel
On retrouve cette même idée dans du ''Côté de Guermantes'', lorsque le narrateur accompagne Saint-Loup dans le village où habite Rachel. La scène se présente en dyptique.
D'un côté il y a la nature, le printemps et les arbres en fleurs:
comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.(RTP, II, 453)
Ce tableau idyllique permet de fermer les yeux sur les conditions de vie des couches populaires come Saint-Loup ferme les yeux sur la véritable nature de Rachel.
De l'autre côté on voit les maisons sordides d'un village désert, les seules personnes présentes sont Rachel et ses amis prostituées. Le narrateur veut racheter les habitants invisibles: Mais à côté des plus misérables [maisons], de celles qui avaient un air d’avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence en fleurs : c’était un poirier.(RTP, II, 459) La nature est une force rédemptrice. Nous sommes toujours dans une logique de châtiment et de rédemption; on pense aussi aux Giotto, l'Avarice et la Charité, qui risquent de devenir interchangeables. Les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent être:
ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et «crut que c’était le jardinier»? (RTP, II, 458)
Nous reconnaissons ici une allusion à Pâques, lorsque Madeleine revient au tombeau et ne reconnaît pas le Christ ressuscité.
De même, Robert semble incapable de comprendre la véritable nature de Rachel. L'action se déroule sur un fond de dramatisation de la vie du village tandis que Robert fait une erreur de malade (d'amour): on assiste à une scène de mélodrame.
C'est Edmund Wilson, dans Axel's Castle, qui disait que la réflexion sur la moralité fonctionne dans la mesure où elle s'ancre dans le mélodrame.


Saint-Loup, Charlus et la guerre
Dans les deux extraits suivants, la moralité est en jeu. Le sens du devoir existant dans la classe ouvrière est présentée comme une découverte pour Saint-Loup et Charlus. Pour Saint-Loup, c'est une occasion de salut, pour Charlus, c'est un obstacle à son plaisir.
1/ Saint-Loup : la guerre lui donne l'occasion de vivre avec les couches populaires. Dans sa lettre au narrateur, Saint-Loup note les expressions des soldats (les boches, on les aura) pour les réprouver («cette chose contradictoire et atroce, une affectation, une prétention vulgaires que nous détestons» (RTP, IV, 332)), mais une fois exprimée son anxiété sur le bouleversement de la hiérarchie sociale, il s'extasie sur l'héroïsme des soldats:
surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient en eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir soupçonné, (RTP, IV, 332)
La guerre façonne dans la glaise du peuple un admirable patriotisme:
Rodin ou Maillol pourraient faire un chef d'œuvre avec une matière affreuse qu'on ne reconnaîtrait pas (RTP, IV, 332)
Plusieurs éléments convergent : la classe sociale, la grandeur morale, la rédemption esthétique, le discours sur la fierté patriotique.
L'héroïsme est conféré d'en-haut, il ne bouleverse pas l'édifice social. Le mot «poilu» rejoint les mots «Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres.»
Si l'on tient à distance des événements, cependant, le monde éclipse la bataille humaine:
les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. (RTP, IV, 342)

2/ Charlus adore aussi les poilus, et pas uniquement pour des raisons sexuelles. Il a transformé son hôtel en hôpital militaire, moins en raison de son imagination que de son bon cœur.
Pour atteindre le plaisir, Charlus a besoin de beaucoupd'instrument et de beaucoup d'énergie, énergie fournie par des jeunes gens aux motivations diverses:
un certain penchant à le [l'argent] gagner d’une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. (IV, 399)
Lorsqu'on parle d'un colonel manque se faire tuer pour son ordonnance, Maurice décide de se mettre au service de ce colonel pour faire reculer la suspicion que les riches continuent à vivre leurs plaisirs pendant la guerre.
Charlus est frustré par le conformisme de la classe ouvrière. Maurice envoie l'argent gagné à sa famille et à son frère au front: Charlus méprise ces attitudes dignes de mélodrame. On songe à Mlle Vinteuil:
Les sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux (RTP, I, 162)
Dans Le Temps retrouvé, la poursuite du plaisir sexuel se trouve exotisée par la permanence de la hiérarchie sociale:
restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu’ils croient le plus pénétrer la nôtre, (RTP, IV, 328)
Le modèle archaïque de l'Ancien Régime subsiste. Charlus ne vit que parmi des inférieurs, à la manière de la Rochefoucauld. Les riches chez Jupien n'ont pas d'états d'âme alors que les ouvriers ont mauvaise conscience. Charlus sait que son tortureur n'est pas plus méchant que l'élève choisit au sort pour jouer le Prussien et endurer le mépris de ses camarades:
Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l’histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins laisser baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s’accommodaient. (RTP, IV, 416)
Ailleurs, Charlus critique Brichot qui critique Zola qui voit «plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques»; il critique «La vulgarité de l’homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré.» (RTP, IV, 358)


Les lois humaines sont générales et transcendent les classes sociales
La mort égalise les conditions mais l'expérience de la vie tend également à permettre les généralisations. Les gens sont vulgaires, mais l'artiste voit une belle généralité:
Car il n’a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu’ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s’étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d’une loi psychologique. (RTP, IV, 479)
Le narrateur prend conscience de sa dette envers tant d'êtres qui lui avaient été indifférents:
j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi.(RTP, IV, 481)
Le sacrifice fait par les autres exercent une influence sur l'écriture car celui-ci transcende l'écriture: un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes (RTP, IV, 482) Dans The Morality of Proust, Malcolm Bowie analyse la vision morale de la vie dans Le Temps retrouvé en soutenant qu'il ne faut pas s'arrêter uniquement à la dimension la plus évidente, la dimension esthétique. Proust ose crier le sens d'une communauté et d'une communication entre le romancier, ceux et celles qui le lisent et ceux qui ne le lisent pas.
(J'ai noté ici The merciful world of literary composition, mais je ne sais pas à quoi cela se rapporte: une citation de Malcolm Bowie?)

Un des souvenirs d'enfance dans Le Temps retrouvé se rapporte à une semaine passée dans la chambre d'Eulalie dont le mobilier simple émeut le narrateur. Il faut se pencher sur les choses humbles, de même, le narrateur abandonne les grandes comparaisons pour s'en tenir aux plus simples quand il s'agit de parler de son œuvre:
Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc je travaillerais à mon œuvre, regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches \[...] je travaillerais auprès d’elle, (RTP, IV, 610)
Françoise possède la compréhension instinctive du travail de Marcel, elle «devinait mon bonheur».

Le sacrifice des autres est à l'origine des livres: «un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés.» On retrouve le texte des Plaisirs et les jours cité en début de séminaire: «Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher, comme un cimetière ou comme un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût.» L'écrivain se trouve devant une personne ridicule comme le chirurgien devant un malade ayant une mauvaise circulation.


Conclusion (provisoire)
Je voudrais évoquer à titre de conclusion provisoire quelques lignes de Merleau-Ponty tirées d'Éloge de la philosophie qui situe le philosophe non pas du côté d'un savoir absolu, mais du côté de la vie parmi les hommes.
[La] dialectique [du philosophe] ou son ambiguïté n'est qu'une manière de mettre en mots ce que chaque homme sait bien : la valeur des moments où […] son monde privé devient monde commun. Ces mystères sont en chacun comme en lui.
Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie (Gallimard, 1960) p.63
La perspective de Merleau-Pont rejoint celle du narrateur dans la mesure où celle-ci rejoint une vision plus large de la vie qui englobe la réhabilitation de la culture populaire.
***

Antoine Compagnon : Voila une fin très Dostoïevski.

Compagnon n'a pas l'air satisfait de l'utilisation qu'a fait Edward Hughes de Malcolm Bowie. Visiblement, Hughes a utilisé des pages "généreuses" de Bowie, qui contredisent d'autres pages (que nous avons vues, au moins partiellement, l'année dernière auxquelles Compagnon préfère se référer: Bowie pour un Proust rassembleur contre Bowie pour un Proust profanateur...
Je ne serais pas surprise que Compagnon ait eu l'intention d'utiliser "son" Bowie et qu'Edward Hughes lui ait coupé l'herbe sous le pied. En tout cas, celui-ci a vaillamment résisté et n'a pas cédé sur un pouce de son argumentation.



1 : Roland Barthes par Roland Barthes, p.58, article "Charlot"
2 : Un amour de Swann, Clarac t1, p.287
3 : Ibid, Clarac t1, p.287 et 289
4 : Ibid, Clarac t1, p.319

Cours n°7 : auto-satisfaction et fausse modestie

J'ai l'air de ne pas trop savoir où je vais alors qu'on arrive à la moitié des cours (le septième et il y en aura treize). Mais je vous rassure, hier j'ai fait un plan, même si je ne suis pas sûr de le suivre.

Je voulais donc revenir à cette phrase de Saint-Loup : «Voilà comme je suis!», opinion tranchée et définitive.
On se souvient du contexte, Saint-Loup avait dit à Bloch que le héros ne l'aimait pas, et il était en train de l'expliquer au héros d'un air satisfait.

Je voulais revenir à cette phrase pour deux raisons. D'une part j'ai trouvé une variante de cette formule suivi du même air réjoui.
Curieusement, elle concerne Bloch à propos de Saint-Loup, qu'il appelle Saint-Loup en-Bray. C'est dans Les jeunes filles en fleurs:
Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob? Oui, n’est-ce pas?1
Le narrateur se lance dans une longue analyse des défauts des amis et arrive à cette description :
Quant à ce dernier ami, il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu’un ce qui peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force: «Je suis comme cela.»2
On a l'impression que cette dernière phrase décrit Saint-Loup, elle présente la même ingénuité désarmante, la même mauvaise foi, la même autosatisfaction. C'est la seconde raison pour laquelle je voulais revenir à cette phrase. Je me suis demandé comment on pouvait traduire ce sentiment en anglais. — parce que l'anglais est souvent plus riche pour exprimer les sentimaux ordinaires. On se souvient du "cant" de Stendhal :
Rien n'éloigne davantage des deux grands vices anglais, le cant et la bashfulness (hypocrisie de moralité et timidité orgueilleuse et souffrante). 3
Ces deux défaut ont été illustrés à merveille par Molière: Tartuffe et Le Misanthrope.

Comment traduire cette autosatisfaction? self-satisfaction? complacency? seflf-righteouness?, c'est-à-dire auto-suffisance? Ou smug, smugness?
Smug, à l'origine, c'est la netteté. C'est la qualité de ce qui est bien tenu. Le mot a évolué pour signifier avoir un air satisfait, pour évoquer une respectabilité consciente d'elle-même. L'Oxford English Dictionnary donne pour exemple cette citation: There is probably no smugness in the world comparable to the complacent smugness of our insular ignorance.4 Il s'agit donc d'un air satisfait, d'une indifférence à l'autre, d'un manque de générosité, on songe à la philocie —l'amour de soi— dont parle Montaigne.
Se complaire outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soi indiscrète, est, à mon avis, la substance de ce vice. 5
Ce vice, c'est la présomption. Explorons-le. Le contraire, selon Montaigne, c'est l'ironie sur soi-même:
Parce que Socrate avait seul mordu à certes [sérieusement] au précepte de son Dieu — de se connaître —, et par cette étude était arrivé à se mépriser, il fut estimé du nom du surnom de Sage. Qui se connaîtra ainsi, qu'il se donne hardiment à connaître par sa bouche.6
Montaigne cherche à justifies le fait qu'il parle de lui-même: on en a le droit si on est capable de se moquer de soi.
Le défaut qui rend incapable de se moquer de soi, c'est le snobisme. Cela nous amène à la question de Bloch dans Les jeunes filles en fleurs: «Es-tu snob? Oui, n'est-ce pas.»

Chez Legrandin, le snobisme accompagne le contentement de soi. On se souvient de la première scène qui nous fit découvrir le snobisme de Legrandin: à la sortie de la messe, Legrandin ne salue pas la famille du narrateur, il ne la reconnaît pas, parce qu'il est en compagnie d'une châtelaine. Le narrateur décrit ainsi l'attitude de Legrandin:
Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du coupable qui n’avouera pas ; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelques doutes.7
Ce passage pourrait aussi bien s'appliquer à l'attitude de Saint-Loup que nous avons évoquée la semaine dernière: il décrit une attitude en contradiction avec tout ce qu'on savait de la personne jusque là. Il y a une double nature de Legrandin comme il y a une double nature de Saint-Loup. Cette double nature est révélé par le langage du corps: il y avait «sinuosité» dans le visage de Saint-Loup, de même c'est le corps de Legrandin qui va révéler son snobisme.%%% Bien que les parents commencent à être conscient du snobisme de Legrandin, il laisse aller le narrateur à un dîner chez celui-ci. Le narrateur demande alors à Legrandin s'il connaît les Guermantes. Celui-ci répond non et se lance dans une longue explication:
Et si je demandais: «Connaissez-vous les Guermantes?», Legrandin le causeur répondait: «Non, je n’ai jamais voulu les connaître.» Malheureusement il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie.»8
[Remous dans l'assistance: visiblement, le séminaire de Sophie Duval a laissé des souvenirs.]
On remarque la gravité du regard et l'analyse du langage du corps. Il s'agit «d'hypocrisie de moralité», de bashfulness. Mais du point de vue de Legrandin, ce «je n'ai jamais voulu les connaître» est-il un mensonge ou Legrandin est-il dupe de lui-même?
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. 9
En règle générale, nous ne connaissons jamais que les passions des autres. Nous ne nous voyons pas. On se souvient de Sartre dans L'Être et le Néant et de l'impossible coïncidence entre ce que je suis pour autrui et ce que je suis à moi-même. Proust met en scène cette non-coïncidence, à quelques exceptions près que l'on verra dans une prochaine séance. Le «Connais-toi toi-même» se transforme en jeu de dupes, qu'on pourrait traduire par self deception. On a également parlé en psychanalyse «d'auto-mythification».
Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs.10
Le snob est capable de condamner le snobisme des autres mais il ne voit pas le sien. L'«Es-tu snob?» de Bloch est suivi d'une longue analyse des divers comportements possibles des amis, analyse qui montre que chacun est aveugle à ses propres défauts.

Le père du héros taquine Legrandin dont il connaît le défaut en lui demandant s'il ne connaît personne à Balbec où son fils doit aller passer quelques temps. La question est une torture pour Legrandin, qui ne sait comment y échapper et qui finit par répondre:
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à répondre, il nous dit:
— J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux.11
Et comme deux précautions valent mieux qu'une, il ajoute aussitôt:
Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c’est une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé.12
J'ai des amis partout, mais vaudrait mieux ne pas envoyer ce garçon à Balbec, je parle dans son intérêt.
Le père continuera à torturer Legrandin en lui demandant l'adresse de sa sœur.

Mais comme tout rusé, le menteur oublie qu'il a menti. Le snob est condamné à mentir et finit par croire vrai ses mensonges. On se souvient de la phrase dans La prisonnière:
En matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c’est l’intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c’est l’amour-propre.13
C'est ce que Montaigne appelle les "fautes ordinaires".
La façon dont un menteur finit par croire à ses mensonges est analysée à partir des Bloch. Pour reprendre les analyses de René Girard, on désire ce que désire les autres. Le père de Bloch joue sur les mots. Il parle des gens célèbres comme s'il les connaissait en jouant sur le sens du mot "connaître", il connaît Bergotte, il connaît Rothschild, mais il se prend si bien à son propre jeu qu'il en vient à imaginer qu'il ne leur est as lui-même inconnu:
Or, tous les gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait que « sans les connaître », pour les avoir vus de loin au théâtre, sur les boulevards. Il s’imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne leur étaient pas inconnus et qu’en l’apercevant, ils étaient souvent obligés de retenir une furtive envie de le saluer.14
Bloch père agit de même à propos de Bergotte. Il en parle sans l'avoir lu.
C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l’amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l’envie est là pour combler la différence. Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire : « Je ne veux pas le connaître » par « je ne peux pas le connaître ».
L'amour-propre permet de penser «je les connais», mais lorsqu'on est acculé, l'envie permet de traduire en y croyant «je ne peux pas le connaître» par «je ne veux pas le connaître». C'est ce que fait Legrandin:
Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire : « Je ne veux pas le connaître » par « je ne peux pas le connaître ». C’est le sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien: «Je ne veux pas le connaître.»
Le snob est dupe de sa passion.
On sait que cela n’est pas vrai mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce qu’on éprouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la distance, c’est-à-dire pour le bonheur.15
Le snob, l'envieux, est dupe de son mensonge. Proust fait l'analyse complexe de la double vérité du snob. Malgré la dureté du «je ne peux pas», le snob continue à croire «je ne veux pas». L'imagination console la raison.
L’égocentrisme permettant de la sorte à chaque humain de voir l’univers étagé au-dessous de lui qui est roi, M. Bloch se donnait le luxe d’en être un impitoyable quand le matin en prenant son chocolat, voyant la signature de Bergotte au bas d’un article dans le journal à peine entr’ouvert, il lui accordait dédaigneusement une audience écourtée, prononçait sa sentence, et s’octroyait le confortable plaisir de répéter entre chaque gorgée du breuvage bouillant: «Ce Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être embêtant. C’est à se désabonner. Comme c’est emberlificoté, quelle tartine!» Et il reprenait une beurrée.16
Cela nous rappelle une autre scène, celle de Mme Verdurin trempant son croissant tandis qu'elle lit le naufrage du ''Lusitania''.17
Avec Bloch père, nous assistons à une scène de mythomanie. Il se prend pour un acteur du grand monde. Il lit et rejette Bergotte. Legrandin comme Bloch sont imbus de leur importance illusoire. Bloch souffre de snobisme et Saint-loup de smugness, ce que Stendhal aurait appelé de la vanité. Ces troubles rendent incapables d'ironie sur soi. Ils interdisent l'auto-dérision que Montaigne reconnaissait chez Socrate, à moins que le combre de l'auto-satisfaction soit la fausse modestie.

On se souvient que Jules Renard disait: «La modestie est toujours de la fausse modestie.»18
Dans La Recherche, modestie et contentement de soi vont de pair. Par exemple l'oncle Adolphe:
Le « petit hôtel » était assurément confortable (mon oncle y introduisant toutes les inventions de l’époque). Mais il n’avait rien d’extraordinaire. Seul mon oncle, tout en disant, avec une modestie fausse, mon petit taudis, était persuadé, ou en tout cas avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel.19
(Le valet de chambre est le père de Morel).
La modestie est presque toujours fausse. Quand elle est réelle, car cela arrive parfois, alors elle est inconsciente, comme par exemple chez Octave-dans-les-choux, élégant, plein de grâce et charmant, «avec une infaillibilité orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant»20 Rien n'est exhibé, Octave est un dandy naturel. Il fait preuve de sprezzatura, l'art avec lui rejoint la nature.

Concernant les autres personnages, un doute demeure toujours. Françoise par exemple fait preuve d'une modestie ambiguë. Lors de l'épisode du bœuf froid, par exemple, lorsque M. Norpois fait des compliments sur sa cuisine, le visage de Françoise est empreint à la fois de satisfaction et de modestie: est-ce vraiment compatible?
«L’Ambassadeur, lui dit ma mère, assure que nulle part on ne mange de bœuf froid et de soufflés comme les vôtres.» Françoise, avec un air de modestie et de rendre hommage à la vérité, l’accorda, sans être, d’ailleurs, impressionnée par le titre d’ambassadeur; […]21
La modestie de Françoise est toujours coupée d'autres sentiments.
Françoise s’approchait tous les jours de moi en me disant: «Monsieur a une mine! Vous ne vous êtes pas regardé, on dirait un mort!» Il est vrai que si j’avais eu un simple rhume, Françoise eût pris le même air funèbre. Ces déplorations tenaient plus à sa «classe» qu’à mon état de santé. Je ne démêlais pas alors si ce pessimisme était chez Françoise douloureux ou satisfait.22
Il y a toujours un doute sur le sentiment réel de Françoise.

Un autre exemple de modestie qui n'est jamais celle qui doit être, ou celle qu'on aurait attendue, nous est donné par le coiffeur de Doncières. Ce coiffeur obtient auprès du colonel une permission pour Saint-Loup.
Quant au coiffeur, qui avait l’habitude de se vanter sans cesse et, afin de le pouvoir, s’attribuait, avec une faculté de mensonge extraordinaire, des prestiges entièrement inventés, pour une fois qu’il rendit un service signalé à Saint-Loup, non seulement il n’en fit pas sonner le mérite, mais, comme si la vanité avait besoin de mentir, et, quand il n’y a pas lieu de le faire, cède la place à la modestie, n’en reparla jamais à Robert.23
La situation est paradoxale: cet homme qui se vante des services qu'il ne rend pas ne se vante pas des services qu'il rend. C'est la conséquence d'une vanité essentielle. Ce personnage ment toujours, quand il devient inutile de mentir, il se tait.
C'est le symptôme Groucho Marx, qui n'a pas envie d'appartenir à un club qui accepterait des hommes tels que lui.
Legrandin applique la même logique, les personnes qui le connaissent ne sont plus désirables.

Le contentement de soi semble une forme de bêtise, même pour les plus intelligents. Par exemple s'agissant de Charlus:
Enfin, lui si intelligent, s’était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans «la vie») expliquant tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu’on verse dans son défaut, il était non seulement au-dessous de lui-même mais exceptionnellement satisfait de lui. 24
Il existe chez Charlus une forme de bêtise qui apparaît lorsqu'il voit le monde du point de vue de son défaut, l'inversion.

Terminons par une véritable forme d'ironie, une forme sublime de contentement de soi. Il s'agit de la grand-mère:
elle était si humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, […] 25
C'est la seule capable de modestie.



1 : A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.740
2 : Ibid., Clarac t1 p.742
3: Stendhal, De l'amour, livre II, ch. 46
4: 1883 Contemp. Rev. Oct. 1883
5: Michel de Montaigne, Les Essais, Arléa (2002) édition établie et présentée par Claude Pinganaud, p.281 - à la fin du chapitre 6 du livre II
6 : Ibid, dernières lignes du chapitre 6 du livre II
7 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.126
8: Ibid., p.128
9 : Ibid, p.129
10 : Ibid, p.129
11 : Ibid., p.131
12 : Ibid., p.132
13 : La Prisonnière, Clarac t3, p.239
14 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.769
15 : Ibid., p.770
16 : Ibid., p.771
17 : Le temps retrouvé, Clarac t3, p.772
18 : Jules Renard, Journal, 15 avril 1902
19 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1058
20 : À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.878
21 : Ibid., p.484
22 : Ibid., p.499
23 : Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.127
24 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.787
25 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.12

Un libéral vous piquera inévitablement votre stylo

L'Angleterre dans les années 20. Lottie Crump, dernière représentante de l'esprit edwardien, tient salon. Le roi déchu et ruiné de Ruritanie est présent.
'Liberals? Yes. We, too, had Liberals. Il tell you something now, I had a gold fountain-pen. My godfather, the good Archduke of Austria, give me one gold fountain-pen with eagles on him. I loved my gold fountain-pen.' (Tears stood in the King's eyes. Champagne was a rare luxury to him now.) 'I loved very well my pen with the little eagles. And one day there was a Liberal Minister. A Count Tampen, one man, Mrs Crump, of exceedingly evilness. He come to talk to me and he stood at my little escritoire and he thump and talk too much about somethings I not understand, and when he go — where was my gold fountain-pen with eagles — gone too.'
'Poor old king', said Lottie. 'I tell you what. You have another drink.'

Evelyn Waugh, Viles bodies, chap 3

séminaire n°6: Mireille Naturel, les mauvais sujets

Présentation traditionnelle de l'invitée par Antoine Compagnon: Mireille Naturel enseigne à Paris III. C'est une éminente proustienne. Elle a étudié la phrase longue dans Le Temps retrouvé sous la direction de Jean Milly. Elle est un pilier du bulletin Marcel Proust avec, je crois, la publication d'au moins un article par an.
Elle a fait paraître un Proust et Flaubert en 1999, réédité en 2007. Elle est secrétaire générale de la société des amis de Marcel Proust et c'est sous sa direction qu'ont lieu les ventes de nombreux manuscrits.
Elle vient de soutenir une habilitation à soutenir les recherches qui portait sur Proust et le fait littéraire, soutenance que j'ai eu l'honneur de présider. Je pense donc que nous aurons bientôt droit à un livre sur ce sujet.

***


Quand je dis "Les mauvais sujets", je ne veux bien sûr pas parler du sujet choisi cette année par Antoine Compagnon.
Je songe plutôt à Théodore, qui est devenu pour moi le personnage principal de ''La Recherche''. C'est le seul à être officiellement qualifié de mauvais sujet, mais il n'est pas le seul à représenter le mal.

Dans son Mireille Naturel contre Madame Bovary, le procureur Pinard a résumé le roman ainsi: «On l'appelle Madame Bovary; vous pouvez lui donner un autre titre, et l'appeler avec justesse Histoire des adultères d'une femme de province.» Les charges retenues sont de deux ordres: «offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L'offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l'offense à la morale religieuse dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées.»
Le procureur retient quatre scènes pour étayer son propos: «La première, ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe ; la seconde, la transition religieuse entre les deux adultères ; la troisième, ce sera la chute avec Léon, c'est le deuxième adultère, et, enfin, la quatrième, que je veux citer, c'est la mort de madame Bovary.»

Il n'y aura pas eu de procès à propos de Proust, mais étrangement, en 2007, deux livres sont parus faisant état de rapports de police mentionnant le nom de Proust.
Vous, Marcel Proust de Lina Lachgar est le journal imaginaire de Céleste Albaret. Il évoque l'hôtel Marigny rue de l'Arcade, hôtel de passe mentionné dans un rapport de police: «Cet hôtel m'avait été signalé comme un lieu de rendez-vous homosexuels...». Le nom de Proust apparaît dans le rapport de police à la rubrique... beuverie.
L'autre livre est La Loi du genre, de Laure Murat, qui s'intéresse au "troisième sexe".

Voyons comment se construit la représentation du mal dans Combray.
Elle arrive très vite, lors de l'épisode de la lanterne magique (à l'origine, cet épisode devait ouvrir le livre. Ce n'est que plus tard qu'il a été repoussé plus loin dans les premières pages). La lanterne condense la magie des légendes et des vitraux.
La première légende est celle de Geneviève de Brabant. Il s'agit d'un épisode d'"offense à la morale publique": elle est accusée,— à tort, par Golo qui est le premier méchant de La Recherche — d'avoir trompé son mari et est condamnée à mort. On l'abandonne dans la forêt avec son enfant.
C'est une histoire tout à fait différente de Madame Bovary, qui trompe son mari et se désintéresse de sa fille. Dans la légende de Geneviève de Brabant, la femme est blanchie et la mère réhabilitée.

Dans Jean Santeuil, Proust avait déjà consacré des pages à la lanterne magique, mais dans ces pages, les histoires racontées par la lanterne tiennent peu de place. C'est surtout le fonctionnement de la lanterne qui est décrit. Barbe-Bleue est nommée, référence à la fois à Charles Perrault et à Anatole France.
Barbe-bleue est nommée une fois dans La recherche du temps perdu, comme si on avait oublié de gommer son nom.
Anatole France a écrit les sept femmes de Barbe-Bleue. Proust l'évoquera en 1906 et 1919 dans des lettres à Reynaldo Hahn.1 Il existe un opéra Barbe-Bleue, d'Offenbach.
Le "cabinet des princesses" dans la version d'Anatole France rappelle le petit cabinet qui sent l'iris au début de La Recherche:
Beaucoup d’habitants de la contrée ne connaissaient M. de Montragoux que sous le nom de la Barbe-Bleue, car c’était le seul que le peuple lui donnât. En effet, sa barbe était bleue, mais elle n’était bleue que parce qu’elle était noire, et c’était à force d’être noire qu’elle était bleue.
On voit ici qu'il n'y a pas que la référence à Balzac qui explique les yeux de Gilberte.
Chez Anatole France, le petit cabinet est un lieu funeste, le lieu dans lequel ses femmes trompent leur mari.
Chez Proust, c'est le lieu du plaisir interdit, c'est aussi l'endroit d'où l'on aperçoit les tours de Roussainville.
Le vitrage de la chambre de l'enfant à des reflets rouges; le sol du cabinet des princesses est rouge, peut-être parce que le ciel se reflète sur les tapisseries. D'autres pensent que c'est la marque du crime, mais le crime de Barbe-Bleue n'est pas prouvé. Quant à la soeur Anne, «elle est mauvaise: elle n’éprouvait de plaisir que dans la cruauté.» Cependant Anatole France trouve bien des excuses aux femmes infidèles:
Hélas! si la dame de Montragoux n’avait attenté qu’à l’honneur de son époux, sans doute, elle encourrait le blâme de la postérité : mais le moraliste le plus austère lui trouverait des excuses, il alléguerait en faveur d’une si jeune femme les moeurs du siècle, les exemples de la ville et de la Cour, les effets trop certains d’une mauvaise éducation, les conseils d’une mère perverse, car la dame Sidonie de Lespoisse favorisait les galanteries de sa fille.
(Parmi les questions qu'on pose à la Société des amis de Marcel Proust, il y a celle du prénom de Mme Verdurin: elle s'appelle Sidonie.)
Le vitrage est rouge et la lanterne a des couleurs de vitrail, c'est le même glissement qui permet de passer de La Mare au diable à François le Champi.

Il me manque des transitions, mais je crois qu'il n'y avait pas beaucoup de transitions dans l'exposé de Mireille Naturel, qui avait tendance à procéder par appositions et collages. Sans transition donc, lecture du premier extrait de la feuille qu'elle nous a fait distribuer.

Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules2.
Il y a opposition entre la grosse lampe et la lanterne, l'une rassurante et familière, l'autre inquiétante et magique. La grosse lampe ignore Golo, elle ignore le Mal. L'enfant s'identifie à Golo, au méchant, c'est l'occasion d'un examen de conscience.

On pense également au Golaud dans Pelléas et Mélisande, de Maeterlinck, qui deviendra un opéra de Debussy. Proust en écrira également un pastiche, apvec Reynaldo Hahn et lui-même dans les rôles de Pelléas et Markel.3 L'histoire est simple: dans une forêt Golaud rencontre Mélisande en pleurs. il l'emmène avec lui dans son château, où se trouve son frère, Pelléas. Avec le temps Mélisande et Pelléas tombent amoureux. Ils sont surpris par Golaud qui, fou de jalousie, tue son frère.

Quant à Butor, il sera le premier à identifier Gilbert le Mauvais et Barbe-Bleue dans Les sept femmes de Gilbert le Mauvais. (On songe également au Sept lampes de l'architecture de Ruskin.)
Dans une scène fondamentale, au moment où il le possède, il tue ce qu'il aime, comme le sultan Shéhérazade.
L'intrigue des Mille et une nuits, c'est la mort de femmes adultères plus une, qui ne meurt pas.
Il y a donc deux figures de femmes entrelacées: celle de Geneviève de Brabant, l'innocente figure maternelle, et celle de Shéhérazade, qui représente la culture et les récits.

On se souvient de la lettre de Proust à Albufera dans laquelle il détaille la liste de ses projets, et parmi ses projets se trouve "une étude sur les vitraux".4 Cette étude est un motif romanesque, un leitmotiv. Il est utilisé pour la première fois lorsqu'apparaît un peintre dans l'église de Combray qui copie le vitrail de Gilbert le Mauvais.
Le vitrail se donne à lire, entre le signe et l'image. C'est également le lieu des correspondances des couleurs, à la Baudelaire ou à la Rimbaud.

Qui est Gilbert le Mauvais? Il faut se reporter au chapitre IV du livre Illiers édité en 1907 et réédité en 2004 qui décrit le château d'Illiers. Gilbert le Mauvais a fait brûler l'église primitive d'Illiers.

Proust a quatorze ans quand il répond au célèbre questionnaire que ses écrivains préférés sont George Sand et Augustin Thierry. Quelques années plus tard, il répondra à la même question: Anatole France et Pierre Loti.
Augustin Thierry a décrit sa méthode dans sa préface au Récit des temps mérovingiens : l'unité d'impression pour le lecteur sera assurée par la réapparition de quatre personnages, Frédégonde, Hilperick, Eonius Mummolus et Grégoire de Tours. Frédégonde est décrite comme «l’idéal de la barbarie élémentaire, sans conscience du bien et du mal».
Hilperick, voulant faire comme son frère Sighebert, souhaita épouser une reine et choisit Galeswinthe. Il congédia alors sa maîtresse Frédégonde, mais la reprit peu de temps après comme concubine. La reine Galeswinthe fut étranglée. La fin du texte est la suivante:
On disait qu’une lampe de cristal, suspendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée subitement sans que personne y portât la main, et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s’éteindre. On assurait, pour compléter le miracle, que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière molle, et la lampe s’y enfoncer à demi.
Elle est reprise presque mot pour mot par Proust:
et s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme la trace d’un fossile — avait été creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait mollement céder sous elle ».5
Le prénom de la grand-mère, Bathilde, est celui de l'épouse de Clovis II. Les deux plus jeunes frères du roi s'étant rebellés, Clovis voulait les tuer, mais Bathilde préféra l'énervement (c'est-à-dire leur brûler les nerfs des jambes). On les abandonna sur une barque sur la Seine, ils dérivèrent jusqu'à une abbaye (c'est la légende des énervés de Jumiègne).

Eugène Hyacynthe a écrit en 1832 un Essai sur la peinture sur verre, où il décrit le vitrail de Saint Julien dans la cathédrale de Chartres. Flaubert y fait allusion dans la dernière phrase de La légende de Saint Julien l'Hospitalier: «Et voilà l'histoire de saint Julien-l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve, sur un vitrail d'église, dans mon pays.»
Le meurtre commis par Julien repose sur une méprise, il croit à un amant dans le lit de sa femme alors qu'il s'agit d'un jeu de lumière sur son père et sa mère.

Tante Léonie parle du vitrail avec le curé. Dans une première version, Proust avait comparé la couleur du vitrail à du sang de poulet, ce qui rappelle les «éclaboussures et [les] flaques de sang» chez Flaubert.

Il y a deux figures de la grand-mère: une pour les autres et une pour l'enfant. Ce ne sont pas les mêmes. La figure de la grand-mère vue par les autres est associée à la santé et à l'hygiène, la figure vue par l'enfant est associée à la culture.
Mais dès que j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand’mère, au cours de ces déambulations incessantes, de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire.6
La méchanceté de la tante est à rapprocher du sadisme de Françoise.
Le monde de l'enfance est celui des fleurs.
Le château sans donjon (je laisse de côté l'étude du symbole phallique!) est celui d'Illiers. Roussainville est un lieu secondaire mais c'est un lieu qui sert de point de repère. Il clôt le chapitre de Combray par une longue métaphore biblique:
Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.7
L'adjectif "mauvais" est utilisé dans l'expression "mauvais sujet" mais aussi dans l'expression "mauvais temps". Il y a souvent chez Proust une correspondance entre le temps du ciel et le temps spirituel. On se rappelle le capucin (domaine spirituel) du baromètre (domaine météorologique) qui décidait de la promenade du jour.
La pluie est associée au châtiment, le soleil au pardon, comme la terre est promise ou maudite. Roussainville, ville maudite, c'est Roussainville-Gomorrhe. Et lorsque l'enfant part en promenade, quelle lecture quitte-t-il? L'Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands d'Augustin Thierry.

Les baies, les arbres, représentent le désir. Plus loin le narrateur frappe les arbres de Roussainville: il s'agit des mêmes désirs que ceux ressentis dans le cabinet qui sent l'iris.

Dans Le Temps retrouvé, on apprend de Gilberte que les ruines de Roussainville servait aux enfants pour des jeux non innocents. On apprend le rôle de Théodore et le désir de Gilberte pour le narrateur.
Jean-Pierre Richard a montré que le souterrain était le lieu du refoulé.
J'avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il était bien,!) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage.8
A Combray, Théodore remplissait plusieurs fonctions, dont celle d'enfant de chœur, de garçon de course, de mauvais sujet,... François excuse ses relations avec Legrandin car elle pense que ce sont les coutumes de ce monde-là. Le narrateur découvre que Théodore est celui qui lui a envoyé un mot de compliment pour son article dans Le Figaro. 1/ Le mauvais temps à Combray est associé à un monde cruel. La famille et l'église sont réunis dans la morale populaire de Françoise.
2/ La grand-mère fait montre d'une morale de classe, mais on assiste à un brouillage car Françoise se montre sadique à l'occasion.
3/ La morale est soutenue par la mère et par l'histoire
4/ La morale est l'instrument d'une vision: elle permet l'interprétation du vitrail
5/ La morale, c'est aussi un lieu de représentation plus personnelle. Le clocher permet une échappée. On va vers une expression plus personnelle.

Gilbert le Mauvais s'oppose à l'innocente Geneviève de Brabant. Saint Hilaire, qui est homme et femme (cf.les interprétations du curé sur ce nom), les absout. Saint Hilaire, c'est le glissement vers il/elle, c'est la corruption.


la version de sejan.

Je signale 1: à vérifier, mes notes sont incertaines.
2 : Du côté de chez Swann, Tadié t1, p.10
3 : Pastiches et mélanges, Pléiade p.206
4 : «J'ai en train: / une étude sur la noblesse / un roman parisien / un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert / un essai sur les Femmes / un essai sur la Pédérastie (pas facile à publier) / une étude sur les vitraux / une étude sur les pierres tombales / une étude sur le roman», Lettre à Albufera, 5 ou 6 mai 1908, Correspondance, Ph. Kolb, Plon, t. VIII, p.112-113
5 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.62
6 : Ibid, p.12
7 : Ibid, p.152
8 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.693

Cours n°6 : la perplexité comme morale de la littérature

J'ai eu l'impression indéfinissable qu'Antoine Compagnon n'était pas très à l'aise au cours de ce cours, comme s'il n'avait pas eu le temps de réellement le préparer : une sensation de toile tissée un peu trop lâche, justement.

***

Je voudrais revenir sur deux points abordés la semaine dernière.

1/ Tout d'abord, j'ai parlé de l'antimachiavélisme de Montaigne, qui s'élève contre une séparation de la morale privée et de la morale publique, la morale publique autorisant plus souvent le mensonge au nom d'un intérêt supérieur. Pour Montaigne, cette position n'est pas tenable; il défend que l'infidélité à sa parole (le contraire de fides, la foi) détruit la société.
On peut avoir l'impression que le narrateur de Proust est assez éloigné d'une problématique morale privée/morale publique, même si Elizabeth Lavenson nous a rappelé l'intérêt de Proust pour Montaigne, puisque Jean Santeuil est séduit par des citations de Montaigne, tandis que Proust écrivait à Daniel Halévy que Socrate et Montaigne étaient les deux fleurs (sic) de la philosophie. On se rappelle par ailleurs que Cottard mélange allègrement des références à Socrate, à Montaigne et à Saint Jean.
Françoise quant à elle parle de "perfidité". Dans Albertine disparue, le narrateur envoie Saint-Loup en mission auprès de Mme Bontemps afin de lui acheter Albertine (au sens propre puisqu'il lui propose de l'argent). Tandis que le narrateur guette le retour de Saint-Loup, il est témoin d'une scène qui le déstabilise profondément:
Avant de dire pourquoi les paroles qu’il me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident que je place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla ensuite tellement
toujours le trouble, qui signale les moments importants
qu’il affaiblit, sinon l’impression pénible que me produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique de cette conversation.
la portée pratique, c'est qu'il n'a pas pu faire revenir Albertine
Cet incident consista en ceci. Brûlant d’impatience de voir Saint-Loup, je l’attendais (ce que je n’aurais pu faire si ma mère avait été là, car c’est ce qu’elle détestait le plus au monde après «parler par la fenêtre») quand j’entendis les paroles suivantes: «Comment! vous ne savez pas faire renvoyer quelqu’un qui vous déplaît? Ce n’est pas difficile. Vous n’avez, par exemple, qu’à cacher les choses qu’il faut qu’il apporte. Alors, au moment où ses patrons sont pressés, l’appellent, il ne trouve rien, il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui: «Mais qu’est-ce qu’il fait?» Quand il arrivera, en retard, tout le monde sera en fureur et il n’aura pas ce qu’il faut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu’il sera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette ce qu’il doit apporter de propre, et mille autres trucs comme cela.» Je restais muet de stupéfaction
j'ai déjà insisté à plusieurs reprises sur cette surprise qui coupe la parole, qui laisse sans voix
car ces paroles machiavéliques et cruelles
les paroles machiavéliques sont des paroles dépourvues d'honnêteté et chargées de ruse. Le machiavélisme consiste à avoir un plan.
étaient prononcées par la voix de Saint-Loup. Or je l’avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet que s’il avait récité un rôle de Satan
en réalité, nous avons déjà assisté à plusieurs scènes où Saint-Loup n'était ni bon, ni malheureux:
ce ne pouvait être en son nom qu’il parlait. «Mais il faut bien que chacun gagne sa vie», dit son interlocuteur que j’aperçus alors et qui était un des valets de pied de la duchesse de Guermantes. «Qu’est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus le plaisir d’avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverser des encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un grand dîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu’à ce qu’il finisse par préférer s’en aller. Du reste, moi je pousserai à la roue, je dirai à ma tante que j’admire votre patience de servir avec un lourdaud pareil et aussi mal tenu.» Je me montrai, Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais de l’entendre tellement différent de ce que je connaissais. Et je me demandai si quelqu’un qui était capable d’agir aussi cruellement envers un malheureux n’avait pas joué le rôle d’un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps.1
Le narrateur se trouve une fois de plus en position de voyeur dans l'escalier. Il se trouve confronté à l'image des deux Saint-Loup: le Saint-Loup si bon aux malheureux et le Saint-Loup cruel et méchant.
Il reconnaît la voix de Saint-Loup, mais ne peut croire qu'il s'agisse du vrai Saint-Loup: le narrateur préfère croire que son ami joue un rôle. Une fois de plus on voit apparître l'idée d'une double personnalité, à la Docteur Jekill et Mister Hyde. Cette scène, en montrant la dissimulation de Saint-Loup, annonce peut-être l'inversion du personnage, mais rien ne le dira explicitement, même si l'on a vu au début de Sodome et Gomorrhe que l'inversion constituait pour certains juges une circonstance atténuante («de même que certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race.»2)
Il y a de nombreux autres exemples d'une telle duplicité de la parole. Pour ne citer que ce cas, reprenons le passage vers la fin de Guermantes où Charlus fait une scène incompréhensible au héros qu'il accuse d'avoir dit du mal de lui. Comme le héros se récrie et demande le nom de son calomniateur, Charlus refuse de le donner:
«C’est très possible, me dit-il. En principe, un propos répété est rarement vrai. C’est votre faute si, n’ayant pas profité des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m’avez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l’impression qu’il m’a produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus.»3
On retrouve ici la phrase de Montesquieu : «Un mot répété n'est jamais vrai.»
Nous avons ici une réflexion sur la confiance, l'ouverture de la parole qui permet de se connaître, on n'est pas si loin de ces remarques sur le machiavélisme ou l'antimachiavélisme.

2/ Ensuite, j'ai abordé la distinction que faisait Iris Murdoch entre les romans messy et les romans dry tandis que Charles Taylor parlait dans les années 80 de romans à morale épaisse et de romans à morale fine. Thibaudet pour sa part avait distingué les romans posés ou déposés.
Qu'est-ce que cela signifie?
Charles Taylor montrait que la morale dépend du contexte sociale et historique. Elle s'enracine dans une culture et une communauté.
Avant Taylor, ce concept avait été développé par les anthropologues, et notamment par Clifford Geertz en 1973: la description des faits sociaux doit être épaisse pour expliquer le geste dans son contexte. Le même geste peut prendre des sens très différents dans différentes cultures.
Proust est très sensible à cet état de fait. J'en avais donné un exemple très court dans ma leçon inaugurale, c'est l'exemple du garçon liftier auquel le narrateur adresse la parole lorsqu'il arrive à Balbec:
Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d’intelligence ou consigne du directeur.A l'ombre des jeunes filles en fleurs 4
Nous avons ici un modèle de description épaisee: toute une série d'interprétations nous est donnée, entre lesquelles d'ailleurs le narrateur ne choisit pas.
Nous retrouvons cette même idée chez le philosophe britannique Gilbert Rye. Lui prend l'exemple du clin d'œil: si quelqu'un fait un clin d'œil, on ne peut en comprendre le sens sans connaître le contexte. Cela peut avoir pour but d'attirer l'attention sur soi, de marquer son approbation, de communiquer avec vous. Quand le contexte change, le sens du geste change.
Le grand spécialiste du clin d'œil, c'est Cottard, et c'est d'ailleurs une source de malentendus, car un clin d'œil peut effectivement être interprété de multiples façons. Par exemple, prenons la scène de la première rencontre de Swann avec Cottard chez les Verdurin, dans Un amour de Swann:
en le voyant lui cligner de l’oeil et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial.5
La même scène se reproduira à La Raspelière, quand Charlus rencontrera Cottard pour la première fois:
Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards engageants, accrus par leur sourire, n’étaient plus contenus par le verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’oeil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent.6
L'interprétation est toujours dans l'œil de celui qui observe. Les interprétations de Swann et de Charlus sont différentes, mais provoquent toujours la même réaction: dans les deux cas, les personnages restent perplexes devant un geste qui peuvent recevoir plusieurs interprétations.

Il s'agit d'une lecture littéraire du monde, une lecture impressionnable, vulnérable, sans certitude. Le roman ne doit pas se protéger contre les loose-ends, les "chemins qui ne mènent nulle part".7
Sans loose-ends, la dimension morale de la littérature reste limitée. J'aime l'image des fils qui pendent car Proust lui-même comparait l'écriture de son roman à de la couture:
épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. [...] À force de coller les uns aux autres ces papiers, que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m’aider à les consolider, de la même façon qu’elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu’à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l’imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d’un carreau cassé.8
Il y a des carreaux cassés dans La Recherche du Temps perdu, il y a des chemins qui ne mènent nulle part.

Nous sommes à l'opposé de L'Art poétique d'Aristote qui voulait que dans une tragédie, tous les fils noués soient dénoués. Il ne fallait pas donner à la tragédie la structure d'une épopée, dans laquelle on peut laisser des fils sans réponse pendant quelques épisodes.

To be at loose-ends, c'est ne pas savoir quoi faire, ne pas savoir quel parti adopter, c'est demeurer perplexe, cette perplexité si importante dans la littérature. Nous en avons un exemple particulièrement important dans La Prisonnière, lorsque M. de Charlus ne comprend pas ce qui lui est arrivé. Il ne le comprendra jamais:
L’ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis brusquement à la retraite, le mondain à qui on bat froid, l’amoureux éconduit examinent, parfois pendant des mois, l’événement qui a brisé leurs espérances; ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait d’où ni on ne sait par qui, pour un peu comme un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes, au moins, disposent de l’analyse ; les malades souffrant d’un mal dont ils ne savent pas l’origine peuvent faire venir le médecin ; les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d’instruction. Mais les actions déconcertantes de nos semblables, nous en découvrons rarement les mobiles.9
C'est un constat d'échec dans ce roman perspicace qui semble ne jamais lâcher le morceau: le narrateur admet qu'il existe des situations que l'on ne peut expliquer, où l'on ne saura jamais ce qui s'est passé.
C'est ainsi que se dessine une troisième voie pour définir une morale de la littérature, une morale qui ne serait ni des recettes de bonne vie, ni des exemples à suivre ou éviter, mais dans une énigme.
Nous découvrons rarement le mobile de nos semblables, et le raisonnement se heurte au brouillard. Il y a justement une grande scène de brouillard dans La Recherche, qui coïncide avec une interrogation morale. Il s'agit du passage appelé «le soir de l'amitié», ce soir où Saint-Loup vient chercher le narrateur qui souffre car il attendait Mlle de Stermaria qui ne viendra pas. Les deux amis sortent dans le brouillard:
À deux pas les réverbères s’éteignaient et alors c’était la nuit, aussi profonde qu’en pleins champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers laquelle j’eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d’arriver à l’auberge solitaire ; cessant d’être un mirage qu’on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à bon port, les difficultés, l’inquiétude et enfin la joie que donne la sécurité – si insensible à celui qui n’est pas menacé de la perdre – au voyageur perplexe et dépaysé.
Le désir de Mlle de Stermaria se transforme en désir de Bretagne.
Il s'agit d'une scène de dépaysement. le narrateur est désorienté par le brouillard. Ce contexte est important, puisque aussitôt après Saint-Loup va le déconcerter encore plus par l'aveu d'un comportement inexpliquable:
Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l’étonnement irrité où elle me jeta un instant. « Tu sais, j’ai raconté à Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne l’aimais pas du tout tant que ça, que tu lui trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j’aime les situations tranchées », conclut-il d’un air satisfait et sur un ton qui n’admettait pas de réplique. J’étais stupéfait. Non seulement j’avais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il l’avait trahie par ce qu’il avait dit à Bloch, mais il me semblait que de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d’éducation qui pouvait pousser la politesse jusqu’à un certain manque de franchise.
Une fois de plus la confiance est trahie, une fois de plus le narrateur est stupéfait. Le déroulement de la scène est le même que tout à l'heure, le narrateur est stupéfait par une déloyauté, une trahison. Saint-Loup n'a qu'une phrase, «j'aime les situations tranchées», pour expliquer son comportement inexcusable.
Comme d'habitude, le narrateur cherche une explication rationnelle en dressant des listes de possibilités:
Son air triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous n’aurions pas dû faire? traduisait-il de l’inconscience? de la bêtise érigeant en vertu un défaut que je ne lui connaissais pas? un accès de mauvaise humeur passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l’enregistrement d’un accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant?
Il trouve quatre ou cinq explications possibles:
1/ c'est une gaffe, et l'air de triomphe de Saint-Loup est destiné à cacher sa culpabilité;
2/ Saint-Loup a agi par aveuglement;
3/ par bêtise;
4/ par irritation contre le narrateur;
5/ par irritation contre Bloch.
Mais ces hypothèses sont écartées. Le narrateur se range à l'idée d'une double personnalité, à la Docteur Jekill et M. Hyde.
Du reste sa figure était stigmatisée, pendant qu’il me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu’une fois ou deux dans la vie, et qui, suivant d’abord à peu près le milieu de la figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans doute ne revenaient qu’une fois tous les deux ans, éclipse partielle de son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d’un aïeul qui s’y reflétait.
L'explication que donne le narrateur est celle de la possession momentanée par un ancêtre. C'est l'explication ancestrale qui est retenue comme l'explication définitive.
«Voilà comme je suis» avec le mot "air" répété trois fois. Saint-Loup est content de lui, il est plein de lui-même, comme l'étaient les dames de charité de Combourg dont le narrateur soulignait le pharisaisme quelque jous plus tôt.
Tout autant que l’air de satisfaction de Robert, ses paroles : « J’aime les situations tranchées » prêtaient au même doute, et auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l’on aime les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des autres.10
C'est l'annonce d'une leçon de morale. Mais celle-ci n'aura finalement pas lieu puisque les deux amis arrivent au restaurant. Saint-Loup se rachètera se soir-là par un extraordinaire numéro d'équilibrie au-dessus des banquettes pour couvrir les épaules du narrateur du manteau de vigogne du comte de Foix. Saint-Loup se montre ce soir-là le plus dévoué des amis qui consacre le narrateur comme le plus sacré des amis.
La deuxième scène ajoute donc à la perplexité, elle rajoute de la contradiction et du bouillard.

Ainsi, il y a dans La Recherche du temps perdu de nombreux exemples de perplexités, de loose-ends.
Je vais en donner un dernier exemple. Il s'agit du moment où le narrateur refuse de quitter Venise parce qu'il a appris l'arrivée prochaine de la femme de chambre de la baronne Putbus. Il s'installe à la terrasse de l'hôtel pour boire un verre devant le grand Canal en écoutant dans le lointain la romance napolitaine ''O sole mio'', alors assez récente, et qui sera assez vite assimilée à un chant de gondolier. Ronaldo Hahn parle dans une de ses lettres d'une interprétation de Caruso et je vous propose de l'écouter. [La chanson].
Cet air qu'il entend n'a rien de vénitien puisqu'il est napolitain. Elle est l'occasion de la description d'une crise d'angoisse qui vaut la crise du baiser à Combray. Ce qui est intéressant, c'est qu'elle est calquée sur le développement de la chanson.
Bientôt, elle [ma mère] serait partie, je serais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler.
Cette phrase est typique d'un embrouillement des émotions, d'une confusion des sentiments. On n'a vu le même jeu avec la grand-mère et Albertine, quand le narrateur commence par faire de la peine à l'être aimé, se retrouve seul, en éprouve du chagrin et regrette la présence de l'autre.
Venise, ville de pierre et d'eau, va être le lieu et l'objet d'un cauchemar digne de Baudelaire ou de Poe:
[...] La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d’arriver, qui ne vous connaît pas encore – comme un lieu d’où l’on est parti et qui vous a déjà oublié.
Il s'agit bien d'un phénomène de désorientation.
Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me laissait contracté, je n’étais plus qu’un coeur qui battait et qu’une attention suivant anxieusement le développement de « sole mio ».
Le narrateur perd toute capacité de décision. Seul son attachement au chant le retient là, à la terrasse de l'hôtel, et pendant qu'il écoute il reste à Venise, tandis que sa mère part: la chanson décide pour lui, l'écouter, c'est décider.
Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bougeri; mais me dire.: « Je ne pars pas », qui ne m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre.: « Je vais entendre encore une phrase de « sole mio »; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m’échappait pas et, tout en me disant.: « Je ne fais en somme qu’écouter une phrase de plus », je savais que cela voulait dire: «Je resterai seul à Venise.»11
Nous continuerons la semaine passée.

Et par cette phrase, Antoine Compagnon a confirmé mon sentiment de sa désorientation.

la versionde sejan.



1 : La Fugitive, Clarac t3, p.470
2 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.615
3 Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.560
4 A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.665
5 Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.202
6 Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.919
7 Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part et Rilke dans Quatrains valaisans: «Chemins qui ne mènent nulle part/entre deux prés,/que l'on dirait avec art/de leur but détournés,/chemins qui souvent n'ont/devant eux rien d'autre en face/que le pur espace/et la saison.»
8 Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1033-1034
9 La prisonnière, Clarac t3, p.318
10 Le côté de Guermantes, Clarac,t2, p.398-399
11 La Fugitive, Clarac t3, p.652-654

Intermède

En attendant les transcriptions de mardi dernier (rien aujourd'hui, et peut-être rien demain), vous pouvez lire Les sept femmes de Barbe-bleue d'Anatole France et La légende de Saint Julien l'Hospitalier de Flaubert utilisés lors du séminaire. Compagnon a également fait référence à ce texte de Gilbert Ryle.

Je signale à lecteur que j'ai mis en ligne la citation exacte du texte sur l'éléphant. Une note précise à propos de cet éléphant : «Le compte rendu que Thibaudet a consacré au Tour du monde d'un sceptique d'Aldoux Huxley (Candide, 8 septembre 1932) est tout entier construit autour de l'apologue de l'éléphant, qui fait partie du répertoire d'histoires drôles de l'entre-deux-guerres.» (Réflexions sur la littérature, note de bas de page, p.987)

D'autre part, je connais une variante de l'apologue de l'éléphant, c'est une histoire de chameau, publiée dans Le Pélerin en septembre 1929, citée en exergue de Génération: tome1, Les années de rêve, d'Hervé Hamon et Patrick Rotman. Je la conserve dans mon portefeuille depuis 1987:
Un Français, un Anglais et un Allemand furent chargés d'une étude sur le chameau.
Le Français alla au jardin des Plantes, y passa une demi-heure, interrogea le gardien, jeta du pain au chameau, le taquina avec le bout de son parapluie, et, rentré chez lui, écrivit pour son journal un feuilleton plein d'aperçus piquants et spirituels.
L'Anglais, emportant son panier à thé et son matériel de campement, alla planter sa tente dans les pays d'Orient et en rapporta, après un séjour de deux ou trois ans, un gros volume bourré de faits sans ordre ni conclusion, mais d'une réelle valeur documentaire.
Quant à l'Allemand, plein de mépris pour la frivolité du Français et l'absence d'idées générales de l'Anglais, il s'enferma dans sa chambre pour y rédiger un ouvrage en plusieurs volumes intitulé: Idée du chameau tiré de la conception du Moi.

[Passage] Le pluriel du texte

Le Texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu'il a plusieurs sens, mais qu'il accomplit le pluriel même du sens : un pluriel irréductible (et non pas seulement acceptable). Le Texte n'est pas coexistence de sens, mais passage1 traversée ; il ne peut donc relever d'une interprétation, même libérale, mais d'une explosion, d'une dissémination. Le pluriel du Texte tient, en effet, non à l'ambiguïté de ses contenus, mais à ce que l'on pourrait appeler la pluralité stéréographique des signifiants qui le tissent (étymologiquement le texte est un tissu) : le lecteur du Texte pourrait être comparé à un sujet désœuvré (qui aurait détendu en lui tout imaginaire) : ce sujet passablement vide se promène (c'est ce qui est arrivé à l'auteur de ces lignes, et c'est là qu'il a pris une idée vive du Texte) au flanc d'une vallée au bas de laquelle coule un oued (l'oued est mis là pour attester un certain dépaysement) ; ce qu'il perçoit est multiple, irréductible, provenant de substances et de plans hétérogènes, décrochés : lumières, couleurs, végétations, chaleur, air ; explosions ténues de bruits, minces cris d'oiseaux, voix d'enfants, de l'autre côté de la vallée, passages, gestes, vêtements d'habitants tout prés ou très loin ; tous ces incidents sont à demi identifiables : ils proviennent de codes connus, mais leur combinatoire est unique, fonde la promenade en différence qui ne pourra se répéter que comme différence. C'est ce qui se passe pour le Texte : il ne peut être lui que dans sa différence (ce qui ne veut pas dire son, individualité); sa lecture semelfactive (ce qui rend illusoire toute science inductive-déductive des textes : pas de "grammaire" du texte), et cependant entièrement tissés de citations, de références, d'échos: langages culturels (quel langage ne le serait pas ?), antécédents ou contemporains, qui le traversent de part en part dans une vaste stéréophonie.

Roland Barthes, Bruissement de la Langue, p.73, in "De l'œuvre au texte", 1971
Il me semble que l'on a là une bonne description du projet de Passage, et de son fonctionnement.



1 : c'est moi qui souligne.

Axiome

Le pire inconvénient des gens grossiers, c'est qu'ils vous obligent, à la longue, à l'être aussi.

Renaud Camus, Notes achriennes (1982), p.37

séminaire n°5 : Elisabeth Ladenson, Proust et la morale publique

J'ai eu Elisabeth Ladenson comme élève il y a... longtemps, j'ai dirigé son mémoire de maîtrise sur Proust et Baudelaire, autour du poème A une passante. Elle a publié Proust Lesbianism, traduit en Proust lesbien.
Son dernier livre s'intitule Dirt for art's sake, une étude des procès littéraires de Madame Bovary à Lolita.

                     *****

Intervenante amusante et facile à suivre, excellente intervenante donc, à la voix grave ou profonde, déformant les mots pour leur donner des sonorités en "on" et en "en".
Finalement je me rend compte que les intervenants qui ne présentent pas de plan mais le laisse se découvrir sont sans doute les meilleurs, ils ont cette capacité à vous proposer une promenade, et non à vous propulser dans un circuit à boucler à toute force en une heure. «Pourquoi Proust n'est pas Balzac» aurait été un titre plus exact pour ce séminaire. Evidemment cela aurait perdu toute référence à la morale.

                     *****

La semaine dernière, Jacques Dubois citait un texte de Roland Barthes, Une idée de recherches, en démontrant la survenance régulière de solution biscornue issue de renversement inattendue; ainsi la tenancière de bordel s'avère-t-elle être la princesse Sherbatoff, et Barthes donne sept autres exemples de renversement parmi les multiples occurences dans le roman: le père sévère qui se montre complaisant, Swann dont le narrateur pensait qu'il se moquerait de lui s'il connaissait sa souffrance alors que Swann était justement le mieux à même de comprendre cette souffrance du fait de son amour jaloux pour Odette, la marquise des Champs-Elysées qui n'est que Madame Blatin, etc.

Le ne que de la réduction perd sa faculté de réduction. Il est le signe de l'inversion.
L'inversion comme forme envahit tout le roman, l'inversion comme thème également, les deux, inversation structurale et inversion thématique, sont liées.

Charlus par exemple subit des transformations régulières puis une transformation subite. Il nous est d'abord présenté comme l'amant de Madame Swann, plus tard comme un symbole de virilité auprès des femmes dans les salons, puis il est brutalement dévoilé au début de Sodome et Gomorrhe. Le lecteur habitué ou le relecteur en a pris l'habitue, il s'attend à un retournement. Si la dame es Champs-Elysées semble aristocratique, c'est qu'elle doit être de basse origine.

L'inversion sexuelle est à cet égard exemplaire (mais non forcément fondatrice), puisqu'elle donne à lire dans un même corps la surimpression de deux contraires absolus, l'Homme et la Femme (contraires, on le sait, définis par Proust biologiquement, et non syboliquement: trait d'époque, sans doute, puisque pour réhabiliter l'homosexualité Gide propose des histoires de pigeons et de chiens); la scène du frelon, au cours de laquelle le Narrateur découvre la Femme sous le baron de Charlus vaut théoriquement pour tous les contraires [...][1]

Les paradoxes proustiens sont immuables. Une seule exception peut-être, sont les yeux de Gilberte. La scène se trouve dans Du côté de chez Swann, avant la première vision de Charlus et de ses yeux exhorbités qui reviendront des milliers de pages plus tard. On nous décrit une fillette rousse, une bêche à la main:

Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez «d’esprit d’observation» pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.[2]

Cette phrase rassemble toutes les caractéristiques du style de Proust. Elle est très longue et contient ses propres péripéties, elle commence par «les yeux noirs», se termine par «les yeux bleus», c'est une sorte de Proust au carré. Elle ne respecte pas les règles établies par Mme de Sévigné et Dostoïevski, qui veulent que l'on présente les choses dans l'ordre des perception avant de les montrer dans l'ordre de la réalité. Ici on a d'abord la réalité, puis l'illusion.
Cet exemple est différent de celui de Charlus ou de la princesse Sherbatoff, qui pouvaient être deux choses à la fois: paraître viril et être homosexuel; ressembler à une tenancière de bordel et être princesse. Ici c'est impossible. Vous pouvez avoir de l'encre Waterman bleu-noir, mais des yeux sont soit noirs, soit bleus, mais pas les deux à la fois. Le renversement n'est pas possible.

Un détour

Mais laissons-là les yeux pour le moment et faisons un détour.
Le passage le plus choquant du premier livre publié, celui de Mlle de Vinteuil crachant sur le portrait de son père, a provoqué l'opprobe mais n'a suscité qu'une réaction écrite — et celle-ci élogieuse, de la part de Willy, le mari de Colette. Proust exaspéré a demandé à Jacques Rivière de ne plus lui envoyer de lettres des lecteurs. Dans une lettre à Albuferra en mai 1908, il détaille une liste de projets dont «un essai sur la pédérastie (pas facile à publier) / [...][3].
C'est l'époque du procès d'Oscar Wilde. Aucun auteur sérieux depuis Balzac n'a osé aborder le sujet de l'homosexualité masculine. En revanche ils se sont emparé du sujet des lesbiennes : c'est La fille aux yeux d'or de Balzac, Mlle Maupin de Gautier, Les femmes damnées de Baudelaire. Un tableau de Gustave Courbet intitulé Paresse et luxure (qu'on a pu voir récemment à Paris) avait été refusé par les Salons. C'est l'époque de Claudine à l'école, jeune fille vierge et dévergondée, suivi par Claudine en ménage qui pourrait s'intituler Claudine en ménage à trois (On comprend que Proust ait été horrifié d'être félicité par Willy!).
L'Immoraliste, qui représente ce qu'on appellerait aujourd'hui un coming-out, a été publié en 1902 et se lit comme un roman philosophique. Gide a retardé la publication de Corydon, ce qu'il regrettera d'ailleurs plus tard. En 1908, Proust écrit dans le carnet 49 (qui est repris en note dans le Sodome et Gomorrhe en folio ou en pléiade) qu'il ne sait quel mot utiliser. Il opte finalement pour le mot inversion, mais le seul qui lui convienne, c'est ceui de Balzac: «tante».

Ce terme conviendrait particulièrement bien à mes personnages à mes personnages qui sont vieux et papotent [...]. Le lecteur français veut être respecté, c'est pourquoi j'utiliserai le mot inverti.

Il s'agit de la citation d'une phrase de Boileau:

Le latin dans les mots brave l’honnêteté,
Mais le lecteur français veut être respecté ;
Du moindre sens impur la liberté l’outrage,
Si la pudeur des mots n’en adoucit l’image.
Je veux dans la satire un esprit de candeur,
Et fuis un effronté qui prêche la pudeur.[4]

(Elisabeth Landenson relève la tête et nous regarde:) Cela me fait penser à cet étudiant de Columbia venu me voir en fin de cours pour que je le conseille. Il voulait lire Proust et ne savait pas trop comment faire. Je lui donne quelques conseils et il repart avec Du côté de chez Swann. Il est revenu quelques temps plus tard, inquiet. Il avait fini le livre et l'avait trouvé drôle, il voulait savoir s'il avait tort. (Il était prêt à le relire sans le trouver drôle si c'était ce qu'il fallait faire).

Proust note: «Il faut respecter les règles de la bienséance quand on n'est pas Balzac.»
Que signifie être Balzac? Il faut voir que Proust devient de plus en plus "exotique", si l'on considère les relations de Morel et d'Albertine, ou de Charlus réputé fournir des jeunes filles à Léa tout en entretenant des relations avec Morel... (Elisabeth Landenson relève la tête : Tout cela est dans mon livre Proust lesbien, entre nous, c'est un titre de l'éditeur, je ne sais pas ce que ça veut dire.)

Pourquoi Proust n'est pas Balzac?
Il faut revenir à Jean Santeuil. Presque tout y est, mélangé, mais tout y est. Tout, sauf Sodome et Gomorrhe: il manque les épisodes lesbiens de Sodome et Gomorrhe. Le seul épisode de ce type concerne l'interrogation de Françoise, qui avoue avoir couché avec Charlotte. Françoise est congédiée et Jean poursuit Charlotte (ce qui se passera également avec Albertine et Andrée). Le discours chargé d'horreur et de culpabilité ne ressemble à aucun des discours des femmes de La Recherche du Temps perdu, en revanche, c'est la tonalité des discours sur l'homosexualité masculine.

C'est l'époque du procès d'Oscar Wilde et de son emprisonnement qui provoquera sa mort prématuré. On se rappelle la lettre à Robert Dreyfus dans laquelle Proust notait «comme Oscar Wilde disant que le plus grand chagrin qu’il avait eu c’était la mort de Lucien de Rubempré dans Balzac, et apprenant peu après par son procès qu’il est des chagrins plus réels.», phrase également évoquée dans Sodome et Gomorrhe, sans nommer Wilde:

Et la mort de Lucien ! je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères[5]

L'Immoraliste, Claudine, Lucien, aucun n'est publié à l'époque où Proust écrit Jean Santeuil. Il n'y avait pratiquement que Balzac qui avait traité de l'homosexualité masculine.
Ceux qui veulent voir dans La Recherche, une autobiographie font remarquer qu'il y manque toute la période de l'école. Pourquoi? Proust a-t-il voulu éviter les souvenirs qu'on voit chez Gide, par exemple? On connaît l'importance de l'école dans Si le grain ne meurt, dont on dit qu'elle occupe une place trop importante qui ne s'explique que par l'importance qu'elle a dans la réalité.
Dans Jean Santeuil, l'école est le lieu d'une amitié passionnée avec un autre garçon, Henri de Réveillon, qui séduit Jean par des citations de Montaigne (à son tour le narrateur de La Recherche séduira Albertine par des citations). Dans Jean Santeuil, il n'y a rien sur Gomorrhe mais tout sur Sodome.
Dans La Recherche du Temps perdu, l'amitié pour Saint-Loup est entourée de paragraphes violents contre l'amitié (c'est du temps perdu, c'est une illusion, etc.), cela afin de conjurer tout soupçon.

Splendeurs et Misères des courtisanes est le livre qui parle de "tantes" et qui raconte la mort de Lucien de Rubempré. Dans La Recherche, c'est la lecture du livre qui le précède, Les Illusions perdues, qui est recommandé au narrateur. Les Illusions perdues représente une clé de lecture de La Recherche; on y trouve l'ambition effrénée d'un jeune homme gênée par le goût pour les mondanités.
Au début du livre nous sont présentés deux amis, David Séchard et Lucien de Rubempré.

Vivement séduit par le brillant de l'esprit de Lucien, David l'admirait tout en rectifiant les erreurs dans lesquelles le jetait la furie française. Cet homme juste avait un caractère timide en désaccord avec sa forte constitution, mais il ne manquait point de la persistance des hommes du Nord. S'il entrevoyait toutes les difficultés, il se promettait de les vaincre sans se rebuter ; et, s'il avait la fermeté d'une vertu vraiment apostolique, il la tempérait par les grâces d'une inépuisable indulgence. Dans cette amitié déjà vieille, l'un des deux aimait avec idolâtrie, et c'était David. Aussi Lucien commandait-il en femme qui se sait aimée. David obéissait avec plaisir. La beauté physique de son ami comportait une supériorité qu'il acceptait en se trouvant lourd et commun.[6]

La beauté physique est un des atouts de Lucien. C'est aussi ce qui va le perdre.
Cette beauté physique est sans aucune ambiguïté. La beauté de Lucien est présentée résolument comme féminine, comme celle de Julien dans Le Rouge et le Noir. C'est une beauté composée d'aristocratie naturelle et d'un brin de décadence.
A la fin des Illusions perdues, Lucien est ruiné. Il est sauvé par Vautrin en échange de son âme, puisqu'il en devient le mignon, la suite se trouve dans Splendeurs et misères des courtisanes.

Charlus recommande la lecture des Illusions perdues au narrateur dans une scène de séduction:

Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun rapport avec un goût – appelé vice – il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait été nullement le sien. Parfois même il n’hésitait pas à l’appeler par son nom. Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : «Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Comment ! vous ne connaissez pas les Illusions perdues? [...][7]

Charlus chante les louanges de Lucien. Les destins de Morel et Lucien se ressemblent : tout le monde leur succombe et tout le monde leur échappe. Charlus n'hésitait pas à appeler son vice par son nom, et les autres ce moquent:

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avait fait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dans Splendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne.[8]

Charlus a deux statuts, d'une part il est le Vautrin de La Recherche, d'autre part il représente la mise en abyme de la position du narrateur: un narrateur qui appelle la pédérastie par son nom comme si elle ne le concernait pas.
L'auteur a bien compris qu'il ne peut faire comme Balzac et mettre en scène un homme qui aime les hommes. On se souvient de la notation de Gide qui est allé rendre visite à Proust:

Je lui apporte Corydon dont il me promet de ne parler à personne, et comme je lui dis quelques mots de mes Mémoires: «Vous pouvez tout raconter, s'écrire-t-il, à condition de ne jamais dire:Je», ce qui ne fait pas mon affaire.[9]

En fait, ce qui a surtout fait scancale à l'époque de la publication de La Recherche, c'est moins Sodome et Gomorrhe que la séquestration d'une jeune fille de bonne famille. Si Charlus représente la mise en abyme du narrateur, on peut remarquer que de son côté, le personnage de Lucien représente une transposition des ambitions de Balzac. En particulier, entre les deux livres Illusions perdues et Splendeurs et misères, Lucien a fait les démarches pour obtenir le droit de porter le nom de sa mère, de même Sixte Châtelet est devenu Sixte du Châtelet.

Retour aux yeux de Gilberte

Mais le temps passe et j'ai ouvert trop de pistes. Revenons aux yeux de Gilberte dont j'ai dit qu'ils paraissaient une exception dans le système de renversement proustiens: les yeux noirs restent noirs même s'ils paraissent bleus. Cette fixité de la couleur s'explique par le fait qu'il s'agit encore d'un emprunt à Balzac: les yeux de Gilberte sont les yeux de Lucien de Rubempré:

Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique : c'était un front et un nez grecs, la blancheur veloutée des femmes, des yeux noirs tant ils étaient bleus, des yeux pleins d'amour, et dont le blanc le disputait en fraîcheur à celui d'un enfant.[10]

Chez Balzac, il y a une hésitation sur la couleur car le livre et l'observateur ne font qu'un, ce qui n'était plus possible à l'époque de Proust. Ainsi, ni l'amitié entre hommes, ni les yeux bleus à force d'être noirs, ne sont plus possible.

                            ***

Comme d'habitude, j'ai très peu noté l'échange de la fin.Voici une remarque prise à la volée).
Antoine Compagnon : Vos remarques sur l'absence de souvenirs d'école sont très intéressantes. Finalement le seul condisciple, c'est Bloch.
Elisabeth Ladenson : Oui, c'était Balzac ou Bloch. (Presque une semaine après, je ne comprends plus ce que E. Ladenson a voulu dire.) Bloch, c'est l'abjection juive incarnée.


La version de sejan.


Notes

[1] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, Points Seuil, p.37

[2] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.140/ Tadié t1 p.139

[3] Marcel Proust, Lettre à Albufera, 5 ou 6 mai 1908, Correspondance, Ph. Kolb, Plon, t. VIII, p.112-113

[4] Nicolas Boileau, L'Art poétique

[5] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[6] Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, partie I Les deux poètes, édition Furne p.23 (encore une université américaine, grâce lui soit rendue)

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[8] Ibid., p.1053

[9] André Gide, Journal, Pléiade (1951), 14 mai 1921

[10] Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, partie I Les deux poètes, édition Furne p.22

cours n°5 : Manifeste pour une littérature profuse

J'ai reçu une lettre me demandant pourquoi je n'ai pas parlé de Jean-Marie Guyau, contemporain de la jeunesse de Proust.
Je suis loin d'avoir cité tous les philosophes de l'époque, je n'ai cité que ceux avec qui Proust avait pu être en contact: Darlu à Condorcet, Janet et Boutroux à la Sorbonne, Desjardins par relations familiales.

Jean-Marie Guyau est l'auteur d'une Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction rééditée ces jours-ci, livre qui est une tentative de donner des fondements à une morale laïque sans référence ni kantienne ni mystique.
Guyau est le fils d'un auteur que je lisais dans ma jeunesse et qui m'a beaucoup marqué, Bruno, auteur du Tour de France de deux enfants. Il s'agissait en fait de sa mère, Mme Feuillée.
Nietzsche connaissait l' Esquisse de Guyau et il l'y répond, notamment dans les Fragments à la fin de sa vie.

Je reviens à la fin du cours.
Nous avons vu qu'un certain courant philosophique lisait les modernes comme s'ils répondaient aux questions des philosophes antiques. Or on est très loin de cela chez Proust.
En voici quelques exemples dans ''Le Temps retrouvé"":

L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur.[1]

Le lecteur ne fait que lire en lui-même. La lecture est l'épreuve d'une certaine reconnaissance en soi. C'est une façon de faire l'expérience du livre. Le narrateur distingue ce qui est de la dimension de l'action et de la dimension d'une herméneutique. Il s'agit davantage d'une esthétique que d'une éthique.
Bien sûr, il faudrait nuancer, on trouve bien à la fin de La Recherche une certaine générosité, une certaine exaltation du genre humain, on y reviendra à la fin.
En attendant, la générosité kantienne est toujours évoquée pour être moquée. Ainsi, lorsque se retrouvent dans le petit train menant à la Raspelière Cottard, Brichot, Ski et la princesse Sherbatoff, il apparaît que la morale est avant tout une affaire de médecins. Au milieu d'une bouillie de lieux communs se trouvent des choses importantes dans ce passage:

— Le sage est forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je ? guothi seautou, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cette philosophie ? peu de chose en somme. Quand on pense que Charcot et d’autres ont fait des travaux mille fois plus remarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysie générale, et qu’ils sont presque oubliés ! En somme, Socrate, ce n’est pas extraordinaire. Ce sont des gens qui n’avaient rien à faire, qui passaient toute leur journée à se promener, à discutailler. C’est comme Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres, c’est très joli. — Mon ami..., pria Mme Cottard. — Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes des névrosées.[2]

Une fois de plus c'est un passage qui ne doit pas être pris trop au sérieux. Il s'agit aussi de blagues de potaches. Mais il reste que la morale est une affaire de médecins. D'ailleurs, «l'excès en tout est un défaut» est une phrase que l'on retrouvera dans la bouche du professeur E., le premier qui a ausculté la grand-mère au moment de sa maladie et prédit sa fin prochaine. Des pages plus tard on retrouve ce professeur E. à Balbec et cela donne lieu à une page d'une grande violence contre les médecins. Le professeur dira:

«Du vin ? en quantité modérée cela ne peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant... Le plaisir physique ? après tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut.»[3]

- «Que sais-je», c'est le «Que sais-je? comme je la porte à la devise d'une balance» de Montaigne;
- «Connais-toi toi-même», c'est la devise au temple d'Apollon;
- «L'excès en tout est un défaut» : c'est Aristote repris par Condorcet: «chaque vertu est placée entre deux vices»[4], c'est Horace, Sénèque, Joubert... (Antoine Compagnon nous regarde avec un sourire heureux: «je regrette de n'avoir pas fait de note à cette phrase dans l'édition de la Pléiade de Sodome et Gomorrhe». Bref, il nous donne ses annotations en direct). Le marquis de Cambremer utilisera lui aussi cette expression en dénonçant le dreyfusisme de Saint-Loup, qui n'est pas excusable malgré sa famille allemande:

[...] il a beau avoir toute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d’exagération ni dans un sens ni dans l’autre. In medio... virtus, ah! je ne peux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse.»[5]

Louis Maurice Boutet de Monvel, illustrateur de La Fontaine, est l'auteur de ces lignes:

Faut d' la vertu, point trop n'en faut
L'excès en tout est un défaut.

- «Aimez-vous les uns les autres», c'est Saint Jean (v13-34): «Aimez-vous les uns les autres; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres.» Cottard confond tout. Il tourne en dérision le message de la charité chrétienne. Proust n'est pas ou très peu du côté de l'attention à l'autre. Il se situe à l'opposé de Montaigne qui disait dans le chapitre 13 du livre III des Essais «La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute.» Montaigne est le défenseur de la loyauté, de la fidélité à la parole donnée; il réfute le mensonge. Il pense que le mensonge détruit l'édifice social et s'oppose en cela à Machiavel. Montaigne nous en donne un exemple extrême qu'il reprend à Cicéron dans le De Officiis livreIII. Cicéron prend l'exemple d'un prisonnier qui une fois libéré ne rapporte pas la rançon promise aux pirates. C'est légitime, dit Cicéron, car les pirates sont les ennemis du genre humain, d'autre part un serment obtenu sous la contrainte n'engage à rien.
Montaigne n'est pas d'accord, dans le chapitre De l'utile et de l'honnête il soutient que l'on doit toujours tenir parole:

L'exemple qu'on nous propose pour faire prévaloir Futilité privée à la foi donnée ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu'ils y mêlent. Des voleurs vous ont pris; ils vous ont remis en liberté, ayant tiré de vous serment du paiement de certaine somme ; on a tort de dire qu'un homme de bien sera quitte de sa foi sans payer étant hors de leurs mains. Il n'en est rien. Ce que la crainte m'a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte ; et quand elle n'aura forcé que ma langue sans la volonté, encore suis-je tenu de faire la maille bonne de [tenir scrupuleusement] ma parole. Pour moi, quand parfois elle a inconsidérément devancé ma pensée, j'ai fait conscience de la désavouer pour autant.

La parole doit être tenue même si elle a dépassé ma pensée

Autrement, de degré en degré, nous viendrons à renverser tout le droit qu'un tiers prend de nos promesses et serments. Comme si l'on pouvait faire violence à un homme courageux (Cicéron, Les Devoirs, III, 30). En ceci seulement a loi l'intérêt privé de nous excuser de faillir à notre promesse, si nous avons promis chose méchante et inique de soi; car le droit de la vertu doit prévaloir le droit de notre obligation.[6]

Il y a deux grands principes: la fidélité à la parole et l'équité. Quand le respect de la parole est contraire à l'équité, on a alors le droit de se dédire de sa parole, et c'est le seul cas où cela est possible.
Car seule une parole vraie permet l'échange:

Un parler ouvert, ouvre un autre parler, et le tire hors, comme fait le vin et l'amour.[7]

Peu de choses semblables peuvent être trouvées dans Proust.

Richard Rorty dont nous avons déjà parlé était un philosophe contemporain qui a opréré un retour vers une philosophie non kantienne. Il distinguait deux sortes de livres, ceux qui nous aident à devenir plus autonomes et ceux qui nous aident à devenir moins méchants, sachant qu'un livre appartient rarement aux deux catégories. Rorty plaçait résolument La Recherche dans la première catégorie, une somme, une élaboration d'expériences qui nous aide à devenir nous-même, vieille injonction reprise par Nietzsche dans Ecce homo.
Pour Rorty, La Recherche est un livre du soi, et non un livre de l'autre, il se préoccupe des obligations que l'on a vis-à-vis de soi, et non vis-à-vis de l'autre.
D'une certaine façon, il rejoint Bataille qui défendait dans ses articles de La littérature et le mal qu'il existait une morale supérieure non soumise aux obligations ordinaires des autres morales. Cette morale supérieure était autorisée au mensonge au nom de la quête de la vérité. Un Proust nietzschéen se réclame alors d'une morale souveraine: la vérité des artistes.
On est loin ici de Montaigne qui dénonçait Machiavel et réfusait qu'il puisse y avoir une morale souveraine du prince.

Pour ma part, je voudrais contredire l'idée qu'il y ait deux sortes de livres (ceux qui vous rendent plus autonomes/ ceux qui vous rendent moins méchants), non pour défendre l'idée d'une Recherche généreuse ou altruiste, mais pour montrer que la connaissance de soi passe par les autres. les actes qui nous rendent plus autonomes ou moins méchants sont difficilement séparables.
Je voudrais emprunter une troisième voie et opérer une réappropriation littéraire de La Recherche. Je voudrais m'intéresser à tout ce qui interloque dans La Recherche en refusant tout séparation selon des axes méchant/autonome. La littérature pense les problèmes autrement, sans les limitations de la philosophie, elle apporte d'autres réponses.

Souvenez-vous de l'angoisse de Proust en 1908 au moment de commencer son son roman. Il s'interroge: «Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier?»[8]
Il choisira le roman. La littérature n'ignore pas le cornac mais pense que sans l'éléphant il n'y aurait pas de cornac alors que sans cornac il y aurait encore un éléphant. Cela me rappelle un passage d'Albert Thibaudet dans Réflexions sur la littérature (en 1925):

Il s'agit d'écrire un ouvrage sur l'éléphant. L'Anglais part pour l'Afrique ou les Indes, et en rapporte un gros mémoire en désordre, bourré de descriptions et de chiffres, y compris celui de ces notes d'hôtel. L'Allemand descend en lui-même pour y trouver l'Idée de l'éléphant, l'éléphant en soi, l'Ur-éléphant. Le Français écrit, au café du jardin d'acclimatation, un brillant article sur l'éléphant, où l'on remarque des allusions fines à M.Chéron, et où Georges Pioch n'est pas oublié. Le Polonais rédige l' Éléphant et la Question polonaise (ce qui n'est pas si ridicule). Et le Russe apporte un livre qui s'appelle: L'Éléphant existe-t-il?.[9]

Il y a beaucoup de façon de s'occuper de l'éléphant, Proust s'en occupe à la manière anglaise: un livre débordant de faits et de notes d'hôtel...

Un autre philosophe, Charles Taylor, est l'auteur d'un livre intitulé Human agency and language. C'est assez difficile à traduire, agence, agent, agir humain. Charles Taylor réfléchit aux rapports entre le self et le langage. Les thèses classiques s'attachent à déterminer qui contrôle qui: soit le sujet contrôle le langage (ce qu'on pourrait appeler le logocentrisme métaphysique), soit le langage précède le sujet (ce sont les thèse de la déconstruction).
Taylor préfère l'in-between, les réseaux, l'interdépendance:

Il n'y a pas moyen pour un être d'être introduit à l'identité sans être introduit au langage. L'être appartient à un réseau discurssif qui donne et coupe la parole.

Il y a de nombreux exemples de cela dans La Recherche. Qu'on songe par exemple aux samedis de Combray que Jacques Dubois a évoqué la semaine dernière. Entre famille et patriotisme, le lien est vite établie.
Jacques Dubois nous a donné de nombreux exemples d'interlocutions et du troubles qu'elles créent.

Un autre ouvrage de Rorty s'intitule Les sources du moi: la formation de l'identité moderne. Il y étudie la généalogie de l'identité (c'est ma traduction): «On ne peut pas être un soi tout seul. Je suis un soi en relation avec certains interlocuteurs. [il manque une partie de la citation]» Un soi n'existe que dans des réseaux d'interlocution, parmi une communauté définitoire.
Rorty établit une distinction entre une auto-définition, qui constitue le socle de soi, et une auto-compréhension, qui intervient comme une ressaisit de soi. Il n'y a pas de connaissance de soi qui précède le devenir de soi. Il n'y a pas d'identité dans la solitude.
Pour Rorty il y avait deux sortes de livres, pour Taylor il y a deux sortes d'éthiques: les éthiques minces et des éthiques épaisses. Les minces sont constituées de règles, d'impératifs catégoriques, les épaisses sont narratives et non prescriptives. Les éthiques épaisses se trouvent dans les romans épais, compliqués, embrouillés comme la casuistique, comme les romans de Dostoïevski, Les frères Kamarazov où tout le monde est coupable à la fin, comme les phrases de Proust dont les détours cherchent à épouser la pensée.
Taylor ramène la morale du côté de l'herméneutique, nous existons dans ces plis, dans ces détours, dans ces relations. On songe à nouveau à Montaigne qui disait dans De l'institution des enfants: «Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire».[10] Ainsi, la littérature est fidèle à cette épaisseur de la vie morale et à cette opacité des individus. Je songe à un article d'Iris Murdoch publié en 1961 intitulé Against Dryness, Contre la sécheresse[11]. Elle s'élève contre la tentation du purisme qui voudrait que nous trouvions la beauté dans de petites choses sèches, dans une littérature qui veut nettoyer la vie des détails inexpliqués, des fils dénoués, dans une littérature qui ne nous donne plus l'idée de la contingence. Il s'agit finalement d'un plaidoyer en faveur des gros romans. Il faut que les romans soient des messages aux trames lâches, desserrées, débordantes, pour accueillir la contingence de la vie.

Albert Thibaudet disait qu'il y avait les romans composés (les français, classiques, construits) et les romans déposés (les anglais ou les russes, désordonnés, foisonnants d'un point de vue français).
La semaine dernière, Jacques Dubois avait pris pour exemple l'amateur de Le Sidaner: «Il parlait bien des livres, mais non de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés.»[12]. Cet amateur est un être incomplet. Il aime les écrivains qui se sont maîtrisés, et non ceux qui ont produit des œuvres non soignées, incluant l'épaisseur de la vie.
Cette épaisseur, Proust en parle. On se rappelle la grand-mère qui refusait de se laisser prendre en photo car les photographie étaient plates:

Elle essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer, pour la plus grande partie, de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art.[13]

La limitation de la littérature serait d'être trop soignée. Il faut accepter le caractère profus, approximatif, heuristique, non axiomatique, de la littérature. Il s'agit d'un appel à lire autrement. La lecture littéraire commence par la perte et la désorientation.
Selon Iris Murdoch, la vie est pleine de loose-ends, de fils qui pendent, non noués. La littérature moderne a peur d'un impur monde moderne pleins d'impurs personnages modernes.
Cette idée de fil est présente dans La Recherche:

il regardait Jupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va vous dire: «Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchand d’antiquités.»[14]

Dans La Recherche, tout finit par se rejoindre, on connaît la soigneuse construction du roman, et pourtant, celui-ci est plein d'indécidable, de non-dits, ainsi que le revendique Proust dans sa description du livre idéal:

[...] le [le livre que l'on porte en soi] créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art.[15]


La version de sejan


Notes

[1] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.911

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1051

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.641

[4] Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain

[5] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1094

[6] Michel de Montaigne, Les Essais, livre III, chapitre I, édition établie et présentée par Claude Pinganaud, Arléa (2002), p.585

[7] Ibid, p.580

[8] Marcel Proust, Le Carnet de 1908, établi et présenté par Philip Kolb, Gallimard (1976). p. 61.

[9] Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature (2007), p.987

[10] Op. cit., Livre I chapitre XXV, p.117

[11] Cet article est paru en français dans un livre intitulé L'Attention romanesque, composé d'articles d'Iris Murdoch

[12] Sodome et Gomorrhe, Clarac, t2, p.806

[13] Du côté de chez Swann, Clarac t2, p.40

[14] Sodome et Gomorrhe, Clarac, t2, p.605

[15] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.1032

séminaire n°4 : Jacques Dubois, petites sociologies proustiennes

Jacques Dubois est professeur émérite à l'université de Liège. Il s'est intéressé au naturalisme et notamment à Zola, et au roman policier. Il est l'éditeur de Simenon dans la Pléiade. Il faudrait également citer quelques ouvrages de sociologie.
Il a publié en 1978 L'institution de la littérature, et en 1997 Pour Albertine, un très beau livre sur ce moment souvent négligé et enfin, Stendhal: une sociologie romanesque, qui m'a bien servi pour mon cours.

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Jacques Dubois a fait distribuer une feuille de citations. Elles sont toutes tirées de Sodome et Gomorrhe, dans l'édition Folio de 1991. Je reprends ces références.

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Jacques Dubois commence par remercier. Hélas, je ne me doutais pas que les premiers mots seraient importants, je n'ai donc noté que les adjectifs, sans les phrases.
Je suis ravi [...], heureux [...], content [...], comme aurait dit Mme de Cambremer. (Ouf, cet intervenant semble moins crispé, plus détendu, que les autre, il ose regarder davantage la salle que ses notes. La suite nous confirmera la légèreté d'un exposé qui n'hésite pas à faire rire).

Barthes avait remarqué:

L'œuvre de Proust est beaucoup plus sociologique qu'on ne dit : elle décrit avec exactitude la grammaire de la promotion, de la mobilité des classes.[1]

Cette remarque contient une part de vérité évidente, peut-on pour autant parler de sociologie? Car c'est une œuvre pleines de nuances, une petite sociologie plurielle.

Le monde comme un théâtre

Proust est avant tout un romancier. Il ne s'exprime que dans le singulier, le local, etc. Il écrit à l'époque de Durkheim ou de Guillaume de Tarbe et profite de cette atmosphère, mais le romancier dispose de ses propres moyens pour décrire le monde. Bourdieu a dit que les études littéraires permettaient de mieux rendre compte de l'aventure individuelle que les études scientifiques, car elles disposaient de la métaphore et de la métonymie, ce qui lui donnait un avantage certain sur les laborieux scientifiques.
S'il existe une sociologie chez Proust, c'est avant tout une sociologie spontanée: petite sociologie de Combray, petite sociologie des bains de mer, c'est-à-dire la description de ce qui se passe dans une communauté donnée.

Maintes séquences de La Recherche du temps perdu se réduisent à de grands échanges polémiques entre les personnages présents. Les stratégies des acteurs sont ordonnées par le narrateur à ses propres fins. On observe deux axes : des rapports de domination et de pouvoir entre des personnages, des rapports entre des groupes liés par l'ascendance, l'héritage, la lignée.

A. Les rapports de domination
Dans Proust sociologue, Catherine Bidou-Zachiariensen interprète La Recherche comme le récit de querelles entre salons: salon de la duchesse de Guermantes, salon de la princesse de Guermantes, salon d'Odette, salon de Mme Verdurin, et quelques petits salons: il s'agit de la batailles entre les différents groupes pour conserver un pouvoir, le pouvoir de fixer les canons du goût. Ce sont d'ailleurs ceux qu'on attendait le moins, c'est-à-dire les salons bourgeois, qui gagneront à la fin, car eux ont su miser sur les avant-gardes (Stravinsky, Debussy, etc), tandis que le groupe aristocratique est resté à des codes de savoir-vivre et un art du monde en train de tomber en désuétude. Les salons bourgeois on pris en main les codes aristocratiques tout en imposant les nouveaux canons du goût. On connaît la théorie des avant-gardes professée par La Recherche: «Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie.»[2]
L'enjeu peut paraître dérisoire. Il est particulièrement mis en scène lors de la visite de Mme Cambremer à la Raspelère. On se rappelle du contexte, Mme de Cambremer a loué le domaine aux Verdurin qui ont redécoré les pièces à leurs goûts. D'après la sociologue Catherine Bidou, on assiste là à une véritable bataille:

À ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas.[3]

Il s'agit d'une véritable en des bourgeois, des nobliaux de province, des aristocrates parisiens, un artiste et Marcel, qui représente une classe à lui tout seul. La confrontation est très violente. Un même acteur vient occuper différents points du temps et de l'espace, comme le fait également remarquer Italo Calvino: chez Proust les différents points du réseau spatio-temporels sont coccupés tour à tour par tous les personnages, on assiste à un phénomène de glissements.

B. les rapports d'appartenance
Proust fait preuve d'une véritable fascination pour les rapports d'appartenance et les héritages, et la façon dont ils sont vécus et négociés d'une génération à l'autre, d'une personne à l'autre. On en voit un parfait exemple dans la transmission du langage de la famille — comme un leg — à Albertine par sa mère et sa tante.[4]
Il n'y a pas de partage entre le psychologique et le sociologique, Proust a contribué à dissoudre la frontière entre les deux.

Partant de l'idée "le monde est un théâtre"; Erving Goffman a étudié la mise en scène de la vie quotidienne et en a fait le titre d'un livre, études que Livio Belloï a repris pour analyser La Recherche: La scène proustienne: Proust, Goffman et le théâtre du monde.

Retour à Barthes : analyse du renversement

On trouve dans un livre intitulé Recherches de Proust édité dans la collection Points Seuil un article de Barthes dans lequel il propose un travail qu'il faudrait mener. Cet article s'appelle "Une idée de recherche". Barthes observe un phénomène qu'il désigne sous deux mots : renversement et inversion (je n'utiliserai que le premier pour éviter toute confusion):

Dans le petit train de Balbec, une dame solitaire lit la Revue des deux mondes; elle est laide, vulgaire; le Narrateur la prend pour une tenancière de maison close; mais au voyage suivant, le petit clan, ayant envahi le train, apprend au Narrateur que cette dame est la princesse Sherbatoff, femme de grande naissance, la perle du salon Verdurin.[5]

Barthes, avec son chic habituel, analyse la scène comme une surprise et un comble. C'est une surprise qu'elle soit une princesse, c'est un comble qu'elle soit une princesse qui ressemble à une maquerelle. Barthes en donne d'autres exemples, je ne les cite pas tous:

M. Verdurin parle de Cottard de deux façons : s'il suppose le professeur peu connu de son interlocuteur, il le magnifie, mais il use d'un procédé inverse et prend un air simplet pour parler du génie médical de Cottard, si celui-ci est reconnu;
Odette Swann, femme supérieure selon le jugement de son milieu, passe pour bête chez les Verdurin;[6]

Barthes observe que dès que le lecteur est habitué à ce que chaque observation se poursuive jusqu'à son contraire, il va s'y attendre et en déduire une loi du renversement. (Bien entendu, vous faites la part de l'humour de Barthes dans une remarque aussi catégorique).
Cette loi du renversement va devenir une véritable pandémie. Il ne faut pas l'investir de trop de contenu, nous prévient Barthes, et en particulier, il ne faut pas l'investir de contenu moral, aucun terme n'est plus vrai que l'autre. La vérité de la princesse serait d'être une princesse qui ressemble à une maquerelle? Non, nous dit Barthes, la vérité est qu'elle est les deux.
C'est un discours de jubilation, partiellement érotique.
Je n'insiste pas trop sur ce point et je passe à mes exemples.

Les solutions biscornues

Les textes de Proust sont pleins d'humour, souvent sarcastiques. Les scènes comiques seraient presque des gags si l'on était au cinéma. Plus qu'un renversement, le principe que l'on observe est souvent une solution biscornue [7]: un personnage tiraillé entre deux options finit par opter pour une solution boîteuse, qui est presque un ratage.

C'était un de ces hommes à qui leur expérience professionnelle consommée fait un peu mépriser leur profession et qui disent par exemple: «Je sais que je plaide bien, aussi cela ne m'amuse plus de plaider», ou : «Cela ne m'intéresse plus d'opérer ; je sais que j'opère bien.» Intelligents, artistes, ils voient autour de leur maturité, fortement rentée par le succès, briller cette «intelligence», cette nature d'«artiste » que leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère un à-peu-près de goût et de discernement. Ils se prennent de passion pour la peinture non d'un grand artiste, mais d'un artiste cependant très distingué, et à l'achat des œuvres duquel ils emploient les gros revenus que leur procure leur carrière. Le Sidaner était l'artiste élu par l'ami des Cambremer, lequel était du reste très agréable. Il parlait bien des livres, mais non de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le seul défaut gênant qu'offrît cet amateur était qu'il employait certaines expressions toutes faites d'une façon constante, par exemple : «en majeure partie», ce qui donnait à ce dont il voulait parler quelque chose d'important et d'incomplet. (Proust, Sodome et Gomorrhe, Folio, 1991, p. 201-2)

L'auteur procède par coups d'épingle successifs et aggrave progressivement le cas de son personnage. Que reproche le narrateur à ce personnage? de se débattre entre deux lois sociales pas nécessairement opposées mais qui ici ne vont pas s'harmoniser: le personnage est excellent dans sa profession et riches dans ses revenus, mais il se targue de goûts "artistes". Il n'arrive qu'à un accord boîteux entre les deux mondes.

Autre exemple.

M. de Vaugoubert se dandinant (par un excès de politesse qu'il gardait même quand il jouait au tennis où à force de demander des permissions à des personnages de marque avant d'attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la partie à son camp) [...] (Ibid, p. 73-74)

A la fin, M. de Vaugoubert sera lui-même comparé à une balle de tennis. Quel est son problème?
M.de Vaugoubert est un diplomate et un homosexuel. Il a tellement pris l'habitude de dissimuler ses penchants qu'il se répand en précautions et en excuses en toute occasion. Evidemment, quand on joue au tennis, cette solution boîteuse donne pour résultat un match perdu.

J'ai commencé ce cours en me disant ravi, heureux, content, ce qui reprend la règle des trois adjectifs qui permet à Mma de Cambremer de dire des qualités de Saint-Loup qu'elles sont «uniques-rares- réelles». Il s'agit de deux lois sociales expliquées par Proust:

C'était l'époque où les gens bien élevés observaient la règle d'être aimable et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d'un second, puis (après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c'est que, contrairement au but social et littéraire qu'elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l'aspect non d'une progression, mais d'un diminuendo. (Ibid, p. 336)

Mme de Cambremer connaît la règle et la respecte, mais elle en mésuse. Proust explique cela par son impatience: trop impatiente d'appliquer la règle de l'amabilité, Mme de Cambremer mettait tout le poids de soes compliments dans le premier mots, il ne lui restait rien pour continuer.

Mon dernier exemple sera typique du renversement barthésien:

Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle [Mme de Cambremer jeune] mettait plus d'acharnement à chercher à s'y faire, avant de mourir, une bonne position. Eprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussent donné la nausée; un moujik de Tolstoï, un paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres relations, s'élever jusqu'à la fréquentation des duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait par le moyen de l'étude des chefs-d'œuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l'avarice ou à l'adultère auxquels étant jeune elle était encline, pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres maladies. (Ibid, p.315-16).

Il existe un chiasme entre le spiritualisme de Lacelier et le réalisme en art qu'exige la jeune Mme de Cambremer. Le comique naît du rapprochement de vices qu'on n'aurait pas songer à rapprocher, l'avarice et l'adultère.

Conclusion

On est dans l'anecdote. La peinture est cocasse et cruelle. Le paraître social est mis en cause par le ratage social. Les aptitudes sont mises en regard du statut, il y a croisement des deux logiques qui sont perturbées en fonction de la volonté des personnages.
Mme de Cambremer jeune rassemble trop d'aspirations en elle: la bourgeoise élevée à la noblesse provinciale qui souhaite atteindre la haute noblesse.
Je n'aurais pas le temps de parler du philosophe norvégien, lui aussi être hybride.

Les ratages sont l'indice révélateur d'une anomalie, anomalie qui va jusqu'à s'incarner: ainsi Mme de Cambremer mère salive beaucoup, tandis que sa fille est «plate comme une galette bretonne».
On pourrait établir une tératologie proustienne à partir de Charlus, figure de l'ajustement des logiques sociales lorsqu'il visite la Raspelière.

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Mes notes se terminent ainsi. Jacques Dubois a pris grand soin d'écourter son exposé afin de laisser un temps de débat à la fin de son intervention, et c'est tout à son honneur d'avoir ainsi respecté la règle du jeu qui consiste malgré tout à se laisser volontairement passer au grill...

Avant de retranscrire les quelques notes que j'ai prises ensuite, je vais donner mon avis sur ce séminaire: il est amusant de constater, et peut-être finalement pas si surprenant, que Jacques Dubois a lui-même adoptée une solution biscornue: il a commencé son intervention par une partie théorique destinée à nous démontrer que La Recherche n'était pas vraiment une sociologie parce qu'elle s'intéressait trop au particulier; et qu'elle n'était pas morale puisque l'effet de surprise l'intéressait davantage que la recherche de la vérité; puis après nous avoir présenté une des grilles de lecture de Proust par Barthes (le renversement), il a accumulé les exemples pour nous monter que l'effet de cocasserie résultait moins d'un renversement barthésien que de solutions biscornues adoptées par des personnages ne sachant pas trancher entre deux logiques sociales.

Jacques Dubois a donc adopté lui-même une solution biscornue en nous démontrant qu'il n'y avait pas de petites sociologies morales proustiennes tout en intitulant son cours «Petites sociologies proustiennes».
C'est par-dessus ce chiasme que Compagnon va tenter de jeter un pont dans la conversation qui va suivre: Antoine Compagnon va vouloir prouver à toute force qu'il y a bien de la morale dans La Recherche.
L'échange est assez étrange, car chacun semble poursuivre en roue libre sa propre pensée.

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Antoine Compagnon: Vous nous avez dit que le renversement proustien selon Barthes n'avait pas de contenu moral puisqu'il ne dévoilait aucune vérité. Pourtant tous les exemples que vous nous avez donnés étaient liés au problème de l'identité. Peut-on ne pas lier les troubles de l'identité et une certaine vérité de l'être (même si un personnage peut nous tromper ou se tromper lui-même)?

Jacques Dubois: J'ai repris cette analyse de Barthes, mais je ne suis pas toujours d'accord avec Barthes. Il y a une méchanceté "morbide" de Proust. En même temps, La Recherche met en scène des gens troublés, des gens fragiles, et on sent, même si rien ne permet d'étayer cette sensation, on sent Proust s'attendrir.

AC: Ne serait-ce que dans l'observation de ces boîteries...

JD: Oui. D'ailleurs on ne sait pas qui observe ça. Ce sont des faux pas inconnus (car en réalité, qui est réellement gêné par une collection de Le Sidaner?) mais terribles.

AC: Et donc j'ai du mal à ne pas voir une certaine vérité dans la faiblesse de ce collectionneur...

JD: Ce n'est pas le meilleur exemple. Prenez la jeune Mme de Cambremer. Elle est d'une part très ridicule, mais aussi victime de la violence des salons. C'est une autre idée qui court La Recherche: la violence.Si vous boîtez vous attirez les coups. J'aurais un exemple mais je ne vais pas le donner...
[la salle rit].
AC: Oui. On se rappelle à Ce propos ce geste du narrateur prêt à baiser les mains de Norpois qui venait de lui promettre une introduction chez les Swann. Le narrateur pensait que ce geste était passé inaperçu, puis apprend plus tard que Norpois a raconté ce geste dans les salons.

JD: Bon alors je donne mon exemple. il s'agit du moment où arrivant à La Raspelière, Marcel donne son avis sur la décoration:

Le comble fut quand je dis: «Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré.»[8]

Pourquoi a-t-il dit cela? Pour affirmer un certain goût poétique?

AC: Oui, lui seul est sensible à l'insignifiant, ce passage se situe au moment de la lustrine verte. Cette lustrine, c'est une amorce avortée qui aurait dû permettre une plongée dans la mémoire involontaire. Ce passage est maladroit car il n'a pas été exploité ultérieurement. C'est une sorte de "bavure" de l'auteur. La lustrine était censée annoncer Le Temps retrouvé.

JD: Les Verdurins sont assez putassiers mais ils vont gagner à la fin. Ce sont eux qui vont inventer l'art moderne.

AC: J'ai beaucoup aimé votre citation d'Italo Calvino sur la structure en réseau, sur le fait que la position sur le réseau compte davantage que les identités.


La version de sejan.


Notes

[1] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, p.37

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.917

[4] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.355

[5] Roland Barthes, "Une idée de recherche", in Recherches de Proust, p.34

[6] Ibid, p.34-35

[7] c'est moi qui souligne

[8] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.944

cours n°4 : la morale, obsession des philosophes

Je me suis aperçu que j'avais suivi un fil au cours de ses trois premiers cours que je n'ai reconnu qu'après coup. Il s'agit du fil de la conduite de la vie, de la conduite de soi. Les comparaisons utilisées le montrent: l'éléphant et le cornac (pour illustrer les relations entre moralité intuitive et moralité rationnelle, celle-ci pilote précaire de celle-là)), la chute de cheval de Montaigne, moment capital dans la prise de conscience de la perte de contrôle de soi, Aristote et Campaspe, où la courtisane chevauchant le philosophe illustrait l'échec de la philosophie morale à gouverner les passions et l'impuissance du contrôle de soi.
Tous ces exemples utilisent l'image de la conduite, du cavalier.

Pour Montaigne, l'expérience de la chute est représentative de la mort. Montaigne, c'est l'homme fragile dans un monde en guerre, c'est l'homme à la recherche de son assiette (il utilisera cette image à plusieurs reprises). Le passage qui précède la chute illustre la précarité de la situation.

Pendant nos troisièmes troubles [guerres civiles] ou deuxième (il ne me souvient pas bien de cela), m'étant allé un jour promener à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moyeu [sis au milieu] de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant être en toute sûreté et si voisin de ma retraite que je n'avais pas besoin de meilleur équipage, j'avais pris un cheval bien aisé, mais non guère ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'étant présentée de m'aider de ce cheval à un service qui n'était pas bien de son usage, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons vint à le pousser à toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et le petit cheval, et les foudroyer de sa raideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contre-mont [en l'air]: si [si bien] voilà le cheval abattu et couché tout étourdi, moi dix ou douze pas au-delà, mort, étendu à la renverse, [...][1]

"Le petit homme et le petit cheval", voilà l'image que je voudrais retenir de Montaigne. C'est l'image du Moi bousculé dans le monde, ce qui introduit et explique les intermittences de la raisons. Cela rejoint l'image des pavés de la cour de l'hôtel de Guermantes contre lesquels le narrateur trébuche, il y a instabilité.

Je disais donc la semaine dernière qu'il y avait deux pistes que je ne souhaitais pas emprunter : faire de Proust un catalogue de recettes pour diriger sa vie et isoler un certain nombre de cas pour dégager de La Recherche une philosophie morale. Nous essayerons d'emprunter une troisième voie.

Mais avant cela, revenons à ce rejet de Kant et du néo-kantien que nous trouvons dans Proust.
Aristote et Campaspe reprenne le topos du philosophe amoureux tel qu'on peut l'imaginer illustré dans l'église de Combray.
Ce topos est utilisé de façon plus explicite dans Le salon de la comtesse Potocka paru en 1904:

Elle fut aussi l'amie d'un philosophe connu, et si elle fut toujours bonne et fidèle à l'homme, en lui elle aimait à humilier le philosophe. Là encore je retrouve la petite-nièce des papes, voulant humilier la superbe de la raison. Le récit des farces qu'elle faisait, dit-on, au célèbre Caro me fait invinciblement penser à cette histoire de Campaspe faisant marcher Aristote à quatre pattes, une des seules histoire de l'antiquité que le moyen âge ait figurées dans ses cathédrales afin de montrer l'impuissance de la philosophie païenne à préserver l'homme des passions.[2]

Il s'agit d'humilier la superbe de la raison. L'image est empruntée à Emile Mâle. "humiliation de la raison": la philosophie est impuissante à régler la vie.
Bergotte comme Augustin a connu l'humiliation de la raison, ce qui est indispensable à l'œuvre du moraliste.
Mais il faut aller plus loin.
"Le célèbre Caro" à qui la comtesse faisait des farces a été le héros en 1881 d'une pièce de théâtre, Le Monde où l'on s'ennuie, d'Edouard Pailleron. C'est également un mondain dans Sodome et Gomorrhe. La jeune Mme de Cambremer est assidue aux cours de Caro, de Brunetière et aux concerts Lamoureux.[3] J'ai trouvé dans une nécrologie qu'il «fascinait les dames du Faubourg Saint Germain». Il a écrit Etudes morales sur le temps présent, Le pessimisme au XIXe siècle, George Sand, Léopardi, Schopenhauer, Hartmann, entre autres. Le pessimisme était à la mode (qu'on songe à Huysmans et A rebours, ou Bourget) dans les années 1881-187, et l'on se rappelle la remarque de Brichot: «Je sais que Balzac se porte beaucoup cette année, comme l’an passé le pessimisme»[4]. D'Aristote à Caro, il y a donc toute une tradition de philosophes amoureux et ridicule, et l'on se souvient que le plus grand traité de morale contemporain avait été écrit en pensant à un jeune porteur de dépêches.

La morale est le grand problème que se pose la philosophie du temps de la jeunesse de Proust. Tout le monde enseignait la morale même s'il n'y avait pas de professeurs de morales. La grande question était celle d'une morale laïque, et il est très étonnant de voir cette question ressurgir ces jours-ci...[rires dans la salle]. Pour Darlu, la morale est au cœur de la philosophie. Dans les satires de Proust, il est important de se souvenir que Darlu était l'un des modèles du professeur Beulier, dans Jean Santeuil.
L'autre chaire était occupée par Paul Janet qui a écrit La Morale, ouvrage d'inspiration néo-kantienne. Proust a suivi son cours, "Unicité et identité du Moi". En 1894-1895, Proust a suivi les cours d'Emile Boutroux.
A la question «Quels sont vos héros dans la vie réelle», Proust répond à vingt ans: «Darlu et Boutroux», ce qui montre l'influence énorme de ces philosophes sur le jeune homme.

On pourrait citer de la même époque Lucien Lévy-Bruhl et Gabriel Séailles, qu'on préféra à Bergson pour remplacer Janet à la Sorbonne. Séailles a fait paraître un ouvrage sur la morale laïque dans la conscience moderne. Songeons également que le titre du premier cours de Durkheim à la Sorbonne était "L'éducation morale":

Entre Dieu et la société il faut choisir. […] à mon point de vue, ce choix me laisse indifférent, car je ne vois, dans la divinité, que la société transfigurée et pensée symboliquement.[5]

La divinité n'est que l'expression d'une société: on trouve ici les fondements d'une morale laïque. Dans ce contexte, la morale est à la fois intérieure et extérieure, c'est une sorte de kantisme parfait.
On retrouve tous ces noms dans les revues: La revue philosophique de Théodule Ribot qui a influencé psychologiquement Proust et surtout son père, La revue métaphysique de la morale dans laquelle écrivent Xavier Léon, Hélie Halévy, tous amis de Proust... Un devoir du jeune Proust écrit dans le cadre du cours sur l'identité et l'unicité du moi est parvenu jusqu'à nous; le sujet en était la spiritualité de l'âme. On y retrouve l'idée de cette société à la fois intérieure et extérieure à nous:

Chaque vie humaine est une vague dans la mer. Nous participons à la création universelle et nous devons la réaliser individuellement [...] entièrement.

Cela fonde l'obligation de la science et de la charité, et donc de solidarité. Sur quoi fonder l'obligation de solidarité? C'est toute la querelle entre Darlu, laïc, et Brunetière, revenu au catholicisme.
Cette question est d'actualité à l'heure où l'on réédite Léon Bourgeois tandis que Marie-Claude Blais publie La solidarité: histoire d'une idée.

Le père de ce mouvement est sans doute Paul Desjardins, plus connu comme fondateur des décades de Pontigny, ancêtre de Cerisy. Paul Desjardins publiait un feuilleton dans Le Temps, que j'aurai dû lire d'ailleurs puisqu'il s'intitule La demoiselle du Collège de France (reconnaît Compagnon avec un sourire franc). Madame Proust garde ces épisode puisqu'elle écrit dans une lettre à Marcel «Je te les enverrai». La même lettre continue: «Aujourd'hui Robert va au cours de Boutroux».
Il est l'auteur d'un livre Le devoir présent, publié en 1892, qui étudie la possibilité de morales théoriques, qu'il juge froides. Comment fonder une société là-dessus? Il se dispute avec Robert Dreyfus qui lui reproche d'abandonner la laïcité. Il fonde le mouvement "Union pour la Vérité" avec Lagneau, qui est le modèle de Bouteillé dans Les Déracinés de Barrès.
Proust écrit à Desjardins à propos de la charité. Il n'est pas encore le traducteur de Ruskin mais on sent déjà des prémisses. Proust reproche à Desjardins une conception un peu trop esthétique de la charité, une conception qui préfère le beau geste au geste le plus utile: celui qui verse du parfum sur les pied d'un pauvre fait un beau geste mis un geste inutile. (citation exacte à retrouver dans la correspondance). Il s'agit d'un acte artistique.
Le nom de Desjardins sert à ridiculiser Legrandin:

« Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins :
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ; aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide...
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ; et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du ciel. »[6]

De la même façon, Brichot et son collègue X renvoie à toute cette constellation autour de Darlu (qu'on retrouve dans Beulier (Jean Santeuil) et partiellement chez Brichot).

J'ai fait ce long détour car curieusement la question de la possibilité et de la validité d'une morale laïque est redevenue très actuelle.
Dans La Recherche, on est revenu du néo-kantisme et le narrateur témoigne du plus grand scepticisme. Ainsi dans Un amour de Swann, il est fait allusion aux opinions qui tournent:

C’est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie – favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun – n’est déjà plus celle de la jeunesse,[...].[7]

Il y a conflit entre l'intelligence et la moralité. L'individualisme, le scepticisme, le dilettantisme, le pessimisme, sont les bêtes noires de l'époque.
La coterie des Guermantes se caractérisait par un conflit entre l'intelligence et la morale.

Le génie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Mais les premiers – même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes – traitaient encore mieux de la morale que les seconds,[...].[8]

Celui qui a l'expérience du mal est le plus délicieux et parle le mieux.
Le jeune Proust réagissait déjà contre le néo-kantisme dans Les Plaisirs et les jours:

Les paradoxes d'aujourd'hui sont les préjugés de demain, puisque les plus épais et les plus déplaisants préjugés d'aujourd'hui eurent un instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup de femmes d'aujourd'hui veulent se délivrer de tous les préjugés et entendent par préjugés les principes. C'est là leur préjugé qui est lourd, bien qu'elles s'en parent comme d'une fleur délicate et un peu étrange.
Elles croient que rien n'a d'arrière-plan et mettent toutes choses sur le même plan. Elles goûtent un livre ou la vie elle-même comme une belle journée ou comme une orange. Elles disent l'«art» d'une couturière et la «philosophie» de la «vie parisienne». Elles rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien, ceci est mal.[...] Autrefois, quand une femme agissait bien, c'était comme par une revanche de sa morale, c'est-à-dire de sa pensée, sur sa nature instinctive. Aujourd'hui quand une femme agit bien, c'est par une revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c'est-à-dire sur son immoralité théorique [...].[9]

Entre paradoxes et préjugés, il n'y a pas de place pour les principes. Autrefois c'était la morale rationnelle qui dominait, aujourd'hui, c'est la bonté instinctive. On voit se profiler Mlle de Vinteuil et sa profanation rationnelle contre son adoration filiale instinctive.

Les philosophes contemporains, et notamment américains, ne croient plus aux principes comme règles de conduite de soi. C'est pour cela qu'ils se tournent vers la littérature qui permet une méditation sur la contingence des situations. Il y a un retour de la philosophie morale prenant pour objet la littérature. La philosophie cherche dans la littérature la réponses à des questions (Comment un homme doit-il vivre? Qu'est-ce que la vie bonne?) que se posait la littérature classique.
Mais la littérature moderne s'est fondée contre cette lecture morale de la littérature: est-il dès lors légitime de lire ses auteurs selon cette grille? "Devoir", "être humain", "nos vies", etc : ce sont des notions absentes chez Baudelaire. Quand ces mots figurent dans La Recherche, c'est que les personnages sont malheureux (on revient toujours à l'aphorisme «On devient moral dès qu'on est malheureux».[10]). Ainsi Swann trouve les Verdurins moraux tant qu'il est heureux mais ne leur trouve que des défauts quand ceux-ci emmènent Odette à Chatou sans l'inviter:

« Quelle gaieté fétide ! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu’il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C’est vraiment incroyable de penser qu’un être humain peut ne pas comprendre qu’en se permettant un sourire à l’égard d’un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il, en relevant la tête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin que j’ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout ».[11]

Autrui ne peut être pensé comme le visage de Dieu que dans ce contexte. Swann ne témoigne de laa bienveillance et de la générosité envers Odette uniquement dans le moment d'une grande violence envers les Verdurin. La patience, l'amour humain, la bonté, ne se montre qu'au moment du désespoir.
De même quand Swann se flatte des qualités d'Odette après son mariage, alors que les salons refusent de le recevoir avec sa femme et qu'il dîne avec des bourgeois, il fait preuve de beaucoup d'indulgence:

l’ancien Swann avait cessé d’être non seulement discret quand il parlait de ses relations mais difficile quand il s’agissait de les choisir. Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante, ne l’exaspérait-elle pas ? Comment pouvait-il la déclarer agréable ? Le souvenir du milieu Guermantes aurait dû l’en empêcher, semblait-il ; en réalité il l’y aidait. Il y avait certes chez les Guermantes, à l’encontre des trois quarts des milieux mondains, du goût, un goût raffiné même, mais aussi du snobisme, d’où possibilité d’une interruption momentanée dans l’exercice du goût. [...] Seulement, une grande-duchesse, une princesse du sang dînait-elle souvent chez Mme de Guermantes, elle se trouvait alors faire partie de cette chapelle elle aussi, sans y avoir aucun droit, sans en posséder en rien l’esprit. Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment qu’on la recevait, on s’ingéniait à la trouver agréable, faute de pouvoir se dire que c’est parce qu’on l’avait trouvée agréable qu’on la recevait. Swann venant au secours de Mme de Guermantes lui disait quand l’Altesse était partie : « Au fond elle est bonne femme, elle a même un certain sens du comique. Mon Dieu je ne pense pas qu’elle ait approfondi la Critique de la Raison pure, mais elle n’est pas déplaisante. — Je suis absolument de votre avis, répondait la duchesse. Et encore elle était intimidée, mais vous verrez qu’elle peut être charmante. © Elle est bien moins embêtante que Mme X (la femme de l’académicien bavard, laquelle était remarquable) qui vous cite vingt volumes. — Mais il n’y a même pas de comparaison possible. » La faculté de dire de telles choses, de les dire sincèrement, Swann l’avait acquise chez la duchesse, et conservée. Il en usait maintenant à l’égard des gens qu’il recevait. Il s’efforçait à discerner, à aimer en eux les qualités que tout être humain révèle, si on l’examine avec une prévention favorable et non avec le dégoût des délicats [...][12]

Swann fait preuve d'une indulgence telle qu'il se trompe lui-même. Le "dégoût des délicats": la philosophie du dilettantisme est mise à l'écart au profit de l'intelligence.
L'éthique kantienne, républicaine est toujours présentée comme une illusion (à l'exception des Larivière). La solidarité, clé de voûte de la République, est en réalité une solidarité de castes, de communautés, jamais une solidarité humaine.
A Combray, par exemple, il s'agit d'une solidarité familiale, illustrée par la tradition du samedi:

Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi!»[13]

La famille, c'est le lieu de la complicité et du "patriotisme" (!), ce qui est à opposer à Darlu, qui prônait un patriotisme à travers un amour universel. Ici, il ne s'agit que d'une solidarité entre des fidèles.

Un autre exemple est donné par les jeunes filles à Balbec:

Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule environnante était composée des êtres d’une autre race et dont la souffrance même n’eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité, elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à s’écarter ainsi que sur le passage d’une machine qui eût été lâchée et dont il ne fallait pas attendre qu’elle évitât les piétons, et se contentaient tout au plus, si quelque vieux monsieur dont elles n’admettaient pas l’existence et dont elles repoussaient le contact s’était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, précipités ou risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n’avaient à l’égard de ce qui n’était pas de leur groupe aucune affectation de mépris, leur mépris sincère suffisait.[14]

C'est tout le contraire d'un comportement selon la maxime: «Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle».

De la même façon, la maladie et l'affaire Dreyfus amèneront Swann à ressentir une solidarité juive: là encore, il s'agit d'une solidarité communautaire, non-universelle.

Cette solidarité de caste est parfaitement résumée par l'opinion de Françoise à propos du jugement de ma grand-mère sur Mme de Villeparisis:

Tout au plus ne croyait-elle pas ma grand’mère et pensait-elle que celle-ci mentait dans un intérêt de classe, les gens riches se soutenant les uns les autres, quand elle assurait que Mme de Villeparisis avait été autrefois ravissante.[15]


La version de sejan.


Notes

[1] Michel de Montaigne, Les Essais, Arléa (2002) édition établie et présentée par Claude Pinganaud, p.275

[2] Essais et articles, Pléiade, p.493

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.819

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.1050

[5] Emile Durkheim, "Détermination du fait moral" (1906) in Sociologie et philosophie, Paris, PUF.

[6] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.120

[7] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.279

[8] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.440

[9] Les Regrets, V

[10] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.630

[11] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.286

[12] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.513

[13] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.110

[14] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t2, p.791

[15] Ibid, p.697

Paul-Jean Toulet, qui êtes-vous ?

Ce livre présente trois intérêts: des photographies, une analyse de l'œuvre (qui se confond avec des notes biographiques) et des extraits de romans et de poèmes.

De l'homme, je retiendrai, selon Pierre-Olivier Walzer, qu'il était trop cynique et trop lucide pour écrire une grande œuvre: l'ironie de Toulet lui interdisait l'accès à la grande littérature, le cantonnant aux pièces courtes, dans lesquelles il excellait, jouant avec une rare élégance de la grammaire et d'un vocabulaire précieux.

Au détour d'un chapitre, Walzer présente sa conception du romancier:

Mais ces noms, accablants, nous font justement mesurer la distance qui sépare l'œuvre romanesque de Toulet des grandes œuvres romanesques. Toulet avait-il l'étoffe d'un romancier? Monsieur du Paur, Le Mariage de don Quichotte, La Jeune Fille verte semblait en apporter les preuves intrinsèques. Après ce départ plein de promesses, on s'aperçoit pourtant, en considérant les circonstances particulières d'où naîtront ses nouvelles œuvres d'imagination, que Toulet n'a jamais été qu'un romancier d'occasion. Toulet est un styliste. il se donne des thèmes à développer. Ce qu'on goûte chez lui, ce sont les charmes du langage, la fantaisie du primesaut, l'ironie mordante ou amusée, les touts de la syntaxe, le choix des mots, la délicatesse ou l'imprévu des images, en bref: le style. Il est clair qu'il possède le don de narrateur indispensable au genre, mais ce n'est pas là tout le romancier: «ce qui le fait, c'est en grande partie la qualité représentative de ce qu'il nous raconte; ou, ainsi que le dit Edmond Jaloux, la somme plus ou moins complète de ses observations sur les lois de la destinée ou de la nature humaine. Marcel Proust peut raconter n'importe quoi et à force de génie introspectif donner à ce n'importe quoi autant de signification éternelle que Balzac ou Dostoïevski aux gestes d'un Hulot, d'un Raskolnikoff ou d'un Stavroguine. Mais c'est une exception. Et ce qui a ruiné le roman de mœurs, c'est que beaucoup d'écrivains ne sont arrivés à ne voir dans les tableaux de ce genre que ce que tel ou tel milieu avait de pittoresque facile, vite banal et sans lendemain.»
Toulet, dans le domaine du roman, ne dépasse guère cette facilité, qui a certes toute espèce de charmes, mais qui ne mérite pas toute notre attention. Toulet ne croit pas à ses personnages, il ne se confond pas avec eux; ces bonshommes l'amusent, confie-t-il à Madame Bulteau. C'est l'aveu d'un échec.
Pour le vrai romancier il ne s'agit pas de jeu, il s'agit de communion.
«Madame Bovary, c'est moi.»

Pierre-Olivier Walzer, Paul-Jean Toulet, qui êtes-vous ?, p.24

Séminairen°3: Luc Fraisse, Proust et l'écriture du mensonge

Comme souvent, j'ai laissé passer l'introduction, attendu l'annonce du plan, afin de prendre la mesure de ce nouveau professeur, pour évaluer sa vitesse d'élocution, sa façon de se répéter pour laisser le temps de prendre des notes (technique que Compagnon maîtrise à merveille, ce qui facilite grandement la prise de notes (une auditrice prenait la défense des intervenants en séminaire (toujours cette tentation de les appeler séminaristes) en me faisant remarquer qu'ils n'avaient qu'une heure, que cela devait être très impressionnant, et surtout, qu'ils devaient essayer de dire le maximum dans ce peu de temps, alors que Compagnon savait qu'il aurait encore une heure, et encore une heure... Je ne partage pas cette indulgente opinion. J'attends d'un professeur intervenant au Collège de France autant de maîtrise sur le fond que sur la forme.))

Je n'ai pas entendu de plan, je n'ai pas entendu ce léger changement de ton qui indique que l'introduction est finie, qu'on entre dans le cœur du sujet. Je n'ai entendu que des phrases comportant le mot mensonge, tout les trois ou quatre mots. Je n'ai pas compris quelle était la thèse exposée et quelle était la thèse défendue. Si, peut-être: Proust a menti, a menti partout, dans son livre et dans sa correspondance, il a cherché à retarder le moment du dévoilement. Fraisse s'est placé successivement du point de vue philosophique, puis du point de vue littéraire.
S'il se trouvait, comme il est probable, que ce séminaire soit diffusé sur France Culture dans les prochains mois, prévenez-moi dans les commentaires, je reprendrai cette transcription qui n'en est pas une.

En attendant, voici des fragments, des notes éparses, sans véritable ligne directrice. Ceci est à peine une transcription, je ne comprends pas mes notes à la relecture, ce qui n'es pas surprenant puisque j'étais tellement exaspérée que j'en ai pris très peu.


Le premier livre de Luc Fraisse est sa thèse, soutenue sous la direction de Michel Raimond: Le Processus de la création chez Marcel Proust: le fragment expérimental.
Luc Fraisse a publié L’Œuvre cathédrale – Proust et l’architecture médiévale qui a reçu le prix de l’essai de l’Académie française, il est un spécialiste de la correspondance de Proust, il a écrit sur l'esthétique de Proust, le japonisme de Proust, sur Henri Bosco, et une histoire de l'histoire littéraire.


Les mensonges sont essentiels à l'humanité. On ment toute sa vie. (réflexion à propos de La Fugitive).
Les mensonges dans la Recherche sont inombrables et variés.
Quel est le rapport de Proust au mensonge? L'écrivain ment-il aussi quand il parle de son œuvre? Proust ment-il? Pourquoi, à qui, comment? On peut définir deux mensonges croisés, celui du philosophe et celui de l'écrivain (en considérant un Proust penseur, philosophe, et un Proust écrivain).

Définition du mensonge: énoncer des choses fausses en sachant qu'elles sont fausses.

Le narrateur est philosophe. Selon Gracq, dans La Littérature à l'estomac, Proust pensait que sa gloire serait liée à la découverte de quelques grandes lois psychologiques.
On passe du mensonge à l'illusion et de l'illusion à l'erreur. (exemple typique de phrase incompréhensible quand je relis mes notes: s'agit-il d'un constat de Proust s'appliquant à ses personnages, ou à la vie, ou d'un constat de Fraisse à propos de La Recherche? C'est indécidable à la lecture de mes notes. les deux sont possibles, et justes sans doute, mais noter cette phrase sans savoir à qui l'attribuer ne permet pas un compte-rendu fidèle de l'exposé de Fraisse).

Swann a beaucoup de mal à dire la vérité, à exprimer ce qu'il pense:

Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont ridicules?[1]

Le narrateur est un menteur provisoire. La Recherche est une œuvre qui garde ses vérités pour plus tard. Le livre permet l'assurance d'une forme solide. Le sujet écrivant trouve dans la construction un recours contre le mensonge: j'écris donc je dis vrai.

Le philosophe et l'écrivain sont soumis à la nécessité de vivre. La correspondance est-elle le lieu de la vérité, ou du mensonge redoublé? On se rappelle Amicus Plato, sed magis amica veritas, «Platon m'est cher, mais la Vérité m'est encore plus chère.» (En fait je n'ai pas compris: il m'a semblé ici que Fraisse disait que la correspondance était le lieu de la vérité, et que Proust n'hésitait pas à blesser ses amis, tandis que la suite de l'exposé m'a laissé l'impression inverse: Proust mentait à ses amis dans la correspondance. Ici encore, les deux sont possibles, mais c'est agaçant de ne pas savoir si j'ai mal compris/mal entendu, ou si c'est Fraisse qui a adopté un plan contourné.)

La vérité n'est pas intéressante d'un point de vue romanesque. Elle ne permet ni les gros plans, ni les anecdotes. J'opposerai le télescope de la vérité au microscope du mensonge, la vérité est universelle, le mensonge est particulier. D'autre part, le mensonge présente l'intérêt d'un point de vue narratif de pouvoir être rectifié: il permet de continuer le récit.

La morale est la partie de la philosophie qui fait le moins partie de la philosophie, car elle se présente avant rtout comme une suite d'applications particulières.
Comment articuler la théorie et la pratique, la logique et l'intuition?
Le narrateur vit dans la hantise d'être dupe. On pense à la chimère nervalienne: le mensonge à soi-même librement consenti. C'est ainsi que Swann se mentira à propos d'Odette comme le héros se mentira à propos d'Albertine.

La correspondance de Proust distribue des contre-vérités. On soupçonne que Proust expérimente le mensonge, ce qui rappelle le modèle augustinien: traverser bien des erreurs pour vivre enfin dans la vérité.

Platon identifiait trois idées majeures: le Bien, le Vrai, le Beau. Schopenhauer a défini l'amour comme une métaphysique du mensonge. Bergson se méfiait de l'intelligence. Le manque de volonté produit le mensonge, qui conjugué à l'oubli produit les intermittences du cœur.

En 1908-1909, il fait paraître des pastiches dans Le Figaro. On n'a pas assez étudié les rapports unissant l'écriture et le mensonge.
On songe également au faux Goncourt dans La Recherche.

Je fermai donc le journal des Goncourt. Prestige de la littérature.![2]

On se rappelle Bloch et ses plagiats, qui lorsqu'il entend une idée s'exclame toujours que par coïncidence il vient d'écrire la même chose, puis rentre chez lui et écrit les pages en question.

Et Bloch se donnait, en effet, un alibi rétrospectif en me disant, chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu’il trouvait bien : « Tiens, c’est curieux, j’ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela. » (Il n’aurait pas pu me le lire encore, mais allait l’écrire le soir même.)[3]

Proust écrit également à M. Bibesco: «J'ai dû brûler presqu'un livre sur la Bretagne.» : peut-on considérer que l'introduction des noms de Quimperlé et Pont-Aven dans un roman est la preuve que tout n'a pas été brûlé? Il reste toujours des traces, toute phrase ressemble à une autre, même si elle est nouvelle au-delà de la surface, comme le rappelle une remarque à propos de la sonate de Vinteuil:

Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d’autres grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement trouvées parsenties par l’impression directe.[4]

L'écrivain ment toujours sur ses sources, la vie permet parfois de rétablir la vérité. Seules les vies de Laclos et Mme de Genlis permettent de connaître les vies de Laclos et Mme de Genlis[5], pas leurs œuvres. Quand l'auteur se met à mentir, la littérature peut commencer.
Dans un roman, la vérité peut se passer de mots, d'où des malentendus, par exemple le geste obscène d'Albertine mal interprété.[6]

Le mensonge suit un modèle musical.

L'autobiographie fictive est le comble du scandale. C'est un mensonge sur soi, celui qui dit "je ment.

Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes sentiments. Si le lecteur n’en a que l’impression assez faible, c’est qu’étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s’il connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souvent l’impression d’étranges revirements qu’il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas, du reste, beaucoup faux que celui que j’ai adopté, car les images qui me faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes paroles, étaient à ce moment-là fort obscures ; je ne connaissais qu’imparfaitement la nature suivant laquelle j’agissais ; aujourd’hui, j’en connais clairement la vérité subjective.[7]

Le narrateur s'avoue être plus ou autre chose que le narrateur. Il y a un écart entre l'auteur et le narrateur qui permet de glisser le mensonge, mais le mensonge peut jouer dans tous les sens, car tout est à peu près aussi incompréhensible.

Trois sortes de mensonges: le snobisme, qui est mensonge à soi-même; l'inversion, qui est le mensonge obligé; et la jalousie, qui est la peur du mensonge de l'autre.

Le mensonge déclaratif est pauvre, retournable (c'est-à-dire qu'en en prenant l'inverse on obtient la vérité). Le mensonge par omission est beaucoup plus intéressant.

Il est possible de faire une analogie entre les détails cachés des statues des églises, détails hors de vue sur des statues placées en hauteur, et la vocation invisible de l'auteur cachée dans le texte de La Recherche, cette vocation qui y est proclamée cachée.
En effet, un sujet peut en cacher un autre. Proust écrit à Jacques Rivière qu'il est obligé de feindre des erreurs:

Mais cette évolution de la pensée, je n’ai pas voulu l’analyser abstraitement mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre des erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité.

Le vrai sujet du livre (la révélation de la vocation de l'auteur) est caché par des erreurs afin de différer les vérités.

Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité.[8]

«J'aurais cru» : le narrateur n'a pu aller au bout du mensonge, il avoue ici qu'il se trompe, qu'il sait que ce qu'il écrit est faux: aller visiter la région n'aurait pas permis d'atteindre la vérité.

Mes notes contiennent ensuite une série de citations, sans commentaire. Je ne sais pas faire le lien entre elles. Elles ont été lues, c'est tout ce que je puis dire.

Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.[9]

Aussi depuis le déjeuner mes regards anxieux ne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre. Devant la fenêtre, le balcon était gris.[10]

Le narrateur rassemble tout ce qu'il sait être faux.

Mais alors, autant que par l’identité que j’avais remarquée tout à l’heure entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j’étais troublé par cette habileté vulcanienne. Serait-ce elle qui donnerait chez les grands artistes l’illusion d’une originalité foncière, irréductible en apparence, reflet d’une réalité plus qu’humaine, en fait produit d’un labeur industrieux ? Si l’art n’est que cela, il n’est pas plus réel que la vie, et je n’avais pas tant de regrets à avoir.[11]

Il s'agit le la sonate de Vinteuil. Rien n'est original, il n'y aurait qu'imitation dissimulée.
L'art est irréel, ce n'est qu'un reflet. L'interrogation n'est qu'un artifice rhétorique. L'interrogation nous ramène aux procédés de la tragédie classique. L'interrogation est un procédé important, c'est ainsi que la rencontre Charlus/Jupien est comparée aux «phrases interrogatives de Beethoven».[12]

Proust écrit en 1914 à Jacques Rivière qu'il s'est résolu à ne pas annoncer la vérité. L'entreprise de vérité consiste à dévoiler ce qui est caché.

Comment atteindre la vérité? La Jalousie est peut-être la solution, car, disait Anne Henry, «si l'amour est mensonge, la jalousie qui est son contraire devrait permettre d'atteindre une certaine vérité».

Même les déclarations de l'auteur sont fausses.
Ainsi, Proust écrit à Rosny aîné que Swann était apparu en 1913, qu'il n'avait pas retouché ses textes pendant la guerre.
C'est faux. Il s'agit de convaincre le public que l'œuvre avait une solide construction interne. Proust ment au service d'une vérité supérieure. Comme l'a fait remarquer Gide, Proust n'aurait jamais tant insisté sur l'évidence de la construction de son œuvre si cette construction avait été évidente.

Le mensonge de l'auteur sur son œuvre résulte de l'écart entre la volonté de l'écrivain doctrinaire et celle de l'auteur.

J'ai à peine noté la conclusion. J'espérais encore que Compagnon rassemblerait l'exposé qu'il venait d'entendre, en exposerait le plan, les idées directrices... Il n'en fut rien. Antoine Compagnon évoqua Deleuze et la vertu heuristique du mensonge.

Vous aurez peut-être davantage de chance chez sejan.


Notes

[1] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.98

[2] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.717

[3] Ibid., p.1034

[4] La Prisonnière, Clarac t3, p.255

[5] La prisonnière, Clarac t3, p.379

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.693

[7] La Prisonnière, Clarac t3, p.347

[8] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.86

[9] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.37

[10] Ibid, p.396

[11] La Prisonnière, Clarac t3, p.161

[12] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.605

cours n°3 : la perplexité, recherche et reconnaissance du Moi

Nous avons lors des séances précédentes que le temps était venu d'un retour, non pas à une morale de Proust dans le sens d'une règle de conduite (même si l'on pourrait dans cette perspective adopter la règle "Travaillez tant que vous avez de la lumière"), mais comme enquête et investigation de soi-même.

Pour cela, j'avais proposé le passage où le narrateur pleure en apprenant les préférences sexuelles de Saint-Loup, sans trouver d'explication à ses larmes.
Il y a un conflit entre la raison et les systèmres moraux, une opposition entre le rationnel et l'intuitif.

Il faut ici introduire une note de prudence. En effet, Albertine disparue est un livre inachevé dont la publication est posthume. C'est un texte répétitif, parfois lassant, qui présente les défauts que Proust reprochait à Péguy: l'eau bout à cent degrés, il est inutile de le dire de dix façons différentes. [1]
Ce ressassement aurait pu être amendé sur les épreuves que Proust corrigeait abondamment. L'analyse du passage concernant Saint-Loup nous laisse interloqué, cela ne serait peut-être pas le cas si nous disposions du texte définitif.
Il faut donc être prudent, éviter d'être trop catégorique.

L'instinct de moralité

Aujourd'hui, les neurosciences nous confirment qu'il existe un sens moral rationnel et un sens moral intuitif. Celui-ci est le plus profond, le plus souterrain, le plus ancien. Selon les biologistes, le raisonnement moral n'est que la pointe de l'iceberg. Les philosophes réfléchissent sur la morale spéculative, qui n'est que cette pointe. Les biologistes la comparent à un cornac monté sur un éléphant. Les philosophes s'intéressent au cornac (selon les biologistes), peut-être que les poêtes s'intéressent à tout l'éléphant.

Cela renvoie à toute une tradition, au débat classique entre l'inné et l'acquis, entre Rousseau et Kant. Il s'agit peut-être d'un débat dépassé depuis longtemps. En tout cas, la réflexion de La Recherche du temps perdu porte sur les deux.
Ainsi, durant sa maladie, Bergotte fait appel à plusieurs médecins qui lui proposent différents remèdes; il choisit parmi ceux-ci: il y a un instinct physiologique:

Il y a dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu’aucune autorisation du docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer.[2]

Voilà encore une sentence. Il y a un instinct moral du cœur comme il y a un instinct physique du corps. On sait d'instinct comment soigner son corps.

A la fin du Temps retrouvé, le narrateur nous livre ses réflexions à propos du livre à venir, le livre à venir.

Quant au le livre intérieur de signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour la lecture desquels personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous.

C'est une tâche devant laquelle la plupart recule:

Aussi combien se détournent de l’écrire! Que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là! Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du Droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct.

«plus de génie, c’est-à-dire d’instinct»: on se rappelle la note dans Sésame et les Lys: la morale instinctive de l'artiste, c'est l'instinct de conservation de son talent.

Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder.

Il y a conflit entre le devoir moral inné et l'intelligence. La Recherche comporte d'ailleurs de nombreux passages où le narrateur cherche à se justifier.

Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier.[3]

On trouve dans ses lignes une dimension morale prescriptive. L'artiste possède en lui un instinct qu'il doit reconnaître en lui et suivre.
La nature de cette morale est innée, a priori, acquise. Proust déplace les termes du débat, il s'agit ici d'une morale interne, qui consiste à suivre ses impératifs intérieurs.

Lorsque j'étais à New York un livre m'est passé entre les mains: Proust was a neuroscientist. Je ne l'ai pas acheté car le titre m'a donné l'impression de n'être là que pour attraper le client. J'ai eu tort (on a toujours tort de ne pas acheté un livre). Je sais qu'il est à la mode de parler de livres qu'on n'a pas lus, mais je n'en suis pas encore là, donc j'attendrai de l'avoir lu pour vous dire ce qu'il en est.

La morale de l'artiste est une morale de l'identité, du Moi, du self. Le Moi est le fondement de toute morale. Le narrateur s'interroge souvent sur cette identité, en particulier quand il réfléchit sur le sommeil, un peu à la manière de Montaigne. C'est dans le chapitre 6 du livre II, De l'exercitation. Montaigne raconte une chute de cheval qui lui a fait perdre connaissance. Il rapporte les gestes que ses compagnons lui ont dit qu'il a faits, sans qu'il s'en souvienne :

Ce conte d'un événement si léger est assez vain, n'était l'instruction que j'en ai tirée pour moi ; [...][4]

On pourrait dire pour le Moi. L'événement est si troublant que Montaigne s'observe et le commente longuement.

Je m'étale entier: c'est un skeletos[écorché, académie] où, d'une vue les veines, les muscles, les tendons, paraissent, chaque pièce en son siège. L'effet de la toux en provoque une partie; l'effet de la pâleur ou battement de cœur une autre, et douteusement.
Ce ne sont mes gestes que j'écris, c'est moi, c'est mon essence.[5]

Ce récit est ouvert par une comparaison entre le sommeil et la mort, comparaison que l'on retrouve dans Proust:

Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à notre sommeil même pour la ressemblance qu'il a de la mort.
Combien facilement nous passons de la veille au dormir! Avec combien peu d'intérêt [dommage] nous perdons la connaissance de la lumière et de nous!
A l'aventure pourrait sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'était que, par celui-ci, nature nous instruit qu'elle nous a pareillement faits pour mourir que pour vivre et, dès la vie, nous présente l'éternel état qu'elle nous garde après celle-ci, pour nous y accoutumer et nous en ôter la crainte.[6]

Le sommeil nous est donné par la Nature pour nous apprendre à mourir.
On trouve également de nombreuses pages du sommeil comme perte du moi et expérience de la mort dans Proust. Je prendrais pour exemple les nuits profondes de Doncières, et surtout les réveils:

On appelle cela un sommeil de plomb ; il semble qu’on soit devenu soi-même, pendant quelques instants après qu’un tel sommeil a cessé, un simple bonhomme de plomb. On n’est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet à penser, n’est-ce pas alors une autre personnalité que l’antérieure qui s’incarne en nous ? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d’êtres humains qu’on pourrait être, c’est sur celui qu’on était la veille qu’on met juste la main. Qu’est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves, entièrement différents de nous) ? Il y a eu vraiment mort, comme quand le cœur a cessé de battre et que des tractions rythmées de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l’eussions-nous vue qu’une fois, éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus. Ou quelques-uns dormaient-ils en nous-mêmes, dont nous prenons conscience ? La résurrection au réveil – après ce bienfaisant accès d’aliénation mentale qu’est le sommeil – doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés.[7]

Compagnon note en parenthèses et en souriant : «les tractions de la langue»: ces comparaisons médicales nous rappelle est bien informé par son milieu familial...
Ce passage décrit un phénomène de mémoire. Pendant un moment de latence on n'est plus personne. Et puis on se reconnaît, on reconnaît ce qui nous entoure. C'est l'expérience du ressaisissement, celui du "nom sur le bout de la langue", dont j'avais parlé l'année dernière, mais dans un autre contexte. Je n'avais pas alors ce passage à l'esprit. C'est une image qui revient à plusieurs reprises chez Proust.

Bref. La réflexion proustienne est davantage du côté de l'éléphant, et donc assez loin des réflexions des philosophes kantiens et de la morale spéculatives.

Différentes approches

En 1953, Jacques Nathan fit paraître un livre intitulé La morale de Proust qui terminait le cycle commencé dans les années 20 en concluant que Proust était plutôt immoral. Plus exactement, il identifiait deux morales, une morale dans les textes écrits avant 1914, qui affirmait la rédemption par l'art, et une seconde morale, pendant et après la guerre, plus moralisante. Cette thèse est aujourd'hui démodée; on a dit aussi qu'elle était fausse car elle reposait sur l'idée de deux livres fondus en un.
Jean-Yves Tadié écrivait en 1983: «Les rapport de la littérature et de la morale ne touche guère les lecteurs des années 80».
Entre ces deux dates, 1953 et 1983, le thème de la morale chez Proust ne fut guère étudié.
Un livre de Malcolm Bowie — vous vous souvenez de Malcolm Bowie, je l'avais évoqué ici l'année dernière alors que je venais d'apprendre sa mort la veille — reprend la leçon inaugurale qu'il a prononcée en prenant la chaire Maréchal Foch de littérature française à Oxford (il y a d'ailleurs succédé à Jean-Yves Tadié). Cette leçon s'intitulait, en 1994, The morality of Proust.

De 1983 à 1994, la réflexion a donc repris. Il s'agit cette fois d'une moralité analysée sous l'angle de la conduite de soi, d'une éthique dans le sens d'une ascétique, qui s'élabore à travers des malentendus et des reconnaissances, comme l'expérience du réveil au moment de retrouver son corps.

A.La perplexité
Où trouver ces moments de moralités, ces moments où, comme au réveil, on se considère de l'extérieur, comme un objet (soi-même comme un autre, a écrit Paul Ricœur)? Dans les moments d'interlocution, les moments où l'on est interloqué, abasourdi, pour utiliser ce mot qui vient de l'argot et qui signifie abasourdi. Ce sont dans ces situations de perplexité qu'il faut chercher les moments où l'on a l'impression de se percevoir soi-même comme autre.
Il s'agit de moments où le narrateur se surprend en train de ne pas exister dans le regard de l'autre.
Un exemple nous est donné quand le narrateur publie son premier article dans Le Figaro (dans Albertine disparue). C'est un passage qui a été élaboré très tôt et qui a mis longtemps à trouver sa place, qui bouge dans les brouillons avant de trouver la bonne place.
Le début est une expérience de reconnaissance, découvrir son nom imprimé pour la première fois. On se souvient de l'aphorisme de Baudelaire dans ''Mon cœur mis à nu: «Le jour où le jeune écrivain corrige sa première épreuve, il est fier comme un écolier qui vient de gagner sa première vérole.» Baudelaire se moque ici gentiment du côté intime et grave du moment où l'on se rencontre comme auteur.
Le narrateur se rend chez les Guermantes pour observer l'effet de cet article sur ses voisins. Or ils vont le renvoyer à son néant, à une impression de zéro. C'est une expérience très pascalienne. Le narrateur se débrouille pour mentionner son article:

A propos d’Elstir je l’ai nommé hier dans un article du Figaro. Est-ce que vous l’avez lui? — Vous avez écrit un article dans le Figaro? s’écria M. de Guermantes avec la même violence que s’il s’était écrié: «Mais c’est ma cousine.» — Oui, hier. — le Figaro, vous êtes sûr? Cela m’étonnerait bien. Car nous avons chacun notre Figaro, et s’il avait échappé à l’un de nous l’autre l’aurait vu. N’est-ce pas, Oriane, il n’y avait rien.» Le duc fit chercher le Figaro et se rendit qu’à l’évidence, comme si, jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j’eusse fait erreur sur le journal où j’avais écrit. «Quoi? je ne comprends pas, alors vous avez fait un article dans le Figaro? » me dit la duchesse, faisant effort pour parler d’une chose qui ne l’intéressait pas.[8]

On rencontre la phrase favorite de M. de Guermantes, «Mais c’est ma cousine.». Il est clair que tout cela ne les intéresse pas, il s'agit d'une scène du trouble de l'identité. On pense à Pascal: «S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible.»[9] Cette scène intervient à la suite d'un double malentendu, et est l'occasion d'une double reconnaissance. En effet, le narrateur en venant chez les Guermantes a suivi une jeune fille sur laquelle il s'était trompé puisqu'il s'agissait de Gilberte.

B. Deux pistes à écarter
La première serait de faire un retour à une morale tiède et bien-pensante. Cette tendance se rencontre chez certains lecteurs de Proust comme chez certains lecteurs de Montaigne: ils cherchent dans Proust des recettes pour "la bonne vie". Alain de Bottom a ainsi publié en 1997 Comment Proust peut changer votre vie, ou comment adopter une approche proustienne de l'existence. C'est un type de lecture édificatrice. C'est une lecture possible, mais qui ne permet pas d'approcher la perplexité.

La deuxième piste à ne pas emprunter est celle de la philosophie morale. On a assisté au cours des vingt dernières années, et notamment aux Etats-Unis, à un retour à la littérature. L'idée est que la littérature permet mieux d'apprendre comment vivre la vie bonne que la philosophie.
Pourquoi et comment est-on parvenu à cette conclusion? Il s'agit d'une critique des courants qui ont dominé la philosophie morale, c'est-à-dire d'une part de Descartes et de la philosophie métaphysique, d'autre part des philosophes utilitaristes américaines qui oppose le devoir et l'intérêt, l'impératif catégorique et l'utilitarisme.
Les philosophes américains se sont lassés de ce dilemme et se sont tournés vers les Grecs, vers Aristote, pour trouver les principes de bonne vie.
Richard Rorty, qui est mort en 2007, écrivait qu'on se détourne de Kant et plus généralement de l'impératif catégorique. On recherche une réflexion sur le Bien et le Mal qui ne soit pas une tentative d'établir une philosophie morale. La lecture d'Henry james et de Proust devient un exercice spirituel. Le roman a remplacé la religion depuis deux siècles.» (citation précise à retrouver).
Colin McGinn pense pour sa part que «le monde de la fiction est le monde idéal dans lequel partir pour des explorations éthiques.»

On trouvait déjà ces idées chez Proust. Le narrateur doutait déjà de l'intérêt de l'impératif catégorique dans la vie. Cette idée est illustrée juste après l'exécution de M. de Charlus à laquelle Brichot, présenté comme un professeur de morale (ce qui n'est pas innocent), participe. Brichot relate le plaisir qu'il prenait au discussion avec M. de Charlus:

Songez que j’ai appris par lui que le traité d’éthique où j’ai toujours révéré la plus fastueuse construction morale de notre époque avait été inspiré à notre vénérable collègue X... par un jeune porteur de dépêches. N’hésitons pas à reconnaître que mon éminent ami a négligé de nous livrer le nom de cet éphèbe au cours de ses démonstrations. Il a témoigné en cela de plus de respect humain ou, si vous aimez mieux, de moins de gratitude que Phidias qui inscrivit le nom de l’athlète qu’il aimait sur l’anneau de son Jupiter Olympien. Le baron ignorait cette dernière histoire. Inutile de vous dire qu’elle a charmé son orthodoxie. Vous imaginez aisément que, chaque fois que j’argumenterai avec mon collègue à une thèse de doctorat, je trouve à sa dialectique, d’ailleurs fort subtile, le surcroît de saveur que de piquantes révélations ajoutèrent pour Sainte-Beuve à l’œuvre insuffisamment confidentielle de Chateaubriand. De notre collègue, dont la sagesse est d’or, mais qui possédait peu d’argent, le télégraphiste a passé aux mains du baron «en tout bien tout honneur» (il faut entendre le ton dont il le dit).[10]

(Le télégraphiste est un signe sexuel qui court les pages de La Recherche. En 1908, Proust avait demandé à Albufera de lui faire rencontrer un jeune télégraphiste, afin d’en obtenir des renseignements pour un «livre» auquel il travaillait.)
Le discours et les actes de Brichot illustrent la contradiction entre la philosophie et la conduite de la vie. Brichot rappelle Bouteiller, le personnage de Barrès dans Les Déracinés, mais Barrès était bien plus virulent dans sa critique de la morale kantienne. Bouteiller menait une vie d'opportuniste contraire à ce qu'il enseignait aux jeune gens.

Il s'agit là d'un topos de la critique de la philosophie morale. On le trouve sous d'autres formes, par exemple celle du philosophe amoureux. Ce topos est évoqué de façon voilée à propos des statues de Notre-Dame-des-Champs: «Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et à Virgile».[11]. Cette anecdote est bien connue, il s'agit d'Aristote à quatre pattes, cornaqué par la courtisane Campaspe à qui il avait reproché de détourner l'empereur Alexandre de ses devoirs. Proust a sans doute rencontré ce fabliau dans Emile Mâle. Campaspe s'était vengée en séduisant le philosophe. Le philosophe ne s'était pas démonté et avait conclut: «Combien un jeune prince doit se défier de l'amour puisqu'un vieux philosophe comme lui s'y laisse prendre».

Il existe donc toute une tradition de débauche à travers le télégraphiste ou la courtisane, en contrepartie d'un éloge de la sagesse grecque.

On rejoint ici Montaigne, qui citait la courtisane Laïs: «Je ne sais quels quels livres, disait la courtisanne Lays, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-là battent aussi souvent à ma porte qu'aucuns autres.»[12]

Montaigne aura autant servi à Proust qu'Epicure.

(Hum. J'ai un doute sur cette dernière phrase. Je ne suis pas sûre de ne pas faire un contresens. je corrigerai éventuellement).


La version de sejan.


Notes

[1] «C'est le reproche que l'on pouvait faire à Péguy, [...] d'essayer dix manière de dire une chose, alors qu'il y en a qu'une.» préface à Tendres stocks, in Essais et articles, in Pléiade 1971, p.616

[2] La Prisonnière, Clarac t3, p.185

[3] Le temps retrouvé, Clarac p.879, p.879-880

[4] Michel de Montaigne, Les Essais, Arléa (2002) édition établie et présentée par Claude Pinganaud, p.279

[5] Ibid, p.280

[6] Ibid, p.275

[7] Du côté de Guermantes, Clarac t2, p.88

[8] La Fugitive, Clarac t3, p.583

[9] Blaise Pascal, Pensées, fragment 121 édition Brunschvicg

[10] La Prisonnière, Clarac t3, p. 328-329

[11] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.151

[12] Michel de Montaigne, Essais, Livre III chapitre IX ou op.cit. p.714

Séminaire n°2: Philippe Chardin, amoralités proustiennes

Messieurs (et dames) intervenant aux séminaires, soyez plus cool! Celui-ci aurait facilement ri quand il levait les yeux de ses notes, malheureusement, il ne les levait pas souvent. Et donc il parlait trop vite.
Faites plus court, faites des points, ne rédigez pas, pensez à respirer, en un mot ne soyez pas si pressés.
Voilà.
A part ça, c'était bien.

NB: Philippe Chardin ayant distribué des feuilles avec les citations qu'il a utilisées, je reprends les références telles quelles. Il s'agit donc de l'édition de la Pléiade mise au point par Tadié, et non de celle de Clarac que j'utilise habituellement.


Philippe Chardin est professeur de littérature comparée à Tours.
Il a fait paraître Le Roman de la conscience malheureuse et L'Amour dans la haine ou la jalousie dans la littérature moderne (Dostoïevski, James, Svevo, Proust, Musil).
Proust ou le bonheur du petit personnage qui compare vient de paraître chez Honoré Champion.
J'apprends à l'instant, ce que je ne savais pas, qu'il est également l'auteur d'une œuvre romanesque, dont un Alma Mater, "premier roman comique inspiré par l'université française", ce qui m'intéresse beaucoup (termine Antoine Compagnon en souriant un peu malicieusement. Pour ma part, j'ai remarqué ce matin dans Amazon L'Obstination. La littérature peut-elle aider à garder une femme?)


On a davantage remarqué les amoralités que les immoralités chez Proust. Il apparaissait vite qu'il y avait non-compatibilité entre les codes moraux de la société et ceux des deux mondes proustiens, les mondes de l'enfance et du désir.
Le mot "amoralité" apparaît en 1885. L'amoralité dans le roman proustien est souvent lié au mot indifférent: «Il me parut indifférent...», «sur un ton indifférent...», «me rendant indifférent...». Qu'on songe aux moments où le narrateur avoue être devenu indifférent aux femmes de sa vie ou indifférent au souvenir de sa grand-mère.

Ici une introduction et une annonce de plan que je n'ai pas notées

I. L'amoralité ou le défaut de volonté: la scène primitive

Combray est le lieu de la scène primitive, avec le baiser de la mère. (Certes, en orthodoxie freudienne, la scène primitive doit avoir bien plus tôt, mais on peut la situer où l'on veut: dans la Recherche il s'agit d'un jeune garçon, quant à Pascal Quignard, il la situe avant la naissance!) Même si Proust n'avait pas lu Freud, la vision freudienne et la vision proustienne ont en commun l'intensité psychique de l'origine.

La scène de Combray présente une succession de transgressions des règles familiales, de la part du narrateur, de la mère et du père.
L'anxiété dévorante de l'enfant l'amène à attendre dans le couloir, ce qui constitue une transgression inouïe des règles.

Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j'aimais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c'était maman, c'était lui dire bonsoir, j'étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin. (Du côté de chez Swann, «Combray», Pléiade Tadié I, p.33)

La mère, qui respecte habituellement des règles strictes, cède, parce que le père, au lieu de la soutenir, n'obéit qu'à une règle qui semble être "Tel est mon bon plaisir".

Mon père me refusait constamment des permissions qui m'avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand-mère parce qu'il ne se souciait pas des « principes » et qu'il n'y avait pas avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu'on ne pouvait m'en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l'heure rituelle, il me disait : « Allons, monte te coucher, pas d'explication ! » Mais aussi, parce qu'il n'avait pas de principes (dans le sens de ma grand-mère), il n'avait pas à proprement parler d'intransigeance. (Du côté de chez Swann, «Combray», Tadié I, p.35-36)

On voit réapparaître la formation de l'école des Sciences politiques: Proust utilise à des fins comiques des termes du droit international. De même, les termes religieux ("parjure", "rituelle") sont tournés en dérision, dans la nostalgie d'une foi ou de règles morales.
Quant à la mère du narrateur, en acceptant de passer la nuit dans la chambre de son fils, elle accepte une exception, elle abjure sa croyance aux principes. D'autre part, elle fait ce qu'elle s'interdit en temps normal: elle laisse transparaître ses émotions devant son fils et elle pleure. Cela nous rappelle Madame Santeuil disant "On peut ce qu'on veut" en pleurant, ce qui atténue beaucoup la force de cette affirmation.
Quant à Françoise, elle est l'image-même de la réprobation, mais cette réprobation est liée non à une loi morale mais à un code pittoresque qui peut interdire des actions anodines et rendre obligatoires des massacres:

Elle possédait à l'égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait l'apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). (Du côté de chez Swann, «Combray», Tadié I, p.28)

II. L'amoralité des codes particuliers, en particulier des codes mondains

A. Le respect des mondanités, du comique à l'atroce
Les codes entrent fréquemment en contradiction avec les valeurs morales ce qui produit souvent un effet comique. L'amoralité des Guermantes évoquée avec ébahissement par le narrateur entre dans le génie de la famille. Les formes sont ce qu'il y a de plus important.

dans les manières de M. de Guermantes, [...] esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme. (Le Côté de Guermantes, Tadié II, p.729)

Proust utilise les déformations, les déplacements spatiaux et les retournements pour décrire cette importance de la forme.

D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où, par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient essentielle et profonde, le duc et la duchesse considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent négligés au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la princesse de Parme qu'à la troisième personne. (Le Côté de Guermantes, Tadié II, p.719)

Ainsi s'expose le paradoxe vertigineux de la morale mondaine. L'humour léger et rose s'applique à la conduite légère des invités tandis qu'un humour grave et noir souligne les conduites boufonnes, odieuses et profanatrices. La cruauté de cette exigence de forme prend tout son relief devant la mort, et l'on se souvient de l'incroyable conduite de M. de Guermantes au moment de la mort de la grand-mère. Le narrateur s'en moquera de moins en moins pour devenir de plus en plus amer, ainsi dans l'un des derniers monologues du Temps retrouvé:

Un des moi, celui qui jadis allait dans ces festins de barbares qu'on appelle dîners en ville et où, pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu'un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n'arrive qu'au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu'on eût fait prévenir à temps pour l'invitation d'un quatorzième, qu'on était mourant [...]. (Le Temps retrouvé, Tadié IV, p.617)

Parlant d'Aimé, Proust adresse un vibrant éloge paradoxal à des valeurs paradoxales: le dévouement à la puissance de l'argent, sans jugement moral. Proust met en évidence la morale des gens sans morale, mais aussi le jugement que nous portons sur ces gens, lui-même paradoxal.

Outre qu'il connaissait admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu'ils servent, indifférents à toute espèce de morale et dont - parce que si nous les payons bien, dans leur obéissance à notre volonté, ils suppriment tout ce qui l'entraverait car ils se montrent aussi incapables d'indiscrétion, de mollesse ou d'improbité que dépourvus de scrupules - nous disons : « Ce sont de braves gens. » (Albertine disparue, Tadié IV, p.74)

B. Les causes d'indignation morale, source de malentendus; l'explication du malentendu, source de comique
Dans un audacieux syncrétisme, Proust va confondre différents corps de métier qui ont tous l'habitude de séparer la morale de la forme de la morale. C'est ainsi qu'il va assimiler un juge à un tenancier de bordel. Proust utilise l'une des formes les plus sûres du comique, le comique de répétition. C'est ainsi qu'il va utiliser le même ressort comique avec trois personnages, une mère de famille aristocratique, le chef de la sûreté, une femme du peuple. Ces trois personnages vont présenter une forte indignation morale, mais dont le motif ne sera pas celui qu'attendait le lecteur. Une fois le malentendu levé, ces personnages montreront la plus grande indulgence pour le fond de l'affaire.
- Ainsi, Mme de Surgis finit par interdire à Charlus de voir ses fils, non pas parce qu'elle est choquée des intentions du baron, mais parce qu'elle ne supporte pas qu'il leur pince le menton. Elle y voit un signe de folie.
- Le chef de la sûreté convoque le narrateur soupçonné de détournement de mineur. Le chef de la sûreté, dont on nous dit énigmatiquement qu'il «aimait les petites filles», fait la leçon au narrateur, pas du tout parce que celui-ci s'intéresse au petites filles, mais parce qu'il a proposé trop d'argent. (On remarque par ailleurs qu'à l'époque, c'est l'homosexualité qui choquait, pas la pédophilie).
- Enfin Françoise, qui estime que les filles qui souffrent en accouchant n'ont que ce qu'elles méritent et qui méprise Albertine, s'extasie sur la gentillesse des protecteurs de Théodore.

Françoise qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait fait pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour Morel n'en concluait pas que c'était un trait qui reparaissait à certaines générations chez les Guermantes, mais plutôt — comme Legrandin aidait beaucoup Théodore — elle avait fini, elle personne si morale et si pleine de préjugés, par croire que c'était une coutume que son universalité rendait respectable. Elle disait toujours d'un jeune homme, que ce fut Morel ou Théodore : «Il a trouvé un monsieur qui s'est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé.» Et comme en pareil cas les protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui pardonnent, Françoise, entre eux et les mineurs qu'ils détournaient, n'hésitait pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver «bien du cœur». (Le Temps retrouvé, Tadié IV, p.278-79)

On assiste donc à un certain comique inverse. Proust brouille les cartes, les personnages s'indignent pour des motifs inattendus alors que les motifs attendus les laissent indifférents. Les situations se présentent à front renversé: Charlus s'érigeant en protecteur des ménages ne supporte pas les maîtresses de Swann, Jupien s'indigne du comportement de Morel laissant tomber l'oncle pour le neveu, Morel emportera plus tard la décision dans un procès du fait de sa «haute moralité» reconnue.

C. La subordination des jugements moraux aux affects

Mais, comme les vertus qu'il attribuait tantôt encore aux Verdurin n'auraient pas suffi, même s'ils les avaient vraiment possédées, mais s'ils n'avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il s'attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagées à travers d'autres personnes, ne pouvait lui venir que d'Odette, — de même, l'immoralité, eût-elle été réelle, qu'il trouvait aujourd'hui aux Verdurin aurait été impuissante, s'ils n'avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son indignation et à lui faire flétrir leur «infamie». (Du côté de chez Swann, Tadié I, p.283-84)

On assiste à une réduction ironique des opinions aux motivations personnelles. Ce mécanisme s'applique également aux jugements politiques, comme on le voit au moment de l'affaire Dreyfus.

D. La sexualité échappe à la morale
La dissociation entre la sexualité et la moralité est mise en évidence durant la scène de la flagellation. Le narrateur fait preuve d'un certain "souci de soi".

l'habitude de séparer la moralité de tout un ordre d'actions [...] devait être prise depuis si longtemps que l'habitude (sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral) était allée en s'aggravant de jour en jour, jusqu'à celui où ce Prométhée consentant s'était fait clouer par la Force au rocher de la pure matière. (Le Temps retrouvé, Tadié IV, p.417)

Le discours apologétique sur les scènes les plus crues soustrait le champ de la sexualité à la moralité. La sexualité est un domaine "où tout est permis" (selon Dostoïevski). Les circonstances atténuantes varient et s'inversent. La piété filiale de Mlle de Vinteuil ou le patriotisme des jeunes gens procédant à la flagellation sont loués, la profanation à laquelle procède Mlle de Vinteuil doit être pardonnée car elle est artificielle, à l'inverse, les jeunes gens doivent être pardonnés parce qu'ils procèdent à la flagellation avec naturel, presqu'avec ennui, sans aucun sens du vice.

III. La faiblesse humaine et la rédemption par l'œuvre d'art

Selon Proust, les morales sociales manquent d'humanité. Lui s'intéresse aux battements de cœur du détourneur de fonds dans le scandale Marie (dans Jean Santeuil) ou à la façon dont un homme trop voyant est exécuté par les Verdurin.
La notion d'indifférence est capitale chez Proust: indifférence aux opinions sur les mœurs, indifférence aux sentiments de la justice, indifférence à la morale elle-même. Seule l'intéresse la peine que l'on fait aux plus faibles.

De plus, le sentiment de la justice, jusqu'à une complète absence de sens moral, m'était inconnu. J'étais au fond de mon cœur tout acquis à celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais l'idée des souffrances qu'on préparait à M. de Charlus m'était intolérable. (La Prisonnière, Tadié III, p.795)

On trouve ici une forme d'intransigeance morale kantienne: une morale de l'affection.
Emile Boutroux, le professeur de philosophie de Proust, avait cherché à humaniser la morale kantienne. Dans La Recherche, Brichot symbolise l'échec de Kant à résoudre le dilemme pratique suivant: faut-il accepter de trahir un ami? (Et Brichot finira par trahir Charlus après avoir un peu hésité.)
On trouve également dans Jean Santeuil un mépris de l'éthique au profit de la sacralisation du Beau.
On a vu dans une note à Sésame et les Lys que la débauche était moins à craindre que le snobisme.
Contre Sainte-Beuve est un projet d'affection, puisqu'il est une longue conversation avec la mère. C'est un projet paradoxal puisqu'il se propose de débattre du sujet sulfureux de la continuité ou non-continuité entre les vies et les œuvres: il s'agit de convaincre la mère de l'amoralité de la littérature.

quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres [...]. (Du côté de chez Swann, Tadié I, p.42)

Il y a un projet de rédemption éthique à travers le travail de l'écrivain et l'œuvre d'art.
Cela sera illustré dans le personnage de Bergotte qui mène notoirement une vie dissolue. La mort de Bergotte sont l'occasion des lignes les plus kantiennes de La Recherche. Elles interviennent en contrepartie des palinodies de Brichot au moment de trahir Charlus. C'est aussi l'occasion d'un pari sur l'immortalité de l'âme:

il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner, revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées [...]. (La Prisonnière, Tadié III, p.693)

Proust ne croit pas à l'idée de Bildung. La Recherche suggère malgré tout la possibilité de progrès, de sagesse, comme chez Goethe à la fin des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Toute La Recherche tend à rendre au narrateur à la fin de sa vie la volonté abandonnée lors de la nuit du baiser, source de toutes les transgressions.

La volonté est l'antidote à tout. On découvre uncurieux désir d'expiation, qui est une variation originale à partir de bien des sources: Oscar Wilde (l'influence de Wilde sur Proust est généralement très sous-estimées), Crimes et Châtiments, Les mille et une Nuits (et ici non plus le narrateur ne peut mourir tant que le récit n'est pas terminé).
Le remord, c'est celui d'avoir hâté la mort de la grand-mère et celle d'Albertine.

Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. (Albertine disparue, Tadié IV, p.78)

Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir! (Le Temps retrouvé, Tadié IV, p.481)

Ces lignes sont imprégnées de Dostoïevski. Comme chez lui on assiste à une assimilation du vice au crime. A l'amant soupçonné correspond le policier enquêteur. Raskolnikov tue deux fois, une vieille femme (démoniaque), et une jeune, décrite comme angélique. Chez Proust, le portrait des femmes "tuées" est inversé. De même, Raskonikov comme le narrateur souffre du même mal, l'ambition. Raskolnikov veut devenir un petit Napoléon, le narrateur Victor Hugo.

Conclusion

On assiste à une victoire de l'amoralité sur la loi morale. Cette transgression intervient dès le début avec la scène du baiser de la mère. Puis le paradoxe sape les bases des lois sociales: on le voit dans la vie mondaine, le comique né d'indignations morales pour de mauvaises raisons ou l'indifférence du narrateur.
La société, la sexualité, l'affection sont soustraits au champ moral, et cela nous est exposé avec un naturel désarmant. Tout cela est largement plus amoral que les scènes les plus crues.

La dimension éthique s'incarne dans la victoire de l'art, l'immortalité de l'âme, le remords. C'est par cela qu'il y a rédemption possible.

De ces carnets émergeront les "écrivains société" et les "écrivains solitude". L'épisode des Larivière, les cousins riches de Françoise, signe le retour du sentiment vrai, pur, à la fin du livre. Proust est tiraillé entre Flaubert et Dostoïevski. Le sentiment sera finalement le plus important, mais le sentiment ne fait pas partie de la morale.


La version de sejean

Cours n°2 : D'une hygiène morale au conflit intérieur

Comme toujours, Antoine Compagnon commence son cours comme s'il le continuait:
J'ai commencé à recevoir des petits mots qui veulent me prendre en défaut. En particulier, j'avais dit qu'il n'y avais pas de livre de maximes tirées de Proust édité en français, et l'on m'a fait parvenir la référence d'un livre de maximes rassemblés par Bernard de Fallois. Je l'ai commancé sur e-bay, quand je l'aurai reçu on verra ce qu'on peut en faire.

Antoine Compagnon a fini son apparté, il reprend le fil du cours.
La semaine dernière j'avais amorcé deux justifications préalables au sujet que j'ai choisi cette année.
La première expliquait pourquoi il était à nouveau possible de parler d'éthique et de littérature après un long silence de plusieurs dizaines d'années, la seconde se demandait si l'on pouvait parler de morale quand on évoquait Proust, alors qu'on l'avait si longtemps considéré comme amoral ou immoral.

I. Qu'est-ce que la morale?

Concernant la première justification, j'avais évoqué un anti-humanisme qui se méfiait, et sans doute avec quelques raisons, de l'éthique: l'éthique, c'était la nature humaine transformée en idéologie; et nous avions vu que cette théorie était plutôt platonicienne: elle se méfiait de l'image. Elle refusait l'instrumentalisation de la littérature et sa récupération idéologique.

Cette réflexion n'était pas nouvelle. Elle accompagne tout le modernisme (le surréalisme, et avant, Flaubert, Baudelaire,...) qui se dresse contre le discours édifiant de la morale. Prenons par exemple Baudelaire, qui s'oppose à toute utilité de l'art. De même, Proust est contre l'art à thèse, ainsi qu'on le voit dans Le Temps retrouvé:

L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique, si même elle n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. [...] Ce n’est pas la bonté de son coeur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos les Liaisons Dangereuses[1]

C'est ainsi que le meilleur des hommes a écrit le plus méchant des livres. Il y a un écart dont on ne peut rendre compte entre l'homme et l'œuvre. Cette idée est longuement expliquée dans ce passage fondamental où le narrateur donne à Albertine une leçon sur Dostoïevski:

Si je vais avec vous à Versailles, comme nous avons convenu, je vous montrerai le portrait de l’honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres, et, juste en face, celui de Mme de Genlis qui écrivit des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse d’Orléans, mais la supplicia en détournant d’elle ses enfants.[2]

Ainsi la plus méchante des femmes écrit des contes pour enfants, tandis qus le meilleur des hommes écrit le plus pervers des livres. Il y a un chiasme entre la moralité de la vie d'un auteur et la moralité contenue dans son œuvre.
Cette tradition remonte au moins à Baudelaire, mais elle n'exclut pas un souci de la morale. Baudelaire s'élève contra la confusion de l'art et de la morale, confusion parfaitement illustrée selon lui par George Sand. Baudelaire écrit ainsi dans Mon cœur mis à nu:

La femme Sand est le Prudhomme de l'immoralité.
Elle a toujours été moraliste.
Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale.
Aussi elle n'a jamais été artiste.
Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois.
Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde. Elle a, dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues.[3].

Le moralisme de George Sand est associé au roman, au cant, cette "hypocrisie de moralité" dénoncée par Stendhal.

Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots immoral, immoralité, moralité dans l'art et autres bêtises me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m'accompagnant une fois au Louvre, où elle n'était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et me tirant à chaque instant par la manche, me demandait devant les statues et les tableaux immortels comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences.

Les feuilles de vigne du sieur Nieuwerkerke.[4].

(C'était le surintendant du IIe empire qui couvrait les statues.)


A. Une morale du travail
Mais ce refus d'une certaine attitude ou d'un certain discours n'exclut pas la présence d'une autre morale.
C'est ainsi que Michel Foucault évoque une morale qui est souci de soi. (C'est dans Histoire de la sexualité en trois volumes: le troisième volume s'intitule Le souci de soi.)
On retrouve cette idée dans les fragments de Baudelaire, où la morale est associée à l'hygiène:

Hygiène. Morale. A Honfleur le plus tôt possible, avant de tomber plus bas.
Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu'il est grandement temps d'agir, de considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire ma perpétuelle volupté de mon tourment ordinaire, c'est-à-dire du Travail![5]

Il y a là une exhortation à l'action et une crainte de la procrastination que l'on retrouve dans A la recherche du temps perdu. Il s'agit de faire du travail une ascèse, une hygiène.

Hygiène. Conduite. Morale. A chaque minute nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du temps.[C'est la menace du temps qui mène à rechercher une morale, précise Compagnon.] Et il n'y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar, pour l'oublier le plaisir et le travail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie.
Choisissons.[6]

Baudelaire se dresse contre la pseudo-moralité de George Sand et met sur le même plan la prostituée effarouchée par une peinture et la bourgeoisie éprise de respectabilité. Il n'y a de morale que celle du travail, Morale et Travail avec des majuscules allégorisantes.
On retrouve cette même idée dans Les Plaisirs et les Jours. Nous avons vu dans Sodome et Gomorrhe I que «tout être suit son plaisir», dans une définition à la Virgile ou à la Stendhal. Il n'empêche que s'il y a une morale de Proust (ce n'est pas sûr, et ce n'est pas la direction que je souhaite suivre), c'est celle du travail. Proust comme Ruskin semble convaincu de la valeur du travail. En 1904, dans une interview au moment de la sépation des Beaux arts, il répond:

Je crois que nous mourons en effet mais faute non pas de liberté mais de discipline. Je ne crois pas que la liberté soit très utile à l'artiste. [...] c'est en nous efforçant d'obéir aux autres que peu à peu nous prenons connaissance de nous-même.[7]

D'après Ruskin, «Quand les hommes sont occupés comme ils doivent l'être, leur plaisir naît du travail»[8]. On trouve cette idée en note de Sésame et les Lys, et Proust annote la note, de ces longues notes de Proust qui font l'intérêt de ses traductions:

Et dès les plus bas degrés de l'échelle du travail. Du travail le plus humble naît un plaisir, humble sans doute comme la tige, qui l'a porté, sans couleurs variées et qui pourtant n'est pas sans charmer la vie qu'il embellit. Ce plaisir-là est satisfaction de soi, plaisir à se trouver avec les autres, optimisme.[9]

Voilà un Proust bien loin de La Recherche du temps perdu, un Proust démocratique, heureux de se trouver au milieu des autres.
On trouve également dans la préface de Sésame et les Lys la phrase «Work while you have light» , phrase qui résume les conférences et la vie de Ruskin. L'autre phrase qu'affectionnait Ruskin était tirée de Saint Matthieu: «Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde».
Proust n'a jamais oublié cette morale de Ruskin et il cite volontiers ces deux formules. C'est ainsi qu'il écrit à Georges de Lauris en 1908 (1908, c'est le début de La Recherche, la fin de la proscratination) une lettre qui nous rappelle les exhorations de Baudelaire à se mettre au travail:

Georges, quand vous le pourrez, travaillez. Ruskin a dit quelque part une chose sublime et qui doit être devant votre esprit chaque jour, quand il a dit que les deux grands commandements de Dieu [...] étaient: «Travaillez pendant que vous avez encore de la lumière» et «Soyez miséricordieux pendant que vous avez encore la miséricorde».[10]

Il fournit dans cette lettre une ébauche de morale, cette morale est une hygiène morale. Mais ce n'est pas dans cette direction que je voudrais orienter ces cours, ce n'est pas cette vertu édificatrice que je veux suivre, même s'il est dans l'air du temps de travailler plus (termine-t-il avec malice).


B. Vers une définition subjective de la morale
Non, je voudrais étudier à travers La Recherche la constitution de soi comme sujet moral. Comment le narrateur se constitue-t-il comme sujet moral par des pratiques et des techniques d'action? Il est temps sans doute d'en venir à quelques définitions. Michel Foucault reconnaissait dans le deuxième volume de l' Histoire de la sexualité, L'usage des plaisirs, l'ambiguïté du mot. J'ai utilisé indifféremment les mots morale et éthique, qui viennent du grec ou du latin et sont synonyme en philosophie, avec parfois une dimension davantage spéculative accordée à l'éthique, qui serait une science de la morale.
La moralité concerne ce qui peut être jugé selon les critères du bien et de mal. Le sens moral suppose d'agir selon ses principes.
Le moralisme fait de ces principes des devoirs (on y reviendra).
La moraline est un terme péjoratif utilisé par Nietzsche pour se moquer de la mièvrerie bien-pensante du christianisme.

Qu'est-ce qui est bon? — Tout ce qui élève l'homme l'e sentiment de la puissance, la volonté de puissance, la puissance même. [...] Qu'est-ce qui est mauvais? — Le sentiment de la faiblesse. Qu'est-ce que le bonheur? Le sentiment que la force croït, qu'une résistance est surmontée.
Non pas la satisfaction, mais davantage de puissance, non pas la paix en elle-même, mais la guerre; non pas la vertu mais l'étoffe (vertu dans le style de la Renaissance, la virtù, la vertu exempte de moraline).[11]

On distingue trois notions, qui varient selon les auteurs.
Marcel Conche à propos de Montaigne distingue
- l'éthique ancienne, qui est l'art individuel de vivre heureux. C'est l'art de la vie bonne selon la sagesse ancienne. Elle se caractérise par l'absence de devoirs ou de normes impératives;
- les morales collectives, qui sont aussi diverses que les collectivités humaines. Il s'agit de règles collectives et culturelles, à l'origine du cant. Ce sont ces morales et leur relativisme qui fondent le scepticisme de Montaigne;
- la morale universelle, que l'on trouve à l'état d'ébauche chez Montaigne et qui se déploiera avec les Lumières: honnêteté, respect de l'autre, tolérance viennent limiter l'éthique individuelle. Ce n'est pas encore les droits de l'Homme, mais on s'en approche.

Michel Foucault propose une autre triade:
- un code moral composé de l'ensemble des valeurs et des règles proposées au groupe par la famille, l'école, l'église, etc. Ces règles sont plus ou moins explicites ou implicites.
- Il faut ensuite distinguer ce code de l'application qui en est faite par les individus. On constate ici de grandes variation d'un individu à l'autre.
- La troisième notion est la manière de se conduire moralement, la façon de se constituer en sujet moral, la façon dont on travaille sur soi-même pour devenir sujet moral. Il s'agit pratiquement d'une ascétique.

On détermine ainsi trois histoires possibles de la morale: celle des codes, celle des comportements, et celle de l'ascétique, forme subjective de la morale.
C'est cette histoire à laquelle je vais m'intéresser dans l'œuvre de Proust.


II. A la recherche de la subjectivité

Proust a longtemps été jugé moral et amoral, jusqu'à Bataille qui en fit un auteur nietzschéen, ce qui amène l'idée d'une morale souveraine.
Proust exprime son idée de la morale, ou tout au moins de ce qu'il juge grave, une fois de plus dans une note à Sésame et les Lys, notes dans lesquelles on a souvent vu les prémisses de l'œuvre proustienne. Le vice le plus grave pour l'homme de lettres, c'est le snobisme, le carriérisme:

[C']est le plus grand stérilisant de l'inspiration, le plus grand amortisseur de l'originalité, le plus grand destructeur du talent. J'ai montré autrefois qu'à cause de cela, il est le vice le plus grave pour l'homme de lettres, celui que sa morale instinctive, c'est-à-dire l'instinct de conservation de son talent, lui représente comme le plus coupable, dont il a le plus de remords, bien plus que la débauche, par exemple, qui lui est bien moins funeste, l'ordre et l'échelle des vices étant en quelque sorte renversée pour l'homme de lettres.

Cet homme de lettres débauché sera représenté par le personnage de Bergotte, qui devient un grand écrivain après avoir traversé le vice, comme Saint François ou Saint Augustin. Il existe une morale par-delà le bien et le mal.

Ce qui m'intéresse, c'est de saisir les moments où apparaît une sujectivité ou une intersubjectivité. Si l'on reprend le passage du dévoilement de l'homosexualité de Saint-Loup qu'on a lu la semaine dernière, par exemple, il n'y a pas de condamnation par le narrateur des pratiques homosexuelles, mais un certain amoralisme : :«Personnellement, je trouvais absolument indifférent du point de vue de la morale qu'on trouvât son plaisir auprès d'un homme ou d'une femme, et trop naturel et humain qu'on le cherchât là où on pourrait le trouver»[12], cependant le narrateur est pris de larmes à deux reprises. Cette émotion reste inexpliquée. Malgré les longues phrases en cascades, il reste des moments inexpliquées dans La Recherche.
Mais le narrateur ne moralise pas la sexualité. C'était déjà le cas dans une nouvelle de 1893, Avant la nuit:

[…] il n'y a pas de hiérarchie entre les amours stériles et il n'est pas moins moral — ou plutôt pas plus immoral qu'une femme trouve du plaisir avec une autre femme plutôt qu'avec un être d'un autre sexe. On ne peut pas dire parce que la plupart des gens voient les objets qualifiés rouges, rouges, que ceux qui les voient violets se trompent.[13]

Il y a ici un rapport en le plaisir et les couleurs sur lequel il faudra revenir.
C'est cette non-condamnation qui peut-être considérée comme une attaque de la morale. Le narrateur ne moralise pas la sexualité. Moralise-t-il sur autre chose (comme nous ne moralisons plus la sexualité, mais la cigarette)? (Décidément, ce n'est plus le même Antoine Compagnon. Tant mieux).

Si donc Robert n'avait pas été marié, sa liaison avec Charlie n'eût dû me faire aucune peine. Et pourtant je sentais bien que celle que j'éprouvais eût été aussi vive si Robert était resté célibataire. De tout autre, ce qu'il faisait m'eût été bien indifférent.[14]

Le narrateur est donc affecté. On retrouve l'idée deux pages plus loin (il y a beaucoup de redites dans ces textes posthumes):

L’apprendre de n’importe qui m’eût été indifférent, de n’importe qui excepté de Robert.[15]

Un même raisonnement est suivi deux fois: c'est peut-être le mariage qui me rend malheureux, non ce n'est pas le mariage, c'est peut-être l'amitié, non je ne crois pas à l'amitié. Le narrateur s'arrête, il ne parvient pas à saisir ce qui a été trahi: la loyauté, la pureté, l'honnêteté?
Il y a donc quelque chose que Saint-Loup a trahi et que le narrateur écoue à nommer malgré la rationalisation.

Ici, la voix de Compagnon change, il ouvre une parenthèse orale:
Le rapport des raisons et des émotions a été abordé de façon très différente au cours du temps. Je lisais hier un article du Monde qui expliquait la récente prise en compte des émotions dans l'analyse des décisions économiques. De même, on observe aujourd'hui par résonance magnétique le conflit de la raison et des émotions dans notre cerveau.

Dans La Recherche du temps perdu, le narrateur avoue ou affirme «une complète absence de sens moral» (C'est dans La Prisonnière, quand il participe à l'exécution de Charlus par les Verdurin). Pourtant, quand il apprend l'homsexualité de son ami, quelque chose le fait pleurer: qu'est-ce que c'est?

Mon intérêt ne se porte pas sur une morale de Proust mais sur ces moments où l'on peut observer un conflit entre la rationalisation et l'émotion. Il s'agit d'un trouble moral, on assiste au conflit entre deux systèmes. Le narrateurs et le lecteur sont ainsi surpris, étonnés, ébahis, époustouflés, ahuris, stupéfaits, abasourdis, interloqués: interloqués, inter-locution, ce qui coupe la parole, ce qu'on est incapable d'expliquer.
Il y a des choses inexplicable, ce qui nous ramène à la célèbre closule d' Un amour de Swann:

Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu'il n'était plus malheureux et que baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s'écria en lui-même: «dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre!»[16]

Il y a conflit entre la muflerie du jugement rationnel et la moralité du malheur (ce qui nous rappelle le "on devient moral dès qu'on est malheureux" de la semaine dernière).

— «Vous savez qui c’est? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de Crécy?»
— «Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes... Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse! Je me rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon.»[17]

La muflerie crée un élément de surprise, la surprise jouant comme une nécessité.

fin abrupte et obscure, j'ai mal noté les transitions, j'espère que ce sera repris la semaine prochaine.


La version de sejan.


Notes

[1] le Temps retrouvé, Clarac t3, p.888

[2] La prisonnière, Clarac t3, p.379)

[3] Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu XLVIII

[4] Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu CVI

[5] Charles Baudelaire Mon cœur mis à nu CX

[6] Charles Baudelaire Mon cœur mis à nu CX

[7] Correspondance, t. IV, p. 234

[8] Ruskin, Sésame et les Lys

[9] Ibid

[10] Correspondance, t. VIII, p. 285

[11] Friedrich Nietzche, L'Antéchrist, Garnier Flammarion 1996, traduction Blondel, §2 p.46

[12] La Fugitive, Clarac t3, p.686

[13] Les Plaisirs et les Jours, Pléiade, p.169

[14] La fugitive, Clarac t3, p.686

[15] Ibid, p.688

[16] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.382

[17] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.420

Un raccourci saisissant

A propos de Milestones (Ma'alim fi al-Tariq), de Sayyid Qutb, père du renouveau intégriste, inspirateur d'al-Qaida via les Frères musulmans, qui circula sous le manteau en Egypte avant d'être finalement publié en 1964 puis interdit:

Its ringing apocalyptic tone may be compared with Rousseau's Social Contract and Lenin's What Is to Be Done? — with similar bloody consequences.

Lawrence Wright, The Looming Tower - Al-Qaeda's road to 9/11, Penguin p.29

De Montaigne à Nietzsche

Synthèse (personnelle: il ne s'agit plus de notes prises en cours).

La lecture morale des romans et de la poésie est inévitable. L'identification avec les personnages amènent à les juger, à juger leurs réactions et à nous imaginer dans les mêmes situations devant les mêmes dilemmes.
Elle est inévitable et sans doute utile (et nécessaire) si l'on en croit les Grecs, elle permet l'évacuation des passions (catharsis).
Il existe deux sortes de moralistes, les moralistes "formels", attentifs aux respects des convenances et pratiquant l'hypocrisie sociale, et les grands moralistes, creusant le cœur des comportements humains. Proust s'inscrit dans la lignée des grands moralistes français (Montaigne) par la place qu'il accorde à l'autre et l'observation attentive accordée à soi-même (le "connais-toi toi-même" de Socrate): c'est ainsi que Proust met en évidence la bonté des méchants.
La grande littérature est celle qui ébranle nos certitudes et pose davantage de questions qu'elle n'apporte de réponses.

Cependant, l'œuvre de Proust a beaucoup dérangé par son "indécence", plus précisément par le traitement de l'homosexualité.
Proust était lui-même très conscient que ses livres pouvaient choquer. Des années 20 aux années 50 le combat fera rage entre critiques pour juger de la morale/l'amoralisme de Proust et de Gide (absence de Dieu, absence de transcendance, homosexualité de Saint-Loup).
Sa réhabilitation commencera avec Georges Bataille qui démontre que la vertu ne peut se prouver et s'éprouver que dans le vice.
La grande affaire de Proust fut la recherche de la vérité, c'est pourquoi La Recherche explore le mensonge, l'écart entre les paroles et les actes, l'art et la vie. Elle ne condamne pas cet écart, mais en fait le moteur de la possibilité d'accéder à la vérité.

Séminaire n°1 : suite du cours n°1 - Proust et la morale

Antoine Compagnon a été dur avec nous: il a voulu enchaîner la deuxième heure de cours sans pause. Les gens se sont malgré tout levés et agités, mais il a enchaîné assez vite. Deux heures de notes d'affilé, c'est difficile pour la concentration et la prise de notes quand on a perdu l'entraînement estudiantin (surtout qu'il n'y a pas de tablette pour poser ses feuilles et écrire).

                                          **************

J'avais en commençant le cours deux propositions à démontrer. La première tenait au rapport entre la littérature et la morale, et j'espère vous avoir convaincu durant la première heure de l'importance d'une critique éthique, d'une attention "au commerce avec l'autre".
La deuxième consiste à examiner la possibilité de parler de morale quand on parle de Proust. Le premier obstacle au thème que j'ai choisi est le refus d'une lecture morale de la littérature, le second tient à la réputation d'immoralisme ou d'amoralisme de Proust. Pendant son purgatoire (du milieu des années 20 au milieu des années 50), l'œuvre de Proust a été condamnée au nom de critères explicitement éthiques : on lui reprochait son snobisme et son manque d'engagement. Mais on lui reprochait surtout l'indécence de son œuvre, en particulier le traitement abondant de l'homosexualité.

La question de la bienséance et de l'obscénité préoccupe Proust depuis ses premiers écrits, depuis Les Plaisirs et les jours. Dans une lettre à Albufera en mai 1908, il détaille une liste de projets: «J’ai en train: une étude sur la noblesse / un roman parisien / un essai sur Ste Beuve et Flaubert / un essai sur les femmes / un essai sur la pédérastie (pas facile à publier) / [...] [1]

A chaque fois que Proust entre en contact avec un éditeur, il prend la précaution de prévenir celui-ci du caractère potentiellement choquant de son œuvre.
En avril 1909, dans une lettre à Alfred Valette qui dirigeait le Mercure de France — Alfred Valette était le mari de Rachilde, on peut le supposer peu effarouchable — Proust le prévient qu'il écrit un livre «extrêmement impudique en certaines parties». Ce livre contient des parties obcènes qui en interdisent une prépublication dans le Figaro. Mais, précise Proust, il n'y a pas là l'ombre de pornographie.
En 1912, il propose la première version de La Recherche à Eugène Fasquelle en l'avertissant qu'il s'agit de «ce qu'on appelait un ouvrage indécent» et qu'il est beaucoup plus indécent qu'on a l'habitude de publier. Il prévient Fasquelle que Charlus deviendra pédéraste dans la suite du livre[2].
Quand il contacte Gaston Gallimard en novembre 1912, il le prévient de l'extrême indécence de l'œuvre mais «il n'y a pas une exposition crue. Et enfin vous pouvez penser que le point de vue métaphysique et moral prédomine dans l'œuvre.» [3]
Et enfin à Bernard Grasset en 1913 il dit que «la licence et l'indécence de certaines parties caractérisent cet ouvrage»[4].

En 1916 il passe à la NRF et publie Sodome et Gomorrhe tout en écrivant que le volume est sans aucune intention immoral. Dans une lettre à Grasset, il écrivait quelques temps auparavant qu'il prévoit de meilleures ventes pour le volume indécent et ajoute «je regretterais que ce fait soit la raison de son succès».
Francis Jammes a condamné aussitôt la scène de Montjouvain.
Par ailleurs, Proust acquiert très tôt, sous la plume de Léon Daudet, une étiquette de moraliste. Léon Daudet le comparait dans l' Action française à «un Saint Evremond, un La Bruyère, un La Rochefoucauld», bref, aux moralistes du 17e siècle.
En 1920 Jacques Rivière écrit un article important sur "Proust et la tradition classique", dans lequel il juge Proust le successeur de Stendhal dans l'analyse de soi.
La référence à Gide est inévitable, même si L'Immoraliste date de 1902.
Proust est-il immoral ou moraliste, la question s'est très vite posée en ces termes.

Avant la parution de Sodome et Gomorrhe, Mauriac a défendu Proust (je mets entre crochets et en italique les phrases de Compagnon, quand il interrompt la lecture de la citation): «et sans doute il déplaira aux moralistes [pas les grands moralistes, mais ceux qui moralisent en défendant le formel] que dans ce monde recréé, jamais ne se révèle une préoccupation religieuse. Mais ne collabore-t-il pas [Proust] avec le moraliste s'il est vrai qu'un moraliste expose la somme de la sensibilité contemporaine? [Ainsi donc, le grief qui est fait à Proust est d'avoir créé un monde sans transcendance]. Dès lors, qu'il ne soit plus question d'immoralisme. L'examen de conscience est à la base de toute vie morale et Prous jette bien des lumières dans nos abîmes.»[5]
A la mort de Proust, en 1922, et donc après Sodome et Gomorrhe, François Mauriac a changé d'opinion. Dans un article il remarque que

Dieu est terriblement absent de l’œuvre de Marcel Proust. Nous ne sommes point de ceux qui lui reprochent d’avoir pénétré dans les flammes, dans les décombres de Sodome et de Gomorrhe; mais nous déplorons qu’il s’y soit aventuré sans l’armure adamantine. Du seul point de vue littéraire, c’est la faiblesse de cette œuvre et sa limite: la conscience humaine en est absente. Aucun des êtres qui la peuplent ne connaît l’inquiétude morale, ni le scrupule, ni le remords, ni ne désire la perfection. Presque aucun qui sache ce que signifie pureté;[6]

Pour François Mauriac, l'absence de transcendance est un défaut littéraire.
Ce texte a été écrit dans le contexte d'une grande dispute littéraire lors de la parution de Un jardin sur l'Oronte, de Barrès. Les trois noms dont on débat sont Gide, Proust et Barrès. On reconnaît que Proust a construit un monde fondé sur la bonté.

En septembre 1924, Benjamin Crémieux fait paraître un article dans la Revue de Paris sur la psychologie de Proust. La notion de Dieu n'apparaît pas chez Proust, reconnaît-il, mais il y a une morale de Proust, c'est celle du "connais-toi toi-même" de Socrate.
Les bons sont méchants et les méchants sont capables de bonté. Songez à cette scène fondamentale dans laquelle les Verdurin persécute Saniette mais lui font la charité en souhaitant que cela ne soit pas su.

En janvier 1923 Albert Thibaudet, dans un article à la NRF intitulé "Proust et la tradition française", fait de Proust un successeur de Montaigne : « On réunira sans doute un jour en un volume les réflexions psychologiques et morales qu'il a semées dans les pages de son œuvre, et l'on verra à quel point il se relie à la pure lignée des grands moralistes français.»
Il s'agirait donc d'un recueil de maximes morales extraites de l'œuvre.
Des anthologies existent, et Ramon Fernandez, dans la préface de l'une d'elle fait remarquer «nous avions pensé à une composition thématique de l'œuvre». Mais cela n'existe pas en français. En revanche, j'ai reçu d'une collègue à qui j'en avais parlé un petit livre d'Espagne, Máximas Y Pensamientos (aforismos), recueil de maximes proustiennes rassemblées par Carles Besa. Il s'agit de 452 maximes extraites d' A la recherche du temps perdu. Elles sont classées en cinq sections, l'homme, la société, l'amour, le temps et la mémoire, l'art:

Les « quoique » sont toujours des « parce que » méconnus.[7]
On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif.[8]
Car le plus dangereux de tous les recels, c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable.[9]
On devient moral dès qu'on est malheureux.[10]

En 1924, Jacques Rivière publie une Lettre ouverte à Henri Massis sur les bons et les mauvais sentiments en réponse à Henri Massis qui l'a attaqué sans nuance, l'accusant de défendre Gide, l'auteur de L'immoraliste, Corydon et, encore à venir, en 1926, Si le grain ne meurt.
Un livre rassemblera les termes du débat en 1932: Moralisme et littérature, dialogue entre Jacques Rivière et Ramon Fernandez.

Ces textes datent de 1924, c'est-à-dire d'avant 1926 et la publication d' Albertine disparue. Or c'est ce livre qui est le plus difficile à accepter, car l'aveu de l'homosexualité de Saint-Loup cause un profond malaise malgré les justifications du narrateur :«Personnellement, je trouvais absolument indifférent du point de vue de la morale qu'on trouvât son plaisir auprès d'un homme ou d'une femme, et trop naturel et humain qu'on le cherchât là où on pourrait le trouver» ou la formule «tout être suit son plaisir»[11]. Trahit sua quemque voluptas, aurait dit Virgile.

La liaison de Saint-Loup et Morel choque et blesse le narrateur lui-même. Elle lui cause une peine infinie quand il l'apprend de Jupien, de Jupien indigné :

Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l’a quitté, salement, on peut bien le dire, c’était son affaire. Mais se tourner vers le neveu, il y a des choses qui ne se font pas. » [il y a une morale de l'immoralité, un code de l'honneur des malfrats] Jupien était sincère dans son indignation; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d’objet. [Voilà encore une maxime] [12]

Le narrateur a beaucoup de mal à expliquer sa peine.

Si donc Robert n'avait pas été marié, sa liaison avec Charlie n'eût dû me faire aucune peine. Et pourtant je sentais bien que celle que j'éprouvais eût été aussi vive si Robert était resté célibataire. De tout autre, ce qu'il faisait m'eût été bien indifférent. Mais je pleurais en pensant que j’avais eu autrefois pour un Saint-Loup différent une affection si grande et que je sentais bien, à ses nouvelles manières froides et évasives, qu’il ne me rendait plus, les hommes, dès qu’ils étaient devenus susceptibles de lui donner des désirs, ne pouvant plus lui inspirer d’amitié. [13]

Ensuite le narrateur se rappelle d'une révélation d'Aimé:

L’apprendre de n’importe qui m’eût été indifférent, de n’importe qui excepté de Robert. Le doute que me laissaient les paroles d’Aimé ternissait toute notre amitié de Balbec et de Doncières, et bien que je ne crusse pas à l’amitié, ni en avoir jamais véritablement éprouvé pour Robert, en repensant à ces histoires du lift et du restaurant où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et Rachel j’étais obligé de faire un effort pour ne pas pleurer.[14]

Le narrateur expose des sentiments complexes. Son amitié a été trahie, cependant il explique qu'il ne croyait pas à l'amitié, qu'il n'éprouvait pas d'amitié et que finalement il n'y a pas véritablement d'explication à sa peine.

L'amour inverti est-il universalisable? René Crevel, qui appartient au cercle surréaliste, condamne la transposition proustienne, «tricherie qui tue notre confiance».

En 1926, c'est Georges Bernanos qui s'insurge: Dieu est absent de l'œuvre de Proust, il est impossible d'en trouver la trace, ce qui serait concevable si la morale était imposée de l'extérieur. Mais la morale est en nous-mêmes. Puis en 1937 Massis publie un livre qui reprend tous les arguments contre Proust. En 1945, Sartre s'élève contre la «psychologie intellectualiste» de Proust. Il lui reproche de croire à un amour universel, ne dépendant pas des sexes, de la classe, de la richesse ou de la Nation. Selon Sartre, Proust «s’est choisi bourgeois» et répand le mythe de la nature humaine.

Il faut attendre les écrits de Georges Bataille en 1950 à propos de Jean Santeuil et de Contre Sainte-Beuve pour que Proust sorte du purgatoire. Pour Bataille, la morale est liée à la transgression de la morale. La quête de la vérité exige le vice et le mensonge. L'impératif moral de la recherche de la vérité implique le recours au mal.
On songe à ce passage d' Albertine disparue:

Le mensonge, le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur les relations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telle action formulé par nous d’une façon toute différente, le mensonge sur ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons à l’égard de l’être qui nous aime, et qui croit nous avoir façonné semblable à lui parce qu’il nous embrasse toute la journée, ce mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir des perspectives sur du nouveau, sur de l’inconnu, qui puisse éveiller en nous des sens endormis pour la contemplation d’univers que nous n’aurions jamais connus.[15]

ce qui nous amène au commentaire suivant de Georges Bataille:

A la base d'une vertu se trouve le pouvoir d'en briser la chaîne. [...] S'il y a morale authentique, son existence est toujours en jeu. La véritable haine du mensonge admet, non sans une haine surmontée, le risque pris dans un mensonge donnée. [...] Nous vénérons [...] la règle que nous violons.[16].

Voilà donc un Proust nietzschéen, bien loin du grand moraliste de tout à l'heure. On se souvient de Bergotte, analysé et condamné par Norpois au nom de la morale bourgeoise et hypocrite. Le narrateur en conclut que finalement, ce n'est que dans le vice que se trouve la possibilité d'un questionnement moral:

Peut-être n’est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème moral peut se poser avec toute sa force d’anxiété. Et à ce problème l’artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire. Comme les grands docteurs de l’Église commencèrent souvent tout en étant bons par connaître les péchés de tous les hommes, et en tirèrent leur sainteté personnelle, souvent les grands artistes tout en étant mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la règle morale de tous.[17]


la version de sejan.


Notes

[1] Marcel Proust, Lettre à Albufera, 5 ou 6 mai 1908, Correspondance, Ph. Kolb, Plon, t. VIII, p.112-113

[2] Correspondance, t. XI, p. 255

[3] Lettres à la NRF, Paris : Gallimard, 1932 (Cahiers Marcel Proust, n° 6).

[4] référence à retrouver

[5] citation prise en note, à corriger

[6] François Mauriac, Écrits intimes, La Palatine, Genève – Paris, 1953, p.216

[7] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.438

[8] Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.152

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t3, p.715

[10] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.630

[11] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.621

[12] La fugitive, Clarac t3, p.678

[13] La fugitive, Clarac t3, p.686

[14] La fugitive, Clarac t3, p.688

[15] La fugitive, Clarac t3, p.216

[16] Georges Bataille, "Proust", in La Littérature et le mal, folio p.102

[17] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.558

Cours n°1 : Littérature et morale(s)

J'arrive à 15 heures 30, les appariteurs nous laissent descendre devant l'amphi encore occupé par le cours précédent.
Nous entrons, je m'installe, je m'endors. Mes voisines derrière moi sont de vraies pipelettes; au bout d'une demi-heure je me tourne et me rendors. Je suis réveillée par des applaudissements saluant l'arrivée d'Antoine Compagnon.
Il paraît plus en forme que l'année dernière, moins tendu.

Avertissement (en forme de rengaine) : ce qui suit ne sont que mes notes remises en forme pour être plus fluides à la lecture, toutes les imprécisions ou les erreurs et les tournures fautives doivent m'être imputées.
Dans quelques temps le podcast du cours sera sans doute disponible sur le site du Collège de France.

                                                       *************

J'ai choisi pour cette année un thème plus risqué, plus aventureux, que l'année dernière: "les morales de Proust", morales avec un "s". C'est un thème risqué des deux côtés : pour Proust et pour la morale. Voilà un thème, littérature et morales, qui aurait été totalement impossible il y a quelques années, les deux étant jugées incompatibles. Espérons qu'elles se rejoignent.

Il s'agit d'un tout autre Proust que l'année dernière. L'année dernière, il s'agissait d'un Proust classique, qui s'inscrivait dans le prolongement de ma thèse, la mémoire étant finalement un euphémisme pour désigner la littérature.
La morale, les morales, c'est un sujet dangereux. La morale a longtemps été hors-jeu en ce qui concernait la littérature. D'autre part, Proust a longtemps été considéré comme immoral ou amoral.

Aujourd'hui il n'y aura pas d'intervenant en deuxième heure, les séminaires ne commenceront que la semaine prochaine. Je vais donc faire deux heures de cours, la première pour me demander comment oser parler de littérature et de morale, la seconde pour me demander comment oser associer le nom de Proust à la morale ou aux morales.

Morales et littératures, donc. Il y a quelques semaines, une ancienne étudiante ayant pris connaissance du sujet de cette année m'écrivit (a-t-il dit avec indignation?) pour me rappeler la dernière phrase de mon livre Le Démon de la théorie publié il y a dix ans: «La perplexité est la seule morale littéraire».
Suis-je en contradiction avec cette phrase, et avec moi-même?
C'était en fait une façon d'écarter le sujet qui n'avait pas été traité dans le livre. Cette phrase signifiait le refus de toute récupération édifiante et moralisatrice de la littérature. La perplexité, c'est le doute, c'est le contraire d'une assurance ontologique, il s'agit d'une éthique existentielle. La littérature complique les certitudes au lieu de les consolider, et si l'on songe aux phrases de Proust, on pourrait dire que leurs circonvolutions en font autant. La littérature déniaise.
Cependant, au cours de ma leçon inaugurale avait été abordé, de façon plus ou moins allusive, le rapport de la littérature aux mœurs et aux coutumes. Après la théorie et l'histoire, disais-je, voici qu'était venu le temps d'appliquer la critique aux valeurs transmises par la littérature.
Ainsi on pense avoir été original et on s'aperçoit qu'on a été au mieux typique.(dit-il en souriant. rires.)

Première explication : l'âge [rires dans la salle] (sans nul doute, Antoine Compagnon est beaucoup plus détendu que l'année dernière). Stendhal commençait ainsi la Vie d'Henry Brulard: «Je vais avoir cinquante ans, il serait temps de me connaître.»[1].
Oui, mon attitude a changé avec le temps. Désormais je passe les vacances à relire de gros romans; chaque été je relis un gros roman russe. J'ai longtemps pensé que l'étude la littérature nous rendait plus intelligent et non pas meilleur. Maintenant je me dis que si elle nous rend moins mauvais ce ne serait déjà pas si mal.

Deuxième explication : on assiste depuis dix ans à un changement dans la critique (et mon livre Le Démon de la théorie date justement de dix ans), il y a eu une inflexion. Jusque-là le sujet (le sujet "la morale" et le sujet de la littérature) était absent. C'était une question démodée, c'était aussi une question politiquement orientée. Il suffit de se référer au livre de Barthes, Critique et vérité. Roland Barthes se dresse contre la morale. La morale est le support des normes implicites et de l'interdit bourgeois. Les deux grands ennemis sont la biographie et le psychologique qui souffrent du même discrédit; ils sont le recto et le verso d'une approche morale bourgeoise, c'est-à-dire d'une vision de la vie aliénée et aliénante.
Dire que la littérature rend meilleur dans ce contexte, c'est faire de la moraline, pour reprendre Nietzsche, ou «on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments», pour reprendre Gide. La littérature serait donc contre la morale, du côté de la transgression.
Il s'agit du moment des études littéraires qui vient après le marxisme et l'existentialisme. Il s'agit d'une éthique, certes, mais engagée, bien éloignée de la sphère privée et de la vision humaniste. Le structuralisme et le post-structuralisme ont tourné le dos à la l'explication morale de la littérature; ma génération a tourné le dos à la tradition humaniste. Il s'agissait d'une tradition qui remontait aux Grecs, qui voulaient par la tragédie (et la catharsis) purger les spectateurs de l'excès des passions. Durant ma jeunesse, cette fonction éthique de la littérature était repoussée. Tout n'était que construction, on dénonçait l'illusion référentielle, l'illusion narrative, l'éthique n'était qu'une illusion de plus. Finalement on se montrait davantage platonicien qu'aristotélicien; comme Platon on se méfiait des arts. Il y avait refus de la catharsis; qu'on songe par exemple à la distanciation brechtienne pour tenir à distance cette catharsis.

Mais on assiste, quoi qu'on en dise, à une survie d'une lecture morale de la littérature. On fait encore lire et étudier (du moins je l'espère) les Fables de La Fontaine à l'école, pour la littérature peut-être, mais surtout pour les morales ou les moralités. De même Roland Barthes lisait Alexandre Dumas sous prétexte que cela le détendait...
On retrouvait la morale à travers l'étude de La Rhétorique d'Aristote qui s'intéressait à l' ethos, le caractère de l'orateur. On croyait à la maxime vir bonus bene dicendi peritus.
Pour Roland Barthes, la morale était descendue dans la forme. Mais lorsqu'on regarde l'intitulé de ses cours, on s'aperçoit qu'il y avait aussi un autre aspect: après tout, son premier cours s'intitulait "Vivre ensemble", ce qui est une question éthique, pendant que Michel Foucault s'interrogeait sur "le souci de soi". Barthes a également voulu faire un "Proust et moi", dans le but non de se comparer, mais de s'identifier à lui: il s'agissait d'un usage moral de Proust.

Lorsque je lis un roman, je m'intéresse aux dilemmes du héros et à ses choix. Je les approuve ou je les désapprouve, et donc je les juge. La lecture est une activité morale.
Le narrateur proustien le sait bien, puisqu'il éprouve le besoin de se justifier longuement auprès de nous de ses mensonges, de ses lâchetés, de ses trahisons.

J'ai lu cet été Les Bienveillantes, je suis en train de lire Les Disparus, deux livres dont la lecture est fatalement morale. La question est impossible à éluder. Quelle est le niveau de conscience, l'honnêteté du narrateur des Bienveillantes dont vous savez qu'il est officier SS, de même pour le narrateur des Disparus, l'intellectuel juif new-yorkais à la recherche de sa famille. Le lecteur se pose des questions morales, qu'aurais-je fait à sa place?
Vous connaissez la première phrase des Bienveillantes : «Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé.», qui reprend l'apostrophe de Villon au début de La Ballade des pendus :

Frères humains, qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.

Quant aux Disparus, il reprend en épigraphe une phrase de la Prisonnière[2] : «Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts», comme si Proust était le Virgile de ce nouveau Dante dans sa quête.
On lit avec ses préjugés (le mot ici n'a rien de péjoratif, on apporte les jugements qu'on avait avant). La dimension morale est la dimension la plus évidente de la littérature ou du récit moins littéraire.
La littérature est une modalité importante de la réflexion morale. Certes elle ne se présente pas sous forme d'une réflexion universelle, mais toujours à travers une histoire exemplaire et contextuelle (mise en situation). L'éthique des traités et l'éthique des romans ne s'opposent pas mais se complètent. Les règles sont aux récits ce que les lois sont aux paraboles dans la Bible.

Que dire de la poésie? Participe-t-elle de cette interrogation morale? Dans Le démon de la théorie, je citais Auden,

qui disait que la première question qui l'intéressait quand il lisait un poème était technique: «Voici une machine verbale. Comment marche-t-elle?», mais que sa deuxième question était, au sens le plus large, morale: «Quelle sorte de type habite ce poème? Quelle idée se fait-il de la belle vie ou du bon lieu? Et quelle idée du mauvais lieu? Que cache-t-il au lecteur? [3]

La poésie n'est donc pas hors-jeu.

Certes la mise en garde de ma jeunesse était sérieuse : l'éthique peut facilement se confondre avec l'idéologie et les valeurs d'une classe, comme le fait remarquer Marx, être insidieusement érigées en universaux. Le marxisme écarte l'intersubjectivité des rapports humains, considérés comme faux, pour privilégier les réalités économiques et politiques. L'éthique se trouve réduite à l'idéologie, elle est accusée de mauvaise foi, d'aveuglement sur sa condition. La politique, qui fait appel à la raison, permettait d'y échapper.
Paul Nizan écrivait ainsi dans Les chiens de garde (citation exacte à retrouver, c'est de l'à-peu près destiné à retrouver le passage le livre en main): «Toute la hardiesse de leur philosophie consista à identifier toutes les sociétés avec les sociétés bourgeoises, ...parussent des attaques de la société, la pensée, la morale...».
La fonction morale du kantisme est fille de la Raison, et n'oublions pas non plus que Brichot est professeur de morale à la Sorbonne.

Pour les tenants de la déconstruction, les notions de responsabilité, la conviction qu'il est possible de faire des choix sont une conséquence directe du kantisme, tandis qu'eux considèrent que le moi, l'intention, ne sont que des traces. Il n'y a pas de subjectivité mais des effets de langage, des apories linguistiques.
Marx et le destructivisme rejettent le Bien et le Mal comme universaux. Ils démontrent que les valeurs sont toujours contingentes: tout est relatif. Le relativisme de toute morale disqualifiait dès lors la lecture morale de la littérature. La littérature n'est plus une libération mais une aliénation. Elle fait de nous des dupes de la culture, comme l'a dit Stuart Hall, cultural dupes.

Proust n'est pas indifférent à ce confort moral que la littérature peut apporter. Il existe bien une défense morale, une "hypocrisie de la moralité", comme l'a dit Stendhal. Reprenons ce passage essentiel pour comprendre la morale de Proust, celui des Vices et les Vertus de Giotto:

[...] une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice.[4]

On retrouve ici Stendhal, le cant et non plus Kant, et "l'hypocrisie de moralité". La milice rappelle la milice des anges et l'on songe également à l'évangile selon Saint Matthieu:

23.27 Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au dedans, sont pleins d'ossements de morts et de toute espèce d'impuretés.
23.28 Vous de même, au dehors, vous paraissez justes aux hommes, mais, au dedans, vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité.

On songe également au prologue de Gargantua, «l'habit ne fait pas le moine.»

Le narrateur s'en prend souvent au cant de Combray, à l'hypocrisie bourgeoise. Prenons deux exemples : les principes de la famille joue contre le mariage de Swann et l'amitié du narrateur avec Bloch.

Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand’mère n’étaient pas feintes ; mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles.

Les parents savaient que n'est pas sur la sensibilité qu'on fonde une morale kantienne. Il y a d'une part l'hystérie de Bloch et sa sensiblerie non purgée, d'autre part les habitudes aveugles, la fidélité bourgeoise...

Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse,

Bloch était trop généreux.

mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice.[5]

La balance de la justice suppose l'absence d'excès, ni générosité, ni préjudice. Ce que défendent les parents, c'est la juste mesure.

Mais ce qui est peut-être la plus grande scène de cant se joue lorsque Swann rencontre Vinteuil à Combray:

Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d’une autre s’était trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous éviter ; et Swann avec cette orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil,

"charité orgueilleuse", voilà Swann en dame patronesse, ("l'infamie d'autrui" se rapporte à la réputation de la fille de M.Vinteuil), oubliant sa propre faute, son mariage.
Puis Swann les quitte, et M.Vinteuil se retrouve seul avec les parents du narrateur. Le narrateur se montre toujours très sensible aux discours tenu sur une personne en son absence, derrière son dos, comme on dit:

[...] – Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. Quel homme exquis ! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé. Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était pas contrevenu à Montjouvain. [6]

Tout le monde est double, est dupe, cette fois-ci c'est la parabole de la paille et de la poutre qui s'applique.

Toute éthique est-elle fatalement bourgeoise, pharisienne, ou bien a-t-on justement une éthique de la bonté? Proust nous dévoile la bonté des méchants, celle de la fille de Vinteuil ou celle des pervers, dans la lignée des personnages de Dostoïevski. C'est cette bonté que ne peut pas comprendre la reine de Naples:

Et, sans doute, c’est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. [7]

La reine de Naples ne comprend rien à la bonté des méchants.

La littérature n'est-elle que bourgeoise, ou la grande littérature n'est-elle pas ce qui nous déstabilise, ce qui nous met en question, ce qui nous empêche de nous ériger en juge?
C'est ainsi que l'on rejoint Montaigne, qui fut le fil souterrain de cette leçon, Montaigne qui respectait la place de l'autre malgré son septicisme.


La version de sejan.


Notes

[1] Stendhal, La vie d'Henry Brulard, p.3

[2] Clarac, t3, p.79

[3] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Points seuil p.272

[4] Du côté de chez Swann, Pléiade Clarac t1, p.82

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.92

[6] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.149

[7] La Prisonnière, Clarac t3, p.321

Dominique Moïsi doit être heureux.

Le 6 décembre, Dominique Moïsi nous avait fait un brillant exposé, et très drôle, sur l'avenir des Etats-Unis. Son propos était simple : l'Amérique traverse sa plus grave crise d'identité depuis son origine; et d'après lui, rien ne le refléte mieux que le film Dans la vallée d'Elah, et notamment sa dernière image, qui montre un père ayant perdu ses deux fils à cause de la guerre dans des circonstances bien différentes apprendre à un émigré comment on hisse les couleurs. Mais le drapeau est à l'envers.

Aujourd'hui coexistent deux Amériques, la bleue démocrate et la rouge républicaine, elles ont toutes les deux peur mais pas pour les mêmes raisons: les Républicains ont peur de l'autre tandis que les Démocrates ont peur d'eux-mêmes.
(Je simplifie et raccourcis à l'extrême: d'abord il est tard, ensuite je n'avais pas de papier pour prendre de notes, j'ai écrit en travers de mon agenda et je ne m'y retrouve plus.)

Washington est-elle en train de trahir Philadelphie (Philadelphie, autrement dit l'Amérique puritaine inspirée par les philosophes des Lumières)? On assiste en effet aujourd'hui à une catastrophe à un triple niveau:

  • régional : en Irak, l'option du retrait n'existe pas[1]. D'autre part le désordre grandit désormais en Iran.
  • international : le pouvoir de convaincre (soft law) a été affaibli par le pouvoir de contraindre (hard law). En conséquence, l'anti-américanisme a beaucoup augmenté ces dernières années.
  • interne : Guentanamo a exposé au grand jour le développement de la corruption et de la violence parmi l'armée et les dirigeants américains. L'Empire a mis la République en danger.

D'autre part, les deux présidents qui se sont succédés ont été mauvais:

  • Clinton a gaspillé deux mandats. Il ne s'est occupé que très tard du Moyen-Orient. Il a reconnu dans un interview: «j'aurais pu changer les règles du jeu». Les mandats de Clinton se sont déroulé à une époque où la Chine et l'Inde étaient encore en retrait.
  • Avec Bush, la politique a été/est déterminée à partir de faux principes. De 2000 à 2004, le premier mandat de Bush a mené droit dans le mur. Pendant ce temps, le monde accélérait: l'Europe stagnait, les contradictions au Moyen-Orient augmentaient, l'Asie progressait et l'Amérique régressait sur le plan éthique.

On assiste à la mise en place d'une multipolarité assymétrique: les Etats-Unis ne sont plus seuls sur la scène mondiale, mais ils sont seuls dans leur catégorie. L'Amérique est toujours la plus forte mais elle doit désormais tenir compte de la Chine, de la Russie et de l'Inde.
Comment se présente l'avenir? soit il ne s'agit que d'un cycle, un cycle spectaculaire, mais jamais qu'un cycle: l'Amérique saura se ressaisir; soit les contradictions sont trop profondes et l'Amérique va décliner, passant le flambeau à l'Asie.

Qui peut rétablir la confiance de l'Amérique en elle-même, et la confiance du monde en l'Amérique?
Un seul candidat peut réussir cela : Barak Obama. (Je rappelle que cette conférence avait lieu le 6 décembre. Pendant le reste de la séance, Moïsi nous parla avec chaleur d'Obama, avec le même enthousiasme que si nous avions été de futurs électeurs à convaincre. C'était drôle, touchant et très convaincant. Les phrases suivantes sont fidèles.)
Tout fait d'Obama un candidat exceptionnel, son nom, sa couleur, son histoire personnelle. Le vrai changement, c'est lui. Il incarne quelque chose de très rare, un universalisme noir (sic), ce qui explique d'ailleurs qu'il soit plus populaire parmi les blancs que les noirs. Il est presque aussi exceptionnel que Tigger Wood.

C'est pourquoi il faudra surveiller le caucus de l'Iowa le 3 janvier. Si Obama ne le gagne pas, il a perdu; mais s'il le gagne, tout devient possible.

Il faut bien voir que quel que soit le candidat élu, sa marge de manœuvre sera très faible: il pourra changer l'image de l'Amérique, mais pas réellement ses politiques. Obama représente un formidable changement symbolique même si le changement politique ne pourra qu'être minime.


Moïsi m'a convaincue, et j'ai été heureuse, pour lui, pour l'Amérique, pour le monde, qu'Obama remporte le caucus de l'Iowa.

Notes

[1] c'était également l'analyse de Maïli il y a quelques semaines.

Conversation sur fond de Rhoda Scott et de Manu Dibango (live)

O. : Donc c'est une planète où il y a un virus qui te transforme en zombie zaft. La seule façon de ne pas être malade, c'est de boire, dès la naissance. Donc tu as le choix entre mourir de cirrhose ou devenir un zombie. Et quand tu es un zombie, tu as envie de viande, et c'est dur parce qu'il n'y a plus de vaches...
C. : Et il y a les métis, des croisements entre les zombies et les vivants. Ce sont des loups-garous, donc évidemment à la pleine lune...
O. : il y a des problèmes. Mais heureusement le héros a une super-Cadillac avec un super-auto-radio qui permet d'écouter Led Zepellin et d'assister à ses concerts à Londres en remontant le temps...
C. : oui, mais quand même, il faut dire que le gros problème du héros, c'est de baiser, il ne pense qu'à ça...
O. : oui, il est complètement obsédé!
Moi, faisant mine d'être choquée : Et tu as prêté ça à C.?
O., dégagé : Ben je me suis dit qu'il n'était pas trop boutonneux.
Moi, mi-pensive : Hum. Tu sais je ne lis plus trop ce genre de truc, je suis passée à la vraie littérature...
O., souriant : Oui, je devrais peut-être essayer la vraie littérature.

etc.

PS : c'était l'anniversaire de Manu Dibango, dans une sorte de Buffalo Grill local le long de la N.19, quelque chose comme l'adaptation française d'un motel américain.

PPS : Pour ceux qui veulent tester le livre, il s'agit de Le Temps du Twist, de Joël Houssin.

Ladore de Nabokov à Roman Roi

Quoi qu'il en soi, ces jolis petits vers me touchent surtout par leur féconde résurgence dans l'œuvre de Nabokov, chez qui le souvenir de René est toujours très actif, particulièrement dans Ada, si préoccupé par le motif de l'inceste entre frère et sœur. Le domaine édénique où Ada et Van passent leur enfance dépend du village de Ladore, et l'importune Lucette, la jeune sœur dont le prénom rappelle la Lucile de Combourg, commet une fois le lapsus de parler du Mont-Dore «sorry, Ladore». On se souvient enfin que la Dordogne a pour origine deux ruisseaux, la Dore et la Dogne, et que cette troisième Dore prend sa source au pied du Sancy pour traverser immédiatement Le Mont-Dore. Tout cela prouve suffisamment, il me semble, que le domaine enchanté d'Ada doit être situé dans le Puy-de-Dôme et que la contrée prétendument mythique, russe à la fois et américaine, où se déroule l'action, c'est l'Auvergne.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.122


indexation de ce nom de Ladore dans Roman Roi.
Pour une onomastique à venir.

J'attends le plombier

En vérifiant l'orthographe du nom de Fernand Reynaud Raynaud, je suis tombée sur Le douanier.

Là j'ai rien compris à ce qu'il a voulu dire. J'en ai conclu qu'il était bête.


Le plombier, en bonus.
(Mine de rien, le plombier n'arrive pas).

Bronislaw Geremek et l'Europe

Sept jours avant Domenach, c'était Geremek que j'avais écouté. Je ne pensais pas en parler, car son intervention fut d'une certaine manière totalement irrrationnelle. C'est un rêve, une folie, que Geremek est venu nous raconter, pour nous convaincre d'être fous avec lui.

Il nous a raconté son rêve d'Europe, en remontant et descendant le temps. Il a donné tant de références que j'ai abandonné l'espoir de donner un compte-rendu précis de la conférence : Pierre Dubois, au XIVe siècle, Georges Podiébrad, Sully (notre Sully), l'abbé de Saint-Pierre (à propos de sa proposition d'une unité européenne, Voltaire s'exclamera: «jamais vu une oeuvre aussi sotte!»), Saint-Simon, un étudiant (nom illisible: Gxxbxxbosky?) dans sa cellule après l'insurrection de Varsovie en 1830, tous au cours des siècles ont imaginé d'organiser l'Europe, sous des formes et pour des raisons différentes.
Une atmosphère de rêve planait dans la salle, le rêve de plusieurs siècles qui faisait briller les yeux de ce vieux monsieur. C'était étrange et hors du temps.

Geremek a insisté sur le fait que l'Union européenne était le résultat d'une utopie, d'une utopie de paix. Derrière l'idée de paix perpétuelle de Kant il y avait en fait la guerre perpétuelle. Bronislaw Geremek nous a soumis une devinette : il existe dans le trésor de l'église de xx (pas compris: nom allemand ou slave) un chandelier datant du XIIe siècle; sur ce chandelier sont représentés les trois continents, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, et trois mots, la richesse, la science et la guerre. Quel mot est associé à chaque continent?
On aurait dit une nouvelle de Borges.
La richesse, c'était l'Asie (les épices), la science, c'était l'Afrique (les Arabes, les mathématique et la philosophie), et l'Europe, c'était la guerre.

«Nous venons de fêter les cinquante ans du traité de Rome. Il ne faut jamais séparer ce traité de la CECA. En 1950 on a décidé de construire une communauté autour de ce qui était la source de la guerre: l'acier et le charbon. Il fallait dépasser les raisons de la guerre et proposer la réconciliation.»
Jamais cette idée ne m'avait paru aussi énorme. Au lycée, que la France et l'Allemagne soient alliées paraissait tout naturel. Plus le temps passe, peut-être plus je "vis" de guerres (plus je suis contemporaine de guerres qui se déroulent pendant que j'écris cela), et plus cela me paraît énorme. Comme si les pays de l'ex-Yougoslavie pouvaient décider de vivre ensemble, ou l'Irak et l'Iran s'associer, ou la Palestine et Israël, le Liban et la Syrie... Enorme, improbable, impossible.

Geremek continue à nous raconter l'Europe, il détaille son histoire : «on ne fait pas l'Europe avec des chefs comptables. Elle est impossible sans chefs comptables, mais il y faut un grain de folie.»

Il nous parle du traité de Lisbonne: c'est un traité long et difficilement lisible, et c'est tant mieux. Le but était de donner à l'Union européenne la possibilité de mener une politique étrangère commune et donc d'avoir un ministre des affaires étrangères. Les Français et les Hollandais ont refusé cette possibilité, on a donc fait autrement, mais c'est la même chose.
Les citoyens ont la possibilité d'initiative législative: il suffit qu'une proposition recueille un million de signatures. C'est déjà arrivé: il y a eu 1,6 million de signatures pour que le Parlement soit à Bruxelles et plus à Strasbourg (c'est plus économique).

Bronislaw Geremek se demande comment rendre le projet de l'Europe aux citoyens. Les menaces d'une guerre ont suffisamment reculé pour qu'il faille une autre raison de vivre ensemble.


Parmi les questions de la fin a été abordé le problème de l'adhésion de la Turquie:
«On ne répond pas non à un grand pays. Parfois, il faut savoir se taire. Le processus d'adhésion doit être long, très long, quinze ou dix-huit ans. Pendant ce temps, les choses vont bouger, la situation va changer. Accueillir la Turquie dans l'Union européenne, c'est se donner la chance de devenir incontournable sur la scène internationale; mais c'est prendre le risque de faire imploser l'Europe: peut-elle accueillir une population aussi importante, de culture et de religion différentes? Alors il faut prendre son temps.»


Dans les remerciements de la fin, la présentatrice a incidemment mentionné la naissance de Bronislaw Geremek dans le ghetto de Varsovie. Une grande émotion m'a envahie pendant que la salle applaudissait, à regarder ce petit homme souriant et rêveur, né dans le ghetto de Varsovie, ayant vécu une partie de sa vie, dont quelques années en prison, derrière le rideau de fer, ce soir en train de donner une conférence sur l'Europe dans un amphi parisien.
Allons, il y avait encore un espoir.


Pour ceux que cela intéresse, les racines de la culture européenne in La promotion de l'identité culturelle européenne depuis 1946, par Viviane Obaton. (Bizarrerie: cela provient de l'institut européen de l'Université de Genève.)
mise à jour: non ce n'est pas si bizarre, car cet institut est lié au Conseil de l'Europe, dont fait partie la Turquie depuis pratiquement l'origine, à ne pas confondre avec l'Union européenne.
J'ai oublié de préciser que Geremek était un partisan de l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne.

Jean-Luc Domenach et la Chine

Jeudi dernier, 20 heures.

Jean-Luc Domenach est drôle, et extrêmement convaincant. Ses témoignages amusés sonnent juste : «Aujourd'hui, quand on parle chinois et qu'on ne craint pas les puces et les poux, on peut aller partout»; «La Chine, c'est la terre des épidémies, il y a toujours eu des maladies bizarres, là-bas; j'y envoyais des étudiants, ils revenaient malades, certains sont morts» (dit-il avec entrain. La salle consternée n'ose pas échanger de regards); «Je suis devenu le conseiller matrimonial d'une bande de chauffeurs de taxi...».

Son intervention posera deux questions, ou plutôt une seule question à deux faces : si la Chine devient un géant économique et politique, que deviendrons-nous (nous Occident), si la Chine échoue à devenir un géant politique et économique, le monde pourra-t-il le supporter?

Pas de réponse bien sûr, mais un tableau de la situation. Je condense, mais toutes les expressions amusantes sont des citations aussi exactes que ma mémoire et mes notes le permettent: «Aujourd'hui, entre le café de Flore et le café des deux Magots, mettons, on considère que la Chine est un miracle économique, mais que politiquement, "Oh la la, mais quelle horreur". Pour ma part, je pense le contraire. Politiquement, avec 12% de croissance, le gouvernement a pu desserrer son étreinte, et s'il y a encore beaucoup de condamnations à mort, leur nombre diminue d'année en année. On est passé de deux cent mille prisonniers politiques en 1989 à quatre ou cinq mille aujourd'hui. Alors qu'économiquement, la Chine est très fragile. On peut dire en allant vite qu'elle produit des pantoufles, des balles de ping-pong et des maillots de corps. Pour l'instant elle copie, mais il faut qu'elle apprenne à innover, qu'elle gagne en valeur ajoutée.»

Jean-Luc Domenach dresse la liste des défis que la Chine va devoir relever. Il prévoit une phase de recul (ou de moindre expansion) après l'exposition universelle de Shangaï en 2010. D'une part, les coûts de revient vont progressivement augmenter. Déjà les salaires s'élèvent, grâce au... téléphone portable («Ce sont des travailleurs pauvres, mais des travailleurs avec un portable»): il nous explique que la circulation de l'information provoque d'énormes mouvements de population (plusieurs millions de personnes par an), les gens se déplaçant en fonction des salaires pratiqués d'une région à l'autre. C'est ainsi que quatre à cinq millions de Chinois ont récemment quitté Canton pour Shangaï, obligeant les industriels cantonais à augmenter leurs salaires pour retenir leur main-d'œuvre. Les salariés commencent à réclamer une protection sociale, des hôpitaux, de l'instruction... Peu à peu, la Chine va devenir moins compétitive, c'est pour cela qu'il est impératif pour elle qu'elle sache innover et monter dans les gammes de produits.

C'est pour Domenach le grand défi, on sent qu'il est inquiet et pas très optimiste:
«J'ai compris beaucoup de choses en visitant la Chine. Chez nous, on protège les bizarres (sic), dit-il avec entrain. Je pense à toutes ces grandes familles bourgeoises du XIXe siècle qui ont donné leurs grands industriels à la France. Il avait toujours un bizarre par génération, qui partait aux colonies ou qui finissait ses jours à Monte-Carlo ou qui devenait savant. Moi, j'ai été protégé par ma grand-mère. Quand j'ai commencé à apprendre le chinois, ce qui était très bizarre (la salle rit), elle m'a dit: "si on t'embête, viens me voir". En Chine, ils ont un proverbe qui dit "il ne faut pas qu'un épi de blé dépasse". Ce n'est pas ainsi qu'on développe l'innovation.»
Il ajoute: «J'ai grandi en face de l'appartement de Paul Ricœur. Parfois, la lumière ne s'éteignait pas avant tard dans la nuit, ou elle ne s'éteignait pas du tout. En Chine, on se couche tôt, à 8 heures du matin les étudiants sont à l'université avant leurs professeurs. Il manque aux Chinois cette étincelle de passion pour l'étude, la recherche. Ils ne savent pas ce que c'est.» Cela viendra, mais cela va prendre vingt ans.
Cependant il ajoute, en réponse à une question de la salle: «J'ai été en face de petits génies. Quand vous sélectionnez à l'extrême sur un grand bassin de population, vous écrémez des petits génies.» Mais cela ne suffit pas, il faut une structure qui puisse permettre à ce génie de donner des résultats matériels, concrets.

Réponse à une autre question: «L'Allemagne et les produits allemands jouissent d'une excellente réputation de fiabilité en Chine.» «Angela Merkel peut se permettre de hausser le ton. Lorsqu'elle explique aux Allemands que si nous cédons sur nos principes et les droits de l'homme, les Chinois nous mépriseront, elle a raison.» «J'entendais deux Français qui discutaient (il prend l'accent marseillais): "ils m'avaient demandé des raccord de 15, je n'en avais pas, je leur ai fourgué du 17". Pour les Chinois, c'est très mystérieux; ils ont comme sujet de dissertation (vous savez, l'équivalent de nos sujets bateau sur la Chine): "Comment la France peut-elle être une grande puissance économique en étant aussi peu fiable". La réponse standard, c'est que la France est capable de sursauts, de coups de génie.»

La question du bonheur a beaucoup d'importance pour Jean-Luc Domenach. Lui-même paraît si épanoui, tellement capable d'enthousiasme et de tendresse, même quand il se montre inquiet: «Les Chinois ont été si malheureux depuis cent cinquante ans. Ce à quoi on assiste aujourd'hui, c'est la revanche sur les canonnières occidentales du XIXe siècle. Mais pour en arriver là, ils ont été si malheureux». «Nous avons les industries du bonheur, du loisir. Je crois que c'est par cet art d'être heureux que l'Occident peut faire face à la Chine».

Tout bien pesé, Domenach pense que le monde (aspects politique et économique) et la planète (aspect écologique) pourra s'accommoder d'un succès chinois mais pas d'un échec. Or cet échec reste très possible, la Chine est très fragile.


Hors conférence, deux liens : la page de garde de Twitter, que j'aime bien regarder de temps en temps: la rumeur du monde, ses alphabets que je ne comprends pas, la multiplicité des langues, et une parodie de Wow en chinois, qui m'émerveille (et accessoirement me fait beaucoup rire, surtout la musique): incompréhensible et totalement compréhensible dès qu'on connaît Wow.

mise à jour le 5 décembre : les moteurs de recherche chinois prennent place parmi les plus utilisés au monde.

L'eau et les nuages

C'est un livre non choisi, à peine un livre offert, plutôt un livre qu'on m'a abandonné parce qu'il ne plaisait pas, un livre recueilli, donc.

Il est mince, presque une plaquette, la couverture est bleue, le titre évoque Bachelard, le sous-titre Roussel: comment je crée des histoires et comment mes histoires me créent.

C'est un livre austère qui commence sous les pêchers en fleurs au bord de la mer, c'est un livre de méditation, une longue conversation avec soi-même. Décide-t-on de sa vie ou est-elle menée par le hasard, le narrateur soutient la première thèse, mais une voix intérieure se moque de lui: sentiments et hasards, voilà ce qui mène la vie, affirme-t-elle.

De cette première conversation sort un premier livre, et c'est alors que le lecteur réalise que tout cela est un récit autobiographique et non une fiction.
Universalité des réactions face à la littérature: les collègues de Shen Congwen prendront ombrage de cette première nouvelle dans lesquels ils se reconnaîtront.
Jugement lapidaire de Shen Congwen: «Voilà qui est étrange! ce sont des gens qui s'accommodent sans se plaindre de leur petite vie mais qui ne supportent pas qu'un artiste la transpose.» (p.21)

Les femmes, toujours appelées "Hasard", comme s'il s'agissait d'un unique prénom, guident l'auteur d'une œuvre à l'autre, en fonction de ce que chacune lui apporte. Puis il s'en détache, menant toujours plus loin la réflexion sur lui-même et son art: exister (matériellement) ou vivre (spirituellement), Shen Congwen choisit en toute conscience la seconde voie.

Parce qu'il décrit les hommes et écrit pour les hommes, il est censuré pendant la guerre (car il ne fait pas de propagande),

J'entrepris de raconter des histoires fondées sur ce sentiment de «connaissance en profondeur»: c'est ainsi que naquit Le Long Fleuve. L'interdiction qui frappa cette œuvre ne fut pas fortuite, car pour décrire la guerre en répondant aux exigences de l'heure, il n'était pas nécessaire de creuser aussi profond.
Shen Congwen, L'eau et les rêves, p.44

puis par la Chine communiste (parce qu'il ne fait pas de propagande).

Que dois-je écrire sur la feuille blanche? Parce que j'ai prarlé de «l'homme», c'est la troisième fois ce mois-ci que je suis épinglé par la commission de censure , preuve que ma réflexion sur les rapports humains et les règles auxquelles obéit mon style ne sont effectivement plus en accord avec l'époque.
Ibid, p.56

Ces pages se terminent sur le silence de la voix moqueuse du début qui abandonne l'écrivain seul face à ses doutes sur l'avenir et ce qu'il convient de faire:

— Que m'importe le plus? Les fleurs de l'abricotier ou les hommes? les gens qui ont joué hier un rôle dans mon existence ou bien toutes ces formes d'existence à venir?
Ma question se perd dans le silence.
Ibid, dernières lignes.

C'est un livre austère qui manie l'abstraction à la recherche de la spiritualité.


A noter: l'excellente postface de la traductrice Isabelle Rabut, à lire en préface lorsqu'on ne connaît pas Shen Congwen (ce qui était mon cas; je regrette donc de n'avoir pas lu d'abord cette postface).

Histoire de l'Irak, par Charles Saint-Prot

Ce livre, publié en 1999, annonce en couverture couvrir 8000 ans d'histoire, de Sumer à Saddam Hussein.

Le pari est tenu d'une histoire à la fois succinte et détaillée, s'efforçant de démontrer la cohérence de l'histoire d'un territoire quel que soient les peuples qui s'y sont succédés. L'introduction explicite clairement cette volonté, et l'on reste sans voix devant le nombre de mythes et légendes venus de cette région: on croyait ne rien connaître de l'Irak, et tous les noms nous sont familiers, de Gilgamesh à Babylone en passant par Haroun-al-Rachid, Soliman le Magnifique ou la reine de Saba.

De tout temps, la situation géographique et la prospérité de la Mésopotamie ont été enviées. Elle a donc constitué l'enjeu de luttes acharnées. L'intensité des événements qui s'y sont déroulés depuis des millénaires est incomparable. Ici ont régné ou sont passés des hommes parmi les plus braves, les plus exaltés, les plus excessifs : Gilgamesh, le héros-fondateur, Sargon l'unificateur, Hammourabi le législateur, Assourbanipal le guerrier, Nabuchodonosor le conquérant, Cyrus le Perse, Alexandre le grand, Trajan le Romain, Julien l'Apostat, Ali et Hussem les martyrs Mansour le victorieux, Haroun al Rachid, Houlagou le barbare, Timour le boiteux, Saladin le libérateur, et de nombreux autres. Ici ont eu lieu des tragédies extraordinaires, des drames inouïs se sont enchevêtrés, le fracas de l'Histoire a été plus assourdissant que partout ailleurs.
[...]
L'incompréhension dont est victime l'Irak provient essentiellement du fait que, en l'espèce, la référence ne peut jamais être contemporaine. Sauf à courir le risque d'atteindre un haut degré d'amphigouri, il convient de toujours se souvenir que les Irakiens constituent un peuple de survivants. C'est une nation d'hommes qui ont dû affronter les plus terribles épreuves, faire face aux déferlements des plus barbares envahisseurs, se battre pied à pied pour ne pas disparaître.[...]
Depuis plus de six mille ans, les Irakiens ont vu se faire et se défaire des empires, brûler et ravager leurs villes et leurs campagnes, subir les occupations les plus rigoureuses. Après chaque destruction, ils ont reconstruit; après chaque reconstruction, ils ont été détruits.
Charles Saint-Prot, L'histoire de l'Irak, p.8-9

Le ton est donné, et c'est sans doute cette trop grande volonté de convaincre, ce phrasé mélodramatique, qui nuit au livre au fur à mesure qu'on approche d'événements contemporains: tant que l'histoire est lointaine, il est possible de la voiler des couleurs du mythe, mais quand les événements nous sont contemporains, quand il s'agit pour le lecteur de souvenirs, il est plus difficile — et plus dangereux en terme de crédibilité — d'omettre tel ou tel fait, comme par exemple l'embargo pétrolier de 1973 (il n'est pas véritablement omis, mais jamais le terme d'embargo n'est employé).

L'histoire se déroule, des débuts de l'écriture à la révélation de Mahomet. L'Islam est présenté comme la réponse simple attendue par une population fatiguée des querelles chrétiennes, des sectaires et des hérétiques:

Mais un bon nombre d'Irakiens, notamment dans les villes, préfère adhérer à l'Islam car, après une longue période de crise politique et morale, cette religion apparaît non seulement comme le fondement d'un nouvel ordre politique, mais encore comme une doctrine apaisante. Après des siècles d'ergotages dogmatiques et de divisions sectaires, elle apporte une réponse qui, selon beaucoup, ne constitue d'ailleurs pas une rupture puisqu'elle s'inscrit dans la continuité du monothéisme.
Ibid, p.50 (Nous sommes en 641).

Cette simplicité ne dure pas, la succession de Mahomet est délicate, la famille se déchire car Mahomet n’a pas laissé de fils.

La succession de Mahomet:
Mahomet, fils d'Amina, est élevé par son grand-père, Abdelmoutaleb. Le fils cadet de celui-ci (donc oncle de Mahomet), Abbas, est l'ancêtre de la dynastie des Abbassides qui règnera plusieurs siècles à Bagdad à partir de 749 (après la fin des Omeyyades).
Mahomet épouse Khadija, fille de son oncle Abou Taleb.
Le fils d’Abou Taleb, Ali, épouse la fille de Mahomet et de Khadija, Fatima.
D’autre part, Mahomet a épousé Aïcha, fille d’Abou Baker, et l’une des filles d’Omar. Ces deux beaux-pères vont revendiquer la succession de leur gendre.
Abou Baker sera le premier successeur (calife) de Mahomet à la mort de celui-ci, puis Omar succèdera à Abou Baker. Omar est assassiné, son successeur, Osman, un calife trop faible, également.
Ali, gendre de Mahomet, pense alors son heure venue. Cependant Aïcha veut le pouvoir et mène « la bataille du chameau », qu’elle perd.
Moawia ibn Sofyan, de la tribu des Béni Omeyya apparenté à l’ancien calife Osman, veut le pouvoir et lève une armée.
Ali, homme pieux, fait des erreurs stratégiques. En particulier, parce qu'il a à cœur d'éviter de faire se battre des musulmans entre eux, il accepte le principe d'un arbitrage entre ses droits et ceux de Moawia, alors qu’il est dit dans le Coran : «Si deux partis de Croyants se combattent, il faut rétablir la paix entre eux. Mais si l’un d’eux est rebelle contre l’autre, il faut le combattre jusqu’à ce qu’il revienne à l’obéissance de Dieu.» Ainsi, en acceptant un arbitrage, Ali laisse à penser qu’il y a un doute sur sa légitimité, alors que ce n’était pas le cas. Un certains nombre des partisans d’Ali, déçus, font sécession. On les appellera les «sortants». Ces kharidjites seront à l’origine de la première secte de l’Islam. Elle subsiste encore en Algérie saharienne, dans l’île de Djerba et dans le sultannat d’Oman. Ali perdra une autre bataille et sera finalement assassiné par un kharidjite.
Hassan, fils d’Ali, renonce à tous ses droits à condition que les siens soient autorisés à résider à Médine. Ses descendants seront les Hachémites (que l'on retrouve en Irak, à la Mecque, en Jordanie) et les Alaouites du royaume marocain. Moawia est le premier calife de la dynastie des Omeyyades qui résidera à Damas jusqu'en 750. Cependant, les partisans d’Ali, les chiites (chi’a Ali), ne désarment pas et reportent leurs espoirs sur le fils cadet d'Ali, frère d’Hassan, Hussein.
Hussein, à l’instar des enfants des premiers califes, Abou Baker et Omar, ne reconnaît pas le calife Moawia. Il sera tué à l’issue d’un siège mémorable qui restera dans les esprits comme la tragédie de Kerbala. Désormais, Hussein passe pour un martyr aux yeux des siens. Ses partisans seront les chiites, qui donneront naissance à d'autres "variantes": les Zéidites (au Yémen), les Ismaëliens, les Druzes et les Nosaïris (ou Alaouites).

Cependant le chiisme n'aurait pas vu le jour si Ali avait poursuivi son règne. En effet, il procède à l'origine d'une simple querelle dynastique et forme essentiellement une faction politique qui se veut la plus légitimiste. Ce n'est qu'après la mort d'Hussein que les partisans des Alides s'éloigneront de la tradition orthodoxe (sunnisme) en adjoignant à la doctrine un certain nombre de croyances dont la principale est la vénération des imams Ali, Hassan, Hussein et leurs neufs descendants directs. Selon les chiites, le douzième et dernier imam, Mohamed el Mounta-zar, ne mourut pas. Dissimulé aux yeux des hommes, cet « imam caché » reviendra un jour comme le messie (Mahdi) et démasquera l'injustice pour ramener l'humanité sur la voie d'Allah.
Ibid, p.58


Quelques siècles se passent, Charles Saint-Prot raconte avec une juste indignation les promesses des Anglais aux Arabes en 1915 et le reniement de leur parole au sortir de la guerre. Le territoire irakien est stratégique pour atteindre l’Inde, il le deviendra plus encore quand on y découvrira de très importants gisements de pétrole. Toute l’histoire de l’Irak au XXe siècle peut se lire comme une lutte pour l’indépendance économique et politique, face aux Anglais d’abord, puis face aux Américains. Les Kurdes à qui l'on avait promis un territoire sont présents en Turquie, en Iran et en Irak. Les Anglo-saxons prendront l'habitude de semer l'agitation parmi ces tribus archaïques chaque fois que le besoin s'en fera sentir.
Pour lutter contre les ingérences et les revendications de l’Occident, le parti baas s’efforcera d'une part d’unir les pays arabes, d’autre part il fera tout ce qui est en son pouvoir pour moderniser l’Irak, et en particulier pour apprendre à extraire et raffiner le pétrole sans l’aide des Anglo-saxons.

En l'espace de quelques années la production et les exportations de brut vont considérablement augmenter, passant de quelques deux millions de barils/jour en 1975 à trois millions et demi en 1980. En même temps, les revenus annuels de l'exportation de pétrole vont passer de 7,5 milliards de dollars à plus de 25 milliards. L'Irak qui dispose également des plus grandes réserves du monde, estimées à plus de deux cents milliards de barils, est devenu une puissance qu'il n'est plus possible de négliger. Cette situation irrite au plus haut point les Anglo-Saxons. Les États-Unis ne pardonneront jamais à Bagdad d'avoir donné l'exemple, puis pris la tête d'une sorte de front des pays arabes exportateurs lors de la création de l'Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (OPAEP) en 1973, et déjoué ainsi une patiente politique de prise de contrôle du pétrole mondial qui est l'un des axes fondamentaux de leur stratégie hégémonique[1]. Quant aux Britanniques, ils pardonneront encore moins au gouvernement baassiste d'avoir mis fin à plus d'un demi-siècle d'influence en Mésopotamie en ayant par surcroît ouvert les portes de leur pays et du Golfe à la France.
Il ne faut pas chercher plus loin les raisons de la solide inimitié que ces deux puissances vont désormais entretenir contre l'Irak.
Ibid, p.204-205

Malgré toute la méfiance que font naître ces pages qui me paraissent manquer d’objectivité dans leur désir de justifier et défendre les Arabes, les quelques lignes que je viens de citer me paraissent pouvoir encore s’appliquer.

Charles Saint-Prot raconte ensuite la guerre de l'Irack contre l’Iran, puis l’invasion du Koweït. Il trouve toutes les excuses à Saddam Hussein. Selon lui, les Irakiens ont été manipulés ; Bush voulait la guerre.
(Cette thèse a également été défendue par Bob Woodwards en 2001 dans un livre intitulé The commanders.)
Ce qui me gêne, c’est que Charles Saint-Prot affirme beaucoup sans apporter de preuves. S’agit-il de suppositions ou de faits avérés, les preuves étant trop longues à apporter?

Le livre se termine ainsi (en 1999, rappelons-le : la guerre contre l’Irak est la guerre de libération du Koweït)) :

En tout état de cause, le nouvel ordre international que George Bush appelait de ses vœux n'a été qu'une nouvelle tentative de Washington pour dominer le monde. Le chef de la majorité républicaine au Sénat, Newt Gingrish n'en faisait pas mystère lorsqu'il déclarait, au début de l'année 1995, que « les États-Unis doivent mener le monde »[2]. Cette conception conduit tout droit à attiser les ressentiments et les insatisfactions des peuples et à creuser le fossé entre le nord et le sud. Elle procède d'une philosophie largement développée outre-Atlantique, notamment par Samuel Huntington dans un article paru en 1993 dans la revue Foreign affairs. Selon ce professeur de Harvard, le conflit entre les civilisations serait la dernière phase d'évolution des conflits de l'humanité. L'univers serait donc voué à voir s'affronter les cultures et les identités et condamné à un « choc des civilisations ». La guerre contre l'Irak, véritable guerre civilisationnelle[3] a peut être constitué la première étape de ce choc et le prélude à « une grande nuit de l'intelligence »[4], c'est-à-dire la barbarie. Surtout, la preuve est donnée qu'un monde unipolaire, soumis aux caprices et aux intérêts d'une seule puissance impérialiste, n'est ni plus sûr, ni plus tranquille qu'un monde multipolaire. La menace, c'est la destruction de tout ce qui fait la dignité de l'homme, la civilisation. Si l'on veut bien se souvenir, à l'instar du pape Jean-Paul II qui souhaite se rendre, en 1999, sur la terre où est né Abraham, que c'est sur les bords de l'Euphrate et du Tigre, et non à Athènes ou même en Nubie, que se trouvent les premiers vestiges de la civilisation de l'Occident, il serait assez extraordinaire que ce soit en Irak qu'ait été porté le premier coup annonçant la fin de l'Histoire...
Ibid, avant-dernière page

Malgré toutes les réserves que je peux émettre à l’encontre du parti pris de Charles Saint-Prot, je referme ce livre persuadée qu’il a raison : les Etats-Unis ne laisseront jamais une terre aussi riche en pétrole leur échapper. Dans la même logique, ils feront tout pour éviter l’union des pays arabes et leur développement économique et social, car des pays forts pourraient leur résister politiquement et non par les armes, ce qui serait plus redoutable et davantage embarrassant. Or nous savons désormais que le développement et l’élévation du niveau de vie sont les seuls remparts durables contre l’intégrisme.

Notes

[1] Rappelons que les États-Unis produisent eux-mêmes de quoi satisfaire 80 % de leurs besoins pétroliers annuels et que leurs importations de naphte ont surtout pour objet de préserver leurs réserves. Le contrôle des zones pétrolières du reste du monde consiste, pour eux, à imposer une politique des prix et des approvisionnements contre les autres pays industriels (États européens, Japon). Cf. Charles Saint-Prot, La France et le renouveau arabe (Paris, 1980, Copernic) et W. H. Oppenheim, Why oil prices go up in Foreign Policy, hiver 1976-1977.

[2] Article paru dans Le Monde, en mars 1995

[3] Mehdi Elmandjra, La guerre civilisationnelle, Casablanca, 1991, éditions Tourbi.

[4] Jean-Pierre Chevènement, Le noir et le vert, Grasset, 1995.

L'esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine, d'Emmanuelle Godeau

Du folklore carabin, on croyait tout savoir : anecdotes médicales à l'humour volontiers salace, rumeurs de bizutages obscènes, parfois violents, chansons paillardes, fresques scandaleuses des salles de garde ont façonné l'image de l'apprenti médecin, facétieux et grivois.
[...]
Dans L'esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Emmanuelle Godeau montre que le même esprit de corps se retrouve chez les médecins, les polytechniciens et des énarques mais que l'internat constitue un parcours initiatique unique en Europe et dans le monde. Un parcours unique par sa durée, puisqu'il commence dès les premières dissections, même si elles concernent l'ensemble des étudiants en médecine, se spécifie au moment de l'obtention de l'internat et des quatre années de formation sur le terrain, à l'hôpital, et se poursuit au-delà, puisque anciens internes et internes en titre se retrouvent souvent de façon régulière lors d'événements festifs, « les Revues », au cours desquels sont renouvelés les pratiques coutumières acquises au moment de l'internat. Au moment des premières dissections, où l'intimité avec les macchabées est imposée à l'étudiant, se dessine déjà une première hiérarchisation des acteurs « qui va permettre à chacun de définir l'intensité de son engagement au sein de l'épreuve collective, de celui qui est au centre et en fait trop, paraissant transgresser une règle implicite, par exemple, en " baffant les cadavres, en balançant leurs bras ", voire en " dilacérant au scalpel ", à celle qui demeure en retrait et critique ses camarades, mais n'en participe pas moins à l'expérience en cours ». Certains abandonnent d'ailleurs les études médicales à l'issue de telles expériences. Dérisions, paroles obscènes ou blasphématoires constituent les premiers jalons d'un savoir coutumier sur la mort qui se mettra vraiment en place au moment de l'internat.
[...]
Le « baptême », première cérémonie du calendrier coutumier de l'internat, marque la nouvelle vie de l'interne. Forme de bizutage, rarement citée dans les textes de loi ou dans la presse, qui font plutôt référence au charivari des première ou deuxième années de médecine, l'épreuve est redoutée mais jugée indispensable. Les étapes en sont codifiées : passage devant un jury d'anciens, où le nouveau est souvent sommé d'exhiber son intimité, défilés dans les rues de la ville, missions à réaliser dans l'hôpital, gages où la « thématique sexuelle et obscène » domine le plus souvent, premières chansons à caractère pornographique, premières cuites, premières projections de nourriture sur les fresques murales. [...] Après son baptême, la vie de l'interne est rythmée par le rituel de la salle de garde. Dans ce lieu paradoxal que les internes décrivent eux-mêmes comme sinistre, crade, immonde, triste à crever ou sordide, voire insalubre, sous l'apparent désordre (projection de nourritures, saleté), tout est codifié et réglé par l'économe : place au moment des repas, façon de faire circuler les plats.
[...]
Dans son livre, Emmanuelle Godeau ouvre au public non averti les portes de la salle de garde pour montrer comment le savoir qui se met en place en marge de l'institution est indispensable à la formation du médecin qui est le seul à être confronté « à la transgression répétée de tabous aussi forts et universels que ceux liés à la mort et à la nudité ». Le rituel qui est mis en place inverse terme à terme les grands principes du savoir officiel : hyperérotisation du corps plutôt que désexualisation du rapport au corps ; bruit, vociférations et exhibitions au lieu du calme, du silence et de la décence ; saleté et désordre contre propreté et hygiène ; vocabulaire trivial et obscène plutôt que langage technique spécialisé ; égalitarisme enfin plutôt que respect des hiérarchies.

Notes de lecture du Dr Lydie Archimède, parues dans Le Quotidien du médecin n°824 du 30 octobre 2007

Emmanuelle Godeau, L'esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine, éditions de la Maison des sciences de l'homme, collection « Ethnologie de la France »

Un Goncourt pour Zelda

<blocquote>Quand j'eus fini ma lecture [de Gatsby le Magnifique], je savais une chose: quoi que Scott fît et de quelque façon qu'il le fît, il me faudrait le traiter comme un malade et l'aider dans la mesure du possible et essayer d'être son ami. Je ne connaissais pas encore Zelda et je ne savais point, par conséquent, quels terribles atouts Scott avait contre lui.<br><br>

Ernest Hemingway, <i>Paris est une fête</i><br><br>

<br>«Tu sais que je n'ai jamais couché avec personne d'autre que Zelda.<br>— Je ne savais pas.<br>— Je croyais te l'avoir déjà dit.<br>— Non. Tu m'as dit des tas de choses, mais pas ça.<br>— C'est à ce propos que je dois te poser une question.<br>— Bon. Vas-y.<br>— Zelda m'a dit qu'étant donné la façon dont je suis bâti, je ne pourrais jamais rendre une femme heureuse et que c'était cela qui l'avait inquiétée au début. Elle a dit que c'était une question de taille. Je ne me suis plus jamais senti le même depuis qu'elle m'a dit ça et je voudrais savoir ce qu'il en est.<br>— Passons au cabinet, dis-je.<br>— Le cabinet de qui?<br>— Le water, dis-je.»<br>Nous revînmes nous asseoir dans la salle, à notre table.<br>« Tu es tout à fait normal, dis-je. Tu es très bien. Tu n'as rien à te reprocher. Quand tu te regardes de haut en bas, tu te vois en raccourci. Va au Louvre et regarde les statues, puis rentre chez toi, et regarde-toi de profil dans un miroir.<br>— Ces statues ne sont peut-être pas à la bonne dimension.<br>— Elles font le poids. Bien des gens pourraient les envier.<br>— Mais pourquoi a-t-elle dit ça?<br>— Pour te rendre incapable d'initiative. C'est le plus vieux moyen du monde pour rendre un homme incapable d'initiative

<br><br><i>Ibid</i></blocquote>

Archives, mode d'emploi

Je trouve dans mes commentaires une requête que je ne comprends pas bien:

  • au mieux on me demande de dater les cours de Compagnon, ou d'établir une correspondance entre les dates de ses cours et les numéros que je leur ai donnés;
  • au pire on me demande de formaliser mes notes sous forme d'un document (word?) (avec les dates, je suppose) pour les envoyer à mon commentateur.

Je ne ferai ni l'un ni l'autre, mais je vais fournir quelques indications.

1/ Le cours s'est généralement déroulé le mardi précédent la mise en ligne du billet. Par exemple, le cours n°7 mis en ligne le vendredi 2 février a eu lieu le mardi 30 janvier. Le séminaire et le cours portant le même numéro ont eu lieu le même jour.

2/ Il est difficile de remonter dans les archives de mon blog, quand on interroge mois par mois on n'accède pas directement à l'intégralité du mois, et je ne sais pas corriger cette fonction. Le plus simple dans un cas comme celui-là est de procéder ainsi: d'abord sélectionner la catégorie (Antoine Compagnon 2007), puis une fois que la page du blog a fini de s'afficher, cliquer dans la marge de droite dans "Archives": la liste des mois contenant des billets de la catégorie s'affiche, en l'occurence décembre 2006, janvier 2007, février 2007 et mars 2007 (et maintenant novembre 2007: ce billet que vous êtes en train de lire).
Je reconnais que c'est un peu lourd, mais je ne sais pas faire mieux. C'est d'ailleurs la meilleure solution pour lire l'intégralité d'une rubrique.

3/ Ensuite, si l'on souhaite faire un document ordonné, il faut procéder par copier/coller (et dans le cas où ce document servirait à autre chose qu'à "un usage privé du copiste", il serait courtois d'en indiquer la source). Un ami utilise l'une des options internet (voir le menu en haut de la page, je n'indique rien car cela varie selon les navigateurs) qui consiste à se faire envoyer la page sous forme de mail: cela va effectivement plus vite que les copier/coller. Dans tous les cas, on perd les liens internet et les liens des notes en bas de page, qui sont à reconstituer patiemment.

Lettres à Jean Puyaubert, de Roger Vitrac

Passé la journée au lit, à dormir et à lire.
Lu Lettres à Jean Puyaubert, acheté il y a un an, retrouvé hier dans le carton à oreillers.

Les non-camusiens ne connaissent pas Jean Puyaubert. Jean Puyaubert est une figure mythique du Journal, l'homme que tous nous souhaiterions avoir rencontré, pour sa culture, son élégance, sa gentillesse, son sourire. Je vous livre une photo et une biographie de quelques lignes, située dans un contexte fiscal:
780. C'est en effet un douloureux sujet. En 1992 j'ai fait l'objet d'un contrôle fiscal, portant sur les trois années précédentes. Il a abouti à un redressement. On me reprochait de n'avoir pas déclaré certaine demi "année sabbatique" (quatorze mille francs par trimestre), allouée par le Centre National des Lettres, qui m'avait dit de n'en pas faire mention parmi mes revenus. Le Centre National des Lettres et le ministère des Finances ne sont pas d'accord, en effet, sur le caractère imposable, ou non, de ces bourses. Comme le débat me dépasse, je suis assisté dans le procès qui s'ensuit, devant le tribunal administratif de Pau (dont dépend le département du Gers), par un conseiller commis d'office par le ministère de la Culture.

781. Ce procès, qui traîne depuis trois ans maintenant, et qui pourrait très mal se finir pour moi, porte aussi sur d'autres sommes, versées celles-là à titre d'aide amicale, et de mécénat privé, par le docteur Jean Puyaubert, radiologiste des Hôpitaux de Paris et grand collectionneur de peinture, en particulier d'André Masson.

782. Ami des surréalistes et surtout des membres du Grand Jeu, intime de Roger Vitrac, de Roger-Gilbert Lecomte et de Raymond Queneau, Jean Puyaubert, depuis son enfance frénétique lecteur, m'avait écrit, en 1981, à propos de mon Journal d'un Voyage en France. Il m'invitait à dîner. Et nous avons dîné ensemble, et parfois déjeuné, plusieurs fois par semaine, en tête-à-tête ou en compagnie de tiers des amis à lui ou à moi, son neveu, Flatters, le poète Max de Carvalho, Philippe 1er, Philippe II, Philippe III, Philippe IV, Philippe V, d'autres souverains dans d'autres dynasties pendant les dix années qui suivirent, jusqu'à sa mort, en novembre 1991.

783. Il était né en 1903 et malgré cela, ou peut-être pour cette raison, je n'ai jamais connu personne dont j'aie ressenti aussi fort qu'il était mon contemporain. Notre langage était le même, nous nous amusions des mêmes choses, les mêmes détails nous émouvaient, les mêmes tournures, les mêmes vers. Nous n'étions d'accord sur rien et nous étions en sympathie sur tout.

784. Jean Puyaubert, toute sa vie, avait aidé les artistes qu'il aimait. Je possède une lettre d'Antonin Artaud, à lui adressée, où il est question d'un prêt de vingt-cinq francs. Il traversait tout Paris à pied, pendant l'Occupation, pour trouver à Lecomte de l'opium (ou du laudanum, je ne sais plus). Pour ma part, je n'ai jamais eu à lui emprunter un sou ce qui s'appelle emprunter. Quand il voyait que je m'étais mis, encore une fois, dans une situation intenable, il me passait deux cent francs à la fin d'un dîner, et quelquefois c'était dix mille, en chèque, dans une enveloppe, et parfois même davantage.

785. Pas un instant il ne me vint à l'idée, ni à lui, que ces sommes-là (pour lesquelles il avait déjà été soumis à l'impôt), pussent être pour moi imposables. Mme l'inspecteur du fisc, cependant, s'ingénie à les ranger sous des rubriques où elles seraient très sévèrement soumises à taxation : ou bien se sont des salaires pour des travaux clandestins (qui bien entendu n'ont jamais existé); ou bien se sont des revenus littéraires (puisqu'elles avaient pour origine, de mon propre aveu, l'existence de mes livres); ou à défaut ce sont des legs dissimulés, imposables en ce cas dans des proportions bien plus fortes encore, puisque le docteur Puyaubert et moi n'avions aucune relation de parenté.

786. Nous en sommes là. On tient à préciser toutefois, du côté de l'Administration, que ma bonne foi n'est pas en cause. Il n'empêche que si je perds ce procès, il me faudra verser des dizaines et des dizaines de milliers de francs, qui s'ajouteront aux impôts en cours, que déjà je n'arrive pas à payer.

Renaud Camus, Vaisseaux brûlés

Roger Vitrac et Jean Puyaubert ont entretenu une correspondance tout au long de leurs vies. Il a fallu sélectionner des lettres, choisir celles qui relevaient le moins de la vie quotidienne, celles qui demandaient le moins d'explications relevant de la vie privée, intime. Alain et Odette Virmaux ont accompli cette tâche, rendant en introduction hommage à Jean Puyaubert:
Que parmi tant de voltes, de tâtonnements, d'inachèvements et de déceptions, il [Vitrac] ait obstinément gardé Jean Puyaubert comme confident — seul point fixe, ou presque, d'une existence disloquée et inaccomplie — cela plaide assurément en sa faveur. Car il n'avait pas mal placé sa confiance. Ami sûr, discret et généreux jusqu'à l'oubli de soi, Jean Puyaubert mit un point d'honneur à ne jamais écrire une ligne sur aucun de ceux qu'il avait approchés, et il avait connu à peu près toute cette génération. A peine s'il consentit à dire quelques mots, pour la radio1, en hommage à un homme dont il avait été très proche et qu'il avait soulagé de son mieux, Roger Gilbert-Lecomte, l'«archange» du Grand Jeu. Au risque de contrevenir à cet intransigeant désir d'effacement, nous pensons qu'il ne serait pas équitable que le nom et le rôle de Jean Puyaubert demeurent dans l'ombre. Et l'on ne pouvait mieux lui rendre justice qu'en l'associant étroitement à la mémoire de Roger Vitrac, l'ami qu'il avait privilégié.

Alain et Odette Virmaux, présentation des Lettres à Jean Puyaubert de Roger Vitrac, p.13

Le ton de ces lettres m'emplit de regrets, plus personne n'oserait écrire ainsi, à la fois sans fard, se plaignant de sa paresse ou remerciant pour un don d'argent («Encore merci pour le nerf du voyage et crois que je t'aime bien fraternellement» p.58), et de façon rapide, allusive, mordante, d'un humour jouant sur une exagération qu'on rejetterait aujourd'hui comme maniérée ou ampoulée, et que je trouve amusante:
Bien sûr je brûle de l'envie de te raconter par le menu toute l'expédition mais tu sais que le genre narratif n'est pas notre fort et sans aller jusqu'à prétendre, comme d'autres, que je ne pourrais écrire la phrase: «la voiture de mon ami Henri Philippon s'arrêta devant l'hôtel des Colonies à cinq heures », je me trouve toujours embarrassé par ce qu'on est convenu d'appeler la simplicité d'écrire qui me paraît être un monstre charmant de pleins et de déliés.
Ibid, lettre du 11 septembre 1933, p.62

J'ai croisé de page en page des personnages et des événements découverts dans la biographie de René Char2, Breton, Bunuel, le cinéma, Bataille, la mort de Raymond Roussel…
Je confronte les lignes suivantes pour mémoire, parce que si l'anecdote est amusante soixante-dix ans plus tard, elle est représentative de la violence physique qui accompagnait les passions littéraires (et politiques) de ces années-là.
Il s'agit des raisons qui ont amené le groupe surréaliste conduit par Breton à saccager une boîte nommée Le Maldoror. Au cours de la bagarre, René Char recevra un coup de couteau.

Dans un interview paru dans Le Soir du 17 février 1930, Vitrac raconte la provocation malicieuse qui a présidé au baptême de la boîte:
Je suis en effet responsable de cette histoire. Il y a quelques mois, M. de Landau, que je ne connaissais pas, m'annonça l'ouverture d'une nouvelle boîte, «La Locomotive», qu'il comptait exploiter à Montparnasse. Je lui déclarai qu'il n'aurait personne, que l'enseigne me paraissait saugrenue et qu'il devait prendre exemple sur des lieux de plaisir de la rive droite, tout en restant rive-gaucher. «Maldoror», lui dis-je, voilà qui conviendrait admirablement. Rien ne vous manquera. Ni les snobs, ni les Américains, ni le scandale. Car l'auteur des «Chants de Maldoror» est tabou pour une demi-douzaine d'occultistes qui ne manqueront pas de vous assaillir aux cris d'Abracadabra et de «Vive Monsieur le Comte!». Robert Desnos acheva de le persuader.

Ibid, interview p.85

De son côté, Laurent Greisalmer raconte et imagine la décision de saccager «Le Maldoror»:
Au café Cyrano, c'est jour de tempête! André Breton porte un masque de colère blanche et Aragon la toge de Fouquet-Tinville. Non seulement les traîtres au groupe surréaliste se répandent dans Paris pour cracher sur eux, mais ils osent blasphémer sur ce qu'il y a de plus précieux à leurs yeux: Les Chants de Maldoror et les Poésies de Lautréamont. Lautréamont! L'auteur de leur jeunesse, celui qui les a galvanisés pour toujours.
Sur une table du café, un exemplaire de l'hebdomadaire Candide, ce 14 février 1930, apporte la preuve de la cabale. En commandant un picon-Citron, Paul Eluard jette un coup d'œil à l'article d'Odette Pannetier: «Il paraît que ça ne va guère, chez les surréalistes, s'amuse la journaliste. Ces messieurs Breton et Aragon se seraient rendus inssupportables en prenant des airs de haut commandement. On m'a même dit qu'on jugerait deux adjudants "rempilés"».
— Ce «on» pue le mouchardage, remarque-t-il.
Mais, surtout, l'article donne une information que Breton tient pour une insulte personnelle: d'anciens surréalistes conduits par Robert Desnos auraient convaincu un nouveau bar-dancing de Montparnasse de prendre le nom de Maldoror: «Ils disent comme ça que Maldoror, pour un surréaliste, c'est l'équivalent de Jésus-Christ pour un chrétien, et que voir ce nom-là employé comme enseigne, ça va sûrement scandaliser ces messieurs Breton et Aragon.»
C'est peu dire. André Breton, avant toute discussion, a décidé une expédition punitive.

Laurent Greisalmer, L'étoile au front, p.49


Et je songe à l'amitié qui lia Jean Puyaubert et Renaud Camus, à toutes ces conversations qui permirent à Renaud Camus d'être un témoin par procuration de ces années-là, à ce qui nous est raconté par bribes, le prénom de Guilhen3 rencontré dans ces Lettres, Jean Puyaubert et Raymond Queneau, Jean Puyaubert et la septième symphonie de Beethoven, Renaud Camus qui m'écrivait il y a quelques mois qu'il tient encore tous les jours de longues conversations avec son ami Jean Puyaubert… (ceci à propos d'une phrase de Gide reprise dans L'Amour l'Automne: « Hier soir je pensais à elle; je parlais avec elle, comme je faisais souvent, plus aisément en imagination qu'en sa présence réelle; lorsque soudain je me suis dit: mais elle est morte…», Et nunc manet in te).



Note
1 : Quelques mots qui ont été reproduits dans le volume Roger Gilbert-Lecomte et le Grand Jeu, Belfond 1981

2 : L'étoile au front, de Laurent Greisalmer

3 : message 7615 de RC le 8 mars 2004 sur le forum des lecteurs, SLRC.
Pardonnez-moi je suis en voyage, épuisé, il est tard, et ma connexion est exécrable. J'aimerais réagir à beaucoup des messages de cette page (par exemple celui de Cassandre) mais n'en ai ni la force ni les moyens techniques. Ceci seulement (qui n'a rien à voir avec la fleur sur le plancher). Chez les parents de Jean Puyaubert en Corrèze, et dans leur entourage, on aimait beaucoup "Fervaal" (et aussi "Wallenstein", n'est-ce pas de d'Indy? : "le rire sardonique des soldats du camp de Wallenstein…"). Je suis en train de comprendre pourquoi la plus vieille amie de Jean Puyabert s'appelait Guilhen (je me demande si elle n'était pas la tante (ou la mère???) de Michel Picoli). Circa 1990, Jean Puyaubert et elle disaient aux nouveaux venus : «Nous nous connaissons depuis quatre-vingt cinq ans».

Lettres de Paris, de Eça de Queiroz

Eça de Queiroz a écrit une version portugaise des ''Lettres persanes'', mais sans tricher: il écrivait réellement de Paris, il était réellement portugais, et ses articles étaient destinés au Brésil.

Il fut consul à Paris de 1888 jusqu'à sa mort, en 1900, à Neuilly. Ces seules dates suffisent à retenir l'attention: les ''Lettres de Paris'' nous décrivent l'atmosphère de la jeunesse de Proust.

Ses articles sont fins, drôles et éclectiques, construits le plus souvent selon un motif de retournement: la thèse en début d'article s'oppose exactement à celle de la fin. Le plus amusant et le plus intéressant est sans doute la variété des sujets abordés : la politique internationale (Guillaume II "le velléitaire de l'action", l'Italie et la France et le complexe de l'Italie, la Russie et la France et la reconnaissance de la France), le journal (qui permet d'acheter des idées), Sarah Bernarht (obligée de reconnaître "avec stridence" son génie lors d'un déchirant examen de conscience), la démission de Casimir Périer, un magnifique hommage à Sadi Carnot, le souvenir de la Commune qui s'estompe difficilement, les attentats anarchistes, la colonisation (seule façon pour les Français d'apprendre la géographie) et les duels:

— Alors, le duel? Il y a eu mort d'homme ?
— Non, répond quelqu'un d'une table du fond. Il y a eu mort d'âne.
— Quoi! Paul est mort?
Et Paul qui sirotait gaillardement son grog à côté, se lève la crinière hérissée et l'injure aux lèvres... Et de là un nouveau duel, également au pistolet.

Eça de Queiroz, Lettres de Paris, p.31



Pour les prévoyants qui préparent déjà les cadeaux de Noël, un livre de choix.

Un blog de veille littéraire, un entretien de Deleuze

Via fabula, découvert ce blog (littéraire, précision pour ceux qui hésitent à cliquer), qui m'a permis de remonter à ce texte de Deleuze sur (ou à propos) des nouveaux philosophes, inaccessible sur le site de multitudes à l'heure où j'écris.

Le fusil de chasse, de Yasushi Inoué

Cela doit bien faire quinze ans que ce livre emprunté à ma sœur traîne dans ma bibliothèque, je vais pouvoir le lui rendre.

La forme utilisée est de celle que j'aime : trois points de vue pour dessiner une histoire, trois narratrices qui écrivent une lettre à un homme : sa femme, sa maîtresse, la fille de sa maîtresse. Les faits racontés sont précis, toujours liés à une remémoration des lieux, des couleurs, de la saison, de la transparence de l'air.
Il ne s'agit pas véritablement d'un triangle entre l'homme et ses amantes, mais plutôt d'une course-poursuite, chacun n'étant ni capable d'aimer qui l'aime, ni de se battre pour s'imposer auprès de qui il aime.
Ce genre d'histoire ne m'intéresse pas vraiment. Je suis beaucoup trop rationnelle pour comprendre qu'on puisse se laisser enfermer ainsi dans un réseau de non-dits, même si les cendres obtenues à partir de la paille de riz ou les chardons brodés sur le kimono me touchent. Il y a une grande délicatesse dans la précision du décor.

L'homme destinataire de ces lettres les envoie à un poète. Ce poète est le premier narrateur de ce très court roman. Il nous fait une promesse: il va nous dire ce qu'il pense de ces lettres.
Cette promesse n'est pas tenue. Etrangement, c'est cet acte manqué qui m'intéresse le plus:
Deux jours plus tard les trois lettres me parvinrent. L'enveloppe qui les renfermait portait le nom de Josuke Misuge et son adresse, un hôtel dans l'Izu, la même qui figurait sur la première enveloppe. Chacune des lettres lui avait été adressée par une femme différente. Je les lus et... Non! Arrivé à ce point, je me refuse à passer sous silence l'impression qu'elles me firent. Je vais en donner le texte intégral. Mais, anvant de le faire, souffrez que j'ajoute ceci: puisque Misugi occupait apparemment une place en vue dans la haute société, j'ai cherché son nom dans le ''Who's who'', puis dans les annuaires, puis où donc encore? Mais je fus incapable de le trouver. Sans doute avait-il un pseudonyme. Aussi, en recopiant ces lettres, chaque fois que je me suis trouvé devant l'un des nombreux endroits raturés où devaient avoir figué son nom véritable, je me suis borné à écrire le nom sous lequel il s'est fait connaître de moi. J'ai également désigné sous des pseudonymes les personnes mentionnées par les correspondantes de celui que j'appelle toujours Josuke Misugi.

Yashuhi Inoué, Le fusil de chasse, p.15
Après ces trop précises précisions, les lettres commencent directement. Pourquoi Yasushi Inoué a-t-il fait cela? «je me refuse à passer sous silence l'impression qu'elles me firent»: et pourtant nous n'en saurons rien, alors que c'est ce que j'attendais. Etait-ce justement le but de l'auteur, créer cette déception, ce manque?

Mon souvenir de Doris Lessing

En septembre 1985, après avoir terminé les épreuves de trois concours dans trois villes différentes, et malgré le désespoir de ma mère (que j'avais prévenu depuis longtemps mais qui ne m'avait pas crue), j'ai pris mon sac à dos et je suis partie, moitié à pied moitié en stop, visiter les châteaux cathares.<br> Pendant une semaine j'ai fait du camping sauvage, je me suis nourrie de raisins, de pommes et de diabolo-menthe.<br><br>

Le dernier jour, sur les routes désertes entre Carcassonne et Peyrepertuse, un jeune automobiliste en cabriolet 304 s'est arrêté. Il avait le sourire d'enfant préconisé (c'était <a href="http://alicedufromage.eu/dotclear/index.php?2006/06/13/30-quelques-regles-quand-on-fait-du-stop" target="blank_" rel="noopener">lui</a>). C'était un garagiste d'Etampes qui passait lui aussi ses vacances à visiter les châteaux cathares.<br> Nous avons donc visité Peyrepertuse ensemble, un peu gênés et sans beaucoup parler.<br> A l'époque, seul un chemin de chèvres montait au château, vingt minutes d'efforts dans les broussailles de la pente abrupte, à se demander quel orgueil avait bien pu pousser des hommes à monter des pierres dans un endroit aussi impossible. Le château était encore sauvage, les pierres cédaient sous les pieds, les bords à pic en étaient à peine protégés.<br><br>

Comme tous les soirs, il fallait trouver un lieu où dormir. J'ai interrogé le vendeur de billets. Il m'a indiqué une cabane au pied de la montagne, cachée par la végétation. C'était la cabane d'un berger monté dans les alpages, je pouvais l'utiliser, elle restait ouverte pendant son absence.<br> J'ai dormi cette nuit-là dans le lit du berger, dans la cabane sans électricité. Une source aurait dû couler sur l'évier, mais la canalisation était rompue, le filet d'eau coulait à l'extérieur, dans l'abreuvoir.<br> Je songeais à Alphonse Daudet, cela doit être l'une des dernières fois que j'ai vu la voie lactée.<br> Il n'y avait qu'un seul livre dans la cabane, j'en ai déchiffré le titre à la lueur des étoiles: <i>Le Carnet d'or</i>, de Doris Lessing.

Quelques données sur la situation internationale dans le cadre de la mondialisation

très schématique, sans reprendre le plan et les articulations proposés (toujours ce pb de transcrire des exposés qui ne sont pas en accès libre). Je ne reprends pas tout les points d'une conférence de Joseph Maïli, mais simplement ce que j'ai noté et ne voudrais pas oublier. Je mets la bibliographie au début, car c'est peut-être le plus utile.

Bibliographie

Joseph Maïli, Daniel Lindenbergh, Le conflit israëlo-palestinien, Desclée de Brouwer, 2001
Mohammed Arkoun, De Manhattan à Bagdad. Par-delà du bien et de mal, Desclée de Brouwer, 2003
Pierre Hassner, Gilles Andreani, Justifier la guerre. De l'humanitaire au contre-terrorisme, Presses de Sciences-Po, 2005
Pierre Hassner, La violence et la paix, Points Seuil, 2 volumes 2000 et 2006


Quels constats ?

Les deux formes de la circulation des personnes : le tourisme et le terrorisme

Plus de la moitié de la population mondiale dans quatre pays : BRIC : Brésil, Russie, Inde, Chine = 3,6 milliards d'habitants.
70% de la population dans dix pays.

D'où vient la violence aujourd'hui?
La plupart des conflits actuels sont des conflits internes, et non des conflits entre Etats. La violence vient de la faiblesse des Etats, et non de leur force.
Beaucoup d'Etats n'avaient pas la vocation à devenir des Etats => les Etats éclatent.
Difficile à comprendre pour les Français car la France est le plus vieil Etat du monde. Dans beaucoup de nouveaux Etats, la tribu, la famille, etc, comptent davantage que l'Etat. Il n'y a pas de sens de la citoyenneté. =>patrimonialisme des dirigeants: ce qui appartient à l'Etat m'appartient.

La Somalie: 180 clans.
Irak: sunnites, chiites, kurdes.
Yougoslavie: serbes, croates, bosniaques. C'est la même langue, la même musique, la même cuisine. La seule chose qui diffère: la religion => c'est une guerre de religion? Non, car ce n'est pas une guerre de conversion.
Les guerres communautaires sont encore plus terribles que les guerres idéologiques, elles ne cherchent pas à convaincre, mais à détruire.

1994 Rwanda. 800 000 morts en 3 semaines.
Yougoslavie. 200 000 morts en plusieurs années.

=> quel droit d'ingérence? Le droit international règle les relations entre Etats, il est désarmé quand le problème se situe au niveau des individus. => on assiste actuellement à une réflexion sur le devoir de protéger.

3 sources de violences:

  • des Etats faibles
  • la circulation des hommes et des biens (le crime circule, le terrorisme circule)
  • la prolifération des armements

problème de l'Iran: a signé le traité de non-prolifération, affiche ne vouloir que du nucléaire civil, accepte les visites de contrôle.
à opposer à l'Inde, le Pakistan, Israël: n'ont pas signé le traité, ont la bombe, refuse les visites.
=> qu'est-ce qui justifie d'appliquer des sanctions à l'un et pas aux autres ?

Le temps du monde n'est pas le même pour tous
La civilistion occidentale: je change donc je suis. Héraclite.
Les autres civilistions : considèrent le changement comme une menace pour l'identité.
Dans certains cas, véritable schizophrénie : acceptation des changements techniques en maintenant une culture immobile => pari impossible à tenir. Les techniques nous changent.

D'autre pays apprivoisent la technique:
l'Inde est la plus grande démocratie au monde,
la Chine,
le Japon, dont on oublie la formidable transformation depuis 60 ans et qu'on est tenté d'appeler "pays occidental".

Le retour de l'identité. On assiste à ce que Freud appelait "le narcissisme de la petite différence". L'uniformisation des modes de vie pose la question: est-ce que vivre de la même manière, c'est être les mêmes?
Quelle valeur permet de conserver ses valeurs, dans l'uniformisation et les différences?
La démocratie.
Mais les Etats non occidentaux ne sont pas près à l'accepter. Ils se méfient de l'Occident. L'Occident n'est plus crédible sur le plan de la morale, il a trop de fois trahi sa parole. On constate que les étudiants non occidentaux dans les universités occidentales s'imprègnent de tout (technique, mode de vie, connaissances) mais refusent les valeurs: méfiance.

Quelle régulation ?

L'Onu. article 51 : il est interdit de faire la guerre, sauf légitime défense. On a le droit de faire la guerre jusqu'au moment où la collectivité des Etats vient vous défendre.

La première guerre légale : la guerre contre l'Irak pour la libération du Koweit. Pourquoi Bush senior n'est pas aller à Bagdad à l'époque? parce que cela aurait été illégal.

art 4 de l'ONU: pas d'ingérence dans les affaires intérieures des Etats (invoqué par la France au moment de la guerre d'Algérie).

Est-il raisonnable de décider sans l'opinion et l'accord des BRIC?

A partir de quelles règles peut-on intervenir puisque les règles définies pour et par l'ONU ne concernent que des relations entre Etats?
Actuellement, la réflexion porte sur "la responsabilité de protéger". Un Etat n'existe que par sa population, il a la responsabilité de la protéger. S'il n'est plus capable de le faire, c'est qu'il est en faillite. Dans ce cas, le devoir de protection retombe sur la communauté internationale. (C'est l'articulation de la réflexion en cours).
Le sujet du droit international, c'est l'individu. On ne le dit pas, mais c'est le cas.

La prise en charge des Etats faillis : établir le DDR (Démobilisation, Désarmement, Réinsertion). Cela nécessite une présence très longue, de plusieurs années.

Quelles pistes ?

Nécessité d'une meilleure efficacité du multilatéralisme (on assiste à l'inverse: les gros ont tendance à déserter les grandes instances, cf. les Etats-Unis et l'ONU pour la guerre d'Irak).

Les études ont mis à jour les conditions qui mènent infailliblement à l'éclatement des Etats faibles :

  • pas d'école,
  • pas d'eau ou de nourriture,
  • destruction des richesses naturelles (pillage ou pollution)

=> vous pouvez être sûr qu'il y aura la guerre. Ce sont les conditions d'une violence structurelle.

Il faut rétablir l'idée qu'être puissant, de n'est pas être fort, c'est être responsable. Les grandes Nations sont décridibilisées moralement au niveau international => il faut un retour au sens des responsabilités.


noté cette réponse aux questions de la fin

La guerre en Irak: la situation est catastrophique. Si les Américains restent, la guerre continue, si les Américains partent, la guerre reprend (entre l'Iran et l'Irak + éclatement du pays, guerre civile sunnites/chiites/kurdes).

Monsieur Buloz, version masculine d'Emma Bovary

dédiée à Tlön, cette fable morale.

Je ne sais pas si vous connaissez l'affaire Buloz. Eh bien, c'est une affaire épouvantable. Il suffit de voir comment les journaux la reprennent quotidiennement et la sondent jusqu'aux plus petits recoins, annoncent son évolution, prédisent des solutions, font dépendre d'elle les destinées des belles lettres françaises. Il n'y a personne qui ne connaisse Buloz. Du moins, personne ne doit ignorer son nom dans ces deux mondes qu'il éclaire tous les quinze jours, éduque et entretient par son illustre et célèbre Revue, car c'est bien de lui qu'il s'agit, de Buloz, le vrai Buloz, l'unique Buloz, le Buloz directeur de la Revue des deux mondes !

Que de souvenirs ce nom de Buloz fait remonter de notre jeunesse! Il n'y en avait pas d'autre que nous prononcions avec une horreur plus joyeuse, parce qu'il représentait, pour notre groupe révolutionnaire et enthousiasmé par des formes nouvelles et audacieuses, tout ce qu'il y avait de plus conservateur et bourgeois dans la littérature. Sa Revue des deux mondes en entier, si sérieuse et pesante, nous semblait exhaler alors un horrible parfum de moisi et de lettres mortes.
Et écrire dans la Revue, appartenir à la Revue, était pour nous une façon spéciale d'être un fossile.
Combien de surnoms pittoresques donnés à cette majestueuse Revue! Combien de fantaisies bâties sur sa faculté à endormir et à abrutir ! Un de nos amis avait composé un conte dont le héros, trahi par un amour sincère, et souhaitant la mort, choisissait, au lieu d'une fiole de laudanum, un numéro de la Revue des deux mondes et en arrivant aux dernières pages, à la «Chronique de politique étrangère», il plongeait, en effet, dans l'éternel sommeil. Je me souviens encore d'une définition de la Revue donnée par l'un de nous: «Une publication couleur de brique, qui a deux lecteurs au Havre!».
Tout cela était excessif et injuste. La Revue avait effectivement des lecteurs de par tout le monde et, comme on le sait, et cela a déjà été dit, Tout le Monde est un sujet qui a beaucoup plus d'esprit que Voltaire. Avec ses trente années de courageuse existence, elle était déjà une féconde agitatrice d'idées et de faits: il n'y avait d'ailleurs pas eu de grand Français, depuis Alfred de Musset, qui n'eût commis cet acte, pour nous si honteux: «d'écrire dans la Revue». Tous avaient écrit, même Murger, le bohème. Nous, cependant, nous n'avons commencé à désamorcer notre rancœur que lorsqu'elle a publié des vers des deux grandes idoles de notre génération, Lecomte de Lisle et Baudelaire. Il est vrai que les vers de Baudelaire, extraits des Fleurs du Mal, elle les a présentés au public avec des pincettes et d'immenses précautions sanitaires. Il y avait, en dessous des vers, une note de la direction, toute dégoûtée, où elle repoussait une quelconque solidarité avec semblable infection, et jurait qu'elle l'exhibait seulement comme une leçon morale, pour montrer jusqu'à quels excès et quel désordre peut arriver la littérature, quand elle a l'audace de rejeter la discipline salutaire et les bonnes règles de Boileau. Mais, enfin, elle publiait Baudelaire (et même quelques-uns des vers les plus téméraires), et cette concession, ce début d'hommage rendu au satanisme (le satanisme était alors une école, et nous nous considérions tous sataniques) a adouci, quelque peu, nos relations intellectuelles avec la Revue. Nous avons même modifié l'irrespectueuse définition. C'était alors devenu une « publication couleur saumon, qui avait deux lecteurs en enfer»!
Les impressions de jeunesse sont si persistantes qu'encore aujourd'hui je ne peux regarder la Revue des deux mondes sans un vague et inexplicable sentiment d'ennui. Je sais parfaitement qu'elle est pleine de bon sens et de savoir spécifique, qu'elle possède une langue sobre et pure, qu'elle a beaucoup d'élégance et de finesse académique, et que l'on y trouve quelquefois, ici et là, un souffle d'originalité. Mais quoi! Sa présence est pour moi celle d'une matrone grave, lourde, riche bien installée dans le monde, dont les lèvres décolorées, auxquelles il manque du sang vivant, ne laissent tomber, avec un art discret, que ce qui est absolument dans le cadre du décorum et de la tradition. Je ne doute pas que la fréquentation de cette matrone soit salutaire, profitable, et conduise à de bons avantages sociaux; mais tout de même, je préfère encore une joyeuse muse du Quartier latin. C'est peut-être pour me faire croire à moi-même que je suis encore jeune.

C'est la raison pour laquelle j'ai lu, avec une certaine joie malicieuse, dans les gazettes, que M. Buloz, et avec lui la pudibonde Revue des deux mondes, se trouvaient engagés dans un scandale d'amours et d'intrigues. Quoi! Elle, la Revue qui, avec une austère hauteur, avait, pendant tant d'années, dénoncé Zola à l'exécration publique, se retrouvait engluée jusqu'au cou dans une aventure amoureuse! Comment cela se faisait-il ? Buloz, Buloz lui-même, qui faisait une si sévère police à l'intérieur de sa Revue, qui épluchait tous les romans, dans la terreur qu'un baiser plus vorace n'éclate quelque part, qui poursuivait avec rancœur, sous la férule de l'honnêteté, et au nom de la «pudeur domestique », toute la littérature d'observation, sincère et libre, se retrouvait par terre, pris dans des jupes légères et illégitimes. Comment cela se faisait-il? Et tout cela, pour ce contraste étemel entre ce que prêche frère Thomas, et ce que fait frère Thomas, me paraissait amusant.
Ensuite, mieux informé, je regrettai sincèrement ce qui arrivait à l'excellent Buloz et à l'excellente Revue. Parce qu'il n'y avait réellement là aucun de ces romans que Buloz lui-même condamnait sombrement comme « infects », mais un vol, un vol long et abject, organisé contre Buloz, et donc contre la Revue dont il est l'incarnation vivante, et par deux de ces horribles personnages que Balzac appelait, improprement, les requins de Paris. Requins, oui, dans le sens où ils nageaient anxieusement dans l'océan parisien en quête de proie. Mais c'est ce que font tous les poissons, dans la mer et à Paris.
Les requins, cependant, et c'est leur trait caractéristique, avalent indifféremment et avec un pareil appétit une vieille bouteille vide, ou un colin gras et succulent; et ces requins de Paris, dont parle Balzac, choisissent leur proie avec soin, et ne se jettent sur elle que lorsqu'elle est aussi grasse et succulente que Buloz.
L'affaire, telle qu'elle apparaît au travers de tant de versions et même de tant de fictions, est lamentable. Buloz, il y a longtemps, au milieu du chemin de sa vie (comme le dit Dante, qui avait une façon incomparablement magnifique de raconter ce type de cas) a fait la rencontre d'une jeune fille. Ce n'était pas Béatrice, mais une personne quelconque, qui n'avait même pas la beauté pour justification. Mais lorsqu'on a vécu, pendant vingt ans dans la Revue des deux mondes, toute jeune figure, au regard un peu allumé, semble une vision de haute splendeur. Buloz, bien que directeur de la Revue n'en était pas moins homme et sensible. Il eut une heure néfaste (entre deux articles de Charles de Mazadel!), une de ces tentations, s'il faut croire saint Augustin, qu'aucune âme, même fortifiée par la constante fréquentation des Broglie et des Rémusat, ne saurait éviter ou vaincre.
Buloz céda, ou plutôt, la jeune fille céda. (Et cet ingrat de Buloz prétend maintenant, dans des confidences faites auprès d'un reporter du Gaulois, que «ce fut insipide».) Insipide ou délicieux, à compter de ce moment-là, il devint l'homme le plus exploité de toute la Chrétienté et même de l'Islam. Il paya, bien sûr, les toilettes de la jeune fille et de la famille de la jeune fille; il meubla pour la jeune fille une résidence en ville et une résidence à la campagne; et afin de la rendre plus respectable et de renforcer sa position dans la société, il offrit une dot et un mari à la jeune fille.

Elevé dans l'idéalisme incorrigible des romans de la Revue, Buloz imaginait qu'une fois la dot et le mari fournis, il avait liquidépour toujours l'erreur sentimentale de sa vie. Buloz ignorait la réalité humaine et surtout parisienne. À partir de cet instant-là, au contraire, la jeune fille et son mari prirent définitivement possession de Buloz. En menaçant le malheureux homme de révéler son «infamie de séducteur» à Mme Buloz et à la Revue des deux mondes, l'horrible couple se mit à saccager Buloz comme on saccage une ville conquise.
Au début, avec ordre et méthode, mensuellement. Le premier de chaque mois, les deux bandits lui présentaient l'addition de leur silence, et Buloz payait ponctuellement le silence des deux bandits. Ensuite, les exigences devinrent plus urgentes et tumultueuses. L'appétit vient en mangeant. L'abominable couple voulait réunir rapidement une fortune, et chaque jour désormais, plusieurs fois par jour, Buloz recevait l'injonction de nouvelles sommes à payer. Et il payait, afin de garder intact, devant le monde, aussi bien sa position domestique que sa situation de directeur grave d'une revue grave. Il était presque ruiné, et la jeune fille et son mari n'étaient pas rassasiés. Au contraire! Ils en avaient assez de petites sommes qui «ne sont pas brillantes», ils en voulaient une grosse, et avec des menaces plus féroces, ils forcèrent l'infortuné à signer une reconnaissance de dette de quelque sept cent mille francs.
Buloz avait pourtant déjà donné plus d'un million!
Selon ses affirmations, Buloz s'est plaint à la police. Mais tout laisse à croire que les deux bandits, précisément parce qu'ils étaient devenus riches, avaient acquis respectabilité et amis. Il y avait de grosses influences qui les protégeaient contre les plaintes de Buloz, influences peut-être payées avec l'argent arraché à Buloz. Alliance de «requins», comme dirait Balzac. Le fait est que la police a gardé une magistrale indifférence. Alors, un jour, éperdu, désespéré, Buloz raconta tout à sa femme et à sa Revue. Immédiatement, implacablement, Mme Buloz se sépara de son mari, et la Revue des deux mondes se sépara de son directeur. Et le gros scandale domestique et littéraire s'abattit sur Paris.

Que fera, en définitive, Mme Buloz ? Surtout, que fera, en définitive, la Revue des deux mondes? Voilà pendant deux semaines, l'anxieuse interrogation de Paris qui, plus que toute autre ville d'Europe, se compose de commères et de cancanières. La solution ne tarda point, et cruelle.

Une sentence du tribunal des divorces prononça sèchement le divorce entre Buloz et Mme Buloz. Et une assemblée d'actionnaires de la Revue prononça également le divorce entre la chaste Revue des deux mondes et Buloz, son galant directeur. Ainsi, vers la fin de sa vie, Buloz perd et sa femme et sa revue. Et pourquoi ? Parce qu'il fut abjectement volé, pendant des années, par deux odieux bandits. Eux, ils n'ont rien perdu, les bandits, pas même la considération de leur quartier, car pendant tout le scandale leurs noms ne furent même pas prononcés, à la manière des noms sacrés. Voilà Paris.

Sur la résolution de Mme Buloz, il n'est pas permis de faire de commentaires. Mais sur la résolution des actionnaires de la Revue, elle me paraît excessivement austère et illogique.

Pendant cette amère aventure, Buloz n'a rien fait d'autre que d'acquérir des notions exactes sur les réalités de la vie, et son pécule de connaissances sur l'homme et la femme a dû singulièrement fructifier. Il se trouve donc, maintenant plus que jamais, dans les conditions expérimentales pour diriger une revue, surtout cette section de la Revue dont il s'occupait avec un amour tout particulier, celle du roman. C'est réellement maintenant que l'opinion de Buloz sur les trames, les caractères tortueux des héroïnes et les misères finales de tout sentiment aurait valeur d'autorité. Et c'est justement maintenant qu'ils l'ont écarté de cette chaire directoriale de haute critique pour laquelle ses mésaventures l'avaient, enfin, rendu idoine ! Il y a ici, de toute évidence, une erreur de jugement, outre un manque de miséricorde.
En tout cas, ainsi se termine dans la Revue des deux mondes, la grande dynastie des Buloz. Celui-ci, si je ne me trompe, c'était Buloz III. Que dirait Buloz Ier, le fondateur, s'il apprenait que sa race avait été détrônée de la Revue par un scandale de cœur? Voilà l'ironie du sort! La plus austère, solennelle, pudique de toutes les publications européennes, parvenue à ses soixante ans, sans que jamais une réalité ardente des choses de l'amour ne maculât ses pages, doit, brusquement, se séparer de son directeur, de l'homme qui en était le symbole, pour des motifs de bamboches en alcôves illégitimes! Habent sua fata Revistae.

Eça de Queiros, Lettres de Paris, p.65 et suiv. (extrait d'un article daté du 10 et 11 septembre 1873). Traduit du portugais par Pierre Léglise-Costa

Le Bernin

Comme prévu je n'ai pas lu le Bonnefoy, mais un autre livre, plus maniable, consacré au Bernin.
C'est une sorte de concentré de biographie entièrement orientée autour de l'œuvre, exaspérant par deux travers: d'une part rien ne trouve grâce aux yeux d'Howard Hibbard si ce n'est Le Bernin (il faut lire son exécution des trois autres statues qui entourent le baldaquin de Saint-Pierre), d'autre part l'auteur veut absolument que l'œuvre du Bernin soit une progression, une succession orientée (vers toujours plus de génie bien sûr), ce qui le pousse à des interprétations parfois artificielles.

Ce livre reste cependant une excellente introduction à l'œuvre du Bernin, il est abondamment illustré, il fournit des dates, des noms et une première bibliographie. J'ai relevé au passage que Colbert semblait avoir la répartie assassine. J'ai désormais envie de lire Chantelou et Vasari. Et Saint-Augustin, mais c'est une autre histoire.

Je retiens que Le Bernin n'opposait pas baroque et classisisme, pour lui il s'agissait d'amener le spectateur à partager une émotion religieuse. Bonnefoy le note aussi d'ailleurs, en remarquant que le classisisme naît davantage d'une réaction à la peinture de Michel-Ange, brutalement dévalorisée, que d'une opposition au baroque.

Plus qu'aucune autre grande œuvre d'art visuel, les créations du Bernin sont l'accomplissement des aspirations religieuses, politiques et humaines de son temps dont elles forment, prises ensemble, un portrait physique et spirituel. Elles ne sont pas simplement autobiographiques (comme l'étaient, en un sens, les œuvres de Donatello et de Michel-Ange) ; elles sont l'autobiographie de l'époque elle-même. La conception du Bernin trancha sur l'ancien art religieux - qui privilégiait les histoires, enluminait les événements et les sentiments chrétiens. Son point de mire était le fidèle. Par empathie, par analogie, il s'agit d'ouvrir l'homme ordinaire à l'expérience du divin - et dans ce registre il reste insurpassé à travers l'histoire de l'art.
Howard Hibbard, Le Bernin, p.225

Finalement, Le Bernin aura trop été de son époque, trop en accord avec son siècle, trop admiré, trop adulé, et c'est de ce manque de décalage que viendrait l'oubli relatif dans lequel il est tombé. Nous rejoignons ici l'analyse du classique selon A. Compagnon, "celui qui n'est jamais d'aucune époque": Le Bernin ne pouvait pas devenir "un" classique si l'on retient cette définition.

Le Chant du peuple juif assassiné

Un petit livre au rayon poésie de ma librairie, un titre étrange, une jolie couverture tremblée de bleuets blancs sur fond gris. Je l'ai feuilleté et acheté.

Wagons vides! Vous étiez pleins à craquer, et vous voici dépeuplés,
Où vous êtes-vous débarrasser de vos Juifs? Que sont-ils devenus?
Ils étaient là dix mille, dénombrés, enregistrés, scellés — et vous voici revenus?
Ô dites-moi, wagons, dites, wagons vides, où vous êtes allés!

Vous revenez de l'autre monde, je sais, il ne doit pas être bien loin,
Hier à peine vous êtes partis d'ici chargés à plein et aujourd'hui, vous revoici!
Pourquoi tant vous presser, wagons? Le temps vous serait-il compté?
Comme moi vous aurez vite vieilli, comme moi serez brisés, usés, tout gris.

Rien que de tout voir, tout regarder, tout entendre — misère!
Comment le supporter, même vous,wagons de fer et de bois!
Ô fer, tu reposais tout au fond de la terre, métal inerte et froid!
Ô bois, tu étais arbre, sortant de terre, poussant haut et fier!

Et maintenant? Vous voici wagons, wagons de marchandise, vous voyez leur sort,
Témoins muets d'une telle cargaison, d'une telle détresse, d'une telle misère!
Vous avez tout vu, bouches muettes et scellées, dites, wagons de bois et de fer,
Où vous menez le peuple juif, où vous l'avez emmené à la mort?

Vous n'êtes pas coupables, on vous charge, on vous scelle, on vous dit: roulez!
On vous envoie à plein, on vous ramène à vide.
Ô vous, wagons qui revenez de l'autre monde, dites un mot, parlez,
Faites tourner vos roues, racontez — et moi je laisse couler ce pleur...

Yitskhok Katzenelson, Le Chant du peuple juif assassiné, fin du chant IV "Déjà de retour, les wagons", traduit du yiddish par Batia Baum

Ce poème est composé de quinze chants de quinze strophes. Il raconte l'entrée des Allemands en Pologne, la fuite des Juifs, leur retour chez eux (autant mourir chez soi), leur rassemblement dans le ghetto de Varsovie, la survie, les râfles, les brimades, la mort.
Il est d'une étonnante précision, en si peu de pages tout y est, Hilberg, Lanzmann et Rudniki. Il possède un rythme de comptine et des élans de psaume, il lie souvenirs familiaux et adresses aux prophètes. Son charme puissant (il reste en tête longtemps après qu'on ait fermé le livre) tient à ce mêlange de spiritualité et de détails les plus triviaux.
J'ai retrouvé dès les premières pages cette angoisse des survivants, présente chez Grossman ou Hans Jonas: où sont les morts?

Comment chanter, quand le monde m'est un désert?
Comment jouer , les mains tordues de désespoir?
Où sont mes morts? Je cherche mes morts, ô Dieu, dans chaque dépotoir,
En chaque tas d'ordures, en chaque tas de cendres — où êtes-vous, mes morts?
Ibid, chant I

Cette strophe dépeint l'état de Yitskhok Katzenelson, au moment où il commença à composer ce poème. Né en 1886, c'était un poète et une personnalité de Lodz où il tenait une école. Lorsque les Allemands envahirent la Pologne, il s'enfuit à Varsovie, y perdit sa femme et ses deux plus jeunes enfants. Il participa activement à la vie culturelle du ghetto. Lors du premier soulèvement du ghetto de Varsovie, la résistance insista pour qu'il accepte de fuir, et il parvint au camp de Vittel. Là, après des tentatives pour écrire sur d'autres sujets, il composa ce chant entre octobre 1943 et janvier 1944, chant de douleur, de souvenirs et d'accusation.
Déporté à Auschwitz, il y fut gazé en avril 1944.

Proust entre deux siècles, chapitre par chapitre

Finalement, Antoine Compagnon nous démontre peut-être que La recherche est un roman raté, et que c'est pour cela que nous l'aimons et que nous pouvons continuer à le lire, un peu comme Swann pouvait aimer Odette parce qu'elle n'était pas son genre.

Introduction

Le roman : début et fin écrits ensemble. "deux piles" "si puissamment fondées" "qu'à peu près n'importe quoi pouvait s'insérer au milieu".
Symétrie dans la symétrie Temps perdu/Temps retrouvé, côté de chez Swann/Côté de Guermantes. Point d'inflexion: Sodome et Gomorrhe I. l'entre-deux.

A la recherche du temps perdu est le roman de l'entre-deux, pas de la contradiction résolue et de la synthèse dialectique, mais de la symétrie boiteuse ou défectueuse, du déséquilibre et de la disproportion, du faux pas [...]
Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.13

Une œuvre classique n'est pas une œuvre qui transcende le temps, c'est au contraire une œuvre déconcertante dans tout présent, dont le sien.
Ibid, p.16

Voici donc une série d'études sur l'entre-deux de la Recherche du temps perdu [...] Comment l'écriture fait verser la doctrine, voilà ce que chaque chapitre voudrait faire sentir, étant entendu que ce dévers définit la littérature.
Ibid, p.19

I. Le dernier écrivain du XIXe siècle et le premier du XXe siècle

première version de ce chapitre dans Equinoxe n°2, 1988.

La place de Proust en littérature est analogue à celle de Manet en peinture: fut-il le dernier des grands classiques ou le premier des révolutionnaires?
Ibid, p.27

Classicisme ne signifie donc pas intemporalité d'une œuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l'œuvre qui passe de mode.
Ibid, p.29

Les plus grands écrivains du XIXe siècle ont raté leur œuvre, dit Proust. Compagnon rejoint ici la réflexion de ce cours-là Pages équivoques voire contradictoires de Proust sur l'unité des grandes œuvres: l'unité trouvée ou donnée après coup est-elle meilleure ou pire que l'unité a priori?

Les pages équivoques sinon contradictoires de La Prisonnière sur l'incomplétude ou l'insuffisance des grandes œuvres du XIXe siècle, que Proust ne paraît pas confirmer après l'avoir dénoncée, qu'il semble au contraire excuser au nom de l'authenticité, définissement, plus encore que la fin du Temps retrouvé, l'unité idéale de la Recherche du temps perdu comme une aporie. S'oposant à l'ensemble du XIXe siècle, Proust prend la parti d'une unité préméditée, mais qui soit pourtant aussi vitale, réelle et organique que l'unité rétrospective, projetée après coup sur l'œuvre faite par Balzac ou Wagner. [1]
Ibid, p.37

La décadence fin de siècle: goût du détail, idôlatrie, nostalgie des valeurs perdues. En théorie, la vision organiciste de Proust s'oppose à cet éclatement.

Proust ne peut pas venir à bout du problème de l'unité de l'œuvre. Il n'est pas philosophe. À la recherche du temps perdu n'est pas un ouvrage de philosophie appliquée. Mais les contradictions irrésolues du point de vue de la doctrine rendent compte de la forme même du roman. Si les œuvres du XIXe siècle sont incomplètes parce que leur unité est rétrospective et en ce sens fortuite, mais si une unité préalable reste dogmatique et artificielle, quelle sera l'unité de la grande œuvre de l'entre-deux des siècles, sinon du XXe siècle? Elle devrait être à la fois préalable et postérieure, prospective et rétroactive, conscient et inconsciente, préméditée et cependant méconnue: ainsi l'œuvre serait à la fois organique et formelle, vitale et en même temps logique. Est-ce une utopie, une aporie? Non, mais voilà pourquoi la Recherche du temps perdu devait se boucler sur elle-même. Elle devait raconter l'histoire d'une vocation afin que la découverte après coup de l'unité de la vie par le héros fût le principe déjà mis en œuvre par le narrateur durant tout le livre, à l'insu du lecteur.
Ibid, p.49

Le roman proclame qu'il veut dégager des lois mais en réalité est totalement probabiliste.

II. Fauré et l'unité retrouvée

première version de ce chapitre dans The Romanic Review, t.LXXVIII, n°1, 1987.
analyse des mélodies de Fauré. sources de la sonate de Vinteuil.
Fauré : exemple de l'œuvre "multiple et qui conserve un sens de 'lunité et de la totalité"

III. « Racine est plus immoral »

première version de ce chapitre dans la Revue des sciences humaines, n°196, 1984.
Compagnon démontre que les allusions à Racine, véritable leitmotiv dans Sodome et Gomorrhe, évoquent des situation d'inversion. Racine est lié à l'homosexualité.
Compagnon démonte les texte en remontant à leur genèse grâce à l'exploration des brouillons.
Réévaluation de Racine au tournant du siècle : Racine romantique
Quelques commentaire sur la la dissertation de Gilberte

Le réalisme de Racine, devait encore dire Brunetière , ne tient pas à la ressemblance de son théâtre avec les mœurs de la cour, mais à sa peinture de la femme et à son immoralisme.
Ibid, p.96

IV. Huysmans, ou la lecture perverse de la Renaissance italienne

première version de ce chapitre dans André Guyaux, Christian Heck et Robert Kopp (éd.), Huysmans. Une esthétique de la décadence.
Réflexions s'appuyant sur la Vierge à l'enfant entre deux saints attribuée à Francesco Marmitta, sur une copie de ce tableau par Gustave Moreau, sur un passage de Certains de Huysmans.
Recherche dans les brouillons pour voir se développer et se modifier le thème du "caoutchouc" d'Albertine, armure moulante. Dans le texte final il restera des allusions aux versions précédentes, scories qui paraissent des erreurs quand on ne connaît pas l'évolution des brouillons.
thème de la jeune fille garçonne et du jeune homme femme. Inversion.

V. Tableaux vivants dans le roman

première version de ce chapitre dans Michel Contat (éd) L'auteur et le Manuscrit, 1989.
Etude des notations personnelles de Proust sur les pages vides de ces brouillons.

VI. « Ce frémissement d'un cœur à qui on fait mal »

première version de ce chapitre dans la Nouvelle Revue de psychanalyse, n°33, 1986. Réflexions sur le sadisme de Proust. Baudelaire et le mal. La mère du narrateur dans Contre sainte Beuve n'aime pas Baudelaire parce qu'il a des jugements méchants.
Toute jouissance profane les mères.

Si l'idée de méchanceté le [le narrateur] fait souffrir, c'est qu'elle existe quand même, qu'on peut agir par méchanceté. Or, personne ne semble le faire dans le roman. Mlle Vinteuil fait mal par amour, Rachel par bêtise. Seul le héros conçoit la vraie et joyeuse méchanceté , celle de son grand-oncle et la sienne, mais le narrateur le couvre.
Le mal est l'un des lieux où la distinction du héros et du narrateur s'impose, car jamais l'éventuelle méchanceté de celui-là n'est analysé par celui-ci, d'habitude si prolixe.
Ibid, p.176

Quelle est la nature du mal dans La recherche? Le désir.

VII. « Le soleil rayonnant sur la mer », ou l'épithète inégale

Analyse du style. Qu'est-ce qu'un style réussie? Un vers de Baudelaire: «le soleil rayonnant sur la mer». Revient comme un leitmotiv dans l'œuvre proustienne, exemple du vers parfait.
Qu'est-ce qu'un beau style pour Proust? Contre l'épithète rare (Goncourt) ou inattendu (Mme de Cambrener ou Sainte-Beuve)). Le beau style, c'est l'anomalie syntaxique.
Quelques beaux exemples chez Racine.
Une page d'analyse du vers de Baudelaire:

Mais le « soleil rayonnant sur la mer » n'est guère séparable du « rien ne me vaut » qui le régit :
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
Le statut du pronom personnel fait hésiter, selon que l'on donne au verbe « valoir» un sens transitif, celui de « faire obtenir quelque chose à » un sens transitif, celui de « faire obtenir quelque chose à quelqu'un », ou intransitif, celui de « coûter, correspondre à, être équivalent à ». Or le sens transitif est le plus courant avec le pronom personnel - comme dans « Qu'est-ce qui me vaut cet honneur ? » -, tandis que le sens intransitif est habituel sans le pronom - comme dans « Tout cela ne vaut pas... ». Mais les deux locutions sont ici croisées, embouties dans un tour venu de la syntaxe latine, le dativus ethicus ou pronom expressif d'intérêt atténué, familier en français, indiquant un rapport intime entre l'action et la personne qui parle, comme dans le : « Qu'on me l'égorgé tout à l'heure » de Molière.
Le pronom déconcertant et l'audace, le charme syntaxique du vers reposent ainsi sur un emprunt au latin : le fait ne surprendra pas chez Baudelaire, il justifie que Proust voie en lui un classique. S'il en fallait une preuve encore, une variante de la publication préoriginale de Chant d'automne l'apporterait, la seule variante significative du poème : reposant sur une épithète banale et manquant du datif éthique, elle rend du coup éclatante la beauté du vers et saisissant son déhanchement syntaxique, elle révèle que la beauté du vers est inséparable du déhanchement syntaxique. Baudelaire avait écrit d'abord, et publié dans la Revue contemporaine en 1859 :
Et rien, même l'amour, la chambre étroite et l'âtre,
Ne vaut l'ardent soleil rayonnant sur la mer.
« L'ardent soleil rayonnant sur la mer » est sans aucune magie. Même si l'« ardent soleil » n'était pas un cliché, l'adjectif qualificatif antéposé figerait la combinaison et produirait une épithète de nature au lieu de suggérer une impression subjective. « Ardent » anticipe « rayonnant » et le réduit à un synonyme redondant. L'épithète de nature antéposée attire le substantif du côté du premier hémistiche, ce qui marque la césure ; le participe présent postposé est immobilisé dans le second hémistiche, ce qui oriente la lecture vers une valeur explicative du participe. En l'absence du pronom personnel, « valoir » est dépourvu d'ambivalence, limité à « Tout cela ne vaut pas... », une carte postale. Mais l'éviction de l'adjectif et l'addition du pronom, sans toucher au second hémistiche déjà achevé, déplaceront la coupe entre le battement des monosyllabes et la procession du participe. De la version de la Revue contemporaine au vers des Fleurs du Mal - 99 degrés et 100 degrés-, le contraste est si frappant qu'il illustre à lui seul la conception qu'a Proust de l'originalité du style comme inégalité syntaxique, parfaitement fondue dans l'épithète baudelairienne.
Ibid, p.227

VIII. Brichot : étymologie et allégorie

Recherche des sources de connaissance de Proust: quels auteurs a-t-il lu ou consulté? Enqête à partir des brouillons et de la correspondance.
A quoi bon ces trois passages sur l'étymologie? Fait éclater la cohérence du roman, n'appartient pas à l'ensemble. Collage, en cela, moderne.

Les étymologies de Brichot représentent ainsi, dans la Recherche du temps perdu, la mise en cause la plus violente du modèle de l'œuvre organique, cohérente, autonome, où la partie et le tout s'impliquent l'un l'autre de toute nécessité. Elles relèvent de la liste ou du catalogue, non de l'intrigue et du développement. On peut en ajouter ou en retirer à plaisir, ce que fait Proust. Leur agencement arbitraire tient du montage et non de la composition, et elles sont elles-mêmes le produit de montages. Proust juxtapose les analyses de Cocheris pour vadum, vetus et vastatus, il chipe une anecdote de-ci de-là pour expliquer tel ou tel nom, il obtient des noms de lieux inédits en combinant des radicaux celtiques et norois. L'effet provocateur est indissociable de la forme du montage.
La toponymie procède du collage d'une matière étrangère dans le roman. Arbitraire, ce collage dépend du hasard. Nulle part ailleurs l'œuvre de Proust n'appartient aussi manifestement à un univers probabiliste tout en prétendant à un déterminisme supérieur. Elle mime ou parodie de grandes lois, ici celles de la phonétique historique. Les étymologies, prélevées dans un système où elles font sens, celui de l'histoire et de la philologie, sont de purs fragments détachés d'une totalité organique, des curiosités. Comme telles, elles deviennent des signes vides, et illustrent une fois de plus la tension qui règne partout dans le roman entre les intermittences irréductibles et les réminiscences régies par la loi de la mémoire involontaire, entre le vain détail et l'ensemble organique, entre l'oubli et la mémoire.
[...]
Une donnée importante de l'œuvre allégorique selon Benjamin est aussi en jeu dans les fragments étymologiques : la mélancolie qui s'attache à la fascination pour le fragment isolé et insignifiant. Le sens s'est perdu, le sens qui était présent à l'origine, pour qui entendait « Eudes le Bouteiller » dans Dou-ville ou « ruisseau de la vallée » dans Balbec. L'histoire est vécue comme une perte du sens, un déclin. La leçon personnelle du héros, passant de « L'âge des noms » à « L'âge des choses », se double d'une leçon historique. L'histoire est un paysage primordial pétrifié. À la recherche du temps perdu se présente comme une œuvre circulaire et typologique, mais, au long du grand arc qui relie « Combray » et Le Temps retrouvé, il n'est pas toujours donné au lecteur d'aller des parties au tout afin de constituer un sens au travers d'un cercle herméneutique. L'interprétation bute par exemple sur ces intermittences, ces aspérités que sont les étymologies. Elles constituent l'un des moments les plus mélancoliques du roman, avec l'intrusion massive d'un indécidable savoir, une sorte d'équivalent des kyrielles de « soit que... » où les phrases proustiennes se défont dans la recherche exhaustive des motifs d'une action, là où l'extrême déterminisme rencontre un probabilisme généralisé, un indéterminisme absolu. L'analyse étymologique, comme l'enquête psychologique, s'émiette en détails, se détache de toute finalité dans un souci obsédé et fatalement déçu de l'origine. Ainsi les étymologies, tout en constituant une tumeur du roman, confirment son fonctionnement, où la loi s'abîme dans le hasard, où les intermittences de l'oubli se donnent pour des faits de mémoire. À la recherche du temps perdu est un roman de l'oubli plutôt qu'un roman de la mémoire, notait d'ailleurs Benjamin.
Ibid, p.253-254

rapprochement de l'érudition et de l'inversion : deux cercles fermés, deux coteries. En être ou pas.

IX. Mme de Cambremer, née Legrandin, ou l'avant-garde à rebours

L'inversion constitue une race, il y a transmission de caractères familiaux. Réincarnation d'un ancêtre féminin dans un corps d'homme (Mme de Marsantes/Charlus : une ressemblance)

Pourquoi insister sur la définition par Proust de l'inversion comme réincarnation d'un ancêtre ou la résurgence de la race dans l'individu? [...] L'inversion demeure dans l'œuvre de Proust le meilleur modèle de l'intersection de ces deux temporalités hétérogènes, la race et le moment, selon les termes de Taine, ou l'imitation et l'innovation, pour revenir à Darwin et au darwinisme social. [...] Or, Proust conçoit d'autres entre-deux temporels comme l'inversion, en particulier le temps de l'art, et cela permet de comprendre la situation paradoxale de son propre roman entre les deux siècles. [...] Entre la temporalité évolutionniste et la temporalité révolutionnaire, il [Proust] croit à une temporalité intermittente de l'art, une temporalité critique, en fin de compte indéterministe.
Ibid, p.277

L'article rejoint les idées développées dans ce cours : l'art ne progresse pas de façon linéaire, ou même, il n'y a pas de progrès en art.

Cette mise en question de l'avant-garde ne revient nullement, il faut y insister, à une défense de l'arrière-garde. Il s'agit au contraire de n'identifier le moderne ni au décadent ni au futuriste mais au critique par essence. J'ai évoqué Barrès. Mais Proust ne partage pas le déterminisme de Barrès, selon lequel il n'y a point de début qui ne soit le prolongement du passé et pour qui l'histoire est un tout indivisible. L'œuvre n'est jamais dépassée si elle est critique, dans son présent et dans notre temps. Tradition, rupture : la tradition est faite d'œuvres rompues, non en rupture mais rompues. Ou, comme l'exprima Proust dans l'une de ses dernières prises de position en juillet 1922, une réponse à une enquête sur le renouvellement du style :
1° La continuité du style est non pas compromise mais assurée par le perpétuel renouvellement du style. [...]
2° Je ne « donne nullement ma sympathie » (pour employer les termes mêmes de votre enquête) à des écrivains qui seraient « préoccupés d'une originalité de la forme ».
Où je retrouve les deux propositions que j'ai tenté d'avancer. C'est son défaut de sens historique qui a sauvé Proust du XIXe siècle - et aussi du XXe siècle.
Ibid, p.297, conclusion du chapitre

Notes

[1] Qu'est donc en train de faire Compagnon si ce n'est reconstituer une cohérence après coup en rassemblant divers articles dont le seul point commun est de commenter Proust?

Proust entre deux siècles

Ce livre rassemble des articles le plus souvent parus dans diverses revues. Il propose des analyses de La Recherche à partir de différents points de vue et éclaire la genèse de l'œuvre à travers une critique génétique impressionnante de précision. Il s'agit de démontrer à la fois comment ou combien Proust appartient au XIXe siècle, par sa formation et ses références (qui peuvent être des modèles ou des repoussoirs), et de montrer par quoi il échappe à cette esthétique pour créer son propre style et sa propre langue.
Ces différents articles permettent un mise en perspective des cours et des séminaires du Collège de France, qui s'inscrivent dans la continuité d'une réflexion entreprise depuis des années par l'ensemble des chercheurs. Chaque chapitre pourrait être rattaché à un séminaire de l'an passé.

Antoine Compagnon développera plus tard certaines de ces analyses, et notamment la thèse que l'on retrouvera dans Les Antimodernes: ce sont les conservateurs qui font les révolutionnaires, le classique, c'est celui qui n'appartient à aucune époque, et qui donc peut se lire à toutes:

Quel sens Proust donne-t-til au classissisme, sinon celui de la tradition des œuvres qui, en leur temps, firent scandale en dépit d'elles-mêmes? C'est la «suite presque continue» à laquelle on reconnaît à présent que Baudelaire et Manet appartiennent: un seuil est équivoque, l'enchaînement l'emporte avec le recul, la continuité efface les traces de rupture. Classissisme ne signifie donc pasintemporalité d'une œuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l'œuvre qui passe de mode.
Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.29

Proust veut échapper au reproche d'inachèvement ou d'accumulation sans ordre: son œuvre est une œuvre construite, dont l'ordonnance ne peut se comprendre qu'à la fin. Il s'agit de ne pas ressembler aux grandes œuvres "ratées" du XIXe siècle. Son idéal est un idéal de poussée organique, comme en témoigne ce compliment à Anna de Noailles «...vous grandissez comme un arbre[1]» : l'œuvre doit avoir une nécessité et une cohérences internes.


Sous l'éclairage de Compagnon, le texte de La Recherche apparaît comme un étrange champ archéologique, des traces ça et là incompréhensibles étant le signe d'anciennes versions effacées. A plusieurs reprises un mot, un nom, n'a de sens que par rapport aux brouillons, le texte définitif ne permettant pas de comprendre les allusions.
Exemple: une phrase semble indiquer qu'Albertine était présente au dîner de La Raspelière, ce qui était vrai dans une version antérieure du texte :

Enfin, comme l'indique cette note de régie, c'était Albertine, et non le héros, qui, dans le manuscrit, s'intéressait aux étymologies et interrogeait Brichot: elle était présente dans le train vers La Raspelière et au dîner Verdurin. Il en reste une trace non corrigée dans la troisième leçon, où on lit que les noms ont perdu leur charme «depuis le soir où Brichot, à la prière d'Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies», ce qui n'est plus le cas dans le roman.
Ibid, p.241

Le chapitre consacré à l'influence de Huymans sur Proust met en lumière les évolutions d'un motif proustien, en l'occurrence le "caoutchouc" d'Albertine, de sa première apparition dans les brouillons à son utilisation finale. Au départ, la description d'Albertine rappelle la description de la Vierge à l'enfant entre deux saints de Marmitta dans Certains, de Huysman. Puis ce brouillon évolue, fait appel à Saint-Georges, à la Méduse, à Nessus, à Mantegna. Finalement, la plupart de ces allusions disparaissent dans le texte définitif:

«Et, devant le caoutchouc d'Albertine [...] qui, collé, malléable et gris en ce moment, semblait moins devoir protéger son vêtement contre l'eau qu'avoir été trempé par elle et s'attacher au corps de mon amie comme afin de prendre l'empreinte de ses formes par un sculpteur, j'arrachai cette tunique qui épousait jalousement une poitrine désirée...»[2]
La dynamique de la métaphore n'a pas changé, c'est celle du vêtement qui masque et cependant découvre, à la fois ductile et sculptural, figeant le corps comme un modelage. Plus d'armure ni de bouclier, de saint Georges ni de Mantegna, mais dans le manuscrit on lit bien encore, au lieu de «tunique», «tunique de Nessus» que le dactylographe n'a pas déchiffrée et que Proust a omis de restituer. [...]
Ibid, p.123

L'analyse se poursuit, démontrant que les deux femmes prévues à l'origine, une jeune filles aux roses rouges et la femme de chambre de la baronne Putbus, disparaîtront quand Albertine sera inventée, Morel devenant son alter ego:

Albertine et Morel, à la place de saint Georges et de la Gorgone, les deux côtés vivement contrastés de l'androgyne décadent, seront, eux, impénétrables: voilà comment Proust à la fois se rattache au XIXe siècle et s'en détache, déplace la lecture perverse de la Renaissance italienne, exemplaire chez Huymans.
Ibid, p.126


Incidemment, Compagnon éclaire les réévaluations critiques dont font l'objet Racine et Baudelaire au tournant du siècle, Racine dont on célèbre la peinture des passions est tiré vers le romantisme tandis que Proust s'escrime à démontrer le classissisme de Baudelaire.


Enfin, l'idéal du style selon Proust est montré comme l'altération de la syntaxe :

Il [Proust] caractérise la façon d'écrire de Bergotte par «ces altérations de la syntaxe et de l'accent qui sont en relation nécessaire avec l'originalité intellectuelle»[3], ou celle de Flaubert par «les singularités immuables d'une syntaxe déformante[4]» : «Comme il a tant peiné sur la syntaxe, c'est en elle qu'il a logé pour toujours son originalité. C'est un génie grammatical.[5]»
Ibid, p.221-222


Notons pour finir cette formule inattendue de Compagnon :

Le grand style réside toujours du côté de l'atténuation, de l'euphémisme et de la litote. Proust se montre ici fidèle à une poétique de la brevitas ou de la brièveté. Cela ne veut pas dire qu'il fait court, et il est plutôt connu pour la longueur de ses phrases, mais bien qu'il fait bref, c'est-à-dire non périodique.
Ibid, p.224


Au total, il se dégage de ce livre un style et une méthode Compagnon, fondés sur une connaissance à la fois large et précise des brouillons et d'une vaste bibliographie des contemporains et des amis de Proust, style et méthode qui se dévelopent et se résolvent dans des démonstrations rigoureuses. Au-delà de Proust, la réflexion porte sur les critères de l'œuvre destinée à rester, à devenir «un classique».

Je voudrais avoir montré qu'une œuvre reste présente et vivante par ses failles ou ses disparités, que ses malfaçons sont les indices de son enracinement dans le temps. Elle suscite des interprétations renouvelées parce qu'elle ne répond pas aux questions qu'elle pose et qui demeurent irréductibles.
Ibid, p.299, début de la conclusion

Notes

[1] lettre de février 1913

[2] A la Recherche du temps perdu, Pléiade Tadié t.III, p.258-259

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, t.I, p.545

[4] «A propos du "style" de Flaubert», Contre Sainte Beuve, Pléiade p.593

[5] «A ajouter à Flaubert», Contre Sainte Beuve, Pléiade p.299

L'art de la déception

Elle se souvenait, pensa-t-elle en franchissant le seuil de sa maison, comment Lord Chesterfield avait dit... mais elle dut couper court. Le hall d'entrée sans ostentation du XVIIIe siècle, où elle revoyait Lord Chesterfield déposer, ici, son chapeau et, là, son manteau, avec une élégance dans le maintien qui faisait plaisir à voir, était complètement envahi de paquets. Tandis qu'elle se trouvait à Hyde Park, le libraire avait livré sa commande et la maison croulait (des paquets dévalaient l'escalier) sous l'assaut de la littérature victorienne, tout entière enveloppée dans du papier gris et soigneusement ficelée. Elle emporta dans sa chambre le plus grand nombre possible de paquets, elle ordonna aux valets de monter les autres et, se hâtant de couper d'innombrables ficelles, elle fut bientôt environnée d'innombrables volumes.

Habituée aux œuvres minces des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Orlando était consternée par les retombées de sa commande. Bien entendu, pour les Victoriens eux-mêmes, la littérature victorienne ne signifiait pas simplement quatre grands noms, distincts et séparés, mais quatre grands noms enfouis et enchâssés dans la masse compacte des Alexander Smith, Dixon, Black, Milman, Buckle, Taine, Payne, Tupper, Jameson, tous éminents et réclamant autant d'attention que n'importe qui, avec force cris et vociférations. Étant donné son respect pour la chose imprimée, Orlando avait une rude besogne en perspective mais, tirant son fauteuil devant la fenêtre afin de bénéficier du peu de lumière qui réussissait à s'infiltrer entre les hautes maison de Mayfair, elle tenta de se faire une opinion concluante.

Or il est clair qu'il n'y a que deux manières de se faire une opinion concluante sur la littérature victorienne: l'une, c'est d'en remplir soixante volumes in-octavo; l'autre c'est de la faire tenir en six lignes pas plus longues que celle-ci. Entre ces deux solutions, le sens de l'économie — car le temps commence à manquer — nous engage à choisir la seconde; en avant donc! Orlando conclut d'abord (en ouvrant une demi-douzaine de livres) que c'était très étrange de ne pas en trouver un seul dédicacé à un gentilhomme; ensuite (elle feuilleta une énorme pile de Mémoires) que plusieurs de ces écrivains avaient des arbres généalogiques moitié moins grands que le sien; ensuite qu'il serait fort malavisé d'envelopper la pince à sucre dans un billet de dix livres si Miss Christina Rossetti venait prendre le thé; ensuite (elle considéra une demi-douzaine d'invitation à des dîners commémorant des centenaires) que la littérature, à force d'absorber tous ces dîners, devait être bien obèse; ensuite (on l'invitait à une vingtaine de conférences sur l'influence de ceci sur cela; sur la renaissance classique; la survivance romantique; et autres sujets tout aussi engageants) que la littérature, à force d'écouter toutes ces conférences, devait être bien aride; ensuite (elle assista à une réception donnée par une pairesse) que la littérature, à force de porter toutes ces étoles de fourrure, devait être bien respectable; ensuite (elle visitait la chambre insonorisée de Carlyle à Chelsea) que le génie, s'il avait besoin d'être tant choyé, devait être bien fragile; elle parvint enfin à sa conclusion dernière, qui était de la plus haute importance mais que, ayant déjà beaucoup outrepassé notre limite de six lignes, nous sommes forcés d'omettre.

Orlando, s'étant fait une opinion concluante, regarda par la fenêtre et resta immobile un temps considérable.

Virginia Woolf, Orlando, chapitre VI - traduction de Catherine Pappo-Musard pour le Livre de poche, coll. "Classiques modernes"

Les Indomptables, figures de l'anorexie

Depuis quelques jours, pour une raison que je saisis mal, Google m'envoie des personnes faisant des recherches sur l'anorexie et Angelina Jolie. Je n'arrive pas à comprendre comment il est possible d'arriver chez moi en tapant ces mots-là, non que je n'ai posté un jour un billet sur cette actrice, mais ce sont des mots si courants que je dois arriver à la cent-cinquantième page des résultats de Google, suffisamment loin en tout cas pour que j'abandonne avant (par curiosité, j'ai essayé).

Pour récompenser ces lecteurs de leur ténacité, je vais donc mettre en ligne quelques extraits d'un livre sur le sujet que j'avais trouvé passionnant.

Ce livre présente quatre femmes qu'il suppose ou démontre avoir été anorexiques : Elizabeth, impératrice d'Autriche, l'Antigone de Sophocle, Simone Weil et sainte Catherine de Sienne.
L'anorexie existe depuis toujours, mode ou pas mode, mannequin ou pas mannequin, elle est liée aux femmes, plus exactement aux jeunes filles qui refusent de devenir femme. Les jeunes filles anorexiques ont été traitées différemment selon les époques, saintes, sorcières ou folles, elles ont toujours effrayé ou fasciné. Elles représentent le refus d'une vie moyenne, de la vie quotidienne, elles représentent le désir d'autre chose. Ce livre consacré à l'étude des anorexiques et aux possibilités de les guérir n'hésite pas à les décrire avec des accents lyriques.
Avant de nous présenter de courtes biographies d'Elizabeth d'Autriche, Antigone, Simone Weil et sainte Catherine de Sienne, les auteurs retracent l'histoire clinique de l'anorexie et de son traitement, la médecine ayant longtemps hésité entre maladie pschychiatrique et maladie physique et maintenant jusque dans les années 80 une logique de traitement par l'isolement tel qu'il avait disparu pour tout autre maladie.

Publier des observations de patientes vivantes, voire en cours d'analyse pose un problème éthique. Certains psychanalystes demandent l'autorisation à leurs analysants en modifiant certains détails biographiques ou ne transcrivent que des fragments exemplaires pour illustrer ou fonder tel thème ou tel point de théorie. D'autres essayent d'inventer une fiction censée représenter les caractéristiques d'un personnage anorexique dans son entourage social et familial. Il y faut un réel talent littéraire... Nous avons donc choisi une autre voie, peut-être aussi périlleuse: raconter l'histoire de quatre personnages légendaires à des degrés divers, dont les titres de gloire n'évoquent en rien l'anorexie. Il s'agit bien sûr de filles, de très jeunes filles. Nous découvrirons, pour certaines, un rapport à la nourriture typiquement anorexique n'ayant jamais été souligné comme tel; pour d'autres, un rapport à la justice, à la mort, au pouvoir, identique à celui que nous retrouvons en clinique. Chacune d'elles, à sa façon, illustre une ou plusieurs de nos hypothèses concernant l'anorexie. Dans un monde régi par le nécessaire, où toute pensée, toute action est au service du besoin, l'anorexique, précisément par son refus de subvenir aux besoins physiologique du corps, manifeste le vide, l'absence d'une catégorie essentielle à l'être humain, celle du désir. Dans un monde où la parole est dénuée de sa valeur signifiante, où l'ordre symbolique est bafoué, l'anorexique dénonce, par son sacrifice, le ravalement de l'humain au rang de l'animal. Vivre est impossible à celle dont la seule tâche est, à son insu, de remplacer un mort, d'être un mort dans le fantasme d'un parent pour qui le travail de deuil n'a pas été possible. Exhibant un symptôme qui n'échappe pas à l'ordre social, l'anorexique nous oblige à poser, avec elle, les questions essentielles: «Qui suis-je? Où est ma place?» Ces questions, elle ne peut les poser que lorsqu'elle a pris conscience de ce que, loin de diriger son symptôme, elle y est, malgré elle, engluée. Militante, elle combat pour une cause, un peuple, Dieu, sans reconnaître comment ou pourquoi cette démarche lui est imposée, de quel retour d'un refoulé dans le discours de ses ascendants elle est la cible et le représentant. Ne plus être la proie de cette répétition, ne plus jouer indéfiniment le même scénario mortifère et mortel, tel serait le véritable enjeu de sa guérison.
Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff, Les Indomptables, éd. poches Odile Jacob, "Avant-propos", p.8 et 9


Sissi :

La femme la plus belle d'Europe, la plus puissante aussi, avait une obsession: ne pas dépasser cinquante kilos (elle mesurait 1,72 m).
[...]
Le culte de son corps est l'une de ses activités principales, ce qui n'est pas sans surprendre où la seule activités des femmes grassouillettes de l'aristocratie consiste à fermer et ouvrir leurs ombrelles. Elles s'en trouvaient d'ailleurs fort bien, la mode n'étant pas aux femmes maigres, ni même minces.
Sissi, Impératrice d'Autriche, s'impose des régimes alimentaires draconiens, se contentant d'un seul aliment — qu'il s'agisse d'œufs, de laitages, d'oranges ou de jus de viande—, d'une vie sans confort dans le luxe le plus ostentatoire et une activité physique démesurée qui ne la fatigue jamais.
Ibid, p.73 (début du chapitre)

Antigone :

L'histoire d'Antigone, comme celle de l'anorexique, est celle d'une jeune fille à l'aube d'une vie de femme qui défie l'ordre établi. Ordre politique pour Antigone, ordre médical pour l'anorexique, ordre familial pour les deux. Par leur sacrifice et par leur ascèse toutes deux posent la question de ce sui constitue l'ordre humain.
Ibid, p.111 (début du chapitre)

Simone Weil :

«French professor starves herself to death» titre le Tuesday Express d'Ashford du 3 septembre 1943 pour annoner la mort de Simone Weil, jeune professeur de philosophie née en 1909 dont la vie a été toute entière consacrée à l'action pour les autres et à la pensée de l'Autre. Au-delà de comportements jugés selon les cas comme pathologiques, ou mystiques, sacrificiels — pour une cause, pour un peuple, pour Dieu — le rapprochement de Simone Weil avec Thérèse de Lisieux et Antigone s'impose pour nous à partir de nos hypothèses concernant la démarche des jeunes anorexiques et l'exigence qui la fonde: une faim d'autre chose, d'une inscription dans l'ordre symbolique nécessaire pour différencier la nature animale de la condition humaine.
Ibid, p.155 (début du chapitre)

Catherine de Sienne :

«Afin d'éviter de donner lieu au scandale, elle prenait parfois un peu de salades et d'autres légumes crus ou de fruits et les mâchait puis se détournait pour les rejeter. Et si elle venait à en avaler une moindre parcelle, son estomac ne lui laissait aucun repos avant qu'elle l'eût vomi. Or ces vomissements lui étaient si pénibles que tout son visage enflait. En pareil cas, elle se retirait à l'écart avec une de ses amies et se chatouillait la gorge, soit avec une tige de fenouil, soit avec une plume d'oie, jusqu'à ce qu'elle se fût débarrassée de ce qu'elle venait d'avaler. C'est ce qu'elle appelait faire justice. "Allons faire le procès de cette misérable pécheresse", avait-elle coutume de dire.[1]»
Ibid, p.231 (début du chapitre)

Epilogue :

[...]
Les facteurs socioculturels fournissent l'étiquette — sainte, hystérique, malade, folle — et l'institution qui valorise ou qui s'oppose à de tels agissements — l'Eglise ou le corps médical. Il est intéressant de constater qu'au XXe siècle, Simone Weil est condidérée comme sainte plus que comme malade et l'on discute dans certains milieux catholiques pour savoir si elle est ou non hérétique.
[...]
Obtenir la guérison biologique est possible. Arriver à la délivrance du désir en souffrance chez ce sujet enfermé dans un quiproquo dramatique et obscène reste une entreprise ardue et incertaine. Ibid, dernières pages

Notes

[1] Propos rapportés par Francesco Malavolti après la mort de Catherine de Sienne, cités par Joergensen J., Sainte Catherine de Sienne, Gabriel Beauchesne ed., 1920, p.173

Rédiger une adresse

Beaucoup d'internautes de passages arrivent ici en posant la question "comment rédiger une adresse?" (alors que je ne réponds qu'à la question «Comment rédiger une carte postale?»).
La réponse matérialiste à cette question se trouve ici.

Une réponse plus complète et plus "française" se trouve dans Parlez mieux, écrivez mieux, ce livre désuet datant de 1974 édité par Reader's Digest.

L'adresse

Monsieur, Madame, Mademoiselle sont de jolis mots: ils méritent d'être écrits en entier devant le nom de votre correspondant; bannissez donc les abréviations pour ces trois mots, réservez-les plutôt aux avenues (av.), boulevard (bd) et autres squares (sq.): elle sont alors tolérables.
Faites précéder le nom du destinataires de l'initiale de son prénom ou du prénom entier. Si vous écrivez à un couple, c'est l'initiale du prénom (ou le prénom) du mari qu'il faudra écrire après Monsieur et Madame (jamais Madame et Monsieur [...])
Le prénom entier devra figurer s'il y a une Geneviève et une Gabrielle, un Georges et un Gaston, dans la même famille et à la même adresse; cela pour éviter toute confusion.
Si vous destinez la lettre à toute la famille, vous pouvez écrire sur l'enveloppe:
Monsieur et Madame R. B...
et leurs enfants

Si votre correspondant porte un titre, celui-ci doit en principe figurer sur l'enveloppe; mais peut-être ne souhaite-t-il pas le voir mentionné, pour des raisons diverse; renseignez-vous discrètement. Les titres de noblesse, le titre de docteur, les grades militaires précèdent toujours le nom. On écrira donc:
Madame la Comtesse de N...
Monsieur le Baron et Madame la Baronne de P...
Monsieur le Docteur H...
Madame le Docteur F
Monsieur le Colonel et Madame V...
Plus familèrement, on pourra écrire:
Comtesse de N...
Baron et Baronne de P...
Docteur F...
Le Docteur et Madame H...
Colonel V...
Le Colonel et Madame V...

Notez que, pour les militaires à la retraite, on ne mentionne le grade que pour les officiers supérieurs (commandant, lieutenant-colonel, colonel dans les armées de terre et de l'air, capitaine de corvette, de frégate ou de vaisseaux dans l'armée de mer) et les officiers généraux (général dans les armées de terre et de l'air, contre-amiral, vice-amiral, amiral dans l'armée de mer).
Les autres titres ou les professions qui équivalent à un titre sont placés au-dessous du nom:
Monsieur P. S...
Avocat à la Cour

Monsieur X...
Secrétaire perpétuel de l'Académie française

Docteur C...
Médecin-chef de l'hôpital de Nevers

Monsieur A. P...
Président du comité de lutte contre l'alcoolisme
Ce dernier exemple est à la limite de l'acceptable, car il est bien long; de même, si votre correspondant possède plusieurs titres, n'en mentionnez qu'un: le plus important.

Ecrivez le nom et l'adresse sur l'enveloppe aussi lisiblement que possible, non seulement pour faciliter le travail des P.T.T., mais aussi par courtoisie envers le destinataire. Si votre écriture est peu lisible, utilisez des capitales d'imprimerie.
[suivent les recommandations des P.T.T., données en lien au début de ce billet].
Si vous écrivez à l'étranger, le nom du pays doit être rédigé en français, sous le nom de la ville, du district, du comté, etc.
Mrs C. W. JOHNSON
80 St. Stephen's Road
NORWICH NOR 90 09 S
GRANDE-BRETAGNE

Si vous écrivez poste restante, sachez que votre correspondant doit avoir au moins dix-huit ans, qu'il lui faudra présenter une pièce d'identité et payer une légère surtaxe.

Si vous n'êtes pas sûr que votre correspondant se trouve à l'adresse indiquée (déménagement, vacances, déplacement prolongé, etc.), portez la mention«Prière de faire suivre», soulignée deux fois, en haut et à gauche de l'enveloppe.

Adresse de l'expéditeur

Sauf pour vos lettres mondaines, il est très recommandé de mentionner votre propre adresse, ainsi que votre nom, au dos de l'enveloppe, discrètement et lisiblement. Cette précaution évitera à votre lettrede tomber au rebut, si l'adresse de votre correspondant est incomplète, mal libellée ou inexacte. Au surplus, le destinataire saura, avant même d'ouvrir son courrier, qui lui écrit.

Votre correspondant habite chez un tiers

Il se peut que l'adresse à laquelle vous expédiez votre lettre ne soit pas l'adresse personnelle de votre correspondant. Vous la libellerez alors ainsi:
Monsieur C.V....
aux vons soins de Monsieur G...
7, rue Thiers
45000 ORLÉANS
La formule «aux bons soins de», la plus correcte, peut cependant être remplacée par «chez» ou par c/o, abrégé de l'anglais care of.

Un automne doux

Il paraît que lorsque les anges voyagent, il fait beau. C'est l'explication que la dame m'a donné du beau temps.
[...]
Comme je suis gentille, il fait encore beau ce matin.

Catherine Robbe-Grillet, Jeune Mariée, p.16

Aux origines du fantastique

— Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet qui avait la manie d'appeler bizarres toutes les choses situées au-delà de sa compréhension, et qui vivait ainsi au milieu d'une immense légion de bizarreries.

dans les deux premières pages de La lettre volée, d'Edgar Poe, traduit par Baudelaire

La sonate de Vinteuil

Dans une dédicace du Côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle en 1918, Proust énumère une longue série de modèles: la Première Sonate pour piano et violon opus 75 (1885) de Saint-Saëns; Wagner, pour L'Enchantement du Vendredi saint de Parsifal; la Sonate pour piano et violon de Franck (1886) par Enesco; le prélude de Lohengrin; une chose de Schubert; enfin «un ravissant morceau de piano de Fauré1». Selon une lettre à l'automne de 1915 à Antoine Bibesco, il s'agirait de la ''Ballade'':
…la Sonate de Vinteuil n'est pas celle de Franck. Si cela peut t'intéresser (mais je ne pense pas!) je te dirai l'exemplaire en mains, toutes les œuvres (parfois fort médiocres) qui ont «posé» [pour] ma Sonate. Ainsi la «petite phrase» est une phrase d'une sonate [pour] piano et violon de Saint-Saëns que je te chanterai (tremble!) l'agitation des trémolos au-dessus d'elle est dans un Prélude de Wagner, son début gémissant et alterné est de la Sonate de Franck, ses mouvement espacés Ballade de Fauré, etc. etc. etc.2
Proust songe peut-être à la Ballade lorsque Swann, entendant la Sonate chez les Verdurin, dans «Un amour de Swann», se souvient de la première audition qu'il en a faite un an auparavant:
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet…3
L'analyse paraît fidèle au rytme lent de la Ballade, à la course imprévue du premier thème, exposé trois fois, la troisième en un simple rappel après l'exposition du deuxième thème. Le rapprochement permet en outre de comprendre que la sonate de Vinteuil est le plus souvent jouée au piano seul dans la Recherche du temps perdu. En effet, avant la version de 1881 de la Ballade, pour piano et orchestre, Fauré avait composé en 1879 une version pour piano seul.
Or, la Ballade est sans aucun doute l'œuvre la plus originale de la jeunesse de Fauré. Dans son intérêt pour elle, il faut croire que Proust fut sensible à sa structure formelle. Voici de que Fauré en disait à son amie Mme Clerc en septembre 1879, sur le chemin de Munich, au cours d'un voyage où il devait entendre la Tétralogie:
…les morceaux de piano n°2 et n°3 ont pris une importance plus considérable grâce à un n°5 qui est un trait d'alliance entre le 2 et le 3. C'est-à-dire que par des procédés nouveaux quoique anciens j'ai trouvé le moyen de développer, dans une sorte d'intermède, les phrases du n°2 et de donner les prémices du n°3 de façon que les trois morceaux n'en font qu'un. Cela est donc devenu une Fantaisie un peu en dehors de ce qui se fait, je voudrais du moins en être sûr.4
L'équivoque de l'ancien et du nouveau est de celles que Proust soulignera souvent, chez Baudelaire par exemple. Mais le plus important est le souci d'unité dont témoigne le musicien, en des termes voisins de ceux auxquels Proust aura recours pour définir l'unité de son roman. Fauré rend compte de la construction élaborée de la Ballade: il y eut d'abord une suite de fragments ou de morceaux séparés, avant que ceux-ci trouvent leur unité. Les trois morceaux disjoints auxquels il fait allusion correspondent aux trois thèmes, un point d'orgue subsistant dans l'œuvre entre les deux premiers.
Le premier mouvement, andante cantabile, introduit lentement le thème A: souple, gracieux, ingénu, sur accompagnement d'accords, il serait celui que Proust décrit lorsque Swann se remémore, chez les Verdurin, sa première audition de la sonate de Vinteuil. Le thème B, allegro moderato, apparaît après un point d'orgue. «C'est un motif descendant, une sorte de gamme qui emprunte tout à coup des contours compliqués très "fin de siècle", écrit Jean-Micle Nectoux5. Les thèmes A et B sont ensuite développés. Suit une brève transition, andante, sur un thème d'appel C, servant à introduire le second mouvement, l'allegro central de la pièce. Son thème C' est une variation rythmique et une transformation expressive du thème d'appel C, et il le développe avec le thème B: c'est la «sorte d'intermède» qu'évoque Fauré dans sa lettre. Un court andante réintroduit alors le thème C, qui sera véritablement développé dans le troisième mouvement, l'allegro moderato final, où il s'épanouit dans des trilles, qui, bien que nullement réalistes ni descriptifs, suggèrent des chants d'oiseaux et des feuilles agitées. A cause de cette impression de forêt, l'œuvre fut rattachée à l'esthétique impressionniste. Proust ne l'ignore pas, et la première description de la sonate de Vinteuil, ou plutôt de son effet sur Swann, rappelle évidemment l'impressionnisme, en particulier dans la comparaison coloriste entre la partie de piano et «la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune6». Mais Swann va au-delà de l'impression fin de siècle et pénètre la composition élaborée de la pièce: «Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique7». De l'impressionnisme au formalisme: sachant apprécier le chef-d'œuvre de jeunesse de Fauré, datant de 1879, Proust annonce en fait les goûts de l'entre-deux-guerres, période avant laquelle la conception neuve de la Ballade de Fauré resta incomprise, ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Nectoux8. Appartenant au XIXe siècle, présentée par Fauré lui-même avec modestie, peut-être pusillanimité et sûrement ambiguïté, comme le résultat de «procédés nouveaux quoique anciens», la Ballade n'en est pas moins l'une des premières œuvres annonçant le XXe siècle: elle invente sa propre forme sans schéma préconçu, elle adopte une stucture convergente, A-B-C'-B'-C, le mouvement central développant les thèmes exposés dans les mouvements extrêmes. Ainsi l'exposition du thème C dans le finale succède à son développement dans l'allegro central. La Ballade de Fauré échappe résolument aux critiques de Proust contre l'absence de conception et d'unité des œuvres du XIXe siècle, telles qu'il les exprime dans La Prisonnière.

Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.58 et suivantes.



Notes :

1 : Contre Sainte-Beuve, Pléiade p.565
2 : Correspondance, t.XIV, p.234-236)
3 : Pléiade Tadié, t.I, p.207
4 : Fauré, Correspondance, Flammarion, p.96
5 : Fauré, Seuil, p.38
6 : RTP, Tadié, t.I p.205
7 : Ibid, p.250
8 : Fauré, op.cit., p.40

Les livres pour enfants et les livres pour vieillards

La question avait été soulevée ici, dans les commentaires:

il y a une chose avec laquelle je ne suis pas d'accord (et c'est J.K. Rowling qui l'a dit, dès les premiers tomes, quand on lui a reproché de faire des trusc un peu violents pour des enfants :) ce [la saga Harry Potter] ne sont PAS des livres pour les enfants [...]

Personnellement, je ne comprends pas plus la catégorie "livres pour enfants" que celle, si elle existait, de "livres pour vieillards".

Si les Harry Potter ne sont pas des livres pour enfants, ce sont des livres ratés, ou disons, des livres qui n'existent pas.
Avec son habituel goût de la provocation, Orimont fait un parallèle avec "les livres pour vieillards", supposant la catégorie impossible.

Je vais esquisser une réponse en deux temps, d'une part pour soutenir que les livres pour enfants existent, mais qu'on peut sans doute étendre la catégorie à tout ce que j'appellerais "para-littérature", et d'autre part que je conçois parfaitement "des livres pour vieillards", qui sont tout simplement les livres de la maturité.
Ne faites pas de ces quelques réflexions une profession de foi, il ne s'agit que de quelques pistes rapidement jetées.

Je caractériserais la littérature pour enfants (ou les livres pour enfants: les deux sont ici confondus) par une forme : un récit linéaire s'acheminant vers une fin le plus souvent heureuse et morale, et par une qualité plus difficile à définir : la vitesse de lecture.
Le livre pour enfants se lit vite, très vite, les mots ne résistent pas à un lecteur adulte entraîné (et c'est bien pour cela que de nombreux lecteurs français qu'on imaginerait pas lire Harry Potter le lisent en anglais : ainsi le texte résiste davantage. (Seraient-ils capables de le lire en français?))
Cette caractéristique est partagée par les romans de gare, les romans policiers, les romans de cape et d'épée, les romans de science-fiction... tous livres de lecture agréable, mais qui ne "résistent" pas, qui ne se lisent que dans un sens, tendu vers leur dénouement, et sont donc peu nourrissants.
Bien entendu, il s'agit d'un critère éminemment subjectif, et il conviendrait peut-être davantage de parler d'âge "littéraire" du lecteur: il est tout à fait possible d'imaginer des lecteurs d'un âge biologique avancé coincé à un âge littéraire enfant ou adolescent ou midinette.

Certains s'en moquent ou s'en désolent. Il me semble que c'est juste une question de temps, de parcours, d'éducation du goût, comme dans tous les arts: tout n'est pas accessible immédiatement, mais une fois qu'on a pris goût au meilleur, il est difficile de faire machine arrière. Cependant, on garde toujours beaucoup d'indulgence pour ses premières lectures : il est logique et sain que l'affection pour un texte ne soit pas uniquement une affaire de jugement esthétique, mais qu'un livre se charge de souvenirs de lecture.

Certains lecteurs atteignent des "âges littéraires" avancés. Leurs lectures sont donc des "lectures de vieillards". Ce sont des textes qui ne racontent rien, ou pas grand chose («Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le vicomte seront dupés», écrivait déjà Flaubert en 1879), qui ne sont pas tendus vers leur fin mais entièrement contenus dans le présent de la lecture, des textes dont l'épaisseur se déploie dans chaque phrase, chaque paragraphe, si bien qu'ils peuvent être longs à lire, parce qu'on regarde par la fenêtre, on rêve, on se souvient, on réfléchit, on soupèse... Pensez à Borges, par exemple. Dans cet âge de la maturité, les romans perdent de leur importance en tant que roman, récit ou "histoire", le lecteur ayant appris que la vie est plus foisonnante que le plus palpitant des romans: ce qu'il recherche, c'est un éclairage, une mise en ordre du monde (y compris pour en souligner l'absurdité (cf. Beckett, par exemple)), la reconnaissance de certains motifs ou au contraire la désorientation. Lectures de la maturité, sans aucun doute, même s'ils peuvent toucher de "jeunes" lecteurs: ce sont quoi qu'il arrive des livres qu'on relit.


PS: il me faut mentionner les lecteurs qui lisent vite des livres destinés à être lus lentement, ou plus lentement, — et s'en targuent. Personnellement, se vanter de "lire vite", comme un exploit, Claude Simon ou Henry James, me semble bien plus incompréhensible (et infantile, de mon point de vue) qu'un goût pour Amélie Nothomb ou une tocade pour Harry Potter ou l'héroïc fantasy.

Technique du temps qu'on ne veut pas laisser se perdre

Mais ses bonnes résolutions s'effilochent peu à peu et la rédaction du journal, devenue assez vite irrégulière, l'oblige, pour rattraper le temps perdu et combler les lacunes, à opérer des retours en arrière qui se multiplient, s'allongent jusqu'à devoir être fragmentés, au risque de périlleuses acrobaties (assez «modernes») où elle retombe toujours sur ses pieds, malgré tout.

extrait de la "Mise au point" qui tient lieu d'avertissement au début de Jeune mariée, de Catherine Robbe-Grillet. (Fayard, 2004)

Comme le temps passe

Il faisait beau, je n'étais pas spécialement pressée, j'allais de Beaubourg à la bibliothèque de la place d'Italie, je me suis arrêtée au "Chemin des Philosophes", 1, rue des Feuillantines.
J'évite de venir dans cette librairie, trop de choses me font envie, mais j'aime bien savoir qu'elle existe.
La dernière fois que j'y étais passée, le libraire m'avait fait miroiter un exemplaire original de la thèse de Pierre Hadot en deux volumes. Je venais juste de lui acheter un livre très cher, j'avais donc dû renoncer.
Je revenais avec l'espoir cette fois de pouvoir acquérir l'objet précieux.
Je n'avais pas réalisé que cette dernière fois remontait à dix-huit mois. La thèse était vendue depuis longtemps (et tant mieux, tant mieux).

Je suis repartie avec un exemplaire de la thèse de Clémence Ramnoux, que je vénère. Vocabulaire et structures de pensée archaïque chez Héraclite: je ne lis pas le grec, mais ça m'est bien égal. J'ouvre au hasard:

Les Racines. Depuis combien de temps les histoires vont-elles contant, les doxographies anciennes d'abord, les histoires modernes joyeusement dans leurs foulées, qu'Empédocle aurait inventé la liste définitive des quatre «éléments», comme on dit pour traduire un mot de vocabulaire non empédocléen qui signifie les lettres? Rien que dans les textes existants d'Empédocle, on trouve bien quelque quatorze listes, complètes ou incomplètes, à quatre, à trois, (sans compter les allusions à deux), avec une variété déconcertante de noms (Cf. Frs. 6, 17, 21, 22, 27 37, 38, 62, 71, 73, 96, 98, 109, 111,115). Le chiffre 4 s'impose, et de même la formule: 4+2=6. Sur cette armature le shéma se déforme sans cesse. Qui pis est: les listes ne sont pas superposables. La variété des noms pourraient être mise au compte de la fantaisie poétique, ou de la nécessité de la versification, encore que ce soit une explication courte. La superposition impossible ne sera mise au comtpe d'une imprécision de la doctrine que par des esprits légers et paresseux.
Quand Empédocle se mêle de décrire la respiration sur le modèle d'un jeu avec une horloge à eau, ou l'œil sur le modèle d'une lanterne avec son appareil de protection contre le vent, il le fait avec une précision proprement exemplaire. C'était peut-être un esprit tourmenté de contradictions affectives puissantes, ce n'était sûrement pas un esprit flou. On a d'ailleurs toujours tort de se tirer des difficultés posées par un texte grec, surtout un de bonne époque, en supposant de la confusion. Dans le jeu de la subtilité et de la précision, le moderne se fait régulièrment battre par le grec. Il convient en tout cas d'épuiser toutes les explications possibles, avant que d'admettre de la malfaçon dans la doctrine. Qu'on renonce donc à superposer ce qui n'est pas superposable. Qu'on le lise plutôt dans des clefs, ou à des niveaux différents. Il s'agit toujours des racines, justement dites telles parce qu'elles s'enfoncent dans l'invisible: dans le visible elles s'épanouissent, et portent des noms et des formes divers dans divers domaines et à divers étages.
Clémence Ramnoux, Vocabulaire et structures de pensée archaïque chez Héraclite, p.180, société d'édition «Les Belles Lettres», 1959.

Quel âge avait-elle quand elle a écrit cela?
Le papier est glacé, très lisse, l'impression au plomb, les caractères ont un léger relief sous les doigts, les pages sont soigneusement coupées, gondolées en fin de volume, comme si elles avaient pris l'humidité. D'où vient ce livre, à qui a-t-il appartenu, comment est-il arrivé là? Une succession, un besoin d'argent? J'aimerais savoir.

Mort d'une héroïne rouge, de Qiu Xiaolong

Courte biographie : Qiu est né à Shanghai. Lors de la Révolution culturelle, son père est la cible des révolutionnaires et lui-même est interdit d’école. Il réussit néanmoins à soutenir une thèse sur T.S. Eliot et poursuit ses recherches aux États-Unis. Les événements de Tian’an men le décideront à y rester.

Le livre est paru en 2000 aux Etats-Unis. L'histoire se déroule au printemps 1990, après les événements de la place Tiananmen.

Le début est très lent, didactique, chaque fait expliqué un peu lourdement, sans humour. L'inspecteur Chen, devenu policier par hasard, ou plutôt par le fait de l'organisation politique et sociale chinoise qui dispose de l'existence des individus dans le détail (enfance, études, lieu d'habitation, emploi, logement, etc), est consciencieux, intègre et féru de poésie classique.
Puis le livre trouve son rythme et dégage un indéfinissable charme désuet, peut-être parce qu'au delà —ou en-deça— de la couche de communisme ou de modernisme qui couvre Shanghaï, on découvre une civilisation attachée à des valeurs simples et fondamentales, la cuisine, la famille, la fidélité, l'ordre domestique. La morale confucianiste permet la sérénité. Cela peut faire sourire; confronté à l'arbitraire politique et aux difficultés de la vie quotidienne, c'est émouvant. Il se dégage de tout cela un portrait de Chinois humblement courageux, ignorants que leur humilité est du courage.
Guan, la victime, est une "travailleuse modèle". L'inspecteur Chen imagine ce qu'aurait pu être sa vie si elle n'avait pas désiré la gloire, cette gloire s'obtenant au prix d'une soumission totale à la politique:

Guan aurait pu épouser l'ingénieur Lai, ou un autre. Elle aurait été une ménagère ordinaire qui marchande une poignée de ciboules au marché, qui fait les poches de son mari le matin, qui se bagarre pour caser son réchaud dans la cuisine collective... Mais elle vivrait, comme tout le monde, ni trop bien ni trop mal. La politique avait rendu impossible une telle vie personnelle. Comblée d'honneurs , elle ne pouvait pas se satisfaire d'un homme ordinaire, insuffisant pour son statut et son ambition. Elle ne pouvait pas descendre de la scène pour draguer un homme à un arrêt de bus ou flirter avec un inconnu dans un café. D'autre part, quel homme voudrait vraiment pour épouse un membre du Parti qui fait des discours politiques à la maison — et même au lit?
Qiu Xialong, Mort d'une héroïne rouge, p.411

L'enquête amène l'inspecteur Chen à suspecter le fils d'un haut dignitaire de la ville de Shanghaï, un "ECS", enfant de cadre supérieur. Cette classe crainte et détestée du petit peuple chinois est présentée sous deux angles: elle est insupportable car elle a tous les droits, elle est infréquentable car la fréquenter ne permet plus de distinguer ce que l'on doit à son propre mérite et ce que l'on doit à son soutien.
Mettre en cause un ECS quelques mois après Tienanmen sera sans doute interprété par les vieux communistes comme une remise en cause de leur légitimité, explique le secrétaire du Parti au sein du commissariat. C'est dangereux, l'équilibre du pays est fragile. Que l'ECS soit coupable ou non n'a finalement pas grande importance. De façon générale, ce que font les individus compte peu, c'est ce qu'ils sont, et surtout ce que sont leurs parents, oncles, grandes-tantes, amis, qui est fondamental. (Cependant, cette généralisation est inexacte, ce que fait chacun est largement commenté et chacun vit sous les yeux de tous dans une ville où une famille de trois personnes vit dans une pièce de huit mètres carré avec cuisine commune et poêle à charbon. La rumeur peut ruiner une réputation dans une société très prude.)

Chen subit des pressions politiques pour abandonner l'enquête, il doit choisir entre son métier et sa conscience professionnelle. S'appuyant à tout moment sur des vers anciens (expliqués et remis dans leur contexte à chaque fois. Cela devient de plus en plus plaisant; ce qui au début était un peu ennuyeux finit par être trop rare à la fin, on en voudrait davantage), il fait ses choix, non dans une pureté angélique, mais en décidant d'utiliser toutes les armes à sa disposition.

Promenade au phare

La structure est simple: unité de lieu, une maison de vacances au bord de la mer; trois périodes, une journée, plusieurs années (cinq ou six), une journée.

La description des lieux et des personnages est donné par les impressions des personnages, leurs sensations et leurs sentiments, la narration glissant sans heurt d'un narrateur à l'autre et changeant les points de vue.
Lorsque la maison est vide, la description est prise en charge soit par l'auteur, soit par les femmes de ménage, et ce sont la lumière, les ténèbres, les courants d'air, qui deviennent personnages. L'effet est inattendu:
Rien ne bougeait dans la salle à manger, l'escalier. Toutefois, par les gonds rouillés et les boiseries gonflées et saturées d'humidité marine, certains airs, détachés de la masse du vent (la maison tombait en ruine après tout) s'insinuèrent par les coins et se risquèrent à entrer. Pour un peu, il était possible de les imaginer, pénétrant dans le salon, questionnant, s'étonnant, faisant un jeu de cette palpitation du papier peint décollé, demandant: allait-il tenir encore longtemps, quand allait-il tomber?

Virginia Woolf, Promenade au phare, partie II chapitre 2, traduction de Magali Merle pour La Pochothèque.
Le sujet du livre n'est rien, ou presque rien: la vie, les ambitions des uns et des autres, le mariage (nécessaire ou pas à une vie heureuse?), la difficulté de créer, la tyrannie d'un père de famille dans lequel on reconnaît des traits du père de Virginia Woolf, la façon dont le temps passe, mais aussi la façon dont certains instants restent à jamais gravés en nous. C'est d'ailleurs le savoir-faire de Mrs Ramsay, l'héroïne du roman: immobiliser le temps. «Mrs Ramsay faisant de l'instant quelque chose de permanent»1 réalise dans sa vie de ménagère l'ambition de l'artiste, provoquant admiration et jalousie inconsciente.

L'humour, parfois l'ironie, de Virginia Woolf, est constant, elle effleure avec légèreté la vie, la mort, les déceptions, et peint à merveille l'évolution des sentiments au sein d'un même être au contact d'un autre (on songe au ''Planétarium'' de Sarraute à venir). Les objets et les autres, tout influe sur nos sensations, et nos sentiments font changer notre point de vue sur les objets et les autres: l'interaction est constante et sans fin.
Cette clé de lecture nous est clairement donnée dès la première page:
Comme il appartenait, à l'âge de six ans déjà, à cette grande tribu où l'on est incapable d'endiguer le flot de sentiments, et obstiné à laisser les perspectives d'avenir, avec leur cortège de joies et de peines, obscurcir la réalité palpable; comme chez ces personnes, même en leur prime enfance, la moindre oscillation de la roue des sensations peut cristalliser et pétrifier l'instant qu'elle enténèbre ou illumine, James Ramsay, assis par terre à découper des images dans le catalogue illustré des «Army and Navy Stores», encercla celle d'un réfrigérateur, tandis que sa mère parlait, d'une aura de divine félicité; d'un liseré de joie.

Ibid, première page.
Un exemple de l'humour de Virginia Woolf et de son procédé qui consiste à rendre par des images matérielles et fantasques des sentiments et des sensations:
Il contempla avec satisfaction son pied, le tenant toujours en l'air. Ils avaient abordés, sentit-elle, une île ensoleillée où résidait la paix, où régnait la santé de l'esprit, sous un soleil éternel, l'île bénie des bonnes chaussures.
Ibid, partie III, ch.2
Les passages décrivant à deux reprises, (à des années d'intervalle pour le personnage) la difficulté de peindre, la difficulté de convertir ce qu'on voit et ce qu'on sent en réalité sur une toile, sont magnifiques. L'écart entre la démesure de la question et l'humilité de la réponse est terrible:
«Comme une œuvre d'art», répéta-t-elle, son regard allant de la toile aux marches du salon et retour. Il lui fallait se reposer un instant. Et pendant cet instant de repos, tandis que son regard allait vaguement d'un objet à l'autre, la vieille question qui continuellement traverse le ciel de la pensée, la vaste question, générale, sujette à se préciser en de tels moments, où elle donnait libre essor à des facultés dont elle avait beaucoup exigé, vint se présenter au-dessus d'elle, s'arrêter, s'obscurcir, au-dessus d'elle. Quel est le sens de la vie? Rien de plus — question simple; qui tendait à vous cerner de toutes parts au fur à mesure des années. La grande révélation n'était jamais venue. Peut-être la grande révélation ne venait-elle jamais. À sa place, de petits miracles quotidiens, des illuminations, des allumettes inopinément craquées dans le noir, en cet instant, par exemple.

Ibid, partie III, ch.3




Note
1 : partie III chapitre 3

En 1600, déjà

LYSANDER (reads) — "The thrice-three Muses mourning for the death
Of learning, late deceased in beggary."

LYSANDRE (lisant) — «Les Muses, trois fois trois, déplorant le décès
Du savoir, mort tout récemment dans la misère.»

William Shakespeare, Songe d'une nuit d'été, Acte V, sc 1.
traduction de Jean Malaplate pour la collection Bouquins

Une vie sans but

Je ne suis pas sûre que cette phrase trouvée hier chez Zvezdo soit d'un grand réconfort. Ou peut-être que si. Je ne sais pas.
Nous réalisons peut-être un but, pourtant –parmi nos activités quotidiennes–, nous ne tenons pas cette réalisation en grande estime, nous ne la remarquons pas et ainsi, alors que nous accomplissons le but de notre vie, notre vie elle-même nous semble ne pas avoir de but. Que pourrions nous faire d'autre? Finalement, la "vie" est taillée sur mesure; et si nous constatons que notre vie est une erreur, nous pouvons difficilement considérer que la digne réparation de cette erreur –du moins en ce qui concerne notre personne– soit la mort.

Imre Kertész, Un autre, p.124

Parmi mes réplique préférées

— Entre nous, à quoi penses-tu en général ?
— A Montauban, on devrait jamais quitter Montauban !

Michel Audiard, Les tontons flingueurs

Cours de philosophie en six heures et quart de Witold Gombrowicz

Résumer un livre qui résume la philosophie en six heures et quart est un défi stupide qu'il m'est, par hasard, assez facile de relever : en effet ce livre est la réponse (une réponse possible) au premier sujet de dissertation de philosophie auquel j'ai eu à me frotter: «Quel rapport la conscience entretient-elle avec ses objets?»

La préface, assez longue, de Francesco M. Cataluccio nous explique que ces cours donnés à sa femme et à son ami Dominique de Roux aidaient Gombrowicz à oublier la souffrance de sa maladie.

Les cours de Gombrowicz articulent le passage d'une pensée à l'autre depuis Kant. Ils étudient le cheminement de la philosophie classique à la philosophie existentialiste à travers une poignée de philosophes. L'ironie et le recul de Gombrowicz sont constants, pour lui la philosophie est un jeu intéressant, poétique, fondamental, mais auquel il ne faut pas "croire", elle ne construit que des systèmes qui passent: «Je suis de l'école de Montaigne et je suis pour une attitude plus modérée: il ne faut pas succomber aux théories, il faut savoir que les systèmes ont une durée de vie très courte et ne pas s'en laisser imposer.» (p.120)


Collage rapide de quelques propositions, si rassemblées déjà que je vois mal comment les résumer:

- A propos de Descartes : «La philosophie commence à s'occuper de la conscience comme chose fondamentale.» (p.46)

- Kant: «Il ne s'agit pas de critique de la raison pure; on veut juger sa propre conscience.» «Le raisonnement de Kant dans la Critique de la raison pure, même exprimé de façon obscure, est: tout ce que nous savons du monde, nous l'exprimons par des jugements.» (p.47)

- Schopenhauer:

Ici s'ouvre la porte d'une nouvelle pensée philosophique: la philosophie cesse d'être une démonstration intellectuelle pour entrer en contact direct avec la vie. (p.67)
Je répète: Kant a démontré que nous ne pouvons jamais pénétrer dans le monde du numen, par exemple il est impossible, avec un raisonnement, de prouver l'existence de Dieu. En ce sens, Kant a dit que notre raison est limitée au monde phénoménologique. Le temps et l'espace ne sont pas hors de nous, c'est le sujet pensant qui les introduit dans le monde, nous ne pouvons donc rien percevoir d'infini, d'universel comme Dieu. [...]
Quand la volonté de vivre se manifeste dans le monde phénoménologique, elle se divise en une innombrable quantité de choses qui se dévorent mutuellement pour vivre. Le loup dévore le chat, le chat la souris, etc. (p.69)

- Hegel:

Hegel découvre cette contradiction dans la base même de l'esprit; par exemple quand nous disons tout, nous devons admettre le singulier. [...]
La philosophie de Hegel est une philosophie du devenir, ce qui est un grand pas en avant, car ce processus du devenir n'apparaît pas dans les philosophies antérieures. Ce n'est pas seulement un mouvement, mais un progrès, puisque ce processus dialectique nous met toujours sur un échelon supérieur jusqu'à l'aboutissement final de la raison, et ce processus chez Hegel est naturellement fondé sur le progrès de la raison, c'est-à-dire de la science. Ce qui le mène à donner la plus grande importance à l'histoire. (p.80)

- Kierkegaard:

L'attaque de Kierkegaard contre Hegel se résume ainsi: Hegel est absolument irréprochable dans sa théorie, mais cette théorie ne vaut rien.
Et pourquoi?
Parce qu'elle est abstraite, tandis que l'existence (c'est la première fois que mot apparaît) est concrète.
[...]
L'existentialisme se veut surtout une philosophie du concret. Mais c'est un rêve; avec la réalité concrète, on ne eput pas faire des raisonnements. Les raisonnements usent toujours des concepts, etc. L'existentialisme est donc une pensée tragique car elle ne peut pas se suffire à elle-même, elle doit être une philosophie concrète et abstraite en même temps. (p.87)

- L'existentialisme, Husserl.

Husserl dit: puisque nous ne pouvons rien dire du numen (chose en soi), nous mettons entre parenthèses le numen; c'est-à-dire que l'unique chose de laquelle on peut parler, ce sont les phénomènes. [...]
Tout a changé de façon démoniaque. Cela change l'univers. Il n'y a rien de plus qu'un centre définitif qui est la conscience et ce qui se passe dans la conscience. [...] Tout se réduit à des phénomènes dans ma conscience. Comment, dans cet état de choses, peut-on faire de la philosophie?
Je vous prie de ne pas oublier que c'est une façon extrêment rudimentaire de vous présenter la phénoménologie.
Il y a encore une loi de la conscience formulée par Husserl, qu'on appelle «l'intentionalité» de la conscience, c'est-à-dire que la conscience consiste à être conscient. Mais pour être conscient, il faut toujours être conscient de quelque chose. Et cela signifie que la conscience ne peut jamais être vide, séparée de l'objet. Cela mène directement à la conception de l'homme de Sartre qui dit que l'homme n'est pas un être en soi comme le sont les objets, mais un être «pour soi», qu'il est conscient de lui-même. Cela mène à une conception de l'homme séparée en deux avec un vide. C'est pour cette raison que le livre de Sartre s'appelle néant.[...]
Mais, avec la méthode phénoménologique, on peut organiser les données de notre conscience concernant notre existence. Et c'est l'unique chose qui nous reste. (p.91-94)

Quel est l'avenir de l'existentialisme? Très grand. Je ne crois pas aux jugements superficiels pour qui l'existentialisme est une mode. L'existentialisme est la conséquence d'un fait fondamental de la rupture intérieure de la conscience qui se manifeste non seulement dans les qualités fondamentales de l'homme mais — fait extrêmement curieux — est évidente par exemple dans la physique où vous avez deux moyens de concevoir la réalité
– corpusculaire
– ondulatoire
Exemple : théories de la lumière.
Or, les deux théories sont justes, comme le démontre l'expérience, mais elles sont contradictoires. [...] Or, selon moi, l'homme est divisé entre le subjectif et l'objectif de façon irrémédiable et pour toute l'éternité. C'est une espèce de plaie que nous avons dont il est impossible de guérir et dont nous sommes de plus en plus conscients. (p.107)

- la liberté chez Sartre
- Heidegger : «L'homme est essentiellement malheureux parce qu'il veut être. Il faudrait ajouter des choses très importantes sur le temps.» (p.122)
- Marx : «La contemplation va au diable.» (p.138)

- Nietzsche :

Nietzsche considère que le pessimisme est une faiblesse, condamné par la vie, et l'optimisme, une chose superficielle (canadienne!)
Que reste-t-il?
Un saut dans les profondeurs: c'est l'optimisme tragique qui reste à l'homme, l'adoration de la vie et de ses lois cruelles malgré toute la faiblesse de l'individu. (p.140)

L'épopée du Normandie-Niémen

Ce livre de mémoires couvre toute une vie, mais douze pages sont consacrées à la période 1945-2006, tandis que le reste du livre raconte la vie de Roland de la Poype durant la seconde guerre mondiale.

Je connaissais déjà l'auteur par les récits de Paul, sa maladresse, sa gentillesse, son incapacité à rester en place, et si j'ai un regret, c'est que Roland de La Poype ait raconté tout cela si tard dans un livre si peu épais : le lecteur est frustré de ne pas avoir davantage de détails et d'anecdotes à se mettre sous la dent. Cependant, cela s'explique parfaitement par la personnalité de l'auteur: ce n'est pas un homme à se retourner sur son passé, toute sa vie il fourmillera d'idées et de projets menés à bien (l'inventeur du berlingot Dop, le plus grand concurrent des emballages Tetra-Pack, le concepteur de la Méhari, le créateur du Marineland d'Antibes). C'est un esprit vif, drôle, entreprenant; écrire ses mémoires n'était sans doute pas "son genre", et je me demande ce qui a pu le convaince: le fait de n'être que deux présents à l'inauguration du mémorial dédié au «Normandie-Niémen» au Bourget le 22 septembre 2006?

Roland de La Poype s'est embarqué dès juin 1940 pour l'Angleterre.
J'ai appris le rigoureux entraînement auxquels la RAF soumettait ses aviateurs, le débarquement raté de Dunkerque, la tentative malheureuse pour rallier les Français de Dakar.
La Poype fera partie des quatorze premier volontaires pour constituer l'unité qui ne s'appelle pas encore Normandie. Le périple pour rejoindre la Russie à partir de l'Angleterre passe par... Lagos, Le Caire, Bagdad.
Tous les récits se caractérisent par un même hommage à la camaraderie et une même tendance spontanée au chahut et aux blagues. Ainsi durant une escale en Afrique :

Malgré la chaleur, la poussière et le manque de confort, chaque étape est l'occasion d'une bonne partie de rigolade. A Ouadi-Alfa je glisse, avec l'aide d'un complice, un crocodile empaillé dans le lit de Marcel Albert. Le lendemain, l'ancien métallo de chez Renault pousse un cri à réveiller tout l'hôtel en découvrant qu'il a passé la nuit avec un reptile à la gueule grande ouverte.

L'épopée du Normandie-Niémen, de Roland de La Poype, p.98

On sent bien qu'il y aurait des dizaines d'anecdotes de la même eau et l'on est un peu frustré de ne pas y avoir droit... Il nous manque un journal. Mais quelqu'un d'aussi remuant et dévorant si pleinement la vie peut-il tenir un journal?

Plus tard, c'est l'arrivée en Russie, la découverte des chameaux de bas et de l'hiver russe. Première sortie en solo, occasion pour le lecteur de se rappeler que la vue était à l'époque le premier instrument du pilote:

Mon premier vol en solo me fait réaliser de façon brutale que nous avons pénétré dans un monde totalement nouveau pour nous. Sous les plans de l'avion, il n'y a pas une route, pas un village ou une voie ferrée pour se guider. Rien que de la neige à perte de vue qui a effacé tous les repères indispensables à la navigation aérienne.
Ibid, p.113

La neige, le froid, la nourriture, la vermine... Je retrouve les Carnets de guerre de Vassili Grossmann. Les aviateurs sont relativement privilégiés, les mécaniciens français ne s'habitueront pas à ces conditions si difficiles et rentreront au pays. Ils seront remplacés par des mécaniciens russes, chacun profondément attaché à "son" pilote. (Un vibrant hommage est rendu à Maurice de Seyne qui mourra aux commandes de son Yak, refusant de sauter et d'abandonner son mécanicien sans parachute. De Seyne est apparemment devenu une légende en Russie.)

Roland de La Poype salue la chaleur et l'amitié dont feront toujours preuve les paysans et les ouvriers russes envers les Frantzouzy.
Et puis la guerre et les morts, les disparitions, l'attente, le froid, les combats...«Non, la guerre n'est pas une chose brillante. Il n'y a que ceux qui ne l'ont pas vécue qui ont envie de la faire.» (p.157) Pas de risques inutiles, «un bon pilote, c'est un pilote vivant».
Heureusement il y a le poker, le groupe des anciens, regroupé dans la première escadrille, est surnommé "la mafia" ou "les gangsters" (et là encore, il manque des détails!)
Je savais déjà par Paul que La Poype était étourdi et maladroit. Quelques anecdotes confirment ce portrait:

Suivant la tradition russe, on nous remet la médaille en main propre au lieu de nous l'épingler sur la poitrine. Troublé par les caméras et les photographes, il me faut quelques secondes pour trouver une poche où glisser la boîte minuscule, sous l'oeil amusé de Pouyade qui connaît ma gaucherie d'adolescent attardé.
[...]
C'est alors qu'un militaire que je ne connais pas s'approche de moi et me dit d'un ton un peu pète-sec:
— Mettez votre étoile de héros. Le Général va arriver.
Moment de panique. J'ai beau retourner toutes mes poches sous les regards amusés de l'assistance, impossible de mettre la main dessus.
— T'as perdu ta bonne étoile, «la Poisse»? me souffle Albert.
[...]
Comme Risso et Albert, je reçois également la Légion d'honneur et la croix de guerre.
— Les bananes, ici, ça pleut comme à Douala! lance Albert à la cantonnade.
— A ce rythme-là, on va pas tarder à rattraper les généraux soviétiques, dis-je en prenant une coupe de champagne.
Ibid, p.201 et suiv.

La guerre se poursuit, les anciens ont droit à une permission à Paris début 1945. Ils s'aperçoivent qu'ils sont devenus étrangers à cette ville qui les déçoit. Résumé de Marcel Albert aux copains lors du retour à l'escadrille:

— Vous perdez pas grand chose. C'est pas joli, joli. Les rancoeurs, les haines, le pays est divisé comme jamais. Des types qu'on met en prison et qu'on fusille alors qu'ils mériteraient tout juste un coup de pied au cul. Et le marché noir... Deux mille balles pour bouffer au resto, alors que les ouvriers restent à trois mille six cent balles. Ecoeurants, je vous dis...
Ibid, p.211

Et puis la fin de la guerre, le retour triomphal au Bourget, et à la fin de ce joyeux chapitre, le rappel, encore, que ce n'était pas un jeu: une vieille dame cherche son fils parmi les aviateurs qui se regardent sans oser parler.
Son fils, c'est le dernier qui soit tombé au combat.

Notes d'un souterrain

J'avais découvert ce livre dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Je ne rouvre pas René Girard avant d'écrire ce commentaire. Je ne lis pas non plus la préface de Todorov. Relevons simplement cette citation d'André Gide dans Dostoïevski : «Je crois que nous atteignons, avec les Notes d'un souterrain, le sommet de la carrière de Dostoïevski. Je le considère, ce livre (et je ne suis pas le seul), comme la clé de voûte de son œuvre entière.»

C'est un petit livre qui se compose de deux parties, une plus abstraite, dans laquelle le narrateur théorise son dégoût de la vie et analyse ses états d'âme et surtout ses revirements d'états d'âme; une seconde qui se présente comme un journal tenu quelques jours et qui illustre la première partie.

La maîtrise de la narration est impressionnante. Le récit fait du sur-place, il semble s'enfoncer à force de tourner sur lui-même en ruminations vaines et pourtant il se déplace, il avance, il possède une volonté de sens qui est de démontrer en toute lucidité qu'il tourne sur lui-même en ruminations vaines. C'est un livre de folie lucide.

Dans la première partie, le narrateur expose les raisons pour lesquelles l'homme ne se conduit pas rationnellement. Il y a quelque chose d'anti-hegellien dans cette démonstration, même si je ne sais si ce jugement possède une quelconque pertinence appliqué à Dostoïevski (Dostoïevski avait-il lu Hegel? Je n'en sais rien). Si l'homme se conduisait rationnellement, si deux et deux faisait quatre, sans doute au bout d'un temps d'observation suffisamment long tous ses actes seraient-ils prévisibles. Or s'il y a une chose que l'homme souhaite par dessus tout, avant le bonheur, le plaisir, la paix, c'est de demeurer imprévisible, c'est d'«avoir le dernier mot». C'est sa liberté qui est en jeu, finalement, même au prix du bonheur.

A présent, laissez-moi vous demander ce que l'on peut attendre de l'homme, être doué d'aussi étranges qualités ? Comblez-le de tous les biens terrestres, noyez-le dans le bonheur de telle sorte que seules des bulles viennent crever à la surface comme si c'était de l'eau ; accordez-lui une telle abondance économique qu'il n'ait plus rien d'autre à faire que dormir, manger des gâteaux et pourvoir à la non-interruption de l'histoire universelle — eh bien, même là, l'homme, même là, rien que par ingratitude, par malice, il trouvera le moyen de vous jouer un tour de cochon. Il ira jusqu'à risquer ses gâteaux et souhaiter délibérément le plus néfaste non-sens, l'absurdité la plus anti-économique, rien que pour mêler à tant de sagesse positive son funeste élément fantastique. C'est justement ses désirs fantastiques, sa bêtise la plus triviale qu'il voudra conserver à son acquis, à seule fin de se confirmer à lui-même (comme si c'était tellement indispensable !) que les hommes sont encore des hommes et non des touches de piano dont daignent jouer les lois de la nature en personne et de leurs propres mains, mais en menaçant de faire durer la musique jusqu'au moment où l'on ne pourra plus rien vouloir en dehors du calendrier. Et ce n'est pas tout : à supposer même qu'il soit vraiment une touche de piano, qu'on le lui prouve par les sciences naturelles et les mathématiques, là aussi, il refusera d'entendre raison et se livrera exprés à quelque acte contraire, par pure ingratitude, rien qu'elle : en somme, pour avoir le dernier mot. Et s'il est démuni de moyens, il inventera la ruine et le chaos, il inventera mille souffrances. Mais il aura eu le dernier mot ! Il jettera sa malédiction sur le monde, et comme la malédiction est le propre de l'homme (c'est ça le privilège qui le distingue principalement des animaux), ma foi, par sa seule malédiction il arrivera à ses fins, c'est-à-dire à se convaincre vraiment qu'il est un homme, et non une touche de piano. Si vous soutenez que même cela, on peut entièrement le prévoir en fonction d'une table de calcul — le chaos, l'obscurité, la malédiction — si bien qu'à elle seule la possibilité du calcul préalable arrêtera tout et que la raison l'emportera, dans ce cas, l'homme deviendra fou, exprès, pour ne plus avoir sa raison, mais avoir quand même le dernier mot ! Cela, j'y crois, j'en réponds, car toute la tâche de l'humanité consiste précisément, à ce qu'il me semble, en ce que chacun veuille perpétuellement se prouver qu'il est un homme et non une tirette d'orgue ! à se le prouver, quitte à payer les pots cassés ; quitte à revenir à l'âge troglodyte. Après cela, comment ne pas se laisser tenter, ne pas se vanter qu'on n'en est pas encore là et que le vouloir dépend encore le diable seul sait de quoi...

Dostoïevski, Notes d'un souterrain, première partie, fin du chapitre VIII. Traduction de Lily Denis pour GF-Flammarion

Cependant, cette exposition si rationnelle et si convaincante de l'origine du malheur des hommes, dû à leur refus d'une vie heureuse et prévisible, ne tient pas lorsqu'on examine le récit que nous fait le narrateur de quelques jours de sa vie: il apparaît très vite que l'homme du souterrain est moins un homme qui veut rester libre qu'un homme qui ne sait pas être libre, qui est incapable d'agir librement sans que les autres ne soient les moteurs, souvent répulsifs, de son action. La première partie est un leurre puisque la seconde ne l'illustre pas; le récit lui-même n'est pas ce qu'il prétend être.

L'homme du souterrain est un homme asocial, rongé par l'envie, intelligent, plus cultivé sans doute que nombre de ses collègues et anciens camarades d'école, mais incapable d'agir, et qui ne sait que passer sa colère sur son entourage pour se venger de son caractère trop faible. Les êtres plus forts que lui en rient, les êtres plus faibles en pleurent, mais tous finalement seront plus forts, même la fille de joie aura le courage de lui rendre son argent et de refuser sa pitié. L'homme du souterrain cherche quelqu'un à humilier et meurt de rage de ne pas le trouver, il ne peut vivre sans se mesurer aux autres et son comportement, dans une sorte d'enchaînement masochiste, fait que ce mesurage lui sera toujours défavorable.

C'est un récit étrange, le héros n'agit qu'avec retard, toujours à la traîne de sa pensée qui imagine et se représente par avance des scènes auxquelles elle ne sait donner corps par une action suivie et systématique. La trop grande importance accordée aux autres, à l'opinion supposée des autres, empêche le narrateur d'oublier de penser pour agir. Il est véritablement malade d'être conscient, de posséder une conscience, car ainsi qu'il le dit en première partie «l'excès de conscience est une maladie, une véritable maladie.»


Comment avouer ce qui m'a réellement fait sourire en lisant ce livre? J'ai reconnu dans l'homme du souterrain le portrait d'une ancienne connaissance à la fois convaincue de sa supériorité et sans volonté, et j'ai trouvé dans cette description si exacte une revanche sardonique:

Non seulement je n'ai pas su devenir méchant, mais je n'ai rien su devenir du tout; ni méchant ni bon, ni crapule ni honnête homme, ni héros ni insecte. Et à présent, j'achève mes jours dans mon coin, m'échauffant la bile de la consolation parfaitement inutile qu'un homme intelligent ne sera jamais quelqu'un, que seuls les imbéciles y arrivent. Eh oui! Un homme intelligent du XIXe siècle doit, est moralement tenu d'être avant tout une créature sans caractère; mais l'homme de caratère, l'homme d'action, doit être de préférence une créature bornée.

Ibid, première partie, fin du chapitre I.

Le courage et les rêves

Jeudi 26 juillet, vers 14 heures.
Je viens de finir Harry Potter and the Deathly Hallows, je vais enfin pouvoir retourner lire les blogs et les journaux, j'avais si peur, après les rumeurs qui couraient avant la sortie du livre (un, ou peut-être deux, héros principaux devaient mourir) de lire par hasard un spoiler que je ne lisais plus rien depuis samedi, évitant le twitt effréné de Maître Eolas.

C'est bizarre de se dire que c'est fini.
La première fois que j'ai entendu parler d'Harry Potter, c'était à la radio en juillet 2000, lors de la parution de Harry Potter and the Goblet of Fire. J'étais un peu vexée de ne jamais en avoir entendu parler alors que le journaliste assurait que c'était un phénomène de société et que la New York Review of Book avait ouvert un classement "enfants" devant la grogne des auteurs et des éditeurs excédés de voir les livres de J.K. Rowling en tête des meilleures ventes depuis deux ans.
Nous étions en 2000, depuis une dizaine d'années je ne lisais pratiquement plus que des livres pour enfants et des romans policiers, un peu de philosophie, aussi.

Le 8 septembre 2000 (la date figure dans le livre), je trouvai chez Tea & tattered pages, une librairie/salon de thé de livres anglais d'occasion rue Mayet très particulière, sans doute un peu magique elle-même puisque chaque fois qu'on veut y manger une bonne raison s'interpose pour que cela ne soit pas possible, un exemplaire de Harry Potter and the Goblet of Fire. Je l'achetai, un peu choquée de trouver à l'intérieur une dédicace à la fille de la libraire: cette petite fille faisait peu de cas des cadeaux reçus. Vendre ses livres était-il une déformation familiale, le livre était-il donc si mauvais?

Je lus ce tome IV. Il me plut immédiatement: ce n'était ni niais ni pompeux, (les deux écueils de la littérature pour enfants), c'était moral sans être moralisateur, et l'idée de génie, me semblait-il, était d'avoir imaginé un univers magique possédant ses propres règles et contrainte: magie ne signifiait pas anarchique liberté, il y avait des cours, des examens, des professeurs, des vacances...
Le héros était parfait: ce n'était ni le plus intelligent ni le plus beau, il était un peu naïf, dans la plupart des situations il ne comprenait pas ce qui se passait ni pourquoi cela lui arrivait, à lui, sa principale caractéristique était le courage, ou plus exactement l'incapacité à céder ou à abandonner.
J'ai acheté et lu, je ne sais plus pourquoi, les livres dans l'ordre anté-chronologique : le III (le meilleur (avec le sept, désormais)), le II puis le I.

En novembre 2001, par pure mauvais tête, je présentais Harry Potter et la coupe de feu à un "dîner littéraire" d'anciens Sciences-Po. Le thème de la soirée était "la rentrée littéraire", et je trouve ce concept si stupide et si snob (que faut-il avoir lu pour être dans l'air du temps?) que cela me plaisait de provoquer quelques moues dégoûtées et quelques airs pincés (c’est mon snobisme personnel: provoquer l’air pincé des bien-pensants et des mieux-lisants).
J'adore l'air surpris et/ou dégoûté des gens lorsqu'ils découvrent que je lis Harry Potter: «Tu lis Harry Potter, toi?» (ou: «Vraiment, vous lisez Harry Potter?») et vlan, je descends de sept ou huit marches dans leur estime. Ce dont ils ne semblent pas se rendre compte, c'est que leur réaction me permet à moi aussi de les cataloguer.

J'ai acheté le tome V le jour de ma première rencontre avec Renaud Camus, lors d'une séance de signature chez Sophie Barrouyer (le 25 juin 2003, cf p.330 de Rannoch Moor), le tome VI est sorti le 16 juillet 2005, je l'avais dès le matin dans ma boîte à lettres et le tome VII, enfin, samedi dernier.
C'est toujours un peu mélancolique, le dernier tome d'une saga. Je ne souhaite qu'une chose, c'est qu'il n'y ait pas de suite, ce serait vraiment dénaturer l'esprit de l'ensemble pour n'en faire plus qu'un objet commercial. (A ceux qui diront que c'est déjà cela, je répondrai que ce l'est devenu ensuite, par récupération, mais cela n'a pas été écrit dans cet esprit. Le dernier tome en est la preuve éclatante, il n'y a pas de baisse dans la tenue du récit).


Il rejoint dans mon panthéon des livres pour enfants les Chroniques de Narnia et Le Seigneur des Anneaux.
J’ai découvert récemment que ces sagas étaient parmi les plus vendues au monde (cf Le Monde du 12 juillet 2007) : 100 millions d’exemplaires vendus pour C.S Lewis et traduction en trente langues, 100 millions également pour J.R.R. Tolkien et traduction en 25 langues, 325 millions pour J.K. Rowling et traduction en 60 langues.

J’ai lu Le lion et la sorcière blanche et Prince Caspian à sept ans, dans la bibliothèque rose. C’était comme d’habitude des livres empruntés à Ivan.
Je me les suis fait offrir au premier Noël passé en France. À dix-huit ans, j’ai découvert qu’il s’agissait en fait d’une série de sept livres, dont deux seulement étaient traduits en français, alors que ces Chroniques étaient même traduits en polonais (le livre trônait en vitrine de la librairie polonaise boulevard Saint-Germain). J’ai passé un été à traduire le premier de la série, Le Neveu du magicien, sur Rédacteur. Je ne l’ai jamais envoyé à un éditeur, qui aurait bien pu s’intéresser à un conte des années 50 dans la années 1990? C'était une traduction pour moi seule, qui dort dans une chemise bleue. Le lampadaire du jardin a été choisi en hommage à Narnia. (Et puis, sait-on jamais?)
Après le succès d’Harry Potter, la série a enfin été traduite au complet. L’article du Monde m’apprend que les Chroniques de Narnia sont meilleure vente de livres de jeunesse en France en 2006 (424900 exemplaires). Chère J.K. Rowlings, elle aura vraiment réussi un tour de magie.


Je ressens dans le dernier tome des Harry Potter une forte influence de Narnia.
Le tome V m’évoque la montée de l’hitlérisme, la résistance anglaise lors de la seconde guerre mondiale, il démonte les mécanismes qui permettent l’instauration d’une dictature : lâcheté du pouvoir en place devant les agitateurs, peur des individus qui craignent les dénonciations, le tome VI est un tome en demi-teintes, plus introspectif que les autres, qui en donnant les clés de l’enfance de Voldemort enseigne la pitié plutôt que la haine. Le tome VII, entre l’errance de la pemière partie, rappelant la marche des Hobbits à travers la Comté, la fuite de la banque évoquant Bilbo le Hobbit, la bataille de la fin et le sacrifice évoquant à la fois Le lion et la sorcière blanche et "La dernière bataille", inscrit définitivement la saga Harry Potter dans la lignée des récits anglais fantastiques pour enfants.
C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien étaient profondément catholiques ; cela transpire à la lecture des livres cités ici : la mort d’Aslan dans les Chroniques de Narnia est une sorte de sacrifice christique, la quête dans Le Seigneur des Anneaux est une quête non pas vers la victoire, mais vers le renoncement : il s’agit de se dessaisir d’un objet de pouvoir, le pouvoir et le désir du pouvoir étant toujours ce qui corrompt absolument. Les sacrifices ne sont pas consentis au nom d’une vie meilleure, mais plus simplement pour qu’une vie, la vie, soit possible.
On retrouve ce même mouvement dans le dernier tome des Harry Potter, même si je pense qu’il s’agit davantage de la part de Rowling d’une assimilation profonde des leçons de ces grandes œuvres pour enfants — et sans doute d’un hommage — que d’un quelconque sentiment religieux.

Enfin, osons dire que J.K. Rowling écrit bien. Ses phrases sont claires, les sentiments développés ne sont pas pesants, les situations fourmillent de détails qui rendent le récit extrêmement vivant et vraissemblable (cf. par exemple dans le dernier tome l’accent français de Fleur, ou dans le tome VI les jumeaux qui rendent en plaisantant hommage à leur mère dont ils apprécient enfin le travail depuis qu’ils ont quitté la maison et lavent eux-mêmes leurs chaussettes), d’autant plus que ces détails ne sont pas oubliés et peuvent ressurgir à tout moment (comme la question de Harry à Dumbledore dans le tome I: «Que voyez-vous lans le miroir du Rised?», à laquelle nous n’auront un semblant de réponse qu’ à la fin du tome VII): comme dans tout bon roman classique (et un livre pour enfant doit être formellement classique), tous les questions obtiennent une réponse, rien ne reste pendant.
Ces livres ont tous à peu près la même structure, un événement étrange ou dangereux survient dans les soixante ou cent premières pages, puis se développent des interrogations et une recherche de réponses dans le milieu du récit, plus calme, enfin survient la crise finale, qui donne un certain nombre de réponses d’où naissent d’autres mystères. Le tome IV, central, est également le pivot de la série : il est le premier à faire plus de cinq cents pages et le premier se terminant par une mort, le premier d’une série d’échecs qui iront croissants : mort de Sirius dans le cinquième tome et de Dumbledore dans le sixième. Tous les bruits alarmants ayant précédé la sortie du dernier tome étaient donc structurellement logiques, ce qui était encore plus alarmant…

J'ai relu la dernière phrase du dernier livre avant de le fermer, car la rumeur voulait il y a quelques années que J.K. Rowling l'ait écrite dès le début des aventures de Harry.



Post-scriptum: un très bon article de Béatrice Bomel-Rainelli, très agréable à lire: Utilisation et déconstruction des stéréotypes dans le cycle Harry Potter.

Une solution élégante

L'ouest du Texas est une région désolée qui produit dans des conditions difficiles. Quand elle n'est pas grillée par la fournaise, elle est ravagée par les ouragans ou saccagée par les tempêtes de grêle. Elle ne deviendra jamais un pôle d'attraction touristique. Arrivant en avion par une claire journée d'automne dans le pays du coton autour de Lubbock, je pouvais voir par le hublot un paysage quasiment lunaire: pas de collines, pas d'arbres. Pas d'herbe, pas de voitures. Pas d'êtres humains, pas de maisons. Cette immensité plate et désolée est tout d'abord troublante et intimidante, car il est difficile de ne pas se sentir minuscule, vulnérable, dans un tel endroit. J'ai beau avoir voyagé dans des dizaines de pays à travers les cinq continents, Lubbock au Texas est l'un des endroits les plus étranges que j'aie jamais visités. Et il y a de grande chances que mon tee-shirt — et le vôtre — soit né près de Lubbock, la capitale mondiale autoproclamée du coton.
Les habitants de cette région austère, et cependant d'une âpre beauté, sont adaptés à l'environnement. La terre, avec son humeur imprévisible et ses échelles demesurée, les a rendus humbles, mais elle les a aussi rendus fiers de leur succès quand ils ont réussit à la dompter et à tirer l'or blanc et duveteux de leurs plants de coton. Une légende locale raconte que, lorsque Dieu a créé le Texas de l'Ouest, Il a par erreur oublié de façonner des collines, des vallées, des rivières et des arbres. Regardant le résultat nu et inhospitalier qu'Il avait fabriqué, Il envisagea de recommencer, puis il se ravisa: «Je sais ce que je vais faire, se dit-Il, je vais simplement créer des gens qui aiment ce genre d'endroits.»
Ainsi fit-Il.

Pietra Rivoli, Les aventures d'un tee-shirt dans l'économie globalisée p.26

Réinvestir le champ de la culture populaire

Réjean de Saint-Gahl se tenait debout devant la croisée, les mains dans le dos, les lèvres légèrement pincées, le regard perdu dans les lointains.
Ou, plutôt, à travers la légèreté de cette nuit gersoise d'avril, ses petits yeux bleus fixaient le seul point lumineux des environs.
Une autre fenêtre éclairée.
Réjean de Saint-Gahl savait que, au-delà de ce rectangle brillant, s'étendait une vaste pièce en longueur, dont les épais murs du XVe siècle disparaissaient presque entièrement, en tout cas dans leur partie basse, derrière des bibliothèques chargées de livres en tout genre: art, littérature française et étrangère, musique, architecture militaire ou religieuse...
Il savait aussi que, derrière son vaste bureau, les doigts pianotant sans presque s'interrompre sur le clavier de son ordinateur portable, L'Autre travaillait.
Réjean de Saint-Gahl éprouvait toujours une certaine répugnance à nommer son voisin, celui dont la présence silencieuse, et totalement indifférente à la sienne, lui était une sorte de prurit qu'il lui fallait gratter sans cesse, pour des apaisements partiels et fugitifs.
Dès que Saint-Gahl se mettait à penser à L'Autre —et cela lui arrivait plusieurs fois par jour—, la démangeaison reprenait, intacte, horripilante. Ce qui agaçait le plus le maître des lieux était que pour contempler la fenêtre éclairée de L'Autre, il était obligé de lever les yeux. Simplement parce que, des deux châteaux existant sur le territoire de la commune de Plieux, le sien était situé légèrement en contrebas, alors que celui de L'Autre, véritable forteresse médiévale, massive, orgueilleuse, dominait tous les environs, du haut de sa butte.
Généralement, Réjean de Saint-Gahl mettait fin à ses aigres rabâchages en se disant que L'Autre était toujours au bord de la ruine, alors que lui était multimillionnaire, à ne même pas savoir exactement combien d'argent il y avait sur ses différents comptes en banque, dans les divers pays où il les avait ouverts, au fil des années.
Mentalement, il ajoutait que L'Autre ne vendait jamais plus de deux à trois mille exemplaires des livres qu'il écrivait, tandis que les siens s'écoulaient à des centaines de milliers d'unités, étaient traduits dans une quarantaine de langues et régulièrement adaptés à la télévision — plus rarement au cinéma, mais c'était déjà arrivé, tout de même.
Bref, lui, Réjean de Saint-Gahl, était un vrai personnage, une célébrité, un homme avec qui il fallait compter, alors que L'Autre n'était rien ni personne.
Il n'en demeurait pas moins que l'austère forteresse de Plieux dominait son propre château, sis à quelques centaines de mètres à vol d'oiseau, et ne paraissait même pas s'être jamais avisée de cette présence rivale.

Michel Brice, incipit de Le Maître de Plieux

On aura bien entendu reconnu dans ce thème de l’autre et des deux châteaux se faisant face le thème de Construction d'un château, de Misrahi, spécialiste de Spinoza. Cependant, cette évidente référence ne peut dissimuler les deux courants souterrains qui minent les fondations du texte, l'un nietzschéen, faisant signe vers la domination du sur-homme, domination mise astucieusement en opposition avec la dialectique du maître et de l'esclave.

Mais ces références philosophiques ne peuvent suffire à épuiser la dimension littéraire d'une œuvre qui accumule les clins d'œil proustiens. Comment en effet ne pas reconnaître la phrase de Swann «C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture.» dans la remarque de Géraldine «Tiens! Leur bled s'appelle comme moi!» (p.81) ou la description de Mme de Villeparisis («Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou roses avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculables de messieurs.») dans la vieille dame qui intervient p.217 («—Ah! ça, c'est bien les mecs, tiens: dès que tu prononces le mot «mâle», immédiatement ils pensent «queue»! [...] —Vous avez tout à fait raison, Mademoiselle, dit-elle avec beaucoup de distinction. Et, si vous voulez mon avis, je trouve que c'est une excellente chose.») Ce ne sont que deux exemples parmi cent.
On sent par ailleurs l'influence camusienne dans les jeux onomastiques (Karl, Krall, arc; Saint-Gahl, Saint-G, singer; Weston, W.; etc.), la leçon roussellienne trouvant une illustration épurée dans le nom de Lableux "iks", si loin de Lableue "e" (référence explicite à L'Amour l'Automne : «une lettre en plus ou en moins [...] le nom s'en va de biais» p.384), cette nouvelle notation nous éloignant étrangement de sa signification initiale «Et toi le bleu, va donc...»[1]. Wolfson n'est pas loin.

Il s'agit indubitablement d'une grande réussite qui réinvestit la culture populaire en lui insufflant la puissance des mythes du XXe siècle tout en démontrant son appartenance franche au XXIe siècle par une utilisation pleinement maîtrisée du mashup.

Notes

[1] Et les esprits soupçonneux se demanderont s'il faut y voir une référence aux Schtroumpfs, car comme l'a dit Borges, depuis Poe le lecteur est entré dans l'air du soupçon.

Le Web 2.0 expliqué par Hervé Le Crosnier

Suivent les notes prises durant un exposé d’Hervé Le Crosnier, maître de conférence à Caen. Je fais très peu d’efforts de mise en forme; après tout, le document initial est un Power Point commenté. Rien de bien neuf dans tout ça, mais pour ceux qui comme moi n’ont pas de recul théorique, cela fournit une structure dans laquelle engranger les informations.


Le web 2.0 est le résultat d’un basculement par accumulation de petits changements incrémentaux : nous sommes passés d’un web de publication (un émetteur/un récepteur) à un web de conversation (tout le monde émet, tout le monde reçoit). Le terme a été utilisé pour la première fois par Tim O’Reilly. Ce terme recouvre de nouveaux aspects techniques et technologiques, de nouvelles pratiques sociales (les lecteurs se mettent à écrire) et de nouveaux modèles économiques.

Ce terme a été consacré par la presse, toujours avide de nouveauté, par les utilisateurs et par la web science (dont Tim Berners-Lee).


Le développement du web 2.0 se décrit avant tout par des exemples. Les gens ont fait des choses chacun dans leur coin, on ne s’est aperçu qu'après qu’elles allaient toutes dans le même sens. Il ne s’agit pas d’un projet concerté.
• La mise en commun de photos (cf. Flickr), avec l’abolition de frontières nettes entre le public et le privé.
• Les tags, qui ont ajouté à la description des photos des notions abstraites, comme la joie, par exemple. Les tags des uns et des autres se sont enrichis mutuellement et permettent des recherches transversales.
• Amateurs et professionnels sont mis sur un même pied.
• Apparition de méta-données géographiques (outil de décision). Pour l’instant il ne s’agit que de données géographiques, mais il y aura sans doute bientôt des outils de cartographie mentale.
• Réutilisation des données d’autres sites (mashup, sorte de copié/collé généralisé).
• Licence creative common, qui permet aux auteurs de donner des droits d’éditeurs à leurs lecteurs.

Folksonomie
On voit se développer la folksonomie, agrégation de folk et taxinomie : il s’agit de système de classification généralisée comme Delicious, par exemple. Cela crée un système coopératif de veille sur internet. Cela remplace la critique traditionnelle, on obtient désormais une sorte de critique à l’applaudimètre : quels sont les sites les plus souvent recommandés ?

Blogosphère
Ça marche parce qu’il y a interconnection entre les blogueurs : qui va me citer, qui je cite, à quel système social j’appartiens?
C’est un outil d’expression pour les adolescents qui se mettent à écrire en public et qui maîtrisent les techniques de publications en ligne (photos, videos, etc).
C’est un outil de débat.
Aux Etats-Unis, c’est même l’occasion d’un débat sur le débat suite à l’expérience d’Howard Dean, qui a eu d’excellents résultats lors de la dernière campagne tant qu’il est resté sur internet mais s’est écroulé dans les sondages quand il est entré en campagne officielle à la télévision. Joe Trippi, le directeur de campagne d’Edward Dean, le raconte dans un excellent livre The Revolution Will Not Be Televised.
Le débat qui a lieu en ce moment pose la question suivante : est-ce qu'en quatre ans nous n’avons pas transformé nos blogueurs en gourous des médias sans contrepartie, c’est-à-dire sans l’éthique qui s’impose aux journalistes? (et lorsque on songe à l’éthique des journalistes américains, cette question fait peur!)

microfinancement (publicité)
La publicité au nombre de clics. C’est la quantité qui rapporte de l’argent.

le journalisme citoyen
Il s’agit d’utiliser le témoignage des citoyens qui souhaitent écrire. On se rappelle du rôle de OhmyNews en Corée du Sud, qui a permis en 2002 l’élection du premier président démocrate Roh Moo Hyun.
Il ne s’agit pas d’un blog, le journal dispose d’une ligne éditoriale et d’un comité rédactionnel.
Mais peut-on vraiment appeler journal une collection de témoignages ?

Un exemple : en 2002, un jeune garçon décède lors du sommet de Gênes. Dans l’heure qui suit, des dizaines de photos prises sous des angles différents publiées dans différents blogs contredisent la version de la police qui est obligée d'en changer.
La police ne s’y est d’ailleurs pas trompée, puisqu’elle a détruit le jour suivant le bâtiment occupé par un centre de presse indépendant

Dernier exemple, celui de Brest qui a proposé à ses habitants d’écrire sur le net. On s’est alors rendu compte que ce n’était pas naturel pour tout le monde, et qu’il fallait une formation à l’écriture publique.

Wikipedia
C’est la disparition de l’auteur.
Il y a un consensus sur la qualité des articles scientifiques. En revanche, l’expérience est moins concluante dès qu’il s’agit d’articles qui reflètent une vision du monde.

Réseau social
On en trouve un exemple dans des applicatif comme Myspace. En permettant de définir ses relations, MySpace dessine une vision déterministe des rapports sociaux.
Vous savez que la sociologie parle de « trous structuraux », d’endroits où il n’existe pas de relations, et que les visions avant-gardistes visent à combler ces trous structuraux. Mais l’avant-garde n’est pas l’endroit où l’on gagne de l’argent.
Ruppert Murdoch renouvelle le modèle de l’industrie musicale. Il est en train de développer un modèle où chaque personne pourra vendre sa propre musique.

Vidéos
C’est l’événement 2006/2007. Cela devient le principal support de l’information. YouTube et Dailymotion se sont comportés comme de vrais bandits de grand chemin, en laissant totalement libre la mise en ligne de vidéos. De facto, les usagers se sont comportés comme si tout ce qu’ils voyaient pouvait être montré au monde entier (et non à vos amis, comme l’autorise la loi. Mais puisque le monde entier est votre ami…)
On est dans un modèle de capitalisme sauvage, où celui qui occupe tout la place a raison.

Archimage
Bien sûr, il se pose la question de la disparition des pages et des liens non pérennes (les articles de journaux disponibles que quelques jours, par exemple).
Hanzoweb commence à proposer des solutions d’archivage où ce seront les utilisateurs qui choisiront ce qu’ils veulent garder... Il se développe également des systèmes d’archivage inter-entreprises.

Portail personalisé
Comme Netvibes, par exemple. Permet de mettre en page son propre portail, avec ses fils RSS.

Commerce
Consumer to Consumer (Ebay). On parle aussi de shoposphère.
On voit se développer un système de préconisation, y compris dans le tourisme. Plus personne n’achète quoi que ce soit sans vérifier ce qu’il s’en dit sur le web. On va voir s’il y a des photos de l’hôtel où on souhaite se rendre…

Moteurs de recherche
Ce sont les outils de diffusion publicitaire dont le système a absolument besoin pour son financement.
La publicité, c’est la rencontre du désir d’un vendeur avec le besoin d’un client (ou l’inverse). Internet transforme les moteurs en média, le média étant ce qui met en relief ce qui mérite de l’audience.
Les critères de cette mise en relief sont des critères publicitaires.

Techniques
Les navigateurs passent des accords avec des plate-formes (exemple : Firefox et Ebay).
Internet est accessible depuis son téléphone portable devenu appareil photo.
On assiste à un déport des applications bureautiques vers des applications en ligne.
Flux RSS.

Le web est devenu le terrain de jeu des activités commerciales. Le premier à avoir compris les impacts de cette évolution est Amazon qui a donné les clés de son catalogue et a autorisé des tiers à l’utiliser (blogs, iTunes, etc). Il a ainsi gagné en puissance.

Pratiques sociales
Ne plus lire mais écrire : conversation désormais mondiale.
La culture devient une culture du mixage, du copié/collé.
L’économie du web était à l’origine présentée comme une économie de longue traîne (long tail), traditionnelle dans le domaine de l’information : quelques produits attiraient la masse des consommateurs, le reste trouvait preneur dans « la longue traîne », qui permettait d’accéder à des niches, à des sous-groupes de consommateurs. Mais finalement c’est faux : internet est un media de masse, et les financiers attendent qu’un site ait atteint une taille critique pour y injecter de l’argent.
Dans le même temps, les grands groupes accumulent des informations sur nous.

Un exemple est Riya.com, qui permet(tra) la reconnaissance de visages. (Il n’y a plus de frontières entre le privé et le public). On entre dans les technologies de l’identité, tout se rapporte à la personne, le mobile, l’iPod, le wearable computer.

Quels rapports l’individu entretient-il avec la masse ?
Se pose la question de l’identité : qui suis-je quand ce que j’écris reste disponible publiquement des années?
On assiste à une émergence d’une économie de l’identité : si je sais ce que tu es je vais pouvoir te rendre service , mais si j’adapte mon service je vais pouvoir t’influencer. (voir les smartadds sur Yahoo).

À côté, le web sémantique
Ceux qui vont lire sont des robots. Ils utilisent le langage de graphe RDF, avec le triplet bien connu de tous ceux qui gèrent de l’information, un sujet (Hernani: est-ce la pièce, le livret, la représentation, un film, etc), un prédicat (a pour auteur: écrivain, metteur en scène, éditeur, de qui parle-t-on), un objet (Victor Hugo, ou Hugo virgule Victor, etc).
Chaque élément du triplet est représenté par un URI, mais je ne saurais trop vous engager à vous pencher sur ce langage.
Cette représentation en XML représent un monde de relations. Il s’agit de sémantique sociale. Pendant des siècles, les documentalistes et bibliothécaires ont dû s’adapter aux documents, aujourd’hui il leur faut s’adapter aux usagers.

On évolue vers des cyberstructures, qui nécessitent d’autres outils : du web sémantique, des outils de productivité en réseau, etc.

Je vous recommande deux ouvrages collectifs publiés sous le peudonyme de Robert T. Pédauque : Le document à la lumière du numérique et La redocumentarisation du monde.
Il faut bien prendre conscience que désormais, tout document qui n’est pas inséré dans un collection virtuelle avec des tags, des pageranks, des préconisations et des critiques de lecteurs est un document qui n’existe pas.
Il s’agit donc d’organiser la gouvernance : va-t-on laisser les grands groupes organiser l’information en fonction de la publicité ou va-t-on tenter de l’organiser en fonction des intérêts des utilisateurs ?


(Cette envolée lyrique s’explique par le fait que l’exposé était prononcé par un ancien conservateur de bibliothèque devant des documentalistes…)

Cela a continué toute la journée, avec un paradoxe amusant : d’un côté on nous expliquait que le grand méchant internet en voulait à nos sous après nous avoir auscultés sous tous les angles, de l’autre on venait nous vendre des technologies adaptées à l’entreprise (genre wiki en intranet, par exemple).


édit :

allez voir ça (puis écoutez la chanson de l'iPhone (c'est le post précédent. Finalement, internet permet simplement à la planète de retomber en enfance, et c'est plutôt plaisant. Bon, je vais me coucher))

Quatre lectures talmudiques

Comme le rappelle Lévinas en introduction, ce livre se compose des quatre textes de conférences prononcées de 1963 à 1966 aux Colloques annuels d'intellectuels juifs de la section française du Congrès international.
J'avais choisi ce livre rapidement dans les rayons de la librairie L'Harmattan un jour de mars 1999 où la somme de mes achats n'atteignait pas un montant suffisant pour que je paie en carte bleue, j'avais choisi le Lévinas qui me paraissait le plus simple, celui aussi qui parlait d'un objet de constante curiosité, le Talmud.
En réalité, sous couvert de lectures talmudiques, nous sommes directement plongés dans l'actualité de l'époque, qui est encore hélas notre actualité: quel rapport les juifs doivent-ils ou peuvent-ils entretenir avec l'Allemagne et les Allemands, quels droits le peuple juif aurait-il à s'installer sur une terre certes promise, mais déjà occupée, etc.?
Cette découverte spontanément surprenante ne l'est plus quand on se remémore le rôle de tout texte sacré, qui est de nous faire réfléchir à la manière de nous comporter et de vivre dans le monde, notre monde. Je m'en suis voulu d'avoir été surprise.

L'introduction est magnifique. Je vous en livre de larges extraits, et tout d'abord quelques définitions:
Le Talmud est la transcription de la tradition orale d'Israël. Il régit la vie quotidienne et rituelle ainsi que la pensée — exégèse des Ecritures y comprise — des juifs confessant le judaïsme. On y distingue deux niveaux : celui où sont consignés en hébreu les dires des docteurs appelés Tanaïm, sélectionnés par Rabbi Yehouda Hanassi qui les fixa par écrit à la fin du IIe siècle de l'ère vulgaire sous le nom de Michna; les Tanaïm eurent certainement des contacts avec la pensée grecque. La Michna devient l'objet de nouvelles discussions conduites souvent en araméen par les docteurs appelés Amoraïm qui, dans leur enseignement, utilisent notamment les dires des Tanaïm que Rabbi Yehouda Hanassi n'avaient pas retenus dans la Michna. Ces dires «laissés au dehors», appelés Beraïtoth, sont confrontés avec la Michna, servent à l'éclairer. Ils y ouvrent de nouveaux horizons. L'œuvre des Amoraïm se fixe à son tour par écrit vers la fin du Ve siècle et reçoit le nom de Guemara. Les sections de la Michna et de la Guemara, présentés ensemble, l'une comme thème commenté par l'autre, dans les éditions courantes, revêtues de commentaires plus récents de Rachi et des Tossophites constituent le Talmud.
Le Talmud comporte deux versions parallèles: l'une représentant le travail des académies rabbiniques de Palestine, le Talmud de Jérusalem, l'autre, postérieure d'un siècle à peu près, le Talmud de Babylone, consigne l'activité des académies très réputées qui étaient installées en Mésopotamie. Les passages commentés ici sont tous empruntés au Talmud babylonien. Les textes talmudiques peuvent d'autre part se classer sous deux rubriques: Halakhak et Hagadah (sans appartenir toujours exclusivement à l'une ou à l'autre).
La Halakhah réunit les éléments qui, en apparence, ne concerne que les éléments de la vie rituelle, sociale, économique ainsi que le staut personnel des fidèles. […]
Mais la «philosophie», ou l'équivalent de ce que la philosophie est dans la pensée grecque, c'est-à-dire occidentale — si le Talmud n'est pas de la philosophie, ses traités sont une source éminentes de ces expériences dont se nourrissent les philosophies — se présente dans le Talmud aussi sous la forme d'apologues et d'adages. Ce sont les passages qui voisinent avec la Halakhah et qu'on appelle Hagadah. La Hagadah revêt d'emblée un aspect moins sévère pour les profanes ou les débutants et a la réputation — fausse en partie— d'être plus facile. Elle tolère en tout cas des interprétations de niveaux divers. Pour nos quatre leçons nous avons puisé presque exclusivement dans la Hagadah.
Lévinas insiste sur le caractère non définitif de tout commentaire.
En cela l'écriture est un piège, elle solidifie là où il ne devait y avoir que mouvement, tremblement. Il faudrait deux techniques d'écriture, physiquement, visiblement différente et identifiable, l'une qui affirme, l'autre qui expose en attendant d'autres avis, pas forcément contradictoires ni plus justes, mais différents ou complémentaires. Il s'agit de ce mouvement particulier qui permet d'avoir plusieurs vues sur un texte sans qu'il y ait une unique vérité établie, mais toujours une vérité à chercher bien plus qu'à découvrir (d'une certaine façon, rien n'est à découvrir, nous savons déjà tout dans le fond de notre âme, comme le montre à sa manière la deuxième lecture).
Lévinas rappelle également que si les règles de l'interprétation talmudique peuvent paraître fantaisistes à des profanes, c'est qu'il s'agit d'un jeu entre personnes d'un même monde, maîtrisant les mêmes allusions, connaissant la même histoire, éprouvant le même désir.
Comment des procédés fantaisistes — fussent-ils codifiés—, censés rattacher aux versets bibliques les dires des docteurs, peuvent-ils cotoyer une dialectique souveraine? Ces «faiblesses» ne s'expliquent ni par la la piété des auteurs, ni par la crédulité du public. Il s'agit de mouvements allusifs d'esprits hypercritiques qui pensent vite et qui s'adressent à leurs pairs. Ils cheminent par d'autres voies que celles qui justifieraient des extrapolations de docteurs recourant à l'autorité d'une lettre révélée et sollicitée.

Lévinas fait une critique rapide de ceux qui ne savent aborder l'exégèse que par la méthode historique ou l'analyse structuraliste. Il rappelle que «Notre effort consiste donc d'abord à le [le texte] lire dans le respect de ses données et de ses conventions, sans mêler à la signification qui découle de leur conjoncture la question qu'elles posent à l'historien et au philologue.», et ces phrases me rassurent, elles soutiennent ma détestation de ces analyses hautaines et finalement hors sujet qui dessèchent les textes religieux et en font des sortes de légendes pour enfants à rerationaliser d'urgence par des explications plus simplistes que les textes qu'elles méprisent (et Lévinas ne manquera pas de se moquer sans y toucher de la "Modernité"). Lévinas rappelle que Ricœur opposait l'herméneutique à l'analyse structuraliste, et que rien n'est moins «pensée sauvage» que l'interprétation des textes talmudiques. L'introduction se termine par le rappel de l'urgence d'une réflexion juive sur et dans le monde contemporain. Lévinas était cruellement conscient que l'étude et la foi étaient en train de se perdre parmi les juifs. On sent également que ces leçons ont été écrites dans les années 60, vingt ans seulement après l'extermination des juifs d'Europe, et que la douleur et le sentiment des conséquences spirituelles de cette perte ont une acuité matérielle et quotidienne qui se sont sans doute émoussés soixante ans plus tard, où ils sont tristement devenus "le devoir de mémoire", c'est-à-dire un nouveau dogmatisme.
L'introduction se termine donc par un appel à l'étude et renvoie finalement à la question: comment être juif, ou vivre "juivement", dans le monde actuel?
Et je songe que les chrétiens se posent la même question, pour des raisons différentes. N'y auraient-ils que les musulmans pour ne pas douter, ce manque de doute n'est-il pas, toujours, à la source de tout intégrisme?
Nos leçons, malgré leurs défauts, voudraient dessiner le plan où serait possible une lecture du Talmud qui ne se limiterait ni à la philologie, ni à la piété à l'égard d'un passé «cher mais périmé», ni à l'acte religieux d'adoration; mais à une lecture en quête de problèmes et de vérités et qui — non moins que le retour à une vie politique indépendante en Israël — est nécessaire à un Israël désireux de conserver la conscience de soi dans le monde moderne, mais qui peut hésiter devant ce retour qui se voudrait purement politique. Les sages du Talmud ont opposé l'entrée en possession de la terre d'Israël à l'idée d'héritage: celui-ci transmet le patrimoine des pères aux enfants: celle-là ramène le bien des fils aux patriaches, pères de l'histoire sainte, les seuls qui aient droit à la possession. L'histoire de cette terre ne se sépare pas de l'histoire sainte. Le sionisme n'est pas une volonté de puissance. Mais une formulation moderne de la sagesse talmudique est nécessaire aussi à tous ceux qui se voudraient juifs hors de la terre d'Israël. Elle doit enfin être accessible à l'humanité cultivé qui, sans adhérer aux réponses que le judaïsme apporte aux problèmes vitaux de l'heure, est curieuse de la civilisation authentique d'Israël.
Donner à une telle étude toute l'ampleur qu'elle mérite, traduire en moderne la sagesse du Talmud, la confronter aux soucis de notre temps, incombe, parmi ses tâches les plus hautes, à l'université hébraïque de Jérusalem. N'est-ce pas là l'essence du sionisme la plus noble? Qu'est-il d'autre, sinon la solution d'une contradiction qui déchire et les juifs intégrés aux nations libres, et les juifs qui se sentent dispersés? La fidélité à la culture juive fermée au dialogue et à la polémique avec l'Occident voue les juifs au ghetto et à l'extermination physique; l'entrée dans la Cité les fait disparaître dans la civilisation de leurs hôtes. Sous les espèces d'une existence politique et culturelle autonome, le sionisme rend possible partout un juif occidental, juif et grec. Dès lors, la traduction «en grec» de la sagesse du Talmud est la tâche essentielle de l'Université de l'Etat juif, plus digne des ses efforts que la philologie sémitique, à laquelle les universités d'Europe et d'Amérique suffisent. Le judaïsme de la dispora et toute une humanité étonné par la renaissance politique d'Israël attendent la Tora de Jérusalem. La Diaspora, atteinte dans ses forces vives par l'hitlérisme, n'a plus ni le savoir ni le courage nécessaires à la réalisation d'un tel projet.
Mais nous espérons que les lecteurs qui entreverraient dans nos commentaires les sources et les ressources du judaïsme post-chrétiens […] reconnaîtrons aussi les limites de notre entreprise et ne s'imagineront pas, après avoir fermé ce livre, qu'ils connaissent déjà ce qu'ils ne firent qu'entrevoir. Il s'agit d'un monde spirituel infiniment plus complexe et plus raffiné que nos maladroites analyses. Le judaïsme y vit depuis des siècles, même s'il commence à en oublier les fondements. Monde insoupçonné par la société ambiante qui se contentait à son sujet de quelques notions sommaires. Elles la dispensaient de s'interroger sur le secret des hommes qu'ils suffisaient de déclarer étrangers pour rendre compte de leur étrangeté. Les quatre leçons qu'on lira ici ne font qu'appeler de leurs vœux le grand enseignement dont la formulation moderne manque absolument.

La première lecture traite du pardon, des conditions du pardon (péché envers Dieu ou envers les hommes, lequel est le plus grave, mais pécher envers un homme n'est-ce pas toujours blesser Dieu?) pour terminer sur une réflexion sur les rapport entre les juifs et les Allemands, et poser également la question de la responsabilité de Heidegger : n'est-il pas normal d'attendre davantage de ceux qui sont les plus doués?

La deuxième lecture commence par étudier la façon dont le peuple juif est devenu juif: a-t-il réellement eu le choix, toute liberté n'est-elle pas fondée sur une une violence originelle qui impose ce qui n'est donc plus un choix. Le texte définit la sagesse (un savoir qui n'éprouve pas le besoin de faire ses propres expériences), la différence entre la pensée grecque, ie. occidentale, qui aime "la tentation de la tentation", et la pensée juive, qui en principe ignore la tentation mais en pratique déteste le calme des jours rythmés par les rites.%%% Le texte est une réflexion sur la liberté qui entraîne une responsabilité illimitée, envers soi et envers les autres.

La troisième lecture, en étudiant la marche des juifs vers la terre promise après la sortie d'Egypte, s'interroge sur le droit du peuple juif à occuper un pays déjà habité: au nom de quoi le droit d'Israël serait-il supérieur à celui des populations présentes? Et la réponse de Lévinas, qui se bat avec le texte, est loin d'être univoque et définitive: «Maintenant la pensée est plus radicale: même un peuple absolument moral n'aurait aucun droit à la conquête.» (p.143), dit Lévinas à un moment de sa lecture. Puis l'étude continue et la conclusion, éternellement provisoire et à reprendre, tombe: les juifs ont un droit sur la terre d'Israël directement liés à leur sens de la justice, ils savent que l'exil sera(it) le prix d'un comportement injuste: «Seuls ceux qui sont toujours disposés à accepter les conséquences de leurs actes et à assumer l'exil quand ils ne seront plus dignes d'une patrie, ont le droit d'entrer dans cette patrie.» (p.147)

La quatrième lecture étudie le fondement de l'institution du sanhédrin, organe de justice. Etrangement, la Guemara lit l'origine du Sanhédrin dans un vers du Cantique des Cantiques: «Ton nombril est comme une coupe arrondie pleine d'un breuvage parfumé; ton corps est comme une meule de froment, bordée de roses».
(Et lisant cela dans le RER, n'en croyant pas mes yeux, j'étais émerveillée de tant de poésie: lire la description d'un tribunal dans un nombril…)
La lecture est une étude de la justice, de la morale et de la vertu, de la protection de la justice par la vertu, vertu née du respect rigoureux des mitsvoth pendant des siècles. Et Lévinas alerte ses auditeurs: pour l'instant, même si cette pratique des mitsvoth se perd, le peuple juif est encore protégé par les siècles de piété, mais que se passera-t-il dans le futur? «Il est évident que, sous peine de croire à je ne sais quelle excellence raciale du judaïsme et à un mérite de pure grâce, il faut dire avec Rech Laquich et avec le judaïsme: pour qu'il y ait justice, il faut qu'il y ait des juges résistants à la tentation, il faut une collectivité qui pratique les mitsvoth aujourd'hui et ici même. L'effet retardement des mitsvoth pratiquées dans le passé ne saurait durer éternellement.» (p.178)

Une lettre d'Hart Crane

Brooklyn, 16 novembre 1927

Cher * et **

L'heure du train approche mais j'espère que la vie ne sera plus aussi trépidante. J'ai plusieurs fois failli perdre mon billet reçu il y a plusieurs jours, en particulier mardi soir, en prison.
Après un tumultueux concours avec Cummings et Anne (Cummings) où (je ne sais pas mais j'en suis sûr) j'ai gagné le concours de cocktails, je me suis trouvé dans la gare Saint Clark aux environs de 3 heures du matin, jouant avec un airdale perdu. Le flic qui s'est précipité vers moi s'est entendu répondre d'une voix forte « qu'est ce que ça peut bien vous foutre ! »
A la suite de quoi j'ai été tiré brusquement dans un taxi et expédié au commissariat. (Jetant sournoisement en chemin par la fenêtre toutes les pièces à conviction telles que billets doux, adresses dangereuses etc). Et j'ai repris mes esprits lorsque la porte se referma violemment et que je me retrouvai derrière les barreaux. J'imitai assez bien Chaliapine jusqu'à ce que l'aube filtre à l'intérieur, ou plutôt qu'apparaissent quelques signes limités de la dite aube, tels que les sifflets et la foule pressée de pieds sales vers le comptoir du café.
J'étais plus que furieux. Ai fait un discours passionné devant un tribunal comble et fus relâché à 10 heures sans même une amende.
L'après-midi bière avec Cummings encore meilleure que celle de la veille au soir car les hyperboles de C. sont encore plus amusantes que notre propre conduite surtout lorsqu'il entreprend la description de ce dont on ne peut plus se souvenir.
De toute façon jamais je n'avais eu autant de plaisir à la fois en 24 heures, et si cela dépendait de moi j'emmènerai Cgs et Anne avec moi lorsque j'irai au Paradis.

* et ** on ignore les noms des destinataires de cette lettre.

Hart Crane, les Cahiers d'Obsidiane n°2 p.57
Il est fait allusion à la biographie de Hart Crane par Paul Mariani dans L'Amour l'Automne. La correspondance d'Hart Crane quant à elle paraît énorme. Si tout est de ce tonneau, cela vaut la peine d'être essayé.

(A ne pas confondre avec l'œuvre de Stephen Crane, et une préface apparemment célèbre d'Arnold Bloom. J'ai lu il y a une dizaine d'année "The Bride Comes to Yellow Sky", j'avais trouvé cela d'un ennui profond comparé (par exemple) aux nouvelles de Maupassant (nous avons été mal habitués; en particulier, un Français attend une "chute".))

Souvenirs de cours

Guy Petitdemange nous racontait Lévinas. Il nous racontait une de leurs premières rencontres, souvenir cuisant : Petitdemange, très impressionné et voulant briller, avait lancé la conversation sur le hassidisme. Lévinas l'avait foudroyé du regard.
En effet, le maître de Lévinas était Hayyim de Volozhyn, figure éminente d'une école qui s'attache avant tout à l'étude et reproche au hassidisme la place prépondérante accordée à l'émotion et à l'exaltation. (Hayyim de Volozhyn est l'auteur de L'âme de la vie, disponible en français).

Guy Petitdemange devint un ami de Lévinas. Il l'accompagnait les samedis soirs à l'office du Shabbat à la synagogue de Neuilly. Il nous racontait l'esprit de Lévinas et son humour. Je me souviens d'un trait à propos de Simone Weil, qui disait à peu près: «Je ne peux l'égaler sur trois points: c'est une sainte, c'est un génie, et c'est une femme». (Et je retrouve cet esprit lorsque je lis «Sur ce point, nous autres juifs, nous essayons tous d'être occidentaux comme Gaston Bachelard essayait d'être rationaliste.»[1])
Petitdemange racontait l'enterrement de Lévinas, le petit matin froid de décembre, la brume, les amis évaluant d'un coup d'œil l'épaisseur de la liasse tirée de sa poche par Derrida (parue sous le titre Adieu), puis fatalistes allant tour à tour fumer à la porte du cimetière pour tenter de se réchauffer avant de revenir écouter.
Je me souviens deux mois plus tard en lisant les cahiers de L'Herne dans un café rue du Dragon (et en n'y comprenant pas grand chose, mais je finis par me dire que cela doit faire partie du jeu, la philosophie comme une langue étrangère dont on balaie les pages en se disant que ça finira bien par entrer, "à force") d'avoir profondément regretté de n'être pas allée à cet enterrement.

Et ces souvenirs de Petitdemange rendaient la philosophie intime, proche, chaleureuse, non plus une montagne à attaquer par on ne sait trop quelle face, mais une conversation infinie entre amis.

Notes

[1] Quatre lectures talmudiques, p.72

Dieu

Et surveillez jusqu'au bout l'exégèse de Rabbi Yosef bar Habo : l'offense irréparable est l'offense faite à Dieu; ce qui est grave, c'est l'atteinte à un principe. Rabbi Yosef bar Habo est sceptique à l'égard de l'individuel, il croit à l'Universel. Individu contre individu, cela n'a aucune espèce d'importance; léser un principe, voilà la catastrophe. Si l'homme offense Dieu, qui pourra arranger le désordre? Il n'y a pas d'histoire qui passe au-dessus de l'histoire, il n'y a pas d'Idée capable de concilier l'homme en conflit avec la raison elle-même.
C'est contre cette thèse virile, trop virile, où l'on aperçoit anachroniquement quelques échos de Hegel, c'est contre cette thèse qui met l'ordre universel au-dessus de l'ordre inter-individuel que s'élève le texte de la Guemara. Non, l'individu offensé doit toujours être apaisé, abordé et consolé individuellement; le pardon de Dieu — ou le pardon de l'histoire — ne peut s'accorder sans que l'individu soit respecté. Dieu n'est peut-être que ce refus permanent d'une histoire qui s'arrangerait de nos larmes privées.

Emmanuel Levinas, Quatre lectures talmudiques, p.44

Visages

(Message personnel: l'extrait suivant concerne le séminaire précédent, mais il m'a fallu le temps de retrouver le titre que j'avais en tête.)

— Tiens, dit César en tirant de l'armoire deux flûtes de cristal et un flacon. Tiens, goûte ça. N'aie pas peur : c'est de l'or, c'est de la lumière. Laisse-moi remplir le verre, Salavin. Goûte et avoue que c'est bon. Il paraît que les Arabes, quand on leur montre quelque chose de fameux, poussent un gloussement d'admiration et s'empressent d'ajouter: «Mais Dieu est plus grand!» Un bobard dans le genre de «Machin habille mieux.» Moi, quand bien même je dégusterais le nectar et l'ambroisie, quand bien même je verrais les merveilles célestes, je ne pourrais m'empêcher de penser : «Mais l'amour est plus grand!» Quelle chose surprenante, mon ami! Songe donc. Elle est là, dans tes bras. C'est une femme, une créature comme les autres, quoi! Elle a son petit air sérieux ou gai, ses soucis, ses préjugés, ses idées qui sont peut-être des opinions. Une heure avant, elle te parlait de je ne sais quoi, de son costume tailleur, ou du prix des appartements, ou de la musique nègre, ou même de la troisième internationale. Mais tu l'as prise dans tes bras et voilà que ça change. et voilà que ça vient, voilà que le mystère se produit. Et c'est à l'intérieur de toi et c'est à l'intérieur d'elle. Le curieux est qu'on ne pourrait pas dire où ça éclate. On dirait que ça se passe dans les astres du ciel. Alors, tu vois son visage qui change. Elle se met à gémir avec une voix que tu n'avais jamais entendue, jamais soupçonnée. Elle dit des choses qui semblent sortit d'un autre monde. Et, soudainement, tu la sens qui tombe, même si tu la tiens très fort dans tes bras. Elle t'échappe. Elle t'oublie, elle s'en va...
Devrigny but, coup sur coup, deux verres de la liqueur dorée.
— Reprends, dit-i, reprends encore une fois, Salavin. Si j'aime les femmes! Tu me demandes si j'aime les femmes! Attends que je te dise, attends que je t'explique bien. Ce que j'aime, c'est leur joie, voilà. J'en ai possédé des quantités, et toujours par curiosité extrême de la figure qu'elles font quand la grande bourrasque les emporte. Rien qu'à cause de ça, je veux de la lumière, je veux une lampe: je ne suis pas comme ceux qui se cachent dans les ténèbres. Voilà! Oui, voilà comme je suis. Souvent, je me tiens auprès d'une femmes qu'on vient de me présenter et je lui parle respectueusement; mais je songe, dans le fond de mon cœur: «Comment est-elle, dans le plaisir? Est-ce qu'elle ouvre la bouche? Est-ce qu'elle avale sa salive? Est-ce qu'elle fait ha! ha!» Et quelquefois, je pense qu'elle ne sait pas ce que c'est, et je voudrais la consoler. Non, non, je sais que tu n'es pas homme à te moquer de tout. Les vieilles filles! Et bien oui, je les aime. Je voudrais les aimer toutes, je voudrais, si tout le monde n'était pas aussi bête, pouvoir leur offrir à toutes l'amour, de l'amour, de l'amour au moins une fois. Qu'elles sachent ce que c'est, bon Dieu! Il y en a même, je t'assure, qui ont l'air fini, hors de question. Dis-leur seulement quelque chose de doux et de chaud et tu les vois reprendre de la couleur et de l'élan, tu vois leur œil qui se met à reluire et leur poitrine qui se soulève comme s'il y avait du téton là-dessous.
Devrigny s'accouda largement sur la table et, les doigts enfoncés dans sa tignasse rouquine, se mit à rêver.
— Paraît, mon ami, qu'il y en a qui s'amusent entre homme. Est-ce seulement sérieux, je te le demande? Quelle misère! Mais moi, moi, quand je fais l'amour, c'est la moitié de la terre qui couche avec l'autre moitié. Tu ne dis rien? Peut-être que je t'étonne. Peut-être que je te dégoûte. Que veux-tu? Voilà comment je suis fait, mon ami. Toutes les femmes! Et j'en ai eu qui étaient presque des fillettes, et d'autres presque des vieilles femmes et qui étaient encore belles à prendre, je t'assure. Et toutes celles que je n'aies pas eues, je les ai imaginées dans l'amour, même celles des autres temps... Même...
César baissa la voix, ferma l'œil, sourit étrangement et dit tout bas:
— Tiens, même la tsarine, oui, la tsarine de quand on était gosse... Sur une image du Petit Parisien. Oh! je ne leur faisais pas de mal. Je ne pense qu'à leur plaisir. Il n'y a peut-être que ça qui m'intéresse. C'est leur plaisir qui est mon plaisir. Je les mignotais, je les caressais, je leur disais des folies et, tout à coup, pan! pan! l'amour!
César s'était levé d'une brusque détente. Il se frottait les yeux comme s'il venait de s'éveiller.
— Tu me regardes, fit-il. Bien sûr, je ne te parle pas de ces choses-là, à toi, comme j'en parlerais, si jamais ça m'arrivait, à ce parpaillot d'Aufrère. Tu sais qu'il est protestant?
Salavin fit, de la tête, un signe affirmatif, et:
— N'était-il pas convenu que nous parlerions de tout, sauf de lui?
César s'appliqua sur les cuisses deux ou trois claques vigoureuses.
— Tu as raison, mon ami. Nous l'avions même bien oublié. Sortons, veux-tu? Il est près de deux heures du matin. Je vais aller te mettre à ta porte.
Quand ils furent dans la rue, Devrigny prit amicalement le bras de Salavin et marcha longtemps sans rien dire. Puis, d'un air préoccupé:
— Oui, c'est la chose la plus belle du monde, et la plus étrange. Et le pis est qu'on n'y comprend rien. Qu'est-ce que c'est que ça? Qu'est-ce que ça veut dire? Au fond, tu ne sais pas très bien ce que tu sens, mais tu ne sais pas du tout ce qu'elles sentent, elles, de leur côté. Ah! Je leur ai bien souvent demandé de m'expliquer, de me crier quelque chose , au moment que ça passe. Bast! Il y en a que ça fait rire. Il y en a que ça met en colère. Il y en a même que ça intimide et qui n'osent plus se laisser aller. Tant pis! On ne saura rien.
Il fit encore quelques pas, et détendant ses sourcils, se prit à rire:
— Ça m'est égal, de ne rien savoir. Le sûr, c'est que si je ne devais plus faire l'amour, j'aimerais mieux tout...
— Quoi, tout? dit Salavin en haussant les épaules. Quand vous ne pourrez plus aimer, vous serez, mettons, officier de la Légion d'honneur, conseiller général, président de la Ligue des droits de l'homme, que sais-je? et vous vous consolerez avec autre chose.
— Je ne me consolerai pas, cria César en frappant du pied. J'aimerais mieux n'importe quoi!
— Même mourir?
Degrigny secoua furieusement la tête.
— Même mourir.
Les deux hommes atteignaient à ce moment la rue du Pot-de-Fer, sonore comme un caveau.
— Vous avez raison, Devrigny, dit Salavin en serrant la main du rouquin. Vous avez raison, cette Polonaise est une femme étonnante.

Georges Duhamel, Le club des Lyonnais, (1929), fin du chapitre VII

1963 : Jankélévitch décrit les bobos

Fin lecteur de Simmel, Vladimir Jankélévitch, dans un beau texte sur l'aventure, poursuit la réflexion. Non sans nous avertir : attention à ne pas confondre l'aventureux, dont le style de vie comprend une réelle part de risque, et l'aventurier, un professionnel de l'équipée programmée pour qui «le nomadisme est devenu une spécialité, le vagabondage un métier, l'"exceptionalité" une habitude[1]». C'est évidemment le premier qui l'intéresse; le second, biffé d'un méprisant trait de plume, n'est finalement qu'«un bourgeois qui triche au jeu bourgeois», un bohème à bon compte qui ne poursuit que des buts prosaïques.

Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, Folio essais p.45

Notes

[1] Vladimir Jankélévitch, L'aventure, l'ennui, le sérieux, Aubier 1963, p.9-10

« Notre besoin de Rimbaud »

Lundi 11 juin, grâce à Nico qui m'avait informée, j’ai assisté à la conférence d’Yves Bonnefoy à Aubervilliers.

Il y avait foule au théâtre d’Aubervilliers, il faisait chaud, toutes les places étaient réservées. Quel élan vers la poésie, songeais-je mi-figue mi-raisin, «besoin de Rimbaud» je ne sais, mais désir, c’est certain ! Le côté inévitablement bourgeois de l’assistance m’a un peu gênée dans le contexte d’Aubervilliers, c’était une sorte de déferlement à l’envers, le XVIe envahissant la banlieue, mais avec prudence, sans se mélanger, en empruntant des navettes spéciales : un côté tourisme dans les ruines…

Jack Ralite a rappelé le succès de ces conférences depuis un an, son intervention a été littéraire, politique, émouvante et trop longue. À mon habitude je cite sans guillemets, étant entendu qu’il s’agit de notes renarrativisées et que les impropriétés sont de mon fait :

                     
                          ***

Le 5 juin 2006 avait lieu devant une salle comble la première conférence du Collège de France sur le sujet des 1001 Nuits. Il s’agit donc ce soir de l’anniversaire de ces manifestations. À l’initiative de Carlo Ozolla il y a eu sept conférences, dans des lieux différents (l’église Sainte-Marthe, le cirque Zingaro, etc).
Une classe du lycée Le Corbusier a été associée au projet, préparant avant chaque conférence une plaquette de présentation du thème et de l’intervenant. Piquée au vif, une autre classe qui n’avait pas été retenue pour ce travail a monté d’elle-même une sorte de club, « les Miam-miam », qui sont devenus cette années «les Voraces» (vous voyez que dans tous les domaines on progresse [rires dans la salle]) et qui ont décidé de faire paraître un journal d’actualité littéraire. Un élève me disait à propos de l’intervention de Jean-Pierre Vernant au lycée Le Corbusier : « c’est étonnant comme il sait rendre simple les choses complexes ».
Le CES Rosa Luxembourg va être également associé à ces manifestations; la presse en a parlé mais nous avons insisté pour qu’elle le fasse sans sensationalisme, dans le respect du travail des professeurs intervenants et des élèves.
Nous sommes fiers également d’avoir une librairie qui vient de fêter ses cinq ans à une époque où tant de villes n’en ont plus. Tout cela ne constitue pas une «performance», ce terme qu’affectionne les journalistes, mais relève du travail silencieux dans la durée, il s'agit d'un travail d’artisan.

Le thème des rencontres de l’année prochaine sera «Carnaval et utopie», le programme n’est pas encore établi mais nous savons déjà qu’interviendront Jean Delumeau, Michel Zinc, Pierre Rosenvallon.

Jacques Ralite présente ensuite Yves Bonnefoy en citant la revue Europe : Yves Bonnefoy se veut «ni idolâtre ni iconoclaste». Jack Ralite a lu les cours que Bonnefoy a donné en 1999 au Collège de France, et cette lecture fut un véritable travail. Une voix est nécessaire pour habiter la terre en poète à l’heure où tant de nuit s’avance.

                     
                          ***

Yves Bonnefoy prend la parole :

Lorsqu’on m’a proposé d’intervenir à Aubervilliers, j’ai tout de suite pensé qu’il faudrait que je parle de Rimbaud, car il s’agit d’un lieu où la société cherche son avenir. Rimbaud est celui qui jette un pont entre les besoins fondamentaux de la société et la poésie. C’est à la poésie de poser les questions les plus radicales.

J’aime et j’ai étudié de nombreux poètes : Racine, Shakespeare, Leopardi, Mallarmé, malgré des objections fondamentales, et André Breton, moins pour ses poèmes que pour son attachement à la littérature.
Mais deux poètes restent à part, Baudelaire et Rimbaud. Ils ont vécu avec une particulière intensité un appel poétique, ils ont vécu une double allégeance: l'appel d'un rêve sur la société, sur la vie, porteur d'une attente, et le besoin lui aussi irrépressible de soumettre ce rêve à un examen critique.
Il s'agit de quelque chose de très nouveau. Shakespeare, Racine ne rêvent pas. Victor Hugo rêve pour la société toute entière et au nom de tous.
Baudelaire et Rimbaud ont un rêve en eux, ils sont possédés par un rêve. Ils rêvent de réformer, de rénover de façon radicale par un travail soutenu sur les sens ou le langage.

Baudelaire
Baudelaire a été obnubilée durant son enfance par une mère élégante et parfumée et sa vie a été marqué par une perception plus forte des sens. Il cherchera des correspondances entre les sens, une harmonie qui délivrerait des horreurs du monde, une alchimie pour atteindre le bonheur.

Invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

«aller là-bas» : sous le signe de la beauté cette femme ne pourrait jamais être qu'une sœur.

[ici manque une transition]

On se souvient du poème Le Cygne: l'oiseau appartient à un cirque, il s'est échappé de sa cage, il rêve à son lac et n'est plus qu'une misérable chose grise dans la poussière. L'oiseau symbole de l'idéal n'est plus qu'un oiseau hagard voué à la mort.
C'est cette existence incarnée dans la finitude qui permet la compassion.

La lucidité consiste à renoncer au rêve par l'écriture; l'écriture reste cependant une recherche mais pas une conclusion. Pour Baudelaire, l'écriture n'est pas une décision définitive, il lui reste toujours le regret de ce qu'il est peut-être en train de condamner.


Rimbaud
Rimbaud n'a pas le même parcours. Il n'a pas commencé par rêver, il n'y a pas de refus du monde comme il est parce que dans ses premières années la nature est immédiatement présente autour de lui, sans altération, sans médiatisation. La nature lui suffit. Le poème sensation date de mars 1870 :

Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

Rimbaud n'est pas un artiste comme Baudelaire, Il ne cherche pas la beauté mais le plaisir, ou plutôt le bonheur.

Le poème Soleil et Chair montre bien que la Nature est un être :

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l'amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d'amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !

La nature est un être, et c’est en tant qu’être que Rimbaud peut s’unir à elle. Cela n'a rien de rêveur. Il s'agit d'une pensée optimiste de la Nature, mais pas fondamentalement rêveuse.
C'est le christianisme qui le prive, lui jeune homme, de l'exister naturel, ainsi qu'on le perçoit dans le poème Les Assis ou A la musique, qui peignent les ridicules et la dureté de la société : il faut réformer non pas la réalité (comme le pensait Baudelaire), mais le groupe social.
C'est un rêve très répandu, surtout à l'époque. Quels en seront les moyens? la révolution sociale et existentielle. La justice et l'amour libèreront la société.

Le poème Le Forgeron montre que le travailleur est véridique car le travail le met en contact de la chose vraie, à la différence du monde de la possession, coupé de la vraie vie.
L'ouvrier sera donc le moteur de la révolution.
Finalement, Le Forgeron est étonnant car il anticipe la Commune.

Puis Rimbaud va connaître le naufrage de ses espérances. La bonté ne peut jaillir aussi facilement qu'on le souhaiterait : Rimbaud va donc s'engager dans la critique d'un rêve: pourquoi la vérité comme elle est dite par le forgeron et le rapport du pourquoi ne se propagent-ils pas? Parce que la langue est figée dans des structures mauvaises. Cette langue a colonisé la réalité sensible, a obligé la personne à ce qu'on peut appeler une aliénation. On constate un immobilisme non du cœur mais de langue. par conséquent, il ne faut plus employer la langue naïvement, on ne doit plus rester captif de ses tours, de ses perceptions.
Il faut bouleverser la langue, labourer le socle commun de l'expression. La langue est à réinventer.

La lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny rassemble en quelques pages toute la pensée de Rimbaud. La poésie est la mise en mots d'une signification déjà comprise et contrôlée. L'art est un agencement de vérités mortes.

— Voici de la prose sur l'avenir de la poésie —

Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D'Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. —

C'est sarcastique, évidemment.

— On eût soufflé sur des rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd'hui aussi ignoré que le premier venu auteur d'Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur le sujet que n'aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a le temps.
On n'a jamais bien jugé le romantisme. Qui l'aurait jugé ? les critiques ! ! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !

Hors le moi il y a un je, c'est le cuivre dont on a fait le clairon. Il faut libérer ce "je". Il faut déconstruire la langue de bois de l'époque. Ce travail est une étude, un acte de connaissance:

La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver, cela semble simple [...]

Mais il ne s'agit pas d'une connaissance psychologique mais d'un démontage des points d'appui que cette langue a pris dans le monde sensible: il faut dérégler la langue et les sens. Il s'agit d'un travail d'abord sur soi-même.
Ce travail est nouveau et incohérent:

Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! —

C'est le savant qui sait enfin la réalité naturelle.

Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs [...]

Le travail du poète se transmet. Le besoin de Révolution est transmis à une écriture nouvelle en amont. Ce besoin de déconstruire la langue que nous voyons n'est pas du rêve, c'est simplement la poésie.
Ce que Rimbaud met en accusation, c'est essentiellement la pensée conceptuelle, ces chaînes qui finissent par donner de la réalité une image figée et déformée.
Comment porter le bouleversement dans le discours? la poésie peut prendre le son en le dissociant du sens, du concept.

Par exemple, les faibles se mettraient à penser aux A. on glisse dans la folie. Le sonnet Voyelles est un exemple de ces associations hors des concepts, il associe les sons et les couleurs.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Ce sonnet a été constamment mal compris. C'est une pensée des correspondances. Pour Baudelaire, les couleurs, les parfums et les sons se répondent. Rimbaud va proposait des rapports entre une lettre et une couleur, mais ces rapports sont hors de lui. On a cherché des explications ésotériques. Or dans le chapitre Délires d'une Saison en enfer, Rimbaud le dit explicitement : «J'inventai la couleur des voyelles !» «J'inventais», pas «je constatais»!
Pour dérégler le concept, Rimbaud a imaginé d'obliger à associer une couleur à un son sans rapport avec le sens.
Par exemple «âme», c'est A, mouche en corset de velours noir. L'arbitraire de l'association du A avec le noir écarte le sens. Les voyelles ont une apparition discontinue dans la langue. En liant des couleurs aux voyelles, on ruine le sens de la nuance d'une phrase, on ruine la peinture, au profit de couleurs discontinues, posées en à-plat. C'est déjà l'impressionnisme ou même Les Demoiselles d'Avignon, c'est-à-dire qu'on voit le travail de l'artiste.

Des poèmes comme Les poètes de sept ans ou Les Premières Communions présentent une réflexion. Ils ne veulent pas changer les catégories mais s'y confient. Rimbaud décrit les atteintes subies à cause de la société. L'enfant de sept ans souffre de ne pas avoir été aimé: pas de tendresse, uniquement la peur du qu'en-dira-t-on. L'enfant de sept ans ou la jeune communiante connaissent des amours contre nature et l'âme de la jeune communiante est pourrie. Le Christ est «voleur des énergies».
Il n'y a plus de travail de déconstruction mais l'observation du monde. Durant l'été 1871 Rimbaud écrit Le bateau ivre. Je ne vais pas le lire en entier car il est très long:

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais .
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées
Moi l'autre hiver plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

C'est la méthode du dérèglement, ici attribué à l'ivresse. Les hâleurs tués par les Peaux-Rouges sont les catégories de la pensée conceptuelle. L'inconnu, c'est la mer «infusé[e] d'astres», la mer déborde de vision.

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

On assiste au gonflement d'une vie élémentaire, le "je" enfin délivré du moi qui cependant croise des noyés:

[...]
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Le bateau est déjà noyé. On comprend alors qu'il «regrette l'Europe aux anciens parapets !»:

[...]
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes .
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

En dépit de son énergie, Le bateau ivre exprime l'échec du dérèglement. Le bateau n'atteint pas le bonheur auquel il aspire et rêve d'un retour.
Je voudrai souligner cet extraordinaire mot de "flache"; flache, c'est un peu d'eau boueuse, qui ne permet pas le reflet, c'est la parfaite image de la personne.

Le dérèglement n'a pas été le travail de libération escompté. Que s'est-il passé? Rimbaud a eu des visions et ne les a pas maîtrisées. Il s'est laissé aller à les aimer pour elles-mêmes. Rimbaud écrit dans L'Alchimie du Verbe : « Je m'habituai à l'hallucination simple». Ce n'est plus du travail mais un rêve.
Rimbaud désormais rêvait. L'espérance de la révolution est pervertie par le rêve et la lucidité essaie de relancer l'espérance pour atteindre le rêve.
Il s’agit donc du débat entre la lucidité et le rêve. Pourquoi s’intéresser à cette situation d'un poète qui préfére la lucidité de l’intellect à ces textes non dominés ? Qu’est-ce qui constitue notre humanité ? Notre décision de nous dresser au-dessus du non-être pour instituer une parole. Cette décision constitue notre différence sur cette terre.
Mais cet espoir sera attaqué par les concepts. C'est dans le travail de la poésie que l'espoir peut se ressaisir. L'espoir est la seule réalité.

C'est ce qu'a fait Rimbaud en critiquant le rêve. Cela semble ainsi inutile, mais nous avons besoin de Rimbaud, nous avons besoin qu'on nous rappelle que la critique de la société passe par le langage et que la lucidité et le travail pour se connaître compte davantage que les rêves.

                          ***

En deuxième heure a eu lieu une lecture choisie des lettres de Rimbaud. Je ne savais pas qu'il avait tant souffert en Orient, moi qui imaginais quelque chose entre Henri de Monfreid et Corto Maltese. C'est hélas bien moins romantique.

Tout cela s'est terminé très tard. La navette attendait une partie de l'auditoire, j'ai rejoint le métro dans l'air très doux, en regardant le ciel par dessus les toits. Je ne me souvenais pas qu'Aubervilliers était une ville si basse, certains immeubles ont dû être détruits, une nouvelle école a été construite. Les maisons petites et basses s'éloignent dans les rues à l'arrière-plan. Chez Titouh existe toujours, la boulangerie que nous boycotions depuis qu'elle avait confondue sel et sucre sans s'excuser n'existe plus, le restaurant marocain non plus, remplacé par un "Kebab", ni l'encadreur. Sur la porte de notre immeuble il y a maintenant un digicode, certains doivent être contents. Je remarque le nombre surprenant d'asiatiques, à notre époque il n'y en avait pas.
Quand j'en ferai la remarque à H., il me répondra: «Normal, t'as vu combien ils sont?».

Survivre avec les moyens du bord

Éluard, le grand frère, transmet surtout à son benjamin les rudiments de la survie financière, des conseils indispensables si l'on ne veut pas capituler et accepter un travail salarié. Les principes de sa constitution s'appuient essentiellement sur les ressources insoupçonnées offertes par les manuscrits de poèmes. L'article premier décrète que rien ne se jette ! Les premiers brouillons d'un poème trouvent toujours un amateur bibliophile. L'article 2 prescrit de veiller à la qualité du produit. Le poème doit être écrit lisiblement, le papier offrir une qualité minimale. L'article 3 souligne que l'originalité du produit peut être déterminante. Le prix d'un manuscrit peut sensiblement monter s'il se présente sur un papier particulier (couleur, grain, papier à en-tête d'un hôtel, d'un café ou, mieux, d'un garage). L'article 4 encourage à toujours penser au petit plus. Le prix d'un manuscrit dépend bien sûr de la notoriété de l'auteur, mais rien n'interdit de le faire monter en y ajoutant des éléments de plus-value [dédicace à un auteur célèbre, ratures et rajouts lisibles).

Élève doué. Char écoute. Éluard lui propose aussitôt une démonstration en se chargeant de la négociation du manuscrit d'Artine. Surtout lorsqu'il n'est pas directement concerné, Éluard est un marchand redoutable. Il se fixe un prix et s'y tient, plaçant toujours la barre très haut. Lui-même grand collectionneur, il sait d'instinct jusqu'où un amateur accroché ira pour satisfaire son besoin de possession d'une pièce rare. Les treize feuillets d'Artine, avec ratures et ajouts, présentés comme l'une des pièces majeures du surréalisme, vont permettre à Char de tenir plusieurs mois. La leçon est retenue, de même qu'une évidence implicite : il est nécessaire d'entretenir un minimum de relations avec de grands libraires et des amateurs fortunés.

Longtemps, le richissime couturier Jacques Doucet (1853-1929) a été la providence des surréalistes et des artistes d'avant-garde. André Breton, son conseiller pour les arts plastiques, lui a permis de réunir l'une des plus belles collections de tableaux du début du siècle. Dans une lettre, il l'a pressé d'acheter à Picasso Les Demoiselles d'Avignon, une toile que le peintre avait roulée dans un coin de son atelier, persuadé de ne jamais vendre ce sujet scabreux et révolutionnaire. Breton était prophétique :

« C'est là une œuvre qui dépasse pour moi singulièrement la peinture, c'est le théâtre de tout ce qui se passe depuis cinquante ans, c'est le mur devant lequel sont passés Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Apollinaire, et tous ceux que nous aimons encore. Que ceci disparaisse, il emportera la plus grande partie de notre secret... »

C'était en 1923. Jacques Doucet finit par céder à Breton. Picasso réclama au mécène la somme de vingt-cinq mille francs. Doucet eut le cran de rester impavide : « Bon. Eh bien ! c'est entendu, monsieur Picasso. Vous recevrez deux mille francs par mois à partir du mois prochain jusqu'à concurrence de vingt-cinq mille. » Et il renégocia le prix à la baisse ultérieurement... Quatorze ans plus tard, la toile fut revendue cent cinquante mille francs.
Le grand couturier avait aussi un jeune conseiller littéraire, Louis Aragon, royalement rémunéré pour l'informer et acquérir en son nom livres rares et manuscrits. Et puis le communisme et les provocations de l'un ont eu raison de la patience et de la générosité de l'autre. Aragon vit désormais de la vente des colliers conçus et fabriqués par Elsa :

« J'allais vendre/ aux marchands/ de New York/ et d'ailleurs/
De Berlin/ de Rio/ de Milan/ d'Ankara/
Ces joyaux/ faits de rien/ sous tes doigts/ orpailleurs/
Ces cailloux/ qui semblaient des fleurs/
Portant tes couleurs/ Elsa valse et valsera »

De nouveaux liens se sont tissés. D'autres mécènes instaurent leur règne. Les « Charles », très liés à René Crevel et Luis Bunuel, ont succédé à Jacques Doucet. Ils achètent systématiquement l'un des trois premiers exemplaires sur beau papier de tous les recueils publiés par les surréalistes, ce qui permet de financer l'impression de livres qui se vendent au mieux à quelques centaines d'unités. Charles de Noailles acquiert en 1930, pour faire plaisir à Breton et à Éluard, leur manuscrit de L'Immaculée Conception pour la somme considérable de dix mille francs. Ainsi devient-il, selon l'expression de José Corti, une sorte de Fouquet de la République. René Gaffé, un riche parfumeur belge, achète pour sa part à prix d'or tous les exemplaires numérotés « 1 ».

La vente de manuscrits et de brouillons suppose en vérité du savoir-faire, de la psychologie et de l'organisation. René Char ouvre très vite une annexe à son atelier de poète. Là, revêtant les habits d'un moine copiste, veillant à la bonne tenue de ses plumes et de son encrier toujours rempli d'encre noire, il recopie avec un soin maniaque ses derniers textes. Il apporte une attention obsessionnelle à ce travail tranquille qui le repose et lui permet de filtrer attentivement ses poèmes. Autour de lui sont disposés son tampon buvard, un choix de cartons et de papiers de Hollande plus ou moins forts. De son écriture ample, il semble à chaque fois réécrire définitivement ses plus beaux poèmes.

Ainsi le manuscrit recopié peut devenir un original. Qui saurait distinguer parmi ces feuillets épars l'authentique brouillon d'un vrai-faux, le premier jet d'une nouvelle version originale ? Lucratif, cet artisanat est aussi généreux. Il n'est pas rare que Char recopie entièrement un recueil sur un carnet spécialement relié, puis l'offre en gage d'amitié.
Eluard l'initie également aux mystères de la fabrication d'un « beau livre ». René Char s'était intuitivement prêté à l'exercice, au début de l'année 1930, avec Le Tombeau des secrets. Son livre se composait d'une trentaine de pages où douze photographies détournées par des collages occupaient en majesté l'espace avec, en regard, quelques textes brefs. André Breton et Éluard y avaient ajouté un photomontage de leur cru...

La rencontre d'un peintre et d'un poète ouvre cependant d'autres horizons. La fusion de Manet avec Mallarmé, la rencontre d'André Derain et d'Apollinaire, l'alliance de Fernand Léger avec Blaise Cendrars, la géniale alchimie de Juan Gris avec Pierre Reverdy transforment le livre en œuvre d'art, recherchée par tous les amateurs. Le livre échappe alors à son statut classique pour devenir objet sacré. Paul Éluard et Max Ernst, André Breton et Alberto Giacometti ont défriché ces terres encore fraîches et nourricières.

A défaut d'une véritable collaboration avec un peintre, veille donc, souffle Éluard à son ami, à demander une gravure, une eau-forte pour la placer en frontispice de ton recueil. Le conseil a été entendu. Il sera toujours repris comme une clé magique pour échapper aux petites misères du temps. On mésestime trop les plaies d'argent.
Comparés aux poètes, les peintres qui rencontrent le succès sont riches, parfois richissimes, explique Éluard. Il faut savoir accepter leurs cadeaux : dessins, gouaches, tableaux. C'est leur manière de te reconnaître. Picasso sait parfaitement, lorsqu'il te met d'autorité une toile sous le bras, que tu la revendras un jour de dèche, et il ne t'en voudra pas. L'argent file, à nous d'en trouver !

Laurent Greilsamer, L'éclair au front, la vie de René Char

Cela me fait penser à quelqu'un

Préface de l'auteur

La satire est une sorte de miroir où, d'ordinaire, chacun reconnaît le visage de tous hormis le sien; ce qui est la principale raison de la réception qu'elle a dans le monde, où elle n'offense que fort peu de gens. Cependant, s'il en advenait autrement, le danger n'est pas grand; et j'ai appris par une longue expérience à ne jamais craindre de méfaits, de la part des intelligences que j'ai su provoquer; car si la colère et la furie ajoutent de la force aux nerfs du corps, on a pu voir qu'elles relâchent ceux de l'esprit, rendant ses efforts faibles et impuissants.

Il est un cerveau qu'on ne saurait faire mousser plus d'une fois : son possesseur fera bien de le rassembler à bon escient et d'user de sa faible réserve avec parcimonie; mais avant toute chose, qu'il évite de l'exposer au fouet de ceux qui valent mieux que lui, car cela le fera monter, tout écumant, jusqu'à l'impertinence, et il épuisera rapidement sa réserve; l'esprit dépourvu de savoir est une sorte de crème, qui en une nuit se rassemble à la surface, et par une main habile sera rapidement fouettée en mousse; mais, une fois cette mousse écumée et jetée, ce qui apparaît en dessous ne sera bon à rien, qu'à donner aux cochons.

Jonathan Swift, Récit complet et véridique de la bataille qui se fit vendredi dernier entre les livres anciens et modernes en la bibliothèque Saint-James, traduction de Jeannie Carlier pour Les Belles Lettres.

Sans illusion

… la pensée ne m'est pas très agréable que n'importe qui (si on se soucie encore de mes livres) sera admis à compulser mes manuscrits, à les comparer au texte définitif, et à en induire des suppositions qui seront toujours fausses sur ma manière de travailler, sur l'évolution de ma pensées, etc. Tout cela m'embête un peu…

Lettre de l'été 1922 à M. et Mme Sidney Schiff, Correspondance générale, t.III, p.51
Exergue choisi par Antoine Compagnon pour son livre Proust entre deux siècles.

Pensées à la dérive

En 1987 ou 1988 je lisais Le Comité, de Michel Deguy. Celui-ci venait de se quereller avec Gallimard et réglait ses comptes. Entre autres, il revendiquait le droit de ne pas lire de romans. Seules la philosophie et la poésie l'intéressaient, les romans l'ennuyaient, affirmait-il.
Je trouvais cela horriblement prétentieux.
Vingt ans plus tard j'en suis là, ou à peu près.


Vendredi dernier, je m'installe au Café Beaubourg pour boire un cocktail en continuant ma lecture avant de rentrer à la maison. Je m'assois à une table mitoyenne de celle d'un rouquin d'une cinquantaine d'années, un kangourou à la boutonnière. (Toujours compliqué de s'assoir quand on est seul, les serveurs ont des idées précises de l'endroit où vous installer et je préfère trouver une place avant qu'ils n'interviennent). Il lit et prend des notes, je déchiffre vaguement le titre de son livre, The Delivery Room, je me plonge dans le mien et oublie mon voisin.

On m'apporte mon verre, un homme rejoint mon voisin, ils parlent en anglais un long moment, l'homme repart.
Je lis. Et j'entends, en anglais:
— Si vous me dites ce que vous lisez, je vous dis ce que je lis.
Je lui montre Carnets de guerre de Vassili Grossman. Il ne connaît pas cet auteur. Son livre a pour sujet la Yougoslavie et une psychanalyste (à ce que j'ai compris).
— Vous êtes américain ?
— Non, australien. (Suis-je bête, bien sûr, le kangourou).
Il feuillette le livre. Il y a deux séries de photos à l'intérieur.
— Vous êtes juive ?
— Non. Vassili Grossman l'était. Sa mère a fait partie des premiers assassinés lors de l'arrivée des Allemands.
Je lui raconte un peu Vassili Grossman, lui parle de Vie et destin (— Life and destiny? — Life and Fate, me propose-t-il. (Il avait raison.)), «son livre le plus connu», la façon dont ce livre n'a été publié qu'après sa mort («comme Le maître et Marguerite après la mort de Boulgakov». Il acquiesce. Mais je me demande s'il connaît Boulgakov.)
Il se lève, range ses affaires :
— Je dois partir. Vous venez souvent ici ?
— Régulièrement.
— Moi aussi. On se reverra peut-être.
Hmm. Je déchire une demi-page de mon carnet de notes, je grifonne "Vassili Grosmann, Life and Fate", je lui tends, il hésite un peu :
— Je ne lis que des romans.
— Mais c'est un roman.

Je le regarde partir. Je me demande s'il va le lire, je me demande ce que représente la bataille de Stalingrad pour un Australien, je me demande quelle bataille du Pacifique serait l'équivalent et s'il existe un grand roman qui en raconte l'histoire.


Description de Treblinka. Je l'ai déjà lu, en 1995 ou 1996, quand Le Livre noir a été publié. Je pensais ne jamais la relire. Je souhaitais ne jamais la relire.

Ne serait-il que lire cela est infiniment pénible. Le lecteur doit me croire, il n'est pas moins pénible de l'écrire. Peut-être quelqu'un me posera-t-il la question: «Mais pourquoi donc l'écrire, pourquoi rappeler tout cela?» Le devoir de l'écrivain est de rapporter l'horrible vérité, le devoir civique du lecteur est d'en prendre connaissance. Tous ceux qui se détourneront, qui fermeront les yeux et passeront à côté porteront atteinte à la mémoire des disparus. Tous ceux qui ne prendront pas connaissance de toute la vérité ne pourront jamais comprendre avec quel ennemi, avec quel monstre, notre grande, notre sainte Armée rouge s'est affrontée à mort en un combat singulier.

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.332

Je supporte mal les fictions, livres ou films, sur ce sujet. Il me semble que seuls les documents/documentaires peuvent relater l'horreur, je peine à accepter qu'on puisse "imaginer" de telles scènes et de telles mécanismes, et c'est pour cela que La Liste de Schindler ou Les Bienveillantes me choquent, même si je n'ose pas le dire, de peur de paraître ridicule et extrémiste, sans compter qu'il y a toujours, à défaut de fiction, au moins du montage ou de la mise en scène, même dans les documentaires (cf. Shoah de Lanzman).
Alors... après tout, si les œuvres de fiction peuvent permettre de faire lire ce qui ne sera pas lu autrement...

Eternelle Russie

Certains passages de Carnets de guerre de Vassili Grossman me rapellent les pages sur le sort des combattants en Tchétchénie dans Douloureuse Russie d'Anna Politkovskaïa. Dans le détail, ce sort est différent, mais le principe est le même : cruauté et indifférence inhumaines.

Le passage suivant évoque la difficulté à combattre les chars allemands Tiger, qu'Hitler jugeait imbattables. Le texte est de Grossman, la note de bas de page est d'Antony Beevor et Luba Vinogradova qui ont choisi les textes et les ont entrecoupés d'explications.
Un pointeur tirait à bout portant sur un Tiger avec un canon [antichar] de 45 mm, et les obus rebondissaient sur lui. Le pointeur est devenu fou et s'est jeté sous le Tiger.
Un lieutenant blessé à la jambe et le bras arraché était à la tête d'une batterie qui repoussait une attaque de Tiger. Après avoir repoussé l'attaque, il s'est tué d'une balle, ne voulant pas survivre en invalide.1

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.265



Note
1L'idée de se trouver mutilé ou handicapé faisait plus peur que la mort aux soldats soviétiques. Ils ne pouvaient s'empêcher de penser que les femmes ne voudraient plus d'eux. Peut-être était-ce un cauchemar typiquement masculin, mais l'horreur de leur sort se manifesta pleinement après la guerre quand les autorités soviétiques les traitèrent avec une inhumanité à peine croyable. Ceux qui n'avaient plus que le tronc étaient qualifiés de samovars. Ils furent regroupés et envoyés dans des villes proches du cercle polaire arctique pour que l'on ne voie pas traîner de vétérans mutilés dans la capitale soviétique.

Bestiaire

Kouznetchik-chameau.jpg

Comment trouver notre vieille [division] amie de Stalingrad1 dans la poussière et la fumée, au milieu du rugissement des moteurs avec le cliquetis des chenilles des tanks et des canons automoteurs dans le grincement des énormes convois sur roues qui vont vers l'ouest, dans le flot de ces gamins pieds nus, des femmes en foulards blancs qui se déplacent vers l'est, de ceux qui ont fui devant les combats avec les Allemands et qui maintenant rentrent à la maison ?
Des gens bien intentionnés nous avaient conseillé, afin de nous épargner les arrêts et les questions, de chercher une division caractérisée par une particularité connue de beaucoup : dans son régiment d'artillerie est attelé à un charroi un chameau surnommé Kouznetchik [«Criquet»]2. Ce né natif du Kazakhstan a parcouru toute la route de Stalingrad à la Berezina. Les officiers des transmissions ont l'habitude de repérer dans le convoi Kouznetchik et trouvent sans avoir à poser de questions l'état-major qui se déplace jour et nuit. Nous avons ri à l'écoute de ce conseil farfelu comme à une bonne plaisanterie, et nous avons continué notre chemin.
Et voici que nous sommes de nouveau sur la grand-route, dans la poussière et le fracas. Et la première chose que nous voyons est, attelé à une télègue, un chameau brun, la peau presque à nu, qui a perdu tout son pelage. C'est bien lui, le célèbre Kouznetchik.
Avance à sa rencontre tout un groupe de prisonniers allemands. Le chameau tourne vers eux sa tête peu avenante à la lèvre pendante : il est apparemment fasciné par la couleur inhabituelle des vêtements, peut-être renifle-t-il une odeur étrangère. D'un ton entendu, le conducteur crie à l'escorte : « Fais venir les Allemands ici, sinon Kouznetchik va les bouffer!» Et sur-le-champ nous apprenons tout de la biographie de Kouznetchik : lors des échanges de tir, il va se cacher dans les entonnoirs laissés par les obus et les bombes, il a déjà été recousu trois fois pour ses blessures et s'est vu décerner la médaille «Pour la défense de Stalingrad». Le commandant du régiment d'artillerie Kapramanian a promis à son conducteur que s'il amenait Kouznetchik jusqu'à Berlin, il serait récompensé. «Tu auras la poitrine entièrement couverte de décorations», a dit avec le plus grand sérieux, ne souriant que du coin de l'œil, le commandant du régiment. En suivant la route indiquée par Kouznetchik, nous sommes arrivés à la division.

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.302-303



1 Il s'agit probablement de l'ancienne 308e division de fusiliers, commandée à Stalingrad par le général Gourtiev et qui deviendra la 120e division de fusiliers de la garde en septembre 1943. Cette formation en majorité sibérienne avait défendu l'usine Barrikady à Stalingrad. Pendant l'opération Bagration, elle fut intégrée à la 3e armée.

2 Le chameau Kouznetchik devint célèbre moins d'un an plus tard quand il arriva à Berlin et qu'on lui fit traverser la ville pour cracher sur le Reichstag.

Utopie et Rédemption

À l'idée du temps historique, perçu comme un fleuve qui coulerait sans fin vers un estuaire toujours fuyant, ou comme une flèche lancée vers un but inatteignable, Rosenzweig oppose l'expérience humaine de l'avenir, et en particulier notre relation à l'idé de la fin de l'histoire. Relation paradoxale, dans la mesure où l'histoire n'a pas de fin, mais où l'homme ne peut pas renoncer à l'idée d'une fin de l'histoire. L'espoir qu'un jour viendra où les souffrances des hommes cesseront, où le monde connaïtra «une paix éternelle» (selon la formule de Kant), continue —malgré tout ce que l'histoire nous enseigne— à sous-tendre les aspirations utopiques de l'humanité. Mais un tel espoir implique, s'il ne veut pas rester une simple «idée régulatrice», la croyance que sa réalisation peut, en principe, advenir à tout moment. Au plus profond d'elle-même, l'espérance des hommes ne pourra jamais se contenter de l'idée d'un progrès illimité, d'une «tâche infinie» qui n'aboutit jamais. À la métaphore du chemin sans fin, qui nous rapproche indéfiniment d'un but qui ne cesse de s'éloigner de nous, l'espérance humaine a toujours opposé la conviction spontanée que le monde pouvait être régénérée «ici et mantenant». C'est cette «impatience messianique » qui, pour Rosenzweig, définit la relation proprement humaine à l'avenir. Avant d'être une croyance religieuse, cette impatience constitue l'essence même de l'espérance. Celle-ci exigerait toujours, en quelque sorte, que la fin de l'histoire puisse être anticipée, qu'elle puisse survenir à tout moment, dès demain peut-être. L'idée de l'imminence toujours possible de la Rédemption s'oppose ainsi, de manière radicale, à l'idée de la distance illimitée qui nous séparerait de la réalisation de l'utopie. En d'autres termes, si l'utopie se dénonce d'emblée comme une catégorie de l'imaginaire (sa fonction essentielle est moins d'anticiper l'avenir que de dénoncer la situation présente), l'authentique espérance (qui, pour Rosenzweig, concerne la possibilité de la Rédemption) est toujours vécue comme l'attente d'un bouleversement qui peut survenir à tout moment.

Stéphane Mosès, L'ange de l'histoire: Rosenzweig, Benjamin, Scholem, p.78

Les textes ne se comprennent qu'à la fin

A l'égard des premières pages d'un livre de philosophie, les lecteurs ont une attitude singulière: ils croient qu'elles constituent le fondement de tout ce qui suivra. C'est pourquoi ils s'imaginent qu'il suffit de les réfuter pour avoir réfuté l'ensemble du livre. C'est ce qui explique l'énorme intérêt pour la doctrine du temps et de l'espace chez Kant, sous la forme où il l'a développée au début de sa Critique… ce qui explique aussi les tentatives ridicules pour «réfuter» Hegel dès le premier acte de sa Logique, et Spinoza, en s'attaquant à ses définitions. D'où également le désarroi du general reader face aux ouvrages de philosophie. Il s'imagine que ces livres devraient nécessairement être «particulièrement logiques» et entend par là que chaque phrase devrait logiquement dépendre de la précédente de sorte que si l'on retirait la fameuse première pierre «tout l'édifice s'écroulerait». En vérité, ce n'est nulle part moins le cas que dans les ouvrages philosophiques. Chaque phrase y est moins déterminée par la précédente que par la suivante, et celui qui n'a pas compris une phrase ou un alinéa — s'il s'imagine devoir obéir au scrupule de ne rien laisser passer qui ne fut compris — ne trouvera qu'une aide médiocre à les relire sans cesse ou en recommençant depuis le début. Les livres de philosophie sont rebelles à cette stratégie systématique de style ancien régime qui pensait ne devoir laisser aucune forteresse non-conquise sur ses arrières; ils veulent être conqui dans un style napoléonien, au terme d'une attaque audacieuse du gros des troupes ennemies, après la défaite desquelles les petites forteresses des frontières tombent d'elles-mêmes. Donc, celui qui ne comprend pas un passage doit en espérer plus sûrement l'élucidation s'il continue courageusement sa lecture. La raison d'une telle règle difficilement admise par les débutants et, comme on l'a déjà indiqué, par bien des non-débutants, réside dans le fait que la pensée et l'écriture ne sont pas la même chose. Le rythme auquel obéit la pensée est fait en réalité de mille relations; dans l'écriture, ces mille relations sont obligées de s'ordonner précisément et soigneusement selon le droit fil de milliers de lignes. Schopenhauer l'a dit: tout son livre ne cherchait à exprimer qu'une seule idée, mais il ne pouvait la communiquer en faisant moins que tout un ouvrage. Si un livre vaut vraiment d'être lu, c'est assurément à la condition qu'on ne comprenne pas, ou tout au moins qu'on mésinterprète, ses premières pages. Sans quoi la pensée qu'il communique ne vaudra pas qu'on y repense puisque, si l'on sait dès qu'elle est discutée où «cela aboutira», c'est évidemment qu'on la connaît déjà. Cela ne concerne que les livres, car eux seuls peuvent être écrits et lus sans du tout tenir compte de la durée. D'autres lois régissent le fait de parler ou d'écouter. Lorsqu'il s'agit, bien sûr, d'une parole et d'une éthique véritables et non pas de ce qui se dénigre soi-même sous le nom de «cours» où l'auditeur doit oublier qu'il possède une bouche et n'a rien de mieux à faire qu'à devenir une main qui prend des notes. Mais cela vaut en tout cas pour les livres.

On ne peut donc prévoir à quel endroit aura lieu cette victoire de l'entendement, c'est-à-dire à quel moment l'ensemble de l'ouvrage pourra être embrassé d'un seul regard; en général, cela arrive quand même avant les dernières pages, mais il est rare que cela se produise avant la moitié du livre, et il est exceptionnel que ce soit au même endroit ne serait-ce que pour deux lecteurs. Du moins lorsqu'il s'agit de lecteurs réellement libres, et non de ces lecteurs dont la foisonnante érudition leur fait deviner ce qu'il y a dans le livre avant même d'en avoir lu les premiers mots et qui, grâce à leur copieuse bêtise, ignorent encore ce dont il traitait après en avoir lu les dernières phrases. Lorsqu'il s'agit de livres anciens, ces vertus du lecteur se répartissent pour l'essentiel selon deux types humains, les professeurs et les étudiants; pour les livres récents, elles se rencontrent volontiers chez une même personne.

Franz Rosenzweig, La pensée nouvelle, Remarques additionnelles à L'Étoile de la Rédemption, p.41-42,
traduit par Marc B. de Launay in "Les Cahiers de la nuit surveillée", n°1

Encore de la publicité

Un texte d'Olivier Bruley chez Dominique Autié.


Et puis, rien à voir, Pasfolle. (J'avais été très frustrée, elle a quitté le Texas au moment où je commençais à la lire régulièrement. Puis Vendôme, Pékin... Le blog s'est tu. Elle est revenue. Son énergie et son écriture me font un bien fou. Je lui souhaite tout le bien qu'on peut souhaiter à quelqu'un.)


Ouahh, je découvre Tlön en pyjama (de satin en plus) ! Mdr !

Actualité et fiction II

Quelques jours auparavant, j'avais également relevé ce genre de coïncidence entre la fiction et la réalité.

Des collégiens lyonnais inventent la rixe spectacle
Un élève de 15 ans a été sérieusement blessé lors d'une bagarre organisée à la manière d'une rencontre payante.
[...] L'affrontement entre un élève de troisième et un autre de quatrième aurait pour origine un différend verbal survenu quelques jours auparavant au collège. On parle d'une banale histoire de tee-shirt porté par la victime. Rendez-vous a été pris, en tout cas, pour une explication musclée après la classe. La rumeur se répand alors comme une traînée de poudre dans le collège et jusque dans les établissements voisins. Selon la plainte déposée par la victime, un élève renvoyé deux ans plus tôt aurait même joué les organisateurs, faisant payer pour assister au «spectacle».
Deux jours plus tard, le jeudi 19 avril, une quarantaine de garçons et de filles élèves du collège Vendôme, mais également inscrits dans d'autres établissements, se retrouvent finalement dans la cour d'immeuble où le garçon menacé reçoit la correction promise. Certains filment même la scène avec leur téléphone portable. Le collégien de troisième, âgé de 15 ans, reçoit des coups de poing au visage qui lui fracturent la mâchoire. Toujours hospitalisé, il lui a été prescrit une immobilisation de quarante-cinq jours.

Frédéric Poignard, in Le Figaro du 2 mai 07


Une variante de cette scène est décrite dans La guerre des chocolats, de Robert Cormier. Cormier est un excellent auteur de l'Ecole des loisirs, et autant les Bébés de farine sont vraiment un livre pour enfants, autant tout le monde peut être intéressé par La guerre des chocolats, ne serait-ce que pour savoir ce qu'il est prévu de faire lire aux adolescents. Ce livre me rappelle par bien des aspects Sa majesté des mouches, de Golding, à cela près qu'il se déroule dans un contexte scolaire, et que la lâcheté, voire la cruauté et la bêtise, des adultes ont largement leur part de responsabilité dans l'enfer que devient progressivement le lycée.

Archie dirige une bande de mauvais garçons qui font la pluie et le beau temps à Trinity College. Ce qui fait la force d'Archie, c'est son imagination démoniaque et son intuitive connaissance des motivations des gens. Il organise un combat entre Janza, la brute de l'école, et Renault, un élève qui a résisté à Archie en refusant de vendre des chocolats pour la fête de l'école.

Les billets de tombola se vendaient comme des photos pornos.
[...]
Ces billets de loterie.
Oh! la! la! Terrible!
Archie n'en avait pas encore vu un de rempli et il arrêta l'un des vendeurs recrutés par Brian Cochran.
«Voyons!» dit Archie, en tendant la main.
Le gars fut rapide à s'exécuter et Archie fut content de sa soumission. Je suis Archie. Mon désir est un ordre.
Au milieu des spectateurs agités et bruyants, Archie regarda le papier. Dessus étaient écrits les mots suivants:
Janza
Un direct du droit dans la mâchoire
Jimmy Demers
Voilà la beauté de cette loterie, simple, étonnante, le genre de tour inattendu qui faisait la renommée d'Archie Costello car on était toujours sûr qu'Archie pouvait se surpasser. D'un seul coup, Archie avait forcé Renault à se montrer, à s'impliquer dans la vente des chocolats et l'avait mis aussi à la merci de l'école et des élèves. Les combattants sur l'estrade n'auraient aucune volonté propre. Il faudrait qu'ils se battent comme les spectateurs l'exigeaient. Tous ceux qui avaient acheté un billet — et qui aurait refusé? — avaient l'occasion d'être impliqués dans ce combat, et d'observer deux types se battre à une distance suffisante, sans danger de recevoir des coups. La difficulté avait été d'amener Renault ici, ce soir. Une fois sur l'estrade, Archie savait qu'il ne pouvait pas refuser de continuer, même en entendant parler des billets. Et c'est ainsi que ça s'était déroulé. Magnifique.
Carter s'approcha. «Ils se vendent pour de bon, Archie,», dit-il. Carter appréciait l'idée du combat. Il adorait la boxe. Il avait d'ailleurs acheté deux billets et s'était bien amusé à chercher quels coups demander. Il s'était finalement décidé pour un crochet du droit dans la mâchoire et un uppercut. Au dernier moment, il avait failli assigner les coups à Renault — pour donner une chance au gars. Mais Obie était près de lui, Obie qui met toujours son nez dans les affaires des autres. Alors Carter avait inscrit le nom de Janza. Janza la bête, toujours prête à sauter si Archie lui disait de sauter.

Robert Cormier, La guerre des chocolats, p.194 et suiv.


Cormier est également l'auteur d'un excellent livre de science-fiction, L'éclipse, l'histoire d'un jeune garçon qui découvre qu'il peut devenir invisible.

Parcours en 6 x 4 livres

Pour une fois, voilà un questionnaire qui fait vraiment plaisir. Quatre, c'est tout de même peu, à chaque fois.

D'abord puisqu'il faut bien commencer :
Méthode Boscher ou La journée des tout petits, M Boscher.

Les 4 livres de mon enfance :

Ce sont plutôt des séries.

  • Les filles de Malory school d'Enid Blyton (six livres en bibliothèque rose)
  • Les chroniques de Narnia de C.S. Lewis (enfin, les deux tomes traduits en français à l'époque, les cinq autres en anglais, à 20 ans...)
  • Langelot
  • Le bracelet de vermeil et la saga du prince Éric de Serge Dalens dans la collection Signes de piste

Entre l'enfance et l'adolescence :

  • Le Seigneur des Anneaux
  • Anouilh et Giraudoux (avec une prédilection pour Ondine)
  • La Chartreuse de Parme
  • Jules Laforgue

Les 4 écrivains que je lirai et relirai encore :

Simone Weil, Evguenia Guinzburg, Baudelaire, Renaud Camus

Les 4 auteurs que je ne lirai probablement plus jamais :

Ce ne sont pas des auteurs.

  • San-Antonio (mais je veille jalousement sur ma collection)
  • SAS
  • Les anthologies érotiques de Pauvert (parce que je suis enfin délivrée de l'obsession de "ne pas paraître coincée", que je m'en fous et que je peux enfin dire que tout cela me navre par son côté factice, par l'aspect prévisible de la volonté de faire dans l'inattendu et l'inouï (mais je ne regrette pas de les avoir lues, très utile.))
  • La série des Fondation d'Asimov

Les 4 premiers livres de ma liste à lire :

Une chose est certaine: quels que soient les malheureux livres que je vais désigner, il y a peu de chance pour que ce soient eux que je lise effectivement dans les jours qui viennent. L'expérience m'a appris que je ne peux pas me tenir à une liste, et qu'il suffit que je prévois une chose pour que j'en lise une autre.

  • Le tome II du Journal de Travers
  • L'Amour l'Automne
  • Cours de philosophie en six heures et quart, de Witold Grombrowicz
  • prendre le temps de finir les quatre ou cinq tomes restants de l'Histoire des deux Restaurations du vicomte de Vaulabelle

Les 4 livres que j'emporterais sur une île déserte :

Donc disposant d'un temps infini, je suppose (je préfère une cellule de moine, je déteste la chaleur).

  • Un roman policier en allemand acheté il y a une éternité pour "me remettre à l'allemand" : Happy birthday, Türke, de Jakob Arjouni
  • La Divine comédie en version bilingue (puisque je suppose que je vais avoir beaucoup de temps)
  • Shakespeare également en bilingue
  • Les poèmes de Baudelaire dans la Pléiade

Les derniers mots d'un de mes livres préférés :

Je suis malade et n'ai plus longtemps à vivre. J'emporte de nombreux secrets avec moi, Janey. Ce que je suis et ce que j'aurais pu être.
Je ne suis pas aussi noire qu'on m'a dépeinte. Je veux que tu le croies.
Mes yeux m'ont privée du plaisir que je pouvais prendre à regarder ta photo. Je ne peux plus voir pour écrire. Je dois te dire quelque chose. Si jamais tu viens ici, répare ma vieille maison et ne manque pas d'aller trouver le général Allen, de Billings. C'est un bon ami.
Il y a quelque chose que je devrais te confesser, mais je ne peux tout simplement pas. Je l'emporterai dans ma tombe : pardonne-moi et songe que j'étais solitaire.

Calamity Jane, Lettres à sa fille (1877-1902), coll Points virgule.

La fille de Calamity Jane reçut ces lettres dix ans après la mort de sa mère, apprenant du même coup qu'elle était adoptée.


Je passe le relais à Guillaume et in girum.

ajout le 19 mai 2007

Zut alors, c'est vraiment un jeu cruel, à voir les réponses des uns et des autres il y a tant de noms qui remontent. Je crois que j'ai lu toute la bibliothèque verte et les plus grands classiques de la bibliothèque rose, et la Rouge et or souveraine, et la collection Fantasia... Je m'ennuyais beaucoup, beaucoup, beaucoup. Ensuite je suis passé aux Pearl Buck, aux Cronin, à Troyat, à tous les poches des années 50 et 60 aux tranches colorées qu'on trouvait chez les amis de mes parents (chez moi il n'y avait rien. Je n'ai pas choisi, c'était le goût des autres, ou leurs études: Sartre, Claudel, Mauriac... Jack London, bien sûr. Bah, il y en a vraiment trop.

Actualité et fiction I

Il y a quelques jours je m'amusais avec les pays imaginaires.

Ce matin, je lis par hasard cette brève:

L'éducation sexuelle s'informatise
Soixante-quatre bébés virtuels ont été distribués dans plusieurs classe de terminale du Mexique à des adolescentes de 16 à 18 ans. [...] [Ces bébés] sont équipés d'un simulateur qui fait rire ou pleurer le baigneur lorsqu'il faut lui donner à manger, changer ses couches, le câliner... Il crie s'il est maltraité ou secoué. Les adolescentes portent un bracelet qui les empêche de confier le bébé à une autre personne ou de l'abandonner.
L'idée est de démontrer combien il est contraignant d'élever seule un enfant. En effet, les enseignants se sont rendu compte de l'inefficacité des cours d'éducation sexuelle. Il y a chaque année au Mexique 360.000 naissances non désirées chez les jeunes filles de moins de 19 ans et de nombreux avortements clandestins.
Patrice Gouy (à Mexico) in Le Point, 5 avril 2007


C'est à peu près le sujet d'un livre pour enfant de 10 à 12 ans dans la collection "L'école des Loisirs", à cela près que le moyen utilisé est beaucoup plus artisanal:

Simon s'assit sur la table de la cuisine, prit un peu de recul par rapport à son bébé de farine et avança le bras pour lui donner une petite tape.
Il tomba sur le côté.
«Tsss, soupira Simon. Elle n'est même pas encore capable de se tenir assise!»
Il la releva et lui donna encore une tape.
Elle retomba.
«Tu ne peux pas te relever toute seule, hein?» gronda-t-il en l'asseyant de nouveau.
Cette fois le bébé de farine bascula en arrière dans le panier du chine.
«Oh, tu m'emmerdes, à la fin!
— Ne dis pas de gros mots devant lui, intervint la mère de Simon. Tu lui donnes le mauvais exemple.»
Simon se baissa pour ramasser son bébé de farine, qui avait atterri sur le coussin de Macpherson, et enleva les poils collés sur sa robe.
«Pas lui, elle», dit Simon à sa mère d'un ton de reproche.
Car c'était une fille. Il n'en doutait pas une seconde. Certains des bébés distribués le matin par M.Canson pouvait être indifféremment garçon ou fille. Mais celui qui avait atterri sur les genoux de Simon était une fille.
— «Allons, réveillez-vous, attrappez ça! Vous êtes bien l'un de nos grands sportifs, non? Alors ce n'est pas le moment de dormir!»
Elle était très mignonne. Elle portait un bonnet rose à volants et une robe de Nylon, rose aussi, et sur la toile étaient joliment dessinés deux petits yeux ronds adorables, bordés de longs cils.
Robin Foster, son voisin de table, en fit une crise de jalousie.
«Pourquoi elle a des yeux, la tienne? La mienne, c'est juste un sac sans rien. Tu ne veux pas qu'on échange?»
Simon serra son bébé de farine contre lui.
«Non, c'est la mienne. T'as qu'à lui en faire, des yeux.
— Et la tienne elle est habillée, en plus!»
Il se tourna pour crier à M.Canson, qui finissait juste de distribuer les sac de farine:
«Monsieur, Monsieur, la poupée de Simon, elle a une robe et un bonnet et des yeux et tout ça. Et la mienne, elle n'a rien. C'est pas juste.
— Si tous les parents renvoyaient les enfants à qui ils manquent quelque chose, répliqua M.Canson, vous ne seriez pas très nombreux dans cette classe. Asseyez-vous et taisez-vous.»
Il se hissa et s'assit sur le bureau, puis commença à lire les règles pour cette expérience.

Bébés de farine
1. Les bébés de farine doivent être gardés propres et tenus au sec. Toutes les taches, les fuites, les effilochures seront sanctionnées.
2. Les bébés de farine passeront deux fois par semaine à la pesée: une perte de poids peut être la preuve de négligence ou de mauvais traitement; un gain de poids peut indiquer que le bébé est rester dans un endroit humide ou a subi des modification illicite.
3. Aucun bébé de farine ne doit être laissé sans surveillance un seul instant, ni le jour, ni la nuit. Si vous devez absolument vous en éloigner, même pour quelques minutes, confiez-le à un baby-sitter sérieux.
4. Chaque élève devra tenir un Journal de Bébé où il écrira chaque jour un compte rendu de trois phrases complètes au moins et de cinq pages au plus.
5. Certaines personnes (dont l'identité ne sera révélée qu'à la fin de l'expérience) auront pour tâche de vérifier que les bébés sont bien soignés et les règles ci-dessus observées. Ces personnes peuvent être des parents, d'autres élèves, des membres du corps enseignant ou des personnes de l'extérieur.

Il leva les yeux.
«Voilà.»
C'était la première fois de sa vie qu'il voyait une classe réduite au silence absolu. Spectacle intéressant. Coup de chapeau au professeur Feltham et ses matheux. Ils avaient des pouvoirs surnaturels. Il y en avait qui entraient et sortaient de la salle des professeurs comme des zombies, qui portaient des pulls détricotés sans s'en apercevoir, qui devaient faire un effort de mémoire apparemment surhumain quand on leur demandait s'ils sucraient ou non leur thé. Mais ils étaient capables d'accomplir des prodiges. De faire des miracles. Avec leurs dons mystérieux, ils pouvaient réaliser l'inimaginable. Réduire la planète en miettes et la 4eC au silence.

Anne Fine, Bébés de farine, p.41

Le pirate des Caraïbes

Un rayon de lune tombant sur lui d'entre les nuages, comme le jet de lumière d'une lanterne sourde, le détachait en clair du fond sombre des sapins, et eût permis, s'il se fût trouvé là quelque spectateur, d'examiner sa physionomie et son costume d'une truculence caractéristique. Sa face basanée et cuivrée comme d'un sauvage caraïbe faisait briller par le contraste ses yeux d'oiseau de proie et ses dents d'une extrême blancheur, dont les canines très pointues ressemblaient à des crocs de jeune loup. Un mouchoir ceignait son front comme le bandeau d'une blessure, et comprimait les touffes d'une chevelure drue, bouclée et rebelle, hérissée en huppe au sommet de la tête; un gilet de velours bleu, décoloré par un long usage et agrémenté de boutons faits de piécettes soudées à une tige de métal, enveloppait son buste: des grègues de toile flottaient sur ses cuisses, et des alpargatas faisaient s'entrecroiser leurs bandelettes autour de ses jambes aussi fermes et sèches que des jambes de cerf. Ce costume était complété par une large ceinture de laine rouge montant des hanches aux aisselles, et entourant plusieurs fois le corps. Au milieu de l'estomac, une bosse indiquait le garde-manger et le trésor du malandrin; et, s'il se fût retourné, on eût pu voir dans son dos, dépassant les deux bords de la ceinture, une immense navaja de Valence, une de ces navajas allongées en poisson, dont la lame se fixe en tournant un cercle de cuivre, et porte sur son acier autant de stries rouges que le brave dont elle est l'arme a commis de meurtres. Nous ne savons combien la navaja d'Agostin comptait de cannelures écarlates, mais à la mine du drôle il était permis, sans manquer à la charité, de les supposer nombreuses.

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre IV

Bientôt la Caronie

Tout le monde s'assit, certains passèrent à la bière, d'autres restèrent au champagne, et J.C. dit :
— Quand Grijk est venu ici la dernière fois et quand j'ai vu tous les avantages qu'on avait quand on était un pays, je me suis dit : Pourquoi pas? Alors maintenant, j'ai mon propre pays moi aussi, et je suis prête à toucher les bénefs.
— Josie? dit Tiny. Ça veut dire quoi ton propre pays?
— J'ai des agences consulaires à Genève, Amsterdam, Nairobi et Tokyo, et je suis en train d'installer le bureau et l'attaché commercial ici à Washington.
Zara fronçait les sourcils comme une machine à vapeur.
— Euh, excusez-moi, dit-elle. Avec quelle armée? Qui sont tous ces gens?
— Quels gens?
— Ces agences dans toutes ces villes.
—Des boîtes aux lettres, expliqua J.C. Tout est réexpédié ici au bureau de l'attaché commercial. Vous seriez surprise par le nombre de petits pays qui traitent leurs affaires avec des boîtes aux lettres, dans tous les coins du monde.
— Non, ça ne me surprendrait pas, dit Zara. Le monde est un endroit très cher.
— Tout juste. Je n'ose même pas vous dire depuis combien de temps je fais de la vente par correspondance et, si je peux écrire des chansons, devenir chef de la police ou bien épouse par correspondance, je peux aussi devenir un pays.
Grijk demanda:
— Chicé, où il est, ce pays?
J.C. fit un geste vague, avec la main qui ne tenait pas le verre de champagne.
— Quelque part dans l'Atlantique.
— Combien d'habitants?
— Eh bien... pour être tout à fait honnête, vu qu'il y a pas vraiment d'étendue terrestre, il peut pas accueillir une grosse population. En fait, la population, c'est moi.
Dortmunder intervint:
— J.C., tu vas te faire pincer.
J.C. le regarda.
— Qui pourrait me pincer? Avec tous ces pays qu'il y a dans le monde, de plus en plus chaque jour, avec les vieux pays qui arrêtent pas de se séparer en un tas de pays indépendants de plus en plus petits, qui pourra dire que le Maylohda n'est pas un pays légitime?
— Hein? Quel nom vous avez dit? demanda Zara.
— Maylodha, répéta J.C. avant d'expliquer : avec mon accent new-yorkais, c'est comme ça que je prononce «mail order».
— Moi aussi! s'exclama Zara en riant. Et vous savez quoi? Vous êtes devant le Votskojek! Vous avez fait une demande pour entrer à l'ONU, hein?
— Evidemment. Ça fait partie de la légitimité, mais c'est un truc qui va prendre des années. Car en fait, j'ai pas réellement envie de devenir membre, c'est trop de tracas. Je serais obligée d'engager du personnel diplomatique, peut-être même de trouver une véritable île quelque part. Franchement, je préfère m'en tenir à mes bureaux consulaires et commerciaux, et à toutes mes brochures. Tenez, les voici.
Elle sortit et distribua de jolis dépliants en quadrichromie décrivant les merveilles, les attractions naturelles, la beauté des paysages, le passé glorieux et le potentiel économique du Maylohda, ancienne colonie (sous divers autres noms, évidemment) des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne et de l'Espagne.
— C'était vachement plus facile à écrire que le bouquin sur «Comment devenir détective?», dit J.C. J'ai fait appel à mon imprimeur habituel. Avec cette pub, je peux rafler des mises de fonds pour des études de rentabilité d'exploitations touristiques, de développement des ressources naturelles et des infrastructures. Je peux traiter avec les banques, les gouvernemants, les associations professionnelles, l'ONU er le FMI. C'est plus dur au début, évidemment, parce que j'existe pas encore concrètement, c'est pourquoi je voulais demander aux gars de voyager dans des pays étrangers et de m'envoyer des commandes, des trucs comme ça, mais peut-être que vous et moi, on va pouvoir faire des affaires. Vendez-moi quelque chose, ou bien achetez-moi quelque chose. Peut-être que vous seriez intéressés par un million d'exemplaires du manuel de détective, ou bien des hymnes nationaux.
L'air sombre, Grijk dit:
— Ah! si seulement fous poufiez nous acheder nos pierres.
— Oh! je me souviens de vos pierres, dit J.C. D'accord, je vous en achèterai, pas de problème.
Zara n'était jamais très loin de la méfiance. Regardant J.C. en plissant les yeux, elle demanda:
— Comment ferez-vous?
— Nous sommes une île située au dessous du niveau de la mer, expliqua J.C. Très au-dessous. Comme la Hollande, on veut étendre notre territoire, gagner des hectares sur la mer. On vous achètera vos pierres pour construire le littoral. Vous de votre côté, vous nous faites une offre, vous gonflez un peu les prix pour que je puisse me sucrer au passage; moi je rédige mon projet d'expansion du territoire, et je l'apporte à une des commissions pour le développement, peut-être même directement au FMI. On fait des études de faisabilité...
Dortmunder demanda:
— Ils ne vont jamais voir sur place?
— Ils me verront, moi, répondit J.C. Je suis enregistrée comme groupe de pression pour la défense des intérêts de maylohda, je m'en suis déjà occupée. Je leur montre des photos, je leur fait lire mon projet, je choisis les mots qu'il faut, je croise les jambes, je leur explique qu'on a presque vaincu la malaria et la fièvre tropicale, et je leur dis: «Vous êtes les bienvenus à tout moment, messieurs.» Pigé?
— Pigé, dit Dortmunder.
— Admettons que ça marche et que vous achetiez les pierres, demanda Zara. Qu'est-ce qui se passe ensuite?
— Vous livrez.
— On est un pays sans mer, fit remarquer Grijk. On a pas de badeaux.
— Parfait, dit J.C. On trouvera un pays qui a de bateaux et des problèmes économiques lui aussi. Dans la Baltique ou les Balkans par exemple. On trouvera bien un officiel qui sera ravi de traiter avec nous, et alors, la Maylohda existera forcément, vu qu'il traite déjà avec deux autres pays!
— Mais est-ce qu'ils livreront les pierres? demanda Zara.
— À un certain point précis de l'océan.
— Directement dans l'eau, comme ça?
— Qui sait? dit J.C. S'ils en livrent assez, peut-être qu'on fera vraiment une île. En tout cas, c'est un commencement.
Zara parcourut les brochures.
— C'est exactement l'impression que ça donne quand on lit ça, dit-elle.
— Évidemment.
— Mais... si vous le permettez.
— La critique constructive d'un vrai pays ne peut que nous aider, dit J.C.
— Cet emblème-là, dit Zara, c'est joli avec les lions et tout ça, mais il faudrait pas ajouter quelque chose sur le ruban en dessous?
— C'est aussi ce que je pense, renchérit Tiny. «Liberté et vérité», un machin dans ce goût-là.
— J'aime pas toutes ces devises, répondit J.C. Elles me semblent mal adaptées à la situation.
Kelp fit une suggestion:
— Et pourquoi pas la phrase des armoiries familiales de John? Hein, John? C'est comment déjà?
«Quid lucrum istic mihi est?» récita Dortmunder, avant d'expliquer à l'attention de J.C. Ça veut dire: «Où est mon intérêt là-dedans?»
J.C. sourit:
— Je peux l'utiliser?
— Avec plaisir.
— Dormunder, dit Tiny, il faut que je te pose une question.
— Ouais?
— Tu es orphelin, hein?
— Exact.
— T'as grandi dans un orphelinat à Dead Indian dans l'Illinois, pas vrai?
— Exact.
— Et c'était un orphelinat dirigé par les sœurs de la Misère éternelle au cœur de la douleur, pas vrai?
— Oui, oui, oui, dit Dortmunder. Et alors?
— Alors, qu'est-ce que tu fous avec une devise familiale?
Dortmunder le regarda d'un air hébété. Il leva les yeux au ciel et haussa les épaules.
— Je l'ai volée.

Donald Westlake, Histoire d'os, éd. Rivages, p.468 à la fin


Votre pays ne vous plaît pas ? Inventez-en un autre ! Ils s'appellent Christiania, République de Conch, Principauté de Hutt River ou de Seborga, Ladonia, Sealand, Royaume de Redonda... Ce sont des micronations, qu'une poignée de personnes ont un jour déclarées indépendantes.
[...]
La principauté de Hutt River, à 500 kilomètres de Perth en Australie, est une exploitation agricole de 75km2, proclamée indépendante en 1970. Son propriétaire, Leonard George Casley, refusait les quotas de production imposés par le gouvernement et qui risquaient de le ruiner. Il a multiplié les procès, obtenu le droit de vendre du vin sans licence, de diffuser des émissions de radio libre. Faute de sanctions réelles, il profite toujours aujourd'hui d'un flou juridique qui lui permet de ne pas payer d'impôt à l'Australie et de proposer d'enregistrer sur son territoire des banques ou des entreprises étrangères. Si le tourisme et l'agriculture assurent l'essentiel de l'économie du « pays », qui revendique un millier de résidents et 20 000 visiteurs chaque année, le « prince » Leonard a réussi un formidable coup médiatique en accueillant en 2005 Jean-Pierre Raveneau, l'inventeur français du Viralgic, un médicament contre le sida très controversé, dont Paris refuse l'autorisation de mise sur le marché. La société qui le fabrique, Pharma Concept, est désormais délocalisée à Hutt River qui lui a délivré une licence de commercialisation et l'aide à trouver des débouchés en Afrique !

C'est également un procès qui a permis à la République de Conch de naître en Floride en 1982. Dennis Wardlow, à l'époque maire de Key West, débouté après avoir porté plainte contre un contrôle de police qui avait bloqué trop longtemps l'accès à l'archipel, décrète son indépendance et se proclame premier ministre. Conch, que les États-Unis n'ont jamais reconnu, a aujourd'hui un roi, Mel Fisher, et un ambassadeur en France, Roger Hobby... diplomate à l'OCDE ! Quand on lui demande s'il prend son rôle au sérieux, cet homme de 32 ans, qui est tombé amoureux de la région alors qu'il y était en vacances en 1988, répond « moitié-moitié ». Il a décroché son poste après avoir organisé une fête à Paris en l'honneur de la République, mais il assure que la moitié des 78 000 habitants des Keys se sentent des véritables résidents de Conch et que les touristes les adorent.
[...]
Les bonnes affaires des États fantômes in Le Figaro du 10 mai 2007


Quant à ceux qui s'étonneraient de l'occurence de cet épisode [...], ils oublient que nous ne sommes pas ici dans un roman, ni soumis comme il le serait aux lois de la vraisemblance.
Renaud Camus, Journal de Travers, p.503

Six mois

Thomas Bidegain, scénariste dans le civil - la lutte contre le tabagisme est une guerre - a arrêté de fumer en 2005 et tenu le journal de son combat et de sa victoire, dont il n'est pas convaincu qu'elle en soit une. Des phrases courtes, incisives, où l'autodérision voisine avec la critique d'une société qui impose ses normes. Et beaucoup d'illustrations : fumeurs de cinéma, publicités pour des cigarettes et affiches de prévention, alternativement.

«Pourquoi arrêter de faire quelque chose que je fais si bien?», se demande l'auteur à treize jours du début de son sevrage. Et de décrire le geste des doigts, l'expulsion de la fumée en volutes rêveuses, l'arrachage du filtre «d'un coup de dents viril». «Et qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire à la place?», s'interroge-t-il. La référence de notre fumeur, c'est Clint Eastwood dans les westerns de Sergio Leone. «Le sevrage est une expérience solitaire, silencieuse (...) On prend la décision de souffrir. Et on souffre. Si on s'y tient, on finit même par avoir le sentiment de se rapprocher de Clint Eastwood.» Mais d'ajouter, on est à J-8 : «Sauf que Clint Eastwood, la pression de la société, l'addiction à la nicotine, la peur du cancer, l'haleine lourde, la loi Evin, le prix du paquet, il s'en fout. Il fume des cigarillos. (...) L'arrêt du tabac est donc une décision à la Clint Eastwood, mais que Clint Eastwood ne prendrait jamais.»

Même si on n'est pas un fumeur repenti, on peut compatir aux angoisses et aux hésitations de l'Eastwood français, en tout cas en sourire. Il se demande combien des défis qu'il s'est lancés il a pu tenir (aucun). Il relativise les sept ans de vie théoriquement gagnés : sept ans de la fin de la vie, «de quand on a mal partout et qu'on n'entend plus très bien, de quand on ne fait plus l'amour et qu'on perd la mémoire») (J-3). Il est impressionné par les tabacologues, dont «l'épée du savoir tranche le doute»: «Ils disent: "Vous allez souffrir." On souffre. "Mâchez du chewing-gum." On mâche. "Vous allez prendre du poids." On grossit. Ce sont des scénaristes de film d'horreur.» (J-3) Il décide de ne pas parler aux autres de sa décision d'arrêter (J-1). Il imagine faire fortune en créant dans les restaurants une troisième zone, pour les ex-fumeurs, «avec des menus minceur, des gants de boxe et des couteaux à bouts ronds» (J+2). Il essaye de se concentrer pour écrire mais n'y arrive pas (J+5). Il change d'avis et essaie de partager sa douleur avec tout le monde, mais «l'enfer, c'est pas tellement les autres, c'est surtout toutes les conneries qu'ils peuvent dire» (J+5). Il n'essaie plus de faire autre chose car «arrêter de fumer est un travail à plein-temps» (J+6). Il s'aperçoit que tout le monde est en train d'arrêter de fumer et cela le frustre: «Si tout le monde y arrive, ça devient quoi, mon exploit?» (J+18). Il est victime de la déprime du quatrième mois (J+4 mois)... Enfin, la victoire (J+des tonnes). L'histoire s'achève. Sur l'affiche représentant Clint Eastwood, on a effacé le cigarillo. «Fumer tue, le reste, on s'en charge», conclut le vainqueur, qui n'est pas sûr d'être jamais un non-fumeur heureux.

Renée Carton, in Le Quotidien du médecin, le 23/04/2007

Arrêter de fumer tue, Thomas Bidegain, éditions de La Martinière


J'ai arrêté il y a six mois jour pour jour. Ça va. Je rêve juste de croiser un ami fumeur à qui je puisse emprunter une clope, mais il y en a de moins en moins.

Réflexions post-marxistes

— Un jour, j'ai rappelé à Heidegger qu'il m'avait semblé avoir un peu hésité pour décider si ce n'était pas plutôt Schelling que Hegel qui serait, en un sens, le véritable achèvement de l'idéalisme allemand. Il m'avait répondu : oui, mais dans tous les cas, le destin de Schelling sera d'être éclipsé par Hegel, et cela durera so lang des Marxismus herrscht, aussi longtemps que durera le marxisme. Hegel sera porté au premier plan et fera ombre à Schelling aussi longtemps que le marxisme règnera.

Jean Beaufret in À la rencontre de Heidegger de Frédéric de Towarnicki, p.232


J'ai beaucoup de mal à comprendre que dix-sept ans après la chute du mur de Berlin, la gauche puisse encore se déclarer "socialiste", dans une vague référence à Marx, il me faut bien le supposer.

La Soif

J’ai acheté ce livre parce que son titre évoquait La faim, de Knut Hamsum, ce livre tant aimé d’Etty Hillesum et d’Evguenia Guinzburg — et je suis si sûre de l’aimer et d’être désespérée par lui que je ne sais si j’aurai un jour le courage de le lire — mais si, sans doute.
J’ai acheté ce livre parce qu’il était petit, russe, qu’il parlait de soldats et de Tchétchénie ; j’ai pensé à Anna Politkovskaïa, fasse qu’il y ait un lieu où sont recueillies nos pensées pour les morts.
J’ai feuilleté ce livre et pensé à M. — « Je n’avais pas réussi à caser toute la vodka dans le frigo », première phrase, — M. qui affirme que la vodka est le seul alcool qui ne lui fasse pas mal à la tête, moi je trouve que ça brûle, il faudrait peut-être insister — ou peut-être pas.

Le texte raconte la réconciliation de Constantin avec son visage, ou son absense de visage, fondu sous une grenade tchétchène. Il raconte les retrouvailles ratées avec un père coureur de jupons, réussies avec une jolie belle-mère, un demi-frère et une demi-sœur. Constantin a un don pour le dessin, Goya et Le Greco, cite le texte. La narration raconte la vie de Constantin en mélangeant la chronologie. C'est une écriture claire, sobre, sans défaitisme, plus tendre que dure (le sujet est dur, l'écriture est tendre).

Un instant plus tard il m'arracha la feuille des mains, se releva d'un bond et courut vers sa sœur.
— Regarde, Natacha ! Regarde ce qu'il a dessiné !
Elle se leva de la table, s'approcha de moi et se laissa aussi glisser sur le sol.
— Et Barbie, tu peux la dessiner ?
— Moi, je veux un Pokémon ! s'écria Slava. Dessine un Pokémon !
Je haussai les épaules.
— Je ne sais pas ce que c'est, un Pokémon.
— Dessine Barbie, redemanda Natacha.
Ensuite ils demandèrent la Reine des Neiges. Puis un hérisson. Puis Britney Spears et les tortues Ninja. Quand la feuille fut toute remplie, Slava courut dans la chambre de Marina. Lorsqu'il revint, il s'immobilisa un instant sur le pas de la porte, puis accourut vers moi, me tendit tout un paquet de feuilles et une vidéocassette, se dressa sur la pointe des pieds et dit dans un souffle :
— Je veux les Pokémon. Tous !
On a regardé le dessin animé, et je dessinais en même temps. Natacha et son frère n'arrêtaient pas de courir à la cuisine et d'en rapporter des chips, du Coca-Cola, des bonbons, du fromage. Deux heures plus tard, le sol était jonché de feuilles et de nourriture. Quand le dessin animé s'est terminé, j'ai dessiné ce qui me passait par la tête. Les enfants regardaient ce que je faisais et essayaient de deviner. Slava devinait presque toujours le premier.
— Un hippopotame ! criait-il, et Natacha, toute dépitée, soupirait. Une autruche ! Un œuf ! Un sous-marin !
Pour que Natacha ne soit pas trop vexée, je me suis mis à dessiner ce qu'aiment les filles.
— Ça, ça doit être un caniche. Et ça, un chat siamois. Et là, une institutrice, parce qu'elle a une règle à la main. Et elle, je crois que c'est une hôtesse de l'air. Mais celle-là, je ne sais pas qui c'est. Elle a un drôle de chapeau.
— C'est qui ? a demandé Slava, quand j'ai fini mon dessin. On donne notre langue au chat. Dis-le-nous, parce que, de toute façon, on trouvera pas.
— C'est une infirmière de salle d'opération. Elle s'appelle Anna Nicolaïevna.
— Qu'est-ce que c'est, une infirmière de salle d'opération ? a demandé Slava, mais, au même moment, on a entendu le bruit de la clé dans la serrure, et Marina est apparue sur le seuil.
Stupéfaite, elle a promené son regard sur la pièce jonchée de feuilles blanches et de restes de nourriture, sur nous, assis par terre et qui la regardions d'en bas, et après un silence elle a fini par dire :
— Mon déjeuner est fichu. Il y en a quand même un qui a fait ses devoirs ?
Andreï Guelassimov, La soif, p.66, coll. Babel

Et cela me fait rire, des Pokémon et des Barbie dans un texte russe, est-ce que le traducteur a exagéré ? D’un autre côté il y a bien Winnie l’Ourson[1] sur les cartables irakiens et je me souviens d’un reportage radiophonique, de tchétchènes qui vivaient dans un wagon désaffecté et regardaient «Santa Barbara » .
Pourquoi pas ?

C’est à ce moment-là que je me suis mise à pleurer. Bien sûr j’avais déjà beaucoup trop bu. Je vais au Café Beaubourg uniquement pour leurs cocktails. Avant je prenais un White Lady, verre triangulaire, liquide transparent comme de l’eau, légèrement visqueux contre les parois. Mais ils ont changé la formule, le liquide transparent s’est chargé de pulpe de citron, un jour j’ai renvoyé deux fois le verre en cuisine puis je l’ai bu, de guerre lasse. Depuis c’est devenu un Pink Lady et je bois des Singapore Sling, eux aussi à base de gin.

J’ai commandé mon plat habituel et deux Singapore Sling. Le serveur m'a regardée:
— Je vous les apporte ensemble?
— Comme vous voulez. De toute façon je les boirai l'un après l'autre, ai-je ajouté en riant.
Il m'a apporté un premier verre en me disant:
— Lorsque vous aurez besoin du deuxième, faites-moi signe.
"Besoin". J'ai savouré le mot. Effectivement, lorsque j'ai eu "besoin" du second verre, le serveur a été là immédiatement, alors qu'il faut souvent longtemps pour attirer leur attention.

La jalousie — un sale truc qu'on n'arrive pas à vaincre. Jamais. Et quels que soient les efforts que l'on fait. Il y a des gens solides qui peuvent surmonter tout ce que vous voulez: ennemis, amis, solitude. Mais la jalousie, c'est une autre histoire. A moins tout simplement de s'arracher le cœur de la poitrine. Parce que c'est là qu'elle vit. Sinon chacun de vos mouvements s'exercera contre vous-même. C'est comme si on se noyait dans un marais. Plus on cherche à se dégager et plus vite on s'enfonce dans le bourbier.
Ibid, p.80

Pensé à Journal de Travers, bien sûr, que j'aime de plus en plus. L'aimerais-je autant sans L'Inauguration de la salle des Vents? Sans doute pas. Jalousie dévorante, pathologique, inexplicable.
Je suis rentrée à pied, Beaubourg, les Halles, les jardins du Palais Royal, rue Danièle Casanova, passé devant Brentanos en travaux pour ne plus être Brentanos, je lis en marchant, il fait un peu froid, j'ai un peu froid, La Madeleine, j'essaie de voir l'heure sur les montres des clients aux terrasses des cafés.

C'est pourquoi on avait appris à faire le signe de croix. Au début, on n'y arrivait pas trop — la main était raide. Le front et le ventre, ça allait encore, parce qu'on savait exactement qu'il fallait toucher le front et le ventre, mais quand on arrivait aux épaules — laquelle en premier —, là, on avait un problème. On n'avait pas retenu tout de suite s'il fallait commencer par la gauche ou par la droite. Certains d'entre nous n'avaient même pas eu le temps de le retenir. On n'en était que plus attentif à la question des épaules. Allez donc savoir si tel camarade n'avait pas sauté sur une mine immédiatement après s'être trompé de côté en faisant son signe de croix.
Ibid, p.110

Un bon livre qui se lit en deux heures.

Notes

[1] voir au 5 octobre.

Des livres et des candidats

Comme je le disais hier, j’éprouve une grande défiance envers «les infos» et leur goût du sensationnalisme. D'autre part, dans des domaines moins émotionnels, les «infos» sont le plus souvent incompréhensibles: beaucoup de sujets sont traités si elliptiquement qu’il faut déjà les connaître pour comprendre de quoi il retourne (pensais-je ce matin en écoutant un débat sur l’euro fort).

En revanche, j’aime bien la presse quotidienne spécialisée, elle fournit souvent des informations précises sur des faits précis. Dans le domaine économique mon grand favori est L’Agefi: analyses courtes et claires, pas de fioriture. Je dispose également de La Tribune et des Echos, et je les parcours de temps en temps. J’aime leurs critiques « culturelles », car il me semble qu'un journaliste des Echos ou de La Tribune est forcément plus libre de ses jugements que s'il travaillait pour Télérama ou Le Monde (mais je reconnais que c’est un préjugé).
(Je me souviens avoir acheté au début des années 90 L’art de la mémoire parce qu’il avait été loué par Denis Kessler dans… L’Argus de l’assurance.)

Donc, pour en venir au fond de mon propos, je rangeais ce matin un numéro des Echos quand j’ai été arrêtée par cet encadré :

Le style, c’est le candidat
Les indécis n'ont plus que cinq jours pour sortir du bois. Pourquoi ne se prononceraient-ils pas selon les goûts littéraires des candidats ? Le style, c'est l'homme, non? L'hebdomadaire Le Point, sous la signature de Christophe Deloire, publie une passionnante enquête sur Les bonnes lectures des candidats. Jean-Marie Le Pen, y apprend-on, lit des ouvrages sur la Légion et les maquis indochinois; Philippe de Villiers du Jean Raspail; Olivier Besancenot le Voyage à motocyclette du Che en Amérique latine et les lettres de Louise Michel à Victor Hugo. Evident, dira-t-on, caricatural même.

Justement, la force de cette enquête est de nous révéler leurs autres lectures. Surprenantes. Nicolas Sarkozy a une passion pour Albert Cohen et Céline, et Ségolène Royal aime «la prose économe de Marguerite Duras» ou la «littérature froide de Gao Xingjian». Elle aime aussi Victor Hugo, Alexandre Dumas et Olympe de Gouges, l'auteur de la «Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne», en 1792. Comme Jean-Marie Le Pen, amateur du «polygraphe patriote», Max Gallo qui voit en Olympe «le premier homme politique moderne». François Bayrou, lui, se ressource dans Péguy, comme Philippe de Villiers. Socialiste, dreyfusard, catholique, nationaliste — Péguy peut plaire à tout le monde, pour des raisons différentes. Côté roman, le président du Conseil général de Vendée juge Marcel Aymé «indépassable». En poésie, il choisit Baudelaire et il aime le Bernanos anti-bourgeois. Dominique Voynet plébiscite les mangas et les bandes dessinées de Marjane Satrapi et Joann Sfar. Frédéric Nihous, le candidat de la ruralité, préfère Hugo Pratt. S'il a dans sa bibliothèque La Chasse au canard, du docteur Rocher — «la bible de la chasse au gibier d'eau», selon l'hebdomadaire —, il a aussi le colonel Lawrence — Les Sept Piliers de la sagesse, son livre de référence —, Kessel, Monfreid, les mémoires de Churchill et de Gaulle.

Dans toutes ces bibliothèques, il manque un titre : les Conseils aux politiques pour bien gouverner, de Plutarque (50-125), le livre de chevet de Machiavel, Montaigne, Montesquieu, Rousseau, Napoléon. Le recueil, publié par les éditions Rivages, se veut une réponse à une seule question : qu'est-ce qu'une bonne conduite politique ? Le béotien, qui enseigna la philosophie à Rome, n'est pas avare de conseils. Il ne faut pas, écrit-il, s'engager dans la vie publique pour la gloire, l'argent et les honneurs, mais pour un dessein. Il faut savoir être absent, disparaître, sinon on finit par lasser. Il faut rester soi-même, s'en remettre toujours à la raison pour éviter la tentation tyrannique, user avec parcimonie de la raillerie pour ne pas blesser ses adversaires, se garder de ses amis, etc. Il y en a deux cents pages. Cela peut toujours servir.

E.H. in Les Echos du 17 avril 2007

Superman et les lecteurs de SF

L'une des façons de parler d'un livre qu'on n'a pas lu est de parler d'un livre dont on vous parle sans arrêt.

H. a rapporté d'une journée de conférences sur la plasticité quelques livres plus ou moins faciles d'accès, dont un qui le fait beaucoup rire, D'où viennent les pouvoirs de Superman?: il s'agit d'étudier les conditions nécessaires, physiques et biologiques, aux pouvoirs de Superman sur terre.
Apparemment, les scientifiques ont déterminé un certain nombre de lois biologiques qui s'appliquent à tous les animaux terrestres: le rapport entre taille et quantité de nourriture (plus on est petit, plus on mange, une fourmi mange plusieurs fois son poids par jour), entre taille et puissance musculaire (une puce développe une puissance fantastique), entre taille et nombre de battements cardiaques et durée de vie, etc.
En fonction de cela, l'auteur étudie l'aspect "réel" que devrait avoir Superman pour développer ses super-pouvoirs (par exemple, pour avoir la capacité de discerner le battement d'un cœur particulier dans une ville comme New York, ses oreilles devraient être développées comme celle d'une chauve-souris et orientables comme celles des chats ou des lapins).

D'autre part, l'auteur rappelle quelques lois physiques simples: par exemple, si Superman veut soulever un poids de neuf tonnes à l'aide d'une corde et d'une poulie, il faut qu'il pèse plus de neuf tonnes, car une corde et une poulie sont avant tout une balance… de même, arrêter un train en pleine vitesse provoquerait un tel échauffement des pieds que les semelles de Superman devraient être épaisses de plusieurs dizaines de centimètres. Et si Superman lance un rocher de plusieurs tonnes, selon la loi de conservation de la quantité de mouvement (celle qui explique le recul lorsqu'on tire un coup de fusil), il devrait reculer à grande vitesse de plusieurs mètres.

H. rit beaucoup en lisant ce livre et il est très amusant quand il le raconte. Mais je suis un peu triste: désormais je ne pourrai plus regarder Superman (ce n'est pas très grave puisque je n'en avais pas l'intention). Une fois de plus je suis frappée par ce trait des lecteurs de science-fiction: leur refus du contrat de lecture, de la "suspension volontaire d'incrédulité". Il faut que la densité de la planète soit compatible avec sa vitesse de rotation et sa gravitation, jamais ils n'accepteront Le Petit Prince. Tout doit être cohérent non seulement à l'intérieur de l'histoire, mais également par rapport aux règles physiques connues, à moins que d'autres soient explicitement définies — auquel cas elles doivent être compatibles entre elles et scrupuleusement respectées. Il y aura toujours un lecteur pour venir pinailler. C'est sans doute ce qui les distingue des lecteurs de contes de fées.
Mais j'exagère un peu, le but de Rolan Lehoucq, l'auteur de D'où viennent les pouvoirs de Superman?, est surtout de rappeler quelques règles physiques de base et d'intéresser les réfractaires à la physique. Et c'est plutôt réussi.

Je n'avance pas

J'ai commencé l'Histoire des deux Restaurations du vicomte de Vaulabelle en janvier. J'ai reculé le moment de finir le premier tome qui coïncidait avec le départ de Napoléon pour l'île d'Elbe, puis j'ai ralenti au fur à mesure que j'approchais de la fin du second tome et de Waterloo, puis de la fin du troisième tome et de la restauration honnie; au début du quatrième tome Lavalette vient de s'échapper mais bientôt Ney sera condamné, et tout cela est si triste que je n'avance pas, je pense à Truffaut enfant qui retournait voir les films dans l'espoir qu'ils se terminassent autrement, je pleure sur Napoléon ou Ney dans les couloirs du métro ou les cafés.

Encore quatre tomes. Fouché est mort mais il reste Talleyrand. Richelieu semble un honnête homme. Je ne réussirai jamais à terminer les vingt-six livres prévus dans le Challenge 2007. Douze constituera déjà un exploit.

Au poil

Le Palais de Tokyo accueille ce week end «les états généraux du poil»[1], sur une proposition du Collège de pataphysique. Ce Collège créé en 1948 prône la philosophie du Dr Faustroll, un personnage imaginé par Alfred Jarry (1873-1907). La pataphysique donne des solutions imaginaires à des problèmes qui ne se posent pas. Parmi les divers intervenants scientifiques, Catherine Vidal, directrice de recherche à l'Institut Pasteur, dissertera sur «la modification des cellules cérébrales quand le poil pousse dans la main». Claude Gudin, biologiste du végétal[2], nous apprendra tout sur «la pilosité des femmes jalouses» et Pascal Picq (Collège de France) nous éclairera sur «Bosse-de-Nage et la mutation PCR». Bosse-de-Nage était le souffre douleur simiesque du Dr Faustroll à qui ce dernier avait greffé la peau des fesses sur le visage. Le cinéaste Fernando Arrabal et le compositeur Bernard Lubat interpréteront pour la première fois en public un air composé pour l'occasion : «le chant du cheveu», en hommage à la cantatrice chauve d'Eugène Ionesco. Ce concert sera précédé par «Poils bretons», interprété par le duo celtique composé de Yann Fanch Kemener et d'Aldo Ripoche. Tandis que Jean-Christophe Averty, grand innovateur du petit écran présentera une série de chansons «le poil et les poilus» et que bien d'autres artistes célébreront le poil dans toutes ses dimensions.

Isabelle Brisson, in Le Figaro du 30 mars 2007


PS: pour se procurer le numéro de la revue, écrire ici.

Notes

[1] 13, av. du Président-Wilson, Paris, du 30 mars à 14 h au 1er avril 2007, entrée 6 euros.

[2] Une histoire naturelle du poil, Éditions du Panama.

Antoine Compagnon, impressions 2006-2007

Laura a laissé le commentaire suivant en fin de la transcription du dernier cours d'Antoine Compagnon :

«Je m'attendais juste pouvoir lire vos appréciations sur le cours, vos observations subtiles des gestes, des commentaires sympas sur les flashes de la fin de la dernière séance.
Vos notes sont super bien faites et utiles mais... on aime aussi vos impressions. En fait, c'est ce que l'on aime le plus lors de la lecture un journal: croire que l'on est en train de dévoiler une personne. Ce n'est qu'un masque, mais on aime bien ce jeu de "croire".»

Oui, mais non: d'une part j'ai conçu ces billets exactement comme des notes de cours, et ce sont des notes de cours. La subjectivité ne s'y glisse que dans leurs lacunes qui sont autant de moments où mon attention s'est relâchée, lacunes qui ne peuvent être perceptibles qu'aux personnes ayant assisté aux cours. D'autre part, mes "observations subtiles", voilà qui me fait rire, quant aux commentaires "sympas", euh...
Si vous voulez connaître ma personne, je, chère Laura, lisez le reste du blog, ou bien mieux (car rien à faire, il me semble que ce blog est et restera très artificiel, une sorte de façade; son but est surtout dans mon esprit de mettre en ligne du texte et encore du texte au profit de tous ceux qui cherchent à identifier des citations), cherchez mes commentaires dans les autres blogs, c'est là que je me sens le plus tranquille pour écrire ce qui me passe par la tête. Et puis c'est beaucoup plus amusant de fragmenter ainsi son être pour le disséminer ça et là.


Cela étant posé, je vais faire part de quelques réflexions nées autour de ces cours.

La première concerne ma joie d'y avoir assisté et ma frustration d'avoir réalisé que j'aurais pu assister au cours de Bonnefoy dans les années 90... si j'avais su à l'époque qui était Bonnefoy.
En octobre (2006), je ne savais même pas que Compagnon avait été nommé au Collège de France. Je cherchais son adresse sur Google dans l'intention de lui demander les horaires de ses cours à la Sorbonne et l'autorisation d'y assister en auditeur libre. Mon engouement pour ce professeur datait de la lecture des Antimodernes, lecture elle-même due à une critique d'Enthoven dans Le Point en avril-mai 2005. Avant cette date, je ne connaissais pas Antoine Compagnon. À quoi tiennent les choses.
Sensation de hasard et d'inéluctable, donc, comme souvent en ce qui concerne mes rapports à la littérature: inévitable et par hasard.

Ma deuxième réflexion est une sorte de méditation sur le décalage entre les cours d'Antoine Compagnon et ceux de la plupart des intervenants: les cours d'Antoine Compagnon se suivent avec une déconcertante facilité, comme une promenade au cours de laquelle un guide tendrait le bras pour montrer tels fleur ou détail architectural sous nos yeux et que nous n'aurions pas vus sans lui. Rien d'extraordinaire, rien de difficile, et pourtant émergent une nouvelle organisation, un nouveau sens, une capacité à voir, à lier des extraits et des notions: le grand professeur serait celui qui nous rend attentif aux détails, qui nous apprend et nous encourage à ne repousser aucune réflexion, aucune remarque, même humble, même bête, même qui-va-sans-dire. Rien ne va jamais sans dire.
Les séminaires, en revanche, à l'exception de ceux de Tadié et Rey (je laisse Sollers de côté, comme une bizarre anomalie, pas désagréable d'ailleurs parce que anomalie), ont été très difficiles à suivre. J'ai parfois failli abandonner la prise de notes: trop rapide, trop difficile, pas de table, plus d'entraînement... Souvent, ce n'est qu'en transcrivant mes notes ici, puis en les relisant tant bien que mal, que j'ai compris l'organisation de ce que j'avais entendu, la démonstration vers laquelle était tendu tout cela. Est-ce dû à la nature même du séminaire, à un manque d'expérience des intervenants, à leur désir de trop bien faire? Je ne sais.

Je vais distribuer des appréciations: l'intervenant que j'ai préféré est Anne Simon, sans doute parce qu'elle a parlé de philosophie, de Merleau-Ponty qui m'est cher, et à cause de sa phrase «Proust, notre plus grand auteur comique», qui est si vraie et si drôle, et que je n'ai même pas citée dans mes notes... (heureusement, je l'ai retrouvée dans le billet de sejan).
Le sujet que j'ai préféré est sans doute «L'effacement d'une source flaubertienne», l'illustration de l'éclatement des brouillons dans le texte définitif et la découverte que toute la fin de La Recherche n'est finalement qu'une hypothèse.

Si je repense aux cours eux-mêmes et me demande ce qu'ils ont laissé en moi, j'ai aussitôt l'impression d'un grand blanc: mais que s'est-il passé durant ses quatorze semaines? Si je fais défiler les billets du blog, tout me revient par bribes. Certains points étaient pour moi évidents, le roman comme espace de promenade ou d'exploration, par exemple, d'autres étaient familiers, le roman comme lieu de mémoire (mais c'est parce que je connaissais Frances Yates), d'autres notions étaient nouvelles et ou mais évidentes (ces choses que l'on sait sans les avoir jamais formulées): l'importance des cathédrales, «l'air de famille», l'aspect profanatoire du roman qui ne sauve rien ni personne, d'autres enfin ont été des découvertes totales, en particulier les références à Baudelaire, Flaubert, Balzac, Joubert, l'inscription du roman dans une tradition littéraire alors que je le pensais un ovni, sans racine ni précédent. J'ai été, puérilement, heureuse de retrouver certains noms, Weinrich, Curtius, Auerbach, et de savoir que même non lus, leurs livres m'attendaient dans ma bibliothèque, d'autres noms, Riffaterre en particulier, m'étaient inconnus, et si je cite Riffaterre, c'est que la notion d'«intertextualité aléatoire» m'a beaucoup plu.

«Intertextualité aléatoire», allusions nouées par le lecteur en toute indépendance de l'auteur, comment ne pas songer à Pale Fire? La lecture reste un jeu de passe-passe.

J'ai passé beaucoup de temps sur ces notes à retrouver les références des citations. Il y avait là de la coquetterie, de la maniaquerie, le souci de mettre en ligne un outil réellement utile; c'était également l'occasion de me familiariser avec l'organisation de La Recherche. Ce fut l'occasion de découvrir les textes critiques de Proust.

Comment expliquer le soulagement et la reconnaissance éprouvés il y a quelques jours, mardi je crois, en parcourant du regard l'article de Proust sur Flaubert? Une envie de pleurer, un soulagement indicible, un peu de colère aussi, toujours cette phrase: «Mais pourquoi ne pas l'avoir dit plutôt, pourquoi n'ai-je pas appris cela?»
(Cela doit paraître exagéré, je peux difficilement expliquer ce désir de comprendre ce qui se passe. C'est pour cela, par exemple, que j'affectionne ce genre de billet, même si je n'ai aucune idée de ce qu'est un mi bémol (à l'oreille, je veux dire). Réussir à cerner au plus près d'où viennent, où naissent, les impressions, qu'est-ce que je sens, pourquoi, réussir à voir ou à entendre le moment où une phrase, littéraire ou musicale, bascule, sur quel mot, sur quelle note, est une obsession comme une autre, je suppose.)
Flaubert est un grand styliste, phrase répétée à l'envi, qui à mon sens ne veut strictement rien dire. Quid de l'ennui suscité par Flaubert, quid de l'insupportable ennui, qui m'a fait abandonner deux fois déjà la lecture de La Tentation de Saint Antoine, qui m'a fait comprendre, à la lecture de Salambô, que la littérature n'avait pas à être "intéressante" (ce qui est totalement faux, bien sûr, mais cependant... Je reste désormais surprise qu'un grand livre puisse ne pas être ennuyeux, et je crois que c'est le même préjugé qui éloignent de nombreuses personnes de la littérature: la faute à Flaubert).
Je découvre donc l'article de Proust sur Flaubert:

Et il n'est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu'elles sont sans précédent dans la littérature.

Je ne rêve pas, ce que Proust est en train d'écrire, c'est qu'on s'ennuie. Quel soulagement, il est possible désormais de l'écrire, Proust nous couvre. Je continue ma lecture:

Laissons de côté, je ne dis même pas les simples inadvertances, mais la correction grammaticale ; c'est une qualité utile mais négative (un bon élève, chargé de relire les épreuves de Flaubert, eût été capable d'en effacer bien des fautes). En tout cas il y a une beauté grammaticale, (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.) qui n'a rien à voir avec la correction. C'est d'une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. Sans doute cette beauté pouvait tenir parfois à la manière d'appliquer certaines règles de syntaxe. Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu par exemple: «Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus; il était terrible dans la colère; elle le rendait cruel.» Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n'était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu'en permettant de faire jaillir du coeur d'une proposition l'arceau qui ne retombera qu'en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l'étroite, l'hermétique continuité du style. Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l'emploi du pronom personnel. Mais dès qu'il n'a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes. Ainsi dans la deuxième ou troisième page de L'Education sentimentale, Flaubert emploie «il» pour désigner Frédéric Moreau, quand ce pronom devrait s'appliquer à l'oncle de Frédéric, et quand il devrait s'appliquer à Frédéric pour désigner Arnoux. Plus loin le «ils» qui se rapporte à des chapeaux veut dire des personnes, etc. Ces fautes perpétuelles sont presque aussi fréquentes chez Saint-Simon. Mais dans cette deuxième page de L'Education, s'il s'agit de relier deux paragraphes pour qu'une vision ne soit pas interrompue, alors le pronom personnel, à renversement pour ainsi dire, est employé avec une rigueur grammaticale, parce que la liaison des parties du tableau, le rythme régulier particulier à Flaubert, sont en jeu: «La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
«Des arbres la couronnaient», etc.

Voilà, tout y est: la beauté du style, les tournures fautives, l'explication exacte de ce qui se passe: «Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l'emploi du pronom personnel. Mais dès qu'il n'a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes.», suivi d'exemples.
De même les cours et séminaires de cette année m'auront été précieux pour ce qu'ils auront éclairé du style proustien, les analyses d'Annick Bouillaguet sur la construction de la phrase proustienne m'ont fait prendre conscience des caractéristiques concrètes de cette phrase (car lorsqu'on a dit qu'elle était longue, on n'a pas dit grand chose). (Et j'ai trouvé très drôle qu'elle évoque la possibilité que Proust se pastiche lui-même par moments: mais oui, bien sûr, cela expliquerait cette indéfinissable impression que Proust en fait trop par endroits. Il faudrait chercher des exemples).

J'attends des cours, des livres critiques, qu'ils me montrent et m'expliquent ce qui depuis toujours est devant moi. Je n'ai pas été déçue.

Trois exergues

  • Jean Ricardou, Pour une théorie du Nouveau roman, 1971

Je vous instruirai avec plaisir de la partie technique de notre art et nous lirons ensemble les œuvres les plus remarquables.
Novalis


  • Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, 1973

Les êtres les plus imaginatifs ont le sens de la théorie parce qu'ils n'ont pas peur qu'elle bride leur imagination, au contraire. Mais les faibles redoutent la théorie et toute espèce de risque, comme les courants d'air.
Pierre Boulez


  • Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, 1978

Il est des solutions plus étranges que les problèmes. Car le problème au moins n'était q'UNE question; mais la solution en pose mille.
Paulhan

séminaire n°13 : Kazuyoshi Yoshikawa, Du "Contre Sainte-Beuve" à "La recherche du temps perdu"

Ce fut un séminaire très difficile. Cette fois-ci l'intervenant ne parlait pas trop vite, mais son exposé était si technique, chaque phrase ayant son importance, que prendre des notes était une gageure. Heureusement je bénéficie à nouveau d'un enregistement ainsi que du support des citations qu'il a fait distribuer en début de cours.
La question posée était la suivante: faut-il lire dans Contre Sainte-Beuve l'origine ou une origine d'À la Rechercher du temps perdu ou ne doit-on le considérer que comme une œuvre purement critique? La thèse défendue par Yoshikaya est que le Contre Sainte-Beuve fait en quelque sorte partie intégrante du roman car la dimension "critique de la littérature" est inséparable du roman. L'exposé de Yoshikawa consistera à étayer cette hypothèse, pas à pas, preuve à preuve.

                                      ***

Antoine Compagnon présente Kazuyoshi Yoshikawa :
Lorsque j'ai commencé à travailler sur les manuscrits de Proust à la Bibliothèque nationale en 1981, il n'y avait que quelques manuscrits entrés à la bibliothèque dans les années 1960 et il n'y avait que quelques travaux sur ses manuscrits. Le travail qui faisait autorité, celui qui était le plus impressionnant par sa qualité et sa précision était le travail de Kazuyoshi Yoshikawa. Il avait soutenu sa thèse en 1976 sous la direction de Michel Raimond, thèse intitulée étude sur la genèse de la Prisonnière d'après des brouillons inédits. Je l'ai lue au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale.
Kazuyoshi Yoshikawa appartient à cette grande école de proustiens japonais qui s'est mise à travailler dans les années 70. je dois citer deux noms, celui de Yoshikawa, mais je ne peux pas ne pas citer l'autre nom, qui est celui de Jo Yoshida qui avait également fait une thèse avec Michel Raimond. Malheureusement Yoshida est décédé il y a peu de temps, je n'aurais pas manqué de l'inviter ici. Donc voilà l'un des très grands proustiens japonais; il y en a beaucoup d'autres, de plus jeunes, de la nouvelle génération, vous en avez entendu un la semaine passée, ils sont nombreux.
Il faut aussi citer le grand travail fourni par Yoshikawa, indispensable à tout proustien, qui est un Index général de la correspondance de Marcel Proust, ouvrage monumental publié en 1998 aux presses de l'université de Kyoto. On le trouve dans les bonnes bibliothèques, il a été distribué par Plon en France. C'est un travail dont Kazuyoshi Yoshikawa a pris l'initiative et qui a été mené par une équipe importante de chercheurs japonais. Ces dernières années il a écrit notamment des articles qui sont allés vers la peinture; je ne sais plus si c'est l'année dernière ou il y a deux ans, comme professeur associé à la Sorbonne il donnait des conférences qui portaient sur la peinture. Je voudrais aussi signaler qu'il est également un traducteur important, il a traduit notamment la grande biographie de Jean-Yves Tadié. Il a d'autres traductions en cours et Kazuyoshi Yoshikawa est maintenant professeur à l'université de Kyoto où il a justement repris le poste de Jo Yoshida.

Son titre aujourd'hui est «Du Contre Sainte-Beuve à La Recherche du Temps perdu».

                                      ***

Je vous remercie pour cette très aimable présentation, un peu trop élogieuse. [A-t-il fait une petite grimace? La salle rit.]

Avant la rédaction de La Recherche du Temps perdu, Proust s'était consacré, on le sait, à une œuvre inachevée, Contre Sainte-Beuve. Son chapitre sur la méthode de Sainte-Beuve a été considéré dans les années 60 comme l'un des textes précurseurs de la nouvelle critique, dans lequel Proust condamne la méthode biographique de Sainte-Beuve en se fondant sur la thèse selon laquelle un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies. Il a également mis en valeur les fragments sur Nerval, sur Balzac, sur Baudelaire, écrivains contemporains qu'avait méconnu Sainte-Beuve. Mais la structure globale du Contre Sainte-Beuve reste encore énigmatique, même pour les meilleurs spécialistes de Proust. Nous en avons deux éditions, fort différentes, celle de Bernard de Fallois publiée en 1954 et reprise dans la collection "Folio essais", et celle de Pierre Clarac publiée en 1971 pour la bibliothèque de La Pléiade.

Fallois ayant découvert, déchiffré et classé les manuscrits des premiers cahiers de Proust avait incorporé dans son édition non seulement les fragments critiques sur Sainte-Beuve et sur ses contemporains mais aussi les morceaux romanesques qui seraient finalement intégrés dans le futur roman. Quant à Clarac, jugeant chimérique l'idée que le grand roman soit sorti d'un essai critique, il a exclu tous les brouillons romanesques de l'époque. Selon lui, les fragments romanesques étant directement destinés à La Recherche, une œuvre à la fois critique et romanesque n'a jamais existé. Le problème est que dans les premiers chapitres, numérotés 1 à 7 par la Bibliothèque nationale et écrits vraisemblablement à la fin de 1908 et dans les six premiers mois de 1909 se trouvent à la fois des fragments destinés à un essai critique sur Sainte-Beuve et des esquisses romanesques qui seront intégrés à la future Recherche. A cela s'ajoutent les cahiers 31, 36 et 51 de la même époque bien qu'ils ne contiennent aucun fragment de critique littéraire. Selon que ces fragments critiques et romanesques seront considérés comme indissociables ou non, la vision globale du Contre Sainte-Beuve s'avèrera toute différente, ainsi que l'interprétation de la genèse de La Recherche du Temps perdu.

prose ou vers, critique ou fiction

Proust avait longtemps été tiraillé entre un idéal romanesque difficile à réaliser et un travail de critique littéraire qu'il jugeait secondaire. Cette hésitation sur forme littéraire à adopter, on la retrouve lorsqu'il confie le projet d'un article sur Sainte-Beuve dans une lettre en décembre 1908: «Je vais écrire quelque chose sur Sainte-Beuve. J'ai en quelque sorte deux articles dans ma pensée. L'un est un article de forme classique, l'autre débuterait par le récit d'une matinée, maman viendrait près de mon lit et je lui raconterais un article que je veux faire sur Sainte-Beuve.»
Proust écrit en effet de deux façons dans les cahiers consacrés au Sainte-Beuve. On y trouve écrit sous forme classique le chapitre sur la méthode de Sainte-Beuve ainsi que les fragments sur Nerval, sur Flaubert, tandis que les chapitres concernant Balzac et Baudelaire sont entièrement rédigés sous forme d'une conversation avec maman. Cette hésitation semble suivre l'écrivain qui la reprend dans son carnet 1 avec une formule révélatrice, «ce qui me console» :

Ce qui me console c'est que Baudelaire a fait les poèmes en proses et les Fleurs du Mal sur les mêmes sujets, que Gérard de Nerval a fait en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII, le myrte de Virgile etc. En réalité ce sont des faiblesses, nous autorisons en lisant les grands écrivains les défaillances de notre idéal qui valent mieux que leur œuvre.
(Carnet 1, f 13 v°; Carnets, éd. Florence Callu et Antoine Compagnon, p.54)

Chez Baudelaire, on trouvera facilement le même sujet dans les Fleurs du Mal et dans Les petits poèmes en prose. Proust en cite lui-même un exemple dans un fragment consacré à Sainte-Beuve et Baudelaire.

[...] dans Baudelaire nous avons un vers : Le ciel pur où frémit l'éternelle chaleur [«La Chevelure»] et dans le petit poème en prose correspondant : un ciel pur où se prélasse l'éternelle chaleur [«Un Hémisphère dans une Chevelure»].
(Cahier 5, f°9 r°; CSB, 235)

Bien que les citations de Proust soient approximatives, Baudelaire a bien traité un même sujet tantôt en vers, tantôt en prose. Dans la citation n°1, Proust fait remarquer que Nerval a fait «en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII»: Nerval évoque en effet dans son poème «Fantaisie» un château de briques sous Louis XIII, mais dans Sylvie, il n'y a aucune allusion au château Louis XIII, et Proust l'a sans doute confondu, puisqu'aucun autre château n'y figure, avec un château du temps de Henri IV. Chez Nerval, dit Proust, ses vers et ses nouvelles ne sont que des tentatives différentes pour exprimer la même chose. Le génie vraiment déterminé créerait sa forme d'art en même temps que sa pensée, mais chez Baudelaire ainsi que chez Nerval, je cite Proust : «La vision intérieure est bien certaine, bien forte. Mais, maladie de la volonté ou manque d'instinct déterminé, prédominance de l'intelligence qui indique plutôt les voies différentes qu'elle ne passe en une, on essaye en vers, puis pour ne pas perdre la première idée on fait en prose, etc.».
Ce que représente le vers et la prose pour un poète, ce sont, me semble-t-il, la fiction et la critique pour un romancier. Proust avait dû trouver dans cette hésitation des deux poètes une sorte de consolation à sa propre incertitude.

Je voudrais montrer qu'aux fragments sur Nerval, Balzac et Baudelaire et aux remarques de Proust sur ses trois précurseurs littéraires correspondent et font pendant des morceaux romanesques mis en place dans les brouillons du Contre Sainte-Beuve.

Nerval et la nuit d'insomnie

Les morceaux sur Sylvie destinés au Contre Sainte-Beuve se trouvent dans les cahiers 5 et 6 rédigés vraisemblablement entre février et juin 1909. Proust y critique, plutôt que Sainte-Beuve qui avait méconnu Nerval, la lecture traditionaliste de Sylvie manifestée dans le discours de réception à l'Académie française prononcé par Maurice Barrès en janvier 1907 que Proust cite mot à mot, dans le Jean Racine de Jules Lemaître publié en 1908 et dans l'article d'André Hallays, Adriana, publié le 10 juillet 1908 dans le Jounal des débats. C'est un traditionalisme qui consiste à voir dans Sylvie la peinture naïve de la douce Ile-de-France tandis que Proust songeant à la folie de Nerval met en valeur les rêves et les souvenirs nervaliens visibles en particulier dans les tableaux aux couleurs irréels de Sylvie.
Sylvie est un récit dont le héros — qui dis "je" comme celui de La Recherche — hanté par l'image d'une jeune fille adorée dans sa jeunesse retourne à Loisy, pays de ses souvenirs. Ce retour au passé est motivé, comme l'explique Proust, par les souvenirs de jeunesse que le héros se remémore dans son lit, je cite: «Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état [...] permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d'une longue période de la vie.»
Poussé par ses souvenirs, le héros prend un fiacre, et d'après Proust :

[...] tout en allant en cahotant vers Loisy, [il] se rappelle et raconte. Il arrive après cette nuit d'insomnie, et ce qu'il voit alors, pour ainsi dire détaché de la réalité par cette nuit d'insomnie, par ce retour dans un pays qui est plutôt pour lui un passé qui existe au moins autant dans son cœur que sur la carte, est entremêlé si étroitement aux souvenirs qu'il continue à évoquer, qu'on est obligé à tout moment de tourner les pages qui précèdent pour voir où on se trouve, si c'est présent ou rappel du passé.
(Cahier 5, f° 14 r°; CSB, 238)

Ce qu'il faut noter c'est que cette nuit où le héros «se rappelle et raconte», Proust l'appelle deux fois «cette nuit d'insomnie». Proust se servira de la même appellation, «nuit d'insomnie», pour évoquer la scène nocturne au cours de laquelle il revoie ses chambres, au début de "Nom de pays: le nom", troisième partie du Côté de chez Swann:

Parmi les chambres dont j'évoquais le plus souvent l'image dans mes nuits d'insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray [...] que celle du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec.
(RTP, I, 376)

Cette appellation joue pour l'écrivain, noyé dans cette nuit nervalienne, la même fonction de réminiscence qu'il développera au début de son futur roman. Nul doute que le chef d'œuvre de Nerval a joué un rôle primordial dans l'avènement de La Recherche. Si Proust a souligné la fonction de réminiscence remplie par cette nuit d'insomnie dans Sylvie, c'est qu'il écrivait dans le même temps et à plusieurs reprises de pareilles scènes nocturnes pour le préambule de son Contre Sainte-Beuve. Prenons comme preuve la coexistence dans le cahier 5 de deux brouillons romanesques consacrés à la nuit d'insomnie occupant les feuillets de quatre rectos de 54 verso à 109 verso et une l'analyse de Sylvie occupant dans le même cahier les feuillets 6 recto à 18 recto [NB: je ne suis pas sûre des numéros de feuillets, je les cite donc en italique]. L'écrivain a ainsi utilisé le même cahier 5 pour rédiger à la fois un échantillon de sa propre nuit romanesque dotée de réminiscences et un morceau théorique sur la nuit nervalienne, analyse de Sylvie. Le récit d'une matinée précédée d'une nuit d'insomnie n'est pas pour Proust un simple préambule du Contre Sainte-Beuve mais constitue une série d'exemples de sa propre création romanesque.

Balzac et les personnages proustiens

Si les premiers cahiers de Proust consacrés au ¢ontre Sainte-Beuve paraissent fort disparates au premier abord, c'est qu'il les a remplis de fragments à la fois théoriques et romanesques tout en les complétant les uns pour les autres. Certes les fragments sur Nerval n'étant pas écrits sous la forme d'une conversation avec sa mère, on les rattache difficilement au récit romanesque du Contre Sainte-Beuve. Mais dans les deux longs morceaux consacrés à Sainte-Beuve et Balzac et rédigés dans le cahier 1, on trouve constamment le pronom "tu" qui désigne la mère du narrateur:

Un des contemporains qu'il a méconnus est Balzac. Tu fronces le sourcil. Je sais que tu ne l'aimes pas.
(Cahier 1, f° 54 r°; CSB, 263)

Claude ? avait proposé pour la rédaction de ce cahier 1 la date de mars 1909, mais comme je l'ai montré ailleurs, la rédaction principale de Sainte-Beuve et Balzac doit être située plutôt vers mai 1909. Si le pastiche de l'œuvre de Balzac publié en février 1908 était pour Proust un exercice romanesque consistant à représenter un morceau imaginaire de La Comédie humaine, ce fragment de mai 1909 pourrait être considéré comme un éclaircissement théorique du monde balzacien. Pour analyser le style de Balzac et le langage de ses personnages, Proust a recours non seulement aux principaux romans de La Comédie humaine, mais encore à des lettres adressées à Mme Hanska et à la sœur de l'écrivain.
En plein milieu de cet essai critique sur Balzac, on voit une brusque apparition de personnages centraux du futur roman proustien. Le comte, le marquis de Guermantes, sa tante Mme de Villeparisis, Mme de Cardaillec, etc. Ce qui me paraît capital à cet égard, c'est que le nom de Guermantes apparaît pour la première fois dans la correspondance de Proust dans une lettre adressé à ? en mai 1909: «Savez-vous si Guermantes, si le nom de comte ou de marquis de Guermantes était un titre de parents de Paris et s'il est entièrement éteint et à prendre pour ?» Cette date de 1909 coïncide exactement, comme on l'a constaté, avec l'apparition des Guermantes dans un essai critique sur Balzac.

On sera peut-être surpris par cette brusque apparition romanesque dans les pages de critiques sur Balzac. Mais tous ces personnages ont pour rôle de jouer chacun un type de lecteur qui met sur le même plan la fiction et la réalité. La marquise de Cardaillec, par exemple, veut restaurer dans la ville d'Alençon le décor de La vieille Fille, tout un monde imaginaire issu de ce roman de Balzac. A propos de cette jeune marquise, le narrateur du Contre Sainte-Beuve dit:

Le lecteur de Balzac sur qui son influence se fit le plus sentir fut la jeune marquise de Cardaillec, née Forcheville. Parmi les propriétés de son mari, il y avait à Alençon le vieil hôtel de Forcheville, avec une grande façade sur la place comme dans Le Cabinet des antiques, avec un jardin descendant jusqu'à la Gracieuse comme dans La Vieille Fille.
(Cahier 1, f° 20 r°; CSB, 293)

Le narrateur se déclare un peu déçu de cette idolâtrie et ajoute ceci:

Quand j'avais appris que Mme de Cardaillec habitait à Alençon l'hôtel de Mlle Cormon ou de Mme de Bargeton, de savoir qu'existait ce que je voyais si bien dans ma pensée m'avait donné une trop forte impression pour que les disparates de la réalité puissent la reconstituer.
(Cahier 1, f° 19 r°; CSB, 294)

Ce qui nous paraît intéressant du point de vue de la genèse des personnages proustiens, c'est un commentaire du narrateur sur l'origine de Mme de Cardaillec.

Les personnes peu au courant voyaient dans cette pieuse restitution de ce passé aristocratique et provincial un effet du sang Forcheville. Moi, je savais que c'était un effet du sang Swann, dont elle avait perdu le souvenir, mais dont elle avait hérité l'intelligence, le goût [...].
(Cahier 1, f 18 r°; CSB, 294)

Pierre Clarac, l'éditeur de ce passage, y voit une incohérence de la part de Proust, je cite: «Si cette jeune marquise est du sang Swann, comment est-elle née Forcheville?» Mais il aurait fallu bien lire que «Mme de Cardaillec qu'on croyait née Forcheville» était en réalité du sang de Swann. Si je ne me trompe, la marquise de Cardaillec est un prototype de Gilberte, car celle-ci est elle aussi née Swann, devenue Mlle de Forcheville à la suite du remariage d'Odette et marquise de Saint-Loup. le personnage de Gilberte a donc été créé par Proust par sa lecture passionnée, idôlatre même, de Balzac, comme un personnage tenant son idolâtrie du sang de Swann et les silhouettes à peine formées dans les premiers brouillons vivent désormais leur propre vie pour devenir des personnages du futur roman.

Si les nuits d'insomnie qui ouvrent La Recherche sont issues des nuits de Nerval, ses principaux personnages ont largement leur origine dans les romans de Balzac. Mais ce n'est pas tout. A ces morceaux du cahier 1 consacrés à Balzac s'ajoute un fragment de deux pages du cahier 4 en tête duquel court une note «à ajouter au Balzac de M. de Garmantes.» Dans ce fragment manuscrit où on lit partout "Garmantes" — six occurrences, comme l'a indiqué Claude ? dans son article sur les deux versions anciennes des côtés de Combray — et non pas "Guermantes", le son donné par l'édition Pléiade. Le narrateur dit:

Quand je vois M. Faguet dire dans ses Essais de critique [...] que dans Le Père Goriot tout ce qui se rapporte à Goriot est de premier ordre et tout se qui se rapporte à Rastignac du dernier, je suis aussi étonné que si j'entendais dire que les environs de Combray étaient laids du côté de Méséglise mais beaux du côté de Garmantes.
(Cahier 4, fos 50 r°-51 r°; CSB, 295).

Cette curieuse allusion aux deux côtés de Combray serait incompréhensible si ce fragment sur Balzac ne s'incorporait pas à un ensemble romanesque déjà largement construit. A l'inverse, l'allusion romanesque intervient ici dans un fragment critique comme le montre cette citation «À ajouter au Balzac de M. de Garmantes». Ce fragment du cahier 4, Proust l'a improvisé dans le même cahier (Cahier 4, fos 49 r°-52 r°) en interrompant un long morceau consacré précisément au côté de Combray (Les deux côtés de Combray, Cahier 4, fos 23 r°-49 r°, 52 v°-65 r°). C'est une des raisons pour lesquelles se trouve dans ce fragment sur Balzac des allusions aux côtés de Combray et aux lectures d'enfance. Cet état du manuscrit nous révèle ici encore que Proust avait rédigé les pages de critique littéraire en liaison étroite avec les pages romanesques de la même époque.

Baudelaire

Comme essai critique sous forme de conversation avec sa mère, on peut citer deux morceaux sur Baudelaire, rédigés vers mai-juin 1909 dans les cahiers 7 et 6 dans l'ordre chronologique. Dans la première moitié rédigée dans le cahier 7, Proust fait remarquer comment Sainte-Beuve a méconnu le plus grand poète du XXe siècle tout en en profitant souvent pour raconter des anecdotes sur la vie du poète. La première étude de synthèse sur Baudelaire fut publiée en 1907 par Eugène et Jacques Crépet. Dans la seconde moitié, rédigée dans le cahier 6, Proust quitte la biographie de Baudelaire pour analyser l'univers poétique des Fleurs du Mal selon une méthode qu'on baptisera plus tard thématique. Contrairement aux fragments relatifs à Nerval et à Balzac, cet essai critique sur Baudelaire n'a apparemment aucun rapport avec les fragments romanesques écrits dans les mêmes cahiers. Dans le cahier 7 se trouvent le salon Verdurin, l'homosexualité du marquis de Quercy, futur baron de Charlus, et dans le cahier 6, l'église de Combray, la lanterne magique, le drame du coucher, etc, qui n'ont aucune parenté thématique avec le fragment sur Baudelaire.
Toutefois dans ces deux cahiers apparaissent des fragments romanesques qui s'emboîtent bien sur le plan narratif avec les fragments sur Baudelaire. Il s'agit de quatre fragments que j'ai notés de A à D ''[sur la feuille distribuée].

A : Cahier 7, fos 10 r°-14 r° (CSB, éd. Fallois, 284-288; NPL, II, CG, 1045-1048)
B : Cahier 6, fos 68 v°-67 v° (Ibid., 288-289; NPL, I, Sw, 738)
C : Cahier 6, fos 71 v°-68 v° (Ibid., 289-291; NPL, I, Sw, 736-738)
D : Cahier 6, fos 7 r°-9 r° (Ibid., 298-300)

Ces fragments évoquent déjà la mère, la grand-mère, Mme de Villeparisis ainsi que Combray et Guermantes. Combray, certes, est considéré comme un brouillon de La Recherche; en effet l'édition de la Pléiade les a présentés séparément comme esquisse soit Du côté de Guermantes, soit Du côté de chez Swann, mais a les lire attentivement, on y aperçoit une unité textuelle cohérente toute indépendante du futur grand roman.
Cette cohérence textuelle me semble suggérer une structure romanesque fort différente envisagée à l'aube des brouillons du Contre Sainte-Beuve. Dans le long fragment A tiré du cahier 7, le héros qui dit "je" rapporte des souvenirs de ses séjours à Guermantes où il a découvert le temps dans les ruines du château. Ce qu'il faut remarquer dans ce fragment A, comme c'était le cas des morceaux consacrés à Balzac et à Baudelaire, c'est un tutoiement constaté à plusieurs reprises et visiblement adressé à sa mère:

[A] [...] Te souviens-tu comme tu recevais avec plaisir les simple cartes si heureuses que je t'envoyais de Guermantes? [...] Je ne t'ai jamais raconté Guermantes. Tu te demandais pourquoi, quand tout ce que j'ai vu, sur quoi tu comptais pour me faire plaisir, a été une déception pour moi [,] Guermantes ne l'a pas été. [...] Ce qui est beau à Guermantes, c'est que les siècles qui ne sont plus y essayent d'être encore; le temps y a pris la forme de l'espace [...] C'est le XIe siècle, avec ses lourdes épaules rondes, qui passe là, furtivement encore, qu'on a muré, et qui regarde étonné le XIIIe siècle, qui se mettent devant lui, qui cachent ce brutal et qui nous sourient.
(Cahier 7, fos 10 r°-11 r°; CSB, éd. Fallois, 284-285; NPL, II, 1046)

C'est un texte qui sera finalement intégré dans la description de l'église Combray occupant un espace à quatre dimension, la quatrième étant celle du temps. Mais ce texte révèle surtout l'existence dans le même cahier 7 et à côté des fragments sur Baudelaire d'un fragment romanesque raconté également à la mère. C'est d'ailleurs ce qu'on peut constater dans le fragment B, la citation 15 racontée dans le cahier 6 et que Fallois avait eu raison de rattacher au fragment A, car le héros y explique à sa mère pourquoi il revient de Guermantes plus vite que prévu:

[B] Mais si tu étais si bien, pourquoi es-tu revenu ? Voilà. Un jour, contrairement à nos habitudes[,] nous avions été faire une promenade dans la journée. A un endroit où nous étions déjà passés quelques jours auparavant et où l'œil embrassait une belle étendue de champs, de bois, de hameaux, soudain à gauche une bande du ciel sur une petite étendue sembla s'obscurcir, puis prendre une consistance, une sorte de vitalité, d'irradiation que n'aurait pas eue un nuage, et enfin cristalliser selon un système architectural, en une petite cité bleuâtre dominée par un double clocher. Immédiatement je reconnus la figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres!
(Cahier 6, fos 68 v°-67 v°, CSB, 288; NPL, I, 738)

Si le héros est revenu de Guermantes, c'est qu'il avait aperçu furtivement le clocher de Chartres. Dans la longue phrase qui commence par l'«étendue des champs» et qui finit par la «figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres!», on reconnaît déjà l'un des traits caractéristiques du style proustien consistant à décrire des impression successives qui flattent l'œil du héros. Mais pourquoi la «figure irrégulière, inoubliable, chérie» du clocher de Chartres était-elle par lui «redoutée»? Pour comprendre cela, il faut lire le fragment [C], la citation 16 qui se trouve dans le même cahier 6 et qui est rédigé cette fois sous la forme d'un récit classique au passé:

[C] Moi je ne voyais au contraire jamais sans tristesse les clochers de Chartres, car souvent c'est jusqu'à Chartres que nous accompagnions Maman quand elle quittait Combray avant nous. Et je voyais[,] et la forme inéluctable des deux clochers m'apparaissait aussi terrible que la gare.
(Cahier 6, f° 69 v°; CSB, éd.Fallois, 291; NPL, I, 737).

Combray se situait dans la Beauce jusqu'à la première édition de 1913, c'est seulement à partir de la seconde édition de 1919 que la ville sera transférée en Champagne en raison de la guerre de 14. Pour revenir à Paris par le train, comme c'était le cas de son modèle, Illiers, il fallait passer par Chartres dont le clocher était pour le jeune héros un symbole de la séparation d'avec sa mère. Quels sont alors les rapports qui existent entre le séjour à Combray rapporté dans le fragments C et le séjour à Guermantes rapporté dans les fragments A et B?
Guermantes, propriété de cette famille aristocratique, se trouvait sans doute aux environs de Combray, tout comme dans le roman imprévu. Alors que le séjour à Combray se situe dans un passé fort lointain, dans l'enfance du héros, l'expérience de Guermantes me semblent être rapportée à sa mère comme un passé tout récent. La phrase du fragment A «quand tout ce que j'ai vu a été une déception pour moi, Guermantes ne l'a pas été» montre que le héros avait déjà éprouvé bien des déceptions dans sa vie. Le héros sans doute assez tard dans sa vie retourne ainsi à Guermantes pour y découvrir le temps qui a pris la forme de l'espace.
Rappelons-nous ici le séjour à Tansonville dans Le Temps retrouvé. Le héros assez âgé y rend visite à Gilberte Swann devenue alors Mme de Saint-Loup. Il s'aperçoit que les deux promenades si opposées de son enfance, du côté de Guermantes et du côté de chez Swann, ne sont pas si incompatibles que cela mais en fait reliées entre elles. La découverte à Guermantes du temps qui a pris la forme de l'espace ne remplissait-elle pas dans les brouillons de 1909 une même fonction que le séjour à Tansonville dans le roman définitif? Ce passage du fragment [B] me semble confirmer cette hypothèse : «un jour contrairement à nos habitudes, nous avions été faire une promenade dans la journée». Cela signifie qu'à Guermantes il se promenait d'habitude dans la soirée, et je ne peux pas ne pas songer à ce passage de La Recherche racontant l'opposition du séjour à Combray et du séjour à Tansonville:

Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c'étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre genre de vie qu'on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu'à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil»
(NPL, Sw, I, 7).

De longues années après l'enfance passée à Combray, où l'on se promenait dans la journée, maintenant on a l'habitude de ne sortir qu'à la nuit: cette situation commune ne suggère-t-elle pas les nouvelles fonctions que remplissent le séjour à Guermantes dans les brouillons de 1909 et le séjour à Tansonville dans Le Temps retrouvé? Dans cette promenade de la journée faite contrairement à ses habitudes, qui accompagnait le héros puisqu'il dit «nous »? S'agissant d'un séjour à Guermantes, l'hôtesse n'était nullement un membre de la famille Swann comme c'est le cas d'un séjour à Tansonville. Pour répondre à cette question, je vous propose de prendre la citation 18:

[D] C'est comme cela que je l'avais vu quand je rentrais des promenades du côté de Guermantes et que tu ne devais pas venir me dire bonsoir dans mon lit, comme cela que je le voyais quand nous l'avions mise en chemin de fer[,] et que je sentais que c'était dans une ville où tu ne serais plus qu'il allait falloir vivre. Alors j'ai eu ce besoin que j'avais alors, ma petite Maman, et que personne ne pouvait entendre, d'être près de toi et de t'embrasser. [...] Et Mme de Villeparisis, qui ne comprenait pas, mais qui sentait que la vue de Combray m'avait remué, se taisait. [...] Cela me fait de la peine, mon pauvre loup, me dit Maman d'une voix troublée, de penser qu'autrefois mon petit avait du chagrin comme cela, quand je quittais Combray. Mais mon loup, il faut nous faire un cœur plus dur que cela; tu étais bien à Guermantes, et tu es revenu pour cela !
(Cahier 6, fos 7 r°-8 r°; CSB, éd. Fallois, 298-299)

Au milieu de ce passage, la mention de Mme de Villeparisis indique clairement qu'elle était l'hôtesse à Guermantes. Si le héros est revenu à Paris alors qu'il «était bien à Guermantes», c'est qu'il s'était rappelé que sa mère ne viendrait pas lui dire bonsoir quand il rentrerait de longues promenades du côté de Guermantes.

Mais l'origine de sa tristesse est divergente entre les fragments B et C, le clocher de Chartre, et le fragment D, la ville de Combray. Malgré une contradiction inévitable dans ce genre de brouillon sur ce qui rappelait au héros la séparation d'avec sa mère, les quatre fragments A à D racontant le séjour à Guermantes s'avèrent très tôt constituer une histoire cohérente.
Chose importante, le tutoiement réitéré dans ses fragments et visiblement adressé à la mère du héros ressemble particulièrement à celui que nous avons constaté dans les fragments consacrés à Balzac et à Baudelaire, et ces quatre fragments du retour à Guermantes se trouvent rédigés dans les cahiers 7 et 6 à côté des morceaux consacrés à Baudelaire. Ne faudrait-il pas supposer alors que la conversation matinale avec la mère contre Sainte-Beuve contenait non seulement les morceaux sur Balzac et sur Baudelaire mais aussi ces fragments autour de Guermantes que nous venons d'examiner, sauf bien sûr le fragment C, qui est un récit fragmenté au passé et non pas rédigé sous forme d'une conversation avec la mère. Dans ces conditions, à quel endroit, sous quel récit, faut-il situer ces histoires racontées dans les quatre fragments du retour à Guermantes?

Un roman né au cœur des fragments critiques

Le Contre Sainte-Beuve de 1909 semblait épouser une structure binaire fortement accentuée d'une part par les nuits d'insomnie et de l'autre par la matinée de la conversation avec la mère. La première partie du récit, consacrée au récit des nuits d'insomnie et inspirée de Sylvie de Nerval, recouvre un vaste panorama de souvenirs, les vacances d'enfance à Combray, les deux côtés de promenade, le portrait de Swann, le salon Verdurin et son habitué Cottard, les membres de Guermantes seulement lecteurs de Balzac et l'homosexualité de Quercy, etc., les épisodes principaux du futur roman qui constituent presque la totalité de la vie du héros sont déjà évoquées dans ces nuits d'insomnie de la première partie du Contre Sainte-Beuve.
A la clôture de ces nuits de réminiscence s'ouvre une matinée de longue conversation avec la mère. Y devaient être intégrés non seulement les morceaux consacrés à Sainte-Beuve, à Balzac, à Baudelaire, etc, mais aussi des fragments sur le séjour à Guermantes accompagné d'une révélation esthétique sur le temps qui a pris la forme de l'espace.
Il s'avère ainsi que les brouillons des premiers cahiers des années 1908 à 1909 sont orientés vers une œuvre unique et globale sans démarcation décelable entre la critique et le roman. Cette structure binaire va fournir à l'écrivain, me semble-t-il, l'occasion de mettre en place à la fois ses propres pratiques romanesques et leurs fondements théoriques. Les nuits d'insomnie romanesques placées au début de cette œuvre devaient être éclairées et justifiées par la revalorisation de la nuit d'insomnie nervalienne. De même, la lecture idolâtre de Balzac chez les Guermantes racontée dans la première partie romanesque s'avérait soumise à la critique du héros dans la conversation sur Balzac dans la seconde partie du Contre Sainte-Beuve.

Ce n'est pas une simple hypothèse de ma part. En août 1909, cette construction binaire du Contre Sainte-Beuve, partie roman et partie critique, se révèle dans une lettre à Alfred Valette, directeur du Mercure de France:

Je termine un livre qui malgré son titre provisoire : Contre Sainte-Beuve, Souvenir d'une Matinée est un véritable roman [...]. Le livre finit bien par une longue conversation sur Sainte-Beuve et sur l'esthétique [...], on verra [...] que tout le roman n'est que la mise en œuvre des principes d'art émis dans cette dernière partie, sorte de préface si vous voulez mise à la fin.
(À Alfred Vallette, août 1909: Corr., IX, 155-156)

Document précieux qui atteste l'existence, sinon achevée, au moins dans l'esprit de l'écrivain, d'un Contre Sainte-Beuve, œuvre à la fois romanesque et théorique. Certes, les brouillons de l'époque étant restés à l'état fragmentaire sans avoir jamais abouti à une rédaction suivie et cohérente, on ne peut pas dire que cette œuvre ait réellement existé, nous savons, par ailleurs, que tous les morceaux n'avaient pas été écrits sous forme d'une conversation avec la mère. Même les morceaux rédigés sous cette forme, sur Balzac, sur Baudelaire, aussi bien que sur le retour à Guermantes, auraient pu paraître trop longs et dépourvus de vraisemblance pour une conversation matinale suivie avec la mère. Il s'agit en fait d'une œuvre rêvée et inachevée que Proust a finalement abandonnée, le récit d'une matinée sur Sainte-Beuve.

Il n'y a qu'un pas à franchir, me semble-t-il, pour passer de ce Contre Sainte-Beuve, récit dont le héros, après bien des péripéties remémorées, finit par écrire un essai critique Contre Sainte-Beuve, à La Recherche du temps perdu, récit dont le héros a bien écrit un roman sur sa propre vie. Si la partie critique mise en avant du Contre Sainte-Beuve est remplacée par une esthétique sur son propre roman, on sera dès lors en présence d'A la recherche du temps perdu. Les choses se sont ainsi déroulées. De 1909 à 1910, les essais critiques sur Sainte-Beuve s'effacent peu à peu dans les cahiers de Proust au profit de morceaux romanesques qui s'y amplifient en un roman. Cependant, même après la disparition de cette pratique critique, cette analyse du grand roman n'en reste pas moins justifiée par les théories littéraires formulées vers 1909 contre Sainte-Beuve. Par exemple, les souvenirs involontaires provoqués par la nuit d'insomnie et placés au début du roman ne restent-ils pas toujours justifiés par le critique littéraire Proust qui s'était inspiré de la même fonction de réminiscence découverte en 1909 dans Sylvie de Nerval.

Ainsi, ne pourrait-on pas considérer A la recherche du temps perdu comme un vate panorama mis en action de la critique littéraire, chaque épisode romanesque ayant ses fondements théoriques? Même si l'on s'attache seulement à Combray, depuis la lecture à haute voix par la mère de François le Champi, exemple de la première déception littéraire dans l'enfance jusqu'au snobisme littéraire de Legrandin, symbole de la lecture idôlatre de Balzac qui serait justement l'objet d'une mise en garde dans le fragment du Contre Sainte-Beuve en passant par la lecture de Bergotte, qui évoque Anatole France, idole de la jeunesse qu'il faut savoir dépasser et les pastiches des Lettres de Mme de Sévigné transformées en paroles prononcées par la grand-mère, tous les épisodes du roman n'ont-ils pas été inventés et mis en place par le critique littéraire Proust, à l'instar de ces études littéraires approfondies lors de la rédaction du Contre Sainte-Beuve? Le roman de Proust ne s'est-il pas écrit sur une vaste assimilation, et sur une critique aussi, de plusieurs œuvres de ces prédécesseurs? Ce processus, qui va de la réception à la création me semble inscrit dans ces mots de Proust sur l'idolâtrie artistique: «Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond, c'est notre pensée elle-même que nous mettons avec la sienne au jour.»[1]

Certes Proust a vivement critiqué l'idolâtrie artistique qui empêche souvent la vraie création, mais sans adoration il n'y aurait pas de vraie création; je serais tenté d'y voir une voie indispensable à la naissance d'A la recherche du temps perdu. Après l'abandon de son premier roman, Jean Santeuil, et avant la rédaction de La recherche, qui débute vers 1909, Proust s'était consacré à plusieurs travaux relevant plutôt de la critique littéraire: la traduction, l'annotation de Ruskin, de 1900 à 1906, les pastiches de grands écrivains du XIXe siècle au début de 1908 et des critiques sur Sainte-Beuve et ses contemporains de 1908 à 1909. Ce sont des travaux que Proust lui-même avait considéré comme secondaires, il les a dépassés vers 1909 pour accéder à son roman, à son travail idéal rêvé depuis l'abandon de Jean Santeuil.
J'ai longtemps pensé ainsi tout comme la plupart des auteurs, des chercheurs sur Proust. Mais comment expliquer alors le fait que soient nés et se soient développés des fragments romanesques dans les premiers carnets de Proust en même temps que les essais critiques et s'inspirant plutôt de ses travaux originellement considérés comme secondaires. Je ne peux pas être indifférent à cet égard au sort de Jean Santeuil que l'écrivain avait abandonné vers 1899, au bout de cinq ans à l'état de fragments inachevés. La véritable cause de l'échec de cette première tentative romanesque de Proust ne réside-t-elle pas peut-être dans le manque de bases critiques et théoriques nécessaires à l'œuvre pour prendre son ampleur?

Pierre Clarac jugeant contraire à la vraissemblance l'idée que le grand roman soit sorti d'un critique littéraire a établi son édition de Contre Sainte-Beuve uniquement avec les essais critiques de l'époque. Mais je vois dans ce Contre Sainte-Beuve, dans cette œuvre étrange, à la fois romanesque et technique, l'origine de La Recherche, une sorte d'essai critique romancé, synthèse du récit et de la critique, du récit qui se veut miroir de sa propre théorie.


La version de sejan.

Notes

[1] préface de La Bible d'Amiens de John Ruskin

Angelina Jolie

J’aime Angelina Jolie. Evidemment, c’est beaucoup plus banal qu’aimer les mitocondries, mais tant pis, j’assume.

La première fois que je l’ai vue, cela devait être dans Une vie volée, avec cette folle de Winona Ryder. L’histoire se déroule dans un asile psychiatrique pour adolescentes déboussolées (anorexie, tentative de suicide, violence, etc). Le film était nul, je crois, mais j’avais découvert Angelina Jolie. Elle était folle à lier, débordante de vitalité, drôle, violente et incontrôlable. J’ai cherché son nom et l’ai retenu.
Plus tard j’ai dû la voir dans Sept jours et une vie. J’adore ce film, l’histoire est très simple : Angelina est une jeune journaliste ambitieuse, un clochard lui prédit qu’elle va mourir dans sept jours. Faut-il y croire, que va-t-elle faire de ces sept jours?
Les quelques minutes où une troupe de CRS faisant barrage à des manifestants bat la mesure sur Satisfaction chanté a capella par une Angelina Jolie joliment beurrée se classent très haut dans mes moments préférés de cinéma.
J’ai également traîné des amis à Lara Croft II. Ce sont encore des amis, mais désormais ce sont eux qui choisissent les films : c’était naze grave.

Imaginez mon plaisir à découvrir un long article à elle consacré par le supplément de L’Express du 8 mars :

Elle sort tout juste du tournage de Lara Croft, Tomb Raider et elle vient de découvrir le Cambodge. Elle a alors cette idée saugrenue de fuguer du décor. De s'aventurer dans les villages. L'expérience prend des allures de révélation : pays dévasté, champs truffés de mines antipersonnel, pauvreté, orphelinats... C'est Siddhârtha quittant pour la première fois son palais et qui se voit frappé en plein coeur par la misère du monde. «J'ai mesuré à quel point j'étais ignorante : je ne savais rien de ce qui se passait en dehors des Etats-Unis.» Le jeune prince devient Bouddha, la jeune Américaine frappe à la porte du HCR, c'est pareil: «J'ai cherché à m'améliorer, en devenant moins égoïste, moins futile.» Dans la foulée, elle adopte un enfant orphelin, un petit garçon cambodgien qu'elle appelle Maddox. Entre la jeune femme et le bébé se noue une histoire d'amour. Elle achète une maison et des terres au pays, finance des villages et des réserves, se met à l'étude de la culture khmère et du bouddhisme, dénonce l'industrie de l'armement, les mines antipersonnel... Elle fait Siddhârtha et Lara Croft à la fois.
Enragée volontaire, elle n'y gagne pas que des amis. Avant de se coller un pavé diplomatique sur la langue, elle ne se gêne pas pour dire tout le mal qu'elle pense du gouvernement américain et de sa politique étrangère. Elle fait pire. A la fin de septembre 2001, elle envoie 1 million de dollars au Pakistan, dans les camps de réfugiés afghans. Elle sait ce qui se passe là-bas, elle y était quelques semaines plus tôt: «Ces gens allaient mourir ou geler à mort.» La réaction est immédiate : un flot de lettres d'insultes et de menaces de mort. «Quand j'ai envoyé l'argent, le pays avait déjà donné 275 millions de dollars pour les victimes du World Trade Center, plaide-t-elle. J'ai été triste une seconde, avant d'être vraiment en colère.»
[…]
Elle a divisé son budget en trois : un tiers pour ses dépenses, un tiers pour ses enfants, un tiers pour donner. Elle gagne des sommes folles, et heureusement.
[…]
Elle exploite son capital de notoriété, et elle redistribue les bénéfices. On peut regretter que les foules sentimentales prêtent plus de crédit à une actrice qu'à un directeur d'ONG. On peut regretter que l'émotion soit un levier plus efficace que la raison. On peut regretter que les dons privés remplacent l'argent public. Mais c'est comme ça. Elle avance sans se poser de questions paralysantes. Une fois qu'on a vu, dit-elle, on n'hésite plus. Fille de Babylone touchée par la grâce, Angelina Jolie est l'incarnation laïque et contemporaine de la rédemption. Une sorte de saint Augustin, sans Dieu mais avec une grande bouche.
[…]

Cette plume alerte est celle de Marie Desplechin.

Dernier cours : bilan et prétéritions

Voici le dernier cours de cette session.
Je rappelle le rappel, que je n’ai pas rappelé depuis le 2 février :
- il s'agit d'une prise de notes renarrativisées: les tournures employées, et notamment fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, les notes sont parfois décousues lorsque je n'ai pas noté les transitions. Tout ce que j'écris pourra/devra être confronté aux enregistrements disponibles sur le site du Collège de France.
- Cela peut être également confronté aux compte-rendus de sejan. Nous avons pris le parti de ne nous lire qu'après nos propres transcriptions.
- J'utilise ce texte en ligne, l'édition de la Pléiade de 1954 (notée "Clarac") et la table de transcription Clarac/Tadié de Tlön.

                                            ***

Bilan des rapports professeur/auditoire

C’est aujourd’hui le dernier cours et je voudrais d’abord dire quelques mots pour vous remercier. Vous avez été des auditeurs nombreux, assidus et attentifs. J’ai été un peu surpris par la demande intense de littérature, elle était insoupçonnée de moi. Dans ma leçon inaugurale je m’inquiétais pour l’état de la littérature, vous m’avez démontré que j’avais tort.
La semaine dernière, nous avons vu que Proust opposait les cours froids donnés au Collège de France à la communion des grands-messes des cathédrales. Par votre silence et votre dévotion quasi-religieuse vous lui avez donné tort. [la salle rit].
Je vous disais aussi que ces cours ont été pour moi l’apprentissage de la liberté: pas d’examen de fin d’année, pas de bibliographie à donner, de programme à respecter, d'état de la question à établir. J’avais prévu un certain nombre de cours introductifs à quelques notions de base, je les ai d’abord retardés puis annulés car ils m’ont paru inutiles.

Vous avez remarqué que je préparais mes cours au fur à mesure. Je me suis laissé guider par un fil capricieux puisqu’il s’agit d’un roman capricieux qui illustre et exprime la dimension spatiale de la littérature et de la mémoire. Nous avons évoqué un jour cet idéal d’hodologie chère à Weinrich, qui voulait que la littérature soit espace de promenade, d'exploration. J’espère vous avoir montré également qu’un bon chercheur est un chasseur.

Je voudrais aborder deux points, deux attentes auxquelles je n’ai pas répondu : d’abord on m’a demandé les références de mes citations, je n’ai pas réussi à m’y astreindre, restant un conférencier traditionnel. J’ai été sur ce point plus traditionnel que mes invités qui ont distribué des feuilles de références ou même utilisé power point. D’autre part, certains ont exprimé une frustration, ils espéraient un dialogue à la fin des séminaires, et je l’avais effectivement promis. Mais au début des séances je ne savais pas que vous seriez si nombreux, et les séances se sont de fait transformées en seconde heure de cours.

Enfin, j’ai appris par le vieux téléphone arabe qu’il y a au moins deux auditeurs qui donnent des compte-rendus sur internet, ce qui est un autre lieu pour le débat. J’ai résisté à la tentation d’aller les lire car j’ai craint d’être influencé. Que ces personnes soient remerciées.


Je vais avancer aujourd’hui un peu par prétérition, car j’ai le sentiment de n’avoir fait qu’effleurer un certain nombre de sujets. Je vais ouvrir quatre ou cinq sujets qui auraient mérité chacun une heure de cours.

La littérature à rebours

Nous avons vu que le classissisme de Proust n’était ni scolaire ni naturaliste ni puriste, un autre classissisme que celui de Brunetière ou Lanson ou Gide à la NRF. En 1920 Jacques Rivière a écrit un article important sur Proust et la tradition classique. Quelle est cette autre tradition classique? Il s’agit d’un classissisme impur, complexe, ouvert, en expansion, cosmopolite, indiscipliné, qui inclut le romantisme et XIXe siècle. Proust tente de déconstruire le clivage entre romantisme et classissisme. On se rappelle Emile Deschanel évoqué lors de la leçon inaugurale, et qui a écrit Le Romantisme des classiques. Racine n’est jamais plus baudelairien que lorsqu’il peint ses héroïnes et Baudelaire racinien quand il décrit "les femmes damnés", avance Proust.
Proust réinvente son XVIIe siècle, sa propre généalogie de classiques.

On lit l’histoire à rebours. Le narrateur évoque le côté Dostoïevski de la littérature classique. Il y a une tradition de mémoire, un parti-pris anti-progressiste, anti-logique, anti-linéaire. Il s’agit de lire le monde du point de vue des effets, non des causes, ainsi que le narrateur l’expose à Albertine :

Il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevsky, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevsky présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés après d'apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire. [1]

Mme de Sévigné, Dostoïevsky, Elstir, cette liste hétérogène plaît à Proust et revient souvent: association entre une épistolière du XVIIe, un romancier russe du XIXe et un peintre imaginaire du XXe siècle. Tout les distingue, l’époque, la langue, le genre, le « média », et cependant, ils ont, comme on l’a déjà vu, «un air de famille» entre ses trois artistes:

[...] Mme de Sévigné est une grande artiste de la même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses. Je me rendis compte à Balbec que c’est de la même façon que lui qu’elle nous présente les choses dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause. […], je fus ravi par ce que j’eusse appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même façon que lui les caractères ?) le côté Dostoïevsky des Lettres de Madame de Sévigné.[2]

Proust est méfiant envers les explications par les causes, comme le montre par exemple cette remarque :

À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevsky raconterait une vie. [3]

Proust insiste beaucoup sur cette dimension hétérochronique de sa démarche littéraire qui donne sa place à l'erreur et à l'illusion. Il ne s’agit pas de l’histoire littéraire des professeurs qui avance des causes vers les conséquences. L'histoire des écrivains procède à rebours, l'œuvre vraiment nouvelle réordonne l’ensemble de la littérature en modifiant les lectures ultérieures des autres romanciers. Après Dostoïevsky, on relit autrement Mme de Sévigné, après Proust on relit autrement Baudelaire.
Cette seconde histoire est composite, enchevêtrée, compliquée, contradictoire. Elle fait surgir des « réminiscences anticipées », des influences à rebours, des plagiats par anticipation, comme dirait Borgès. Proust l’évoque dans Sodome et Gomorrhe pour se moquer du progressisme de Madame de Cambremer jeune :

Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait de dire une nouveauté en les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru. Et on allait même chercher, dans un passé isolé, quelques talents indépendants sur la réputation de qui ne semblait pas devoir influer le mouvement actuel, mais dont un des maîtres nouveaux passait pour citer le nom avec faveur. Souvent c’était parce qu’un maître, quel qu’il soit, si exclusive que doive être son école, juge d’après son sentiment original, rend justice au talent partout où il se trouve, et même moins qu’au talent, à quelque agréable inspiration qu’il a goûtée autrefois, qui se rattache à un moment aimé de son adolescence. D’autres fois parce que certains artistes d’une autre époque ont, dans un simple morceau, réalisé quelque chose qui ressemble à ce que le maître peu à peu s’est rendu compte que lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un précurseur; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu.[4]

De même, Flaubert était ravi de retrouver une phrase de Flaubert dans Montesquieu.

Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu par exemple: «Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel.»[5]

Il y a on le voit une conception linéaire de l’histoire et une mémoire qui fonctionne à rebours. Le nouveau influence l’ancien, Poussin réévalué par l'approbation de Degas, Chopin par celle de Debussy.

Peut-être faut-il poser une limite à ces réminiscences anticipées : ne sont-elles pas une construction, un caprice du lecteur? Riffaterre distinguait l'intertextualité obligatoire, dont on trouve des traces explicites dans le texte (l'allusion), et l’intertextualité aléatoire, qui provient de mon propre imaginaire qui fournit des échos que je suis peut-être le seul à reconnaître.
A l'opposé de Riffaterre, Roland Barthes n’hésitait pas à favoriser cet imaginaire personnel; il raconte comment les deux courrières du Grand Hôtel de Balbec lui rappelle Stendhal:

Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n'est pas de lui), j'y retrouve Proust par un détail minuscule. [...] Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Je comprends que l'oeuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, [...] ce n'est pas une «autorité»; simplement un souvenir circulaire.[6]

La rumeur

Une autre prétérition consisterait à envisager d’explorer cette mémoire complexe dans son aspect de rumeur, d’échos, de bruit, la littérature comme bruit de fond, bruit blanc. Il y a un roman américain, White Noise, de Don DeLillo, qui évoque cette saturation de bruits à laquelle nous sommes exposés. C’est un bruit obtenu en combinant toutes les fréquences, de même, si cent ou mille personnes parlent à la fois, notre cerveau n’est plus en mesure de suivre une voix. Tout paraît vacarme ou charivari.

On peut imaginer cette mémoire de la littérature comme superposition de voix, cacophonie. C'est toute la littérature qui bruit dans La Recherche du temps perdu.

Je vais prendre pour exemple cette phrase découverte la semaine passée: «Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les voeux des morts» dit Proust dans La mort des cathédrales. Proust reprenait Barrès citant Auguste Comte,«les vivants sont gouvernés par les morts» comme je l’ai découvert il y a quelques semaine par hasard, et ce hasard est important.
De même l'adjectif «intégral»: Proust évoquait «la vie intégrale» des cathédrales et «la résurrection intégrale» par la grand'messe. Or le lendemain, en lisant Jules Michelet, j'ai retrouvé cet adjectif dans sa préface à L’histoire de la France en 1869.
Le plus curieux, c’est que j’avais justement l’intention de parler de ce texte aujourd’hui, nous le verrons tout à l'heure. Michelet parle de Géricault dans cette préface, Géricault prétendait s'approprier toutes les peintures du Louvre en les copiant, et Michelet compare sa situation à celle de Géricault.

Plus compliqué encore, plus effrayant encore était mon problème historique posé comme une résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds.[7]

On peut voir dans cette opposition entre surface et profondeur une réminiscence proustienne. Ce serait un autre sujet de prétérition, l'étude de cette façon de donner du volume et de l'épaisseur.

Les notes fournies par les éditeurs en fin de tome ne déterminent pas nos associations personnelles, la littérature baigne dans la littérature, il y a trop d’images, C'est comme une mer ou un bain, elle est trop brumeuse. Tout part toujours de la rumeur dans La Recherche du temps perdu, c'est le roman du bavardage, du cancan, du potin littéraire. Le narrateur en fait la théorie:

Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis et qui, bientôt après, parlent tendrement l’un de l’autre; [...].[8]

Tout est construit sur la rumeur, on écoute la rumeur de la littérature dans La Recherche un peu comme on porte un coquillage à l’oreille et on entend la mer; la mer est rumoreuse (selon un vieux mot français).
Proust évoque à un moment les médicaments qui font perdre la mémoire, mais ce qu'on n'oublie pas, c'est un vers de Baudelaire: «Ta mémoire, pareille aux choses incertaines,/ fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon.»[9] Le tympanon, c'est ce qui bruit à l'oreille du lecteur.

Nous avons rencontré l’image de la mémoire comme une forêt, nous rencontrons une image concurrente et équivalente, celle de l’océan. Dans Le Père Goriot, Balzac comparait Paris à un océan, cette image lui venait du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, où elle désignait la forêt.

Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n' en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le: quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire, quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s' y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d' inouï, oublié par les plongeurs littéraires.[10]

Chez Baudelaire on songera à "Obsession" et à la mer rumoreuse de la forêt de la mémoire :

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;
Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis.

Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer
De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,
Je l’entends dans le rire énorme de la mer.

Il y a là tout un fil à tirer entre l’océan et la forêt de la mémoire. Le voici chez Proust:

[...] comme ma fenêtre donnait, au lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j’entendais pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j’avais, avant de m’endormir, confié, comme une barque, mon sommeil, j’avais l’illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer en moi la notion de leur charme, à la façon de ces leçons qu’on apprend en dormant. [11]

Ce passage rassemble beaucoup de choses et est lui-même un écho à un autre extrait où un collégien lit ses leçons avant de s’endormir :

Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.[12]

La littérature comme une personne

Je saute par-dessus quelques prétéritions pour arriver à une métaphore, encore : nous avons vu la littérature comme mémoire et la mémoire de la littérature, la littérature peut également être vue comme une personne. Dans un entretien donné au Monde il y a quelques jours, Pierre Nora, auteur des Lieux de mémoire, observe que l’identité nationale a longtemps été pensée comme une continuité dynastique, territoriale et historique. Une nation selon Renan, c’était «le culte des ancêtres, la volonté de vivre ensemble, la conscience d'avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore.» Or selon Nora,

la nation selon Renan est morte. Cette vision, sur laquelle nous vivons encore, correspond à l’ancienne identité nationale, celle qui associait le passé et l’avenir dans un sentiment de continuité, de filiation et de projet. Or ce lien est rompu, nous faisant vivre dans un présent permanent. J’y vois l’explication de l’omniprésence du thème de la mémoire, et de son corollaire, l’identité.[13]

Dans cette conscience de l'identité nationale, la littérature se présente comme une continuité exceptionnelle. Même ceux qui l’ont rejetée, comme Breton, se cherchent des précurseurs.
On peut donc se demander si en littérature aussi ce lien est rompu. Est-ce que cette vocation de la littérature qui a été de transporter la littérature du passé vers l'avenir existe-t-elle toujours? Cette question est présente dans La Recherche:

Notre mémoire et notre cœur ne sont pas assez grands pour être fidèles. Nous n'avons pas assez de place dans notre pensée actuelle pour y garder les morts à côté des vivants.[14]

Cette réflexion nous ramène vers Michelet qui a souvent définie la France comme personne. Dans la préface de son Introduction à l'histoire universelle, Michelet écrit

L'Allemagne n'a pas de centre, l'Italie n'en a plus. La France a un centre ; une et identique depuis plusieurs siècles, elle doit être consi-dérée comme une personne qui vit et qui se meut. Le signe et la garan-tie de l'organisme vivant : la puissance de l'assimilation, se trouve ici au plus haut degré.[15]

Dans le Tableau de la France, texte qui contient la phrase préférée de Proust, Michelet écrit:

Mais il ne faut pas prendre ainsi la France pièce à pièce, il faut l’embrasser dans son ensemble. [...] L’Angleterre est un empire, l’Allemagne un pays, une race ; la France est une personne.»
La personnalité, l’unité, c’est par là que l’être se place haut dans l’échelle des êtres.

Curtius et Hofmannsthal considéraient que la France était une personne parce qu'elle était représentée par sa littérature, une littérature continue et pleine.
D'ailleurs la littérature est omniprésente dans ''L'histoire de France de Michelet.

Enfin, évoquons Thibaudet puisque ses œuvres vont être prochainement rééditées.
Dans un article de 1929 intitulé «Sur la géographie littéraire», Walter Benjamin a demandé à Gide quel écrivain français mettrait-il à côté de Goethe comme représentant de la littérature française. Gide, qui travaillait alors sur Montaigne, répondit Montaigne.
Thibaudet réagit à ce choix:

Il y a quelques semaines un Allemand me posait une question analogue à celle qui fut posée à Gide. Il me demandait de lui indiquer le livre qui me semblait exprimer le plus complètement, le plus profondément, le génie de la littérature française. Je lui répondis: «Prenez le petit Pascal de Cazin avec les notes de Voltaire. C'est un joli bibelot de la librairie élégante du XVIIIe siècle, et ce dialogue Pascal-Voltaire, ce contraste, cette antithèse, donnera précisément la littérature française dans son mouvement de dialogue vivant jamais terminé, de continuité qui change et de choses qui durent.

C'est du Bergson, la littérature comme élan vital. Thibaudet refuse immédiatement d'identifier la littérature française à un seul. Pascal cependant est inséparable de Montaigne, puis Thibaudet ajoute encore Chateaubriand... Chateaubriand répond à Voltaire comme Voltaire à Pascal et Pascal à Montaigne.
Aujourd'hui on ajouterait Proust.
On se souvient du texte de Pascal dans la préface pour son traité du vide:

De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.

Cette image de la littérature, on la retrouve chez Proust, une littérature qui est une personne. En évoquant la photographie de Baudelaire par Nadar dans Contre Sainte-Beuve, Proust défend l'idée que les poètes sont un seul poète:

Il a surtout sur ce dernier portrait une ressemblance fantastique [l'air de famille] avec Hugo, Vigny, et Leconte de Lisle, comme si tous les quatre n'étaient que des épreuves un peu différentes d'un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde, dont la vie intermitentte, et aussi longue que celle de l'humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles, dont les chants, contradictoires parfois comme il est naturel dans une si grande œuvre, malgré tout, au sein d'une ténébreuse et profonde unité, se résoud.[16]

Il n'y a qu'un poète éternel, une longue lignée d'Homère à Hugo, Baudelaire. Si «Une ténébreuse et profonde unité» nous renvoie au poème Les correspondances, «Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité», à la symphonie et à la musique, la lignée nous rappelle les rois, les dynasties, la littérature comme un royaume. Ainsi l'historien Kantorowicz parlait du corps mystique du roi qui ignore la mort et représente la perpétuité de la dynastie: dignitas non moritur. Il y a continuité dynastique de la littérature.
Il y a continuité dynastique de la littérature comme mémoire.
Cela se retrouve dans les personnages essentiels de La Recherche du temps perdu: Françoise, («ces Français de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine».[17]), Charlus («car je crois dit Charlus à la communion des saints et à leur velléité d’intervention dans le destin des vivants»[18]), la mère du narrateur qui se met à ressembler à sa propre mère après la mort de celle-ci: «Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre [...], ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue.[...] C’est dans ce sens-là [...] qu’on peut dire que la mort n’est pas inutile, que le mort continue à agir sur nous.»[19]

Les morts gouvernent les vivants, disait Auguste Comte. C'est la vision de la littérature comme continuité, qui donne vie à la littérature suivant cette résurrection de la vie intégrale. Et concluons par les derniers mots de Michelet dans sa préface à L'histoire de France en 1869, texte que Proust connaissait:

Eh bien! ma grande France, s'il a fallu pour te redonner ta vie, qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici.[20]


En ligne, la version de sejan.

Notes

[1] La prisonnière, Clarac t3 p.378

[2] À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.653/ Tadié t2 p.13

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.983

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[5] article de Proust sur Flaubert, 1er janvier 1920

[6] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil 1993, p.58-59.

[7] Jules Michelet, préface à L'histoire de France

[8] Le Côté de Guermantes, t2 p.269/ Tadié t2 p.565

[9] Charles Baudelaire, "La vie antérieure", repris dans Sodome et Gomorrhe, t2 p.984/ Tadié t3 p.373

[10] Le Père Goriot, 1ère partie

[11] À l’ombre des jeunes filles en fleurs tome 5 p304

[12] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[13] Le Monde, 18 mars 2007

[14] Le Côté de Guermantes, Clarac t2 p.532/ Tadié t2 p.821

[15] trouvé de façon indirecte dans ce très beau texte de Lucien Febvre.

[16] Contre Sainte-Beuve, fin de l'article consacré à Baudelaire, Pléiade (La version folio est assez différente)

[17] Le Côté de Guermantes, Clarac t2 p.24/ Tadié t2 p.324

[18] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.992/ Tadié t3 p.381

[19] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.769/ Tadié t3 p.165

[20] Jules Michelet, préface à L'histoire de France (merci, Tlön), tome I

Courtoisie

Vingt-trois mille ans de courtoisie (dont certains mythologiques) avaient compliqué d'angoissante façon le cérémonial de bienvenue.

Jorge Luis Borges, Histoire universelle de l'infamie, "Le peu civil maître de cérémonie Kotsuké No Suké", p.72

séminaire n° 12 : Hiroya Sakamoto, «La guerre et l’allusion littéraire dans Le Temps retrouvé»

Ce fut un séminaire calme, le plus tranquille depuis longtemps. Je bénis l'intervenant qui nous avait distribué une feuille avec les citations qu'il devait utiliser (Les citations dont les références sont données immédiatement, sans note de bas de page, proviennent de cette feuille).

Antoine Compagnon le présente: Hiroya Sakamoto termine sa thèse à la Sorbonne sur le sujet «Proust et les inventions techniques». Il a grande qualité de chien de chasse (sic), par exemple il a trouvé l'image du petit personnage barométrique de l'occuliste de Combray. je l'ai détourné de sa thèse quelques instants pour qu'il vienne nous présenter «La guerre et l’allusion littéraire dans Le Temps retrouvé».

Je regarde ce jeune homme en me disant que c'est un étrange destin que de venir des antipodes pour parler de Proust au Collège de France.

                                                                ****

Je vais commencer par citer deux phrases:

... ce sont elles [les allusions] qui font du roman un "lieu de mémoire", un trésor ou un dépotoir de la culture française, une sorte de livre des livres
L'allusion offre le moyen de réconcilier philologie et poétique, passion du texte et souci du contexte, afin de rendre compte de toutes les virtualités de la signification de la littérature.
Antoine Compagnon, «L'allusion et le fait littéraire», L'Allusion dans la littérature, textes réunis par Michel Murat, p.242 et 248

Qu'en est-il dans les épisodes de guerre de La Recherche? Comment contribuent-ils à une mémoire de Paris? Jean-Yves Tadié a montré ici il y a quelques semaines que la représentation de Paris pendant la guerre empruntait à la Bible et l'Antiquité grecque (Pline le jeune), sans compter une «mémoire du présent», comme dirait Baudelaire. La mémoire de Paris dans Le Temps retrouvé est une mémoire personnelle et sociale, politique et poétique, antiwagnérienne. Elle emprunte à la culture de la guerre et utilise des clichés. Elle supperpose une mémoire collective sur un jeu intertextuel, ce qui est finalement exactement la définition de la culture.

I. La poétique de l'allusion

...j'abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice, plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l'empreinte laissée sur la terre par le pied d'un géant.
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.337

Nous avons là une allusion à La Légende des siècles, «Booz endormi»:

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ; / La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet / Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait, / Était encor mouillée et molle du déluge.
Victor Hugo, «Booz endormi», La Légende des siècles, éd. Claude Millet, Le Livre de poche, 2000, p.82

Cette allusion relie la première guerre au temps du déluge, la nimbant d'une auréole romantique et biblique. De même Saint-Loup, décrivant les avions d'un raid aérien d'un point de vue esthétique, évoque l'Apocalypse de Saint-Jean.

Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. "Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu'on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n'aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place ? [...]
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.337-338

«faire constellation», «faire apocalyse», on se souvient de cette utilisation de «faire» par Saint-Loup qui l'emploie pour «avoir l'air»,?«Ça «fait» assez «vieille demeure historique» dit Saint-Loup dans Le côté de Guermantes[1] et à propos de Mme Cambremer «elle lance des bêtises pour « faire gratin »[2]
Cette comparaison des avions avec l'Apocalypse n'est pas exceptionnelle, on la trouve par exemple chez Paul Morand en juillet 1917 dans une lettre à Mme Strauss.

...je me suis mis au balcon et y suis resté plus d'une heure à voir cette Apocalypse admirable où les avions montant et descendant venaient compléter ou défaire les constellations. Quand cela n'aurait fait que faire regarder le ciel, cela aurait déjà été très beau tant il était merveilleux.
Lettre à Mme Straus de [vers la fin de juillet 1917], Correspondance, éd. Philip Kolb, Pion, t.XVI, 1988, p. 198

Il ne s'agit pas d'une comparaison très originale mais de l'utilisation d'une mémoire eschatologique. Un article du Mercure cherche ainsi une prédiction dans la Bible qui annonce la première guerre mondiale, tout naturellement elle reprend Saint Jean: «Alors il y eut un combat dans le ciel».
Il y a cependant une différence entre l'Apocalypse, où les étoiles «tombent», tandis que pour Saint-Loup elles changent de place.

...les étoiles du ciel sont tombées sur la terre [...] toute montagne ou île ont été bougées de leur lieu.
Apocalypse de Jean, VI, 12-14, Nouveau Testament, «Pléiade»

L'avion est assimilé à une étoile, là encore ce n'est pas original, on le retrouve par exemple dans Apollinaire:

Hauteurs inimaginables où l'homme combat / Plus haut que l'aigle ne plane / L'homme y combat contre l'hormue / Et descend tout à coup comme une étoile filante
Guillaume Apollinaire, «La petite auto». Calligrammes : Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Œuvres poétiques, éd. Marcel Adéma et Michel Décaudin, «Pléiade», 1965, p.207

On remarque l'utilisation de l'abstraction «homme» (et non d'«avion» ou d'«aviateur»). Les allusions bibliques sont remplacées par des allusions plus modernes.

Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles, et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces "étoiles nouvelles".
Ibid

Les guillemets autour d'«étoiles nouvelles» prouvent la citation, on y a vu une référence à Hérédia, allusion qu'on retrouve souvent dans sa correspondance.

Ils regardaient monter en un ciel ignoré / Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
José-Maria de Heredia, «Les Conquérants», Les Trophées, éd. Anne Bouvier Cavoret, «Poésie / Gallimard», 1981, p.135

Heredia est né à Cuba, le citer c'est introduire un certain exotisme, un certain dépaysement dans le ciel parisien.

La fonction de ces références est poétique, esthétique, comique aussi, lorsque Saint-Loup et le narrateur évoquent une pièce de Feydeau riche en quiproquos qui se déroule dans un hôtel minalble.[3].
L'allusion permet de mettre à distance la guerre, permettant une déréalisation de la guerre. Proust multiplie les allusions pour ajouter une épaisseur littéraire à la destruction de Paris, pour créer des résonnances entre les œuvres modernes et anciennes.

II. La politique de l'allusion

Il s'agit de clichés chauvins. La culture de guerre crée ou entretient une confusion entre nationalité et patriotisme.

«Culture de guerre» : cet ensemble de représentations, d'attitudes, de pratiques, de productions littéraires et artistiques qui a servi de cadre à l'investissement des populations européennes dans le conflit.
Stéphane Audouin-Rouzeau, L'Enfant de l'ennemi, 1914-1918, Aubier, 1995, p.10

Les lieux communs contribuent à la mobilisation des esprits. Il y là bourrage de crâne, même si Proust remarque «Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l’espérance»[4]
L'esthétique et le poétique se confondent de façon ambiguë.

1er cliché: les Walkyries
Nous en trouvons l'illustration dans les allusions aux Walkyries de Wagner. Proust n'est pas le premier à utiliser cette comparaison, ce qui ne veut pas dire que les allusions aux Walkyries que l'on trouve dans des textes antérieurs à La Recherche font partie des sources de Proust. Il peut s'agir simplement d'une coïncidence dans le temps. Il s'agit de textes contemporains qui permettent de donner une impression de l'époque, qui fonctionnent comme des points de repère:

Vers le sud, à cent mètres environ au-dessus des eaux, chevauchant, telles des Valkyries [sic], les étranges montures dont la mécanique européenne avait été l'inspiratrice, les Japonais s'avançaient sur leurs monoplans rouges.
H. G. Wells, La Guerre dans les airs, trad. Henry-D. Davray et B. Kozakiewicz, [Mercure de France, 1910], «Folio», 1984, p.257-258.

Il s'agit d'une bataille entre Américains, Japonais et Chinois qui se termine au-dessus des chutes du Niagara. C'est le thème du péril jaune, utilisant tous les clichés du genre puisque, nous dit Wells, «les aviateurs étaient, conformément à la tradition japonaise, armés d'un sabre.» [La salle rit, la voix de Sakamoto s'est faite incrédule].
Grâce à Halévy, nous savons que Proust a lu L'Homme invisible et La Guerre des mondes, mais rien ne montre qu'il ait lu La Guerre dans les airs. Il s'agit quoi qu'il en soit de Walkyries japonaises, ce qui pour Proust pouvait difficilement passer pour une allusion à Wagner.

Un deuxième exemple contemporain peut être trouvé chez Cocteau:

Rendons hommage à GUYNEMER, chasseur de Walkyries [...].
Jean Cocteau, Dans le ciel de la patrie, Société Spad, 1918, [p.4]

Vous savez que Guynemer est mort en septembre 1917. Cocteau rend également hommage à Roland-Garros:

Le camarade de pirate
cor de Roland
cor de Tristan


chasse
les Walkyries
Jean Cocteau, Le Cap de Bonne-Espérance, Œuvres poétiques complètes, éd. Michel Décaudin et al, «Pléiade», 1999, p.60

et

Celui-là, corsaire, est seul aux altitudes froides / Il chasse les hullulantes [sic] Walkyries, / Sa mitrailleuse, tel un lambeau d'azur, crachant la mort à travers l'hélice. Ibid., p.90 [première version]

On trouve ici également une référence à Tristan et son cor (anglé), image qui annonce l'image de la Walkyrie. Jusqu'ici, les Walkyries sont associés aux aviateurs allemands, elles représentent l'ennemi.

Proust a-t-il connu ces lignes? C'est indécidable. L'allusion de Saint-Loup est inorthodoxe car ce sont les Français qui sont représentés en Walkyries:

«[...] Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale, Wacht am Rhein; c'était à se demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient.» Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l'expliqua d'ailleurs par des raisons purement musicales: «Dame, c'est que la musique des sirènes était d'un Chevauchée! Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris.
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.338

Il y a ici un détournement ironique, un détournement un peu trop subtil puiqu'un critique a cru qu'il s'agissait ici d'aviateurs allemands: non, il s'agit des sirènes d'alerte françaises. Pour vous en donner un aperçu, nous allons écouter quelques minutes de la Chevauchée.

[musique]
GERHILDE (postée tout en haut et appelant vers le fond, d'où arrive un épais nuage) : Hoïotoho ! Hoïotoho ! / Heiaha ! Heiaha ! / Helmwige ! Ici ! Amène ton cheval ! / LA VOIX DE HELMWIGE (au fond) : Hoïotoho ! Hoïotoho ! / Heiaha ! / (La nuée est transpercée par la lueur d'éclairs qui laissent voir une Walkyrie à cheval: en travers de la selle pend un guerrier mort. L'apparition se rapproche et passe en bordure du rocher de gauche à droite.) I GERHILDE, WALTRAUTE ET SCHWTRTLEITE (lançant leurs appels à l'adresse de l'arrivante) : Heiaha ! Heiaha ! [...]. Wagner, La Walkyrie, acte III, scène 1, trad. Françoise Ferlan, L'Avant-Scène Opéra, n°228, 2005, p.69-70.

Cette allusion est une sorte d'énigme. Saint-Loup la justifie par des raisons purement acoustiques. Dans ces lettres, Saint-Loup n'hésite pas à citer Romain Rolland ou même Nietzsche pour décrire «l'enchantement d'une matinée» (entre guillemets: référence à l'enchantement du Vendredi Saint dans Parsifal?): les gens du front sont les seuls à citer les noms allemands avec une entière liberté.[5] Pour le reste de la population se produit une sorte de nationalisation de l'esthétique. En contradiction avec ces sentiments, Saint-Loup semble se réjouir de l'arrivée des Allemands: «Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris.» Saint-Loup est patriote, mais non nationaliste. On peut comparer cette attitude à celle de Bloch, par exemple, qui déteste Wagner.

Le wagnérisme devient une figure paradoxale, qui ne s'oppose pas au patriotisme français. Proust assume ici la position inverse de celle de Saint-Saëns, par exemple:

«Le wagnérisme, sous couleur d'art, fut une machine merveilleusement outillée pour ronger le patriotisme en France» ; «la machine la plus puissante employée par l'Allemagne pour germaniser l'âme français» ; «une machine de guerre contre la France».
Camille Saint-Saëns, Germanophilie, Dorbon-Ainé, 1916, p.23, 32, 41

En créant un patriote wagnérien, Proust s'oppose à Saint-Saëns.

2ième cliché: assimilation des bombardements à Wagner
Un cliché classique assimile la musique de Wagner a du bruit, ainsi que le montre très tôt cette allusion:

l'intransigeante conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme de cercle qu'il n'y a pas que du bruit dans La Walkyrie.
Le Côté de Guermantes, Tadié t2 p.524

Cette comparaison sera largement utilisée pendant la guerre, comme le prouve une chanson populaire de 1915, par exemple:

...Sur le sol, un grand rond lumineux se prom'na. / Je m' dis: "Tiens, ça, c'est chouette... Ils font du cinéma ! [...] Mais la lumièr' s'éteint, et l'orchestre, dans l'air, / Recommence à nous f... d' la musiqu' de Wagner. / Ah! Badaboum! Badazim! Badaboum!
Dominique Bonnaud, «La Visite d'un Zeppelin sur Nancy», Les Annales politiques et littéraires, n°1648, 24 janvier 1915, p.130

Les obus lancés par la grosse artillerie sont assimilés à du Wagner, ainsi que l'a dit un critique, tandis que Proust détache dans la musique wagnérienne des airs, des solos, des duos, etc.

3ième cliché: l'art germain est grossier
Un autre cliché consistera à peindre les manœuvres allemandes comme des mouvements scéniques grandiloquents et sans intérêt militaire, il ne s'agit que d'une mise en scène de mauvais goût:

Le grand spectacle que Paris attendait avec une curiosité méprisante s'est déroulé la nuit dernière d'une manière assez médiocre.
Maurice Barrès, «L'Échec du Pirate des Airs», L'Écho de Paris, 22 mars 1915.

Le spectacle est médiocre, et le peuple allemand est un peuple crédule qui se laisse facilement par un spectacle trompeur, une mauvaise mise en scène:

Il s'établit tout un réseau d'images germanophobes, ainsi que le prouve un texte de Jacques-Emile Blanche. Blanche était un ami de Proust qui a publié pendant la guerre quelques textes personnels un peu romancés. Proust a corrigé certaines des épreuves de ces "lettres". Proust a-t-il eu le texte de Blanche entre les mains?
Blanche raconte ici une soirée en compagnie de Sonia Delaunay et André Gide:

Quel spectacle, quand s'aventurera la flotte du Commodore aérien, baleines, requins dans les nuages, Fafiier le monstre sur le musée du Louvre, dandinant son gros corps d'aluminium et de gutta-percha, dardant de ses yeux-phares sur la Cité endormie, des rayons électriques ! Cette guerre, mise en scène par Guillaume, Sonia la voit telle qu'une affiche berlinoise "sécessionniste". Ses accessoires de la terreur appartiennent au théâtre, comme la polyphonie de l'artillerie.
Jacques-Emile Blanche, «Cahiers d'un Artiste. I», La Revue de Paris, 15 août 1915, p.721-765, ici p.746

Le motif wagnérien s'accompagne de la dénonciation de la mise en scène de l'empereur. Le musée du Louvre, symbole de l'art français, est opposé à Wagner. L'article continue:

En repensant à l'art germain, [...] vous constaterez un grossissement de l'effet, par multiplication, par accumulation des moyens brutaux. Il en est de même pour les engins destructeurs et les œuvres d'art. Esthétique et science du coup de poing ; l'excessif, le monstrueux, le gigantesque, jamais la mesure ni la nuance.
Ibid, p.746-747

Le sentiment national sert de critère esthétique, il confond l'art et la politique, la musique et la guerre. Les stéréotypes nationaux servent à dévaloriser l'Allemagne.

III. Le lien secret entre l'aviation et l'inversion

La mythologie découvre les désirs secrets. Les Walkyries aapartiennent à la mythologie de la guerre et de la mort. Elles sont traversties en guerrière, sorte de Miss Sacripant à la guerre. L'explication purement musicale de Saint-Loup semble dès lors destinée à dissimuler son désir pour les combattants.
Les Walkyries sont les figures féminines qui choisissent les morts sur le champs de bataille et les conduisent au Walhalla, ce sont des figures androgynes, amantes guerrières. Les Walkyries tombent parfois amoureuses du guerrier qu'elles recueillent ainsi; Saint-Loup semble ainsi exposer son désir de mourir en inspirant un amour fanatique à ses hommes. D'autre part il voue une admiration passionnée aux aviateurs. C'est ainsi que Saint-Loup va avouer son intérêt pour le liftier de Balbec:

«A propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier de l'hôtel?» me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer. «Il s'engage et m'a écrit pour le faire "rentrer" dans l'aviation». Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus.
Le Temps retrouvé, Tadié, t4 p.325

On rencontre ainsi souvent l'assimilation entre ascenseur/avion dans La Recherche. L'aviateur se fait symbole de l'inversion et le liftier se convertit en aviateur. Or on se rappelle le témoignage d'Aimé dans Albertine disparue, qui raconte que Saint-Loup et le liftier se sont enfermés ensemble sous prétexte de développer les photographies de la grand-mère du héros.

La trahison et l'homosexualité sont assimilée. L'aviateur est le reflet de la droiture et d'une certaine discipline militaire. En devenant aviateur, le liftier renonce à l'homosexualité.

Si un mouvement singulier avait conduit à l'inversion — et cela dans toutes les classes — des êtres comme Saint-Loup qui en étaient le plus éloignés, un mouvement en sens inverse avait détaché de ces pratiques ceux chez qui elles étaient le plus habituelles. [...] C'est ainsi que l'ancien liftier de Balbec n'aurait plus accepté ni pour or ni pour argent des propositions qui lui paraissaient maintenant aussi grave que celles de l'ennemi.
Le Temps retrouvé, Tadié, t4 p.359-360

On se rappelle de la conversation entre les deux ouvriers dans la maison de passe, quand l'un des deux est sûr de ne pas être tué. Un aviateur intervient à ce moment dans la conversation; plus tard, il disparaît. Qui était-il, faisait-il partie du personnel ou des clients?

Le rapprochement aviation/inversion apparaît également dans des brouillons non publiés d'Albertine disparue; d'autre part députés et aviateurs constituent la clientèle privilégiée de Jupien. Dans le passage où le narrateur affirme que Saint-Loup aurait été élu s'il n'était pas mort, il confond chambre des députés et chambre d'aviateurs: La chambre des aviateurs devient synonyme de la chambre des députés.

Mais peut-être aimait-il [Saint-Loup] trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d'aviateurs.
''Le Temps retrouvé, Tadié t4 p.432

Conclusion

En conclusion, je voudrais revenir sur les Walkyries pour montrer que tout n'est pas si simple. Le narrateur utilise le terme de "Walkures", qui est le mot utilisé par Saint-Loup citant une chanson de Schumann. Saint-Loup est présenté à plusieurs reprises comme un homme d'une intelligence médiocre. Ce n'est pas tant le démon de l'inversion que le démon de la conversation qui l'habite: il cherche avant tout à briller.

Ainsi le texte proustien se compose de plusieurs niveaux, plusieurs épaisseurs, c'est une machine à mettre en perspective et à révéler les ambiguïtés. Il nous montre que la mémoire de Paris en guerre ne cessera jamais d'être ambivalente.

                                                  ****

Compagnon réexposera le plan de l'intervenant avec bienveillance et se montrera encourageant. Je suis soulagée et heureuse pour ce jeune homme qui vient de connaître un sacré baptême du feu: une intervention au Collège de France.


La version de sejan, avec l'explication du jeu de mot final.

Notes

[1] Clarac t2 p.71

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.753

[3] «Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur seins décatis le collier de perles qui leur permettra d'épouser un duc décavé. l'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l'Hôtel du libre échange». Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.759

[4] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.773

[5] Le Temps retrouvé

Pavé noir

Il est rare qu'un livre m'attire par son aspect extérieur. Cet aspect peut me rebuter; m'attirer, c'est beaucoup plus rare.
Jonathan Strange & Mr Norrell est noir, tout noir, la couverture, le dos et les trois tranches, et il est gros, et le titre est argenté.
Je l'ai ouvert au hasard.

Il a été remarqué (par une dame infiniment plus sagace que l'auteur*) combien le monde en général se sent aimablement disposé envers les jeunes gens qui meurent ou se marient. Imaginez alors l'intérêt qui entourait Miss Wintertowne! Aucune demoiselle n'avait joui de tels avantages auparavant: en effet elle était morte le mardi, était revenue à la vie aux premières heures du mercredi matin et se mariait le jeudi, ce que certains estimèrent trop de sensations fortes en une seule semaine.

Susanna Clarke, Jonathan Strange & Mr Norrell, p.104

Je l'ai acheté.

cours n°12 : Remarques sur Rousseau d'abord, le catholicisme ensuite

Les deux dernières leçons ont été conscrées à l'oubli des Lumières et la persistance de l'Ancien Régime dans La Recherche.

Je voudrais commencer par deux compléments.

1/ Rousseau
La semaine dernière j'ai mentionné que l'on m'avait posé une question sur les rapports de Proust et Rousseau. Lucien Daudet, proche ami de Proust, fils d'Alphonse Daudet, frère de Léon Daudet, auteur de l'un des premiers articles sur Du côté de chez Swann dans le Figaro en 1913, commenta cet article (donc son propre article) en 1929 lors de sa republication. Il note «Enfin, Marcel Proust qui avait une profonde admiration pour les Confessions ne s'apparente-il pas quelques fois à Rousseau, surtout dans le premier Swann, voire dans Swann, certains passages d'un cynisme tout naturel, et dans les ''Confessions, telle page assez proustienne?»
Lucien Daudet cite les Confessions:

Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon ; je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à ma main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.[1]

Autre passage cité:

Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau.[2]

La mémoire de la littérature fonctionne non seulement de Rousseau à Proust, mais également de Proust à Rousseau. Le rapprochement entre Proust et Rousseau était déjà de l'ordre du cliché du vivant de Proust.
Par exemple, Edmond Jaloux écrit en septembre 1922, c'es-à-dire peu avant la mort de Proust, «A la recherche du Temps perdu risquera bien de paraître un jour le plus extraordinaire monument que l'on ait dressé à la nature humaine depuis les Essais de Montaigne et les Confessions de Jean-Jacques. Henri Guéon, qui était un transfuge de la NRF et appartenait à l'Action française, écrit en août 1922: «Les uns nous livrent leurs secrets en clair, ils se déboutonnent, ils se confessent, sans doute n'écrirait-ils points s'ils n'éprouvaient le besoin de se confesser, tel un Montaigne, un Rousseau, un Stendhal, un Proust...» Cela déplaisait sans doute à Proust qui insistait sur le fait que La Recherche était une œuvre de fiction et non ses souvenirs.

Le Rousseau qui lui ressemble est le romantique, non l'homme des Lumières. Proust reconnaît davantage pour précurseur Chateaubriand que Rousseau. A la fin du Temps retrouvé, il évoque le Chateaubriand de la grive entendu à Montboissier sur le chemin de Combourg:

N’est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe: «Hier au soir je me promenais seul... je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive.»[3]

A côté de Chateaubriand le narrateur évoque Sylvie de Nerval. Ce ne sont jamais les Confessions qui sont évoquées.

Cependant, Proust est moins hostile à Rousseau que Barrès. En 1912, Barrès s'élève contre la célébration de l'anniversaire de Rousseau. Il s'explique de son hostilité dans un célèbre discours: il existe deux Rousseau:

J’admire autant que personne l’artiste, tout de passion et de sensiblité, le musicien, pourrais-je dire, des Rêveries d’un promeneur solitaire, des Confessions et de la Nouvelle Héloïse.'' [...]
Vous voulez que j’adhère aux principes sociaux, politique et pédagogiques de l’auteur du Discours sur l’Inégalité, du Contrat Social et de l’Emile. Je ne le peux pas, [...]
Quelle orgueilleuse confiance en soi! C’est que Rousseau ignore les méthodes de la science. Il n’observe pas. Il imagine. A ses constructions purement idéologiques, nous opposons les résultats de l’esprit d’observation et, j’oserai dire, d’expérimentation par l’histoire.

Il y a donc un Rousseau de la rupture avec la tradition, que Barrès refuse.

Examen, enquête, analyse, cela s’est opposé longtemps à tradition. Mais des maîtres sont venus qui ont examiné, analysé, et c’est pour aboutir à découvrir la force bienfaisante de la tradition. Un d’eux, que vous ne pouvez pas renier, car vous lui avez dressé une statue en face de la Sorbonne, Auguste Comte, a résumé ce vaste travail d’un mot: “Les vivants sont gouvernés par les morts.” Les morts sont nos maîtres, nous pouvons adapter leurs volontés à la nécessité présente, nous ne pouvons ni ne devons les renier. Rousseau est par excellence le génie qui essaie de nous lancer dans cette révolte néfaste, et d’ailleurs impuissante, et qui nous conseille d’agir comme si nous avions tout à refaire à neuf, comme si nous n’avions jamais été civilisés.
[...] Je ne voterai pas ces crédits; je ne proclamerai pas que Rousseau est un prophète que doit écouter notre société. Il est un grand artiste, mais limité par des bizarreries et des fautes que seul l’esprit de parti peut nier. Que d’autres fassent leur Bible de l’Emile, du Discours sur l’Inégalité et du Contrat Social. Pour moi, je l’écoute comme un enchanteur dans ses grandes symphonies, mais je ne demanderai pas de conseils de vie à cet extravagant musicien.[4]

L'attitude de Maurice Barrès est donc beaucoup plus hostile que celle de Proust.
Pour sa part, Proust envisage d'aller à Ermenonville à l'occasion du bi-centenaire de la naissance de Rousseau. Il n'ira pas. Mais cet attachement suffit à l'éloigner de Maurras et Léon Daudet.

2/ L'Ancien Régime
Si l'on considère l'Ancien Régime dans ces deux composantes essentielles, monarchique et catholique, il est vrai que j'ai insisté sur la mémoire du côté de la monarchie. Je n'ai pas parlé de la mémoire catholique. Dans une lettre m'est donc posée la question suivante: y a-t-il oubli de la religion chez Proust?
Non, la religion est bien présente. La cathédrale est le lieu-même de la mémoire.
On l'a vu apparaître la dernière fois par exemple quand Proust déclare que «les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe»[5] et seconde allusion à la cathédrale, l'aristocratie au fond de la cour et autour de cette cour toute une communauté: «voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées»[6]
Ces deux thèmes font de la cathédrale le nœud de la remonte de la mémoire catholique: la cathédrale est à la fois le signe de la vraie démocratie et le lieu de la rédemption esthétique du Moyen-Âge.
Il y a des réminiscences d'Emile Mâle (les deux sources de Proust sur le Moyen-Âge sont Ruskin ou Emile Mâle) qui faisait remarquer que «dès la seconde moitié du XVIIe siècle, l'art du Moyen-Âge devint une énigme. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, les Bénédictins de St Maur quand ils parlent de nos vieilles églises font preuve d'une ignorance choquante chez de si grands érudits». Il y eut oubli d'une tradition. Le Moyen-Âge survivait tapi dans la mémoire des lieux; et Viollet-le-Duc, c'est l'esthétique d'ingénieur du XIXe siècle, une conception pure d'ingénieur sans mémoire, une conception presque grecque, digne de l'Acropole. De l'autre côté, c'est une conception impure, dense, épaisse.

Le narrateur se situe entre les deux, entre l'oubli de la cathédrale et la reconstitution de l'ingénieur. Il a une mémoire catholique, notamment au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, second engagement politique de Proust.

En 1892, très jeune encore, Proust écrivit un article dans Le Banquet, sur L'irreligion d'Etat[7] la revue des élèves de Condorcet. Cet article est signé Lawrence mais il est attribué à Proust de façon certaine par son ami Fernand Gregh. C'est l'époque où Proust pouvait faire dire à Jean Santeuil qu'il était allé voter «avec l'émotion contenue que donne à tout conservateur le sentiment de la solidarité et de la tradition.»[8] Le Moyen-Âge, c'est l'époque où n'existait pas encore les «écoles sans Dieu qui conduisent à préférer à la prière le vote, au vote la dynamite». (On voit ici une allusion aux attentats anarchistes).

Les radicaux se dressent contre l'Eglise, dit-il dans l'article du Banquet. La France doit au christianisme ces plus purs chefs-d'oeuvre, les cathédrales. Cette thèse est repris dans l'article le plus fameux de Proust, La mort des cathédrales, en 1904, avant même les articles de Barrès repris dans La grande pitié des églises de France. Proust proteste contre la désaffectation des églises, ces églises assassinées qui vont être transformées en musées, salles de conférence, casinos.

On peut dire que grâce à la persistance dans l'Eglise catholique des rites, et d'autres part, de la croyance catholique dans le coeur des Français, les cathédrales ne sont pas seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui vivent encore de leur vie intégrale.

La «persistance» renvoie au rite et à la croyance, tandis que «vie intégrale» est la signature d'une certaine proximité avec l'Action française. Proust s'oppose aux reconstitutions artificielles pour y préférer la mémoire vivante que constitue la liturgie. Dans la cathédrale tout fait corps, la liturgie et l'architecture.

Tout, jusqu'au moindre geste du prêtre, jusqu'à l'étole qu'il revêt, est d'accord pour symboliser avec le sentiment profond d'animer la cathédrale toute entière. Jamais spectacle comparable, miroir aussi géant de la science, de l'art et de l'histoire ne fut offert aux regards et à l'intelligence de l'homme. [...] Une représentation de Wagner à Bayreuth, à plus forte raison d'Emile Augier de Dumas sur une scène de théâtre subventionnée, est peu de chose auprès de la célébration de la grand'messe dans la cathédrale de Chartres.

Proust souligne que l'Etat subventionne les cours du Collège de France qui ne s'adressent qu'à un petit nombre de personnes, cours qui paraissent bien froids à côté de cette complète résurrection d'une grand-messe dans une cathédrale. Cette pique contre le Collège de France est sans doute une réaction à l'anticléricalisme de Bergson qui avait obtenu l'éviction de Brunetière. Il y a une fracture nette entre le Collège de France et son anticléricalisme d'une part et l'Académie française qui représentait le catholicisme libérale d'autre part.

Le secrétaire d'Anatole France, Jean-Jacques Brousson, a publié ses mémoires dès la mort d'Anatole France, livre intitulé Anatole France en pantoufles. Il cite les paroles d'Anatole France à propos de l'Académie française: «Nous gérons notre fortune sans en rendre compte à personne. Le rabbinique G.B. m'a dit: «Cela est monstrueux, cela est inouï, cela est illégal. Exigez désormais qu'aucune somme ne soit payé à l'Académie ou par l'Académie sans un ordonnancement du ministère des Finances: puisqu'on supprime une congrégation, pourquoi conserver celle-là?»
Qui est G.B? un ami de lycée de Proust, Paul Grunebaum-Ballin. Proust qui lui écrit pour le remercier d'avoir cité son article "La Mort des cathédrales". Paul Grunebaum n'est pas tout à fait d'accord avec Proust, il pense que la destination des œuvres d'art désaffectées n'est pas la mort, les monuments de la Grèce antique en sont la preuve. Vous voyez qu'on est dans un débat entre une mémoire vivante contre une mémoire pure, reconstituée.

Proust est favorable à la démocratie qu'incarnent les cathédrales: Reims, la représentation du peuple sur les vitraux, la reine, les nobles, les artisans, les paysans, les bourgeois,

«les tonneliers, pelletiers, épiciers, pélerins, laboureurs, armuriers, tisserands, tailleurs de pierre, bouchers, vanniers, cordonniers, changeurs, grande démocratie silencieuse, fidèles obstinés à entendre l'office n'entendront plus la messe qu'ils s'étaient assurée en donnant pour l'édification de l'église le plus clair de leurs deniers. Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les voeux des morts.»[9]

Il s'agit là d'une allusion à Auguste Comte. Ainsi, disait Comte, la vrai sociabilité se trouve dans la continuité successive que la solidarité actuelle. «Les vivants sont de plus en plus gouverner par les morts. Telle est la loi fondamentale de leur rôle.» Les vivants s'insurgent contre les morts, comme en témoigne une réprobation du Moyen-Âge mal compensée par une irrationnelle admiration pour l'Antiquité. Il y a donc une insurrection des vivants contre les morts.

Ce que Proust condamne, c'est l'idée d'une rupture. Il fait l'éloge d'une démocratie silencieuse, celle de la communauté avec la terre et les morts, par opposition à la démocratie de la vox populi et du vote.
Ce qui est en débat, comme aujourd'hui d'ailleurs, c'est de savoir si les cathédrales doivent être une mémoire vivante ou une mémoire statufiée. C'est la question centrale dans La Bible d'Amiens: Ruskin soutient que les charmes des cathédrales ne sont accessibles qu'avec la foi.
Proust sur ce sujet est du côté de Léon Brunschvicg: il est possible d'apprécier les cathédrales avec l'état interne de la conscience actuelle.
Une œuvre cathédrale est une œuvre d'art. Proust soutien que la contemplation doit être désintéressée pour que la cathédrale soit belle. Il n'est pas favorable aux restaurations, mais à une mémoire vivante.

Terminons sur une certaine défense de cette France catholique à travers le symbolisme de Saint-André-des-Champs pendant la guerre de 1914.

mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d’où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction, qui était la frontière.[10]

Nous retrouvons les deux faces de l'esprit français. Les morts gouvernent les vivants, c'est ce que nous verront la prochaine fois.

Essayons de conclure sur le classissisme de Proust. Il ne peut se réduire à l'académisme que l'on trouve dans le devoir de Gisèle, ni au nationalisme de l'Action française, ni au classissisme puriste de la NRF. Il n'y a jamais défense du dépouillement, de l'harmonie, de l'équilibre du classissisme tel qu'on le suppose en 1911.
Dans une lettre à Barrès en 1911, Proust, qui a du mal à décrire son roman, parce que manque des repères, des précurseurs. Il écrit: «C'est une espèce d'immense roman». Il s'interroge alors sur ce qu'on dit du roman aujourd'hui (en 1911). Il s'insurge contre la prééminence de La princesse de Clèves, modèle du classissisme pour la NRF, représentation du goût français contre le roman russe ou anglais. Proust fait allusion à un article de la NRF qui disait ceci: «Il y a dans le roman français une tradition qui remonte à La princesse de Clèves et qui confère à ce genre littéraire une esthétique très ferme et très différente de celle du roman russe et du roman anglais.» Le roman français est un récit généralement bref, extrêment construit et qui va droit au but. L'article continue: «La vie est observée ni dans ses détails, ni dans sa complexité, mais dans ses grandes lignes». Le type du roman français est marqué par la logique et l'absence d'ornement.
On comprend dès lors que Proust doute de lui. Il lui faut trouver une mémoire rivale, celle de Dostoïevsky, Mme de Sévigné, Elstir. Proust est en délicatesse avec cette tradition française.

Dans une préface à Tendres stocks de Paul Morand, Proust entreprend de réfuter la phrase d'Anatole France et tranche: «On écrit mal depuis la fin du XVIIIe». Proust commente Les lettres sur les Imaginaires de Racine: «Rien d'aussi sec, d'aussi court, d'aussi pauvre.» Il n'est pas amateur de la correspondance de Racine et de Boileau mais il aime les lettres de Madame de Sévigné.
Dans la fameuse lettre à Madame Strauss en 1908, Proust écrit: «Et quand on veut défendre la langue française, en réalité, on écrit tout le contraire du français classique. Exemple: les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck "tiennent" à côté de Bossuet. Les néo-classiques du dix-huitième et commencement du dix-neuvième siècle, et la "bonhomie souriante" et l'"émotion discrète " de toutes les époques, jurent avec les maîtres.» Il s'agit donc d'une langue néo-classique.
Il n'y a pas de rupture. A la fin de La Recherche, Proust l'illustre en reprenant le thème du progrès en art:

Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie.[11]

La mémoire de la littérature dans son opposition à l'histoire signifie le refus de cette voie moderne qui celle de la rupture et de la solidarité avec l'actuel; c'est l'affirmation que c'est toute la littérature qui est portée par l'œuvre de mémoire.




La version de sejan.

Notes

[1] Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre premier

[2] Ibid, livre troisième

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.919

[4] Maurice Barrès, Cahiers tome IX.

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.455/ Tadié t2 p.746

[6] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.15-16/ Tadié t2 p.313

[7] ici (en anglais) la page comporte la liste des articles de Proust

[8] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 857

[9] voir ici.

[10] le Temps retrouvé Clarac t1 p.739

[11] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.1003

La politesse de Madame de Cambremer-Legrandin

Ma retranscription du séminaire de Sophie Duval me gêne par deux défauts contraires : il me semble ne pas rendre d'une part "l'intérêt du propos" — comme dirait Tlön — et la capacité des remarques de Sophie Duval à éveiller la curiosité, d'autre part la difficulté de la suivre à l'oral — prendre des notes relevait de la mission impossible— et donc de paraître injuste avec la conférencière.

Je recopie un extrait de l'article de Sophie Duval paru dans la Revue d'histoire littéraire de la France afin d'illustrer ces deux caractéristiques, l'intérêt et la difficulté. A l'écrit — ou à la lecture — la précision de l'analyse de Sophie Duval devient facile à suivre et passionnante, mais cet extrait vous permettra de juger de la difficulté pour des béotiens de la suivre en amphithéâtre.
J'hésite à acheter le livre paru d'après sa thèse car il coûte une petite fortune: 85 euros.

Si Proust ennuie ou fait peur à certains lecteurs de ce blog, je leur recommande de lire au moins les deux extraits qui suivent: Proust est décidément très drôle, cela aura été ma grande découverte quand j'ai commencé à le lire. On parle toujours de la longeur de ses phrases, ce n'est franchement pas cela le plus marquant. Il est très drôle.


L'extrait que j'ai choisi étudie la politesse de la jeune Mme de Cambremer lors de sa première rencontre avec le narrateur:

«Mais j'aurais pu être bien plus familier encore qu'elle n'eût été que douceur moelleuse et fondante; je pouvais dans la chaleur de cette belle fin d'après-midi butiner à mon gré dans le gros gâteau de miel que Mme de Cambremer était si rarement et qui remplaça les petits fours que je n'eus pas l'idée d'offrir.»
Sodome et Gomorrhe, Pléiade 1982 t.3 p.206

La métaphore filée conjoint deux isotopies dominantes, celle de la sociabilité (comparé) et celle de la friandise (comparant). La croisée entre les deux est assurée par le substantif «douceur», connecteur fonctionnant comme syllepse grâce à son double sens moral et matériel et servant de motif à la métaphore du «gros gâteau de miel». Mais l'analogie pâtissière repose sur un autre motif, ici ironiquement crypté. Pour découvrir le terme matriciel qui a probablement engendré la métaphore, il suffit de superposer les deux expressions clés, «douceur moelleuse et fondante» et «gâteau de miel». «Miel» entre en effet en rapport phonétique avec «moelleuse», et la superposition des deux signifiants fait surgir le terme d'où découlent les deux isotopies, l'adjectif «mielleuse»: au sens propre, qui a le goût ou l'odeur du miel; au sens figuré, qui a une douceur affectée. De mielleuse, Mme de Cambremer devient, par un transfert métaphorique de l'abstrait au concret et par un jeu sur les mots, miellée. Le fait que le terme générateur soit ironiquement dissimulé dans les signifiants du dispositif topique corrobore son sémantisme: l'amabilité de Mme de Cambremer se limite à un effet de surface, comme le confirme sa métamorphose ultérieur chez les Verdurin en un gâteau tout aussi sec que la «première» de ses deux «politesse»:

«Et j'eux peine à reconnaître la chose fondante et savoureuse que j'avais eue l'autre jour auprès de moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la galette normande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussent en vain essayé de mettre la dents.»
Ibid p.307

L'analogie satirique fait ainsi résurgence, en un second temps, une centaine de pages plus loin, modulée par ce que Genette nomme le fondement métonymique de certaines métaphores proustiennes: devant un ami des Guermantes à l'heure du goûter, Mme de Cambremer est un savoureux gâteau de miel; devant les Verdurin qui s'enorgueillissent de servir des spécialité local (Ibid p.360) et qui séjournent sur la côte normande, elle devient une «galette» dure comme un caillou, le terme «galette» étant issu par dérivation du terme «galet». La dénonciation satirique de la stratégie sociale opère donc sur la métaphore un travail de fragmentation, de variation et de substitution: la scission en deux temps de l'analogie figure dans l'espace textuel la division interne du personnage; les inflexions métonymiques de cette métaphore impliquent que le comportement de Mme de Cambremer se module en fonction du statut de l'interlocuteur; et la transformation du moelleux gâteau de miel en dure galette révèle, par un processus de retardement, la véritable nature de l'arriviste, qui n'était qu'ironiquement suggérée dans la première occurence.
Mme de Cambremer est ainsi construite comme un personnage schizoïde et contradictoire. or cette fracture qui la scinde est en rapport direct avec la conception de l'histoire de l'art qu'elle défend ardemment.»

Sophie Duval, "Ironie, humour et «réminiscences anticipées»: la construction des dames de Cambremer et l'histoire de l'art selon Proust", in Revue d'histoire littéraire de la France juillet 2006 n°3, p.672


Toujours lorsque je lis ce genre d'article me revient la question de Matoo: «A quoi bon?» D'une certaine façon, c'est totalement inutile, tout le monde remarque l'ironie de Proust dans les portraits de Mme de Cambremer. Ce qui est précieux ici, c'est le rapprochement de ces deux passages séparés par une centaine de pages, seule une lecture attentive et une bonne connaissance du texte permet d'opérer ce rapprochement. Tout le reste essaie de montrer comment joue les comparaisons et métaphores, mais relève finalement davantage du plaisir que l'on a de parler d'un texte que l'on aime que de véritable «utilité». J'exagère un peu : un tel article permet de mieux voir, d'apprendre à voir et à lire, il rend plus attentif. Le lecteur devient méfiant, désormais il cherche les sens cachés et les jeux de miroir qu'il sait dissimulés derrière pratiquement chaque mot ou expression.

séminaire n°11 : Sophie Duval, « Les réminiscences travesties : trope parodique et adaptation dépravée »

Cette fois-ci, j'ai failli abandonner. Ce ne fut pas un cours difficile, ce fut une parodie de cours. La technicité des termes était gênante pour des personnes comme nous, peu familières du vocabulaire. L'intervenante lançait en rafale trois mos techniques par phrase. La grande difficulté de l'exercice, c'est que Sophie Duval a donné des définitions précises à des mots qui dans le vocabulaire courant sont plus ou moins synonymes: parodie, humour, ironie, travestissement, retournement, burlesque, etc, ce qui fait que retranscrire à peu près, c'est pratiquement à coup sûr retranscrire un faux-sens ou un contresens. C'est dommage. Et la cassette est à nouveau inutilisable.
J'ai failli poser mon stylo et vous remettre à la sauvegarde de Sejan. Un reste de je-ne-sais-quoi, le refus de se reconnaître battue, m'a fait prendre quelques notes en travers de la page et remplir finalement les huit pages habituelles (car toujours une heure de cours se traduit par huit pages de notes, avec une régularité que je ne m'explique pas). Pourtant, le fond était intéressant, très intéressant, même; il montrait comment tous les mots, tous les passages, étaient toujours à double ou triple fond. Je pense que Sophie Duval publiera un article sur le sujet, qu'il faudra lire. Elle publie beaucoup, on peut s'en rendre compte en interrogeant fabula.org.

10 juin 2007 : Je profite de la diffusion du séminaire de Sophie Duval par France Culture pour en faire une transcription exacte.

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Sophie Duval est maître de conférence à l'université de Bordeau III. Elle a fait sa thèse sur l'ironie proustienne et la vision stéréoscopique, elle est spécialiste de la langue française. Elle a également écrit un livre sur la satire. Ces travaux rejoignent ceux d'Isabelle Serça.

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Peu avant sa mort Proust apprend que le titre de la traduction anglaise de son œuvre sera Remembrance of Things Past. Ignorant qu'il s'agit d'une citation d'un vers d'un sonnet de Shakespeare, Proust écrit à son traducteur pour lui expliquer que son titre ne signifie pas «souvenirs de choses passées», et pour lui expliquer aussi que, je cite, «l'amphibologie voulue de temps perdu qui se retrouve à la fin de l'ouvrage, le temps retrouvé». Or le terme amphibologie que Proust utilise ici vient du grec "amplibolos qui signifie "à double sens, équivoque", et en un sens matériel, "à double pointe, qui peut se lancer des deux côtés".
Une amphibologie, selon sa stricte définition, est un énoncé qui peut se comprendre en deux sens, en général à cause de sa construction syntaxique. C'est par exemple le cas de l'expression "mémoire de la littérature". Mais Proust parle d'amphibologie ici parce que le temps perdu suppose son inverse, son autre côté, le temps retrouvé. Ce que Proust appelle amphibologie consiste donc à faire pivoter le mot "temps" en deux sens différents, dont l'un seulement apparaît dans le titre général en appelant et en contenant en puissance celui qui n'est explicité que par le titre du dernier volume; le titre est un énoncé lancé vers les deux côtés du temps. L'amphibologie donc entendue selon Proust, c'est-à-dire au sens étymologique d'énoncé qui peut se lancer des deux côtés, dote ainsi l'expression usuel "temps perdu" d'une charge sémantique nouvelle, bidirectionnelle, qui en réactive le sens en le dédoublant.

Ce titre auquel Proust tient tant donne à lire une conception du style marquée par l'équivoque et une esthétique qui lie temps et double sens en apposant sur la couverture du livre un signe en forme paradoxale de flèche à double pointe.
Cette conception de l'amphibologie n'est pas sans rappeler ce que Proust appelle dans le langage qu'il adopte avec quelques intimes louchonnerie, terme ironique créé par Proust désigne une expression cliché, dont le ridicule et le mauvais goût vont d'après lui jusqu'à faire loucher. Ce néologisme vient de l'adjectif "louche", louche qui a d'abord signifié en français "qui ne voit pas bien" et ensuite "qui est atteint de strabisme", et à partir de l'idée de "manque de netteté", louche a pris le sens de suspect, "qui n'est pas honnête", et à partir de l'idée de divergence, il en est venu à qualifier un énoncé ambigü. La louchonnerie, formule stéréotypée à potentiel comique, au sens de Proust, permet d'associer les domaines visuel, moral et verbal.
Amphibologie et louchonnerie au sens de Proust s'articulent elles-mêmes comme les deux côtés d'un même concept. Elles proposent deux points de vue possibles sur un énoncé usuel dont l'ambiguïté recèle une possibilité de réactivation sémantique. L'amphibologie le considère du point de vue esthétique de la recréation ludique de la langue, et en cela, elle s'apparente à un humour poétique, un humour poétique que l'on pourrait figurer par une flèche à deux pointes. La louchonnerie l'envisage, elle, d'un point de vue stirique, pour en faire saillir le ridicule, et en cela elle relève de l'ironie, l'ironie que l'on pourrait figurer par la superposition de deux flèches divergentes, disposées en sens contraire, pour reprendre des mots de Proust.
Mais dans un cas comme dans l'autre, c'est la substance même de la langue, figée par son usage, qui offre à l'écrivain un matériau à travailler pour "se faire sa langue", selon une expression que Proust utilise dans une lettre à Madame Strauss. Cette créativité verbale, qui ré-anime et singularise la langue en la renversant frappe aussi une autre expression très remarquable de Proust, qui associe aussi temps et double sens, et dont il a été question ici, l'expression de réminiscence anticipée.
Cet énoncé paradoxal, qui est lui aussi lancé vers les deux côtés du temps, constitue quant à lui une amphibologie in presentia puisqu'y sont explicités les deux sens contraires. Mais si on le regarde d'un peu plus près on voit que s'y enchâssent une autre amphibologie, un peu plus discrète, sur le seul terme de "réminiscence". Réminiscence en effet a ici un sens mémoriel, celui de souvenirs qui est imposé par l'adjectif "anticipé", mais réminiscence a aussi un sens littéraire, celui d'influence, en raison du contexte élargi où Proust parle de la création littéraire, et le tout, donc, désigne un double sens, une sorte d'intertextualité à l'envers.
Or selon Proust la réminiscence au sens temporel découvre ce qu'il appelle une vérité, une vérité au point d'intersection analogique du présent et du passé, comme dans l'épisode de la madeleine.
Donc on peut se demander si la réminiscence, ou double sens mémoriel et littéraire, ne pourrait pas elle aussi, à la façon du miracle d'une analogie, c'est-à-dire à la façon de la métaphore, ne pourrait pas elle aussi dégager une vérité du rapport de deux objets différents, selon la définition de la métaphore qui est donnée dans Le Temps retrouvé: deux objets différents, qui seraient en l'occurence un texte antérieur et le texte de Proust lui-même.

L'intertextualité se prête en outre particulièrement bien au processus de l'amphibologie et de la louchonnerie, puisque justement elle joue sur le figement de l'énoncé appartenant à un texte du passé à l'intérieur d'un nouveau texte qui se l'approprie en le réactivant. L'intertextualité louchonne ou amphibologique propose donc à l'écrivain tout un éventail d'équivoque littéraire pour se faire sa langue.

La chute de Sodome
La fin de Sodome et Gomorrhe I fournit un cas d'ironie intertextuelle assez louchonne avec la réécriture de l'histoire de Sodome que Proust adapte de la Genèse. Globalement, ce texte est un travestissement burlesque, c'est-à-dire une réécriture à visée satirique qui reprend la trame d'origine en lui appliquant abaissement, carnavalisation et outrance caricaturale.
Mais Proust y mêle aussi de véritables détournements parodiques de situation, et surtout, il détourne l'histoire elle-même par un complet renversement, ce qui fait donc de ce texte un mixte de parodie et de travestissement burlesque.

Le principe central de cette récriture, c'est l'inversion ironique. En voici la version proustienne; dans cette version, les anges chargés de monter la garde aux portes de Sodome pour refouler les fuyards, je cite, «avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur». Ces esprits, un peut trop angéliques, se laissent berner par les sodomistes honteux, qui se font passer pour des hétérosexuels, s'évadent, engendrent une nombreuse postérité et essaiment finalement sur toute la terre.[1]
Proust superpose au texte biblique une flèche ironique qui va en sens inverse si bien que le châtiment se renverse en salut, le tragique en comique, le récit de destruction en mythe étiologique, et grâce à un détournement parodique, l'extermination en fécondité.
En effet, comme le note Antoine Compagnon dans ces éditions, Proust adapte aux sodomistes un verset qui vient d'un autre passage de la Bible: le verset dans lequel Dieu promet à Abraham une postérité innombrable qui possèdera la terre de Canaan. Je cite: «Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité».[2] Par substitution de référents, la citation, transférée, métamorphose parodiquement la race maudite en peuple élu. Il y a aussi un autre décalage, interne à l'histoire de Sodome, par lequel les sodomistes en fuite qui aperçoivent un jeune garçon se voient attribuer le geste de la femme de Loth, je cite: «sans être comme elle changés en statues de sel», geste, dit le parodiste, qui est resté habituel chez leurs nombreux descendants.

Quant au travestissement burlesque de la Genèse, il va de pair avec le travestissement des sodomistes eux-mêmes, qui contrefont les hétérosexuels forcenés. Par exemple, il y en a un qui arrive à passer en disant à l'ange, sans hésiter à forcer un peu sa vertu, «Père de six enfants, j’ai deux maîtresses». La louchonnerie ironique traverse tous les niveaux du texte, depuis les sodomistes qui lorgnent impunément vers les jeunes garçons jusqu'à la profanation du texte sacré en passant par le strabisme divergent de la prophétie faite à Abraham. L'ironie véhicule une lourde charge satirique, dont les flèches s'abattent tant sur le texte de la Genèse, inversé et perverti, que sur les sodomistes eux-mêmes, invertis qui ne doivent le salut qu'au reniement.
La fin du texte rattache le récit à l'époque contemporaine, c'est la première citation que vous avez sur l'écran:

leurs descendants entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite.

Le segment «le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite» réfèrent évidemment au mensonge effectif des habitants de Sodome quand ils ont fui, mais surtout si on le prend à part, il peut aussi s'entendre comme cette sorte de mensonge du parodiste qui a travesti la vérité biblique de façon à permettre aux ancêtre de quitter la ville maudite. Dans ce cas, c'est ce qu'on appelle "un mensonge joyeux". un mensonge joyeux, c'est un mensonge qui s'affiche comme une plaisanterie, ici comme une fiction ironique. Il y aurait donc là une amphibologie dont l'un des deux sens peut s'appliquer à la réécriture elle-même.

Ce commentaire métatextuel ne fait d'ailleurs que formuler une évidence: la réécriture ne peut être reçue par le lecteur qu'en tant que mensonge joyeux. Aucun lecteur ne songerait à accorder la moindre vraisemblance à un texte dont la nature même de travestissement burlesque proscrit toute lecture au prmeier degré (ce n'est pas une histoire à laquelle on peut croire). Pourtant, une lecture qui se bornerait à voir dans ce récit une espèce de galéjade érudite et tendancieuse ruinerait la construction du raisonnement esthétique qui conduit à la conception de l'art exposée dans Le Temps retrouvé.
Pour comprendre la fonction de cette réminiscence travestie de la Genèse, il faut remonter à la phrase qui la précède et qui l'introduit:

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges ...

etc, c'est le début de la réécriture. Or si après avoir lu cela le lecteur appréhende l'histoire des sodomistes comme une simple réécriture goguenarde et louchonne de la Bible, certainement il ne peut pas y voir — en dépit du connecteur "car" qui l'introduit très visiblement — il ne peut pas y voir une véritable explication au fait qu'il existe plus d'invertis qu'on le croit. Et dans ce cas-là, il est conduit à se figurer que la fin de l'ouvrage va vraiment dénouer un stupéfiant mystère; et dans ce cas, voici comment il lit, ainsi que vous le voyez dans la première version, avec ellipse du segment central:
Le même extrait est projeté deux fois sur un écran géant. Dans la seconde version, certains fragments de phrase apparaissent en gras.

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin

Mais on peut lire autrement, surtout qu'à la fin on ne trouvera rien qui explique cela. On peut lire aussi:

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin

Dans ce cas, le nombre des sodomistes n'est plus particulièrement mystérieux, en outre la parodie lui donne une explication immédiate: «car les deux anges...». Autrement dit, la double incidence du segment «pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin» provoque une amphibologie, amphibologie qui tend un piège ironique au lecteur qui ne prendrait pas la réminiscence travestie pour argent comptant.
Ce piège est à double détente, puisque l'explication est tellement énorme et qu'elle renchérit tellement sur la multiplication des sodomistes que l'on risque fort de ne pas la voir tant elle crève les yeux. On obtient donc deux niveaux d'ironie. A l'intérieur de la réécriture, une première ironie inverse le récit biblique et exhibe le texte en tant que mensonge joyeux, et à l'extérieur, une seconde ironie piège le lecteur qui s'imagine que le texte n'est à recevoir qu'en tant que canular, le tout articulant donc le dispositif d'une double contrainte.
Pour sortir de cette double contrainte, il faut voir que la réécriture burlesque constitue en fait la réminiscence anticipée d'une révélation qui n'interviendra que dans Le Temps retrouvé. Cette réécriture montre à sa façon, qui est une façon ironique, que les sodomistes sont une foule, ce qui explique le nombre de personnages d'invertis qui défileront ensuite dans l'ouvrage, ce qui servira finalement à alimenter la fameuse leçon d'idéalisme du Temps retrouvé (Tadié t4 p482). Cette leçon générale qui mène à la création artistique s'appuie sur le cas particulier de l'amour, l'amour qui enseigne, je cite, que «la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l’amour; [...]»[3]. Autrement dit, l'amour homosexuel, plus incompréhensible encore que l'amour hétérosexuel, est exemplaire de la subjectivité de tout amour, raison pour laquelle il est instructif, dit le narrateur, d'observer une foule d'invertis.

Donc c'est précisément parce qu'il est dépourvu de crédibilité référentielle que la réminiscence travestie de la Bible sert la leçon d'idéalisme, et cela, en ouvrant les yeux sur deux points: tout d'abord, comme toute reprise parodico-burlesque, la réécriture proustienne grossit, et donc met à nu les caractéristiques du texte cible et ici, sa boufonnerie accuse le caractère fictif du mythe biblique, qui est donc donné pour ce qu'il est, c'est-à-dire un mythe; du même coup la réécriture invalide la malédiction qui en était l'antique leçon, et par inversion de perspective, l'amour sodomiste devient infiniment précieux, il devient même la vérité de l'amour, il est exemplaire. Ensuite, en dénudant le caractère fictionnel du texte sur lequel il se greffe, le travestissement marque aussi sa propre fictionnalité, donc si la Bible suppose que les sodomistes ont été exterminés, le mythe ironique proustien, par contrepied et amplification, va les gratifier d'une prolifération quasiment exponentielle. L'exagération ironique administre ainsi une leçon de vision aux naïfs qui, comme le héros, ne savent pas voir.
La réécriture sert de loupe ironique à la vérité liminaire — qui était déjà elle-même ironisante — qu'elle développe: «ces êtres d'exception sont une foule.»

Après avoir découvert ces vérités livrées par équivoques intertextuelles, on peut voir que la réminiscence travestie de la Genèse est à lire fort sérieusement comme la Genèse par réminiscence anticipée de la leçon d'idéalisme. Dans les termes de Bakhtine, on dirait qu'elle relève de l'alliance du sérieux et du comique, de comico-sérieux. Encadrée par deux amphibologies, elle constitue elle-même, à un niveau supérieur à la louchonnerie, au niveau de l'humour, elle contitue elle-même une magistrale amphibologie. Elle demande à être lue comme une fiction burlesque, et à ce tite même, comme fondement sérieux de la leçon d'idéalisme. Selon un paradoxe propre à l'humour, la construction peut reposer sur une plaisanterie, sans pour autant cesser de fonctionner, mais à condition que l'on prenne cette plaisanterie au sérieux. Le travestissement aboutit à inverser les mythes bibliques en même temps que les idées reçues pour les rendre productifs, en attribuant aux homosexuels une fécondité phénoménale. Le raisonnement humoristique est imparable. il suffit d'appliquer le principe de l'inversion à l'inversion pour qu'elle se reproduise. Non seulement les sodomistes déferlent sur le monde, mais l'inversion, en tant que principe poétique, devient créatrice. Elle régénère le texte cible par un burlesque profanateur, engendre la réécriture elle-même qui explique la multiplication des invertis sous le regard du héros, ce qui alimente la leçon d'idéalisme, qui elle-même est liée au projet d'écriture du protagoniste par quoi le temps perdu se renverse en temps retrouvé. Sodome fonde implicitement une poétique de la réminiscence de la réminiscence travestie humoristique.

Mais Sodome et Gomorrhe I établit aussi un lien explicite entre travestissement sexuel et réminiscence littéraire. Proust y décrit un jeune homme, je cite, qui «était si évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient avec désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au même désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un adolescent»[4], travestissement du sexe qui est, dit Proust, «une source de fantaisiste poésie»[5]. C'est ici Shakespeare qui sert de référence au travestissement par le biais d'une allusion au personnage de Viola. Viola dans La Nuit des rois séduit une frère sous les habits de son frère jumeau.
Selon un autre passage de Sodome et Gomorrhe I, les invertis remonteraient à ce que Proust appelle "un hermaphrodisme initial". On peut penser que Viola et son frère serait comme les deux moitiés d'un androgyne, d'un homme-femme, réunion de deux éléments inverses dont la structurarion correspond exactement à celle de l'humour, l'humour, source de fantaisiste poésie.

Cette poétique trouve un écho dans le compte-rendu que Poust fait des Eblouissements d'Anna de Noailles. Proust rapproche, pour lui rendre hommage, la figure d la femme poète d'Anna de Noailles et la figure du poète femme qu'il voit dans les tableaux de Gustave Moreau. Je cite:

Je ne sais si Gustave Moreau a senti combien, par une conséquence indirecte, cette belle conception du poète femme était capable de renouveler un jour l'économie de l'œuvre poétique elle-même.[6]

Donc si l'on adopte Sodome comme fondement d'une poétique générale du travestissement, on peut préciser deux modèles de réminiscence, correspondant à deux sortes d'équivoques génératrices et à deux types sexuels: la louchonnerie ironique, ou strabisme divergent, qui procède par inversion et qui satirise les sodomistes, menteurs et amateurs de jeunes gens, et l'amphibologie humoristique, ou strabisme convergent, qui féconde le texte originel, par une poésie créatrice et fantaisiste, dont l'androgyne serait la source et la jeune fille travestie la métaphore.

Autre exemple de travestissement, du personnage et du texte: Legrandin
De l'autre côté du temps, à l'opposé de cette origine mythique des sodomistes, dans l'univers familiers de Combray, c'est par l'ironie satirique que se révèle le secret de Legrandin.
Legrandin est d'abord présenté à la sortie de la messe, avec son regard bleu et ses tirades enflammés contre le snobisme. Suivent ensuite quelques autres rencontres, où Legrandin, parce qu'il est en aristocratique compagnie, fait semblant de ne pas voir Legrandin et son père et un soir le héros est invité à dîner seul chez lui. L'adolescent sait que Legrandin connaît des aristocrates et il est troubé par le souvenir d'une femme qu'il avait aperçu dernièrement. il pose cette question à Legrandin:

« Est-ce que vous connaissez, monsieur, la... les châtelaines de Guermantes ? », [...]. Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas »,[...]

Le héros commente cette réaction, il a deviné la vérité, qu'il explicite pour le lecteur: il était snob. Et le portrait se continue ainsi:

[...] un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme.[7]

Ce portrait de Legrandin commence par proposer une petite énigme ironique, qui repose sur le principe de la réminiscence anticipée stylistique.
La comparaison finale, «comme un saint Sébastien du snobisme», donne en effet la clé du mystère du début. Au départ le lecteur se demande ce que Legrandin a bien pu recevoir dans l'œil, la «petite encoche brune» ne semblant pas avoir de réalité référentielle. C'est seulement à partir de la fin que l'encoche brune est comprise comme une métaphore pour le regard sombre et douloureux du snob blessé par cette flèche qu'est la question du héros. Entretemps le portrait s'organise en un parcours interprétatif qui est balisé par des signaux de plus en plus visibles. Vous avez «percé», «une pointe invisible », «beau martyr», «hérissé de flèches», «mille flèches» et enfin, «Saint Sébastien». L'image ironique affleure de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle perce elle même in fine dans le texte, où elle fait pointe, si vous voulez. La révélation satirique de l'image du martyre, c'est que Legrandin n'a en réalité de dévotion que pour l'aristocratie et que les aspirations célestes de son regard d'azur masquent le culte de réalités sociales terrestes. La dénonciation est explicitée par l'espèce d'oxymore ironique «saint Sébastien du snobisme», ou par strabisme divergent, le mysticisme est corrigé par la flèche inverse de la mondanité. Cette explicitation vient conforter l'interprétation du tout, et en même temps refermer sur le lecteur, ici encore, un second piège ironique.

En effet l'ironie satirique, ostensiblement présentée comme une énigme et pourvue d'un itinéraire herméneutique très, et même trop, visiblement fléchée pour ne pas être un guide-âne, l'ironie satirique ne fait que disposer dans le texte un secret écran, destiné à en travestir un autre. Pour qui ne reçoit pas soi-même cette aveuglante flèche satirique dans la prunelle, ce qui sort de l'œil de Legrandin, avec l'image de Saint Sébastien, comme l'a vu Jo Yoshida dans un article de 2004, ce sont deux allusions, une allusion à une tradition iconographique et une allusion à une œuvre de D'Annunzio datant de 1911, deux réminiscences travesties par le snobisme et servant d'interprétant caché à la véritable dépravation de Legrandin.

Selon La Légende dorée, qui est un peu à l'origine de tout cela, Sébastien, officier de Dioclétien, dissimule sa religion pour être utile aux chrétiens. C'est ainsi qu'il raffermit dans leur foi deux frères condamnés à mort et qu'il provoque toute une série de conversions. Alors, je cite Jacques de Voragine, «Dioclétien le fit lier au milieu d'une plaine et ordonna aux archers qu'on le perçât à coups de flèches.» Laissé pour mort, Sébastien en fait en réchappe et il ne périra ensuite que sous le fouet. Et après sa mort il produit un miracle en faisant cesser la peste à Pavie.

Dans la tradition iconographique, le saint est d'abord représenté âgé, barbu et vénérable, souvent aussi habillé, comme vous le voyez sur cette mosaïque ou ce retable qui est au Louvre. [Une série de tableaux est montrée et commentée.]
À partir du XIVe siècle, c'est-à-dire à l'époque de la grande épidémie de peste noire, les flèches sont assimilées par métaphore à celles de la peste lancées par Dieu; et pour montrer aux fidèles que les flèches de la peste ne peuvent pas infecter celui qui met sa foi en Dieu, le saint est doté d'un corps rajeuni, plein de santé et de fraîcheur, et pour que le miracle soit évident, il devient nécessaire que ce corps soit dénudé et offre à la vue la chair d'un véritable humain, sexué, vivant, et surtout, rayonnant d'une incorruptible beauté.
Le charme de ce corps gracieux se fait de plus en plus érotique, les flèches connaissent une nouvelle inflexion métaphorique par rapprochement avec celle du dieu Eros, donc là vous avez un Sébastien qui tient une flèche (tableau), les peintres en viennent surtout à traiter Sébastien en modèle de nu érotisé, éventuellement en cultivant l'ambiguïté entre saint et éphèbe, et finalement leurs successeurs au XXe siècle n'hésitent plus à expliciter la composante homosexuelle de cette figure androgyne percée de flèches phalliques. (Je précise que la totalité de mes commentaires sur l'iconographie sont empruntés à Daniel Arasse et à Karim Ressouni-Demigneux).

Pour son espèce de Legrandin en icône gay Proust a pu plus particulièrement s'inspirer des Sébastien de Gustave Moreau (en voici un autre) mais aussi surtout de la toile de Mantegna dont on est sûr qu'il la connaissait. Elle a été acquise par le Louvre en 1910 et Proust était allé la voir avec Cocteau. Ce Saint Sébastien est d'ailleurs mentionné dans La Prisonnière, où l'on apprend par l'intermédiaire d'Albertine qui y reconnaît le Trocadéro à l'arrière-plan, que le héros en possède une reproduction.
[Sur l'écran sont projetés des Saint Sébastien successifs, de peintre en peintre et de siècle en siècle, le dernier, de Gilbert & Georges, très "Jean-Paul Gaultier", fait rire la salle]

A ces réminiscences picturales se joint celle du drame de D'Annunzio, Le Martyr de Saint Sébstien, mystère en cinq actes à la représentation duquel Proust assista en compagnie de Montesquiou, ami de l'auteur, le 22 mai 1911. Dans ce mystère composé en français avec une musique de Debussy, D'Annunzio donne une interprétation dépravée très appuyée de la légende. Sébastien, un adolescent d'une beauté merveilleuse et androgyne y devient le chef des archers d'Emèze qui lui vouent un culte quasi amoureux, et il est aussi le favori de l'empereur à qui il inspire une passion violente. D'Annunzio a écrit ce drame pour une femme; Ida Rubinstein, qui incarnait le saint, (que vous avez ici en photo et dessinée par Bakst). Le Martyr, bric-à-brac d'orientalisme érotisé et de sado-masochiste, connut un succès assez mitigé, l'admiration du public allant surtout aux costumes et aux décors de Bakst et au bout d'une dizaine de représentations, la pièce a été frappée de l'interdit épiscopal.
Proust a écrit ensuite à Montesquiou, pour lui déclarer son admiration, et à Reynaldo Hahn pour lui confier l'ennui que lui avait infligé ce four noir.

Mais on peut penser que Proust put trouver quelques éléments propres à l'intéresser dans ce drame qu'il croise principalement avec le tableau de Mantegna pour en monter la double adaptation dans le portrait de Legrandin.
L'allusion, forme de renvoi crypté, fonctionne donc comme clé d'un secret qui ne sera explicité que bien plus tard dans le roman. Mais Proust manie ici l'allusion avec une grande ingéniosité, qui consiste à la rendre la plus visible possible pour qu'on cesse de la voir. Pour cela, donc, il recourt à la figure de Saint Sébastien, sbien connue pour être codée comme signe de l'homosexualité. Il dissocie ce signe de son sens notoire pour l'associer à un nouveau sens, arbitraire, inédit et fantaisiste, le snobisme. La tactique a commencé par construire en énigme le signifiant lui-même de Saint Sébastien en s'abstenant aussi, obstensiblement, de lui conférer un sens. Puis Proust fait comprendre progressivement que l'image est celle de Saint Sébastien, et en parallèle, que Legrandin est snob, en précisant donc le signifiant et le signifié en parallèle. Enfin, Proust fait apparaître en position terminale du texte le signifiant explicite, Saint Sébastien, en lui associant le signifié snobisme, union qui fait l'objet d'une révélation retardée, qui par effet d'une illumination sémantique scelle l'alliance de l'image et de sa signification. Ainsi constitué en clé ultime d'un texte auquel il donne rétroactivement une cohérence aveuglante, le snobisme s'étend comme un écran sur l'analogie filée, pour faire disparaître de sa surface le signe pourtant évident de l'homosexualité. L'association tout à fait saugrenue de Sébastien avec le snobisme réussit à éclipser son codage homo-érotique pluriséculaire. Proust parvient ainsi à faire du signe flagrant et figé de l'inversion la figure cryptée et invisible d'un secret de Polichinelle.
Le corps de Sébastien porte donc deux sens: l'inversion et le snobisme, et il a aussi deux fonctions, deux fonctions simultanées et contradictoires: c'est lui qui à la fois cache et indique le second secret de Legrandin. Il figure exactement le double sens amphibologique de l'expression figée et ici resémantisée qui constitue elle aussi une des clés véritable du texte, "il crève les yeux". L'allusion n'est donc pas seulement ici littéraire et picturale, elle est aussi, selon la troisième catégorie d'allusions distinguée par Fontanier, elle est aussi verbale, cas où elle constitue, selon Fontanier, un jeu de mots. Bien plus que chez D'annunzio, Sébastien est devenu le héros d'un mystère, un mystère qui ne se révèle qu'aux seuls initiés par ce triple système d'allusions.

L'alignement de ces allusions trace une nouvelle perspective qui va modifier la vision du texte et montrer pourquoi Legrandin reçoit la première flèche dans l'œil, l'œil qui constitue en quelque sorte le point de fuite de ce portrait. La petite encoche brune, détail éminemment étrange, peut se comprendre de deux façons: on peut voir dans l'encoche une incision ménagée dans l'œil par la flèche, et l'œil est alors percé. Mais une encoche, c'est aussi cette entaille au talon de la flèche pour que la corde de l'arc puisse s'y loger, et dans ce cas l'encoche appartient à la flèche qui est vue par un raccourci de perspective, de derrière, fichée dans la prunelle. Par amphibologie, l'encoche peut signifier aussi bien la flèche que l'orifice. Il suffit maintenant de suivre la flèche qui indique l'œil en tant qu'ouverture en fonction des allusions pour comprendre. Si on veut on peut aussi consulter le dictionnaire érotique de Pierre Guiraud pour vérifier qu'y figure bien le verbe "encocher", et que le terme "œil" désigne par métaphore un orifice qui est d'ordinaire dissimulé du corps humain. [Tlön me murmure, hilare: «Ça va, on a compris, le trou du cul», je suis abasourdie et secouée d'un rire nerveux, ce n'est pas possible, l'intervenante est complètement obsédée]. Ces sens figurés indiquent la direction pour lire le texte, le secret dans le secret, l'image dans l'image. Tous les termes de l'analogie sagittaire, flèche, fiché, etc, se chargent d'un sens érotique filé, et le texte bascule dans l'obscénité. La flèche, symbole phallique, est aussi un signe directionnelle qui guide la lecture. Legrandin exhibe maintenant dans son œil le siège de son secret et l'image de son désir.

Proust ne fait là en fait qu'adapter en dépravant, car les flèches, qui sont des métaphores des traits de la peste, du désir ou de la chair, sont aussi des métaphores du regard. Les peintres les ont utilisés pour guider l'œil du spectateur vers le corps du saint ainsi constitué en cible du regard. Proust quant à lui utilise le fléchage de la première pointe pour indiquer l'envers de la représentation et le faire apparaître au milieu de la figure. Le snobisme est un trompe-l'œil, il fait croire que l'image a révélé le secret de sa profondeur alors qu'elle reste plane tant qu'on ne la lit pas en fonction de la flèche. La flèche fichée dans la prunelle indique au spectacteur le point par rapport auquel il faut se placer pour mettre en espace la psychologie de Legrandin. C'est le point de vue adéquat à partir duquel l'image du saint surgit dans le relief d'une anamorphose, ce que Baltrusaitis appelle une perspective dépravée. Une image est dépravée quand sa représentation est déformée par l'application régulière de lois rigoureuses et qu'il faut adopter un point de vue particulier pour la lire. C'est cette déformation régulière qui donne sa logique poétique au filage métaphorique du passage.
Le travestissement ostensiblement a-référentiel du texte, et le travestissement de Legrandin en Sébastien deviennent source d'une fantaisiste poésie qui est celle de l'humour.

L'humour, cette paradoxale flèche à double sens, réunit la plus triviale obscénité et l'épiphanie d'un beau corps nu masculin, la dépravation sodomiste et l'esthétisation d'une toile de maître, le ridicule d'un snob mortifié et le supplice d'un martyr, ou encore, le clinquant de D'Annunzio et le sublime de Mantegna.
La lecture satirique du premier secret de Legrandin est imposée par le texte parce que l'ironie est in presentia. La lecture du second secret ne s'ajoute à la première qu'en surplus, sans infirmer le premier. Autrement dit, le texte structure ses deux niveaux de significations selon le shéma de l'allégorie, une allégorie humoristique de D'Annunzio et Mantegna, à ranger dans la galerie des Vices et des Vertus de Combray et de Padoue.

Ces deux lectures supposent néanmoins des rapports fort différents avec le texte. Si l'ironie requiert une certaine distanciation, l'humour, lui, instaure une relation empathie comme y invite d'ailleurs la lecture du tableau. L'œil du spectateur suit la direction des flèches, vecteur du regard. Or d'une part, la topique de la rhétorique amoureuse a fait depuis longtemps des traits décochés par le regard les flèches d'Eros dont le corps du saint devient la cible, d'autre part, le spectateur du tableau, placé exactement en face du saint, occupe la position de l'archer, comme on le voit très bien avec cette toile d'Antonello de Messine, où les flèches sont tirées depuis le plan du spectateur.
Le regard fléché que le spectateur est conduit à décocher au saint est bien un regard de désir, au départ impliqué par le fonctionnement religieux du tableau, puisque le dévot vient contempler un corps assez désirable pour vouloir se l'approprier. Le corps de Sébastien, selon Daniel Arasse, agit sur son spectateur. Par un retournement du sens de la flèche, c'est le spectateur du tableau qui est lui-même percé par les traits du désir. Et enfin, à la dernière phase du processus, le spectateur en vient même à s'identifier au séduisant adolescent, puisque c'est ce corps-là, protégé de la peste, qu'il désire pour lui-même. L'échange optique et affectif aboutit ainsi à l'identification du regardant au regardé et du regardé au regardant.

Le texte de Proust construit le même dispositif optique. Chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. La reconnaissance de l'allusion exhibe forcément le beau corps nu de Legrandin aux yeux du lecteur archer, impliquant une complicité entre le voyeur et ce corps qui s'offre à lui, entre le regard du lecteur et ce qui, soudain, le regarde. La flèche d'Eros désigne aussi l'archer comme sujet désirant. La flèche dans l'œil désigne inéluctablement deux sortes inverses de lecteurs: l'aveugle et le voyeur, la dupe et le suspect. mais pour retourner encore une fois à cette énigme liminaire, il faut quand même en venir à une dernière évidence: c'est qu'aucun Saint Sébastien n'a jamais reçu la moindre flèche dans l'œil.
Selon le principe du travestissement qui est magistralement mis en œuvre par ce texte, le principe de la double flèche, qui consiste à faire de ce qui montre ce qui cache, et de ce qui cache ce qui montre, un secret peut en travestir, et donc en indiquer, un autre et un Mantegna peut en travestir, et don en cacher, un autre.
À partir de là, on peut essayer de suivre la flèche pour trouver l'œil, parcours qui ne mène plus au Louvre, mais évidemment à Padoue, à Padoue où Proust s'est rendu en 1900 pour voir les fresques de Giotto à l'Aregna, mais aussi celles de Mantegna aux Eremitani. Mantegna y a peint sur une fresque Saint Christophe décapité. Cette fresque est aujourd'hui extrêmement endommagée, mais il y en a une réplique, réplique qui avait été acquise à l'époque de Proust par Madame André, et dont il parle dans une lettre à Montesquiou : «la réplique de la fresque du Mantegna des Eremitani, une des peintures que j'aime le plus au monde».
Elle se trouve donc aujourd'hui au musée Jacquemart André.

Selon La La légende dorée, avant de faire décapiter Christophe, le roi l'avait fait lier à un poteau et avait commandé à quatre cents archers de tirer sur lui. Mais les flèches restèrent suspendues dans les airs. le roi qui n'avait pas vu et qui croyait que le saint était mort se mit à l'insulter. Alors une flèche se retourna et vint frapé le roi dans l'œil pour l'aveugler, et Mantegna, dans l'encadrement de la fenêtre en haut à gauche de la colonne a représenter ce miracle, Legrandin et le héros.
La flèche symbolise la cécité du roi devant l'évidence du miracle, mais le peintre en fait aussi une métaphore de la perspective dont les lignes convergent vers les yeux du spectateur qui est représenté à l'intérieur de la fresque sous les traits du roi.
Proust a probablement fait coïncider Sébastien et Christophe en fusionnant les miracles inverses et en forgeant une flèche à deux pointes. Les doubles sens du textes se condensent de cette façon en figures uniques, le viseur et le visé, le bourreau et la victime, et ce processus agit, exactement comme chez Mantegna, à l'extérieur comme à l'intérieur de la représentation.
En effet à l'intérieur de l'histoire le héros est partie prenante, c'est lui qui décoche la flèche, qui séduit Legrandin, qui le met au supplice. Legrandin est martyrisé pour sa foi secrète, pour son culte des jeunes corps masculins. Le texte révèle, tracé en une encre jusque là invisible, les lettres qui composent le mot cher aux anciens Grecs, et en ce sens, Legrandin, par une autre amphibologie, est un Saint Sébastien du snobisme du héros. En effet Legrandin, le soir où il l'invite seul chez lui au clair de lune sur la terrasse, l'adolescent ne trouve à lui demander que s'il connaît la/les châtelaines de Guermantes. Cette flèche ne va pas dans le bon sens et elle révèle aussi que le héros, exactement comme Legrandin, est snob et dissimulateur. Le snobisme aussi est une flèche à double pointe et la position du héros ressemble aussi beaucoup à celle du spectateur du tableau ou du lecteur puisque lui aussi décoche le trait sur le corps qui s'offre et lui aussi est le témoin d'un martyr qui le regarde.
L'homosexualité n'est pas l'un des traits caractérisant le personnage du héros, mais le texte l'inclut dans le mystère du martyre de Saint Sébastien.

L'affleurement des affects les plus intimes, éventuellement les plus différents, s'ils passent par l'humour, s'inscrivent aussi chez Proust dans les références culturelles. Philippe Chardin les liens particulièrement fort qui unissent chez Proust la culture et l'affect, l'intellect et le sentiment. Je cite: «En raison de cette exceptionnelle capacité d'articuler la référence culturelle la plus anodine (par exemple D'Annunzio) et l'affect le plus intense, les références culturelles sont sans doute ce qu'il y a de plus autobiographiques chez Proust.» Le voyeurisme, le désir pédérastique, les jeux de rôles sado-masochistes, investissent ainsi les allusions picturales et littéraires, mais elles passent peut-être ici par une œuvre moins anodine que celle de D'Annunzio car un Sébastien peut aussi en cacher, et donc en flécher, un autre.

Dans La Nuit des Rois, pièce modèle du travestissement, la jeune héroïne dont j'ai parlé tout à l'heure séduit Olivia en prenant les habits de son frère jumeau, et ce frère s'appelle Sébastien. Ajoutons que dans La Légende dorée, les deux frères suppliciés pour leur culte interdit sont aussi des jumeaux, dont l'un est féminisé par D'Annunzio dans sa pièce, et ils s'appellent Marc et Marcelien.
La flèche à double sens indique aussi la vérité du couple gémellaire qu'est l'homme/femme. Si la flèche de l'ironie satirique frappe les louchonneries de Legrandin comme celles de ces ancêtres, l'amphibologie humoristique retrouve le temps perdu de l'hermaphrodite initial avec la figure d'un saint supplicié par la réactivation d'un saint pluriséculaire, mais la mutiplication des allusions intriquées et des flèches à double sens aboutit à un brouillage généralisée des catégories et des positions, chacune donnant des autres des images inversées, dédoublées, spéculaires, ou substitutives. Le texte met en figure la prolifération amphibologique sur ces trois modes équivoques que sont le poétique, le comique et l'érotique dans un mixte de tableaux, de jeux de mots et de mystère.

Conclusion
Et pour terminer très vite, je voudrais essayer de dégager une dernière vérité proustienne de ces deux textes, de ces deux côtés du temps en prenant pour interprétant deux intermédiaires qui sont Racine et Shakespeare.
Sodome et Gomorrhe II fait courir une parodie d'Esther et d'Athalie à la façon d'un leitmotiv pédérastique selon l'expression d'Antoine Compagnon qui marque l'affinité de la tragédie de Racine avec le travestissement. Et il se trouve que dans les zones des tragédies raciniennes se dessine une théorie, une des différentes théories proustiennes, selon laquelle les garçons naissent filles puis se revêtent de corps d'hommes à l'adolescence, période équivoque où le masculin ne l'emporte pas encore sur le féminin. Par exemple Nissim Bernard a jeté son dévolu sur, je cite, «un de ces servants qui étaient encore des filles», et plus loin il est question, je cite toujours, «de ces jeunes enfants qui n'avaient pas encore atteints l'âge où le sexe est entièrement formé». Selon cette vérité racinienne, le sexe d'origine, féminin, est donc travesti par une enveloppe physiologique masculine. Avant cette métamorphose, les jeunes gens, selon les vers d'Esther, sont encore d'innocentes beautés, de jeunes et tendres fleurs.
Il y a donc au moment de l'adolescence une amphibologie du sexe. Et si certains messieurs sont fascinés par les jeunes gens, c'est peut-être parce que, comme dit Proust, ce sont encore des filles travesties et en cela, ils servent aussi d'exemplum à une loi générale qui rejoint la leçon d'idéalisme. Si le sexe féminin constitue l'origine de l'être, et qu'il se perd en même temps que la jeunesse, rechercher le temps perdu, c'est rechercher la jeune fille qu'on a été. Les messieurs qui louchent vers les jeunes garçons ne font ainsi que manifester, sous le verre grossissant de la satire, leur désir de retrouver leur origine, l'inversion consistant à la rechercher sous un travesti masculin. Ils indiquent ainsi, à l'envers évidemment, comment lire le sens de la fascination du héros pour les jeunes filles en fleurs, puisque lui aussi est attiré par la jeunesse, et cet appel contribue à sa leçon d'idéalisme.
Je cite Albertine disparue:

Mon amour pour Albertine n’avait été qu’une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n’aimons hélas,! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur.[8]

Dans Le Temps retrouvé, le héros demande à Gilberte de lui faire connaître de très jeunes filles et Gilberte lui présente sa propre fille, Mlle de Saint-Loup. Je cite: «Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.»

C'est pour avoir vu la jeune fille qui ressemble analogiquement à sa jeunesse que le héros pourra se mettre à écrire et trouver l'autre côté du temps. La leçon d'idéalisme va de pair avec une leçon de vision. Être artiste, c'est apprendre qu'on a une vision. C'est ainsi que le héros apprend à voir sa jeunesse, par le miracle d'une analogie, sous la métaphore de Mlle de Saint-Loup, qui est, dit-il, l'étoile où convergent les deux côtés de Combray et toutes les routes de sa vie et qui est aussi la réminiscence anticipée du passé retrouvé par l'écriture. Le héros va devenir artiste pour retrouver qon propre passé perdu, c'est-à-dire non plus une jeune fille extérieure, mais la jeune fille en fleur perdue, qui est en lui, la petite princesse racinienne aux aubépines.
La théorie du créateur androgyne, la figure du poète homme/femme, que Proust voit dans les toiles de Gustave Moreau, ce n'est jamais qu'un poncif fin de siècle. Mais Proust, à la façon dont il défige les clichés de langue, les lieux communs et les textes du passé, Proust régénère ce stéréotype d'époque en faisant de la part féminine une origine perdue mais conservée dans la mémoire de la littérature. La flèche inversive de son ironie indique que le sens du Temps perdu vers lequel elle remonte et la double flèche de son humour recomposent la dualité originelle. Ceux qui dans le roman recherchent cette origine, dont leur inversion garde une réminiscence confuse, en guignant les jeunes garçons, ceux-là sont ces être louchons sur qui s'abattent les traits ironiques de la satire, et le créateur, qui l'a retrouvée en la voyant en lui-même, féconde son œuvre en y multipliant les humoristiques amphibologies des flèches à double sens.

                                                    ***

Suite à une question de Compagnon:
La notion de syllepse de Riffaterre est derrière cette interprétation, à cela près que Riffaterre utilise deux textes, tandis qu'ici l'amphibologie concerne un seul texte.

                                                    ***

La version de sejan.

Notes

[1] voir le passage in Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.631/ Tadié t3 p.32-33

[2] Ibid

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.910/ Tadié t4 p.482

[4] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.621/ Tadié t3 p.23

[5] idem

[6] Voir la fin de cet article et notamment la note 216 qui recoupe la démonstration de Sophie Duval)

[7] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.127/ Tadié t1 p.127

[8] La Fugitive, Clarac t3 p.644

Vent de folie

Voici le moment d'utiliser l'exergue de Pale Fire :

This reminds me of the ludicrous account he gave Mr. Langton, of the despicable state of a young gentleman of good family. "Sir, when I heard of him last, he was running about town shooting cats." And then in a sort of kindly reverie, he bethought himself of his own favorite cat, and said, "But Hodge shan’t be shot: no, no, Hodge shall not be shot."

James Boswell, The Life of Samuel Johnson


Soit (merci à francofou):

Cela me rappelle l'histoire ridicule qu’il raconta à M. Langton, à propos de l’état abject d’un jeune gentleman de bonne famille. "Monsieur, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il courait la ville en tirant sur les chats." Puis, dans une sorte de rêverie bienveillante, il songea à son chat favori et dit: "Mais on ne va pas tirer sur Hodge: non, non, on ne tirera pas sur Hodge."

James Boswell, La vie de Samuel Johnson

cours n° 11 : La persistance du Grand Siècle

Nous essayons donc de voir comment La Recherche se souvient de la littérature, mais aussi comment elle ne s'en souvient pas. Le XVIIIe siècle en particulier brille par son absence, le XVIIIe siècle dans ses trois aspects: les Lumières et les philosophes, l'art — rénventé par les Goncourt— et les femmes et les salons.

(J'ai reçu une lettre qui m'interroge sur les relations entre Proust et Rousseau; comme je l'ai découverte il y a quelques minutes je ne peux y répondre, j'y reviendrai la semaine prochaine.)

La semaine dernière, vous avez certainement ressenti dans ce cours une certaine inflexion. Après coup, j'ai eu l'impression de vous avoir noyés sous les noms: Brunchvicg (qui fut l'éditeur de Pascal), Juliette Adam, Antoinette Faure, Félix Faure, Mme du Deffand, les frères Reinach [1], Halévy, Monsieur de Traves (Anatole France) et Monsieur Beulier (Alphonse Darlu), Madame de Beausergent... j'ai voulu vous exposer à cette extraordinaire mémoire proustienne et vous montrez que lorsqu'on tire un fil, tant de choses remontent (on en reviet à la polysémie de ce mot "remonte"). Il s'agit d'une mémoire monstrueuse.

Après l'absence du XVIIIe siècle, cette sorte de trou de mémoire, je voudrais m'intéresser aujourd'hi à la présence intense du Grand Siècle, ce qu'on pourait appeler le "classissisme" de Proust, au moment même où l'on parle d'un "classissisme moderne" à la NRF ou chez Moréas, par exemple. Trouve-t-on les mêmes références chez Proust, de quel XVIIe siècle s'agit-il chez Proust?
Je vous renvoie bien sûr aux sujets que Gisèle a eu pour le certificat d'étude:

L’un était: «Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie»; l’autre: «Vous supposerez qu’après la première représentation d’Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de la Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence.»[2]

Ce sont bien sûr deux sujets très académiques. Je vous renvoie à ces pages et aux commentaires des jeunes filles. Gisèle a choisi le premier sujet et a commencé sa lettre par «Cher ami», ce qui ne plaît pas à Albertine. Ici c'est tout le classissisme scolaire qui est ridiculisé.

Le choix du XVIIe contre le XVIIIe siècle correspond à une grande division qui partage les Français: d'un côté la religion, la monarchie, (etc), de l'autre la République, la laïcité. On se souvient de Roland Barthes déclarant en 1971 lors d'une interview: «J'ai lu, hélas peut-être, plus de Bossuet que de Diderot», ce qui était, surtout de la part d'un lycéen protestant, une remarque très révélatrice de l'enseignement de l'entre-deux-guerres. Le progrès s'opposait à la réaction, le mouvement à l'ordre.
Le XVIIe siècle est un lieu de mémoire. Cela reprend le thème des deux France, un thème encore opératoire aujourd'hui, comme le prouve un livre sorti avec ce titre sur un tout autre sujet... encore que...

On se rappelle de Brunetière cité par Péguy, (mais l'anecdote est célèbre et se trouve rapportée par d'autres que Péguy). Une dame avait envoyé ses écrits à La Revue des deux Mondes dans l'espoir d'une publication. Brunetière la rencontre et lui dit:
— Madame, je ne puis malheureusement prendre votre roman, c'est du pur XVIe.
— Comment? Aurais-je la chance, moi, d'écrire dans ce style si pur?
— Madame, je voulais dire du pur XVIe arrondissement.

Voyons comment nous pouvons situer Proust par rapport à Maurras. On se souvient que Léon Daudet, ami de Proust, est proche de Maurras.
On touve dans Le Temps retrouvé un éloge d'Aimée de Coigny de Maurras. Charlus s'exclame: «Vous m'avez fait lire autrefois l'admirable Aimée de Coigny de Maurras.»[3]
Il sagit en fait de Mademoiselle Monk, sorte de réécriture des mémoires d'Aimée de Coigny dans lesquels celle-ci raconte son rôle pour ramener la royauté en France. La Restauration, pour Mauras, c'est une bonne fortune, le kairos. Pour Maurras, elle résulte d'une conversation entre une mondaine et Talleyrand. Charlus continue: «Si l'Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles? Je ne le désire pas.»
Les attitudes de Proust et de Maurras sont donc radicalement différentes. Maurras, c'est la lutte contre la Révolution, le romantisme, la République, la Réforme: cet assemblage est très peu proustien.
Proust s'inspire également peu de Bossuet. Le romantisme est nullement honni par Proust, au contraire des convictions de l'Action française, pour qui le romantisme incarne le mal français, surtout au féminin.
On trouve simplement chez Proust une ironie envers la République et l'égalité qu'il appelle égalitarisme.

On observe ce qu'Arno Mayer a appelé dans un très bon livre La Persistance de l'Ancien Régime. Il y a cette persistance dans La Recherche, suivant cette remonte. D'après Arno Mayer, l'Ancien Régime persiste jusqu'à la guerre de 1914 dans l'économie, la politique, les mœurs. L'un des intérêt de La Recherche est justement d'avoir été écrit à cheval sur la guerre: il voit la fin de l'Ancien Régime. [Je salue ici la modestie de Compagnon qui ne fera aucune référence à son propre livre, Proust entre deux siècles, livre qui paraît malheureusement épuisé.]

Un pemier passage susceptible d'illustrer cette thèse se trouve au début de La Prisonnière.

Quand j’avais dit à Albertine, à notre arrivée de Balbec, que la duchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le même hôtel, elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu’indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées.

L'indifférence, l'hostilité et le mépris sont immédiatement interprétés comme les signes d'une frustration.

Celle d’Albertine avait beau être magnifique, les qualités qu’elle recélait ne pouvaient se développer qu’au milieu de ces entraves que sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été obligés de renoncer – comme pour Albertine le snobisme – et qu’on appelle des haines.

La haine, c'est un goût frustré.

Celle d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution – c’est-à-dire amour malheureux de la noblesse – inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes.

Aristocratie et révolution sont l'avers et l'envers du caractère français, on retrouve ce thème des deux France aux caractères opposés.

Ce genre aristocratique, Albertine, par impossibilité de l’atteindre, ne s’en serait peut-être pas souciée, mais s’étant rappelé qu’Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s’habillait le mieux, le dédain républicain à l’égard d’une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt pour une élégante.[4]

Ce passage est retors:
1/ La haine résulte d'une passion blessée, d'un snobisme déçu, c'est une haine entièrement négative.
2/ Il s'agit d'une proposition générale: la haine résulte d'une inclination à laquelle on a été obligé de renoncer.
3/ La Révolution est l'autre face d'un amour malheureux pour la noblesse, le dédain républicain et l'amour aristocratique sont les deux faces d'un même mouvement. Ce dédain ne demande qu'à se rendre, il n'aspire qu'à quelque chose comme de la reconnaissance.

Cela nous amène à un second passage qui montre la persistance de l'esprit de cour à la fin du XIXe siècle. Il s'agit de l'analyse de la façon dont la princesse de Parme reçoit les hommages, c'est une analyse de la dialectique de la courtoisie, où l'amabilité répond à la déférence.
Le narrateur analyse la disparition progressive de cette politesse, c'est une analyse à la manière de Tocqueville.

Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire.

Proust procède à une analyse de l'humilité et de l'amabilité:

Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n’est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d’un état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont cru qu’une république ne pourrait avoir de diplomatie et d’alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l’Église et de l’État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l’utilisation militaire de l’aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? C’est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu’ils n’ont plus ni États, ni armée ; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la princesse de Parme avait été souveraine d’un État, sans doute eussé-je eu l’idée d’en parler à peu près autant que d’un président de la république, c’est-à-dire pas du tout.[5]

Ce passage est typique de la prolifération d'hypothèses qu'on retrouve couramment chez Proust. La politesse disparaît avec la disparition de la déférence et de l'affabilité par rapport à une valeur imaginaire.
On retrouve dans ce passage l'hypothèse que la république est incompatible avec la diplomatie, ce qui est on s'en souvient l'opinion de Norpois. Il existe une autre hiérarchie sous l'égalité, une hiérarchie différente et secrète, la rémanence de l'ancien dans le nouveau. Trois exemples nous en sont donnés:
1/ Le pape n'a plus de pouvoir politique depuis 1870, et curieusement c'est cette perte de pouvoir que Proust appelle son pouvoir politique.
2/ Les cathédrales n'ont plus qu'une valeur esthétique mais ont par là plus d'influence sur un athée du XXe siècle qu'un croyant du XVIIe. Cette thèse avait été développée par Proust dans un article de 1903. Proust s'oppose à Ruskin qui soutenait qu'on ne pouvait apprécier les cathédrales sans foi et rejoint Léon Malle pour qui c'était possible.
3/ La dimension littéraire de la princesse de Parme provient directement de son prestige d'appartenir à une aristocratie déchue. La princesse est entourée du sentiment de la décadence, de la perte ou de la nostagie. Tout cela lui compose l'aura liée en République à ce qui est en train de mourir. Cela peut faire penser à Chateaubriand, il y a ici une esthétique de la décadence liée à la démocratie.
Le Temps retrouvé intervient après la disparition de l'ancien Régime:

J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont on n’a pu connaître que la fin ; c’est ainsi que ce que nous apercevons à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu’on ne reverra plus;[6]

C'est le thème de la douceur de vivre de la fin de l'Ancien Régime, selon le mot de Talleyrand («quiconque n’a pas vécu avant 1789 ne connaît pas la douceur de vivre»).
On peut dire que dans ce régime égalitaire le pape, les cathédrales, la princesse font contrepoids; ils sont les moyens par lesquels l'art restaure une élite, une hiérarchie.

Revenons sur la chute de la citation: la princesse de Parme peut figurer dans La Recherche, pas un président de la République.
Ce n'est pas tout à fait exact, d'ailleurs, plusieurs présidents figurent dans La Recherche, et tout d'abord Jules Grévy, qui fut le premier président de la IIIe République. On se rappelle de ce mot de Jules Grévy qui inaugurait le Salon des Champs-Elysées si l'année avait était bonne. On lui répond: «Rien d'extraordinaire, mais une bonne moyenne» et Grévy conclut: «C'est cela, messieurs, c'est cela. Pas de génie, mais une bonne moyenne, voilà ce qu'il faut à notre démocratie!»
Chaque fois que le président de la République passe dans La Recherche, c'est l'occasion d'un moment de gêne. A chaque fois il y a malentendu. Ainsi lorsque Swann promet d'obtenir des billets pour les Danicheff pour le petit groupe Verdurin, il explique:

– Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l’Élysée.
– Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
– Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie :
– Ça vous prend souvent ?
Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait : « Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace d’émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.
– Comment ça, M. Grévy ? Vous connaissez M. Grévy ? dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots « à qui il a affaire », comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale du dépôt.
– Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République.[7]

L'Elysée est toujours un faux-pas. Il y a un malaise dans les rapport avec les nouvelles couches. Ce passage souligne en fait l'incongruïté de la présence de Swann chez les Verdurin. On retrouve ce malaise lorsque Charlus rencontre Legrandin lors du mariage de la nièce de Jupien avec le jeune Cambremer, ce mariage qui aurait tant choqué la grand-mère du narrateur et qui lui fait dire que l'aristocratie ose des alliances que ne conçoit pas la bourgeoisie.

et presque personne ne remarqua qu’en lui disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore à interpréteri; ce sourire était pareil en apparence, et au fond était exactement l’inverse, de celui que deux hommes qui ont l’habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasard ils se rencontrent dans ce qu’ils trouvent un mauvais lieu (par exemple l’Élysée où le général de Froberville, quand il y rencontrait jadis Swann, avait en l’apercevant le regard d’ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse des Laumes qui se commettaient chez M. Grévy).[8]

La situation est inversée, l'Elysée devient la référence des mauvais lieux. De la même façon, le duc de Guermantes et scandalisé de ce que sa femme a mis une carte à l'Elysée suite à un dîner chez l'ambassadrice d'Angleterre où ils ont été présentés:

[...] Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l’honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l’Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très convenablement sa place, était le petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres. »
– Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à Chantilly ? Le duc d’Aumale n’était pas moins petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.[9]

La mémoire de l'Ancien Régime est aussi active que dans un roman de Balzac ou chez Barbey d'Aurevilly.

Enfin, nous trouvons une autre illustration de la disparition et de la résurgence de la politesse au début du Côté de Guermantes dans la description de la demeure:

C’était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d’honneur – soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour du seigneur – avait souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées, un concierge savetier, qui élevait des poules et cultivait des fleurs – et au fond, dans le logis « faisant hôtel », une « comtesse » qui, quand elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à côté du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui passaient à ce moment-là et qu’elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire.[10]

Le «flot montant» de la démocratie est un cliché; on pense à cette phrase de Royer-Collard en 1822: «Oui, la démocratie coule à pleins bords dans cette belle France plus que jamais favorisée au Ciel.» Royer-Collard fait parti du «grand parti conservateur libéral intelligent», sa république est celle que Proust appelle de ses vœux. (La monarchie de Juillet a vu disparaître la prairie héréditaire, laminant la noblesse.) Le «flot montant de la démocratie» a été analysé par Rémy de Gourmont et par Jean Paulhan dans Les fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres.
On remarque les oxymoron «la dédaigneuse affabilité» et la «morgue égalitaire».
Sous la surface égalitaire, le peuple garde une mémoire de l'Ancien Régime. Bien sûr, cette conclusion de Proust tien aussi au fait qu'il a surtout connu le peuple des domestiques, c'est-à-dire le peuple sans doute le plus proche de l'aristocratie.
On se rappelle que si Proust se moque de la chambre bleu horizon, il remarque que Saint-Loup aurait été élu s'il avait survécu:

J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, [...] L’élection de Saint-Loup, à cause de sa « sainte » famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques.[11]

Les Guermantes sont donc une «sainte famille». Le peuple considère que les idées démocratiques sont une lubie d'aristocrate.

La mémoire est le réceptacle d'une sensibilité à la persistance de l'Ancien Régime, d'autant plus charmant qu'il est devenu impuissant.


La version de sejan.

Notes

[1] qui raflent tous les prix au Concours Général, nous avait dit Compagnon la semaine dernière. Voir lien dans les commentaires.

[2] À l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.911/ Tadié p.261

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.797

[4] La Prisonnière, Clarac t3 p.32

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.455/ Tadié t2 p.746

[6] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.929

[7] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.216/ Tadié t1 p.213

[8] La Fugitive Clarac t3 p.667

[9] Le côté de guermantes Clarac t2 p.585/ Tadié t2 p.872

[10] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.15-16/ Tadié t2 p.313

[11] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.853

Tout cela n'est pas très rassurant

Extrait d'un compte-rendu de lecture paru dans le Quotidien du médecin du 27 février 2007 à propos du livre Ces fous qui nous gouvernent, de Pascal de Sutter.

[...] Le pouvoir rend-il fou ? Pour l'auteur, «la folie, chez un homme politique, c'est un peu comme la tuberculose pour les mineurs du siècle de Zola, une maladie professionnelle, un risque difficilement évitable». Et il ne cache pas son admiration pour ces hommes et ces femmes qui font preuve de «résistance hors du commun» et qui sont, «à leur manière, des héros antiques».

Des traits psychopathiques.
Faut-il être un peu fou pour accéder au pouvoir ? Pascal de Sutter est allé aux Etats-Unis demander à de célèbres profileurs, psychiatres, psychologues (dont Jerrold Post et Antonio Damasio), s'il fallait avoir «des traits de personnalité psychopathique pour atteindre le sommet du pouvoir. Aucun, rapporte-t-il, n'a jugé la question impertinente et aucun n'a répondu par la négative. L'homme politique, dit De Sutter, en évoquant Mitterrand et Chirac, «doit immanquablement être capable de tuer politiquement ses amis et ses ennemis. Il n'est pas obligé d'aimer cela. Ce qui le distingue du psychopathe». Il doit aussi savoir mentir et cela n'en fait pas pour autant un mythomane.
Alors, les dirigeants des grands pays démocratiques sont-ils effectivement fous ? L'hypothèse de l'auteur est que ce sont des résilients, dont les capacités d'adaptation hors du commun viennent précisément de « leur grain de folie», «qui leur permet de rebondir, de ne pas se remettre en question, d'attribuer la responsabilité d'un échec ou d'une erreur aux autres». Le narcissisme, la mégalomanie, une tendance paranoïde sont dans leur cas des « mécanismes de défense» qui les préservent d'une dépression grave ou d'un burn-out total. Tandis que «la dimension psychopathique de leur personnalité (l'agressivité, l'absence d'empathie) leur permet d'agresser, d'éliminer, en un mot d'agir et non de subir passivement». L'action étant «le garant d'une stabilité mentale». Enfin, grâce à leur tendance schizoïde, ils sont capables de détachement et de se réfugier dans leur jardin secret («la seconde vie de Mitterrand, la part d'ombre de Chirac»).

Des intrépides.
S'inspirant notamment de la méthode d'Aubrey Immelman, qui permet d'établir des profils psychologiques sans rencontrer les sujets, Pascal de Sutter n'hésite pas, dans la deuxième partie de son livre, à se pencher, après Bush et Clinton, sur les cas Sarkozy et Royal. Non sans avoir lu et décortiqué interviews, biographies, revues de presse, ainsi qu'interrogé l'entourage par questionnaire validé scientifiquement. Avec ses étudiants et d'autres chercheurs, il a appliqué au candidat UMP l'index de Millon.
Résultat : un profil ambitieux-dominant avec une personnalité inventive mais aussi narcissique compensatoire (cela semble du jargon mais cela correspond à des catégories psychologiques bien définies). Un profil, affiné par la méthode CIA et la méthode non verbale, dans lequel on trouve aussi l'intrépidité et l'hyperactivité. Avec les mêmes techniques, Ségolène Royal apparaît méticuleuse-ambitieuse avec une personnalité consciencieuse-contrôlante dont le revers est un profil rigide-autoritaire. La candidate du PS a également de nombreux traits de la personnalité intrépide. Et son succès montre l'importance de la communication non verbale en politique. [...]
« Votons-nous pour les plus fous ? ». Sa réponse [de Pascal de Sutter] : «Nous élisons les menteurs et les enjoliveurs», parce que leurs défauts nous rassurent sur nous-mêmes et que nous préférons ceux qui nous ressemblent. Et, pour les mêmes raisons, «nous préférons les hommes politiques qui ont un grain de folie aux hommes politiques rationnels et académiques».

article signé Renée Carton

(Petit cours de mise en scène — politique — télévisuelle: ne pas manquer ça.)

ajout le 20 avril 2007

Pascal de Sutter, psychologue, est « profiler » pour l’Otan. […]

Officier de réserve de 43 ans, Pascal de Sutter a débuté la psychosociologie dans la marine belge, il a ensuite vécu plus de dix ans au Canada, notamment comme ethnopsychiatre dans une réserve d'Indiens Crees, à 1 800 kilomètres au nord de Montréal. «Un souvenir mêlé de grand froid et de désarroi, de sujets alcooliques et de victimes de grande violences», explique-t-il rapidement. Imprégné de psychologie américaine, Pascal de Sutter prend goût à la psychologie politique. La psyché occidentale recèle d'autres noirceurs qui n'ont rien à envier aux Indiens : professeur-chercheur en psychologie à l'université de Louvain-la-Neuve, ses cours traitent de sexologie et de pouvoir. Pascal de Sutter a également ouvert un cabinet très lucratif à Bruxelles de coaching pour chefs d'entreprise et élus belges «comme français», précise-t-il dans un sourire énigmatique.

emmanuel.lemieux@nouveleconomiste.fr in Le nouvel économiste n°1383 du12 avril 2007

Henri Troyat

J'avais prévu d'écrire ce billet dès lundi mais je voulais absolument mettre en ligne le séminaire d'Isabelle Serça avant le séminaire suivant; les lignes citées en fin du précédent billet conviennent parfaitement à l'introduction de ce billet: «si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre [...]»



En CM2, invitée à passer un week-end chez une amie (c'était la première fois que cela m'arrivait depuis que j'étais en France), je trouvais dans la bibliothèque familiale Les semailles et les moissons d'Henri Troyat que j'empruntais.
En classe, nous avions le droit de lire quand nous avions fini notre travail. Je déposai ce livre sur le coin de mon bureau. Cette fois-là, pour une raison que j'ignore car ce n'était pas habituel (était-ce parce que le livre était plus gros que d'habitude?) l'instituteur me demanda au moment de la leçon de lecture de lire un passage de mon livre.
— Qu'est-ce que c'est? me demanda-t-il.
Les semailles et les moissons.
— Ah, il me semblait bien que cela me disait quelque chose.
Est-ce de ce petit moment de frime qu'est né mon attachement à Henri Troyat?

De ce livre je ne me souviens pas de grand chose: la campagne, la carriole, le début de la guerre de 1914, l'installation dans le café du mari. Je me souviens que l'héroïne, Amélie, perd sa mère vers quatorze ans. Elle prend alors en charge l'épicerie du village et découvre que les merveilleux bibelots de plâtre représentant des pâtres et des bergères qui lui paraissaient si attirants et qu'elle regrettait que sa mère ne vendît pas dans l'épicerie lui semblent désormais sans intérêt. La mort de sa mère l'a fait accéder à un autre stade du goût. Or j'aimais alors beaucoup les bergères de plâtre, leurs couleurs pastels et leurs joues roses. Je me mis à moins les aimer, puis à ne plus les aimer.
C'est à ce passage que j'ai pensé la première fois que j'ai lu la phrase de Renaud Camus: «Il n'y a pas de goût, il n'y a que des états culturels».
Je n'ai jamais lu les tomes suivants même si j'ai fait acheter l'intégralité du cycle à ma mère. Je l'ai donnée il y a quelques années à une kermesse de la paroisse.

Pendant mes années de collège, j'ai lu plusieurs fois deux cycles, Tant que la terre durera et Les Eygletière, dans les beaux volumes reliés de la bibliothèque de la ville. Je retrouve à leur propos exactement ce que décrit Proust dans Sur la lecture: je me souviens moins des livres que du contexte dans lesquels je les ai lus et des sentiments qui m'agitaient alors.

Je crois me souvenir que Tant que la terre durera est une saga russe. Je me souviens de deux anecdotes: un petit garçon au début du livre rêve qu'une catastrophe menace sa famille qu'il sauverait alors, devenant un héros (et je cessai alors de rêver qu'une catastrophe ébranlât ma famille pour que je devinsse un héros (j'ai ri en découvrant des sentiments voisins prêtés à Tante Léonie [1])) et un avortement à l'aiguille à tricoter: une femme, personnage important, avortait à la demande de son amant qui, satisfait, songait que tout allait se poursuivre comme avant, elle le quittait aussitôt pour ne jamais le revoir, à sa grande incompréhension. Il me semblait que je la comprenais très bien.

Quant aux Egletyères, je leur dois sans doute mes premiers émois sensuels. J'aimais les titres, La Faim des lionceaux et La Malandre.

Et puis j'ai abandonné Troyat pour passer à autre chose. Il m'en reste la sensation de ce que j'appelle la littérature "honnête", sans esbrouffe et sans surprise, une sorte d'idéal pour honnête homme.

Je ne peux pas dire que la mort d'Henri Troyat me fasse véritablement de la peine. Mais elle laisse une ombre, une absence, un regret, comme la mort en son temps de Maurice Genevoix, l'autre écrivain que l'on me faisait lire, parce que nous habitions en bordure de la Sologne. Il faisait partie de ces gens dont l'existence va de soi et ne peut être mise en question, ce qui fait qu'on ne pense pas souvent à eux jusqu'au jour où on apprend leur mort.


Notes

[1] «[...] survenant à un moment où elle se sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, [...] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.116

séminaire n°10 : Isabelle Serça, « Proust, littérature de la mémoire : écrire le temps »

La cassette dont je dispose pour ce séminaire est inutilisable. Retour donc aux notes et à leurs lacunes.
Isabelle Serça a eu la bonne idée de nous faire distribuer les extraits sur lesquels elle allait travailler. Elle parlera nettement moins vite que les précédentes oratrices, mais d'une voix plutôt monocorde, soporifique. Je finis par regretter que les intervenants ne parlent pas debout, en marchant de long en large et en faisant de grands gestes avec les mains.

Isabelle Serça est maître de conférence à l'université de Toulouse. Elle a écrit une thèse sur les parenthèses chez Proust. Les parenthèses sont essentielles, peut-être pourrait-on se contenter de lire les parenthèses, qui contiennent le sel de La Recherche. [sourire de Compagnon]
Elle a poursuivie ses recherches sur d'autres formes, elle est la spécialiste de la ponctuation chez Proust. L'une des décisions les plus difficiles lors de la mise au net de la nouvelle édition de la Pléiade a concerné la ponctuation: devait-on reprendre la ponctuation classique établie dans la première édition ou respecter la ponctuation originale des manuscrits?

                                             ***

Entre littérature et mémoire s'établit un chassé-croisé. Il s'agit d'un thème rebattu. Il ne s'agit pas de dresser un mémorial: La Recherche n'est pas un livre de souvenir, et ce n'est pas un monument. Il s'attache à retracer le mouvement de la mémoire dans le même temps que le mouvement de l'écriture. D'une certaine façon il s'agit du même mouvement. La faculté de se souvenir donne le style et est donnée par le style, il y a une analogie entre le travail de la mémoire et le travail de l'écriture. Il n'est pas possible, ni même souhaitable, de se souvenir de tout. On se souvient de Funes dans la nouvelle de Borges qui finit par se noyer dans ses souvenirs.
Lorsqu'on essaie de se souvenir, des mondes se rebâtissent, la mémoire compare, classe et sélectionne ce que nous pensons être notre passé de la même façon que Proust taille et retaille dans ses souvenirs. On se souvient de l'image évoquée par Antoine Compagnon, de Proust dans son lit au milieu de ses cahiers, une image de Proust en rhapsode, c'est-à-dire celui qui coud, raccommode, mais aussi le chanteur qui va de ville en ville.

épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe.[1]

On pense également à Bergson dont le philosophe norvégien rapporte la question: «Qu'est-ce qu'un souvenir qu'on ne se rappelle pas?»[2] C'est une question paradoxale. Oublier est différend d'ignorer, car pour oublier il faut avoir su tandis qu'ignorer c'est n'avoir jamais su. Un souvenir peut toujours revenir, c'est l'expérience de la madeleine: «tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.»[3] On l'a dit, il y a une stratification géologique du souvenir:

Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux – entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris – sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui, dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de «formation».[4]

Cette allusion à la géologie se retrouve également dans la disparition du souvenir:

Sous l’action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l’avais crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s’étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et précaires, relatifs à Albertine.[5]

L'effritement estun phénomène autant géologique que psychologique. On entraperçoit ici les rapports entre Freud et Proust: la mémoire est comme un langage, avec ses troubles et ses manques. La mémoire travaille pour donner une forma à notre temps, qui n'est pas le temps des horloges. L'écriture vise à donner une forme au temps:

Alors je pensais tout d'un coup que si j'avais encore la force d’accomplir mon œuvre cette matinée — comme autrefois à Combray certains jours avaient influé sur moi — qui m'avait, aujourd'hui même, donné à la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j’avais pressentie autrefois dans l’église de Combray, et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps.[6]

On pense également au bal des têtes: «le Temps qui d’habitude n’est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique.»[7] Les êtres et les objets s'inscrivent autant dans le temps que dans l'espace.

Le temps s'inscrit dans l'écriture par la longueur de la phrase. Le mouvement d'expansion de la phrase est quasi biologique, botanique, la phrase semble s'étendre par scissiparité, par divisions successives et infinies. On connaît la façon dont la phrase rebondit à partir d'un mouvement de relance en s'appuyant sur la reprise d'un mot, ce qui repousse d'autant l'apparition du verbe. Cette façon d'écrire est tout à fait contraire aux recommandations d'Aristote. Proust intercale des mots, on a affaire à la figure appelée "hyperbate", figure qui vient pertuber l'ordre naturel des mots et de l'exposition des pensées. Cette figure, l'art d'accumuler les parenthèses et de divertir le sens, crée la confusion et mélange les mots.

Selon Aristote, Proust serait un cancre. La phrase de Proust ne saurait correspondre au schéma classique; elle ne tient que par le mouvement qui la pousse en avant, et ne se termine parfois que grâce à un rétablissement in extremis. C'est une écriture sur le fil dont le fil est parfois rompu. Le contenant l'emporte sur le contenu, le commentaire sur le principal, grâce au «ballon des parenthèses» (expression de Paul Morand). Cette expansion est endiguée par le point final, il ne s'agit pas de la phrase étale de Claude Simon, la phrase court à sa fin, vers le point final, de même que seule la mort — ou la séparation— mettra un terme à l'action.

La phrase est informée par sa lutte avec ou contre le temps tandis que l'écriture informe le temps. La parenthèse joue ce rôle d'informateur puisqu'elle se rattache au mot qu'elle suit et le précise ou le développe. La parenthèse permet d'écrire sur plusieurs lignes de sens parallèles, sur un axe paradigmatique. Les mots sont intercalés, il y a interpolation. Prenant par exemple l'extrait n°2:

Et après avoir repris quelque force, je revenais vers l’hôtel, vers l’hôtel où je savais qu’il était désormais impossible que, si longtemps dussé-je attendre, je retrouvasse ma grand’mère, que j’avais retrouvée autrefois, le premier soir d’arrivée.[8]
[...] je retrouvasse ma grand-mère comme ce premier soir d'arrivée | md ma grand-mère que j'avais autrefois retrouvée autrefois, le premier soir d'arrivée || (N.a.fr.'' 16739)

Plusieurs procédés proustiens sont ici à l'œuvre: le rebond sur le mot «hôtel», la subordonnée relative qui développe ce mot, «désormais», longtemps et «autrefois» qui se répondent, le préfixe -re de repris et retrouver, c'est-à-dire l'utilisation de la polyptote, les deux modes utilisés pour le verbe retrouver, une fois au subjonctif, temps du virtuel et de l'absence, une fois à l'indicatif, temps de l'actualisation, ajoutage entre virgule qui étire la phrase.

De même, ce passage présente un exemple d'étirement par apposition:

Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes.[9]

On sait que le début et la fin de La Recherche étaient prévus dès le début. Cependant ce n'est certainement pas si simple; Nathalie Mauriac nous a montré comment un texte original pouvait éclater en plusieurs fragments et se disséminer. Le phénomène devient significatif quand l'interpolation vient insérer du passé dans du présent:

C’était, ce Guermantes, comme le cadre d’un roman, un paysage imaginaire que j’avais peine à me représenter et d’autant plus le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres et de routes réelles qui tout à coup s’imprégneraient de particularités héraldiques, à deux lieues d’une gare; [...][10]

Le «paysage imaginaire» se rapporte à la mémoire tandis que les «routes réelles» se rapportent aux véritables voies de communication, lieu d'un souvenir imaginaire. Il y a là une science de la topographie de la réalité et de la mémoire, comme cela a déjà été dit ici. Il faut donc posséder des repères intérieurs: «et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue... mais... c’est dans mon cœur...»[11] Proust est sensible à tout ce qui rappelle le passé, à une parlure archaïsante, une lustrine verte, des meubles, ainsi qu'on le voit pour Brichot qui retrouve dans le nouveau salon des Verdurins des traces de l'ancien:

Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés ici [...] intégraient dans le salon actuel des parties de l’ancien qui par moments l’évoquaient jusqu’à l’hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d’évoquer au sein de la réalité ambiante des fragments d’un monde détruit [...]. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que comme une personne il avait un passé, une mémoire [...]; encombrement joli [...] des cadeaux de fidèles [...]; profusion des bouquets de fleurs, des boîtes de chocolat, qui systématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un mode de floraison identique ; interpolation curieuse des objets singuliers et superflus qui ont encore l’air de sortir de la boîte où ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu’ils ont été d’abord, des cadeaux du Premier Janvier; [...][12]

Toute beauté passe par la reconnaissance. La mémoire supprime la dimension du temps.
La parenthèse possède ses propres points de repère, elle peut posséder un verbe. Elle permet d'éloigner la psychologie plane. Elle est un signifiant graphique qui met en scène le signifié. Elle permet d'ajouter une quatrième dimension au texte:

[...] tout cela faisait d’elle pour moi quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux; dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l’épaisseur de ses murs, [...][13]

On remarque que la parenthèse explique aussitôt «quatre», elle présente un continuum spatio-temporel.

De même dans Contre Sainte-Beuve, l'espace prend explicitement la forme du temps: «Ce qui est beau à Guermantes, c'est que les siècles qui ne sont plus essayent d'être encore; le temps y a pris la forme de l'espace, mais on le reconnaît bien.»[14]

Proust est un virtuose des tempi. Le mouvement de son écriture suit les irrégularités de la mémoire.

[...] si, (bien que ce fût la distraction – le désir de Mlle d’Éporcheville – qui m’eût rendu tout d’un coup l’oubli effectif et sensible) il reste que c’est le temps qui amène progressivement l’oubli, l’oubli n’est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l’espace. [...] cet oubli de tant de choses, me séparant, par des espaces vides, d’événements tout récents qu’ils me faisaient paraître anciens, puisque j’avais eu ce qu’on appelle « le temps » de les oublier, c'était son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire – comme une brume épaisse sur l’océan, et qui supprime les points de repère des choses – qui détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l’étais en réalité.[15]

Les erreurs d’optique permettent d’accéder aux vérité esthétiques. La parenthèse distend la temporalité, il ne s’agit pas du temps des mathématiciens, comme s’il y avait des séries temporaires différentes et parallèles. Ainsi la préface de Sésame et les lys, édité à part sous le titre Sur la lecture, commence ainsi:

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

Ce passage nous rappelle bien sûr cet autre du Temps retrouvé:

Bien plus, une chose que nous vîmes à une certaine époque, un livre que nous lûmes ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu’il y avait autour de nous ; il le reste aussi fidèlement à ce que nous étions alors, il ne peut plus être repassé que par la sensibilité, par la personne que nous étions alors ; si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu’il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu’il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. Que je revoie une chose d’un autre temps, c’est un autre jeune homme qui se lèvera.[16]

Le temps est écartelé, le présent lourd de tout ce que nous fûmes:

Souvent dans l’Évangile de saint Luc, rencontrant les deux points qui l’interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé, j’ai entendu le silence du fidèle qui venait d’arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s’étant scindée pour l’enclore, en avait gardé la forme ; et plus d’une fois, tandis que je lisais, il m’apporta le parfum d’une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l’Assemblée et qui ne s’était pas évaporé depuis près dix-sept siècles.[17]

On a ici une mise en abyme de la lecture même: le lecteur lisant Saint Luc songe au lecteur lisant Saint Luc songeant à la Bible...
La préface se poursuit et se termine ainsi, les parenthèses protégeant les espaces du passé [Isabelle Serça s'est excusée de ne pas avoir le temps de tout lire et de massacrer le passage par des extraits, je vous livre l'intégralité du passage]:

Que de fois, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi, inséré dans l’heure présente, un peu du passé, cette impression de rêve qu’on ressent à Venise sur la Piazetta, devant ses deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux grecs, l’une le Lion de Saint-Marc, l’autre saint Théodore foulant aux pieds le crocodile, – belles étrangères venues d’Orient sur la mer qu’elles regardent au loin et qui vient mourir à leurs pieds, et qui toutes deux, sans comprendre les propos échangés autour d’elles dans une langue qui n’est pas celle de leur pays, sur cette place publique où brille encore leur sourire distrait, continuent à attarder au milieu de nous leurs jours du XIIe siècle qu’elles intercalent dans notre aujourd’hui. Oui, en pleine place publique, au milieu d’aujourd’hui dont il interrompt à cet endroit l’empire, un peu du XIIe siècle, du XIIe siècle depuis si longtemps enfui, se dresse en un double élan léger de granit rose. Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s’arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées ; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les écartent, réservant de toute leur mince épaisseur la place inviolable du Passé : – du Passé familièrement surgi au milieu du présent, avec cette couleur un peu irréelle des choses qu’une sorte d’illusion nous fait voir à quelques pas, et qui sont en réalité situées à bien des siècles ; s’adressant dans tout son aspect un peu trop directement à l’esprit, l’exaltant un peu comme on ne saurait s’en étonner de la part du revenant d’un temps enseveli ; pourtant là, au milieu de nous, approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil.


La version, beaucoup plus précise il me semble, de sejan.

Notes

[1] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1033

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2

[3] Le Côté de chez Swann Clarac t2 p.985

[4] Du côté de chez Swann Clarac t1/ Tadié t1 p.184

[5] La Fugitive, Clarac t3 p.592

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1044

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.924

[8] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p. / Tadié t3 p.169

[9] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p. / Tadié t1 p.101

[10] Le Côté de Guermantes Clarac t2 p.14/ Tadié t2 p.315

[11] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.67

[12] La Prisonnière Clarac t3 p.285 / Tadié t3 p.789

[13] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.61/ Tadié t1 p.60

[14] Contre Sainte-Beuve, Folio p.279 (début du chapitre Retour à Guermantes)

[15] La Fugitive, Clarac t3 p.593/ Albertine disparue Tadié t4, p.173

[16] Le Temps retrouvé Clarac t3 p885

[17] Sur la lecture, dernières pages

cours n° 10 : le XVIIIe siècle dans La Recherche

Voici donc le début de l’acte III. Il reste encore quatre leçons et il est temps d’aller au cœur des choses après avoir autant tourné autour : nous avons parlé de l’espace, de l’épaisseur, de géologie, de botanique…

Il nous faut maintenant étudier les rapports entre la création littéraire et la conscience historique, comment la littérature passe dans la littérature, comme la littérature passe par la littérature, comment la littérature infléchit notre conception de la littérature : comment la littérature se souvient de son propre présent, comment elle transforme, elle infléchit, la société.

La littérature est épaisse, on ne peut la réduire à une source unique ou une référence. Les sources sont diffuses, l’allusion dénote une source et se dissémine dans le texte, nécessitant des fouilles compliquées dans la géologie et l’archéologie des textes.
C’est particulièrement vrai pour Proust. On a parfois appelé La Recherche un roman total, une sorte de mémoire absolue. Barthes disait «La Recherche du Temps perdu est l’une des grandes cosmogonies que le XIXe siècle a su produire après Balzac, Dickens, Zola, dont le caractère statutaire est d’être des espaces infiniment explorables.»
Comme vous le savez, on ne relit jamais les mêmes pages et on n’en sort pas une fois qu’on y est entré.

Barthes disait: «Je comprends que l'œuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire.» Elle est comme une montrueuse éponge de tous les savoirs et de l’air du temps, elle comprend tout, non seulement la littérature, mais tous les arts, tous les savoirs contemporains, médecine, diplomatie, généalogie, héraldique, toponymie, stratégie militaire, cuisine, bonne manières,… Il s’agit d’un dépôt des savoirs de la culture française, dépôt peut-être daté, d’ailleurs.

Je voudrais essayer de prendre les choses à rebours. La question devient donc : qu’est-ce qui n’y est pas ? Essayons de reprendre La Recherche du côté de ses lacunes.
Si l’on reprend l’index de La Recherche ou l’index de la correspondance établie par les chercheurs japonais, que ne trouve-t-on pas dans La Recherche, et pourquoi?
Le trou de mémoire le plus fameux, et bien connu, dans la culture littéraire de Proust, concerne la littérature du XVIIIe siècle. Cela pose une importante question.

Proust était lycéen au début des années 1880 à Condorcet, à l’école de la IIIe République, l’école de Jules Ferry, qui favorisait la connaissances des philosophes et des Lumières. Comment Proust a-t-il pu échapper à cette influence?
Il semble que, très jeune, Proust lui résistait, son tempérament était étranger à cette littérature. En 1889, il a 18 ans et passe le baccalauréat es-lettres. Marcel est à Ostende et sa mère dans le Béarn. Ils s’écrivent tous les jours. Sa mère lui écrit:«Cher petit pauvre loup, je ne puis rien te dire de mes lectures, mon grand, parce que je suis toute à Mme du Deffand et que tu dédaignes, je crois, le XVIIIe siècle.».
Plus haut dans la même lettre de septembre 1889, Mme Proust évoque les études de Robert. Il a pour précepteur Léon Brunschvicg. (Léon Brunschvicg est professeur à Condorcet qui a été au début du XXe siècle une pépinière pour la bourgeoisie juive: les trois fils les plus fameux sont les Reynac, il y a aussi les Halévy.) Il donne pour sujet de dissertation à Robert: «Comparez les deux révolutions du Cid et d'Andromaque». «Moi je ne connaissais que 89 et 48», [rires dans la salle] note Mme Proust. Elle ne parle ni de 1830 ni de 1871, la Commune. (On se souvient que Proust est né l’année de la Commune). Nous sommes en septembre 1889, c’est l’année de la crise du boulangisme et du centenaire de la Révolution française, cetterévolution qui a émancipé les Juifs de Paris, leur a donné les libertés civile et politique, Mme Proust ne l’oublie pas.
Derrière ce mépris de Proust pour le XVIIIe siècle, il y a à la fois le mépris des salons et des Lumières.

Dans la lettre suivante, Mme Proust écrit «Mme du Deffand est la seule relation que je ne dédaigne pas et que je cultive, elle m’amuse mais jamais nous ne nous lieront d'une intimité cordiale comme avec Mme de Rémusat». Mme de Rémusat était la dame de compagnie de l'impératrice de Joséphine, on s’en souvient, elle servira de modèle parmi d'autres à Mme de Beausergent dans La Recherche. Proust s'en moquera:

Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d’à propos Sophocle, Schiller et l’Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand’mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.[1]

En septembre 1889, nous sommes à la veille des élections législatives, celles qui vont marquer la fin du boulangisme, entreprise qui fut la dernière à menacer véritablement la République. La mère de Proust écrit à son fils: «En politique, je suis comme toi, mon grand, du grand parti «conservateur libéral intelligent». Réfléchissons à cette expression «conservateur libéral intelligent», ça fait rêver [rires], ces mots sont entre guillemets comme si Mme Proust citait son fils, ou comme si c’était un cliché, ou comme si c’était une utopie. C'est le parti du journal Le Temps (Anatole France), c'est la Revue des deux-Mondes (Brunetière). Juliette Adam parlera de la « République athénienne » à propos de la République de Gambetta, république bourgeoise, modérée, orléaniste.

Deux ans plus tôt, le 14 juillet 1887, Proust qui avait alors 16 ans écrivit à Antoinette Faure, fille de Félix Faure, futur président de la République, alors député du Havre. Proust lui raconte que sa mère a déchiré la lettre qu'il lui avait écrite. «Croirez-vous que Maman m'a déchiré une lettre pour vous. L'écriture était trop mauvaise. Au fond, je crois qu'un grand éloge de notre brave général, du soldat simple et sublime comme dit le petit Boulanger, a excité les vieux sentiments orléanistes républicain de Madame Jeanne Proust.» On était alors à l’apogée du boulangisme. Boulanger avait été limogé en juillet et envoyé à Clermont-Ferrand. Une manifestation empêche son départ de Paris. Le jeune Proust est emporté par l’enthousiasme pour Boulanger, ce qui va à l’encontre des «vieux sentiments orléanistes républicains» —citation de la lettre de Proust— de Mme Proust. Il s’agit du sentiment de la vieille bourgeoisie israélite parisienne qui n’a jamais été aussi heureuse que sous la monarchie de Juilliet, qui s'est ralliée au second Empire et s’est accommodée à la République. Le boulangisme est la queue de la Révolution, la queue du XVIIIe siècle.

En septembre 1889, Proust à Ostende écrit à son grand-père à Paris. Il s’inquiète des résultats du premiers tours des élections du 22 septembre 1889: «Serais-tu assez gentil de m'écrire ce soir ce que tu penses des résultats actuels.» La majorité est-elle révisionniste, monarche/boulange/bonape ou républicaine ? Nous assistons ici à la queue des Lumières.
Le refus des Lumières est donc ancien et constant.
Pour Proust, à la différence de sa femme, les valeurs de la République sont acquises et irréversibles. Julien Benda, qui était au lycée Charlemagne, contemporain de Prousrt, raconte lui aussi dans La Jeunesse d'un clerc les opinions familiales: l'égalité civique, la laïcité et la liberté individuelle ne peuvent être remises en cause.
En ce qui concerne l'égalitarisme politique, la justice sociale, le XIXe siècle doit s'arrêter là.

Dans Jean Santeuil on perçoit également cette méfiance à l'égard du XVIIIe siècle. Quand il s'agit de montrer la défiance de Santeuil envers l'écrivain, Proust oppose M. de Traves, génial romancier, mais matérialiste et sceptique, dont le modèle serait Anatole France, à M. Beulier, professeur de philosophie, dont le modèle est Alphonse Daru. Jean Santeuil penche vers M. Beulier et l'idéalisme.
Proust penche vers le spiritualisme. Il considère que le matérialisme n'est qu'un fatigant monceau d'erreurs.

De quoi qu'on parlât, M. de Traves s'attachait en tout à des choses qui laissait Jean si indifférent qu'il cessait bientôt d'écouter: jamais de vue générale dans le genre de celles que développait M. Beulier, jamais de vues oraculaires sur l'art, sur l'intelligence, mais un fait, le sens des mots. [...] Ranger des bibliothèques, chercher des bibelots, tels étaient ses plus vifs désirs, auxquels Jean demeurait tout à fait étranger.[2]

Monsieur de Traves incarne l'esprit du XVIIIe siècle: la bibliophilie, le goût des objets. Il rencontre l'opposition de Jean Santeuil:

Quant à la littérature, il [M.de Traves n'aimait que celle du XVIIIe] que Jean tenait pour nulle, puisqu'elle n'était nullement, à sa manière, comme la littérature du XIXe siècle, l'expression des vérités mystérieuses qui était pour lui la seule vérité.

On voit là se dessiner une opposition très nette entre la matière et le mystère. Cette idée se retrouve dans la Recherche du temps perdu. Contre la thèse de M.de Traves que la beauté est dans les choses et non dans la manière dont les choses sont vues. Par exemple quand le narrateur découvre Miss Sacripant chez Elstir, le narrateur en profite pour attaquer cette conception du beau:

comme si, ce charme, le peintre n’avait eu qu’à le découvrir, qu’à l’observer, matériellement réalisé déjà dans la nature et à le reproduire. Que de tels objets puissent exister, beaux en dehors même de l’interprétation du peintre, cela contente en nous un matérialisme inné, combattu par la raison, et sert de contrepoids aux abstractions de l’esthétique.[3]

Cette littérature que Jean tient pour nulle, c'est celui du scepticisme rationnel franc-maçon, mais c'est aussi celle d'Anatole France ou des Goncourt, qui ont véritablement promu Watteau, Fragonard, Chardin dans leur livre L'Art du XVIIIe siècle. On tient là une opposition fondamentale. Chaque fois que Proust évoque le XVIIIe siècle, il y a cette dimension. Il reproche à Stendhal son goût pour Voltaire et son ironie à la Voltaire. Proust n'éprouve que de l'indifférence, voire de la haine, à l'égard du XVIIIe siècle. Paradoxalement, "le XVIIIe siècle" est cité vingt-sept fois, beaucoup plus que tous les autres dans La Recherche. Alors que le XIXe siècle est pratiquement absent en tant que siècle et qu'on rencontre Balzac, Hugo, Wagner, Baudelaire, comme le XVIIe siècle, représenté par une série d'individus — La Fontaine, Racine, Molière, Sévigné —, par des hommes, et non résumés sous un style, le XVIIIe siècle n'est qu'un style, un style au sens Goncourt, au sens des historiens de l'art.
La seule occurence dans La Recherche du temps perdu où les artistes du XVIIIe siècle sont sauvés, c'est face aux révolutionnaires:

N’imitons pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s’ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution.[4]

On pense à Anatole France et Les Dieux ont soif dans lequel les révolutionnaires veulent détuire des peintures du XVIIIe siècle.

A l'opposé ontrouve les Goncourt, qui se sont affirmés comme les inventeurs de ce siècle. Dans sa préface de ''Chérie'', Jules de Goncourt dit à son frère combien ils ont été importants:

Or la recherche du vrai en littérature, la résurrection de l'art du XVIIIe siècle, la victoire du japonisme : ce sont, sais-tu, - ajouta-t-il après un silence, et avec un réveil de la vie intelligente dans l'œil, - ce sont les trois grands mouvements littéraires et artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle… et nous les aurons menés, ces trois mouvements… nous, pauvres obscurs. Eh bien! quand on a fait cela… c'est vraiment difficile de n'être pas quelqu'un dans l'avenir.»

Cela explique la densité des références au XVIIIe siècle dans le pastiche des Goncourt. Le XVIIIe siècle, c'est celui qui entretient le goût des curiosités et de l'antiquariat, comme on le voit avec L'enseigne du petit Dunkerque, boutique voisine de l'hôtel des Verdurin:

une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d'oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères [5]

Un peu plus loin :

le rayonnement d'une ondée, d'une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d'un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle[6]

Voltaire, Rousseau et Diderot sont à peu près totalement absent de La Recherche, tout comme le XVIIIe siècle des salons, des femmes, tels que le décrivent les Goncourt.
Pratiquement la seule référence à Diderot dans La Recherche apparaît dans le pastiche des Goncourt:

l'eau me vient à la bouche de la vie qu'elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon si vaste qu'il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me faisant penser à celle qu'évoque ce chef-d'œuvre de Diderot, les Lettres à Mademoiselle Volland.[7]

Charlus pour sa part s'étonne durant la guerre de la conversion de Brichot qui était jusque là un classique. La guerre a fait de lui un moderniste:

Tout au plus est-il étrange qu’un partisan aveugle de l’Antiquité comme Brichot, qui n’avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d’Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu’Austerlitz même, ce n’était rien à côté de Vauquois.[8]

On peut évoquer la mauvaise blague qui intervient à plusieurs reprises à propos de Watteau, Watteau à vapeur, que l'on trouve dans la bouche de Saniette.

– Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j’aime mieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe siècle fébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire.[9]

Le XVIIIe siècle est le seul siècle à posséder une réalité d'ensemble, tandis que le XVIIe et le XIXe siècle n'ont aucune unité, il s'agit d'écrivains individuels. On assiste en corrolaire à l'apologie du XVIIe siècle, monarchiste, catholique et classique. Il y a une résistance au XVIIIe siècle mais pas dans un sens monarchiste à la Maurras, qui assimile révolution, romantisme et République.

Proust se montre régulièrement ironique envers la Révolution, les Lumières et l'égalitarisme mais pour lui la République est acquise.
Revenons aux éléctions de 1893. Ce sont les premières auquelles Proust ait voté. Elles sont évoquées dans Jean Santeuil. Jean Santeuil rentre chez lui et à une conversation avec sa mère et son père est absent:

C'était jour d'élection. — Pour qui votes-tu, lui dit sa mère. — Pour Denys Cochin. Et papa? — Il aurait voté pour Passy. — Eh bien je voterai Passy, car je suis son fils avant d'être moi. [10]

Frédéric Passy était un bon Républicain, prix Nobel de la paix. Il était opposé à Denys Cochin, orléaniste, catholique, favorable à la monarchie constitutionnelle.
Le texte se poursuit ainsi:

Jamais il ne vota avec tant de plaisir. Il revint joyeux de la mairie avec l'émotion contenue que donne à tout conservateur le sentiment de la solidarité et de la tradition.

Le jeune Jean Santeuil renonce à voter pour le candidat conservateur au nom d'un sentiment encore plus conservateur.

Frédéric Passy sera battu.
Plus tard, Proust s'opposera à la séparation de l'Eglise et de l'Etat et rejoindra le parti de Cochin.


ajout le 5 mars 2007 : la version de sejan.

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.492

[2] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 479-480, voir la citation intégrale dans les commentaires

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.847

[4] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.888

[5] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.710/ Tadié t4 p.285

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.714/ Tadié t4 p.288

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.713/ Tadié t4 p.288

[8] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.779

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.938

[10] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 857, voir la citation intégrale dans les commentaires

séminaire n°9 : Sara Guindani : “Je ne savais pas voir.” Malentendu, connaissance et reconnaissance chez Proust

La transcription de ce séminaire a été mise hors ligne suite à la demande de Sara Guindani.

Un livre doit paraître aux éditions de La Transparence : Je ne savais pas voir.


Mise à jour le 22 février 2015: aperçu dans le cadre des séminaires du Collège de France.

Mardi-gras

22 février 1814, campagne de France
Ce fut cette rencontre inopinée qui amena la lutte dont nous avons parlé, lutte obstinée et sanglante, dans laquelle Blücher fut blessé, et où l'on vit nos conscrits, mettant à contribution toutes les boutiques de Méry pour fêter mardi-gras, se battre à outrance, affublés de masques et d'habits de carnaval.

Vicomte de Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations, tome premier, chapitre 5

cours n° 9 : Tristan - premier bilan

Quelques-uns d'entre vous m'ont demandé d'écouter le passage de Tristan évoqué par Proust.
Vous vous souvenez du contexte immédiat de cet air du pâtre de Tristan et Isolde quand il apparaît dans La Prisonnière. Pour le narrateur, il s'agit du coup de génie qui consiste à incorporer dans une œuvre un morceau venu d'ailleurs; l'après-coup est la griffe du génie: «[...] Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, [...]»1
Le narrateur reconnaît une mesure de Tristan en jouant la sonate et se met à réfléchir aux œuvres du XIXe siècles, «merveilleuses et manquées». L'air du pâtre apparaît comme une preuve de cette unité rétrospective des grandes œuvres de Balzac, Hugo ou Michelet.
Elle [l'unité] surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste.2
Remarquons cependant que rien n'indique que le morceau dont il est question ici soit l'air du pâtre dont on parlera plus tard.

Il s'agit du début du dernier acte. Tristan est en train d'agoniser et Kurnewal est prêt de lui. Ils attendent Isolde qui seule pourra le sauver.
En résumé, Kurvenal a transporté Tristan blessé en ce château ancestral en Bretagne. C'est là qu'il gît, veillé par Kurvenal, dans un profond évanouissement. Un pâtre souffle une mélodie plaintive sur son chalumeau. Il demande à voix basse à Kurvenal d'où viennent les souffrances de son maître. Mais Kurvenal évite de répondre et ordonne au pâtre de regarder attentivement si un navire arrive. (Je reprends ces lignes sur le site en lien plus haut. Il me semble que c'est exactement ce qu'a prononcé Antoine Compagnon).
Vous savez ce qu'est un chalumeau, c'est une tige de roseau percée de trous, le calamus antique, la flûte rustique symbole de toute la poésie pastorale. C'est aussi la "paille" qu'on utilise pour boire: à l'époque de Proust cela s'appelait un chalumeau.
Proust aimait beaucoup ce mot de chalumeau. Ce mot est utilisé au moins à une autre reprise, lorsque la grand-mère du narrateur est malade et que le docteur Cottard recommende qu'on prenne sa température.
On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute sa hauteur le tube était vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère. Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps ; la petite sorcière n’avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu’ait pu faire sur soi-même l'âme de ma grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir : 38°3.3
Page magnifique, quelque chose comme la lessiveuse de Ponge dans sa description très technique, animalisée, poétisée. Etait-ce une découverte récente pour que Proust s'y intéresse ainsi? Le thermomètre fut inventé en 1867 par Thomas Clifford Allbutt; auparavant, c'était très long de prendre la température de quelqu'un, ce que Proust remarque à sa manière: «nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps». L'autre particularité notée par Proust, c'est que le mercure ne redescend pas. Il s'agit d'une véritable description technique d'un objet qui aura bientôt disparu, puisque, comme vous le savez, le thermomètre à mercure est désormais interdit. Bientôt il faudra l'expliquer aux étudiants, comme je dois déjà leur expliquer ce qu'est une lessiveuse lorsque nous étudions ce texte. C'est aussi cela, "la mémoire de la littérature".

(Nous écoutons l'air du pâtre.)
L'interprétation que nous venons d'entendre est celle de Karl Böhm enregistrée en 1966 au festival de Bayreuth. L'air est ainsi évoqué: « La vieille chanson; pourquoi m'éveille-t-elle? »
Elle est jouée au cor anglais, qui n'est ni un cor, ni anglais. On ne sait pas d'ailleurs pourquoi cela s'appelle ainsi, est-ce anglais pour anglé, parce qu'il faisait un angle, ou anglais pour angélique?

Proust sait que Wagner s'est inspiré de la chanson des gondoliers de Venise, mais comme toujours chez Proust, les références sont fausses. Wagner raconte précisément dans Ma Vie:
Pendant une nuit d'insomnie, je m'accoudais au balcon du palais Giustiniani; et comme je contemplais la vieille ville romanesque des lagunes qui gisait devant moi, enveloppée d'ombre, soudain du silence profond un chant s'éleva. C'était l'appel puissant et rude d'un gondolier veillant sur sa barque, auquel les échos du canal répondirent jusque dans le plus grand éloignement; et j'y reconnus la primitive mélopée sur laquelle, au temps du Tasse, ses vers bien connus ont été adaptés, mais qui est certainement aussi ancienne que les canaux de Venise et leur peuple [...] et peut-être m'a-t-elle suggérée l'air plaintif et traînant du chalumeau.
(citation à peu près. à vérifier).
Il n'y a là aucun tiroir. Proust confond peut-être avec un autre morceau de Wagner, l'enchantement du Vendredi Saint de Parsifal. Celui-là a bien été trouvé dans un tiroir. Proust cite souvent cette anecdote, et déjà dans Contre Sainte-Beuve pour défendre Balzac contre ses détracteurs.
L'enchantement du Vendredi saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser à faire Parsifal et qu'il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus vivre séparées, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions?4
Nous rencontrons encore cette opposition de l'organique et du mécanique qui finissent par se fondre: toutes les parties deviennent solidaires.
Proust croyait fermement à cette idée d'un morceau tiré d'un tiroir. Pourtant, aucun critique, aucun musicologue, ne fait référence à une telle anecdote, sauf Albert Lavignac, dont on sait que Proust écrivait à la fille (ou sa nièce ou sa cousine, je ne sais plus).

Si c’et air est si présent chez Proust, c’est que c’est un air très riche. Déjà proche de la mort, Tristan est ramené à la vie par l’idée de l’arrivée d’Isolde. Tristan l’attend. L’air du pâtre résonne pour la deuxième fois. Kurneval secoue la tête, aucun bateau n’est en vue. Tristan revoit sa vie et se prépare à mourir.

(deuxième air du pâtre)
Nous avons entendu Wolfgang Windgassen dans le rôle de Tristan et Eberhard Waechter dans le rôle de Kurneval.
[...] Dois-je ainsi te comprendre, / vieille chanson grave / avec ton accent de lamentation? / Par la brise du soir / elle pénétra timidement / lorsque jadis fut annoncée / à l'enfant la mort de son père: / à l'aube du jour craintive, / encore plus craintive, / lorsque le fils / apprit le sort de sa mère. / Lorsqu'il m'engendra et mourut, / lorsqu'elle m'enfanta en mourant.
L’air rappelle deux morts, celle du père et de la mère de Tristan. Il annonce le destin de Tristan : brûler de désir et mourir.
Il s’agit du seul cas où le leitmotiv est ainsi commenté par le personnage lui-même. Le remède est aussi le mal, on reconnaît une thématique constamment présente chez Proust : l’amour est à la fois le mal et le remède, ce qui blesse et ce qui guérit.

Au bord de l’évanouissement il paraît voir Isolde. Le rêve se transforme en réalité, le navire approche, il est signalé par un air joyeux du pâtre.
C’est cette troisième occurrence qui est l’objet de l’allusion de Proust :
Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air d’un pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.5
Proust se trompe encore une fois, ici il s’agit de note joyeuse, tandis que la chanson des gondoliers renvoyait des notes plaintives. Proust effectue un déplacement de la note plaintive à l’air joyeux.
Proust fait assez souvent allusion à cet air joyeux. Ainsi quand le narrateur attend Albertine dans Sodome et Gomorrhe: Albertine est allée voir Phèdre tandis que le narrateur se rend chez la princesse de Guermantes. Il passe une soirée sereine dans l’idée qu’il va revoir Albertine. À son retour, elle n’est pas là, et il surveille le téléphone.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel; arrivé au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone.6
On reconnaît dans « l’écharpe agitée » le signal entre Tristan et Isolde à l’acte II, et l’air joyeux du chalumeau du pâtre, heureux augure. De la même façon, dans un texte intitulé Impressions de route en automobile (1907), la trompe de la voiture est comparée au chalumeau du pâtre et à l’écharpe agitée.
c'est [...] au chalumeau d'un pauvre pâtre, à l'intensité croissante, à l'insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l'expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l'âme humaine.7
«l'insatiable monotonie de sa maigre chanson» est opposé au plus sublime. Sont à la fois «mécanique[s] et sublime[s]» le téléphone, la trompe et l'air du pâtre. Ces sommets de l'émotion coïncident avec un air presque vulgaire.

Proust a entendu Tristan le 7 juin 1902. On jouait peu les intégrales de Wagner. La création de Tristan à Paris avait eu lieu en 1900. En 1902 Proust assista à une représentation en compagnie de ses amis Bibesco et Fénelon.

Ainsi le mécanique et le sublime se rejoignent, le haut et le bas coïncident souvent. Le sublime doit être profané. L'air le plus sublime s'associe au grotesque. On en trouve encore une preuve dans une lettre que Proust envoie à Sidney Schiff le 16 juillet 1921 pour s'excuser de ne pas lui avoir envoyé son livre plus tôt.
Proust a été malade de mai à juillet, c'est dans cet intervalle qu'il a visité le musée du Jeu de paume et qu'il a vu le "petit pan de mur jaune" qui provoquera la mort de Bergotte. Il l'écite donc que «Je l'aurais fait plus tôt [écrire] si je n'avais pas été tout à fait mourant. A force de dire Schiff, Schiff, je me voyais comme Tristan attendant la nef...»
On voit ici l'humour de Proust: «Schiff, Schiff», cela sonne comme «Das Schiff! Das Schiff!» mais aussi comme le bruit de la toupie.
Il y a donc un constant va-et-vient entre le plus sacré et le plus quotidien, une constante oscillation entre le plus grave et le plus profane. Les idôles doivent toujours être abaissées. On songe à Mme de Guermantes qui sert à moquer les opéras de Wagner:
Elle donne tout Molière pour un vers de l'Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse.8

— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d’oeuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.9
Voilà bien un exemple d'élévation et d'abaissement.

***


La semaine prochaine je ne donnerai pas cours. Il est donc temps de dresser une sorte de bilan de ses premières semaines de cours.
Je constate que j'ai tendance à me laisser guider de semaine en semaine sur le terrain que j'ai délimité, avec l'idée que les pièces du puzzle vont d'elles-mêmes se mettre en place. J'ai finalement repoussé le moment de traiter un certain nombre de chapitres obligés. Je n'ai pas parlé par exemple du statut de la citation, de l'allusion, du pastiche, peut-être parce que je l'ai déjà fait ailleurs et que je n'avais pas envie de me répéter. Je n'ai pas traité «Proust et Racine», «Proust et Balzac»...
Mais ici il n'y a pas d'examen, j'ai davantage de liberté que de l'autre côté de la rue Saint-Jacques; je ne fais pas cours dans l'idée qu'il faut avoir traité "l'état de la question". (Vous savez que c'est ainsi que Péguy se moquait de la Sorbonne.)
Je ne me sens pas véritablement coupable car ces sujets ont été traités par les intervenants en séminaire, en particulier Natahlie Mauriac Dyer a parfaitement analysé une seule allusion tandis qu'Annick Bouillaguet a fait l'analyse du pastiche des Goncourt et a montré l'importance du pastiche chez Proust.

Après coup on retombe sur ce qui était à l'origine du projet de ce cours. J'y pensais en lisant une citation d'Albert Thibaudet dans L'histoire de la littérature française:
Ces fouilles dans la mémoire de l'auteur s'accordent à des fouilles dans la mémoire épaisse de la littérature \[...]10
Il y a collusion, accord, entre la mémoire individuelle et la mémoire de la littérature, les deux ne sont pas séparables.
De sorte que dès qu'avec Proust une sorte de sentiment de familiarité s'est établi, on a reconnu qu'on l'attendait, que le roman français faisait là une de ces remontes naturelles et nécessaires.11
Qu'est-ce qu'une remonte?
1/ un ban de poisson qui remonte un cours d'eau. Cela consiste à nager à contre-courant.
2/ cela consiste à se pourvoir en chevaux: faire provision de.
Le Trésor de la langue française cite Thibaudet parlant de Chateaubriand: «Pour employer l'expression qu'il applique à un autre, il \[Chateaubriand] faisait au Saint-Sépulcre ses remontes de littérature et ses provisions d'amour (THIBAUDET, Hist. litt. fr., 1936, p. 36).»
Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant. Albert Thibaudet appelle également Bergson «le grand remontant», ce qui peut vouloir dire nage à contre-courant mais aussi reconstituant, fortifiant.
Péguy, lui, parle «des races remontantes», qui sont ces plantes qui fleurissent plusieurs fois dans l'année.

Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant pour produire des fleurs. (J'espère que sejan aura noté la formule exacte).

La version de sejan.



1 : La Prisonnière, Clarac t3 p.160
2 : Ibid, p.161
3 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.299
4 : Contre Sainte-Beuve, Folio p.213 (achevé d'imprimer octobre 2002)
5 : La Prisonnière, Clarac t3 p.161
6 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.731
7 : fin du texte
8 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.471
9 : Ibid, p.491
10 : éditions Stock, 1936, p.535
11 : Idem

La saison des amours

Le nez de Pinocchio ne grandit plus. Le pantin est inquiet. Il va voir son père qu'il trouve en train de trousser une pute en bois et donc peu disposé à l'écouter, le conseiller et le consoler. Il se tourne alors vers Jiminy:

Il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu recours à Jiminy Criquet. Il se dit que sa conscience était là pour l'aider dans les cas difficiles. Aussi mit-il ses mains en porte-voix et il appela :
— Jiminy !
De sous un gros champignon des prés, une voix maussade lui répondit :
— Je suis là. Qui me demande ?
— C'est moi, Pinocchio.
— Pino qui ?
— Tu m'as oublié ? Je suis le petit garçon dont tu es la conscience.
— Reviens plus tard, je suis occupé.
— J'ai besoin de toi, c'est très grave.
Il y eut un silence puis le criquet reprit d'une voix hargneuse.
— Bon, je t'écoute. Qu'est-ce que tu as encore fait ?
Pinocchio se rappelait que Jiminy était toujours dans son dos à lui faire des remarques à propos de tout et de rien. Décidément, rien ne marchait plus comme avant. Il soupira :
— C'est difficile d'expliquer sans te voir.
— Et les prêtres dans les confessionnaux, comment ils font? Tu ne vas pas être plus exigeant qu'un curé.
L'argument donnait à réfléchir. Pinocchio n'insista pas. Après tout, c'était lui, Jiminy Criquet, la conscience. En tant qu'investi d'une lourde responsabilité, il devait savoir ce qu'il faisait.
Comme le garçon se taisait, Jiminy lança de son champignon:
— Bon, je vais t'aider. Dis-moi ce que tu as encore fait. Tu as volé des journaux pornos chez la marchande.
— Oh non! protesta Pinocchio. Je jette juste un œil, en passant, pour ne pas avoir l'air trop bête devant les copains.
— Tu as piqué de l'argent dans la poche de Gepetto pour aller voir en cachette un film interdit.
— Ça, c'était il y a longtemps, reconnut Pinocchio. On n'en parle plus. Maintenant on en passe gratuitement à la télévision.
— Quelle époque! soupira le criquet.
Il y eut un nouveau silence. Pinocchio doutait de plus en plus que sa conscience puisse faire quoi que ce soit pour son nez. Avec un accent de triomphe, Jiminy s'écria:
— J'ai trouvé! Tu t'es branlé pour la première fois!
— Je me suis quoi?
— Branlé... Masturbé... Onanisé... Paluché... Manuélisé... Astiqué la braguette... Balancé le chinois... Gonflé l'andouille... Secoué le bonhomme... Etranglé popol... Poli la colonne... Bahuté la pine...
Au fur et à mesure, Jiminy Criquet envoyeait les mots de plus en plus vite. A la fin, il s'écria:
— Oui, ma criquette, oh que c'est bon, tu me fais sauter la cervelle!
Depuis un moment, Pinocchio essayait de parler. Il profita du silence soudain pour s'excuser:
— Je n'ai rien fait de tout ça.
Il y eut un bref éclat de rire plus aigu que la voix de Jiminy Criquet. Celui-ci parut en haut du champignon. En le voyant, Pinocchio ne put cacher sa surprise. Jiminy était toujours tiré à quatre épingles. Et le voilà qui se présentait en robe de chambre, les joues rouges et le poil en bataille. La conscience constata l'étonnement de Pinocchio et dit:
— Il faudra qu'on cause des mystères de la nature, tous les deux, mais plus tard... C'est la saison des amours chez les criquets et elle ne dure que trois jours par an. Alors, Pinocchio, mon petit, laisse-moi en profiter!
De sous le champignon provint un autre éclat de rire, puis on appela:
— Jiminy, tu viens?
Le criquet haussa les épaules et dit, avec un sourire d'excuse:
— Tu entends, elle m'appelle... C'est ça l'amour!

Jean-Pierre Énard, Contes à faire rougir les petits chaperons, p.20

Et maintenant une page de publicité

Le 21 février paraîtra un numéro hors-série de la revue La presse littéraire consacré aux «Écrivains infréquentables».



General Motors

Je vais continuer dans la veine automobile.

Un professeur nous conseilla un jour de lire My Years With General Motors d'Alfred P. Sloan. La bibliothèque ne le possédait qu'en anglais, c'était un gros livre, je peinais plusieurs jours.
Il y a deux ans j'ai réussi à m'en procurer un exemplaire en français que je voulais offrir. Les circonstances ont été telles que j'ai encore le livre.

En français il sonne moins bien, un peu docte et moralisateur, comme c'est souvent le cas des livres américains sur le management une fois qu'ils sont traduits. Non seulement ce livre couvre tous les champs de la gestion de l'entreprise (répartition du capital et actionnariat, organigramme et organisation du travail, mise en place du premier contrôle de gestion, recherche, marketing, commercialisation et réseau de distribution, etc), mais en plus il déploie sous nos yeux l'histoire de l'automobile, de ses progrès et des conséquences dans d'autres domaines, comme l'aviation ou les frigidaires.
La recherche est au cœur du développement de l'entreprise, c'est elle qui permet à l'entreprise de devancer ses concurrents, mais A. Sloan ne cache pas l'importante résistance au changement à laquelle se heurte toute innovation, tant à l'intérieur de l'entreprise que chez les clients. Cependant les clients sont preneurs de nouveautés, la société de consommation est en train de naître sous nos yeux.

J'ai choisi les passages que je préfère, ceux qui parle de découvertes et d'innovation. Il manque les photos qui illustrent le livre.

La peinture de couleur vive (ou l'anti-Ford T)

Le 4 juillet 1920, — par hasard, je crois, plutôt qu'intentionnellement — on observa aux laboratoires du Pont une réaction chimique qui allait être à l'origine d'une laque de nitrocellulose qui recevrait le nom de « Duco ». On s'était aperçu qu'une laque pouvait porter en suspension davantage de pigment colorant, et procurerait des couleurs plus vives: il fallut trois années d'expérimentation pour obtenir le nouveau produit, fruit de la collaboration des laboratoires du Pont et de notre organisation de recherche dirigée par Kettering. En 1921 fut créé à la General Motors un comité « Peintures et émaux » (paradoxalement, peinture et émail allaient bientôt être évincés), et la première voiture à carrosserie laquée sortit en 1923 : c'était l'Oakland « True Blue » modèle 1924.
La nouvelle laque Duco fut commercialisée et toute l'industrie automobile put en profiter en 1925. Il restait encore certaines difficultés à vaincre, et les chercheurs s'y efforcèrent, tant à la General Motors qu'aux laboratoires du Pont. Ces travaux aboutirent notamment à l'élaboration de bases d'accrochage, car la laque Duco initiale n'adhérait pas très bien au métal et s'en détachait parfois. Il entrait alors dans sa composition des résines naturelles dont la qualité n'était pas constante et qu'on ne trouvait dans le commerce qu'en quantité limitée. Plus tard, la découverte de produits synthétiques leva ces obstacles.
Du temps des peintures vernies et des émaux, il était possible d'avoir des voitures autres que noires, mais elles coûtaient cher et n'étaient offertes que dans une gamme de couleurs restreinte. La laque Duco, en faisant baisser le prix de ces voitures et en élargissant considérablement l'éventail des teintes, ouvrait la voie au « style moderne » de l'automobile. Cette laque siccative a supprimé une des pires sources d'engorgement des ateliers et permis d'accroître énormément la cadence de production des carrosseries. Aujourd'hui, il ne faut plus que huit heures — au lieu de trois semaines en moyenne — pour « finir » une voiture.
Alfred P. Sloan, Mes années à la General Motors, p.204, éditions Hommes et Techniques, 1963

La ligne des voitures

Passage en 20 ans de la silhouette haute et massive des premières voitures à la voiture objet de loisir

Les modèles de 1933, qui comprenaient les premières carrosseries « A » des Chevrolet, présentaient de nouvelles caractéristiques importantes. La carrosserie y englobait les saillies disgracieuses et les parties du châssis laissées jusqu'alors exposées aux yeux. On avait recouvert le réservoir d'essence d'une « queue » et dissimulé le radiateur derrière une grille. Depuis l'année précédente déjà, le rétroviseur avait été rentré à l'intérieur des voitures, et sur les modèles de 1933 la hauteur du tablier avait été diminuée; enfin on les avait dotés d'ailes enveloppantes qui cachaient aux regards la boue incrustée au-dessous.
Les efforts de Earl pour abaisser la silhouette de l'automobile soulevaient des difficultés techniques. Les carrosseries d'avant 1930 ne « plongeaient » pas entre les essieux arrière et avant comme elles le font maintenant, mais reposaient sur eux et étaient si hautes qu'il fallait des marchepieds pour monter dans la voiture. Earl aurait voulu allonger le châssis et y situer le moteur devant (et non plus derrière) les roues avant, ce qui aurait permis d'abaisser la carrosserie et d'avancer la banquette du conducteur. Mais si l'on faisait ainsi, où logerait-on la transmission ? Les techniciens objectaient aussi qu'allonger le châssis alourdirait la voiture, et que déplacer le moteur changerait la répartition du poids, toutes choses qui posaient des problèmes difficiles. L'un des moyens de les résoudre consistait à faire plonger la carrosserie entre les essieux. Le département de Earl mit en évidence l'effet « surbaissant » de cette construction en procédant à la mise en scène suivante : on nous montra un châssis Cadillac habillé à sa manière habituelle de sa carrosserie; après l'avoir déposée, une équipe d'ouvriers eût tôt fait de couper le châssis au chalumeau et de le ressouder de manière à l'abaisser de près de huit centimètres : une fois la carrosserie remise en place, nous convînmes aisément que l'aspect de la voiture était amélioré de 100 %.
Les stylistes s'occupèrent aussi du toit; la construction des carrosseries de la General Motors comportait encore une charpente de bois revêtue de tôle d'acier partout, sauf sur le toit, recouvert dans sa partie centrale d'un plafond en matière synthétique assemblé aux panneaux de tôle. Mais l'eau et la poussière s'accumulait aux joints, provoquant une détérioration graduelle du toit, plus rapide encore en atmosphère saline. La division carrosserie était constamment sollicitée par ce genre de réparations. Quant aux stylistes, ils ne cachaient pas leur aversion pour le toit « moitié-moitié ».
Quand les aciéries s'équipèrent de laminoirs à bandes modernes et se mirent à sortir des tôles de grand format, on put donner à l'automobile un toit métallique d'une seule pièce. Cette innovation souleva dans la compagnie de vives oppositions, notamment chez ceux qui se souvenaient du temps où les anciens toits tout-acier résonnaient comme des tambours. Mais les toits d'antan étaient en forme de caisse, tandis que le toit moderne, dôme et à bords arrondis, serait moins sonore; et sa silhouette était bien dans la tendance du nouveau style.
Il n'en donnait pas moins lieu à des querelles au sein de la compagnie : quand les uns reprochaient au nouveau modèle de faire du bruit, les autres rétorquaient que ce n'était pas du fait de sa construction, mais des vibrations du moteur. Les novateurs finirent par avoir le dessus, et les voitures que la General Motors sortit en 1934 (ses modèles de 1935) avaient des toits tout-acier, dits « tourelles ». C'était un grand progrès au triple point de vue du style, de la sécurité, et des techniques de fabrication (les toits pouvant désormais être emboutis au moyen de presses géantes).
Au début des années 30, nos stylistes proposèrent d'intégrer la malle arrière à la carrosserie, contrairement à la pratique admise d'attacher une malle indépendante sur un porte-bagages. L'idée fut mise à l'essai sur la Cadillac 1932 et sur d'autres voitures de luxe, puis adoptée en 1933 sur la Chevrolet normale. Le coffre à bagages incorporé et l'extension du châssis sur lequel il repose ont notablement changé la forme générale des voitures en contribuant à allonger l'automobile et à la faire paraître plus basse; et la possibilité de loger dans le coffre la roue de secours a fait disparaître cette dernière aux regards. Ainsi qu'il arrive souvent, cette évolution du style n'a pas été sans léser des intérêts : les fabricants d'accessoires tels que porte-bagages, protège-pneus, etc. y perdirent beaucoup. Mais telle est la rançon du progrès.
La première limousine à châssis prolongé fut la Cadillac 1938, modèle 60 spécial. Cette voiture marque une date dans l'histoire du style de l'automobile. Ce fut la première voiture « spéciale » (c'est-à-dire d'un type d'avant-garde et d'un prix majoré en conséquence), et elle fut suivie ultérieurement par la Lincoln Continental de Ford. Ce fut aussi la première voiture de série sans marche-pied : non seulement c'était une saillie qui disparaissait; mais encore la totalité de la « voie » devenait utilisable, ce qui permettait de loger six passagers. Ce fut enfin la première conduite intérieure « stylée » comme une décapotable, et on peut voir dans ce modèle le précurseur de la voiture à « hardtop » (toit dur amovible) lancée avec tant de succès par Buick, Oldsmobile et Cadillac en 1949. Elle fut bien accueillie sur le marché, et démontra la valeur marchande du style près des clients disposés à payer un surplus considérable sur la reprise de leurs précédentes voitures.
L'importance prise par son département se traduisit pour Harley Earl par son élévation au poste de directeur, le 3 septembre 1940 : c'était le premier styliste à occuper un tel poste.
Pendant la seconde guerre mondiale, il ne fut plus question de faire du style puisqu'on ne sortait plus de modèles nouveaux, et le département de Earl fut chargé un certain temps du « camouflage » pour l'armée. Ce fut à la fin de la guerre que nous prévîmes, ainsi que je l'ai dit, que la clientèle allait s'intéresser, par ordre d'importance, au style, à la transmission automatique et à la surcompression. Mais dans les années qui suivirent immédiatement la guerre, les constructeurs n'innovèrent guère, leur objectif essentiel étant alors de fournir à l'afflux de la demande. Pourtant dans cette période, l'avance que nous avions prise avant la guerre en matière de style se montra payante. La General Motors avait été la première, et pendant longtemps, la seule firme dans l'industrie automobile à avoir un état-major de stylistes. Après la guerre Ford et Chrysler créèrent des départements analogues au nôtre, et y attirèrent des hommes qui avaient appris le métier près de Harley Earl. La méthode de ce dernier (séquence de croquis, de dessins à l'échelle réelle, de modèles réduits de diverses tailles, de modèles grandeur nature en glaise, puis en matière plastique renforcée de fibre de verre) est maintenant devenue classique dans toute l'industrie automobile.
Lorsque la pression de la concurrence recommença à se faire sentir, le style des voitures prit une importance de premier plan. Jusqu'à la fin des années 40, les constructeurs ne sortaient de nouveaux modèles que tous les quatre ou cinq ans, se bornant dans l'intervalle à modifier quelque peu l'avant des voitures. Mais le cycle de ces renouvellements se raccourcit lorsqu'il devint manifeste que la clientèle appréciait de nouveaux styles de carrosseries. L'un des facteurs qui contribuèrent à cette accélération de l'évolution du style fut la voiture-prototype. La première — le prototype Y — fut construite en 1937 par notre état-major de stylistes et la division Buick, en vue de tester les innovations esthétiques et techniques sur une voiture expérimentale. Cette idée fut reprise après la guerre, et la General Motors présenta des prototypes au public afin de sonder les réactions à des réalisations inédites. Ces réactions montrèrent que la clientèle était prête à accepter des innovations hardies en matière de style et de technologie.
Nos stylistes construisirent en outre des voitures expérimentales tellement révolutionnaires qu'elles resteraient encore longtemps dans les limbes. Telle était la Firebird I XP. 21, la première voiture américaine à turbine à gaz construite en 1954 en collaboration avec nos laboratoires de recherche.
L'évolution du style depuis une quinzaine d'années a été si rapide que d'aucuns la jugent excessive. On peut trouver certaines nouveautés au moins superflues, mais le fait est qu'elles ont plu : ainsi en a-t-il été des « ailerons » d'arrière qui apparurent pour la première fois en 1948 sur la Cadillac et qui (malgré la réticence initiale des acheteurs) ont été maintenus depuis, sous une forme plus ou moins agressive, sur les modèles de presque toutes les marques. L'origine de ces ailerons remonte au jour où un aviateur ami de Harley Earl invita ce dernier à aller voir de nouveaux avions de chasse, et notamment le P-38 doté de deux moteurs Allison, de fuselage jumelés et de deux ailerons de queue. Earl obtint l'autorisation de les montrer à ses stylistes qui furent aussi vivement impressionnés que lui-même par ce profil, dont ils s'inspirèrent pour silhouetter leurs nouveaux modèles.
L'une des tendances de l'évolution est l'importance prise par les voitures de types « spéciaux » : voitures de sport, voitures « familiales », voitures à hardtops, et autres modèles vendus plus cher que des voitures normales. La prospérité croissante a permis à beaucoup de familles d'avoir deux ou trois voitures, et il est naturel de désirer que la seconde ou la troisième soit d'un autre type que la berline classique. Cette même raison, jointe à d'autres, a fait croître la demande de petites voitures, si bien que le marché s'est élargi à ses deux extrémités. Le développement des loisirs a d'autre part ravivé l'intérêt jadis porté à «l'automobile de plaisance». Harley Earl a dit justement qu'«une voiture peut être conçue de manière que chaque fois qu'on y monte, on éprouve une impression d'agréable détente, on se sente en vacances.» Aujourd'hui, nos stylistes dessinent une large gamme de modèles de «vacances», bien qu'en même temps l'automobile soit plus que jamais devenue le plus nécessaire des moyens de transport aux Etats-Unis.
Idem, p.235

Frigidaire

D'abord une innovation technique qui entraîne le succès, puis un manque de diversification qui fait perdre des parts de marché :

Entre 1919 et 1926, nul autre fabricant ne fit d'innovation marquante dans la construction des réfrigérateurs, non plus que dans les méthodes de distribution ni de service après-vente de ces appareils. Notre découverte capitale porta sur le réfrigérant; les réfrigérants utilisés avant 1930 par Frigidaire et par ses principaux concurrents avaient le grave inconvénient d'émettre des vapeurs toxiques qui avaient provoqué quelques accidents mortels, ce qui faisait exiler des cuisines les réfrigérateurs et interdisait leur emploi dans les hôpitaux. Le réfrigérant que nous utilisions — le bioxyde de soufre — nous paraissait le moins dangereux, du fait que son odeur prononcée mettait en alerte, mais la nécessité de trouver mieux s'imposait.
En 1928, Kettering qui dirigeait alors nos laboratoires de recherche s'attaqua sérieusement au problème, et chargea l'un de ses premiers collaborateurs à la General Motors — Thomas Midgley Jr, celui qui avait mis au point le plomb tétraéthylique — de trouver un nouvel agent frigorifique; après en avoir conféré avec Kettering et les techniciens de Frigidaire, il se vit spécifier la liste ci-après de caractéristiques exigées du réfrigérant :
De première importance :
(1) avoir un point d'ébullition adéquat.
(2) n'être pas toxique.
(3) n'être pas inflammable.
(4) avoir une odeur perceptible sans être désagréable.
De moindre importance :
(5) être immiscible dans les lubrifiants.
(6) être relativement peu coûteux.
Ces qualités secondaires étaient à rechercher dans la mesure où elles ne seraient pas incompatibles avec les exigences primaires qui, elles, étaient considérées comme devant être satisfaites pour assurer au réfrigérateur électrique un succès complet. Kettering supervisa le travail de compilation préliminaire, qui indiqua finalement la possibilité d'utiliser des hydrocarbures fluorés. Tout au long de l'année 1928, Midgley et ses collaborateurs (le Dr A.L. Henné, notamment) travaillèrent dans un laboratoire privé de Dayton à découvrir un réfrigérant idoine, et en vinrent bientôt à penser que certains des dérivés chlorofluorés du méthane pourraient convenir. A la fin de l'année, Midgley avait trouvé dans le dichloro-difluoro-méthane, dit Fréon 12, le composé satisfaisant les quatre critères essentiels; quoiqu'il ne répondit ni à l'une ni à l'autre des exigences secondaires, c'était manifestement le meilleur réfrigérant possible. Restait à mettre au point une technique de fabrication; il fallait créer pour cela une installation pilote qui fut mise en service à Dayton fin 1929.
A ce moment-là nous n'ignorions plus rien du Fréon 12; les chimistes de Frigidaire avaient étudié de façon exhaustive ses propriétés physiques, et son action chimique sur tous les métaux et alliages (aciers à différentes teneurs de carbone, aluminium, cuivre, monel, étain, zinc, agents de soudage plomb-étain, etc.) utilisés dans les réfrigérateurs. Ils avaient examiné les effets du Fréon 12 sur toutes sortes d'aliments, ainsi que sur les fleurs et sur les fourrures. Les essais donnèrent satisfaction. Au congrès de 1930 de l'American Chemical Society, Midgley fit une communication sur le Fréon 12, démontra publiquement que le produit n'était pas inflammable, et prouva en l'inhalant qu'il n'était pas toxique.
Mais c'était un produit coûteux, dix fois plus cher en 1931 que le bioxyde de soufre. Aujourd'hui encore, la différence de prix reste sensible, mais l'emploi du bioxyde de soufre est interdit par le Ministère de la Santé publique.
Considérant notre nouveau réfrigérant comme le fluide de sécurité par excellence, nous l'offrîmes aussitôt à nos concurrents; vers 1935, presque tous les réfrigérateurs utilisaient le Fréon 12, et aujourd'hui encore, on n'a pas trouvé de meilleur agent frigorigène.
Aux environs de 1932, nous ne doutions plus que nous avions en Frigidaire un établissement offrant de vastes perspectives de croissance. En 1929, nous avions sorti notre millionième Frigidaire, et en 1932, nous en avions produit 2 250 000. Notre découverte du Fréon 12 avait levé le dernier obstacle sur la route du succès, pour l'industrie des réfrigérateurs tout entière; mais à mesure que celle-ci se développerait, il était à prévoir que Frigidaire aurait une moindre part de ce vaste marché. De nouveaux concurrents apparurent peu avant 1930. Kelvinator avait été un pionnier de l'industrie des réfrigérateurs, y étant entré en 1914, et avait été la première entreprise à offrir des réfrigérateurs mécaniques à usage domestique sur une échelle commerciale. La General Electric et Norge s'étaient mises en 1927 à produire des réfrigérateurs, et Westinghouse avait suivi en 1930. En 1940, dernière année de production libre avant les réglementations de la guerre, la part du marché détenue par Frigidaire (qui avait dépassé 50 % dans les années 1920) était tombée entre 20 et 25 %. Mais cette proportion plus faible représentait un plus gros volume d'affaires : le chiffre de nos livraisons est passé de 300 000 en 1929 à 620 000 en 1940.
Entre 1926 et 1936, certains de nos concurrents prirent sur nous un avantage commercial en se mettant à produire des postes de radio, des cuisinières électriques et des machines à laver, à repasser, à laver la vaisselle, alors que Frigidaire se bornait aux réfrigérateurs. En 1937, nous ajoutâmes à sa ligne de produits des cuisinières électriques, et quelques années plus tard, des « conditionnements d'air » ; mais ce fut insuffisant pour compenser notre handicap dans la concurrence. Les familles et les entrepreneurs qui veulent monter une maison de tout l'électroménager préfèrent évidemment s'adresser à un fabricant qui offre une gamme complète d'appareils.
Nous avons manqué l'occasion de diversifier notre production dans les années qui ont précédé la guerre. Pratt avait préconisé dès 1955 d'étendre les activités de Frigidaire aux équipements de conditionnement d'air, mais sa suggestion n'avait pas été retenue alors.
Idem, p.300

Réponse à une question que je ne m'étais jamais posée

Vu dans un bac de livres en solde : Où s'embrasser à Paris : le guide des meilleurs endroits.

séminaire n°8 : Annick Bouillaguet : le pastiche ou la mémoire des styles

J'ai eu de la chance, un sacré «coup de bonheur», à la fin de cette heure de séminaire.
J'ai déjà raconté comment ma voisine m'avait conseillé d'aller lire les compte-rendus sur internet. Il me fut alors difficile de ne pas lui avouer que c'était moi qui tenais l'un des deux blogs en question. Elle en fut grandement émue et enthousiasmée; et moi bien embarrassée pendant l'heure qui suivit par la conscience qu'elle me regardait prendre des notes. Mon embarras était double: d'une part il était lié à la timidité, d'autre part à la conscience croissante que mes notes ne valaient rien, que je n'arrivais pas à suivre, Annick Bouillaguet parlait trop vite, surtout, elle ne détachait pas suffisamment les citations de son discours, et comme le thème était le pastiche, je ne savais plus par instants si elle citait les Goncourt ou Proust. Bref, j'étais bel et bien perdue.
Je vous aurais malgré tout transcrit, la mort dans l'âme, mes notes en l'état, en espérant qu'un sens s'en dégagerait malgré tout.

À la fin du cours, ma voisine se tourna vers moi et me tendit un petit appareil enregistreur et deux cassettes représentant les deux heures de cours: «Tenez, c'est pour vous.» J'étais confuse mais enchantée: elle me sauvait. (Et pour ajouter à ma «bonne fortune», ma voisine se prénomme Diane, ce qui est inespéré pour une camusienne telle que moi).
Je ne me suis pas servi de la première cassette pour la première heure de cours, d'une part parce que les podcasts sont disponibles pour tous et que chacun peut donc y confronter mes notes, d'autre part parce que je me méfie de mes tendances perfectionnistes et que j'ai terriblement peur, si je commence à écouter des enregistrements, d'être tentée de retranscrire fidèlement le cours: je sais par expérience que dix minutes de discours représentent une heure de transcription (je ne suis pas sténo-dactylo).
Mais pour l'intervention d'Annick Bouillaguet, l'enregistrement prêté par ma voisine fut providentiel. J'avais commencé par retranscrire mes notes avec l'idée d'ensuite les compléter par la cassette, finalement, à quelques moments de paresse près, j'ai retranscris intégralement la cassette.

Ce billet doit donc tout à ma voisine.

                                            ***

Antoine Compagnon présente Annick Bouillaguet. Comme dans le cas d'Anne Simon, il l'a rencontrée en faisant partie de son jury de thèse, thèse portant sur la pratique intertextuelle de Marcel Proust sous la direction de Jean-Yves Tadié. Cette thèse a été publiée sous le titre Marcel Proust, le jeu intertextuel en 1990 à la suite de travaux sur la parodie. Elle a fait de ces jeux intertextuels une spécialité, elle est l'auteur d'un ouvrage qui ne parle pas que de proust, intitulé L'Ecriture imitative: pastiche, parodie, collage (1996) et d'un Proust lecteur de Balzac et de Flaubert: l'imitation cryptée: ce que j'appelle l'allusion, et ce qu'elle appelle des pastiches non déclarés. Proust a écrit dans La Recherche des pastiches inavoués de Flaubert et Balzac. Elle étudie les pastiches sous leurs différents modes (les situations, le style, les personnages) et démontre comment le pastiche joue le rôle de conservatoire stylistique. C'est donc une mémoire de la littérature en ce sens, c'est donc un moyen de transmettre le passé.

                                            ***

Annick Bouillaguet commence. La mémoire ou la littérature sera ce soir envisagée sous l'aspect particulier de la mémoire du ou des styles, celui de Proust et celui d'autres écrivains, moins dans leur histoire que dans une simultanéité d'écriture, une synchronie qui doit tout de même quelque chose au souvenir. La littérature consiste en une vision particulière, ce que voit l'artiste et ne voit pas les autres. Cette vision s'exprime dans le style, qui est la condition de l'existence de la littérature. La forme la plus exemplaire de cette mémoire du style s'exprime dans le pastiche.
D'une façon plus générale, Bakhtine avait exprimé sa conception littéraire comme lecture d'un corpus antérieur dans la perspective dialogique qui est la sienne et dans laquelle se voit intégré le propos sur la mémoire de la littérature. Cette conception trouve une application privilégiée si on la restreint à la récriture, celle du texte d'un autre, enveloppé dans son propre texte. Or il se trouve que La Recherche du temps perdu présente une situation de ce type, sous la forme affichée d'une citation d'un fragment du journal inédit des Goncourt. Je me propose d'étudier le rôle que leur style, mais aussi que leur univers, ont pu jouer à l'intérieur du roman de Proust. On verra alors comment la littérature se souvient de la littérature en l'incorporant.
La citation conserve un monde qu'elle ressuscite et qu'elle s'exerce par les moyens d'une écriture dans l'acception historique et sociale du terme.

Statut du pastiche dans le roman

Il s'agit d'une citation du Temps retrouvé. Le narrateur séjourne chez Gilberte de Saint-Loup en 1914 à Tansonville et le soir, pour s'endormir, ne pouvant emprunter La fille aux yeux d'or que Gilberte est en train de lire, il prend un tome du journal inédit des Goncourt:

Voici les pages que je lus jusqu'à ce que la fatigue me ferma les yeux:
«Avant-hier tombe ici, pour m'emmener dîner chez lui, Verdurin, l'ancien critique de la Revue, l'auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de l'original Américain, est souvent rendu avec une grande délicatesse par l'amoureux de tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu'est Verdurin. Et tandis que je m'habille pour le suivre, [...][1]

Etc... Ce surprenant Verdurin conduit alors Edmond de Goncourt dans sa voiture quai Conti où se trouve son hôtel. Y sont rassemblés pour l'essentiel, Cottard, Swann et Brichot. Nous comprenons alors que ces pages attribuées aux Goncourt sont un faux.
Je ne vais pas lire les huit pages de description qui suivent. On passe à table, ce qui donne à Proust-Goncourt l'occasion de décrire le menu, des couverts, et la conversation. Lors de cette conversation on parle du peintre Tiche devenu Elstir, ainsi que de l'ancien domicile des Verdurin. On comprend par cette évolution que si les habitués sont bien ceux du premier salon, l'époque de la visite des Goncourt lui est postérieure. Pourtant Swann continue de le fréquenter, ce qui semble constituer une entorse à la chronologie qui s'explique cependant par un rattrapage un peu flou et anticipé pour le lecteur dans La Prisonnière, lorsque Brichot explique que ce n'était pas Quai Conti «que Swann rencontrait sa future femme, ou du moins ce fut ici que dans les tout à fait derniers temps, après le sinistre qui détruisit partiellement la première habitation de madame Verdurin.»[2]

Je reviens au récit de la soirée, on passe ensuite au fumoir, où la conversation se porte sur la médecine et la littérature. C'est alors que le narrateur referme l'ouvrage, s'extasiant sur le prestige de la littérature qui s'interpose ainsi dans sa vie. Elle lui a donné la curiosité d'en savoir davantage sur la petite société qu'il a lui même décrite à partir de témoignages avant de la fréquenter personnellement. Pour le lecteur qui a éventé la supercherie, il s'agit d'une autocitation dans un style nouveau. Le fragment, il le comprend, est l'œuvre de Proust, s'inspirant de la manière des Goncourt promu observateur du salon des Verdurin. L'archinarrateur, qui a la charge complète du récit, a produit le pastiche; le narrateur s'est chargé de son insertion; le héros est le premier lecteur du faux fragment qui pour lui est véridique et s'engage, on va le voir, plus avant dans la voie des révélations au terme desquelles il deviendra écrivain. Le lecteur, lui, est le destinataire de la supercherie, qui consiste à croire qu'il lit du Goncourt alors qu'il ne cesse de lire du Proust.

L'intérêt que le fragment a suscité chez les critiques est à la mesure de l'importance des questions qu'il soulève. Jean Milly lui a consacré un chapitre remarquable dans Proust dans le texte et l'avant-texte. Le pastiche doit à son insertion dans le dernier volume d'À la recherche du temps perdu de constituer une conclusion provisoire au roman. L'intégration est thématique — une soirée dans la vie des Verdurin — se rejoue à l'autre seuil du livre et remet à la mémoire du lecteur un épisode-clé. Cet épisode évoque en les condensant des moments anciens de l'extraordinaire ascencion du salon qui s'approche de son terme. Un nouveau monsieur Verdurin se révèle, simplement appelé Verdurin, troquant une appellation bourgeoise contre une autre, plus intellectuelle. Le décalage chronologique que suppose cette dénomination situe l'épisode entre vraissemblance et probabilité. Il attire l'attention sur un problème textuel: certes le livre ressuscite par le truchement d'une pseudo-œuvre littéraire nouvelle le petit monde sur la peinture duquel il s'est, en quelque sorte, ouvert. La lecture du journal a eu lieu à Tansonville, Combray à nouveau, et dès les premières pages du Temps retrouvé. Il s'agit donc d'un épisode doublement intégré mais plus encore, d'un épisode décalé, qui en même temps qu'une discordance chronologique et stylistique introduit dans le roman une distance critique. l'humour du narrateur, sensible au début d'Un amour de Swann, vise à présent un double objet: le salon Verdurin, toujours, mais aussi un certain style, à travers un nouveau mode de vision, sensible dans la narration (la citation l'a montré) et dans la description.
L'intégration du pastiche dans la chronologie interne du roman a donc été fortement méditée et prévue de bonne heure. La rédaction, selon Kazuyoshi Yoshikawa, remonte à 1915, soit cinq ans seulement après la première version d'Un amour de Swann.

Écrire à la manière des Goncourt n'est pas une nouveauté pour Proust. Le 22 février 1908, un premier pastiche des Goncourt paraît avec celui de Balzac, Michelet et Faguet dans Le Figaro. Ils ont pour sujet L'affaire Lemoine[3]. Dans ce premier pastiche, l'insistance est mise sur les personnes, celle de Proust et de son ami Lucien Daudet et ressemble à une facétie d'écoliers qui leur vaut d'occuper le devant de la scène. Ce cycle rocambolesque et d'un goût douteux repose sur le prétendu suicide de Proust et un grotesque pugilat auquel il se livre avec Zola[4]. Des tics stylistiques sont déjà présents. Ils se retrouveront dans le second pastiche pour servir un projet beaucoup plus ambitieux.
Dans cette première écriture au second degré, on fait rapporter les propos de Lucien Daudet. Le style du jeune homme est caractérisé puis imité, le pastiché Goncourt se faisant pasticheur: «Dîné avec Lucien Daudet, qui parle avec un rien de verve blagueuse des diamants fabuleux vus sur les épaules de Mme X..., diamants dits par Lucien Daudet dans une fort jolie langue, ma foi, à la notation toujours artiste, à l’épellement savoureux de ses épithètes décelant l’écrivain tout à fait supérieur être malgré tout une pierre bourgeoise, un peu bébête, qui ne serait pas comparable, par exemple, à l’émeraude ou au rubis.»
Ces observations comportent les premiers éléments d'une théorie du style, celle des Goncourt, sur laquelle le narrateur sera censé méditer: elle privilégie «la verve, la notation artiste», le rejet de la convention dite bourgeoise. Proust reprend sa lecture du journal au printemps 1915 avec l'idée d'un nouveau pastiche.

Le public se faisait à l'époque une certaine idée du journal des Goncourt. Du 25 décembre 1885, date à laquelle Le Figaro commence a publié les bonnes feuilles du premier tome, à 1896, année de la mort d'Edmond, celui-ci a été édité remise par remise. Il est pour Proust une œuvre assez peu éloignée dans le temps contemporaine d'une partie des événements qui entreront dans À la Recherche du temps perdu. Certes, elle a pour auteurs des hommes qui ont vécu en même temps que Baudelaire, Flaubert, Renan et qui auraient pu rencontrer Balzac. Mais pendant les dernières années de la vie d'Edmond de Goncourt paraissent les premières publications de Claudel, Valéry et Proust lui-même, une œuvre donc entre deux générations, qui n'a pas été totalement révélée au public et dont on est en droit d'attendre, dans l'avenir quelques surprises. Les neuf volumes du journal tel qu'on le connaît alors, publié par les éditions Charpentier et que Proust avait entre les mains, ne constitue en effet, comme le dit Goncourt, que des extraits soigneusement choisis. On sait donc que tout un pan du journal est resté inédit, conformément aux dispositions testamentaires du dernier survivant des deux frères (Jules est mort en 1870). L'académie Goncourt s'est vu chargée de la publication intégrale du journal, comme le précise un codicille du 7 mai 1892 «une partie, une moitié seulement et la moins intéressante, avait parue jusque là». C'est donc en 1916 que les inédits auraient dû être livrés au public, juste après la rédaction par Proust du fragment supposé en faire partie. Mais le caractère partiel de la première édition a déclenché de vives polémiques, et ce n'est qu'en 1956 que devait paraître l'édition complète due à Robert Ricatte.
Les développement de cette affaire, largement postérieurs à la mort de Proust, montre à quel point à l'époque où il écrivait son pastiche, le journal pouvait paraître sulfureux et durablement. À l'époque où Proust s'apprête à rédiger le fragment du pseudo-journal, la querelle autour des inédits bat son plein et l'actualité lui offre une excellente occasion, dont il s'emparera, pour en décrire le statut. Le texte est donc tout naturellement inconnu du public et le narrateur peut prétendre le citer dans la plus totale vraissemblance.

Remémoration en abyme

On peut à présent s'interroger sur la remémoration et l'orientation d'un épisode qui paraît tirer son origine du roman lui-même. Le pastiche entend se situer dans la catégorie des mémoire de la vie, littéraire et artistique d'une époque, comme une chronique du temps présent. Il se conforme ainsi à la vision qu'avaient les Goncourt de l'histoire, ils la voulaient humaine, moderne, sociale, c'est-à-dire anecdotique et concrète, naturaliste en fait, dans la mesure où elle prétend embrasser une société. On comprend dès lors que les Mémoires de la vie littéraire, titre complet du journal, imprégné de cette idéologie, se fonde sur l'observation de la vie parisienne. Le monde décrit dans le pastiche apparaît à Goncourt comme un spectacle. La traversée de Paris, au cours de laquelle le crépuscule transforme le Trocadéro en pâtisserie «aux tours enduites de gelée de groseille» compose à ses yeux un décor urbain. Un décor champêtre s'y introduira, celui d'une Normandie qui doit autant à Lawrence et à Gouthière qu'à ses beautés naturelles, spectacle en mouvement pour Goncourt, vu d'une voiture ou représenté le temps d'un dîner. Le projet du descripteur implique une grande minutie de l'observation, qui s'accorde par ailleurs avec l'esthétique décadente, celle du fragment, parfaitement adaptée à un objet qui se délite. Le détail s'y trouve valorisé au détriment de la conception générale et la juxtaposition à celui de l'enchaînement logique.

Le pastiche ne contredit pas certains aspects de l'esthétique propre au pasticheur. Si Proust a eu le souci constant d'une architecture d'ensemble, son mode d'écriture par pans parallèles, et non successifs, les brusques ruptures qui séparent parfois deux sections d'À la Recherche du temps perdu, le recours à l'insertion, autonome par son fonctionnement et intégrée dans sa signification, relève d'une esthétique de la fragmentation.
Le pastiche se développe en deux temps: celui d'une longue description entrecoupée de moments narratifs, et celui du dialogue, introduit de façon très naturelle, de l'art de la table on passe à l'art de la conversation des convives; l'articulation du dialogue à la description est à l'image de l'alternance qui rythme les romans comme le journal des Goncourt. Les digressions leur sont habituelles, autant qu'à leur pasticheur, une totale harmonie s'établit ainsi entre la structure et le statut du pastiche et ceux de l'œuvre pastichée.

Pour décrire la Normandie, le pseudo-Goncourt s'efface derrière Mme Verdurin:

Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d'une contrée nous parle avec un enthousiame débordant de cette Normandie qu'ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria dans leur bordure porcelainée d'hortensias roses de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l'incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à la libre retombée d'une branche fleurie dans le bronze d'une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne s'être pas fait faute de lever toutes. A la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait [...] ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l'odeur des sardineries qui donnaient au mari d'abominables crises d'asthme [...].[5]

Mme Verdurin, si on lui reconnaît une élévation au second degré qui serait celle des Goncourt, sait ce conformer aux canons de la mise en texte, déclinant comme il se doit les listes attendues ici, les éléments du paysages, mer, forêt, clos, barrière, porte de ferme. Amateur de promenades, ce qu'on savait depuis le second séjour du narrateur à Balbec, elle est l'auteur d'une description ambulatoire chronoligequement ordonnée par la traversée d'un certain nombre de livres. Le tempérament artiste constitue chez Madame Verdurin le fondement d'une sensibilité qui s'est fixé dans les représentations du lecteur et dont le docteur Cottard soupçonne le caractère névrotique. Or il est ici question de sensation ofalctive qui vont jusqu'à déclencher de véritables accès nerveux. Ce n'est plus Madame Verdurin qui en est la victime, mais son époux. Ces crises d'asthme, consécutives à la griserie provoquée par l'odeur des sardineries, lui sont en effet attribuées, par une sorte de contamination métonymique affectant l'époux, ce qui permet à Proust d'effectuer un léger remaniement par rapport à la mémoire qu'a gardée le lecteur d'Un amour de Swann et de Sodome et Gomorrhe. Proust se met ici discrètement en scène par le biais d'une particularité autobiographique, l'asthme, dévolue à un personnage que rien ne prédisposait, mais elle appartient également à la biographie d'Edmond de Goncourt, qui se dit dans son journal affecté de quintes de toux psychosomatiques.

Madame Verdurin ne se bat pas seulement par sa parole. Elle intervient dans le pastiche comme un personnage de premier plan. Il se trouve en outre qu'elle y a des modèles que Proust a fréquenté, décrits par ailleurs par les Goncourt dans leur journal, Madame Aubermont de Berville ou Madeleine Lemaire, férocement moquées. Ces portraits en action ont des rôles identiques dans À la Recherche du temps perdu ou dans le journal, qu'ils relèvent ou non du discours rapporté, ils sont le support d'une anecdote. Le personnage apparaît dans ses meubles, recevant généralement à dîner. Ici, l'observateur change, à Swann est substitué Goncourt et de ce fait le couple Verdurin subit un rééquilibrage. On a souvent reproché aux Goncourt d'avoir réservé dans leur roman une place excessive aux propos des personnages. Soucieux de vérité, les deux frères restituent à chacun un type d'expressions convenant à la fois à sa condition sociale et à sa psychologie. proust s'en est souvenu; mais les Verdurin selon Goncourt ne s'expriment pas toujours comme ceux d'Un amour de Swann. C'est que leur statut a changé. Monsieur Verdurin, de simple faire-valoir qu'il était resté dans la mémoire du lecteur, devient un élément éminent du couple. Il s'exprime avec une autorité que nous ne lui connaissions pas. «Voyons, vous Goncourt, vous savez bien, et Gautier le savait aussi, que mes Salons étaient autre chose que ces piteux Maîtres d'autrefois crus un chef-d'œuvre dans la famille de ma femme.» dit-il lorsqu'il emmène Goncourt dîner chez lui. En souvenir toutefois de sa modestie, connue du lecteur, le discours indirect lui est habituellement attribué. Sa réserve était familière au lecteur qui se trouve ainsi respecté dans ses attentes. Réduit à s'exprimer par signes, il reste fidèle à son personnage d'époux attentif, à ce que nul ne provoque d'émotions malsaines pour la grande nerveuse que serait sa femme. L'indication est conforme aux attentes du lecteur, qu'il s'agit de surprendre mais non de désorienter complètement. Les personnages qu'il retrouve lui servent de révélateur de la supercherie. La reconnaissance est brouillée par la substitution des styles, le dosage entre l'ancien et le nouveau est suffisamment équilibré pour que son plaisir soit augmenté par celui de la reconnaissance associé à celui d'une nouvelle orientation.
De la même manière, Mme Verdurin, «en passant par tant de milieux distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d'une femme du peuple». Elle partage cette caractéristique avec Mlle de Vaudreuil dansGerminie Lacerteux, dont le langage a gardé cette qualité, même si le personnage ne la tient pas de ses origines.

Ce pseudo-Goncourt s'approprie donc un personnage proustien sans être sorti de l'univers romanesque créé par le véritable. La fidélité du pastiche sera ici dans un souci de vraissemblance psychologique et a pour conséquence un jeu de récriture extrêment raffiné: on remarque un relatif respect de la fiction 1 — celle du roman; dans la fiction 2 — celle du pseudo-journal, et l'introduction d'une fiction 3, celle de l'œuvre véritable des Goncourt, dans la fiction 2 le texte qui leur est attribué.
Un plaisir mémoriel plus immédiat lui est offert lorsu'il entend Brichot s'exprimer comme Brichot, Cottard comme le second Cottard, devenu péremptoire, et Swann comme le Swann de la fin, celui qui près de mourir s'écrie chez la princesse de Guermantes: «C'est un très grand bonhomme que le père Clemenceau, comme il sait sa langue!» à quoi fait écho dans le pastiche: «Mais c'est tout à fait un grand écrivain, Stevenson, je vous assure, Monsieur de Goncourt!». Il s'exprime plus encore comme Daudet, dont les propos sont rapportés dans le journal selon la même structure: «il me parle de l'affection que sa femme a pour moi, qui serait tout à fait une affection comme pour un memebre de sa famille».
La mémoire des styles s'exerce ici à trois niveaux: ceux de Swann, de Daudet, de Goncourt. La littérature transporte la littérature, le roment se souvient de lui-même,et c'est ce souvenir qui enchante le lecteur.

La dislocation de la syntaxe ne revêt pas toujours dans le pastiche le caractère affecté qu'elle prend chez Swann. Elle peut aussi suggérer le naturel de la conversation. Madame Verdurin, parce qu'elle se pique naïvement d'avoir appris à Elstir de peindre des fleurs, s'adonne à un relatif laisser-aller syntaxique, oral et porteur d'affectivité:

Les objets, ils les a toujours connus, cela, il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n'en avait jamais vu [...] toutes les roses qu'il a faites, c'est chez moi, ou bien c'est moi qui les lui apportais.

Elle s'exprime là autant comme un personnage des Goncourt, fictif, dans les romans, ou réel, dans le journal. La continuité psychologique ne s'obtient pas uniquement par un jugement porté sur une caractéristique langagière, la verdeur de la parole; elle requiert, c'est la loi du pastiche, la preuve par l'acte, celui qui consiste à faire parler un personnage tel qu'en lui-même le pastiché le change.

Le narrateur, doutant de lui-même après la lecture de ses pages, regrettera de ne pas avoir su voir; l'écrivain, lui, sait que le héros se trompe sur lui-même, et il fait la démonstration — s'il en était besoin — qu'il en était capable, par l'observation minutieuse à laquelle il se livre ici avec succès et brio. Le jeu est bien entendu faussé, puisque celui qui se donnait comme un observateur de la vie réelle n'observait ici qu'une fiction, et l'exercice ou l'expérience auquel se livre Proust témoigne d'une grande virtuosité.

Les Goncourt observe la vie à travers le prisme littéraire, à travers aussi le prisme social de leur condition. Le terrain privilégié des auteurs du journal est bien celui des salons bourgeois à vocation intellectuelle. Rien ne pourra échapper pendant le dîner à la vision objective, réaliste, que sont à même de lui appliquer ces spécialistes du milieu et de la politique. Par ce point de vue interposé, Proust renouvelle donc le sien tout en maintenant la nécessaire continuité psychologique. Les Verdurin et leurs hôtes sont observés en tant qu'êtres sociaux, le regard de Goncourt isole un moment dans l'histoire de leur salon dont le lecteur connaît rétrospectivement la mutation, esquissée dans La Prisonnière, types sociaux en ce qui sont représentatifs d'une classe en évolution, les Verdurin, ici comme ailleurs, n'en sont pas moins individualisés dans leur construction.

Dans le journal, les femmes occupent une position de choix, peut-être parce que, vues à travers l'angle qui est habituel à ces auteurs, celui de la mysoginie, elles apparaissent comme des objets aptes à susciter des portraits-charge. Si Madame Verdurin toutefois tient une place centrale dans le pastiche, c'est par la volonté chez Proust de lui laisser jouer pleinement son rôle habituel de maîtresse de maison particulièrement voyante, plutôt que par un souci de vraissemblance qui aurait favorisé le dénigrement auquel le journal a habitué ses lecteurs. Il se trouve pourtant qu'une Madame Verdurin aurait eu toutes les chances d'intéresser les deux frères. Elle correspond, par l'orientation de la sensibilité que Proust lui a prêtée, aux représentations de la nature féminine et il semble s'en être souvenu: «La femme reçoit des impressions, plutôt qu'elle a des sentiments, les circonstances physiques sont beaucoup plus agissantes sur la femme que sur l'homme, beaucoup plus rivée à la matière que l'homme, etc», a-t-il pu lire dans le journal. Si Madame Verdurin est apparue comme particulièrement qualifiée pour inspirer la description d'un paysage normand au titre de sa nature artiste, elle l'est tout autant par les caractéristiques propres à son sexe et si affirmées chez elle. Portraituré dans ses aspects divers, son personnage aurait pu être le produit d'une technique revendiquée par Edmond de Goncourt dans sa préface à l'édition de 1887 du journal, et qui rejoint un procédé habituel chez Proust. C'est en faisant sans cesse revenir dans cet ouvrage comme dans un roman, mais au fil des jours, «saisies sous des aspects différents, et selon qu'elles changeaient et se modifiaient» qu'avec son frère il a entrepris de représenter «l'ondoyante humanité dans sa vérité momentanée». On peut voir ici une réminiscence anticipée. La parentée des techniques est frappante et illustre une fois de plus la parfaite aisance avec laquelle Proust pastiche une œuvre dans laquelle il n'a pas pu ne pas se reconnaître, au moins jusqu'à un certain point.

Techniques du style

Chez lui comme chez les Goncourt, le procédé s'assortit de l'art de faire vivre les personnages par la «sténographie d'une conversation ardente», l'interrogation attentive du style d'un autre, dans lequel il arrive qu'on reconnaisse à l'occasion le sien ou ce qui pourrait l'être, n'est pas le moindre plaisir que le pastiche procure à son auteur, ce qui n'enlève rien à l'entreprise de son sérieux.

Entreprise sérieuse aussi, et émouvante, que la mise en question par les Goncourt de leur propre style. Elle porte pour l'essentiel sur les rapports qu'entretient l'écriture avec le travail, au sens général et au sens étymologique de souffrance, avec le travail donc, et l'art. Cette interrogation est fondamentale chez les écrivains du XIXe siècle finissant, une telle conception ne pouvait mener qu'à une recherche que Proust a poussé suffisamment loin pour pouvoir en montrer les possibles excès. Une curieuse mise en condition d'écrire vient, chez Goncourt, au secours d'une inspiration défaillante. On la trouve dans le journal et elle semble ressortir au fétichisme, pour parler comme Freud, ou à l'idolâtrie, pour parler comme Proust. «Maintenant, quand j'écris un morceau de style, j'ai besoin, avant de l'écrire, de m'entraîner, me monter le bourrichon, comme disait Flaubert, en regardant des matières d'art colorées, et surtout des broderies japonaises.»

Ce projet d'obtenir de la phrase qu'elle soit un équivalent d'une autre catégorie d'un objet d'art n'est pas sans rapport avec l'impressionnisme littéraire. Le pastiche stipule cette modalité d'écriture. Le faux Goncourt avait toute chance de trouver parmi les objets du décor du dîner chez Verdurin celui que le véritable dit nécessaire à son inspiration. Proust réunit pour lui les conditions d'existence de l'écriture artiste:

La maîtresse de la maison, qui va me placer à côté d'elle, me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu'avec des chrysanthèmes japonais, mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d'œuvre, l'un entre autres, fait d'un bronze sur lequel des pétales en cuivre rougeâtre semblerait être la vivante effeuillaison de la fleur. [6]

Edmond de Goncourt a eu conscience d'avoir créé une esthétique nouvelle, l'observation à laquelle il est censé se livrer et qui fascine le temps de sa lecture le narrateur, consiste à aller de l'ensemble au détail, d'un «plat Tching-Hon» au motif qui le décore, de la carapace au «pointillis grumeleux» dont elle est faite, on le voit dans ces lignes:

[...] le merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d'un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d'une bande de langoustes, au pointillis grumeleux si extraordinairement rendu qu'elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes [...][7]

La démarche de Proust est inverse, elle intègre progressivement les détails dans la totalité d'une œuvre qui, les absorbant à mesure, finit par leur restituer un sens caché. Sans doute est-ce sur ce point que Proust se sépare des Goncourt de la façon la plus essentielle.

L'esthétique de la surprise, chère à Proust, offre là de ses fondements au décadentisme des Goncourt. La première ligne déjà citée place fidèlement le fragment sous le signe de l'inopiné: «Avant-hier tombe ici, pour m'emmener dîner chez lui, Verdurin,». L'action précède l'identité de l'acteur. Cette esthétique du différé, fut-il infime, est avant tout une esthétique de la rareté: ce qui est rare surprend, et Goncourt ne cesse de collectionner les impressions rares, précédées par l'attente que crée le verbe et que met en place l'imagination.
Dans l'hôtel où il se rend, au début du fragment, je cite:

il y aurait un fumoir dont Verdurin me parle comme d'une salle transportée telle quelle, à la façon des Mille et une Nuits, d'un célèbre palazzo dont j'oublie (et l'oublie crée une disposition favorable à l'enchantement) le nom,

À cette façon de cultiver la surprise, mise en scène par le pasticheur de manière admirable, répond une écriture de l'inattendu.

La connaissance qu'avait Proust de l'écriture naturaliste s'étend à des écrivains autres que les Goncourt. Chez eux comme chez Daudet, Zola ou Huymans, l'importance de l'accumulation a souvent été signalée. La phrase peut être contruite par le moyen de la juxtaposition et progresse au besoin par des répétitions de mots. Le pastiche en fournit de beaux exemples mais qui, mêlant la juxtaposition à la subordination, ne sont pas absolument canoniques. La phrase hypersyntaxique habituelle chez Proust imprime son modèle à celle qui se veut imitée des Goncourt:

Nous passons à table et c'est alors un extraordinaire défilé d'assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d'œuvre de l'art du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat, l'attention chatouillée d'un amateur écoute le plus complaisamment le bavardage artiste, — des assiettes Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l'effeuillé turgide de leurs iris d'eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l'aurore d'un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux qu'entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil — des assiettes de Saxe plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l'endormement, à l'anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d'une tulipe, au rococo d'un œillet ou d'un myosotis, — des assiettes de Sèvres,

etc. Cette phrase longue et complexe rebondit sur deux mots, «assiettes» et «aurore». D'autres, de structure comparable, rebondissent sur un seul: «palazzo» pour l'une déjà citée, et «Normandie» pour l'autre citée également. Ici encore, Proust met en évidence par une concentration qui fait ressortir nettement le trait un procédé fréquent dans le journal, repris dans le pastiche de 1908, mais auquel il recourt volontiers pour son propre compte.
Qu'il se le soit approprié explique peut-être l'extraordinaire maîtrise dont il fait preuve dans l'élaboration de phrases de ce type. Elles lui fournissent une matrice parfaitement représentative de l'écriture artiste de la description: thème d'un défilé d'assiettes, éclaté entre trois sous-thèmes, les Yung-Tsching, les Saxe, les Sèvre. Chaque catégorie est elle-même très minutieusement décrite, la succession d'expressions identiquement construites parfois, permet une accumulation de traits particuliers, à l'écriture artiste: «à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l'effeuillé turgide de leurs iris d'eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l'aurore d'un vol de martins-pêcheurs ».

Si l'on fait exception de la rareté des mots choisis et de leur construction rendue précieuse par la substantivation du verbe ou de l'adjectif, on est tenté de voir ici, autant qu'un pastiche des Goncourt un pastiche de Proust par lui-même. La description procède comme l'une de celle d'Odette dans Du côté de chez Swann:

[elle avait ] l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, [...]

Dans le roman comme dans le pastiche, la phrase, procédant par accumulation, se ramifie à l'infinie, justapose des éléments qui correspondent à autant de partie de l'objet qu'elle décrit. C'est particulièrement vrai quand celui-ci, et c'est le cas des assiettes, est lui-même sériel. La multiplicité des détails dans lequel il se décompose traduit sa complexité et offre une gamme d'impressions aussi complète que possible. L'écriture artiste est particulièrement efficace dans ce domaine de la description. Sans doute est-ce la raison qui fait qu'en nombre de lignes elle l'emporte dans le pastiche sur la narration et le dialogue.

Quatre ans après le pastiche du Temps retrouvé, Proust écrivait à Ramon Fernandez: «Vous m'avez deviné par votre critique en actes, car j'avais d'abord voulu faire paraître ces pastiches [ceux de 1908] avec des études critiques parallèles sur les mêmes écrivains, des études énonçant de façon analytique ce que les pastiches figuraient instinctivement, et vice-et-versa, sans donner la priorité ni à l'intelligence qui explique, ni à l'instinct qui reproduit. Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiche, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans.»
Cette déclaration vaut-elle pour notre pastiche? Une telle purge restait-elle nécessaire en 1915? À cette date, l'auteur était depuis longtemps redescendu à ne plus être qu'un Marcel Proust dont le roman était si avancé qu'il n'avait plus à craindre de ne pouvoir l'écrire. La partie était déjà jouée que Proust pastichait encore, du moins les Goncourt, du moins dans son roman.

Conclusion

Le pastiche ne pouvait-il avoir une fonction autre que négative? C'est sur ce point que je voudrait conclure. On pratique habituellement la lecture du pastiche du Temps retrouvé comme celle d'un texte repoussoir, dont l'unique fonction aurait été de revéler au narrateur son abscence de don pour écrire. Or le fragment pose, à sa manière, la question du pouvoir du style et de la littérature.
Le pastiche de 1908 illustre sans doute chez le Proust d'avant À la recherche du temps perdu la position de celui qui s'apprête à écrire et qui construit sa propre théorie contre celle des naturalistes à qui il reproche de ne reproduire que la surface des choses. Ce point de vue est ensuite relayé par celui du héros qui occupe lors de sa lecture du pseudo-journal la situation du futur auteur qui ne se sait pas écrivain.
La situation vécue en 1915, mais en fait tout au long de la vie de Proust qui n'a cessé d'écrire des pastiches en tout genre, trouve ainsi sa transposition romanesque. La preuve a été faite par l'existence de l'œuvre, mais si l'on refuse à juste titre l'identification du roman à l'idéal du livre qui reste à écrire — comme Pierre-Louis Rey l'a fait il y a quelques semaines — la preuve est donc faite que les interrogations du héros, dans les lignes qui suivent le pastiche, ont reçu leur réponse. Totalement distinct ici du narrateur, il est celui qui n'a pas encore véritablement écrit, et il doute provisoirement de son pouvoir d'écrire, question centrale que pose le pastiche:

Et quand, avant d'éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris plus bas, mon absence de dispositions pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour [du côté de chez Swann, cette fois] [...] me parut moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde; [...][8]

Cet absence de don littéraire a déjà était constaté à plusieurs reprises dans le roman. Ce qui est vraiment nouveau, c'est que le héros semble s'en consoler par la condamnation de la littérature, un moment identifiée à la conception naturaliste. «si les belles choses dont parlent les livres n'étaient pas plus belles que ce qu'il avait [que j'avais] vu», dit-il, c'est donc bien que la littérature, illustrée par la page aussitôt transcrite ne pouvait rien d'autre que reproduire ces choses.

Mais la leçon est fort claire. Le commentaire que suscite la lecture des Goncourt révèle en fait beaucoup plus qu'un doute, et pour ainsi dire en creux, de véritables dispositions pour écrire chez le narrateur en même temps que la voie à suivre. Sous l'apparent regret d'un manque s'exprime la conscience chez lui de ce que peut avoir de fallacieux les habitudes qu'il regrette de ne pas posséder:

Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m'échappait parce que je n'avais pas la faculté de m'arrêter à lui, [...] J'avais beu dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais.[9]

Radiographer, c'est voir au-delà de la surface seule accessible à la photographie. La copie des apparences, voilà donc ce qu'est aux yeux du narrateur cette littérature selon Goncourt, à laquelle il semble tenté d'assimiler toute la littérature. Mais le pressentiment que la vérité est ailleurs l'obsédait déjà, au point de prendre toujours dans ces lignes le pas sur la critique. Lorsqu'il compare les remarques que lui-même avait pu faire au cours d'un dîner à des traits dont le dessin «figurait un ensemble de lois psychologiques où l'intérêt propre qu'avait eu dans ses discours le convive ne tenait presque aucune place», il définit très clairement l'esthétique du Temps retrouvé. Selon elle, seule importe l'essence commune aux impressions, les qualités du modèle ne comptent pour rien dans la valeur du tableau. «Seule la naïveté d'un Goncourt pouvait lui faire croire le contraire et conclure de l'intérêt des anecdotes à la distinction probable de l'homme qui les racontait.»

Le pseudo-Goncourt a pourtant su éveiller chez le héros un intérêt que la vie, la connaissance qu'il avait eu des personnages qu'il évoque n'avait su faire naître en lui. Peut-être est-ce là une importante raison d'être du pastiche du Temps retrouvé: prouver que la littérature, dans ses conceptions les plus fausses et naïves est seule de donner du prix à ce qui, en dehors d'elle, n'est qu'insignifiance. Peut-être était-il temps aussi pour le narrateur de s'aviser que les aubépines, les clochers ou les arbres qui lui avaient adresser des signes ne pouvaient suffire à peupler son œuvre. Nécessité d'ordre à la fois esthétique et structurelle, la source de beauté qu'est la nature ne suffit pas à nourrir un livre. Un monde romanesque est aussi un univers de personnages. On peut inscrire dans ce pastiche un ultime appel du même ordre que ceux qui ont jusqu'à présent jalonné l'œuvre: celui de la littérature. Cette conception certes insuffisante fournit le nécessaire point de référence par rapport auquel le narrateur, devenu écrivain, aura a se situer. Une préfiguration de l'univers bourgeois d'À la recherche du temps perdu se met ici en place. Rappelons que le roman est mis en abyme dans le pastiche par al présence des paysages normands, des œuvres d'art et des personnages. Le milieu Verdurin déborde sur celui des Guermantes, tout est là, tout est écrit, anticipation pour le héros, retour en arrière pour le lecteur. Celui-ci comprend qu'un nouveau mode de vision est ici mis au point par lequel un même univers pourrait être restitué autrement. Les Goncourt se proposeraient donc en définitive davantage comme un modèle à dépasser que comme une contre-valeur à récuser.


Ajout le 13/02/07: la version de sejan.

Notes

[1] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.709/ Tadié t4 p.284

[2] La Prisonnière, Clarac t3 p.201/ Tadié t3 p.706

[3] Je n'ai trouvé les pastiches disponibles qu'en... anglais! Je l'indique malgré tout, en hommage à ce travail mis ainsi gratuitement à disposition.

[4] aperçu et extraits ici

[5] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.713/ Tadié t4 p.288 (Annick Bouillaguet n'a pas lu les parenthèses comprises dans la description, parenthèse de discours direct)

[6] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.710/ Tadié t4 p.285

[7] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.712/ Tadié t4 p.287

[8] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.708/ Tadié t4 p.284

[9] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.718/ Tadié t4 p.294

cours n°8 : de haut en bas ou de bas en haut

Parenthèse : Mise à jour de l'intervention de Nathalie Mauriac Dyer, à qui j'ai écrit et qui m'a très aimablement envoyé l'extrait des brouillons à partir duquel elle a travaillé.

                                        ***

Antoine Compagnon commence:

Je me laisse conduire de cours en cours par une logique dont on verra bien où elle nous mènera.
Ainsi la semaine dernière j'ai terminé sur la notion de complexité. Cela m'a rappelé une phrase de Reynaldo Hahn : «Le livre de Proust n'est pas un chef-d'œuvre si l'on appelle chef-d'œuvre une chose parfaite et de plan irréprochable, mais c'est sans aucun doute le plus beau livre depuis L'éducation sentimentale
Nous avons vu la semaine dernière ce côté composite, un peu monstrueux, du livre. On est loin des recherches de poésie pure de Mallarmé ou Valéry. Gide de son côté est à la recherche du roman pur.
À l'inverse, la réflexion de Reynaldo Hahn s'attache à l'imperfection, à l'œuvre impure.

La Recherche est devenu un classique, mais pas un classique au sens académique du terme, si l'on veut que le classissisme se caractérise par la raison, la concision, l'ordre, la mesure, l'équilibre: La Recherche est un peu le contraire de tout cela. Gide disait: «L'œuvre classique raconte le triomphe de l'ordre de la mesure». De ce point de vue, La Recherche est irrégulière, peut-être même baroque. Mais je ne voudrais pas m'engager dans cette direction, je souhaite revenir sur la complexité et les moments où La Recherche réfléchit sur la complexité.

Pour ce faire, revenons sur un passage que nous avons déjà cité:

Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir.[1]

Nous allons réfléchir aujourd'hui à cette somme complexe. On se rappelle les deux lectures possibles de Mallarmé, celle qui veut qu'il y ait un sens primordial délibérément obscurci par le poème, ce qui serait en quelque sorte la lecture «française» de Mallarmé, et puis une lecture plus empirique, qui soutient que le sens se construit peu à peu en assemblant des éléments épars.
Il y aurait donc deux lectures possibles, une globale, l'autre locale, une qui procèderait top-down, de haut en bas, et qui serait rationnelle, l'autre bottom-up, de bas en haut, et qui serait empirique.
Top-down et bottom-up sont des termes qui viennent, je crois, de l'informatique et de la conception de programmes. Il y a ceux qui sont conçus dans une logique "descendante", avec un plan d'ensemble décliné ensuite en ses éléments, et ceux qui sont construits dans une logique ascendante, de bas en haut, par des cellules indépendantes ensuites rassemblées.
On pense également à Lévi-Strauss qui disait qu'il y a les ingénieurs, qui composent les plans d'ensemble, et les bricoleurs, qui s'attachent aux détails (mais tous les ingénieurs sont des bricoleurs, je crois, je ne pense pas que la phrase de Lévi-Stauss nous soit d'un grand secours).
C'est également tout le débat sur le sens de la lecture: soit on considère que la lecture est une hypothèse sur le sens, hypothèse que l'on vérifie par la suite, soit on considère que l'on déchiffre pour donner un sens, ce que font, chacune à leur manière, les méthodes syllabique et globale.

Il s'agit de deux stratégies de traitement de l'information. Les analyses du roman top-down partent du système qui trace un grand arc de Combray au Temps retrouvé. On sait que Proust a beaucoup dit qu'il avait d'abord écrit Le Temps retrouvé, ce qui favorise une lecture rationaliste du roman.
Les analyses bottom-up s'attachent à l'infime, à un écho, à une rime, une variation, une répétition.
J'ai tendance à préférer la deuxième lecture, il me semble qu'elle est plus féconde.
Proust défend un système construit comme un tout, dans le même temps, il se méfie de tout système dû à l'intelligence, ce qui est paradoxal. En fait, on trouve les deux constructions dans le roman: une structuration du système de la globalité vers l'infime détail — on se rappelle que lorsqu'on reprochait à Proust lors de la parution de son premier livre que «ce n'était pas construit», il répondait: «Attendez la fin!» — et une structuration plus poétique.

Maurras et Sainte-Beuve

Anatole France disait de Sainte-Beuve qu'il est «notre Thomas d'Aquin», c'est-à-dire, puisque Thomas d'Aquin a écrit une somme théologique, que Sainte-Beuve a écrit une somme ordonnée, construite de haut en bas.
Pourtant, il me semble que Les lundis sont plutôt une construction de bas en haut, que c'est de l'accumulation de portraits que se dégage peu à peu une totalité, l'histoire naturelle de la littérature que voulait écrire Sainte-Beuve.
J'ai trouvé cette appréciation de Sainte-Beuve par Anatole France dans un livre de Charles Maurras. Maurras ajoute ce commentaire: «Chaque âge a le Thomas d'Aquin qu'il mérite.»
Ce commentaire est plutôt ironique, je dirais donc qu'après Sainte-Beuve nous avons mérité Proust: il est notre somme. Mais est-il notre somme à la manière théologique, de haut en bas, ou à la manière de Sainte-Beuve, de bas en haut? Il est évidemment un peu paradoxal de se demander si Proust a procédé de la manière de Sainte-Beuve... Cela dit il me semble qu'on peut soutenir cette idée.

Reprenons le texte de Maurras. Il s'agit de Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve. Chateaubriand, dit Maurras, est un modèle pour les réactionnaires, en quoi ils se trompent, car Chateaubriand est révolutionnaire; Michelet est un modèle pour les révolutionnaires ce qui est également une erreur, car Michelet est un tenant de la tradition. Sainte-Beuve se trouve au croisement des deux, Sainte-Beuve fait preuve d'empirisme organisateur. Il réunit les deux processus, de bas en haut et de haut en bas, à la fois rationnel et empirique. Mauras définit l'empirisme organisateur comme l'«exercice d'une diligente induction qui permet de discerner entre des faits la figure de l'idée générale». Il s'agit de recomposer un tout à partir d'analyses ponctuelles en se fondant sur des «coups de bonheur». C'est la science de la bonne fortune: on s'en remet au hasard qui dévoile peu à peu la vérité.

On sait que la "bonne fortune" a toujours un sens érotique, sexuel. Par exemple la rencontre de M. de Charlus et de Jupien est due au «hasard» d'une indisposition de Mme de Villeparisis:

[...] par le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur cette terre [...][2]

La «bonne fortune», c'est l'occasion galante davantage que le Kairos des philosophes.

La diction de la Berma

Pour étudier cette construction de bas en haut dans La Recherche, je vais prendre un passage du Côté de Guermantes dans lequel le narrateur va écouter la Berma. Elle joue une pièce classique en première partie de spectacle puis revient en seconde partie dans une pièce contemporaine, une nouveauté. Le narrateur procède alors à une analyse de la diction de la Berma. Cela m'intéresse particulièrement car on est ici au plus près du plus infime, de la rime (Compagnon lit à son habitude, c'est-à-dire en commentant au fur à mesure les phrases de l'extrait qu'il lit (ce qui est très naturel à l'oral, sans doute plus étrange à l'écrit)):

Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes, la Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et qu’une artiste médiocre eût détachés l’un après l’autre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n’empêchait pas qu’on perçut le vers.

...un artiste ne fait toujours que la même chose: Vinteuil compose un seul air, Elstir peint un seul tableau, la Berma joue une seule pièce...

N’est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par elle, mais y introduit la variation d’une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l’un de pensée, l’autre de métrique?

...analyse très subtile de la façon dont le sens part d'en bas et se construit: d'une rime à l'autre, quelque chose grince, quelque chose joue et produit du sens...

Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, même les vers, même les «tirades», dans des ensembles plus vastes qu’eux-mêmes,[...]

Voyez comme la rime s'intègre à un sens plus vaste...

[...] à la frontière desquels c’était un charme de les voir obligés de s’arrêter, s’interrompre; ainsi un poète prend plaisir à faire hésiter un instant, à la rime, le mot qui va s’élancer et un musicien à confondre les mots divers du livret dans un même rythme qui les contrarie et les entraîne.

...dualité du rythme qui contredit et entraîne...

Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints d’après des modèles différents, on reconnaît un peintre.[3]

C'est toujours la même Berma. Il s'agit finalement de l'analyse de la construction d'un air de famille: la diction, le heurt du rythme dans un nappé, l'interaction du son et du sens donne cet air de famille aux différentes représentations de la Berma. La «complexité ordonnée» est quelque chose comme une science de la bonne fortune. Elle permet de reconnaître des régularités dans les complexités qui montent d'en bas.

Les grandes œuvres merveilleuses et manquées du XIXe siècle

Cela rappelle également le passage de La Prisonnière où le narrateur joue la sonate de Vinteuil au piano, et où cette mélodie lui évoque soudain Wagner. C'est le début d'une profonde méditation sur l'art du XIXe et XXe siècle.

[...] je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d’être – bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes œuvres du XIXe siècle, du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette autocontemplation une beauté nouvelle extérieure et supérieure à l’œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas.

Les grands créateurs du XIXe siècle sont ouvriers et juges à la fois, c'est-à-dire qu'ils travaillent de bas en haut comme l'ouvrier puis de haut en bas comme le juge. C'est une remarque très ambiguë: Wagner, Michelet, Hugo, Balzac ont créé des œuvres grandes mais manquées, merveilleusement «incomplètes»: il leur manque quelque chose parce qu'elles n'ont pas été préconçues, leur totalité n'a été constatée qu'après coup. "La Bible de l'Humanité, la Comédie humaine, la Tétralogie, La Légende des siècles'' sont considérées comme des chefs d'œuvre par une illumination rétrospective qui fait de l'ensemble un tout sublime. Ainsi, Michelet est le plus grand dans ses préfaces:

Sans s’arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans une Comédie Humaine, ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates La Légende des siècles et La Bible de l’Humanité, ne peut-on pas dire, pourtant, de ce dernier qu’il incarne si bien le XIXe siècle que, les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son œuvre même que dans les attitudes qu’il prend en face de son œuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution, mais dans ses préfaces à ses livres. Préfaces, c’est-à-dire pages écrites après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre çà et là quelques phrases, commençant d’habitude par un «Le dirai-je» qui n’est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien.

Cette réflexion ne peut pas ne pas me faire penser au Tableau de la France, une autre préface de Michelet. Proust dit dans sa correspondance qu'on trouve là les plus belles phrases de la langue française.
La «cadence de musicien» est une cellule élémentaire, on retrouve l'unité rythmique de base.

L’autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, [...]

Ici il s'agit d'un morceau composé par hasard, oublié, puis à l'occasion introduit dans une œuvre plus vaste. L'occasion saisie, c'est la bonne fortune.
On se rappelle qu'il s'agit de l'air du chalumeau du pâtre dans Tristan acte III scène I. Wagner dit dans son autobiographie Ma Vie que cet air lui a été inspiré par le chant des gondoliers vénitiens entendus des années auparavant. C'est encore le cas de la cellule étrangère qui trouve sa place. Pour Proust, une grande œuvre doit être préméditée, mais pas entièrement, il doit rester la possibilité d'y insérer des éléments étrangers:

Unité ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme tant de systématisations d’écrivains médiocres qui, à grand renfort de titres et de sous-titres, se donnent l’apparence d’avoir poursuivi un seul et transcendant dessein.

Ce double mouvement est paradoxal: il manque quelque chose aux œuvres citées puisque ce n'est qu'après coup qu'on se rend compte de leur unité; cependant, elles sont plus réelles parce qu'elles sont non préméditées.

Non factice, peut-être même plus réelle d’être ultérieure, d’être née d’un moment d’enthousiasme où elle est découverte entre des morceaux qui n’ont plus qu’à se rejoindre. Unité qui s’ignorait, donc vitale et non logique,

...«vitale» donc organique, physique et non rationnel, «logique»...

qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution. Elle surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste. [4]

L'ambivalence est profonde, ces œuvres sont insuffisantes mais supérieures, manquées mais plus profondes.

Il semble qu'il faille dans La Recherche combiner les deux modèles, comme cet escalier de Chambord aimé de Thibaudet dont je vous ai déjà parlé, escalier à double révolutions qui permet de monter et descendre sans se croiser. La structure de La Recherche est à la fois ascendante et descendante.

Tristan mémoratif

En relisant ces passages j'ai pris conscience du contexte auquel je n'avais jamais pris garde. Cette longue réflexion est provoquée au départ par une reconnaissance: la sonate rappelle Tristan au narrateur. C'est la reconnaissance d'une allusion qui suscite ce développement.

Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l’individualité que nous cherchons en vain dans l’existence quotidienne.

Il s'agit de l'idée connue que chaque artiste crée un monde, c'est pour chacun le même monde unique.

Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate me frappa,[...]

...élément de choc: le «coup de bonheur»...

[...] mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois l’attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n’avions jamais vu.

Ce passage pourrait servir d'emblème à ce cours sur la mémoire de la littérature. On passe à côté de l'allusion sans la voir, mais une fois qu'on l'a vue, on ne voit plus que cela (je l'ai déjà fait remarquer en utilisant l'exemple de la femme grosse, la femme enceinte que l'on ne voit pas enceinte tant qu'on ne la sait pas enceinte). Tout dépend du moment, de l'occasion, du kairos.

En jouant cette mesure, et bien que Vinteuil fût là en train d’exprimer un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus m’empêcher de murmurer: «Tristan»,[...]

La partition contenait une allusion à Tristan. Proust procède ici à une analyse de la phénoménologie de l'allusion.

[...] avec le sourire qu’a l’ami d’une famille retrouvant quelque chose de l’aïeul dans une intonation, un geste du petit-fils qui ne l’a pas connu.

Ici ce n'est plus le cousinage, c'est la descendance directe, c'est le retour de l'air de famille, contenu et reconnu dans une intonation, un geste, c'est-à-dire les mêmes éléments que ceux qui caractérisaient la Berma. C'est infime, ténu.

Et comme on regarde alors une photographie qui permet de préciser la ressemblance, par-dessus la sonate de Vinteuil, j’installai sur le pupitre la partition de Tristan, dont on donnait justement cet après-midi-là des fragments au concert Lamoureux.[5]

C'est fantastique, le narrateur reconnaît Tristan sous Vinteuil, et installe les partitions l'une sur l'autre, il lit les deux en même temps, c'est l'image même du palimpseste.
D'autre part, nous avons la clé de la reconnaissance de l'allusion: pourquoi le narrateur est-il sensible ce jour-là aux quelques notes de la sonate qui ressemblent à Tristan? parce qu'il connaît le programme du concert Lamoureux, c'est cette connaissance qui le rend réceptif, parce que l'idée de Tristan erre dans un coin de sa mémoire.

Chaque artiste est un monde, mais il existe des connexions, des passerelles, entre les mondes. On constate la multiplicité des couches de mémoire.

Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air d’un pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.[6]

La signification n'est pas préalable. La «bonne fortune» consiste à tomber sur cet air du pâtre, qui on se le rappelle, est précisément celui qui provoque le réveil de la mémoire de Tristan avant le retour d'Yseult, c'est un air mémoratif: «La vieille chanson, pourquoi m'éveille-t-elle?» jusqu'à «Dois-je ainsi te comprendre, vieille chanson grave avec ton accent de lamentation? Par la brise du soir elle pénétra timidement lorsque jadis fut annoncée à l'enfant la mort de son père?»

Ainsi Wagner se souvient, Tristan se souvient, le narrateur se souvient. La référence à Tristan est déjà très littéraire, puisqu'elle provient très certainement du Voyage artistique à Bayreuth d'Albert Lavignac, alors très connu. Proust connaissait Wagner surtout par ses partitions pour piano.

La complexité naît du nombre de couches, d'épaisseurs de références et d'allusions superposées. L'art nous fait pénétrer à travers toutes ces épaisseurs mais il nous faut savoir saisir l'occasion.


Ajout le 13/02/07: la version de sejan.

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.529/ Tadié t1 p.519-523

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.607/ Tadié t3 p.9

[3] Le côté de Guermantes, Clarac, t2 p.51/ Tadié t2 p.351

[4] La Prisonnière, Clarac t3 p.160/ Tadié t

[5] La Prisonnière, Clarac t3 p.158/ Tadié t

[6] La Prisonnière, Clarac t3 p.161/ Tadié t

L'Orme du mail

Il y a quelques temps (le 16 décembre pour être précise), Tlön m'apporta un livre d'Anatole France. Cette attention m'émut doublement: d'une part dans sa dimension d'attention «soudain un inconnu vous offre des fleurs», d'autre part dans sa dimension d'attention.

J'ai donc lu L'Orme du mail.
C'est magnifique d'intelligence et de légèreté.
J'ai enfin compris ce que voulait dire "esprit français". Il s'agit de ces phrases qu'un mot suffit à faire basculer vers le rire ou le doute, un mot innocent, insoupçonnable, qu'une lecture un peu rapide pourrait ne pas remarquer.

L'action (si l'on peut dire, car il ne se passe rien, les dernières pages bouclent sur les premières) met en scène les relations naïvement compliquées entre les représentants de l'Église, de la République et de l'Armée dans une ville de province à la fin du XIXe siècle. C'est très drôle, chacun est ridicule et charmant, cependant la sensation aigüe que tout cela est instable, susceptible de basculer à tout instant — l'armée pourrait renverser la République, l'Église est un contre-pouvoir puissant, sans compter tout simplement la bêtise de la population —, ne nous quitte pas.

Lorsque j'ai voulu choisir un passage, j'ai hésité entre une scène confrontant l'excellent abbé Guitrel au préfet un peu obtus et les pages défendant la République, défense ayant l'adresse de s'appuyer sur les faiblesses de la République. (Une phrase me fait frémir car elle reprend exactement ce qu'on dit aujourd'hui de l'Europe: «Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c'est le sincère désir qu'elle a de ne point faire la guerre en Europe.» Funeste présage si l'on considère que la guerre de 1914 éclata peu après.)

J'ai finalement choisi un passage sur un sujet bien plus léger, passage qui se moque à la fois des érudits et des ignorants, passage au sens subtil et instable (glissement de la supposition à la certitude à la faveur du discours indirect libre) qui me fait beaucoup rire par sa futilité même. La (trop) grande précision de France, la multiplication des références, est déjà une source de ridicule et de sourire.

M. Paillot était libraire à l'angle de la place Saint-Exupère et de la rue des Tintelleries. Les maisons qui bordaient cette place étaient pour la plupart anciennes; celles qui s'adossaient à l'église portaient des enseignes sculptées et peintes. Plusieurs avaient un pignon pointu et la façade en colombage. Une d'elles, qui avait gardé ses poutres sculptées, était un joyau admiré des connaisseurs. Les solives apparentes étaient soutenues par des corbeaux taillés, les uns en forme d'anges portant des écus, les autres de façon de moines bassement accroupis. A gauche de la porte, le long d'un poteau, se dressait la figure mutilé d'une femme, le front ceint d'une couronne à gros fleurons. Les gens de la ville disaient que c'était la reine Marguerite. Et la maison était connue sous le nom de maison de la reine Marguerite.
On croyait, sur la foi de dom Maurice, auteur d'un Trésor d'antiquités, imprimé en 1703, que Marguerite d'Ecosse avait logé en cet hôtel durant quelques mois de l'an 1438. Mais M. de Terremondre, président de la Société d'agriculture et d'archéologie, prouve, dans un mémoire solidement établi, que cette maison avait été bâtie en 1488 pour un notable bourgeois nommé Philippe Tricouillard. Les archéologues de la ville qui conduisent les curieux devant ce logis leur montrent volontiers, en saisissant le moment où les dames sont inattentives, les armes parlantes de Philippe Tricouillard, sculptées sur un écu porté par deux anges. Ces armoiries, que M. de Terremondre a judicieusement rapprochées de celles de Coleoni de Bergame, sont figurées sur le corbeau qui se trouve au-dessus de la porte d'entrée, sous le linteau de gauche. Les figures en sont peu distinctes et reconnaissables seulement pour ceux qui sont avertis. Quant à l'effigie d'une femme portant une couronne, qui est adossée à la solive perpendiculaire, M. de Terremondre n'a pas eu de peine à démontrer qu'il faut y voir une sainte Marguerite. En effet, on distingue encore aux pieds de la sainte les restes d'un corps difforme qui n'est autre que celui du diable; et le bras droit de la figure principale, qui manque aujourd'hui, devait tenir le goupillon que la bienheureuse secoua sur l'ennemi du genre humain. On conçoit que sainte Marguerite figure à cette place depuis que M. Mazure; archiviste du département, a mis en lumière une pièce établissant qu'en l'année 1488 Philippe Tricouillard, alors âgé de soixante-dix ans environ, avait épousé depuis peu Marguerite Larrivée, fille du lieutenant criminel. Par une confusion qui n'est pas trop surprenante, la céleste patronne de Marguerite Larrivée a été prise pour la jeune princesse d'Ecosse dont le séjour dans la ville de *** a laissé un profond souvenir. Peu de dames ont légué une mémoire de plus de pitié que cette dauphine qui mourut à vingt ans en exhalant ce soupir: «Fi de la vie!»

Anatole France, L'orme du mail, début du chapitre XII

séminaire n°7 : Nathalie Mauriac Dyer : L'effacement d'une source flaubertienne

Cette retranscription sera frustrante: en effet, Nathalie Mauriac Dyer a déroulé le cheminement d'un paragraphe des brouillons jusqu'au texte final en montrant ses transformations successives, or je n'ai pas pris en note la citation de départ. Le premier brouillon était une sorte de contraposée d'un passage de Madame Bovary, le dernier n'en gardait que la trace de la trace, "un écho en absence du son l'ayant fait naître", dira-t-elle avec justesse.

Comme je n'ai pas pu noter les citations tirées des brouillons (je n'ai même pas essayé, car elles n'auraient valu qu'exactes) et que je ne possède pas d'exemplaire des brouillons, la démonstration perd beaucoup de sa force.
J'essaie quand même.
Mise à jour le 8 février 2007: J'ai écrit à Nathalie Mauriac Dyer qui m'a fort aimablement envoyé l'extrait des brouillons à partir duquel elle a travaillé.

                                   ***

Antoine Compagnon commence par présenter Nathalie Mauriac Dyer.
Celle-ci est chercheuse au CNRS, à l'ITEM (institut des textes et manuscrits modernes). Elle a fait paraître en 1987 une nouvelle édition surprenante d'Albertine disparue à partir d'une copie dactylographiée corrigée par Proust. À partir de cette édition, La Recherche ne pouvait plus être lue comme avant.
Une édition de la Prisonnière suivie de cette édition d'Albertine disparue paraîtra au Livre de Poche en 1993, suivie d'une édition plus traditionnelle de La Fugitive, toujours au Livre de Poche. (voir ici)

Elle a entrepris aujourd'hui avec son équipe la reproduction en fac-similés de soixante-quinze cahiers de brouillon accompagnés de leur transcription diplomatique (sic. Je ne sais pas ce que cela veut dire) et d'annotations.
Le premier cahier, le cahier n°54, est actuellement sous presse.

Elle a choisi de nous parler aujourd'hui de l'effacement d'une source flaubertienne.

Nathalie Mauriac Dyer commence:
La mémoire de la littérature, ce sont les brouillons; la mémoire de La recherche du temps perdu, ce sont les cahiers. Les cahiers sont en quelque sorte spatialisés, les mémoires s'y sont déposées en couches successives, comment déplier les couches du palimpseste?

J'ai choisi un passage qui me semble exemplaire, qui fait appel aussi bien à Chateaubriand qu'à Baudelaire, mais aussi à Flaubert, de façon cryptée. Il va s'agir d'une micro-lecture, c'est-à-dire, selon Pierre Richard, de faire «vœu de myopie». Mon ambition se limite au commentaire d'une page, elle est limitée mais réelle. La particularité de cette lecture est qu'elle sera génétique, elle partira des brouillons pour aboutir au texte.
Ce passage provient de deux pages du cahier 54 de 1914 (donc celui qui est sous presse? je n'avais pas réalisé en écoutant.) Ce cahier est consacré à Albertine, à la fuite, la mort et l'oubli d'Albertine. Mais il y a également des passages concernant la vie avec Albertine.

Une allusion à Chateaubriand

Folio 54 verso: l'extrait raconte une sortie en voiture sous la lune, les bouteilles de champagnes bues, la récitation de vers de poètes célèbres, Albertine demi-ivre qui se rapproche du narrateur et se serre contre lui:

Quelquefois après dîner quand il faisait beau nous voyions le clair de lune étendu sur le sol comme un tapis qui paraîtrait plus brillant dans l’obscurité des bois […] elle disait d’un air joyeux : Si on allait faire un tour à la Coudrée (changer le nom). Nous emportions une bouteille de champagne et nous prenions une voiture. Je connaissais trop, je regardais surtout d’un œil trop froidement observateur, les bois où nous allions, les découpures du clair de lune sous les branches pour y trouver une grande beauté. Albertine n’était pas comme moi. Elle trouvait cela merveilleux. [..] Puis je lui disais qu’elle aurait beaucoup plus de plaisir à tout cela si elle connaissait les œuvres des peintres et des poètes et lui disant que la couleur du clair de lune avait beaucoup changé dans la littérature du dernier siècle, je lui citais négligemment comme si ce n’avait été que quelques perles au hasard tirée du coffret innombrablement rempli de ma mémoire les vers d’Hugo où le clair de lune devient bleu « Sous les arbres bleuis par la lune sereine » « Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon » Puis on revenait avec Baudelaire à la lune « comme une médaille neuve » avec Leconte de Lisle à la lune « large et jaune », je citais des phrases de Chateaubriand, de Flaubert dans Madame Bovary, des vers de Bourget sur la lune rose, la fameuse faucille d’or; elle me disait je vous écouterais pendant des heures, mais désireux de la laisser vite sur cette bonne impression je proposais qu’on s’assît dans l’herbe et qu’on bût la bouteille de champagne. On entendait par moments le cri étrange d’un oiseau de nuit. Puis tout se taisait. S’il y avait un peu de vent et si un nuage passait sur la lune nous la regardions diminuer, le nuage s’opâliser et elle enfin reparaître. Elle disait « il fait un temps merveilleux ». Je ne voulais pas attendre qu’elle trouvât quelque chose d’incomplet à ce bonheur. Je disais que c’était l’heure de rentrer. Nous remontions en voiture. Sa voix était toute changée, hardie et enrouée. Et en effet elle était une autre personne, car à peine entrée dans la voiture elle jetait sa main autour de mon cou, rapprochait nos têtes, sous sa jupe de toile serrait ses jambes contre les miennes, me caressait les genoux, semblait ne pas pouvoir supporter entre nous ce grand intervalle qui n’avait jamais à d’autres moments paru la gêner. J’apercevais vaguement qu’elle avait cette peau blême, avec les pommettes enflammées comme chaque fois qu’elle avait bu du champagne et de fait comme j’en avais bu très peu elle en avait presque pris une bouteille. J’aurais bien voulu voir cette peau pâlie qui faisait d’elle un être tout différent, presque crapuleux, mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre. Albertine mettait tout le temps sa tête sur mon cou, je sentais en les embrassant combien ses joues étaient chaudes et son haleine avait une délicieuse odeur de vin.[1]

La Coudrée: c'était un but de promenade de Proust. Il a noté d'effacer le nom: «Un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés»

Nous sommes en plein cliché, avec Albertine qui s'émerveille tandis que le narrateur reste froid. Ce narrateur est à comparer avec le jeune Proust des Plaisirs et les Jours.
La scène se déroule sur fond de clair de lune, et Proust s'en moque dans ce passage des brouillons, mais deux passages importants de La Recherche se déroulent sur fond de clair de lune, le baiser de maman au début et le baiser refusé par Albertine.
La littérature est abondamment citée et récitée dans ce passage (il manque à la citation les mots par lesquels le narrateur se vante d'éblouir Albertine en lui servant des citations toutes préparées de grands auteurs, en faisant comme si elles lui venaient juste à l'esprit), c'est un véritable florilège: Hugo, Baudelaire, Leconte de Lisle, Flaubert, Bourget. Il y a une dimension moqueuse à cet étalage: «comme s'il s'agissait de quelques perles négligemment tirées du coffret de ma mémoire». On a déjà vu Mme de Villeparisis se moquer de ces évocations du clair de lune, quand elle raconte comment M. de Chateaubriand récitait toujours les mêmes vers à propos du clair de lune.[2]
Proust prend ses distances avec Mme de Villeparisis qui confond jugement moral et jugement esthétique.

Écrire, c'est peut-être d'abord se souvenir de ce qu'on a écrit pour le faire varier. Ainsi, il existe quatre versions de la fameuse nuit américaine de Chateaubriand.

On entendait par moments le cri étrange d’un oiseau de nuit. Puis tout se taisait. S’il y avait un peu de vent et si un nuage passait sur la lune nous la regardions diminuer, le nuage s’opâliser et elle enfin reparaître.

Ces lignes porte la trace d'un précédent texte paru en 1894, "Sonate au clair de lune", dans Les Plaisirs et les Jours: «Par moments, de légers nuages passaient sur elle, mais ils se coloraient alors de nuances bleues dont la pâleur était profonde comme la gelée d'une méduse ou le coeur d'une opale.» L'autocitation se complique d'une référence baudelairienne, puisque l'opale apparaît dans le sonnet de Baudelaire "Tristesses de la lune": «Aux reflets irisés comme un fragment d'opale».
On peut y voir également une référence à Chateaubriand: «on entendait par moment le cri étrange d'un oiseau de nuit» (Proust) est à rapprocher du «gémissement de la hulotte» dans Essai sur la Révolution (ou plutôt Le génie du christianisme?) On songe également aux lignes de Proust à propos de Chateaubriand dans Contre Sainte-Beuve:

J'aime lire Chateaubriand parce qu'en faisant entendre toutes les deux ou trois pages (comme après un intervalle de silence dans les nuits d'été on entend les deux notes, toujours les mêmes, qui composent le chant de la chouette) ce qui est son cri à lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien ce que c'est qu'un poète. Il nous dit que rien n'est sur la terre, bientôt il mourra, l'oubli l'emportera ; nous sentons qu'il dit vrai, car il est un homme parmi les hommes; mais tout d'un coup parmi ces événements, ces idées, par le mystère de sa nature il a découvert cette poésie qu'il cherche uniquement, et voici que cette pensée qui devait nous attrister nous enchante et nous sentons non pas qu'il mourra, mais qu'il vit, qu'il est quelque chose de supérieur aux choses, aux événements, aux années, et nous sourions en pensant que ce quelque chose est le même que nous avons déjà aimé en lui.

Ces lignes sont étranges, car elles donnent à penser que Chateaubriand n'est Chateaubriand que par intervalles.
Chateaubriand n'est pas cité parmi le florilège de poètes cités, mais on retrouve des allusions assez précises qui pointent vers lui. Il en est de même pour les allusions à Madame Bovary: elle n'est jamais citée, mais on peut reconstituer une série d'allusions progressivement effacées.

L'invisible allusion à Flaubert

1/ 1ère hypothèse, à partir des brouillons

Elle disait « il fait un temps merveilleux ». Je ne voulais pas attendre qu’elle trouvât quelque chose d’incomplet à ce bonheur. Je disais que c’était l’heure de rentrer. Nous remontions en voiture. Sa voix était toute changée, hardie et enrouée. Et en effet elle était une autre personne, car à peine entrée dans la voiture elle jetait sa main autour de mon cou, rapprochait nos têtes, sous sa jupe de toile serrait ses jambes contre les miennes, me caressait les genoux, semblait ne pas pouvoir supporter entre nous ce grand intervalle qui n’avait jamais à d’autres moments paru la gêner. J’apercevais vaguement qu’elle avait cette peau blême, avec les pommettes enflammées comme chaque fois qu’elle avait bu du champagne et de fait comme j’en avais bu très peu elle en avait presque pris une bouteille. J’aurais bien voulu voir cette peau pâlie qui faisait d’elle un être tout différent, presque crapuleux, mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre. Albertine mettait tout le temps sa tête sur mon cou, je sentais en les embrassant combien ses joues étaient chaudes et son haleine avait une délicieuse odeur de vin.

Il n'y a là aucune allusion apparente à Flaubert. Pour retrouver la trace d'une allusion, il faut rechercher dans Madame Bovary les scènes relatives à la lune. Il y en a plusieurs, et celle qui me paraît la plus pertinente est la première phrase du troisième chapitre de la troisième partie:

Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel.
[...]
Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases, trouvant l’astre mélancolique et plein de poésie ; même elle se mit à chanter:
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions, etc.
Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui.
Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup, comme une vision, dans la lumière de la lune.[3]

La situation décrite dans ce passage est comparable à celle décrite par Proust dans son brouillon, il s'agit à la fois d'une promenade sentimentale et d'une mise à distance du poncif. Flaubert utilise une citation de lamartine, que paraît-il il détestait.
«Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui»: cette description est l'antithèse de la voix d'Albertine, enrouée, rendue hardie par l'ivresse. Proust semble reprocher à Flaubert de ne pas se libérer du poncif. Il fait chuter Emma par la pose d'Albertine. Le motif de la voix chez Flaubert avait déjà été pastiché par Proust dans L'affaire Lemoine. On songe également au dernier chapitre de L'Education sentimentale, quand madame Arnoux retrouve Frédéric: «Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d'une cloche apporté par le vent; [...]»

Pour revenir à Madame Bovary: «Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies s’élargissaient en éventail, l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel.» : la posture sublime ou pseudo-sublime est reprise en négatif dans la posture d'Albertine, presque crapuleuse.
De même, l'éclairage des scènes chez Flaubert et Proust est inversée, chez Flaubert Emma est en pleine lumière, parfois cachée («Parfois l’ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout à coup, comme une vision, dans la lumière de la lune.»), tandis que chez Proust, Albertine est dans l'ombre, parfois éclairée («mais il faisait trop sombre, tout au plus je mettais ses joues dans la lumière quand une éclaircie d’arbres laissait le clair de lune entrer vivement dans la voiture; mais nous rentrions aussitôt dans l’ombre.») On trouve la même alternance de l'ombre et de la lumière, mais inversée. C'est un jeu symétrique, à l'Emma sulpicienne en pleine lumière correspond l'Albertine dans l'ombre dont seules les joues, objet du désir, apparaissent parfois dans la clarté de la lune.
Il semblerait que nous assistons à un bref "Contre Flaubert".

2/ 2ième hypothèse, à partir du texte définitif
Curieusement la scène éclate. Dans le cahier 55, le florilège des poêtes cités est très raccourci et Flaubert a disparu. La seconde partie de la scène, Albertine à demi-ivre, se retrouve dans le cahier 72 (ou 77?). La capotte est rabattue ("fermée" est rayé sur les brouillons, remplacé par "rabattue"). Il s'agit d'une promenade de ferme en ferme avec Albertine lors du voyage à Balbec, promenade au cours de laquelle les deux promeneurs demandent du cidre. Proust a noté: «mettre ici le passage écrit dans le cahier vert sur sa demi-ivresse». Les effets de lune ont disparu. La scène se passe sans équivoque avant le coucher du soleil. Il y a effacement des jeux d'ombres et de lumières.
Cependant, on s'aperçoit que la scène emprunte à un autre passage de Madame Bovary.

Voici le passage définitif dans Sodome et Gomorrhe, passage que vous avez déjà cité lors de votre cours (dit-elle en se tournant vers Antoine Compagnon):

En quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contre l’autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais les bouteilles; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant; supposition qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nous avait vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre ; elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir tombait.[4]

Désormais la voix est devenue point d'orgue. On ne peut trouver de références flaubertiennes que dans la ferme et le cidre. On sait que Proust avait copié la phrase dans laquelle Binet arrose ses voisins avec du cidre [5]
La seule trace de l'allusion que l'on puisse trouver, c'est la minuscule imperfection "les gens de la ferme/voiture fermée", qui attire l'attention et qui bien entendu rappelle la scène fameuse de Madame Bovary, scène censurée en 1856 lors de la parution en feuilleton pour délit d'outrage aux bonnes mœurs et qui fut publiée l'année suivante après l'acquittement de Flaubert. Cette scène fut lu par l'avocat de Flaubert durant le procès afin que chacun puisse juger de son caractère outrageant.
(Nathalie Mauriac Dyer commence à lire. La scène est longue, comique par son accumulation de noms, le désarroi du cocher et l'étonnement des passants, les rires fusent, tout cela confirme ma conviction que Madame Bovary ne doit pas être lue, mais écoutée):

– Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le jardin des plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.

Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillard-bois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.
[6]

L'hypothèse que je fais repose sur ses «stores tendus» qui rappellent la «voiture fermée». On retrouve le jeu d'inversions entre les deux auteurs, les gens de la ferme supposent à tort une vie d'amants au couple narrateur/Albertine, tandis que chez Flaubert, les bourgeois ne comprennent pas. Jamais Proust ne précise que la voiture est une automobile.

3/ Peut-on valider cette lecture? A priori, oui, si l'on se reporte à un "poteau indicateur" laissé par Proust quelques pages plus haut, passage auquel vous avez déjà fait allusion ici (dit-elle en se tournant vers Antoine Compagnon). Rétrospectivement, on comprend que Proust a voulu nous préparer à cette lecture flaubertienne:

Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j’avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa), apercevant la mer d’un terre-plein où nous étions, je demandai comment s’appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m’eût répondu, je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une grande famille, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close d’un roman.[7]

Ici Madame Bovary est le personnage et non le roman, et l'on peut voir dans l'atmosphère close du roman une analogie avec la voiture. Les héroïnes de roman se répondent et se ressemblent, elles sont cousines.
On remarque la multitude des lieux géographiques, nommés par Flaubert, et l'on sait que les toponymes flaubertiens sont autant de métonymies du corps féminins.

La Sanseverina est également citée. Donc si ma lecture est juste, si le nom de madame Bovary est un poteau indicateur qui prépare l'allusion à venir, nous devrions également trouver dans les pages suivantes une allusion à La Chartreuse de Parme.
Et c'est effectivement le cas dans un passage où le narrateur et Albertine déjeunent à Rivebelle après l'épisode de la voiture close. Un jeune serveur a remarqué Albertine:

Il fut un moment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à ce que je lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes je sentis qu’on peut être près de la personne qu’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que je ne connaissais pas, ou seulement d’un regard qu’il lui avait jeté – et dont j’étais le tiers gênant et de qui on se cache. Même quand, rappelé avec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine, tout en continuant à déjeuner, n’avait plus l’air de considérer le restaurant et les jardins que comme une piste illuminée, où apparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur aux cheveux noirs. Un instant je m’étais demandé si, pour le suivre, elle n’allait pas me laisser seul à ma table.[8]

Ce contexte triangulaire se retrouve exactement au chapitre 7 de La Chartreuse de Parme. Le comte Mosca souffre en présence de Fabrice et de la Sanserevina qui semblent à peine avoir conscience de sa présence:

"Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo?"(Cette belle langue italienne est toute faite pour l'amour!) Terzo incomodo (un tiers présent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d'esprit de sentir qu'on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s'en aller!"

Ainsi on retrouve exactement dans les deux textes la même structure du désir et ce même mot de "tiers".
On a ici la démonstration d'une méthode de lecture; il existe un système proustien, une signalétique proustienne de l'allusion.

Où nous mène cette constation? Le texte ne fait-il jamais que référence à d'autres textes, est-il coupable du plus impardonnable des crimes, le crime d'autotélie? La littérature ne se souviendrait-elle que d'elle-même?
Je crois que Proust veut nous montrer que nos comportements sont tissus de scénarios littéraires. Nous ne faisons que reproduire à l'identique ou par antinomie.

Il me semble que bien plus que la voix d'Albertine, c'est la voix de Proust habitée par la voix de Flaubert que nous entendons dans ce passage.

                                   ***

Comme d'habitude, je n'ai pas bien suivi l'échange qui a suivi. Compagnon ne s'est pas montré convaincu par la démonstration concernant la Sanseverina. Mauriac Dyer a répondu que cette citation ne servait qu'à valider l'hypothèse du "poteau indicateur". Compagnon a renchéri en approuvant l'hypothèse d'une signalisation de l'allusion, «comme le dit Michael Riffaterre», l'allusion n'est jamais complètement cachée.

C'est également à ce moment-là que Nathalie Mauriac Dyer a parlé de l'effacement de la source dont il resterait une trace dans le texte comme un écho dont il manquerait le son originel.


Ajout le 07/02/07: la version de sejan.

                                   ***

trouvaille le 4 février 2007

J'ai retrouvé en feuilletant La Recherche un passage qui raconte une promenade au clair de lune dans le bois de Chantepie, où le visage reste dans l'ombre et où la boisson est du champagne, et non du cidre. Il s'agit de deux passages de La Fugitive (Clarac t3), le narrateur se souvient:

L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. (p.481)
[...] ou bien, les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante, changée, avec cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir, dans l'obscurité qui ne finirait plus. (p.488)

Ici l'effet de la nuit et de la mort se confondent, voir et se souvenir deviennent également impossibles.

Selon la méthode de lecture de N. Mauriac Dyer, il faudrait trouver un poteau indicateur Flaubert. Je propose la phrase qui suit celle que je viens de citer p.481:

L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté naturelle d'un rayon de lune... (p.481)

Ce «dos de banc» rappelle furieusement le "banc Frédéric" de la fin de L'éducation sentimentale... (j'exagère, je sais. Mais puisque Tlön paraît trouver cela évident...)

Notes

[1] Cahier 54, ff. 54 v°, 55 v°, 85 v° ; transcription linéarisée et simplifiée (F. Goujon, N. Mauriac Dyer, Ch. Nakano) (aimablement transmis par N. Mauriac Dyer que je remercie.)

[2] À l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.721/ Tadié t2 p.80

[3] Madame Bovary, partie III, chapitre 3

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p1015/ Tadié t3 p.403

[5] Madame Bovary, partie II, chapitre 14

[6] Madame Bovary, partie III, chapitre 1

[7] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.1005/ Tadié t3 p.393

[8] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.1016/ Tadié t3 p.404-405

cours n°7 : L'art d'être difficile, hommage à Malcolm Bowie

Rappels
- il s'agit d'une prise de notes renarrativisées: les tournures employées, et notamment fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, les notes sont parfois décousues lorsque je n'ai pas noté les transitions. Par moment, je retranscris à peu près, de mémoire, car je n'ai pas pris de notes, mais je me souviens — très approximativement. Tout ce que j'écris pourra/devra être confronté aux enregistrements disponibles sur le site du Collège de France.
- Cela peut être également confronté aux compte-rendus de sejan. Nous avons pris le parti de ne nous lire qu'après nos propres transcriptions.
- J'utilise ce texte en ligne, l'édition de la Pléiade de 1954 (notée "Clarac") et la table de transcription Clarac/Tadié de Tlön.

Je commence:


***

J'ai appris ce matin, comme on apprend aujourd'hui ces choses-là, c'est à dire par un mail d'un ancien étudiant, la mort de Malcolm Bowie. [La voix d'Antoine Compagnon tremble un peu, il paraît profondément touché. Il se reprendra peu à peu.]
Je vais donc vous parler de lui avant de lui rendre hommage par ce cours.
Je lui avais demandé en novembre dernier d'intervenir ici au cours du séminaire, mais il avait refusé, sa santé s'étant de nouveau dégradée (il était atteint d'un cancer).
Malcolm Bowie a étudié Michaux, Mallarmé, Proust; il a écrit Freud, Proust et Lacan (que je n'ai pas retrouvé dans ma bibliothèque) et ce livre publié en 1998 et qui n'est pas traduit en français, je crois, Proust among the stars. [Il nous montre le livre].
Comment aurait-il parlé de notre sujet [Proust et la mémoire de la littérature], puisque je l'avais invité et qu'il aurait pu être ici? Bowie faisait remarquer combien la littérature est difficile. Il a écrit en 1978 Mallarme and the Art of Being Difficult (Mallarmé et l'art d'être difficile) : pourrait-on en examinant ses réflexions sur Mallarmé extrapoller ce qu'il aurait dit sur Proust?
Bowie insistait sur le fait qu'il y a dans les vers de Mallarmé une part d'indécidable. En cela, il s'éloignait des grandes traditions de la critique, qui commencent avec Thibaudet en 1912 et se continuent aujourd'hui avec Bénichou (Selon Mallarmé en 1995), qui veulent que l'on peut tout comprendre des vers de Mallarmé.
Bowie, comme Terence Cave qui a écrit l'excellent Cornucopian Text, faisait partie de la tradition minoritaire et croyait à la polysémie des textes, à l'indécidabilité de la littérature. Il tenait Mallarmé pour un poète difficile, et non "obscur", car obscur suggère qu'une matière claire a été artificiellement obscurcie. Certains poèmes résistent à l'interprétation, un poème n'est pas une énigme à résoudre, il y a des ambiguïtés qui ne céderont pas au déchiffrement. Il n'y a pas d'interprétation monosémique.
Si l'on prend le poème prose pour Des Esseintes par exemple, qui est considéré par beaucoup comme le plus difficile, on s'aperçoit qu'il ne peut être lu que si l'on admet que sa texture contrapunctique ne peut être maîtrisée dans un seul cadre allégorique.

L'art ne progresse pas de façon linéaire

Je vais donc tenter d'en faire autant, de lire Proust comme l'aurait fait Malcolm Bowie.
Lors d'un colloque à Princeton en avril dernier, Malcolm Bowie avait préparé une intervention intitulée Reading Proust between the lines. Elle démontrait la complexité et la contradiction de cette mémoire, son irréductibilité à un sens unique.

Je vais utiliser un passage analysé dans Proust among the stars. Je pensais analyser ce passage plus tard dans mon cours mais je vais anticiper. Il s'agit de ce passage dans Sodome et Gomorrhe où la jeune Mme de Cambremer défend une vision linéaire, progressiste, de la littérature. C'est un passage dérisoire et comique comme souvent les passages importants dans La Recherche, comme si l'auteur avait voulu les rendre moins dogmatiques. [Pour ma part, je pensais que le comique de ces scènes visait à souligner le ridicule des opinions soutenues. Mais bon.]

Parce qu’elle se croyait « avancée » et (en art seulement) « jamais assez à gauche », disait-elle, elle se représentait non seulement que la musique progresse, mais sur une seule ligne, et que Debussy était en quelque sorte un sur-Wagner, encore un peu plus avancé que Wagner.[1]

On voit ici l'idée d'une linéarité de la littérature. Le présent abolit l'ancien qui sera abolit par les temps futur. Vous savez que la jeune Mme de Cambremer née Legrandin est en conflit avec la vieille Mme de Cambremer, la douairière, qui fut l'une des dernières élèves de Chopin, tandis que sa belle-fille considère que Chopin, ce n'est pas de la musique. Le même jugement concerne les peintres :

Au nom du ciel, après un peintre comme Monet, qui est tout bonnement un génie, n’allez pas nommer un vieux poncif sans talent comme Poussin. Je vous dirai tout nûment que je le trouve le plus barbifiant des raseurs. Qu’est-ce que vous voulez, je ne peux pourtant pas appeler cela de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui, voilà des peintres![2]

Proust n'est pas le seul à défendre la théorie d'une progression non linéaire de la littérature ou de l'art en général. Péguy partage le même point de vue. Proust n'aime pas beaucoup Péguy, qu'il accuse de ressasser, mais sur ce point ils se rejoignent. Tous deux sont contre "la métaphysique des modernes".
Dans Situation III, Péguy note: «C'est une des erreurs les plus graves du parti de la métaphysique moderne de se représenter l'art comme un progrès linéaire ininterrompu. Descartes n'a point battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein, et Kant n'a point battu Descartes comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux.» Et Proust continue:

Je me fis un plaisir de lui apprendre, mais en m'adressant pour cela à sa belle-mère, comme quand, au billard, pour atteindre une boule on joue par la bande, que Chopin, bien loin d'être démodé, était le musicien préféré de Debussy. «Tiens, c'est amusant», me dit en souriant finement la belle-fille [...][3]

Debussy donc, qui est un sur-Wagner, apprécie Chopin: on voit là la complexité du réel qui ne se laisse pas platement appréhender.
Un peu plus tôt, le narrateur avait réussi à réhabiliter Poussin dans l'esprit de Mme de Cambremer par le même genre de démonstration:

— Mais, lui dis-je, sentant que la seule manière de réhabiliter Poussin aux yeux de Mme de Cambremer c’était d’apprendre à celle-ci qu’il était redevenu à la mode, M. Degas assure qu’il ne connaît rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. — Ouais ? Je ne connais pas ceux de Chantilly, me dit Mme de Cambremer, qui ne voulait pas être d’un autre avis que Degas, mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont des horreurs. — Il les admire aussi énormément. — Il faudra que je les revoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête, répondit-elle après un instant de silence et comme si le jugement favorable qu’elle allait certainement bientôt porter sur Poussin devait dépendre, non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, mais de l’examen supplémentaire, et cette fois définitif, qu’elle comptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la faculté de se déjuger.[4]

On voit apparaître le phénomène de la mode, qui est une image aussi couramment reprise que celle de la Bourse qui suit la fluctuation des valeurs. Valéry et Gide reprendront cette image de la Bourse des valeurs esthétiques sensible à la mode et qui réévalue non pas le dernier mais l'avant-dernier.
Une fois encore, l'intelligence est inutile, comme le rappelle le narrateur à propos de Mme de Cambremer: «On ne peut pas dire qu’elle fût bête ; elle débordait d’une intelligence que je sentais m’être entièrement inutile.»[5] De même, la duchesse de Guermantes, même si elle est d'un goût supérieur, est également victime de la mode. On se souvient de ces notations à la fin du Temps retrouvé:

Ce style Empire, Mme de Guermantes déclarait l'avoir toujours détesté; cela voulait dire qu'elle le détestait maintenant, ce qui était vrai, car elle suivait la mode, bien qu'avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu'elle connaissait peu, poute jeune elle avait cru M.Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l'Art nouveau, jusqu'à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là nuances du goût que le critique d'art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures.[6]

Il y a un suivisme de la mode dans ses hauts et ses bas, ce qui n'est pas illégitime d'ailleurs, car les choses sont plus complexes que ne le présente une histoire linéaire de l'art.

Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie. Mais ce temps n’était pas encore venu.
Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait de dire une nouveauté en les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru.[7]

Le passage se termine par une évocation des réminiscences anticipées à travers la figure du "précurseur":

Alors il voit en cet ancien comme un précurseur ; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel.

Nous retrouvons les "ramiers fraternels".

Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu.[8]

De même on se souvient que dans La Prisonnière le narrateur trouve du Dostoïevski dans Mme de Sévigné.[9] Il y a donc une complexité, une contradiction, une ambivalence, du jugement esthétique qui se traduit par des phénomènes de mode, un jeu à la bourse des valeurs. Et cependant, il n'en reste pas moins qu'il y a une vérité des valeurs. Il y a d'un côté un usage frivole de la culture, une façon de l'utiliser pour se faire valoir, comme le font Mme de Cambremer et Mme de Guermantes. Il s'agit d'une utilisation de la culture comme de la fausse monnaie. Bowie dit que les personnages de Proust utilisent la culture comme de la monnaie instable.
Le roman de Proust ne cesse de rêver la littérature européenne, il prolonge la vie des personnes et les mots des essais. Ici on songe à Legrandin citant Joubert: «les mots amis de la mémoire»; or Legrandin est un personnage burlesque et ridicule, faut-il le prendre au sérieux? Oui, la réponse est pourtant oui. Il y a condensation et déplacement des thèmes, ce qui était en haut passe en bas et inversement, les éléments de la mémoire littéraire procèdent comme procède le rêve. La littérature revient dans le roman comme les souvenirs reviennent dans le rêve. Tout peut être profané, être placé au plus haut puis au plus bas.

Un exemple : Homère

Je vais reprendre un exemple chez Malcolm Bowie de cette littérature absorbée par le roman puis régurgitée. Il y a d'un côté la petite monnaie de la littérature, celle qu'on galvaude, qu'on déprécie, et puis il y a la grande littérature, et Malcolm Bowie a étudié les résurgences d'Homère dans La Recherche.

1/ La première fois que l'on voit apparaître Homère, c'est lorsque le narrateur envisage d'aller à Balbec devant M. Legrandin:

Balbec ! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole France – un enchanteur que devrait lire notre petit ami – a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l’Odyssée.[10]

On reconnaît un écho de la finis terrae de Renan. La valeur de la littérature est dégradée par cet usage de bavardage qu'en fait Legrandin, mais cette même référence littéraire va prendre une vraie valeur littéraire quand le narrateur se rend chez Elstir:

La chaleur du jour m'obligea à prendre le tramway qui passait par la rue de la Plage, et je m'efforçais, pour penser que j'étais dans l'antique royaume des Cimmériens, dans la patrie peut-être du roi Mark ou sur l'emplacement de la forêt de Brocéliande, de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d'Elstir était peut-être la plus somptueusement laide, [...][11]

Le roman cherche sa place entre les deux évocations de la culture, la petite et la grande.

2/ Dans Le côté de Guermantes, les références à Homère sont très ambivalentes. Une même utilisation sera à la fois mondaine et véritablement littéraire.

Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir de me guider et de m’introduire dans les salons. Telle expression courante peu claire dans la bouche d’un paysan si elle montre la survivance d’une tradition locale, la trace d’un événement historique, peut-être ignorés de celui qui y fait allusion ; de même cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait me témoigner pendant toute la soirée, me charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois séculaires, d’habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés nous semblent infiniment loin de nous. Nous n’osons pas leur supposer d’intentions profondes au delà de ce qu’ils expriment formellement ; nous sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à ceux que nous éprouvons chez un héros d’Homère [...]

Il y a dans ces notations une façon constante de replier l'histoire sur le présent;

ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise;[...]

ici on retrouve l'une des nombreuses allusions aux articles des journaux durant la guerre de 14

on dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi éloignés de nous qu’un animal vu dans un jardin zoologique.[12]

La comparaison finale est empruntée à Barrès dans La grande pitié des églises de France. Dans le chapitre "Homo sapiens" se trouve une méditation sur un fossile d'Homo sapiens: Barrès y voit son frère.
Ces mémoires sont toujours fausses; ainsi la «trace» est «peut-être ignorée», on ne sait si la présence du passé est consciente ou inconsciente, de même, le narrateur n'arrivera jamais à déterminer si la bonhomie du duc est authentique ou une posture mondaine, une hypocrisie. De même, la culture est toujours soupçonnable d'imposture puisqu'elle est représentation.

3/ Continuons avec Bowie et Homère. La duchesse de Guermantes va le comparer avec Zola, sans qu'on sache d'ailleurs exactement comment il faut le prendre:

Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui... porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère de la vidange ! [Il manque ici la malice de la voix de Compagnon][13]

Cette antonomase est la réminiscence de l'article du critique Jules Lemaître, qui avait jugé que les Rougon Macquart était "l'épopée pessimiste de l'animalité humaine", jugement accepté par Zola.

4/Le «bal de têtes» présente de nombreuses analogies avec le chant XI de l'Odyssée, on y retrouve des fantômes, on y reçoit la visite des morts. Ainsi la rencontre avec Odette, inchangée à travers le temps:

Pour Mme de Forcheville au contraire, c'était si miraculeux, qu'on ne pouvait même pas dire qu'elle avait rajeuni, mais plutôt qu'avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. [...] D'ailleurs, justement parce qu'elle n'avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l'air d'une rose stérilisée. [...] Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d'accent anglais. Et pourtant, de même que ses yeux avaient l'air de me regarder d'un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l'Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis compliment sur sa jeunesse. Elle me dit: «Vous êtes gentil, my dear, merci», et comme elle donnait difficilement à un sentiment, même le plus vrai, une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu'elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises: «Merci tant, merci tant».[14]

Là encore, le touchant et le burlesque sont indissociables.
Quelques pages auparavant, on re-présente au narrateur un ami perdu de vue :

[...] j'aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais, comme dans l'Odyssée Ulysse s'élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d'obtenir d'une apparition une réponse qui l'identifie, comme le visiteur d'une exposition d'électrécité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami.[15]

On voit là l'accumulation de trois images, Ulysse, le spiriste, le visiteur d'exposition, illustrant toutes trois l'ambivalence reconnaissance/méconnaissance, différence/identité.
Bowie parlait de cette façon de rêver la littérature. Il y a une logique du rêve qui ne respecte rien. Ce qu'il y a de plus sacré, Ulysse reconnaissant sa mère aux enfers: «Trois fois, je m'élançais; tout mon cœur la voulait. Trois fois, entre mes mains, ce ne fut plus qu'une ombre ou un songe envolé.»[16], est profané. Et cependant, dans le même temps cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas une profonde admiration et un profond respect de ces textes, tout prouve leur connaissance intime.

Conclusion : l'impureté de la littérature

Il y a une impureté des textes. La littérature est impure. Même Mallarmé n'est pas pur. Proust l'est encore moins. Son texte est gorgé de littératures qui sont des espaces impurs.
Il y a deux chemins vers la vérité: la distillation d'une essence pure ou l'œuvre omnivore, qui déborde, où il y en a toujours trop.

Bowie cite l'image qui se trouve dans La Prisonnière, par laquelle Proust se moque de l'image de la poésie comparée à un oiseau:

Serait-ce elle qui donnerait chez les grands artistes l’illusion d’une originalité foncière, irréductible en apparence, reflet d’une réalité plus qu’humaine, en fait produit d’un labeur industrieux ? Si l’art n’est que cela, il n’est pas plus réel que la vie, et je n’avais pas tant de regrets à avoir. Je continuais à jouer Tristan. Séparé de Wagner par la cloison sonore, je l’entendais exulter, m’inviter à partager sa joie, j’entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de marteau de Siegfried ; du reste, plus merveilleusement frappées étaient ces phrases, plus librement l’habileté technique de l’ouvrier servait à leur faire quitter la terre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j’avais vu à Balbec changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel. Peut-être, comme les oiseaux qui montent le plus haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il de ces appareils vraiment matériels pour explorer l’infini, de ces cent vingt chevaux marque Mystère, où pourtant, si haut qu’on plane, on est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant ronflement du moteur![17]

C'est une belle ironie de la part de celui qui a traité Mallarmé de difficile.

La mémoire est un mécanisme complexe, une condensation qui renverse sans cesse les valeurs.


Ajout le 13/02/07: la version de sejan.

Notes

[1] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.811/ Tadié t3 p.205-206

[3] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.817/ Tadié t3 p.212

[4] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.813/ Tadié t3 p.208

[5] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.811/ Tadié t3 p.205-206

[6] le Temps retrouvé Clarac t3 p1025/ Tadié t4

[7] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[8] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.816/ Tadié t3 p.211

[9] La Prisonnière Clarac t3 p.378/ Tadié

[10] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.131/Tadié t1 p.129

[11] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.833/ Tadié t2 p.189

[12] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.417/ Tadié t2 p.710-711

[13] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.499/ Tadié t2 p.788-789

[14] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.950/ Tadié

[15] Le temps retrouvé, Clarac t3 p.942/ Tadié

[16] Odyssée, Folio classique p.211, trad. Victor Bérard

[17] La Prisonnière, Clarac t3 p.162/Tadié

MLB, plongée dans le sein maternel, de Sergueï Eisenstein

J'avais trouvé les références de ce livre ici, et je l'avais commandé en juillet 2004. J'avais été très surprise en le voyant: il est minuscule, 93 pages pour un format de 10,5x15 cm.

J'ai recommencé plusieurs fois la préface, j'ai eu du mal à arriver au bout: elle est est très intéressante mais extrêmement compacte:

L'une de ses principales préoccupations [d'Eisenstein] a été de réconcilier le signe et le corps, la matière et l'esprit, l'émotion et l'idée, l'œuvre autonome, en tant que tout, et l'œuvre en tant que partie d'un tout encore plus vaste, plus totalisant. Le thème du MLB qui hante ses derniers écrits est au centre de la problèmatique et de la méthode s'engendrant réciproquement dans une spirale à laquelle déjà Tolstoï faisait allusion quand il exaltait «l'énergie de l'erreur». Cette errance d'une recherche destinée par essence à rester inachevée déplace le centre de gravité de toute création, de toute œuvre, de la réponse vers le questionnement, du résultat vers le processus. Il s'ensuit un flottement croissant de la limite entre le contenu et la forme, couple indissociable au point que leurs propriétés respectives s'estompent jusqu'à aboutir à une véritable inversion de leurs fonctions traditionnelles. La conscience aiguë de cette oscillation permanente entre le voilé et le dévoilé, entre l'apparence et la substance d'une œuvre, fonde, d'ailleurs, l'extraordinaire ouverture et liberté d'Eisenstein, qui, tout en se situant à l'extrême pointe de l'avant-garde, se montre capable de s'enthousiasmer pour les artistes pratiquant le réalisme apparemment le plus rédhibitoire (Sourikov, Serov) parce que, négligeant l'anecdote, l'histoire, le sujet, il perçoit dans leurs tableaux un art somptueux de la «composition», la forme alors se substituant au contenu, s'affirmant comme le véritable contenu.
Préface de Gérard Conio, p.13

quand Degas parle, il cherche toujours involontairement une ligne idéale, courbe, qui sera l'équivalent de la pensée.
Eisenstein citant Degas, opus cité, p.76

J'aime cette idée d'une courbe idéale de la pensée, ligne bien plus élégante que la droite sans surprise.

Le livre dévoile la grande obsession de composition d'Eisenstein, sa lecture des tableaux, tant ceux qui évoquent "le vol plané" (l'apesanteur du ventre maternel) que les tableaux de Degas à la structure circulaire ou spirale. Il reprend, ou plutôt recoupe, plusieurs des obsessions camusiennes, celle, primordiale, du cadre, celles de la spirale ou de la gémellité. De petits schémas de la main même d'Eisenstein sont reproduits et aident à la compréhension. Ce petit livre est fascinant.

Antigone

Ce soir C. a rapporté Antigone d'Anouilh, qu'il doit étudier. Je l'ai relu avec émotion.

Anouilh déplace le nœud de la tragédie. Il ne s'agit plus de choisir entre son désir et son devoir, mais entre la vie et la mort. Toute l'ambiguïté tient à ce que la mort et la vie sont les deux faces du désir; le devoir n'est là que comme prétexte, il est bientôt oublié. Il s'agit de mettre à jour le désir le plus intense, celui qui vaut qu'on lui sacrifie tout.

CRÉON : Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s'en mettre jusqu'aux coudes. C'est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n'y a qu'à ne pas bouger et attendre même pour qu'on vous tue. C'est trop lâche. C'est une invention des hommes. Tu imagines un monde où les arbres aussi auraient le droit de dire non contre la sève, où les bêtes auraient dit non contre l'instinct de la chasse ou de l'amour? Les bêtes, elles au moins, sont bonnes et simples et dures. Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le même chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut s'en perdre autant que l'on veut, il en restera toujours une de chaque espèce prête à refaire des petits et à reprendre le même chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont passées avant.

J'ai été frappée par l'identité de structure avec L'Alouette (pièce d'Anouilh retraçant la vie de Jeanne d'Arc): dans les deux cas, Créon ou Warwick réussissent à convaincre les héroïnes que leur combat n'en vaut pas la peine, qu'il n'est que pur orgueuil. Antigone accepte de retourner en silence dans sa chambre, Jeanne accepte d'abjurer.
Tous les deux dans leur soulagement (car ils ne souhaitaient pas mettre à mort ces jeunes filles) commettent alors la même erreur: Créon parle de bonheur, Warwick parle d'être heureuse. Et Antigone et Jeanne d'Arc refusent cette idée: vivre oui, mais pas pour un petit bonheur médiocre, la lente déchéance du bonheur. Seule la tragédie garantit la noblesse, vivre, c'est se trahir.

ANTIGONE : Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, — et que ce soit entier — ou alors je refuse! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite — ou mourir.
Anouilh, Antigone

JEANNE, crie soudain d'une autre voix: Mais je ne veux pas faire une fin! Et en tout cas, pas celle-là. pas une fin heureuse, pas une fin qui n'en finit plus...
Elle se dresse et appelle.
Messire saint Michel! Sainte Marguerite! Sainte Catherine! vous avez beau être muets, maintenant, je ne suis née que du jour où vous m'avez parlé. je n'ai vécu que du jour où j'ai fait ce que vous m'avez dit de faire, à cheval, une épée dans la main! C'est celle-là, ce n'est que celle-là, Jeanne! Pas l'autre, celle qui va s'habituer à vivre... Vous vous taisiez, mon Dieu, et tous ces prêtres parlaient en même temps, embrouillant tout avec leurs mots. Mais quand vous vous taisez, vous me l'avez fait dire au début par Monseigneur saint Michel, c'est quand vous nous faites le plus confiance. C'est quand vous nous laissez assumer tout seuls.
Elle se redresse soudain grandie.
Hé bien, j'assume, mon Dieu! Je prends sur moi! Je vous rends Jeanne! Pareille à elle et pour toujours! Appelle tes soldats, Warwick, appelle tes soldats, je te dis, vite! Je renonce à l'abjuration, je renonce à l'habit de femme, ils vont pouvoir l'utiliser, leur bûcher, ils vont enfin l'avoir leur fête!
Anouilh, L'Alouette

Je lisais cela entre seize et dix-sept ans. Tout Giraudoux, beaucoup d'Anouilh, tout le théâtre d'Albert Camus (surtout Caligula) et de Sartre... peut-être est-ce pour cela qu'il me semble que l'adolescence est l'âge ou l'on choisit entre la mort et la vie.

séminaire n°6: Anne Simon: Proust et les philosophes

Ce fut très difficile, mes notes sont pleines de trous. Anne Simon était passionnante mais parlait trop vite de concepts et d'écoles qui ne me sont pas suffisamment familiers pour que je puisse les reconstituer de chic sans risquer de grossiers contresens (ou plus grave, de subtils contresens).


Antoine Compagnon commence par présenter Anne Simon:
La première fois que j'ai rencontré Anne Simon je faisais partie de son jury de thèse sous la direction de Jean-Yves Tadié. Le sujet en était "Proust et le réel retrouvé", inspiré par la phénoménologie, en particulier par Merleau-Ponty. Elle a été publiée sous le titre Proust ou le réel retrouvé. Elle a dirigé les actes d'un colloque sur Merleau-Ponty et a publié un livre au Seuil À leurs corps défendants: les femmes à l'épreuve du nouvel ordre moral avec Christine Détrez.
Elle va nous parler aujourd'hui de Proust et les philosophes, c'est-à-dire comment les philosophes aujourd'hui parlent de Proust.

Anne Simon commence à parler, beaucoup trop vite à mon gré (et pour mes facultés), et sans se répéter.

Faut-il avoir peur de Proust? Sartre disait ainsi en 1939 en commentant la phénoménologie de Husserl: «Nous voilà délivrés de Proust.».

De nombreux passages dans La Recherche nous montre Proust se moquant de l'idéalisme. Le potin... l'apparence... (pas réussi à noter: il faudra lire son prochain livre, j'en ai peur). Voici quelques exemples:

Certes je savais bien que l’idéalisme, même subjectif, n’empêche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l’Académie.[1]

On se rappelle de Brichot et les arbres:

Il suffit de voir combien, dans les noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de la houille. Un de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces de Freycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et de frênes, salix et fraxinetum; son neveu M. de Selves réunit plus d’arbres encore, puisqu’il se nomme de Selves, sylva. »[2]

A propos du philosophe norvégien, lors du dîner à la Raspelière:

ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. [...] [rires dans la salle] – Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui convenait, j’ai une sorte de – désir pour savoir s’il y a d’autres arbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française – latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que vous saviez toutes choses. N’est-ce pas précisément le moment ? – Non, c’est le moment de manger », interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n’en finissait pas.[3]

Et enfin, à propos de Mme de Cambremer:

Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position.[4]

Si l'on considère le dogme métaphysique, la recension des thèmes proustiens (la réflexion sur le temps, l'espace, les deux côtés, l'être, l'essence, le songe, le rapport au corps (etc, je n'ai pas tout noté) montre qu'il s'agit des lieux communs de la métaphysique, et que Proust ne constitue donc pas un danger.

«Nous voilà délivrés de Proust» disait Sartre: cette assertion est fausse en ce qui concernent les philosophes français depuis la seconde guerre mondiale.
Il faut souligner l'étonnante plasticité de l'œuvre de Proust. Il est possible d'établir une typologie de la réception de Proust par les philosophes, appropriation plus ou moins fusionnelle, simple utilisation ou trahison, la trahison n'étant jamais qu'une adoration renversée comme le note Proust à propos de Mlle de Vinteuil. Il s'agit d'une façon créatrice de lire, qui rompt avec la simple adoration qui empêche le "rendez-vous avec soi-même"

Un soi multiple

Les philosophes construisent et réinventent La Recherche continuellement.
Proust a eu pour professeur Darlu, il a obtenu en 1895 une licence de philosophie dont le programme était très lourd à l'époque. Le programme portait sur l'idéalisme au détriment du corps et de la sensibilité.
En 1908, Proust se demande s'il doit écrire une étude de mœurs, un essai critique ou un roman. Après la guerre, tous les philosophes vont se confronter à ce jeu entre la fiction et la réflexion.

Proust est inclassable, ou plutôt la classification de Proust varie d'un philosophe à l'autre (ici Anne Simon donna très vite huit à dix catégories philosophiques que je n'ai pas pu noter à mon grand regret. Cela donnait à peu près): pour ... (pas compris) Proust est idéaliste, pour Sartre c'est un bourgeois snob, pour Deleuze c'est une araignée, un phénoménologue pour Merleau-Ponty, etc

Il faut se souvenir, et j'insiste, que Proust ouvre le XXe siècle à partir du XIXe. Il note en 1908 dans son carnet: «Aucun homme n'a jamais eu d'influence sur moi que Darlu, et je l'ai reconnue mauvaise.»

Ici mes notes contiennent une simple référence: page 477, tome 4 (donc Pléiade Tadié), mais je ne sais absolument plus de quoi il pouvait s'agir)

Il faut imaginer l'époque de Proust, il était le contemporain d'Einstein, d'Husserl, de Freud, ie la relativité, le questionnement et la sexualité; on était comme l'a dit Foucault dans une "configuration discursive généralisée".
La phénoménologie française récuse la notion d'arrière-monde et décrit les enjeux du fait que nous avons un corps.
Le sujet stable prend définitivement fin. Le moi est une construction indéfinie qui passe par l'action. le sujet est "englué dans le monde", comme l'a si joliment écrit Gracq. Il est la proie de la temporalité. Le changement et l'oubli nous constituent autant que la mémoire à moins de ne pas les opposer.
Deux exemples: la grand'mère comme étrangère :

moi pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.[5]

et soi-même comme étranger :

Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait.[6]

Nous sommes multiples. Le moi est ce qui échappe et ne peut se trouver que dans l'introspection. Se connaître soi-même revient à se construire soi-même.
J'ai ensuite noté "grave incertitude", entre guillemets. Je ne me souviens plus de quoi il s'agissait (je ne note que des mots-clés dans les citations afin de les retrouver plus tard). Peut-être s'agit-il de ce passage (ce serait assez logique)

L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle.[7]

L'écriture fictionnelle est la seule façon de se construire un soi. La plasticité du soi explique sans doute la plasticité de la réception de Proust. Rappelons le titre, À la recherche, avec ce "à" actif, qui relance l'action. Dès le début le narrateur est insaisissable, il a plusieurs âges, c'est le narrateur vieilli qui se souvient de ses insomnies d'homme mûr quand il revoyait ses rêves d'avenir d'enfant. Il s'agit d'un roman pour reconstituer ce qu'on est devenu.

Une multiplicité de réceptions

Rappelons que plastique vient de modelage, création, imagination. Le mélange des genres produit une tension fructueuse entre la philosophie et la littérature.

Les philosophes ont considéré Proust de diverses façons: comme un compagnon de route, un étranger, un alter ego, un ennemi. Attention, ce n'est pas un classement et il n'y a pas de jugement de valeur dans cette liste.

1/ le compagnon de route : Merleau-Ponty
On retrouve dans le style de Merleau-Ponty des expressions directement tirées de la Recherche: "visible et mobile", "choses en cercle autour de soi", "étoffe du corps". cf L'œil et l'esprit ou Sens et non-sens.
Merleau-Ponty va tenter de faire de la philosophie à partir de la métaphore. Il va moins s'agir de servir la langue que de l'attaquer, ce qui donnera le célèbre "style oblique".

2/ l'étranger : Paul Ricœur
Pour Ricœur, la philosophie a pour tâche d'éclairer la littérature. La Recherche est métaphysique. Dans La métaphore vive, qui est le livre de Ricœur qui parle le plus de proust sans jamais le citer, Ricœur étudie l'interpénétration de champs hétérogène dans la réalité.
Pour Ricœur, le texte littéraire n'est pas capable d'exposer lui-même ses concepts philosophiques. La littérature est le pré-texte, la philosophie constitue le texte.

3/ l'alter ego : Roland Barthes
A partir de 1978, Barthes va modifier son rapport à la littérature. On peut changer de philosophie mais si on veut changer de vie il faut changer son rapport au texte.
Jusqu'aux années 70, Barthes dédaigne Proust, il l'utilise comme auteur de référence.
Il se produira un retournement du jour où, avec la mort de sa mère, Barthes va se sentir mortel. Je ne dis pas se savoir (il se savait mortel), mais se sentir, mortel.
Proust devient un modèle d'écriture autant qu'un modèle de vie. Il infuse la vie de Roland Barthes qui ne sort pas de l'idôlatrie. Peut-être est-ce pour cela que Barthes ne pouvait devenir romancier, que sa pente était peut-être plutôt la poésie ou l'essai, comme l'a montré Antoine Compagnon (référence à un article de A. Compagnon, je suppose).

4/ l'ennemi : Jean-Paul Sartre
Sartre vit dans une inquiétante familiarité avec Proust. Sans doute peut-on comparer cela à son rapport à Flaubert, son frère ennemi. Sartre lit Proust en continu, mais non sans mauvaise foi. Il s'attache à la lettre du texte.
Finalement Sartre et Proust se ressemblent beaucoup. Par exemple, ils ont la même façon de considérer que deux regards ne se partagent pas un paysage, mais se le disputent. Il y a conflit. Ainsi dans La Prisonnière: «[...] Albertine admira, et par sa présence m’empêcha d’admirer, les reflets de voiles rouges sur l’eau hivernale et bleue, une maison blottie au loin comme un seul coquelicot [...]»[8]
On songe à la scène chez Sartre du voyeur vu, identique à la scène de Charlus et Morel voyant Charlus dans le miroir dans la chambre de Maineville[9]

5/ Proust digéré : Gilles Deleuze
Je parle ici uniquement du Deleuze de Proust et les signes. Il ne s'agit plus d'un miroir proustien mais de l'inverse. Il y a appropriation, on ne sait plus s'il s'agit d'une analyse du signe chez Proust ou d'une analyse du signe chez Deleuze.
Proust tendait vers une fusion du signifiant et du signifié tandis que Deleuze maintenait le dualisme.

6/ l'absence : Michel Foucault
L'ultime posture est l'absence de références à Proust. C'est le cas chez Foucault, on pourrait également penser à Gaston Bachelard. Pour Michel Foucault, Proust est l'écrivain faisant de la littérature. Il ne veut peut-être pas voir que Proust fait partie des fondateurs de la discursivité, du discours. (Anne Simon donne alors la liste des thèmes proustiens exactement étudiés par Foucault. C'est impressionnant, mais elle les récite vraiment trop vite, je suis dépassée).

                                               ***

Je n'ai rien noté de l'échange qui a suivi. Compagnon lui a fait remarqué qu'elle avait réussi à ne pas parler de Nietzsche, et surtout de Bergson, ce qui a rempli Anne Simon de confusion.
Je parie qu'elle aura une chaire au Collège de France d'ici vingt ans.


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan. Les échanges de la fin sont repris, et surtout la chute!

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.204/ Tadié t2 p.501-502

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.929/ Tadié t3 p.320

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.930/ Tadié t3 p.321

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.924/ Tadié t3 p.314

[5] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.141/ Tadié t2 p.439

[6] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.171/ Tadié t2 p.469

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.637/ Tadié t3 p.37

[8] La prisonnière Clarc t3 p.174/ Tadié

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p1080/ Tadié t3 p.468

cours n°6 : Les hypothèses sont recoupées

Antoine Compagnon va expliquer durant ce cours la joie, le bonheur qu'apportent l'intuition et la coïncidence qui étaye l'intuition. J'aurais pu intituler ce cours: "les joies d'un chercheur" ou "pour être chercheur, il faut avoir de la chance" ou "les coïncidences naissent sous les pas des gens dans le bon chemin", etc.


Comme j'en ai l'habitude, je reviens sur ce que j'ai dit la semaine dernière. Si j'avance ainsi en faisant des retours, c'est peut-être parce que j'essaie d'avancer sans être trop sûr de la direction. C'est un terrain, un pays à explorer, je me fie à mon sens de l'orientation mais j'ai parfois des doutes, ne suis-je pas en train de m'égarer, quand par exemple je parle de la mémoire et de l'espace ou de la mémoire et de l'aristocratie?
Je reviens alors sur mes pas, ce qui n'est jamais que la méthode de l'esprit critique. Quand on pratique la recherche en littérature, on a un certain nombre d'idées, puis on cherche des indices dans les textes pour les étayer, ce sont des "poteaux indicateurs", la recherche des "passages parallèles", comme on disait dans la vieille herméneutique.
Par exemple, il y a ce parallèle entre deux dîners, celui où le narrateur est perdu dans les titres et hiérarchie des titres des personnes présentes et celui où c'est Mme Verdurin qui ne peut concevoir que le baron de Charlus soit au-dessus d'un comte.

Quel passage parallèle trouver à cet extrait lu la semaine dernière:

Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu’il est dans le bon chemin.[1]

L'image de la forêt est classique, il s'agit du lieu même de l'égarement. Peut-être n'ai-je pas assez insisté sur l'ironie des appellations trouvées sur les plaques: le grand veneur, c'est l'officier en garde des chasses royales sous l'Ancien Régime, tandis que Casimir Périer renvoie à trois générations d'hommes politiques, le premier fut président du Conseil sous Louis-Philippe Ier durant le régime de la Monarchie de Juillet, le second ministre sous Thiers, le troisième président de la République pendant quelques mois. Son témoignage fut important (et favorable) pour Dreyfus lors du premier jugement.
On voit donc dans l'indication de ces deux directions deux régimes politiques, ce qui reprend la thématique courante des deux côtés dans La Recherche.

Cet extrait des "plaques indicatrices" contient le mot "joie", mot qu'on rencontre pour la première fois dans La Recherche lors du passage sur la madeleine, c'est la joie procurée par la mémoire involontaire, et ce mot m'évoque toujours Pascal: «Joie, joie, joie, pleurs de joie!»
Ce passage me trottait dans la tête, avec ses "plaques indicatrices" (ce n'est pas un mot très courant, on utiliserait plutôt "panneaux indicateurs"). Il y avait sans doute un passage parallèle, mais où? Ce n'est pas facile de chercher dans la Recherche, entre les carnets, les brouillons, c'est un continent, c'est chercher une aiguille dans une meule de foin.
Mais comme souvent le hasard objectif a bien fait les choses. En lisant la thèse d'une étudiante cette semaine, j'ai trouvé l'expression "poteaux indicateurs", qui se trouve donc en note du cahier 4, ou encore à la page 311 du Contre Sainte-Beuve dans la Pléiade (ou encore, avant dernier paragraphe du livre en folio):

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation. Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l'avant et suivons notre voie, par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d'aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

Et là, j'ai eu envie de m'exclamer «Joie, joie, joie, pleurs de joie!» ou comme le narrateur «Zut, zut, zut, zut.»[2], car il me semblait trouver dans ce passage de quoi nouer les six semaines de cours qui viennent de s'écouler.

Je suppose d'ailleurs que certains d'entre vous le connaissaient déjà et auraient pu m'y renvoyer. C'est un peu comme La lettre volée de Poe en évidence sur la cheminée et que personne ne voit.

Ce passage m'a paru nouer tout ce que nous venons de voir car il parle de littérature.

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation.

Il s'agit de l'aspirant écrivain qui se trouve seul devant la littérature. L'idée de Proust est anti-historique, il n'y a pas de progrès en littérature, chaque écrivain doit toujours tout reprendre à zéro. Il n'y a pas d'acquis.

L'autre jour lorsque je vous parlais de cette boussole intérieure, le contexte en était des peines d'amour (voir au 11 janvier). Je me demandais donc si je n'exagérais pas en généralisant l'idée de boussole et d'orientation: ce passage m'apporte la preuve que non. J'avais même parlé d'aimant interne, et voilà que Proust lui-même parle de cette aiguille aimantée pour parler du sens de l'orientation à travers la littérature. J'étais parti d'une phrase de Schopenhauer qui disait que suivre son propre chemin était le signe du génie. Or cette phrase de Proust «nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation» reprend cette idée et constitue la preuve par neuf que nous nous étions pas perdus sur de mauvais chemins.

Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l'avant et suivons notre voie

Proust a écrit "cette" au féminin et "intérieur" au masculin, "instinct" n'est qu'une conjecture, il faudra que j'aille vérifier sur les brouillons, car on ne sait jamais, c'est peut-être "boussole" (ajoute Antoine Compagnon d'un air malicieux ou illuminé, plein d'espoir. La salle rit doucement, entre instinct et boussole, elle imagine mal une confusion graphique possible).

par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d'aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

"Réminiscences anticipées" est un formidable oxymoron qu'on trouvait déjà dans Pyrrhon. La littérature est circulaire. Il s'agit de plagiat par anticipation. Proust a pratiqué le pastiche pour se débarrasser des pastiches involontaires.

Arrêtons-nous aux quatre noms cités. Les relations avec Francis Jammes se développeront surtout lorsque Jammes condamnera le passage de Monjouvin, Maeterlinck a déjà analysé les promenades en comparant le train et la voiture et a parlé des "intermittences du cœur", Emerson joue un rôle dans l'idée "d'orientation", et enfin Joubert.
Proust entretient des rapports très ambigus avec ces quatre écrivains.
Arrêtons-nous à Joubert dans la liste des ramiers fraternels, car Joubert faisait partie des auteurs qu'on trouvait dans les bibliothèques des châteaux: «Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à La Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.»[3] Proust reproche à Joubert de chercher à plaire. Joubert, c'est la culture aristocratique, un certain beuvisme, une certaine mémoire de la littérature, des attitudes et une forme d'écriture que Proust réprouve mais qui reste une tentation. Il y a une tentation Joubert.
Dans Jean Santeuil le professeur de Jean Santeuil prête les pensées de Joubert au héros. Joubert est l'anti-modèle, le "célibataire de l'art", celui qui, s'il s'était mis à écrire, aurait été meilleur que tous les autres.

Joubert est connu par Chateaubriand qui recueillit et publia après la mort de son ami un recueil de Pensées en 1838. Une seconde édition en 1842 par le neveu de Joubert s'appellera Pensées, Essais, Maximes et Correspondance. Joubert écrit tout le temps, au lit, debout, c'est un maniaque de l'écriture qui lit ensuite ses réflexions à son entourage.
Ce sont donc des fragments.

Il n'y a de beaux ouvrages que ceux qui ont été longtemps (sinon travaillés, au moins) rêvés. [4]

Je suis plus propre à semer qu'à bâtir ou à fonder, mes idées, c'est la maison où les loger qu'il me coûte à bâtir. (citation approximative)

Autre citation tirée de Sainte-Beuve dans ses Portraits littéraires dont Joubert fait partie:

«Inspirez, mais n'écrivez pas,» dit Le Brun aux femmes. —«C'est, ajoute M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux professeurs (aux professeurs de ce temps-là); mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses.» Eh bien! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l'orchestre, le chef du choeur qui écoute et qui frappe la mesure.

Il s'agit d'un idéal de conversation de salon que Sainte-Beuve décrit ainsi. Il faut écrire de temps en temps des choses agréables, en lire, mais surtout ne pas trop en écrire, préférer réserver son esprit pour le dépenser avec ses amis.
Les passages de Proust sur Joubert prouvent qu'il est un modèle ambivalent, réprouvé:

La culture pour Joubert est comme les bonnes manières des esprits. Il y a entre les esprits cultivés comme une franc-maçonnerie du monde élégant. On fait allusion vague à un certain écrivain, on n'a pas besoin de préciser, on sait à qui on a affaire. (citation approximative. source non retrouvée (pas dans la Recherche)).

Il s'agit donc d'une recherche de connivences. Ici Proust condamne ce jeu sur ou avec la mémoire de la littérature, de la littérature utilisée comme "reliques" et non "comme un instrument pour atteindre la vérité".
Plus bas Proust fait allusion à Robert de Montesquiou, qui présente le même défaut. Joubert, c'est l'écrivain sans œuvre, celui pour qui la mémoire de la littérature est celle qui empêche d'écrire.
Qui fait entrer Joubert dans La Recherche? C'est Legrandin, en offrant à Mme de Villeparisis Les Pensées de Joubert. Mme de Villeparisis, c'est la beuvienne par excellence. Legrandin cite pour lui faire plaisir, on est bien là dans cet usage franc-maçonnique de la littérature.

J’aurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites ; mais je les retiendrai. Elles sont, d’un mot qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n’avez jamais lu Joubert ? Oh ! vous lui auriez tellement plu ! Je me permettrai dès ce soir de vous envoyer ses œuvres, très fier de vous présenter son esprit. Il n’avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grâce.[5]

Les mots "amis de la mémoire": dans la deuxième édition des Pensées de Joubert on trouve ceci:

Bien choisis, les mots sont des abrégés de phrases. L'habile écrivain s'attache à ceux qui sont amis de la mémoire, et rejette ceux qui ne le sont pas. D'autres mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on puisse les lire sans obstacle, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; ils sont prudents. Les périodes de certains auteurs sont propres et commodes à ce dessein. Elles amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles. Elles passent, comme le son qui sort d' un papier feuilleté.[6]

On voit donc qu'il y a des écrivains qui souhaitent qu'on ne se souvienne pas de ce qu'ils écrivent. Ceux qui veulent qu'on se souvienne créeront un obstacle, une anomalie, quelque chose qui choque et qu'on retient.
La première édition publiée par Chateaubriand donne une version différente de cette citation:

Il est des mots amis de la mémoire; ce sont ceux-là qu'il faut employer. La plupart mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on les lise sans obstacle et sans difficulté, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; leurs phrases amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles; elles flattent, elles passent comme un son qui sort d'un papier qu'on a feuilleté.[7]

Les mots en italique de cette citation sont exactement ceux repris par Legrandin. On retrouve chez Joubert la notion de boussole:

Les maximes sont à l'intelligence ce que les lois sont aux actions : elles n'éclairent pas, mais elles guident, elles dirigent, elles sauvent aveuglément. C'est le fil dans le labyrinthe, la boussole pendant la nuit.[8]

Peut-on trouver un rapport avec Bergotte? Bergotte est l'occasion de la première scène de reconnaissance anticipée:

[...] persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue,...

«Joie, joie, joie, pleurs de joie!» encore une fois...

...l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres.[9]

On retrouve le culte mondain, la littérature dont on fait des épigraphes. D'ailleurs joubert sert d'épigraphe aux lettres de Proust à sa mère.

Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j’avais si souvent faite à ma grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois que je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M.Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé.[10]

encore la joie, encore la vérité.


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.534/ Tadié t2 p.823-824

[2] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.155/ Tadié t1 p.154

[3] Du côté de Guermantes, Pléiade Clarac t2 p.550/ Tadié t2 p.838

[4] Joseph Joubert, Carnets t.1, p.242, Gallimard, 1994

[5] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.201/ Tadié t2 p.499

[6] Joseph Joubert, Pensées p.52

[7] cité par Sainte-Beuve in Portraits littéraires II

[8] Joseph Joubert, Pensées p.270

[9] Du côté de chez Swann Clarac t1 p95/ Tadié t1 p.94

[10] Du côté de chez Swann Clarac t1 p96/ Tadié t1 p.95

séminaire n°5 : Sollers parle de Proust

Antoine Compagnon commence par présenter Sollers (durant toute l'heure il sera d'une exquise politesse tandis que nous contemplerons, navrés, les pirouettes de Sollers. Tlön me dira en riant ce jour-là (16 janvier): «Il [Sollers] a feuilleté l'index des noms et des lieux de La Recherche dans la Pléiade un quart d'heure avant d'arriver ici», tandis qu'hier il [Tlön] m'a présenté les choses sous un jour plus favorable pour Sollers: «Je crois avoir compris ce qu'il a voulu faire, il a voulu nous montrer le Proust des bas-fonds, de la déchéance, par opposition au Proust mondain des salons.»)


Antoine Compagnon présente Sollers:
Je vous ai invité afin que nous ayons un témoignage de la mémoire de Proust plutôt en amont, du côté de l'écriture, qu'en aval, du côté de l'analyse. Les deux premiers invités, Jean-Yves Tadié et Pierre-Louis Rey, nous ont parlé de sujets tirés de l'Antiquité : comment l'Antiquité était transposée par La Recherche du temps perdu.
Ce n'est pas un hasard: la littérature pour Proust, c'est d'abord la littérature classique.

On pourrait étudier la fortune de Proust, fortune, encore un mot vieilli qui signifie tradition, tandis que dans un sens allemand on dirait la réception.
Proust a connu le purgatoire dans les années 30, à l'époque où les auteurs insistaient sur les questions morales et politiques (Malraux, Céline puis Sartre, de même chez Claudel et Valéry.)
Il en est sorti dans les années 50 (pour ma part, j'ai tendance à penser: «une fois que tous les témoins sont morts») avec la parution de Jean Santeuil et des volumes de la Pléiade.

Je voudrais donc connaître la façon dont Philippe Sollers a lu Proust. En effet, c'est un écrivain qui n'est jamais évoqué par Tel Quel. (On trouve, Céline, Joyce, Dante, Ponge, Bataille,...)
Mais avec Fleurs et L'œil de Proust, Proust prend sa place dans votre œuvre, et —ce n'est peut-être pas du tout ce que vous avez prévu de nous dire—, mais j'aimerais qu'on en parle. D'ailleurs la première phrase d'Une curieuse solitude, en 1970, est assez proustienne.

Philippe Sollers prend la parole.
Proust fait partie de moi, de ma circulation, mais j'ai mis des années à le connaître.
Nous menions à Tel Quel un combat très précis. Il s'agissait de réfléchir à comment le faire revenir de façon gênante pour les avant-garde faussement érudites qui oubliaient Proust. C'est ainsi parfois, il faut marcher en claudiquant ni trop à droite, ni trop à gauche.
Le seul qui me parlait de Proust, c'était Mauriac. Lui ne me parlait que de Proust. Il me disait: «Le soleil s'est levé, c'était Proust». C'était le seul à cette époque. On allait dîner ensemble.
Céline a tout de suite compris que c'était son adversaire principal.
Proust était méconnu par la NRF. Proust avait été accueilli par Jacques Rivière, mais Paulhan ne parle jamais de lui. C'était l'époque des surréalistes. Ce qu'il apporte d'essentiel va donc être oblitéré pendant de longues années.

Tous les jours quelque chose de Proust me revient. J'en parle avec ma femme Julia Kristeva, comme on peut le voir dans Le Temps sensible. Le temps subit une transformation catégorique, radicale, il subit une contraction.
C'est Arthur Cravan qui discutait avec Gide. Il lui demanda: «Et où en sommes-nous avec le temps?» Gide regarda sa montre et répondit: « «Il est six heures et quart.»

Proust a senti l'esprit frondeur des grands mémorialistes français, il a compris que le génie de la langue était détenu par le peuple et l'aristocratie. Saint-Simon, le cardinal de Retz, la marquise de Sévigné : nous assistons à l'insurrection du temps entré en présence de deux continents qui dégagent du temps à l'état pur. [?? mes notes disent exactement: «Saint-Simon, cardinal de Retz, marquise de Sévigné. insurrection du temps entré en présence de 2 continents qui dégagent du temps à l'état pur»].
Il faudrait prendre l'habitude de vivre au temps retrouvé.

Il y a ce très beau titre des souvenirs de Nabokov, très beau en anglais : Speak, Memory.

Il faut penser aux deux Marcel [je vous assure que c'était aussi décousu que cela]. On oublie Marcel Duchamp, dont Housez vient de publier une biographie. Il faut comparer les deux Marcel aux alentours de 1910-1911. Duchamp s'empare du puritanisme américain. Il s'agit des mêmes mécanismes que ceux mis à jour par Proust.

Où en suis-je aujourd'hui? Proust a utilisé les cinq sens à la fois. Steinberg affirme qu'il y a très peu d'hommes qui permettent d'utiliser les cinq sens.

Il y a un livre qui vient de paraître que les biographes feraient bien d'étudier avant d'écrire, il s'agit des archives de la police des mœurs de la IIIe République, Le livre des courtisanes.Vous me direz, rien n'a changé, ça continue de plus belle, on découvre les pérégrinations d'un mafieux russe à Courchevel. Un autre livre que j'aime dans le genre, en plus actuel, c'est La Putain de la République. [Il rit, content de lui. Il a l'air de toute façon depuis le début très content de lui, comme s'il venait de faire une bonne farce. À côté, Antoine Compagnon, pâle, frêle, souriant dans son costume sombre, rêveur et tolérant. Il n'a pas l'air déluré, ni grivois, ni amateur de gaudriole, mais est d'une grande bienveillance envers Sollers. Tlön me murmure (en réponse à mon étonnement): «Normal, c'est son éditeur». Et comme je proteste qu'il me semble que Compagnon n'a pas besoin de Sollers, Tlön insiste: «Gallimard, c'est très important.» Moi, plus romantique, je préfère mettre cette bienveillance sous le haut patronage de Barthes]

Voyons donc la question des femmes dans La Recherche.
On se souvient que Swann a fait un mauvais mariage.

«Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville.»[1]

à mettre en parallèle avec cette phrase de La prisonnière, où Charlus nous apprend que c'est lui qui a présenté Odette à Swann:

– Mais est-ce que vous avez connu la sienne [la femme de Swann] ? – Mais, voyons, c’est par moi qu’il l’a connue. Je l’avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu’elle jouait Miss Sacripant ; j’étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien que je n’eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c’est affreux ce que le monde est méchant, que j’avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m’embêter, et j’avais cru m’en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d’orthographe, c’est moi qui faisais ses lettres. Et puis c’est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c’est que d’avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste, je ne la méritais qu’à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu’avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un pauvre Swann aveuglé par la jalousie et par l’amour, tels ces hommes dont pas un seul l’avait été deviné par lui tour à tour, supputant les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu’une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu’il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s’il avait récité la liste des Rois de France.[2]

La première fois que le narrateur l'a rencontré, c'est chez son oncle, c'est encore Odette de Crécy, la "dame en rose".

De l’escalier j’entendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir, et, tandis qu’il allait pourtant le prévenir, la même voix que j’avais entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher ; finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d’habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. [...]
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille, notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte [...]

Le narrateur ne voit pas le visage du mal. Le regard «vif et bon» fait la différence.

[...] Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait.
– Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit œil pour les femmes : il tient de son oncle. [3]

Il y a tous les passages sur la jalousie de Swann, et sa non-découverte du métier de sa maîtresse, ou le refus de comprendre.

Il crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante.[4]

Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais.[5]

On voit ici un exemple de prostitution enfantine, et l'importance de ces femmes qu'on appelait les procureuses.
Charlus résumera ainsi le premier mariage d'Odette avec M. de Crécy: « un monsieur très bien, qu'elle avait ratissé jusqu'au dernier centime.» [6] On sait qu'Odette devenue veuve de Swann, puis veuve de Forcheville deviendra la maîtresse du vieux duc de Guermantes, tout en se faisant offrir des cadeaux par son gendre Saint-Loup. On s'aperçoit effectivement que tout le monde est cousin, tandis que par un jeu de double ascenseur social (si on peut dire), on assiste à l'élévation de Mme Verdurin et à l'abaissement d'Odette.
La question de l'aristocratie se pose de façon tout à fait nouvelle. On pense à Nietzsche, qui affirmait qu'il fallait une nouvelle aristocratie, et demandait: «Qu'est-ce qui est noble?»
A cela Proust répond: «la noblesse d'esprit», la pensée liée à une forme du langage dans un corps convenable.

Odette trompe et soigne M. de Guermantes sans charme et sans grâce:

Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d'amour, elle redevenait maintenant simple cocotte pour m'intéresser.[7]

Ainsi la boucle est magnifiquement bouclée. Rappelons qu'elle a été entretemps la maîtresse du docteur Cottard, liaison évoquée ainsi: «comme les bonnes maisons fournissent pour rien des boutons»

Une autre cocotte, c'est Rachel. On se rappelle que c'est Bloch qui emmène le narrateur dans une maison de passe : «ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe.» Le narrateur entend parler de Rachel:

La patronne qui ne connaissait pas l’opéra d’Halévy ignorait pourquoi j’avais pris l’habitude de dire : « Rachel quand du Seigneur ». Mais ne pas la comprendre n’a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle et c’est chaque fois en riant de tout son cœur qu’elle me disait : – Alors, ce n’est pas encore pour ce soir que je vous unis à « Rachel quand du Seigneur » ? Comment dites-vous cela : « Rachel quand du Seigneur ! » Ah ! ça c’est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas.
Une fois je faillis me décider, mais elle était « sous presse », une autre fois entre les mains du «coiffeur»
[8]

On remarque bien sûr l'énigmatique position de ce narrateur qui est dedans/dehors de l'aristocratie, de la judéité, de l'homosexualité; qui est en train de construire "l'aristocratie de l'esprit".

Plus tard le narrateur découvre que la maîtresse de Saint-Loup, c'est Rachel:

Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l’amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l’objet encore sur lequel travaillait sans cesse l’imagination de mon ami, qu’il sentait qu’il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu’elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l’instant « Rachel quand du Seigneur », celle qui, il y a quelques années – les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent – disait à la maquerelle : « Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu’un, vous me ferez chercher.»
[...]
Je comprenais que ce qui m’avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m’avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c’était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu’un million, [...][9]

Puis dans Sodome et Gomorrhe, Saint-Loup évoque une maison de passe avec des jeunes filles :

Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de... je crois d’Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l’Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane.[10]

ce qui nous rappelle que tout le monde est cousin.

Je voudrais vous indiquer un deuxième livre, Les comtesses de la Gestapo, qui explique certains aspects de la spoliation des juifs en France sous Vichy.
Les biographes de Sarah Bernhardt se sont peu renseignés, la passe était à un prix exhorbitant.

                                           ***

Sollers a fini. Antoine Compagnon amorce une conversation:
A.C. : La maison de passe, c'est la littérature. Il y avait déjà eu un livre sur le sujet, Le troisième sexe, de Laure Murat[11], dans lequel figure un rapport de police: «M. Proust, rentier,...»
Je voudrais que vous nous parliez de vos Fleurs, c'est un livre de mémoires, c'est finalement votre herbier, dans la tradition des mémoratifs de Rousseau...

(j'ai très mal noté les réponses de Sollers. Son dilettantisme commençait à sérieusement m'agacer)
Sollers: Oui... D'ailleurs chez Proust, ça commence avec une orchidée... choix sur lequel il y aurait beaucoup à dire quand on sait que les deux fleurs françaises sont le lys et la rose...
Je me suis beaucoup amusé à écrire ce livre; comme ma bibliothèque est à la fois paradisiaque et infernale, les fleurs ont commencé à sortir des livres...

Est-ce Compagnon ou Sollers qui a finalement cité Premier amour de Beckett et l'épisode de la jacinthe sur la cheminée? Je ne sais plus. Et je n'ai pas ce livre de Beckett pour reconstituer la citation. Cela commence par «Un jour, je lui demandai d'apporter une jacinthe.» La jacinthe se fâne, on entend du bruit derrière la cloison. La citation se terminait par «le jour que la nuit».[12]


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de chez Swann, Pléiade, Clarac t1 p.34/ Tadié t1 p.34

[2] la Prisonnière Clarac t3 p.299/ Tadié

[3] Du côté de chez Swann Clarac p.75-79/ Tadié t1 p.75-79

[4] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.313/ Tadié t1 p.307-308

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.367/ Tadié t1 p.362

[6] la Prisonnière Clarac t3 p.301/ Tadié

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1020/ Tadié

[8] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.576/ Tadié t1 p.566

[9] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.157/ Tadié t2 p.455

[10] Sodome et Gomorrhe Clarac, t2 p.694/ Tadié t3 p.93

[11] la loi du genre: une histoire culturelle du troisième sexe, de Laure Murat

[12] citation donnée par Guillaume dans les commentaires (merci à lui)

cours n°5 : l'aristocratie est une bibliothèque vivante

Suite au retard que j'ai pris, il s'agit du cours d'il y a exactement une semaine. Ce fut un cours passionnant, de cette sorte qui éclaire les textes en faisant exactement cela: éclairer, mettre sous le projecteur ce qui était depuis toujours sous nos yeux. Compagnon a mis de la malice dans la lecture des passages souvent moqueurs envers "les bourgeois" (ie, les non-aristocrates).


Les deux sortes de mémoires

Nous avons vu comment selon Bergson il y a deux sortes de mémoire : la mémoire habitude, qui est acquise. C'est une activité volontaire, tournée vers le présent et l'avenir et la mémoire souvenir, spontanée, unique, qui est la contemplation du passé.
Selon Albert Thibaudet, il en est peut-être de même pour la mémoire collective, qui se partagerait entre tradition et histoire.
Si pour Bergson, les deux mémoires sont incompatibles, pour Thibaudet les deux se réconcilient, chez Proust par exemple, dans le souvenir transformé en action. Il s'agit du projet de faire quelque chose du temps perdu.
On constate le même phénomène avec la mémoire collective : le XIXe siècle est le siècle de l'histoire (Michelet, Lavisse) transformée en énergie nationale (sous-titre d'une trilogie de Barrès[1]) et le siècle de l'action.

La mémoire aujourd'hui est employée dans le sens de la tradition, cependant on n'utilise pas le mot de tradition car il est connoté passéiste. La mémoire (comme dans Les lieux de mémoire, dirigé par Pierre Nora), c'est la tradition sans le traditionnalisme. D'ailleurs on le voit dans l'intitulé même de ce cours, où j'ai utilisé un euphémisme: "la mémoire de la littérature". Cet intitulé est incontestable, alors que vous auriez eu plus de réticences devant "Proust et la tradition littéraire" connoté vieillot ou Proust et l'intertextualité", à quoi on aurait reproché d'être trop technique, tandis que personne ne conteste le mot de mémoire. Je me suis pliée à la convention actuelle.

La mémoire comme lieu de reconnaissance

La mémoire est une chambre d'échos. on a encore peu étudié l'histoire et la mémoire de la littérature. Heinrich Walras que nous avons évoqué la dernière fois distinguait la mémoire littéraire de l'histoire littéraire. Il a démontré que le travail de E.R. Curtius est une entreprise de retour à la romanité, de rattachement de la littérature européenne à la romanité contre l'Orient du nazisme. Curtius s'intéressait au patrimoine présent dans toute la littérature de l'Europe. Les topoï était les lieux où l'on trouvait des arguments, des briques pour construire des histoires.
A plusieurs reprises, Proust oppose à l'histoire de la littérature, dans laquelle le nouveau supplante l'ancien (dimension éliminatoire), une littérature qui transmet la mémoire littéraire (dimension transmissive qui procède par accumulation).
L'un des premiers livres sur Proust sera d'ailleurs écrit par Curtius en 1928.[2] Il s'agit d'un livre sur les anvant-gardes françaises dans les années 20: Barrès, Péguy, Proust. Il faut relire se livre en l'inscrivant dans une mémoire de la littérature (et non une histoire de la littérature).

Cassirer a fait l'étude des symboles et des mythes, du rôle des formes symboliques, (cf. le mythe d'Orphée); tandis que Warburg dressait une iconologie en relevant l'utilisation des images de la Renaissance italienne.
La littérature ne consiste pas en une évolution des styles mais dans une permanence. Il faut évoquer l'entreprise un peu folle de Warburg qui souhaite organiser une base de données (dirait-on aujourd'hui) de toute la mémoire iconographique de l'Occident.Il a rassemblé des milliers d'images organisées selon des topoï.
Derrière Cassirer et Warburg on devine Nietzsche et sa Seconde considération intempestive: de l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie. Il s'agit d'un sujet sensible, il suffit de penser à l'école aujourd'hui et à l'enseignement de l'histoire à qui l'on reproche de ne plus donner de chronologie. J'ai l'air de défendre la mémoire contre l'histoire. En tout cas c'est ce que font ces trois-là, qui préfèrent la mémoire à une échelle historique: on ne lit pas la littérature dans l'ordre chronologique. Cela ne veut pas dire qu'il faut ignorer les repères chronologiques, mais que la littérature ne s'organise pas selon la chronologie. Elle s'organise selon la tradition et le talent individuel. T.S. Eliot est un exemple de la façon dont un auteur réorganise toute la littérature déposée jusqu'à lui.

L'aristocratie est une bibliothèque vivante

Il s'agit de mémoire floue. C'est ce qui est mis en scène au début de La Recherche:

Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint.[3]

Il y a une fusion entre le lecteur et la matière du livre: «j'étais moi-même» s'oppose à quelque chose d'appris par coeur. «Une église, un quatuor» : voilà qui nous rappelle le traité d'architecture monumentale présent dans les brouillons. On est bien dans une architecture de mémoire.

Dans la constitution de cette mémoire floue l'oubli et le hasard joue un grand rôle. Il y a des trous dans la bibliothèque. Il suufit de se rappeler la façon dont Proust parle des livres de la Bibliothèque nationale: sans elle, certains livres n'existeraient pas.
Mais il y a également des bibliothèques à trou, qui ressemblent à la conversation de la duchesse de Guermantes:

Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient à ces connaissances qu’on puise dans une bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une intelligence,

Ce qui est plutôt un compliment, car on se rappelle que Proust est anti-intelligence

dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d’une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à la Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.[4]

On voit qu'il s'agit de bibliothèques capricieuses: «La préface de Balzac à La Chartreuse» est un lapsus, car il n'y a pas de préface de Balzac à La Chartreuse, il y a en appendice de certainses éditions de La Chartreuse de Parme cet article dans lequel Balzac conseillait à Stendhal de réécrire tout le premier chapitre. Quant à Joubert, on ne le connaît plus que comme ami de Chateaubriand. La mémoire de la littérature n'est pas exhautive.

La bibliothèque est privée de la révélation du Temps retrouvé. L'aristocratie est une mémoire, une mémoire vivante. Elle est dépositaire de la langue, comme le peuple: la langue de Françoise et celle de l'aristocratie sont les mêmes. On se rappelle de

j’avais appris de la deuxième [Françoise], dès l’âge de cinq ans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar ; pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans le monde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.[5]

(Et d'ailleurs il se dessine deux tendances dans les intervenants à cette chaire, entre Charlus et Charlu' [Compagnon dit Charlus, Tadié disait Charlu'])

Il n'est pas surprenant que Proust associe à l'aristocratie le genre des Mémoires. Les mémoires, ce sont la mémoire des ducs.
Marc Fumaroli a écrit un article sur le genre littéraires des mémoires[6] Les mémoires sont liés à l'aristocratie.
Cette histoire vécue et vivante est à opposée à l'histoire froide, distancée, de l'historien présent dans le salon de Mme de Villeparisis, historien qui lui fréquente la Bibliothèque nationale et non les bibliothèques privées. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard qu'il est historien de La Fronde [sourire de Compagnon pour souligner le sens du détail de Proust]. L'historien est ridiculisé, on s'en souvient, par un jeune baron et le duc de Châtellerault qui ont laissé son chapeau par terre. Le baron de Guermantes s'informe : [la lecture de Compagnon soulignera le mépris ironique du baron devant l'homme sans titre. Sourires dans la salle.]

– Comment s’appelle ce monsieur ? me demanda le baron, qui venait de m’être présenté par Mme de Villeparisis.
– M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
– Pierre de quoi ?
– Pierre, c’est son nom, c’est un historien de grande valeur.
– Ah !... vous m’en direz tant. [7]

Cette remarque cruelle est exemplaire du rapport de l'aristocratie à l'histoire. On est l'histoire quand on est aristocrate. On retrouvera le même rapport, le même contraste entre Charlus et Brichot, d'un côté l'aristocrate, de l'autre l'historien, d'un côté l'histoire vivante, de l'autre l'histoire de l'aristocratie.

Une mémoire de la langue

On se souvient que le français pur de Françoise sera peu à peu corrompu par paris et les conversations qu'elle a avec sa fille. Pour reprendre le passage de La Prisonnière cité un peu plus tôt:

J’écoutais sa conversation comme une chanson populaire délicieusement et purement française,

Ce qui est une référence tout à fait nervalienne, s'il y a intertextualité c'est bien là

je comprenais que je l’eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu’elle admirait d’ailleurs, maintenant, par faiblesse d’esprit de femme, sensible à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de Saint-Loup, l’était à un point qui enchantait. Ce n’est pas dans les froids pastiches des écrivains d’aujourd’hui qui disent : au fait (pour en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour frappé de stupeur), etc., etc., qu’on retrouve le vieux langage et la vraie la vraie prononciation des mots, mais en causant avec une Mme de Guermantes ou une Françoise;

Cette mémoire de la langue n'est pas celle des érudits (les célibataires de l'art)

dès l’âge de cinq ans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar ; pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans le monde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire, comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.

Il s'agit d'une mémoire domestique, privée, opposée à celle de l'école. On se rappelle que de même, le Duc prononce «Comment allez-vous?», sans faire la liaison: faire les liaisons est ce qu'on apprend à l'école de la IIIe République.

Je mentirais en disant que, ce côté terrien et quasi paysan qui restait en elle, la duchesse n’en avait pas conscience et ne mettait pas une certaine affectation à le montrer. Mais, de sa part, c’était moins fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans, qu’elles ne connaissent pas, que le goût quasi artistique d’une femme qui sait le charme de ce qu’elle possède et ne va pas le gâter d’un badigeon moderne. C’est de la même façon que tout le monde a connu à Dives un restaurateur normand, propriétaire de « Guillaume le Conquérant », qui s’était bien gardé – chose très rare – de donner à son hôtellerie le luxe moderne d’un hôtel et qui, lui-même millionnaire, gardait le parler, la blouse d’un paysan normand et vous laissait venir le voir faire lui-même, dans la cuisine, comme à la campagne, un dîner qui n’en était pas moins infiniment meilleur et encore plus cher que dans les plus grands palaces.
Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait, du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé, pour son langage (entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré), un de ces compromis qui font l’agrément de la Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Mon plaisir était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d’assez savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l’histoire de France. S’il n’y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée d’histoire de France par la conversation. « Mon grand-oncle Fitt-jam » n’avait rien qui étonnât, car on sait que les Fitz-James proclament volontiers qu’ils sont de grands seigneurs français, et ne veulent pas qu’on prononce leur nom à l’anglaise.[8]

«un vrai musée d’histoire de France» : il s'agit bien de la bibliothèque de l'aristocratie et non de l'enseignement des manuels scolaires. C'est là qu'est la vraie mémoire de la France. On remarque également le rapport à l'espace géographique du pays et l'importance des noms de lieux.

On se rappelle encore de Charlus (Charlu' [sourire]) possédant des Raphaël et des Velasquez peignant ses ancêtres déclarant qu'il visitait un musée en parcourant ses souvenirs de famille[9]. De même, mais un autre niveau et non sans une certaine ironie, est évoqué l'appartement des Iéna, musée vivant meublé Empire[10].

Les rapprochements qui se font dans la mémoire aristocratique reprennent souvent la métaphore de la forêt. (cf. Curtius et la forêt). Dans la forêt aristocratique on ne peut pas se perdre, on se retrouve toujours:

Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu’il est dans le bon chemin.[11]

Une note de la Pléiade nous apprend qu'il s'agit d'un croisement dans la forêt de Fontainebleau.
Il y a donc ceux qui ont besoin d'une flèche pour s'orienter (les républicains) et ceux qui sont tous cousins/cousines.
On se rappelle combien la difficile hiérarchie aristocratique génère de gaffes et de quiproquos dans Sodome et Gomorrhe. Seule la mémoire aristocratique permet de s'orienter dans cette forêt. Ainsi Mme Verdurin place le marquis de Cambremer à sa droite et le baron de Charlus à sa gauche : la mémoire des rangs est impossible à la bourgeoisie.

M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit: «Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici!» Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de vieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. [...] «Mais, expliqua M. Verdurin, blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j’ai vu tant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma grand’mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron... – Permettez, répondit M. de Charlus, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes. D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit sur ces derniers mots : J’ai tout de suite vu que vous n’aviez pas l’habitude.»[12]

«L'habitude», c'est-à-dire la mémoire de la tradition. Que M. de Charlus soit le frère du duc de Guermantes est incompréhensible pour Mme Verdurin. Il lui est totalement impossible de faire le lien.

Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? – Mais puisque c’est mon frère », dit négligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit.[13]

Il faut une mémoire aristocratique pour connaître les conventions. A défaut, la littérature peut constituer une aristocratie. La mémoire de la littérature qui joue de l'allusion est donc exclusion. La connaissance permet la reconnaissance.
Mais à la différence de la bibliothèque de l'aristocratie, qui est innée (héréditaire), la mémoire de la littérature est acquise.


PS : La version de sejan

Notes

[1] exactement: Le roman d'une énergie nationale : Les Déracinés, L'appel au soldat, Leurs figures

[2] E.R. Curtius, Marcel Proust, Edition de la Revue Nouvelle, 1928

[3] premier paragraphe de Du côté de chez Swann

[4] Du côté de Guermantes'', Pléiade Clarac t2 p.550/ Tadié t2 p.838

[5] La Prisonnière Pléiade Clarac t3 p.34/ Tadié

[6] « Histoire et mémoires », in Chateaubriand Mémorialiste. Colloque du cent cinquantenaire (1848-1998), textes réunis par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier, Genève, Droz, 2000, pp. 11-34.

[7] Le côté de Guermantes Clarac t2 p212/ Tadié t2 p.507-510

[8] La Prisonnière Pléiade Clarac t3 p.34/ Tadié

[9] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p756/ Tadié t2 p115

[10] Du côté de Guermantes Pléiade Clarac t2 p.519/ Tadié t2 p.808-809

[11] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.534/ Tadié t2 p.823-824

[12] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.942/ Tadié t3 p.236-237

[13] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.968/ Tadié t3 p.358

Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 7 et 8 (fin)

7. Une onomastique exemplaire : Les Gommes

A l'ouverture du discours (ou du moins de sa partie actuellement visible), Les Gommes représente, et de très loin, le roman à cet égard le plus pléthorique. Plus de trente noms de «personnages», plus de vingt toponymes. Avec, par le jeu des lettres et des phonèmes (télégramme et téléphone encore: Wallas n'est-il pas pris par Anna pour un employé des Postes) d'étranges répercussions, d'étranges combinaisons. La bonne Anna reprend Bona, André VS rime avec Fabius et se trouve, tout autant que par Wallas, reformé par V. Daulis en ce qui concerne les lettres de son prétendu nom et par Anna Smitte si l'on inclut son prénom dans la chaîne à tracer. Borex répercute Bax, Silbermann Lebermann. Le Dr Gelin renvoie à Dr Juard et Jeannette se retrouve dans la rue (Joseph) Janeck. Un système d'échos et d'accords d'autant plus lancinants qu'ils ne trouvent pas de résolution véritable impose peu à peu l'idée que tous ces noms se doivent combiner comme sur une grille de mots croisés. Il y a là une harmonique du gramme où la lecture voit se profiler insidieusement la possibilité de textes sous et à travers la narration visible.
La lettre n'est pas seulement son et graphe, elle est aussi chiffre. Ainsi, la toponymie semble répondre aux exigences abécédaires d'un dictionnaire. Je cite, dans l'ordre de leur apparition textuelle: Arpenteurs, Alliés, Boulevard Circulaire, Christian-Charles, pont Gutenberg, etc. Mieux, les séquences narratives semblent parfois respecter le même ordre par les majuscules qu'elles font apparaître. Par exemple, de la page 52 à la page 58, les majuscules, sans compter celles des débuts de phrase et en omettant Wallas, forment : AC, BC, CC, D, BJEFEG.
Déjà, on le voit, cette ville imaginaire se donne toutes les apparences d'un livre (comme le rappelle aussi discrètement, le pont Gutemberg). L'usage social du nom est subverti d'être pris dans une «composition» au sens que l'imprimerie donne à ce mot. Un prote semble présider à la nomination.
Quelque raison textuelle qu'on puisse lui trouver, le nom apparaît déjà presque indifférent. Ou du moins c'est la tension née de la contradiction entre ces deux aspects qui lui donne son caractère particulier. Désignant provisoirement l'identité d'une « personne » fictive, il peut à tout moment se trouver projeté sur un objet, autorisant ainsi toutes sortes de liaisons, de lectures. Par exemple, la scène qui montre l'assassin manqué près du pont tournant peut être la résurgence: d'une nomination : Dupont et Garinati (par l'hypogramme «girant»). Tout concourt donc, dans Les Gommes à le décoller légèrement du «personnage» qu'il couvre. Ce qui prépare aussi dans les textes futurs le triomphe du pseudonyme en tant que mise en évidence de l'actant en lieu et place du traditionnel personnage.
Mais il y a plus: Les Gommes n'est pas seulement le texte des noms multiples en écho, il est aussi le roman du nom à trouver. Soit par la superposition de deux noms distincts, soit par la complétion d'un nom lacunaire dont la réalisation totale ne se fait qu'hors du texte (on ne saurait mieux représenter la liberté commandée de la lecture).
Dans le cas d'André VS, il conviendra de disjoindre les deux majuscules pour faire place à l'autre nom. Son nom apparaît donc réduit par collusion de l'initiale et ce qui se révélera être, par l'entremise de Wallas, la finale. C'est un espace caché qui rendra possible le palimpseste.
Dans le cas de la gomme, le nom est au contraire réduit par exclusion de l'initiale et de la finale (il s'agira ici non plus de lettres mais de syllabes). L'espace y est au contraire désigné : il faudra remplir les pointillés.
Ces deux propositions d écriture ont réponse en Wallas, puisque le nom de la gomme qui reste malgré tout non résolu (alors que Wallas devient VS par le jeu de la fiction) sera celui de la métaphore hors-texte ou, si l'on veut, intertextuelle, de ce même Wallas. C'est que, quand bien même il ne serait qu'un lieu paradoxal, c'est vers lui que converge le système. Sa position est encore ici centrale, ce qui ne sera déjà plus le cas, nous le verrons, pour Mathias.
Même si Wallas en est la résolution ambiguë, les contradictions qui opposent les deux noms lacunaires ainsi que celles qu'ils entretiennent tous deux avec la redondance des noms «accessoires» montrent déjà le texte, à ce niveau aussi, comme un lien de tensions, une machine dans les rouages de laquelle il y a du jeu. On notera que les deux systèmes inverses mis en place par la problématique du nom énigmatique rejoignent le système du dialogue qui repose quant à lui tantôt sur l'indication d'une homophonie (dont la formule alternative rituelle sera : «ou quelque chose d'approchant») c'est-à-dire sur une totalité rejouée, tantôt au contraire sur une lacune, par l'indication de chaînons manquants à reconstituer.
Nous trouverons aussi dans Les Gommes l'amorce d'un autre système qui jouera pleinement par la suite: le changement des prénoms: Albert et David pour Dupont (cf. par exemple, Jean et Pierre pour Robin dans Le Voyeur) ou le même prénom répété, voire transformé en nom: Jeannette, Jean (Bonaventure), Jean (Dupont), Mme Jean. Remarquons à cet égard qu'un nom : Wallas (qui peut être malgré tout déjà un prénom : quelque chose comme Wallace) donnera intertextuellement un prénom (qui peut être un nom): Mathias. Ainsi nom et prénom ne fonctionnent plus selon l'usage social. Ils sont ambigus, interchangeables et l'énoncé d'un prénom par le texte ne saurait produire certaine familiarité narrative, puisqu'aucune différence de nature n'oppose ce prénom au nom. Plus tard, par le jeu des initiales une telle indifférence se laissera bien percevoir dans l'inversion des lettres qui donne, par exemple, à partir de Ralph Johnson, Joan Robeson. L'onomastique des Gommes est, on le voit, un patron, une matrice, pour d'autres systèmes. Sorte de réserve, le discours ultérieur y puisera. Mais aussi, il proposera à partir de cette pléthore initiale, une progressive diminution jusqu'au presque anonymat. Après quoi, les noms, comme lavés, définitivement pseudonymes, pourront ressurgir en foule.
Mais voyons auparavant, comment dès le texte suivant, le nom opère certaine révolution.

8. Le décentrement de Mathias et la naissance d'un prototype

Si l'on veut bien voir, avec nous, la désignation d'un engendrement dans la proximité phonique et graphique de Wallas et de Mathias, on ne manquera pas de prendre garde à l'inversion (déjà analysée) de l'initiale. Il se pourrait bien qu'elle désigne une inversion plus radicale encore. Cernons-la: la problématique des Gommes, c'est celle d'un nom à effacer finalement par le palimpseste d'un autre nom. La fable se caractérise, à ce niveau, par un processus de remplacement qui finit par conjoindre ce qui était au départ disjoint (l'enquêteur et l'assassin).
Or, dans Le Voyeur, la fable, « policière » elle aussi, est au contraire en latence. Et elle est le résultat d'une surimpression posée dès le départ: la superposition d'un nom transparent (Violette) sur un autre opaque (Jacqueline). Violette est en effet une grille à placer sur le nom, sur les noms, car il ne me semble pas opportun de réaliser la «mise au point», de focaliser ce qui reste toujours tremblé, c'est-à-dire la rime jamais écrasée de plusieurs actants : fillette du bateau, voix du quartier St-Jacques, femme dans la chambre, serveuse, Jacqueline, jeune fille attachée à Jean Robin. C'est le nom de Violette qui propose l'unification de ces multiples communs en un autre propre, répétitif. Celui qui semble devoir être élu, à la différence de Wallas par rapport à VS, est décidément trop différent pour que le palimpseste soit réalisé ailleurs que dans les blancs du texte.
Violette, c'est la référence qui force les diverses séquences narratives à converger vers un réfèrent qui ne sera jamais trouvé, qui est toujours à faire. C'est pourquoi Jacqueline et les autres ne sont toujours que «Violette jeune», un futur qui est un passé.
Et passé parce que déjà Violette dit tout : le viol, le voile, la vue. C'est un générateur considérable, le nom comme discours, presque le maître mot d'un texte qui n'en est que la dérivation. Voyons comment il ordonne le texte.
Sur toutes choses portée, la vue de Mathias est filtrée par Violette. Violette est aussi «voilette». C'est ça, aussi bien, le double circuit de Monsieur X, une double vue, un double foyer. Cet effet de filigrane est même clairement représenté par l'impression de ses lettres initiales sur le corps d'une victime virtuelle: «Un peu au-dessous de la hanche droite elle avait une petite tache en relief (...) dont la configuration en étoile à trois pointes rappelait curieusement celle d'un v ou d'un i grec» (p.133). On remarquera un procédé déjà empoyé: l'autre lettre (i), accompagnée d'une épithète, à la place de la lettre unique : y.
Ce roman est bien l'allégorie de la vue, dont le paradoxe est d'être ce qu'elle voit. La vue c'est la (fille) vue (ou l'A vue). La vue est le véritable «personnage» du texte.
Car qui ne voit que le problème de Mathias c'est d'être lui-même vu (toute la troisième partie et déjà, comme une angoisse, dans toute la deuxième), qui ne voit que son métier c'est la montre de montres («vous allez voir», annonce-t-il constamment). Violette dit bien aussi: «Elle te voit.»
Or le véritable voyeur, caché derrière les lames narratives de cette jalousie (déjà) qui ne lui fait apparaître que des bribes dont la réunion par lui seul peut produire la scène absente, le véritable voyeur, c'est le lecteur. Et ce qu'il jouit de contempler, c'est ce qu'il fait : la réalisation d'une fable que la machine textuelle présente comme un agencement à faire. Le texte n'est qu'une gigantesque métonymie, le saut métaphorique représenté par la conjonction de deux métonymies, c'est au lecteur qu'il revient de le faire. Je vais en proposer un exemple.
Qui voudra lire Mathias, y découvrira un mât, l'archétype des nombreuses érections (d'objets) qu'énonce le texte. Il s'arrêtera à la description transparente du piton dans la pierre, p. 17: «au centre du huit, on voyait une excroissance rougêâtre qui semblait être le pivot, rongé par la rouille, d'un ancien piton de fer» ou à ce «tronc de pin» qu'un «grossièrement» fort heureux vient séparer du «e» qui le menace en tête de son épithète: «écorché». Il sera fort troublé par ces nombreux «nœuds» de ficelle. Il s'étonnera que cette mouette sur un piquet soit si proche d'être une «mouflette» et la ficelle aux nœuds une «fillette». N'est-il pas conduit peu à peu à soupçonner que ce que le texte énonce comme étant à côté ou formé par (métonymie) devrait bien finir par se trouver dans (métaphore), inclus, coïncidé. Il sera tenté d'ajuster le texte «tremblé» et se dira que ce n'est pas à un pin qu'est attachée Violette mais à une «pine» qu'elle est empalée, que ce ne sont pas des nœuds que forme la ficelle mais des nœuds qui forcent les fillettes et que c'est une «mouflette» que, par le biais d'un dessin, Mathias juche sur un piquet. Si le lecteur fait cela, il est pris par Violette. Sa lecture du texte passe par un «personnage» qui n'est qu'un mot, éloquent au point que les diverses lettres à fonction descriptives éparpillées dans le texte en forment l'hypogramme : viols, en énonçant le programme qu'il contient.
Comme on peut voir, le nom de Violette est un révélateur qui repousse celui de Mathias à la périphérie d'une fiction dont il n'est que la scène. Il ne brûle et ne précipite que du papier (journal, enveloppes de bonbons) : le lecteur devra avoir le bon goût d'y lire une métaphore. Et d'oublier que Mathias est là pour faire l'article, celui du «Phare de l'Ouest». Car il ne vend guère que ses boniments.
Mathias désigne l'illusion référentielle (n'en est-il pas lui-même, dans la fiction, victime) comme une métaphorisation irrésistible et secrète de ce qui n'est que métonymie.
Et si Mathias, comme Wallas, fait signe, ce n'est pas pour s'énoncer solution de la fiction mais pour désigner le texte autour de lui. Il nous dit qu'il y a «mat» mais c'est en grande partie le lecteur qui l'est. Mathias n'est que le porteur de nouvelles : le texte persan qui annonce la mort du roi peut même se lire au complet dans son nom («shah mat»). Les descriptions en cases des cuisines, des chambres, relèvent alors de la symbolique échiquéenne. La folie hypothétique du voyageur est la désignation de la fonction stratégique de cette pièce qu'il est. Et ses parcours ont aussi plus d'un point commun avec les déplacements du cavalier (on remarquera la «pointe des chevaux» et le phare, comme une tour).
Mais ce nom nous dit aussi qu'il y a Maths : désignation, par-delà la géométrie des descriptions, d'une algèbre textuelle dont le huit couché est bien le plus notoire exemple. Ce signe reste pour moi, malgré les dénégations de Robbe-Grillet, le symbole mathématique de l'infini. Non pas métaphysique mais nécessité logique, nécessité de discours. Ne dit-on pas que « deux parallèles se rejoignent à l'infini ». C'est dire que dans et par le discours l'infini est capturé dans la jonction proposée des deux droites. Enfin, Mathias désigne une qualité de couleur. Il propose la peinture, le vernis, le revêtement, le faux semblant.
Le discours onomastique du Voyeur passe par ces deux noms: Mathias, Violette (dont on remarquera la ressemblance à Wallas, dans certaine lecture que nous en avons faite). Et le système d'ensemble repose maintenant sur deux familles : les «Mareck» et les «Leduc» avec échos encore : Maria (Leduc) et Mareck, Joseph (Leduc) et Joséphine Mareck (on pense aussi au «Joseph-Janeck » des Gommes), Jeanne et Jacqueline Leduc, Joséphine et Julien Mareck. Les explosives finales communes aux deux patronymes ainsi que la proximité alphabétique de leurs initiales (L M) sont encore l'indice d'un rapport évident.
Mais l'écho ne se limite pas aux deux familles et nous passerons par celui qui unit Robert à Robin pour voir surgir du texte ce nom qui aura la vie dure. Avant d'être, peut-être par la grâce et pour le plaisir d'une rime, le marin Jean Robin, puis une identité usurpée, un pseudonyme déjà, Robin, c'est d'abord le patron du café. Comment apparaît-il?
Appuyé (p. 57) contre le chambranle d'une porte, touchant du bois (comme plus tard «Jean Robin» sera une trace de craie sur du bois), ce patron est à proximité d'une robe. Et d'une robe qui, parce qu'elle est «noire» le porte déjà en paragramme. La femme qui la porte sert à boire (hypogramme de «Robin»). Avec ses «longs cils de poupée dormeuse» et la beauté de ses yeux, elle n'est pas loin d'être là «Belle au Bois Dormant». Mais alors ce Robin ne serait-il pas celui auquel tout le monde ici pense maintenant et d'autant plus que du bois, justement, il en touche.
Que, dans T.E.E., un certain «abbé petit jean», lui aussi marqué à la craie, semblera comme un écho amusé du Voyeur''. Cet «amateur de gueuze» ne renvoie-t-il pas en effet au « mateur de gueuzes » qu'est Mathias.
On remarquera aussi que cet immortel Robin s'amuse à tracer un hypogramme d'Alain Robbe. Saussure l'eût trouvé remarquable par la proximité des lettres utilisées.
Un nom venu d'ailleurs et en même temps produit du texte? Mais que sera donc «Laura» dans le Projet, sinon la reprise d'une trace nominale de ''L'Homme qui ment'' en même temps qu'une lecture du contexte où il apparaît (p. 13): «au milieu d'une surface brumeuse aux profondeurs bleuâtres d'aquarium», elle est une «silhouette un peu floue, gracieuse, lointaine». Laura n'est-elle pas «l'aura», «l'eau» également? Elle amène d'ailleurs la pluie au texte.
Mais notre Robin, ne peut-on justifier encore l'engendrement textuel que nous venons de lui proposer, par îa façon dont, devenu «Boris» dans L'Homme qui ment, il se souviendra de ses origines, pour devenir un générateur d'au moins le début du film. Boris en effet apparaît dans les bois, il boit et se trouve lié à un bris de verre produit par certaine serveuse à l'air craintif. Tout cela est bien sûr dans son nom, mais c'est aussi dans Le Voyeur.
Le Voyeur semble donc mettre en scène, beaucoup plus spectaculairement que Les Gommes, ce double processus de textualisation du nom: son rôle producteur et son caractère de produit.
Est-il nécessaire d'ajouter que, si nous établissons d'aussi nettes distinctions, si nous semblons distinguer deux temps différents de la production nominale, ce n'est que pour la commodité de l'exposé. En fait, et c'est un des paradoxes du texte, ces deux temps sont synchrones.
Après Le Voyeur, quelles avaries peuvent encore bien survenir à notre souverain? Au moins ces deux-ci : la réduction à la lettre et la disparition. Nous en profiterons pour prendre, sans conclusion, congé avec lui.


La lettre exhibée et le nom sur le mur : inventaire avant liquidation
Il y a, dans La Jalousie, bien des absences exhibées. Un nom tout entier y a basculé dans la narration qui le cache, exigeant du lecteur qu'il fasse l'appel, qu'il «extraie» le «personnage» confondu avec le texte et lui trouve un nom, un nom commun: le mari.
Mais l'onomastique tout entière s'est réduite. Elle se limite à deux prénoms, un toponyme et une initiale. Et c'est assez pour faire une phrase. Une phrase dont Franck est le sujet. Son explosive finale c'est l'initiale de sa femme: Christiane. C'est aussi l'initiale de la ville («Kanda») au bout de laquelle il retrouve A qu'il étreignait déjà entre ses consonnes. Peut-être faut-il aussi que l'américanité de son nom fasse apparaître la ville comme une simple copule, l'ailleurs où il se trouve lié à A: «Franck and A».
Mais celle-ci, A, qu'en dira-t-on?
Elle est la presque nommée, la presque capturée par ce silence où gît son maître. Ses points de suspension sont l'alliance qu'elle en a reçu et qui l'attire vers l'identité secrète dont elle est la propriété. Mais il lui suffit d'une lettre pour s'unir ailleurs. Elle reste, malgré tout, échangeable. Une lettre de trop, une lettre libre, en jeu. Comme dans d'autres textes, elle était bien souvent le reste de tout hypogramme. Comme elle sera aussi le point d'orgue d'Eve dans La Maison de Rendez-Vous.
La lettre exhibée ici, c'est la lettre initiale, le début, ironiquement alphabétique, d'une génération. C'est aussi le code: celui des romans-photos où elle suffit à transformer la prosaïque en étrangère.
Faut-il donc bien prendre la peine de lui ajouter d'autres lettres pour lui donner un nom? N'est-elle pas tous les noms, déjà? N'est-elle pas tous les lieux: l'Afrique d'ici, l'Asie et l'Amérique de plus tard, son alternative E initialant le reste. Elle est aussi un lieu, l'espacement du nom.
A partir d'elle, le nom du lieu sera l'espace du nom. Dans Le Labyrinthe, le nom ne parvient à nommer que son propre parcours. Il est une des surfaces du labyrinthe, une surface qui bouge. A part cet essentiel toponyme, tout le reste n'est plus que commun : des fonctions (le soldat, l'infirmier, etc.), des états ou des sexes (l'enfant, l'invalide, la jeune femme). Ou d'autres noms encore sous la plaque du coin de la rue, d'autres noms littéraires : Baudelaire et Mallarmé, Stendhal et Flaubert, Roussel enfin. Un panthéon onomastique amené par la lacune initiale: « ..na.. », cette affirmation d'enfant buté, ce «pourquoi pas?» ironique. Pourquoi pas, en effet, «Henri Martin»?
Et pourquoi ce «na» ne serait-il pas l'entêtement qui répond à l'ordre («...di...»: dis) et qui n'y répond rien en la lacune des Gommes! Pourquoi ne servirait-il pas à former, de trois textes en ajoutant La Jalousie à ces deux-là, un prénom en réserve : «Diana»?
Aussi bien, quelle image peut bien produire le nom? Quelle image peut le porter?
Sur une toile où se simule un homme, où est le nom?
C'est le corps et le jeu de l'acteur qui donnent poids au nom. Dans le texte, c'était au contraire le nom qui donnait permanence à l'actant. Dans la chambre obscure, cette figure si forte, si identique à elle-même qu'elle se passe de nom, c'est elle qui sera travaillée, c'est son jeu, son aspect. Ses prétentions nominales ne viendront qu'en renfort. Le pseudonyme, ici, ce n'est que de la figuration intelligente. Puisque de toute façon chacun sait qu'il s'appelle Trintignant, qu'on l'a reconnu et qu'on se doute bien que ce Trintignant-là n'est pas ce Trintignant-ci.
Et puisqu'on parle de reconnaissance, que j'ai de mes yeux vu «Robin des bois» derrière le patron, je risquerai enfin ceci: les initiales de l'auteur, si je les manipule un peu, bien qu'elles m'incitent à la prudence, je ne sais quelle rage me pousse, en envoi, à braver ses éventuels grognements en proférant que si plus d'un critique a assimilé le Projet à Tintin en Amérique, certaine signature n'y est pas pour peu.

Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 5 et 6

5. Les initiales et le jeu de la lettre

Ce que j'ai, improprement sans doute, nommé «bégaiement textuel» peut se redoubler d'un effet d'initiales que nous verrons d'abord cachées parce qu'accompagnées de signifiants qu'elles ont habituellement mission de désigner «in absentia». Ainsi, dans Les Gommes, le titre de Wallas : «Agent spécial» (p.41), c'est encore son nom. Ses lettres finales initiaient respectivement chacun des termes et la syllabe finale du syntagme répercute la syllabe, redoublée en son inversion (al-la) qui forme le centre du nom. Produisant littéralement les initiales, la lecture, par contrecoup, isole ironiquement la dernière syllabe de Wallas, «l'as».

Et le jeu ne s'arrête pas là. Voyons un peu, sous cet angle, Daniel Dupont. La présence d'un doublet :«Albert Dupont», en distorsion, invite à accorder encore plus d'importance à la formulation initiale qui demeure la plus fréquente. Ainsi le redoublement des initiales (assez fréquent dans ce roman), conduit à se demander si Daniel Dupont ne porte pas sa mort en sautoir. «Daniel Dupont (...) ancien professeur à l'Ecole de Droit (...) Décédé» (p.30). L'art délicat du télégramme exige, comme chacun sait, des prouesses de laconisme. Celui que doit envoyer Wallas peut fort bien se deviner comme un simple énoncé de cinq lettres: « DDDCD ».
Traitées en un raccourci familier («dédé»), ces mêmes initiales font rimer Daniel Dupont avec un de ses assassins hypothétiques : André V.S. Ce qui produit (ou accrédite) en quelque lieu du texte la probabilité du suicide.

Lorsqu'apparaissent explicitement des lettres, chiffre ou abréviations, un message cryptographique pourra s'y lire selon le même procédé. Mais il faut noter qu'alors les lettres seront souvent dissociées du nom qu'elles résument, produisant par elles-mêmes une sorte de commentaire «off» ou des questions posées au texte Ainsi en est-il de cette séquence de la Maison de Rendez-vous où apparaît, après la description d'une fille dans un magazine contemplé par le balayeur, la formule : «S.L.S. Tel.: 1-234-567» (p.80). Le soupçon porté aussitôt sur un «narrateur peu scrupuleux qui semble ignorer le sens des trois initiales» ainsi que le numéro de téléphone outrageusement «irréaliste» qui lles accompagne éveillent aussitôt l'impression d'un message chiffré. Qui peut se lire ainsi : «Est-ce Elle? (voire même, «Est-ce L?» Laureen ou Lorraine), Est-ce tel?» que ce «narrateur peu scrupuleux» l'énonce.

Ainsi en est-il encore dans Projet avec les initiales de Joan Robeson : « J'y erre. » Il est alors (p. 56) justement question de sa disparition et des recherches entreprises pour la retrouver.
Il se peut même que le choix des lettres qui désignent dans l'Immortelle les trois «personnages» principaux découle entièrement de la volonté de faire apparaître un message ironiquement banal, par la simple succession de l'ordre alphabétique: «Elle aime N», et ce d'autant plus que cette dernière ne peut absolument pas passer, contrairement au L (Laïla, Lâle, Eliane justement,etc...) pour une initiale (c'est «André Varais» qu'elle désigne).

Et puisque nous avons fait ce détour par le cinéma, sous la forme du script, signalons que c'est d'un même procédé que relève la réécriture de L'Eden et après en N a pris les dés, sans doute passé par l'intermédiaire: «les dés à N» (L'Eden —> Le . d. a. n).
La lettre à fonction strictement (en apparence) descriptive n'est pas exclue du jeu. Bien au contraire. Dans Les Gommes, on le sait, l'assassin présumé suivi par l'ivrogne (p.121, 123) porte un imperméable dont le dos s'orna d'une déchirure en forme de L. Wallas, lui en porte tieux dans son nom. Ce que souligne l'épellation téléphonée du patron : «Wallas. Il s'appelle Wallas. Double vé, a, deux èl, à, èss. Wallas» (p.124). Qn remarquera qu'ici la graphie multiplie les lettres («èl» pour L) et va jusqu'à produire deux mots pour me seule lettre (« Double vé » pour W. On aura, dans Le Voyeur, de la même façon : «i grec» pour y. Ce n'est pas sans effet sur la lecture).
Ses deux L désignent donc bien, encore une fois, Wallas comme l'assassin, mais confirment aussi que «le crime vient d'un autre monde». Le docteur Juard n'est-il pas un «faiseur d'anges»? Ainsi Wallas serait une image séraphique ironique (le «deus ex machina» moqué) mais aussi un ressuscité des morts, le «Lazare» (Wallas-Lazare) annoncé par Garinati (p.23). En délicat filigrane, la dérision du personnage romanesque et de ses prétentions à la nature : le voilà aussi irrémédiablement crevé que le grand Pan.

Et dans ce roman, ce n'est point tant le temps que le texte qui «donne la solution». La narration cache dans son jeu un «as» : Wallas. Elle le cache tout en le révélant à une lecture un tant soit peu attentive. Car le texte est miné, nous en avons déjà eu quelques preuves, et miné jusqu'au paragramme. Ainsi, celui de la page 41, qui, une fois de plus, donne la solution: «La pièce était dans l'obscurité, voir à quel moment exactement la main non prévenue allume. Un autre à sa place... L'assassin toujours retourne.» Il est significatif que Wallas se lise par «voir», «allume» et «place», on croit l'avoir démontré. Mais travaillons encore un peu les lettres de ce supplétif qu'est Wallas.

Voyons Bona annoncer sa venue à Garinati : «Ils nous envoient un agent spécial. Un M. Wallas» (p. 39). Le « Monsieur », on le voit, est écrit, comme dans une adresse, par son initiale seule. Rien ne vient l'empêcher de jouxter le W de Wallas. Cette collusion invite qui lit l'intertextualité restreinte formée par le discours de Robbe-Grillet à reconnaître dans l'un l'inversion graphique de l'autre. Une telle lecture, le pasage de Wallas à Mathias ainsi que la présence dans Projet des deux frères interchangeables W et M l'accrédite sans doute. S'il faut une preuve locale, signalons, dans la même page: « Il n'a pas eu beaucoup de mal à le dénicher ce Wallas...»
Donc, Wallas est M. Allas (M. Alias, sorti justement du «Café des Alliés» et prototype de l'Elias de T.E.E., de l'Eliane de L'Immortelle aussi), comme par une faute typographique.

Les résultats obtenus en faisant tourner la lettre initiale nous incitent à la déplacer encore. Contentons-nous, cette fois, d'un demi-tour. Il fait apparaître, comme par hasard, le sigma majuscule des grecs (ne sommes-nous pas en milieu secrètement Hellène). Le «Sallas» [sigma majuscule, impossible sur ce blog] ainsi obtenu est un parfait palindrome (comme le sera, plus tard, dans des proportions plus modestes, Ava), représentation graphique la plus parfaite du redoublement spéculaire dont plus d'une occurrence est discernable dans Les Gommes. Or ce palindrome s'obtient par le recours de l'étranger linguistique et fait aussi apparaître, entre les deux parenthèses ainsi formées, le «mais» grec. Wallas n'est-il pas tout entier désigné par cette fonction adversative vite devenue alternative?
Puisqu'il est dit que «les équipages se recrutent à l'étranger » (p.19) et que le patron déclare par téléphone son encombrant pensionnaire au «Service des étrangers» (p. 124), franchissons donc la frontière.

6. Le nom d'ailleurs

Opposés à l'archétypal « Dupont », bien qu'ils puissent aussi relever d'une minorité nationale, «Wallas» et « Garinati » dénotent l'étranger. Et ils rencontrent une autre étrangeté : le nom réduit à une trace ambiguë : «André VS.» Un rapprochement s'impose entre ces trois noms d'assassins. Tous trois portent l'adversatif: grec pour Wallas, latin pour Garinati (Garinati: anti) et Vs (qui peut se lire comme une abréviation de «versus». Il est d'ailleurs ainsi utilisé dans les pays anglo-saxons). Ces trois «hommes contre» («André», le mâle grec, seul prénom de cette trinité) sont dirigés par deux noms : celui du chef de police : «Fabius» et celui du chef de bande: «Bona.» Tous deux ont quelque apparence latine, encore que «Bona» se résolve en l'innocent «Bonaventure». Mais la première lettre à venir compléter son nom, c'est le fort dangereux V et Fabius, quant à lui, fournit la finale S. N'est-ce pas dire déjà que l'apparition du nom sur le calque VS ne se pourra obtenir que par quelque collusion entre police et pègre. Et, par ailleurs, Garinati n'est-il pas déjà épuisé, non profitable, comme l'énonce l'anagramme: «gain tari». Il lui faudrait sans doute le «grain» d'une gomme et le «tain» d'un miroir pour être opérationnel. Il ne peut donc que s'en retourner (Garinati -> «girant (i)»), faisant place à Wallas. On n'a que faire d'un italien ou d'un corse dans une affaire gréco-latine.

Mais si nous quittons maintenant le champ des langues mortes («la musique de mots perdus» p.15), peut-on faire, dans le nom, s'en agiter une vivante? Wallas n'est pas seulement grec et français, il est aussi d'allure germanique (et plus d'un toponyme en a aussi l'accent dans Les Gommes). Ainsi, l'opéra apparu (p. 23-24) peut-il se lire comme La Walkyrie, autre histoire de famille, s'il en fût. Ainsi la présence fréquente aux abords de Wallas de formules pouvant passer pour des équivalents du «Was» et même du «lass» allemands. Mais il y a mieux et beaucoup plus troublant. Le patron, s'interrogeant (p.30) sur ce qui motive l'attente de Garinati, accoudé près du pont, formule: «Qu'est-ce qu'il attend là? Qu'il passe une baleine?» Justement, serait-on tenté de dire. Garinati n'attend-il pas Wallas, comme le texte le souligne dans la même séquence. Et Wallas, notre néo-germain, n'est-il pas «Wal (lass)»: c'est-à-dire en partie et en passant par l'allemand : «la baleine»? Une rue «Jonas» n'est d'ailleurs pas loin. On devine les objections. A ce jeu, n'y a-t-il pas danger d'un panglotisme triomphant, pour lequel tout texte serait écrit, à la limite, en toute langue. Immédiatement, bien sûr, vient à l'esprit l'exemple limite, le polygrammé Finnegans Wake. Capture par l'anglais (langue seconde de Joyce, comme on l'a plaisamment souligné) de multiples langues indo-européennes, non, pour en assurer l'impérialisme mais pour en célébrer l'éclatement joué. Or, il faut le souligner, Finnegans Wake n'est pas illisible. Il peut se lire entièrement en anglais. Si l'on me poussait un peu, j'ajouterais qu'il peut aussi se lire entièrement en français. Tout dépendra de la langue-référence choisie par le lecteur parmi celles qui s'y exhibent. Ce paradoxe farceur vise à souligner un phénomène encore trop escamoté: le contexte capture. Comme il arrive à la citation, pris dans la trame, le ou les mots étrangers s'y font naturaliser. En vertu d'un phénomène de pseudo-traduction, de transcription plutôt que j'appellerai pour l'opposer au « principe de Pangloss », loi des bons élèves, le «principe numéro deux», plaisir des cancres, en hommage à Gide qui va maintenant nous permettre de l'illustrer.

Dans Paludes, Gide s'amuse à faire faussement traduire: «numero deus impare gaudet» par «le numéro deux se réjouit d'être impair» où seul, comme pour redoubler la plaisanterie, «se réjouit» est une traduction, le reste n'étant que décryptage homophonique.
La «douce Pauline» des Gommes, l'inexplicablement disparue, avec « la musique de mots perdus » qui lui fait cortège, n'est-elle pas comme un écho de «la bonne Pauline » dont des générations de potaches préférant voir tricoter les oies que courir les animaux ont appris à se demander où elle était passée («ouk elabon polin» et sa «traduction»: où qu'est la bonne Pauline). Etonnons-nous aussi des «traductions» du Projet, des stupéfiantes «marijeanne», des spiritueuses «marie sanglante» qui en oublient d'être «foutues». Demandons-nous si la polychrome Joan Roberson, rousse négresse à la peau claire ne se colore pas aussi grâce à son prénom, du jaune qui lui manquait. Et sondons un peu, en guise de vérification, un texte où les langues étrangères sont constamment présentes dans la fiction bien que la narration feigne d'en ignorer la trace: ''La Maison de Rendez-vous''.

Telle transformation d'un jardin en un remède opérée par une traduction de son nom («Tiger balm garden» p.29 = «baumes du tigre», p.166), tel baptême par une synecdoque passant par deux langues (le sculpteur R. Jonstone), tel autre par un anagramme formant à partir du français un prénom étranger (la rafle de police et Sir Ralph), autant d'évidences d'un travail de la langue étrangère. Transcrite tout autant (et même plus) que traduite. Ainsi, au niveau des titres, il faut se demander si Sir Ralph ne programme pas les «sœurs» Kin et Kito, si l'enlaidissement progressif de Ava n'est pas exigé par certaine prononciation de son titre qui pourrait même faire apparaître le principe aléatoire : les dés (la prononciation française de «New York» n'énonce-t-elle pas le «nous» par quoi se désigne le procès narratif de Projet). On pourra même considérer le nom comme le générateur d'une description, par l'entremise de notre «principe numéro deux». Par exemple « Jonestone » déclenchant la séquence narrative de la jaune «stone» (p.78-79).

Certain nom fameux se profilant dans la marge mérite qu'on s'y arrête. Constatons d'abord l'importance de «Hong-Kong» dans la .génération sonore des noms (comme, de la même façon, c'est dans le lieu : la «Villa bleue» que s'inscrit l'hôtesse: Eva, Ava, etc.). «Ho», «Kim», «Kito» en sont des dérivés comme l'est d'ailleurs «Johnston» lui-même. Ceci posé, remarquons la présence de la reine anglaise : Victoria, Queens road, Queen Street. Le «vieux roi fou» ne doit-il pas finir par se traduire en «King» et former ainsi en rencontrant le nom de la ville, un nom, apparu dans les marges du texte qui en propose alors la résurgence narrative. Ainsi, lorsque nous lisons la description de «l'Enlèvement d'Azy» (p.55) : «monolithe de trois ou quatre mètres de hauteur qui représente un orang-outang gigantesque portant sur son épaule, où il la retient d'une main négligente, une belle fille grandeur nature, aux trois quarts dévêtue, qui se débat sans espoir tant ses dimensions sont dérisoires par rapport à celles du monstre», une voix ironique ne formule-t-elle pas «King-Kong» dans ce qu'il faut ici encore nommer l'«infra-texte».

Le nom étranger, le nom d'ailleurs est devenu un ailleurs du texte.
Mais aussi, et sans cette fois le recours à une autre langue, le nom peut énoncer l'ailleurs littéraire en faisant jouer l'intertextualité généralisée dont il est alors le signal. Car, parce qu'il renvoie à une pluralité de référents, le nom est une connexion, au même titre que certaines phases ou certaine parenté de fiction, ces deux indices que faisait jouer Morrissette pour reconnaître dans Les Gommes, Brighton rock et quelque Simenon «cités». Il parlait d'ailleurs aussi de Sartre.

Or n'apparaît-il pas, dès les premières pages des Gommes, en rapport avec le café, un certain Antoine dont plus d'un attribut fait venir sur le bout du texte le Roquentin de La Nausée. Qu'on en juge plutôt : «Ce crétin d'Antoine avec sa gymnastique suédoise tous les matins. Et sa cravate rose l'autre jour. Hier» (p.12). Et, une ligne plus bas : «Drôle de petite tache; une belle saloperie, ce marbre, tout y reste marqué. Ça fait comme du sang.» Encore : «Entre deux eaux, des masses incertaines passent, hors d'atteinte (...) Antoine avait son chapeau; ça lui donne l'air malin son chapeau! Son chapeau et sa cravate rose.» Une telle saturation d'au moins tout le début du texte n'autorise-t-elle par certain rapprochement entre «le café des Alliés» et «le rendez-vous des cheminots», entre la célèbre tranche de tomate et la non moins célèbre racine, le travail d'épuration du texte de Robbe-Grillet faisant bien apparaître ce que l'objet sartrien gardait encore de «sens».
On sait d'ailleurs que bon nombre de critiques (dont je suis) considèrent La Nausée comme un texte précurseur et que bien d'autres, encore plus nombreux (et dont je ne suis pas) font encore de Robbe-Grillet un écrivain « phénoménologique »: on n'a qu'à penser, par exemple, à l'interprétation d'Olga Bernal.

Veut-on d'autres titres amenés par un nom et confirmés par certains éléments (de fiction cette fois)? Garinati, surtout si l'on considère que les trois dernières lettres peuvent tomber d'être aisément capturées dans ce que j'ai appelé le « bégaiement textuel », n'est-il pas quelque peu Garine? Il est même l'anti Garine. Les Conquérants n'est-il pas en partie présent, dans la fiction, par l'hypothèse du crime politique notamment, et accrédité dans la narration par cette apparition, ô combien malicieuse: «Mark et Lengler» (p.47, 48). La raison sociale d'une entreprise capitaliste formée à partir de Marx et Engels, d'autant plus que ce « Langler » peut fort bien se lire: «l'anglais».

Ne pourra-t-on s'autoriser d'une semblable lecture pour faire apparaître dans la marge du Voyeur un nom tu qui formule presque Mathias, en position stratégique, «Le démon au corps » attribué maintes fois à Jacqueline n'est-il pas une tentative du texte pour éviter en la frôlant la formule toute faite et littéraire du «diable au corps» dont la présence aurait convoqué «Marthe», un peu trop proche de Mathias pour que celui-ci ne se trouve pas ainsi, déjà accouplé à Jacqueline. On me reprochera sans doute ici certain trafic de vedettes littéraires. Et après? La lecture n'est pas un culte. C'est une lutte serrée dont s'ulcère plus d'un qui se voudrait inculte. Tout texte se lit par une bibliothèque, fût-ce la verte. Tout lecteur multiplie ou caviarde le texte des branchements non programmés de sa propre culture ou de son inculture (qui n'a pas l'une et l'autre?). La citation? Une prime au bon élève, uneméprise au mauvais qui ne s'en soucie guère et n'en est pas pour autant un mauvais lecteur. La petite croix d'or que dans Glissements progressifs Robbe-Grillet dédie pieusement à Bataille produira peut-être une citation pour qui n'a pas lu Bataille, une citation peut-être du dernier film vu au «Midi-minuit» ou à la Villa bleue.
A plus forte raison tout nom, en soi une citation, devient infailliblement suture de textes.

Qu'en est-il maintenant lorsque le nom désigne un personnage historique? Le «Henri Martin» de Dans le Labyrinthe, dont la présence semble d'abord exigée par son aptitude à remplir des initiales qui sont le chiffre d'un des processus narratifs de base, ce «Henri Martin», double prénom, quel est-il, qui furent-ils?
Le Parisien y reconnaîtra une avenue fort bourgeoise et peut-être son éponyme : l'historien, député et faiseur de manuels. L'homme d'un certain âge y verra le marin communiste de la célèbre affaire. Le plus jeune se souviendra de sa trace : murs et rues de l'hexagone criblés d'exhortations à libérer cet homme. Un plus jeune encore n'y lira rien, tout au plus un proverbe. Le curieux aidé d'un dictionnaire, ou le connaisseur, saluera en lui un peintre assez obscur. Quel «Henri Martin»? ou encore qui, «Henri Martin»? Voire même «Henri Martin» ou «Ralph Johnson» ou n'importe qui, quelle importance?

Si on veut considérer qu'il fait référence, le texte semble privilégier le marin et l'historicien. Les personnages « historiques » ainsi choisis s'opposent par plus d'un trait. Encore faut-il les «lire». De multiples tensions font jouer dans la communauté d'un nom les attributs textualisés de référents adverses. Mais justement, parce qu'il est un espace ambigu, parce qu'il unit dialectiquement ceux qui entre autres, le portèrent et parce qu'il les unit ailleurs que dans le «réel», ce nom oblige à textualiser les personnes historiques, à travailler le discours qui les porte et non à les voir. Il transforme des individus en texte», un texte autre, une tangente à Dans le Labyrinthe et non sa lecture.
Il est aussi l'index d'un autre livre (L'Affaire Henri Martin) et d'un manifeste (celui dit «des 121», signé, comme on sait, par Robbe-Grillet). Engage-t-il pour autant le texte? Certes pas autrement que dans cet effet de rappel. Car la référence ne parvient pas à « prendre », perdue dans un réfèrent textuel. Mimant une pratique, sociale, le texte la déjoue, car il articule ce signifiant à d'autres qui ne sont que du texte, qui, cernés, sont ainsi empêchés de rejoindre la galaxie des autres discours, qui ne peuvent que les désigner sans les atteindre. Comme le mot «chien» qui n'aboie pas mais reste à la niche qu'il forme, le «Henri Martin» de Dans le Labyrinthe, fut-il voulu en référence à l'autre, ne fera jamais parvenir aucun tract, fût-ce ce livre même, à personne.

Mais il est là, présence insistante, ineffaçable, qui n'est pas une réponse mais une question sans fin.
Puisqu'il ne peut « représenter » une personne, puisque l'espace où il se marque est la parenthèse d'un texte, les sens viendront au nom de relations textuelles et son code, sa langue à partir de quoi (et contre quoi) la narration le fera parole (comme nous l'avons vu), ce sera le système du nom, propre à chaque roman ou film et cet autre système, plus vaste, propre à l'œuvre dans son ensemble toujours provisoire. C'est maintenant sous l'angle de cette double articulation que nous l'envisagerons.

Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 3 et 4

3. Anagramme et paronomase, métaphore et métonymie: voilà Wallas.

Lorsqu'apparaît ce nom pour la première fois, c'est au cours d'un dialogue («Monsieur Wallas, s'il vous plaît», p.14). C'est dire qu'intervient une fiction de voix du prononcé. Comment donc Garinati (et le lecteur) l'a-t-il énoncé?
Gide, dans Les Caves du Vatican prenait bien soin de dissocier la graphie de «Lafcadio Wluiki» de sa phonie. Invité à prononcer «Louki», le lecteur lit, par contrecoup, « lui qui est un Loup », le W supprimé devenant alors le sigle du vivat italien que «Lafcadio» autorise. Et on peut s'émerveiller que la «transcription» opère en même temps une traduction puisque «Wluiki» procède sans doute d'une même racine indo-européenne que celle qui donne, en vieux slave, son presque homonyme : [vlûkû] : le loup. Le texte parlerait-il plusieurs langues? Nous y reviendrons.
Mais Wallas? Doit-il même se prononcer? N'est-il pas au contraire le signe d'une radicale aphonie textuelle? Cette problématique se trouve partout désignée dans les Gommes où toutes sortes de messages s'échangent justement par le truchement significativement contradictoire du téléphone et du télégramme. Choisissons pour le moment de phonétiser le gramme.
L'ambiguïté de prononciation du W produit plusieurs possibilités de lecture, selon la valeur ([V] ou [W]) que l'on attribue à cette lettre et selon la prononciation ou non du s final.
1) Valas = « va, las » où se lit la fatigue (les pieds enflés) de Wallas dans la fiction mais aussi une représentation de «l'usure» du «personnage» dont plus spectaculairement Lady Ava témoignera dans La Maison de Rendez-vous. Encore s'agira-t-il surtout d'une usure ponctuelle (tel «personnage» dont les possibilités narratives s'épuisent) alors que Wallas, dès le texte inaugural, vise l'archétype même. Son nom déjà l'énonce.
Se trouve en outre désignée, dans cette première lecture de son nom, sa principale fonction: la marche, le parcours fictif mais aussi le déplacement narratif.
Mais cela ne saurait être tout. La lecture opère en tous sens. Le patron du café qui lit (p. 13) l'envers de l'inscription dont la narration n'offre à ce moment que l'endroit («chambres meublées»), lui encore qui épelle Wallas au téléphone, le faisant ainsi apparaître textuellement autre, autorise d'autant plus ce genre de lecture qu'il est justement «patron», c'est-à-dire non seulement une des figures césariennes dont les traces nominales abondent (Roy-Dauzet, Bona, Borex, V. Daulis dans la lecture anagrammatique qu'en donne Morrissette) mais surtout parce qu'il est modèle («patron») d'une lecture de confection.
Ainsi la prononciation «valas» autorise-t-elle le palindrome «ça lav(e)» (cf. Dans L'Homme qui ment: «Boris Varissa» = «ça varie»), autant dire « ça gomme ». Ce que cherche Wallas, c'est lui.
En miniature, le nom est la réponse de la narration à la fiction. Et l'inversion qui est un des ressorts de la fable (le futur c'est le passé, l'assassin c'est l'enquêteur, etc.) est ici désignée, raison de l'opacité du nom, clé de sa traduction en cette occurrence.
2) Que le s final soit maintenant aphone et c'est encore la marche de Wallas, doublée ici de sa destination ambiguë : «va là» ou «vas là», constatation ou ordre.
Inversée à son tour, la formule donne « A lav(e) ». Cette lettre à la présence obsédante dans toute l'œuvrede Robbe-Grillet, nous en reparlerons plus d'une fois et à plus d'un titre.
Ces quatre lectures concurrentes mais convergentes dont nous venons de rendre compte, il semble inutile, tant elles tiennent à la trame du texte, d'en donner des exemples. Ils abondent et se renforcent même d'une rime ainsi instituée entre le nom et son contexte narratif: « Wallas va... » ou « Wallas s'avance » aux multiples occurrences. Il arrive même qu'un véritable paragramme en découle: « Wallas s'avance à travers cet intervalle fragile» (p.50).
3) En énonçant maintenant un [W] dans son nom, le patronyme n'est plus qu'une désignation de la présence, la sienne («voilà») mais aussi toute autre à venir («vois là »). C'est un index qui redonde et efface à la fois, tel le «Illia» de Révolutions minuscules. Bien plus, si on l'articule comme ce dernier nom qui dit aussi «il y a île», on obtient « voile a ». Et en effet, l'assassin s'avance bien masqué d'être donné pour l'enquêteur.
La lecture, dans ce cas, ne se peut inverser que syllabiquement: La voie, La voix. Wallas est bien cette voie offerte à la fiction par de multiples voix narratives.
4) Prononçons enfin le s final : « voix lasse » ou «vois, las!». Concience et déploration dans le second cas. Ce qui rend bien compte de la scène finale du chapitre 5, d'autant plus que l'insistance est alors mise sur la vue. Avant le crime : « Wallas voit maintenant la fente de lumière » (p. 254). Après : « légitime défense. Il a vu l'homme tirer sur lui» (p. 255). Une paire de lunettes introduit alors le motif de la duplication, du miroir, et de la voix : « Pouvez-vous dire si c'était le verre droit qui était le plus foncé, ou bien le gauche? » Quant à la lassitude qu'a fait apparaître aussi notre lecture, elle prend part à la même séquence narrative : « il a plutôt envie de s'asseoir. Il est très fatigué » (p. 255).
On le voit, ce nom énigmatique est multiplié à l'intérieur de ses limites par les textes qui le forment, représentant une sorte d'épuré de la narration. Il est la narratiori minimale. Et la mise en abymé révélatrice de sa fiction de «personnage» (et même de la fiction du «personnage») en même temps que la réponse secrète au problème de la fiction où celui-ci est pris. Il est le plus petit centre de production et le plus petit produit du texte. Il imprègne la narration d'autant plus fortement que ses diverses métonymies se redoublent de multiples paronomases, programmant une sorte de bégaiement textuel. Comme si le nom attirait par la répétition d'une de ses parties d'autres signifiants par lesquels le personnage qui le porte se voit proposer une fiction qui le lit en le liant. Voilà sans doute pourquoi Garinati ne peut que tirer («Garinati a tiré», p.26) quand Wallas assassine. Ou, comme le dit le texte (p. 55), accréditant une de nos lectures: «Voila ce que c'est que d'inventer des histoires».
On renverra ceux qui douteraient d'un tel mode de production par extraction de syllabe avec effet de bégaiement à telles séquences de Projet pour une révolution à New York: «ulve oluptueuse» (p.68) et «sexe axial» (p.116). S'il n'est pas besoin d'insister sur le deuxième exemple, le premier, parce qu'il touche aussi à certain développement ultérieur de notre propos, mérite qu'on s'y arrête un instant. Il présente en effet ce qu'on pourrait appeler le nom propre d'une séquence antécédente où se figurait sans se dire la description d'un sexe féminin. Mais un «nom propre» qui vacille encore au bord de la littéralité. En effet, l'adjectif apparaît dès l'abord initiale d'une absence. Une absence qu'il répercute sur son antécédent, le transformant en lapsus (ce qu'il n'est évidemment pas). La même lettre ainsi supposée à la tête de chaque mot se promène quelque part dans le texte, non loin de là (p.79), majuscule certes, mais sous l'innocente apparence d'une forme géométrique : « les deux lames aiguës, ouvertes en V ». On ne saurait s'étonner de la trouver alors presque contiguë à «la toison bouclée du pubis ». C'est que cette vulve que le texte paraissait sur le point de faire apparaître mais qu'il ne pouvait faute de ce « V » errant, voici que ce « V » justement la convoque ici sous la métonymie de sa toison.
Or le système pileux sans le sexe se trouvait, lui, déjà dans la formule lacunaire, par le jeu du seul «V» présent, celui de «l'ulve», qui grâce à l'«e» muet qui le termine, forme au prononcé «voluptueuse» en faisant apparaître une filigraphie du «e»: «velu(ptueuse)». Les deux premières syllabes ainsi saturées par la présence superposée de deux signifiants acquièrent une certaine autonomie et le mot, à peine formé par la prononciation, se rescinde aussitôt pour faire réapparaître le «tueuse» (comme par hasard lié à «chevelure rousse») qui amorçait la séquence (p.67).
Nul doute qu'on ne puisse parler, à cet égard, de télégraphie. Le patronyme sera lui aussi une télégraphie. Eparpillé dans le texte, mais reformé par la nécessité de tracer ce nom absent fait conjoindre. Une telle leçon devra nous inciter à capturer les lettres qui errent sous prétexte de représentation géométrique, est-il nécessaire d'insister sur le fait que la narration explosée que nous venons brièvement d'analyser prend justement pour objet ce qui est, par quelque glissement, une «matrice». A l'évidence, des forces centrifuges travaillent le gramme du texte et le nom propre plus que tout autre. Avec une force telle qu'elles le décollent de son «personnage».

4. Le nom déborde

Si le premier stade de la capture du nom aura consisté à le faire signifier, le second, plus radical le fait jouer en tant que signifiant décollé de son réfèrent. Cellule débloquée, il perd alors son pouvoir spéculaire ou générateur quant au seul « personnage » dont il était le propre. Non plus indice d'une présence fictive mais présence lui-même et strictement narrative. Principe métonymique, sa présence contaminera le contexte des fragments de sa secrète explosion, devenus comme indépendants.
Ainsi la lassitude que le nom de Wallas porte et attribue à une voix se peut transporter ailleurs que dans la fiction propre à ce «personnage». «Sa voix (Mme Bax) est à l'image de sa figure, douce et fanée. Wallas est une vieille relation...» (p. 111). N'est-ce pas faire apparaître, par un Wallas en quelque sorte épithète, à quelque niveau que je qualifierai d'«infratextuel», en harmonique: «voix lasse»?
Le texte ne porte ici qu'en filigrane (ce qui d'ailleurs rend d'autant plus passionnant le phénomène) la fragmentation du nom comme commentaire, redondance et synonyme générateur de «voix... douce et fanée». Mais il est d'autres exemples d'une telle redistribution du nom dans son espace environnant. Un autre patronyme, pris dans son unité cette fois, nous en fournira un, et des plus évidents, dans le même roman. «Marchat trouve que c'est du sans gêne, tout simplement; et il faudrait par-dessus le marché qu'il eût l'air charmé!» (p.35). Trois lignes plus bas «chambre» poursuit la série commencée par une paronomase (mieux, une «anaphonie» comme dirait Saussure) du nom propre transformée par un anagramme répercuté à son tour par une autre anaphonie. Le patronyme a ici indiscutablement généré la narration sans que celle-ci le désigne vraiment (il s'agit d'un discours indirect). Premier signe d'une dérive signifiante affichée dont nous trouverons l'exemple le plus frappant dans les toponymes de Dans le labyrinthe. Mais aussi dans cette séquence de La Maison de Rendez-vous où c'est maintenant sa couleur sonore que le nom projette sur son environnement, justement sur des noms encore, mais de lieu, et en passant par un véhicule qui rime fort opportunément avec sa syllabe initiale : «Johnson répond qu'il va quitter Hong-Kong dans la nuit, sur une jonque, pour rejoindre Macao ou Canton» (p.202). Une bonne partie des phonèmes de cette phrase se trouve déjà dans le nom et les deux mots que, sujet, il commande.
A la limite, on aura «Lady Ava», pris comme une simple succession de phonèmes et produisant par collusion avec un autre nom : «Azy», simple suite phonétique lui-même, une formule : «Vas-y.»
Ce «lâchage» du «personnage» par son nom connaîtra bien sûr des manifestations moins radicales, notamment celle qui consiste à n'opérer cet abandon qu'au niveau de la fiction, par un minimum onomastique servant indifféremment à un maximum de «personnages». Le nom sera alors mobile par rapport à son réfèrent mais il ne se disloquera pas. Et ceci concernera essentiellement les textes formant cette deuxième «période» dont je ne m'occupe ici que dans la mesure où j'en décèle l'indice.
Mais cette étiquette de nom, nous l'avons déjà vue se décoller quelque peu. Nous l'avons vue perdre des lettres. Elles vont maintenant lui revenir et lui donner du jeu.

Le souverain s'avarie, par Jean Pierre Vidal, § 1 et 2

Lecture de L'onomastique R-G au rusé Ulysse

« Mes amis m'appellent Dum, dit Monsieur. Spiro, tant je suis vif et gai. D-U-M. Anagramme de mud. » Samuel BECKETT, Watt, p. 28.

1. Le propre et les communs

Le nom, au moins littéraire, est un curieux accroc au tissu textuel. Signifiant pur, il semble commander des fastes de perdition et de production sémiques où lui seul reste épargné. Le Rouge et le Noir, par exemple, est tissé de tout sauf de Julien Sorel. Il parle de lui mais ne le parle pas. Du moins à première apparence.

Car faut-il bien décidément le dire pur signifiant? N'est-il pas, aussi bien, pur réfèrent, s'épargnant l'étape ambiguë du signifié? N'est-il pas, radicalement, un signe béant et clos tout à la fois? Ouvert à toutes les réalités extra-textuelles qui l'accréditent comme renvoi et qu'il vise comme envoi, fermé à toute textualité que pourtant il commande.

Souverain de n'être qu'un index, son massacre ne sera-t-il pas en fin de compte son sacre. Seul « non mot » du texte, n'en sera-t-il pas en effet le maître mot, retrouvé comme un générateur dégénéré. Son identité ambiguë n'a d'égale que l'ambiguïté qu'il lègue à toute identité. Julien Sorel se perd dans l'identique de tous les possibles. Le patronyme est, bien sûr, un nom collectif, un nom commun. Mais qui ne peut se résoudre à redevenir commun comme «impropre» donc propre au figuré, propre à la consommation figurale.

Or, Balzac parlant de son projet totalisateur et incommensurable ne parle-t-il pas de faire concurrence à l'état-civil, c'est-à-dire une morne succession, illisible et recensaire, de signifiants sans autres signifiés que leurs référents démesurément absents. Quel silence dans ces déclinaisons d'identités s'annulant de leur paradoxale interchangeabilité!

Or, qui peut encore, n'étant pas quelque savant soucieux de référents ou de références, «lire» les multiples généalogies qui émaillent les textes sacrés. Ces livres de noms sont des doubles cénothaphes: plus de représentation sous le référent, plus de langage sous l'inscription.

Mais voici qu'un pillard envahit la tombe vide et s'émerveille de la présence qu'il y découvre : la sienne. Voici qu'une lecture enfin se fait qui est une écriture. Les grammes de pierre et les phones emmurés s'animent en disloquant le nom pour en faire en fin du conte cette sacrilège farce: une phrase.

Rabelais énonce «Gargantua», «Pantagruel», «Gargamelle» et le nom propre devient à la fois commentaire et générateur, réinvesti enfin, recirculant. Et son rapport au commun devient dialectique: il en est la source et l'embouchure confondues, l'aval et l'amont mêlés.

Dans sa liberté baptiste, l'écrivain est à la fois et tout uniment un étymologiste qui produit ce qu'il remonte en feinte, un fabricant de faux qui paradoxalement sont les seuls authentiques ayant cours dans son espace sans cesser un seul instant d'être des simulacres, un producteur enfin de ce qui est déjà produit.

Le palindrome pourrait bien servir à représenter ce va-et-vient perpétuel (et faussement tautologique) du propre au commun: et celui-ci en particulier que j'inscris comme chiffre à cette communication: «mon nom».

Tout texte ne décline-t-il pas une fausse identité vraie, comme le Moby Dick de Melville qui s'ouvre sur cet incipit (d'ailleurs faussement incipit, précédé qu'il se trouve être justement, d'une «Etymology» et d'«Extracts», virtuellement hors-fiction mais déjà en texte, feinte d'avertissement trop long et trop «travaillé» pour pouvoir représenter une simple adresse: «call me Ishmaël». C'est-à-dire, convoquez-moi en me nommant, nommez-moi ainsi si bon vous semble, c'est un pacte que je vous propose, et remarquez bien que ce pseudonyme sera mon vrai nom comme réfèrent textuel, tout en jouant de la référence inter-textuelle au livre (la Bible) et en feignant cette chose textuellement improbable: un état civil. Et peut-être faudrait-il pour rendre compte de cette paradoxale présence-absence du nom propre au texte, forger quelque formule sur le modèle de l'existence lacanien, quelque chose d'aussi joyeusement barbare que, par exemple : « ex-tête texténuée »…

Quelqu'un proposait, ici même, il n'y a guère, la «description d'un archonte» titre (de communication) visant le titre (de roman) par la métaphore du titre (de noblesse, pour ainsi dire). Je voudrais offrir, quant à moi, la description d'un archonte contrarié, d'un titre descendu en texte.

En invoquant, avant de m'y perdre moi-même, la figure tutélaire de mon dédicataire, Ulysse, le premier des subversifs textuels, le premier à avoir éborgné le cyclope multipliparleur (Polyphème) en donnant comme réponse le faux unique, le commun pour le propre, le discours pour le réfèrent, le signe de la perte pour le gage de la mémoire. Que fit-il donc en vérité sinon réaliser le nom même de ce benêt géant, lui répondant en le lisant, s'en servant de nom pour l'errance irrésistible de son innommable absence.

«A letter, a litter» dit Joyce. N'énonce-t-il pas ainsi que, par le jeu de la lettre, l'eschatologie a fait place à la scatologie, c'est-à-dire finalement au discours de la matière qu'est le texte.

2. Problématique

Isolé, du moins, en français, par la majuscule impérissable qu'il porte en quelque endroit de la phrase qu'il apparaisse, le nom propre, comme mis entre guillemets, est une exhibition de la lettre et du mot: l'une griffe minimale qui se greffe aisément, l'autre prépondérant souverain qui se combine mais ne se distribue pas. L'une vaut souvent, comme on sait, pour l'autre profilé en laconisme derrière elle. L'initiale est la litote du nom.

Dans la pratique des échanges généralisés que sont, de plus en plus, les textes du Nouveau Roman, le nom propre, par le spectaculaire de sa position, est travaillé de tensions dispersives plus évidentes, plus radicales que celles qui adviennent à tout autre signifiant. Il est condamné, loin de toute adéquation référentielle à la présence qu'il désigne (c'est d'une telle adéquation qu'on peut qualifier «Gargantua», «Grandgousier», etc.), à être perpétuellement défait, refait. Mais quelque chose de son ancien statut d'intouchable lui reste qui exemplifie les mines dont il est éventré. Les autres mots, en effet, ne tombent que d'une minuscule et il faut de toute façon qu'une lecture les élise nom propre pour pouvoir par la suite en déceler le saupoudrage dans telle séquence narrative qu'il commande en secret.

A l'étal, le nom propre se débite encore plus aisément.

Sa plastie exhibée le prédispose, pourvu qu'un imaginaire crayon s'y place palimpseste, à imploser. Cette implosion qui le transforme en discours, une explosion conséquente la relaie pour l'éparpiller dans son environnement, tant lointain qu'immédiat. Parfois il en ressort intact, parfois tout autre, ailleurs.

Il lui arrive, on le voit, le même accident qu'au «personnage» (quand celui-ci n'est pas encore un simple «actant») qu'il coiffe et dont il est bien souvent la redondance ou le résumé, le ramage ou le ramas, avant qu'une pratique plus conséquente n'en fasse le générateur, voire la contestation.

DQ cette situation particulière résultent un certain nombre d'avatars qu'il convient maintenant d'énoncer.

1) Intratextuellement :
a) Le démembrement du nom peut aboutir à un atomisme littéral, il peut aussi n'être que le transport de son unité légèrement modifiée, du thème à sa variation. La limite maximale de ce système est la totalité du texte et l'impossibilité qui en découle de reconnaître le nom comme cellule dispersée. Sa limite mininiale est le nom lui-même, restant localisé, comme la redondance des textes qui le forment. Dans ce dernier cas cependant, la verticalité de la lecture qui y dénombre plusieurs strates et les superpose, en quelque sorte, l'énonce espace, jeu.

b) Son articulation, syllabique ou syntagmatique, le troue implicitement en maints endroits qui peuvent ne pas coïncider. Il est ainsi susceptible de lacune dont la mise en scène s'effectuera parfois par des points de suspension. L'absence alors manifestée en lui-même sera le signe d'une absence encore plus radicale (je pense, bien sûr, au «A…» de La Jalousie). Sous ce dernier aspect, le nom n'est plus seulement trace ou signe mais amorce d'une production, énoncé d'un projet d'écriture que la lecture elle-même peut réaliser. Il est donc ainsi provocation d'une lecture invitée à se contempler comme production risquée.

c) La tête qu'il lève un peu partout dans le texte, sa majuscule initiale, va relever par le dessin qu'elle exhibe d'une rhétorique de la forme graphique, voire d'une géométrie métaphorique. Et encore, cette même initiale va jouer le rôle parfois d'un minimum hiéroglyphique à phonétiser pour en faire un discours homophonique dont la duplication, pour apparaître, se doit d'être écrite, quand bien même implicitement. C'est ce type particulier d'olorime : le rébus, dans lequel la lettre doit passer par le son pour se multiplier lettres d'un autre discours. Je citerai l'exemple du «L.H.O.O.Q.» de Duchamp et sa réciproque (l'autre lettre sous les sons): L'Abbé C. de Bataille.

2) Dans l'intertextualité restreinte :
a) Sa totalité retranscrite dans un autre roman créera des raccords surprenants, non pour assurer d'une permanence, référentiellement extratextuelle, comme chez Balzac ou même Faulkner, mais pour multiplier le second de la convocation du premier ainsi réactivité. Mais bien souvent cette multiplication désignée ne sera qu'une feinte servant à prendre au piège justement l'illusion référentielle, déjouée de s'être crue assurée dans l'intertextualité. Car du Jean Robin du Voyeur à celui de L'Homme qui ment c'est la dissemblance du «personnage» ou de «l'actant» ainsi désigné qui frappe d'abord. Le nom ainsi décollé, tout au plus pourra-t-on être tenté d'en faire le signe d'une fonction actancielle à laquelle il serait attaché. Ce qui reviendrait à accorder la permanence, refusée au «personnage », à la fonction, à faire du texte un conte, un conte lu par Propp. Il ne saurait évidemment en être question.
Mais transporter le même nom d'un texte à un autre, n'est-ce pas plutôt mettre en scène ce «hasard objectif ou non» dont parle le premier avertissement de La Maison de Rendez-vous?
La coïncidence instituée dérision et composante du texte.

b) Par ailleurs, un discours du nom, une interonomastique se développe. Ainsi le nom n'est plus seulement indice et provocation d'intertextualité mais provisoire réalisation d'une série spécifique. Texte court qui s'articule, s'oppose et concourt au texte long (comme le font, à des degrés divers, le titre, la citation, et même parfois le dialogue), mais aussi dans sa transformation texte dont le travail peut être la mise en abyme d'une essentielle articulation, d'un profond pli du discours intertextuel. Ainsi, comme nous le verrons, l'inversion graphique de l'initiale qui de Wallas produit Mathias matérialise une inversion de la fiction, des deux romans, si l'on prétend, uniquement pour les aises de l'exposé, que la fiction se puisse considérer indépendamment des processus narratifs qui la génèrent.
On notera que le transport de la variation onomastique, de l'inter-texte à l'intra-texte est un des aspects de ce changement radical opéré à partir de La Maison de Rendez-vous. Dans ce roman et le suivant le patronyme est nettement désigné comme une cellule en travail à l'intérieur même du texte, un pseudonyme errant dans sa forme même, autogénérateur en tant qu'il pose les limites de sa transformation mais aussi travaillé par la narration dont il accrédite les hypothèses. Ainsi, dans la Maison de Rendez-vous, Georges Marchat (p. 97), nom venu des Gommes, devient-il le Marchand (p. 130) exigé par le métier (négociant) que lui attribue provisoirement la narration, avant de se représenter comme une simple variation de la forme du verbe, passé simple devenu participe présent (Marcha(t), p. 97 — Marchant, p. 161). Encore faut-il nuancer : c'est essentiellement la systématisation du procédé et non son absolue nouveauté qui caractérise la deuxième période R-G. Car nous en verrons déjà l'amorce dans Les Gommes, Le Voyeur et Dans le labyrinthe, à des niveaux et selon des modalités divers. Nous ne nous sommes jusqu'à présent attachés qu'au nom pris isolément. Or, il existe à l'intérieur de chaque roman un système onomastique représenté par l'ensemble des noms qui s'y lisent. Le sens et la fonction d'un nom isolé ne se peuvent abstraire du système qui les articule à d'autres noms.
Ricardou mentionnait ici même, il y a quatre ans, The Sound and the Fury, à propos du prénom commun : «Quentin», attribué à deux «personnages» de sexe différent. Avec une rapidité qu'exigeait son propos. Mais cette confusion prend tout son sens d'être confrontée à une autre confusion, celle qui voit «Jason» désigner le père et le fils, et à une autre encore par laquelle «Maury» désigne l'oncle et le neveu. En outre, il y a dans le même texte un étonnant travail sur le nom : l'un des deux «Maury», est rebaptisé «Benjamin» puis diminué (trace onomastique de sa castration) en «Benjy», ce qui le rapproche encore de sa sœur «Candace», elle-même diminuée en « Caddy». Au bout du parcours, le prénom commun à référence américaine («Maury») a été oblitéré par l'américanisation en un diminutif d'une référence biblique («Benjamin»). Mieux, l'autre diminutif («Caddy») rime avec un nom commun (« caddie ») et cette lecture du nom propre en nom commun est, comme chacun sait, un des ressorts de la narration. Ce n'est pas tout: il faut aussi signaler l'opposition entre l'onomastique répétitive de la famille blanche et celle, pléthorique, individualisée, de la famille noire qui la double. Avec cette admirable conséquence: la seconde mère de ce «Benjy» doublement amputé, la servante noire Dilsey revendique l'éternité de son propre nom. Le nom blanc se répète et s'effrite, le nom noir perdure, intangible. Nous n'aurons garde, dans le cours de cet exposé, d'oublier cette leçon. Mais nous n'aurons cure, il va sans dire, de retrouver chez Robbe-Grillet le même symbolisme.

3) Dans l'intertextualité généralisée:
Par sa nature de simulacre référentiel, le nom propre est condamné à citer. Ce qui s'engouffre en lui n'est alors pas seulement un autre «personnage» littéraire homonyme mais aussi éventuellement un personnage historique. Le discours qu'il convoque ainsi n'est pas seulement le discours littéraire ou artistique mais aussi l'histoire (comme il se voit avec Dans le Labyrinthe mais aussi avec La Maison de Rendez-vous et Projet pour une révolution à New York). L'histoire se trouve alors désignée comme un imaginaire, une organisation symbolique ambiguë, renvoyée à sa nature de discours par l'ironique visée qui en réarticule la textualité ailleurs, dans un roman par exemple. Les noms historiques, travestis d'avoir part à une fiction, ne sont plus alors «vedettes» qu'au sens précis que ce terme prend en bibliothéconomie.

On peut sans doute voir là une dérision de la fixation individualiste de l'histoire bourgeoise. Le personnage «historique» tiré par le nom, n'est pas plus assuré que le personnage «romanesque», bien au contraire. L'historiographie marxiste ou celle de l'Ecole des Annales ne sauraient sans doute trouver à redire à cette mise à plat digne de la sotie. Mais il faut se garder d'attribuer au «Johnston and Co» de La Maison de Rendez-vous, même placé par la fiction dans un contexte asiatique où se passe maint traficottage, la même fonction qu'au célèbre « Macbird », de lire le «Henri Martin» de Dans le Labyrinthe comme le «Tricky Dick» de Our Gang (Philipp Roth). Il ne saurait s'agir chez Robbe-Grillet de satire politique. Néanmoins la présence dans le texte d'un nom historique (mais à la limite, tous les noms ne le sont-ils pas, et par définition) n'est pas sans entraîner quelques conséquences sur lesquelles il nous faudra revenir.

On ne baptise pas impunément. Le Watt de Beckett en est la preuve, qui propose un Mr. Nixon et un Mr. Spiro, s'exposant ainsi à de bien curieuses lectures, certes imprévues, comme en témoigne sa date de composition (1945). La lecture s'embarrasse peu d'anachronisme.

Du point de vue de l'intertextualité, le corps du nom, s'il est par certain côté l'étranger au texte, est aussi le sas par où se déverse irrépressiblement un autre discours. C'est la plus incontrôlable des écluses. Comment s'étonner, dès lors, qu'étant une xénolexie il ne se trouve parfois redoublé d'une xénologie. Une langue étrangère peut en effet servir à le tracer. Et le texte alors le traduira avant de le disséminer, lui faisant ainsi subir une double transformation. Il s'en pourra même, sans le nommer, servir de générateur comme, je l'espère, nous le verrons.

Sous l'angle de l'intertextualité généralisée, je discerne donc trois fonctions du nom : la citation «littéraire », la citation «linguistique», la citation «historique».

Les divers aspects du travail du nom que je viens sommairement d'énoncer, il est aisé de voir qu'ils ne caractérisent pas indifféremment toute onomastique romanesque (bien que l'on puisse sans doute, au prix de quelques modifications, les y faire concourir). Cette problématique et sa méthodologie sont au contraire directement produites par ma lecture de la pratique de Robbe-Grillet. C'est donc déjà une analyse allusive qui s'est proposée ici. Il me reste maintenant à l'expliciter, à la renvoyer au texte d'où elle vient. Mais ce texte si divers, le souci d'une certaine efficacité me contraindra à ne point l'aborder dans toutes ses manifestations. Ainsi, l'onomastique cinématographique, dans ses particularités essentielles dont je toucherai quelques mots, pose des problèmes différents que je ne saurais vraiment traiter dans un espace aussi limité. Par ailleurs, l'expérience cinématographique m'apparaît avoir eu une part décisive à la différence de traitement que subit le nom romanesque à partir de La Maison de Rendez-vous. Je ne me référerai donc aux deux derniers textes que dans la mesure où j'y verrai l'aboutissement de certains procédés constants seulement amorcés dans les textes précédents.

Aussi bien ce travail lui-même n'est-il qu'une amorce.

Il me suffirait amplement que par le biais d'analyses hasardées, de lectures risquées, il posât quelques questions pertinentes. Un deuxième travail, récupérant les oublis volontaires ou accidentels de celui-ci pourrait alors y puiser quelque assurance comme déjà il en tire un titre, juste retour des lettres : «le souverain, ça varie». Pour lors, contentons-nous de son avarie.

Hide & Seek, de Ian Rankin

J'ai mis ce livre dans ma liste des livres à lire absolument en 2007 car il s'agit d'un remords. A une époque (entre 1990 et 2000, à peu près), j'ai lu tous les romans de quelques auteurs de romans policiers: Reginald Hill, Maj Sjowall et Per Wahlöö, Manuel Vázquez Montalbán et Janwillem Van De Wettering. Leur point commun est sans doute d'être autre chose que des romans policiers. Ah, n'oublions pas Dan Kavanagh.
* Reginald Hill : anglais. La série des Daziel and Pascoe. Chaque roman est organisé autour d'un thème, parfois un peu moralisateur (farouchement anti-Thatcher), drôle, grinçant, parfois déjanté. Je continue à lire les nouveaux livres de la série au fur à mesure de leur parution.
* Maj Sjowall et Per Wahlöö : la Suède des années 70. Atmosphère assez glauque, à vous dégoûter du socialisme. Des enquêtes systématiques, sans mystère. On imagine bien que le vrai travail de policier doit ressembler à cela.
* Manuel Vázquez Montalbán : espagnol. Sans doute le plus connu de ma liste, célèbre pour ses recettes de cuisine. J'ai été marquée par le fait que le héros brûle systématiquement les livres de sa bibliothèque pour se chauffer. J'aime que les enquêtes n'en soient pas toujours et qu'une ou deux fois la solution ne soit pas donnée.
* Janwillem Van De Wettering: à Amsterdam. Mes héros (policiers) préférés, sans doute : Grijpstra le divorcé bedonnant énervé, De Gier le beau célibataire au chat névrosé et le commissaire et sa tortue. Des romans policiers zen, comme dit l'une des quatrièmes de couverture.
* Dan Kavanagh : la rumeur veut que ce soit le pseudonyme de Julian Barnes. Son héros, Duffy, est un détective privé mêlé à des affaires de plus en plus délétères, dont on ne sait même pas parfois s'il s'agit d'affaires.

J'ai fait découvrir Reginald Hill à O. Depuis, il s'intéresse de plus près au rayon policier de [WH Smith|http://www.whsmith.fr/] alors qu'il est plutôt un lecteur de science-fiction (et d'essais, mais simplifions). Il a voulu me prêter Ian Rankin. Je n'ai pas osé lui dire que je ne lisais plus de policiers, tout au plus je relis du bout des yeux ceux que j'ai déjà lus. Désormais cela me tombe des mains, il est trop tard, je suis passée à autre chose.

Mais bon. Ce livre attendait depuis un an, il faut que je le rende, je l'ai lu.

Evidemment, on ne raconte pas un roman policier. L'inspecteur Rebus travaille à Edimbourg, l'atmosphère est glauque et la fin destinée à bien nous convaincre que le monde est méchant et injuste.
Il s'agit d'une histoire d'overdose, de prostitution homosexuelle de junkies, de chantage, de paris clandestins, de combats de chiens et pire.
Ian Rankin utilise beaucoup de clichés et c'est un peu lourd. C'est le deuxième livre de la série, il n'est décidément pas "mon genre". Mais je sais que je suis difficile. Ce sont de bons livres, honnêtes, qui font oublier le monde. Que demander de plus à un livre policier?

séminaire n°4 : Pierre-Louis Rey : Proust et le mythe d'Orphée

Je dois avouer qu'intérieurement j'ai bien ri durant cette heure de cours. Pour résumer, il s'agissait de montrer que si finalement Proust ne semblait pas avoir accordé plus d'importance que cela au mythe d'Orphée, il aurait pu le faire, s'il l'avait choisi.
Je crois que ça n'a pas été du goût de tous dans l'assistance. J'ai trouvé cela très amusant, il y a un humour dans cette démarche, une légèreté, qui gagnerait à être mise en scène par des masques un peu moins sérieux.
En somme, nous avons assisté en live à l'émergence du projet de Pierre Ménard. C'était bien. Surprenant, un peu incroyable, mais bien.


Antoine Compagnon commence par présenter Pierre-Louis Rey: «Je le connais depuis que nous avons travaillé côte à côte dans la réserve du cabinet des manuscrits rue Richelieu, lui préparait la copie de A l'ombre des jeunes filles en fleurs, moi celle de Sodome et Gomorrhe. Je n'étais pas encore proustien, je le suis devenu alors.
Pierre-Louis Rey a quitté Paris III où il était professeur et a accepté la charge de la direction de La Revue d'histoire littéraire de la France.
Pierre-Louis Rey prend alors la parole.

Je vais traiter de "Proust et le mythe d'Orphée.

Les mythes ne sont pas connus que par les livres, et Orphée est sans doute davantage connu par la pièce puis le film de Cocteau. En 1959 le mythe sera réactivé par Marcel Camus qui transpose le mythe au Brésil dans Orfeu Negro. Les mythes présentent une grande capacité d'adaptation.
A l'époque de Proust, beaucoup ne connaissent qu'Orphée aux Enfers, d'Offenbach.

La présence des mythes chez Proust a été plus particulièrement étudiée par Marie Miguet-Ollagnier dans Mythologie chez Marcel Proust.
On trouve quatre références explicites à Orphée dans La Recherche:
- la première dans Un amour de Swann quand Swann cherche Odette parmi les ombres du boulevard :

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.[1]

- la deuxième durant la soirée chez Mme de Saint-Euverte. On peut d'ailleurs se demander si la référence à Orphée est valorisante pour Orphée. En effet, on sait que la référence à Parsifal, présente sur les brouillons, a soigneusement été enlevée de la copie finale par Proust qui ne voulait pas dévoiler de façon trop explicite l'analogie avec le narrateur. A contrario, il faut donc supposer que si Orphée apparaît explicitement, c'est qu'il est de moindre importance.

Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, [...][2]

- la troisième à l'époque des jeux avec Gilberte. Il y a là d'ailleurs un peu d'ironie envers le goût de l'adolescent, pour qui un décor de carton-pâte présente l'idéal de la beauté. Le jeune homme a encore besoin de référence extérieure pour admirer.

Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter longuement; c’est que la nuit étant venue, ses colonnes dématérialisées par le clair de lune avaient l’air découpées dans du carton et me rappelant un décor de l’opérette: Orphée aux Enfers, me donnaient pour la première fois une impression de beauté.[3]

- la quatrième à l'occasion d'une absence d'Albertine, l'amour a disparu mais la jalousie subsiste :

La décroissance du jour me replongeant par le souvenir dans une atmosphère ancienne et fraîche, je la respirais avec les mêmes délices qu’Orphée l’air subtil, inconnu sur cette terre, des Champs-Élysées.[4]

A vrai dire, la présence des Champs-Elysée à cet endroit du texte est sans doute due au hasard, mais le hasard est généreux avec les grands créateurs. Les mythes offrent suffisamment de ressources pour qu'on puisse y puiser même inconsciemment.
Plus tard, les Champs-Elysées évoqueront autant Gilberte qu'Albertine; ces deux noms si proches ne paraissent ne plus faire qu'une dans les souvenirs du narrateur. Elles fusionnent, le narrateur nous apprend que finalement nous n'aimons toujours qu'une seule femme. Il s'agit finalement d'un retournement du mythe, Orphée triomphant et oublieux d'Eurydice.

Nous avons vu que le narrateur était une sorte d'Orphée oublieux d'Eurydice. Dans la plupart des versions du mythe, Orphée se retourne pour vérifier si Proserpine tient sa promesse. Ce n'est pas le cas dans la version de Gluck: ici, Orphée se retourne dans un geste d'amour, il ne peut plus supporter les cris d'angoisse d'Eurydice qui ne comprend pas pourquoi il ne se retourne pas.
Nous avons un cas d'un amour semblable dans La Recherche: il s'agit de l'amour que porte le narrateur à sa grand-mère (ou sa mère, car elles aussi se confondent). Le téléphone est l'obstacle qui empêche le narrateur de voir sa grand-mère, et il s'inquiète pour elle. La grand-mère est la véritable image d'Eurydice dans le livre.

Ma grand’mère ne m’entendait plus, elle n’était plus en communication avec moi, nous avions cessé d’être en face l’un de l’autre, d’être l’un pour l’autre audibles, je continuais à l’interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle aussi devaient s’égarer. Je palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j’avais éprouvée autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l’avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu’elle me cherchait, de sentir qu’elle se disait que je la cherchais; angoisse assez semblable à celle que j’éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu’on ne leur a pas dit, et l’assurance qu’on ne souffre pas. Il me semblait que c’était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l’appareil, je continuais à répéter en vain: «Grand’mère, grand’mère», comme Orphée, resté seul, répète le nom de la morte.[5]

De la même façon, on peut voir une allusion à Orphée lorsque le narrateur rêve de sa grand-mère, et qu'il a oublié sa grand-mère, dans Sodome et Gomorrhe. Le rêve se finit ainsi: «Mais déjà j’avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais remonté à la surface où s’ouvre le monde des vivants, [...]».[6] Il s'agit d'une allusion qui peut être interprétée de diverses façons, et il y a sans doute de ma part surinterprétation.
De même, l'épisode des trois arbres d'Hudimesnil évoque les ombres des Enfers: «Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie.» [7] On sait combien cet épisode est important, il fait pendant à l'épisode des trois clochers de Martinville selon une même structure : l'analyse du trouble du jeune homme puis la récapitulation des point qui ont menés le narrateur à écrire.

Dans l'interprétation intervient la liberté du lecteur. Les mythes s'interpénètrent, la descente aux Enfers n'est pas un motif exclusif d'Orphée. Homère ne connaissait pas ce mythe (si véritablement il date de Pindare), pourtant, Ulysse descend aux Enfers. Ajoutons Virgile, Dante,... On en vient à se féliciter qu'il y ait quelques références explicites à Orphée (cette réflexion me fait rire, car s'il n'y en avait pas eu, Rey aurait tout simplement choisi un autre sujet de conférence, or il réfléchit comme s'il aurait traité ce sujet malgré tout..), cela nous sert de balises, de points d'identification : Proust connaissait et a utilisé le mythe d'Orphée. La mémoire des mythes est indissociable de la mémoire de la littérature (Pindare, Cocteau, Gluck,...)

On peut distinguer trois formes de mémoire chez les écrivains :
- la mémoire diffuse/confuse : la source précise est insaisissable, peut-être même n'existe-telle pas: "ça me dit quelque chose". Virgile, Dante, Homère, tous ont pu servir de référence, consciente ou inconsciente, d'ailleurs. On ne le saura pas.
- la mémoire ordonnée : la référence est précise. Lorsque Proust évoque l'amour de Phèdre, il songe à Racine. Il a des souvenirs précis de Mme de Sévigné, Nerval, Saint Simon,...
- la mémoire immédiate, qui est la mémoire des livres que l'auteur lit dans le même temps qu'il écrit. On prendra pour exemple le livre cité au début, sur la rivalité entre François Ier et Charles Quint.
Cette influence dépend des écrivains. Dans une lettre à Robert de Billy en mars 1910, Proust écrit à propos de La bien aimée de Thomas Hardy: «Une très belle chose qui ressemble malheureusement (en mille fois mieux) à ce que je fais.» La lettre procède à une véritable lecture orphique de La bien-aimée, décrivant l'ancienne image qui reparaît puis se dérobe, et le requiem qui suit cette disparition.
Attention : je ne suis pas en train de dire que parce qu'il a lu Hardy et en a fait une interprétation orphique, Proust a réactivé le mythe d'Orphée dans La Recherche.

Un autre auteur que Proust lisait attentivement à eu une grande importance. Il s'agit de Nerval. Proust lui a consacré un article célèbre, mais il n'a pas évoqué Aurélia. Or c'est dans Aurélia qu'apparaît le mythe d'Orphée et dès la première page fait référence à Dante et Swedenborg. L'épigraphe exclamative de la seconde partie est «Eurydice! Eurydice!» et éclaire une phrase de la première page: «Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi.»
Admettons que Proust n'ait pas lu Aurélia. Mais il est certain qu'il a lu El Dedichado qui fait explicitement référence à Orphée dans son second tercet:

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.»

Peut-on deviner la présence d'Orphée dans Sylvie?
Gérard poursuit Aurélie, figure de la nuit. L'ayant perdue, il part à la recherche de Sylvie, figure du jour, mais justement la seule nuit où elle ne dort pas et se couche à l'aube. Gérard perd deux fois deux femmes, Aurélie et Sylvie, Aurélie et Adrienne. Il conclut à l'échec de l'expérience : «Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience.»[8]

Chez Proust il n'y a pas échec de l'expérience. Il distingue la porte basse de l'expérience et la porte haute de l'imagination. Le narrateur réussit le deuil que Gérard n'a pas su mener à bien. Dans le mythe traditionnel, Orphée continue à chanter après la disparition d'Eurydice, mais le chant se fait plaintif. De même le héros de La bien-aimée connaît une modeste victoire.

Proust conclut un article sur Flaubert par un éloge de Nerval. Jamais il ne désigne l'œuvre de Proust comme orphique. Mais était-ce nécessaire? Proust conclut sur la folie qui termine Sylvie et qui annonce Aurélia:«Sa folie [de Nerval] est alors comme un prolongement de son œuvre ; il s'en évade bientôt pour recommencer à écrire.» Proust écrit sur Sylvie en prévoyant Aurélia, qui n'était pas encore écrit. C'est aussi cela, connaître véritablement un écrivain; c'est moins connaître ses écrits que ce qu'il aurait pu écrire, et qu'il a peut-être écrit, sans qu'on le sache.

L'article "le regard d'Orphée"[9] de Maurice Blanchot commence par ces mots: «Quand Orphée descend vers Eurydice, l'art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit.» En allant chercher Eurydice aux cœur de la nuit, Orphée transgresse les lois du jour. Ce faisant il perd les deux, et le jour, et la nuit. L'erreur d'Orphée est l'impatience. Il a voulu posséder Eurydice au lieu de continuer à la chanter. Blanchot interroge l'inspiration: «L'œuvre est tout pour Orphée, à l'exception de ce regard désiré où elle se perd, de sorte que c'est aussi seulement dans ce regard qu'elle peut se dépasser, s'unir à son origine et se consacrer dans l'impossibilité.»[10] L'œuvre en somme doit être perdue pour être retrouvée. Elle naît (ou renaît) d'un mouvement d'insouciance, le regard est le mouvement du désir qui traduit l'impatience et l'oubli quelques secondes de l'œuvre à accomplir. L'œuvre naît de l'oubli de l'œuvre:

Ecrire commence avec le regard d'Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée de l'insouciance, atteint l'origine, consacre le chant. Mais pour descendre vers cet instant, il a fallu à Orphée déjà la puissance de l'art. Cela veut dire: l'on écrit que si l'on atteint cet instant vers lequel l'on ne peut toutefois se porter que dans l'espace ouvert par le mouvement d'écrire. Pour écrire, il faut déjà écrire.[11]

Dans Le livre à venir, Blanchot se penche sur l'expérience de Proust. Il réconcilie les deux visions de la vocation, celle qui veut la vocation soit un déclic au moment où l'on devient écrivain, et celle qui veut que la vocation existe depuis toujours au sein de l'écrivain. Pour Blanchot, il fallait que Proust fut déjà écrivain pour le devenir.
La mort est la limite de l'œuvre, au sens le plus matériel: la mort peut empêcher de finir l'œuvre. Proust a fait preuve d'une étonnante patience en se détournant de Les Plaisirs et les jours si vite publié, en interrompant Jean Santeuil, et en attendant la maturité. C'est la quête de l'origine qui assure la réussite de La Recherche, quête symbolisée par la recherche de la source de la Vivonne ou l'origine du nom de Guermantes. Proust a pris soin de l'annoncer dès les premières pages du livre. C'est cette annonce, cette construction, qui est méconnue par Paul Valéry lorsqu'il écrit, dans un article qui se veut un hommage à Proust, qu'on peut ouvrir La Recherche où on veut, on comprendra toujours. Pour Paul Valéry, c'est la caractéristique du poème et c'est donc un compliment.
Pour Blanchot, l'espace de La Recherche est une sphère, un monde complet et fermé sur lui-même. Blanchot éclaire la façon dont Proust revivifie le mythe.

La parentée avec Parsifal nous est dérobée, de la même façon que la source, l'origine (ce n'est pas la même chose, mais ici, oui) n'est jamais réellement atteinte: ainsi la source de la Vivonne s'avère décevante, un lavoir avec des bulles :

Un de mes autres étonnements fut de voir les «sources de la Vivonne», que je me représentais comme quelque chose d'aussi extra-terrestre que l'Entrée des Enfers, et qui n'était qu'une espèce de lavoir carré où montait des bulles.[12]

Proust joue avec le mythe et se réfère à Offenbach; il cache toute référence à Wagner et au Graal, à l'art et à la religion, mais il ne se gêne pas avec le mythe antique.

Il n'y a pas si longtemps, il était à la mode de soutenir que le livre que nous étions en train de lire (La Recherche) était celui que le narrateur décidait d'écrire à la fin du livre.
Non : cette analyse est réductrice. Je préfère imaginer le livre suivant (Le livre à venir) qui n'aurait pas à passer par la porte basse de l'expérience.


PS : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de chez Swann, Clarac p.230 t1/ Tadié p.225-229 t1

[2] Du côté de chez Swann, Clarac p.328 t1/ Tadié p.322-323 t

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.489 t1/ Tadié p.480 t

[4] La Prisonnière Clarac p.30 t3/ Tadié p.

[5] Du côté de Guermantes Clarac p.136 t2/ Tadié p.433-437 t2

[6] Sodome et Gomorrhe, Clarac p.762 t2/ Tadié p.158-159 t2

[7] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac p.719 t1/ Tadié p.114-118 t2

[8] Sylvie, dernier chapitre

[9] L'espace littéraire, p.225, édition Folio

[10] Ibid, p.230

[11] Ibid, p.232

[12] Le temps retrouvé Clarac p.693 t3/ Tadié p.

cours n°4 : spatialisation de la littérature

Rappel: table de correspondance entre les éditions proustiennes de la Pléiade ici.

Nous avons vu la dernière fois les rapports de la mémoire et de la reconnaissance, la façon dont nous avons nos points de repère, dont nous nous reconnaissons, en art (Vinteuil, Elstir).
Cela provoque un comportement ambivalent: la reconnaissance nous incite à aller vers ce qui nous est familier, elle favorise une méconnaissance des niveaux inconnus.
Aujourd'hui nous n'allons toujours pas entrer dans le vif du sujet (c'est-à-dire comment la littérature transmet la littérature).

La boussole intérieure, une notion d'Albert Thibaudet

Je vais ajouter encore quelques réflexions sur la spatialisation du roman. Je voudrais parler d'une image qui concentre la mémoire, il s'agit de la boussole intérieure. L'orientation dans la vie et dans la littérature est possible grâce à la boussole intérieure. Je tire ces réflexions d'un travail que je suis en train d'effectuer sur Albert Thibaudet — d'ailleurs je me demande parfois si tout ce que je dis ici ne vient pas d'Albert Thibaudet —, et plus particulièrement d'un article paru dans la NRF en octobre 1923, "La ligne de vie". Thibaudet y parle des romans, russes, anglais, français; il décrit l'expérience d'égarement dans un roman nouveau.

Il oppose le roman français (La Princesse de Clèves, Adolphe) aux romans de Tolstoï, Thomas Hardy, George Eliot. Il remarque qu'il manque à ces romans le déterminisme français, la logique froide du post hoc ergo propter hoc (la logique de cause à conséquence). Ce sont des romans courbes, sinueux, lents, qui suivent "la ligne de vie", par opposition aux romans français construits sur une logique de drame, de crise, comme une tragédie, avec un nœud et un dénouement.
Thibaudet remarque que le grand roman est sans doute le plus lent des styles littéraires. Le roman doit être lent car il doit durer le temps de la vie (et l'on songe à la discussion entre Proust et Thibaudet à propos de la fin de L'Éducation sentimentale et aux blancs de cette fin).
On pense bien sûr à Bergson, pour qui la lenteur et la durée sont deux notions clé.

Le roman est le lieu où les choses se passent comme dans la vie. Albert Thibaudet parlait de "l'épaisse forêt du roman" dans laquelle on s'égare comme dans la vie. Dans la vie comme dans le roman on se retourne pour contempler la vie passée comme "une ampleur de paysage". Dans ce paysage nous traçons des chemins et nous nous émerveillons du rôle du hasard dans ce "jardin des sentiers qui biffurquent", comme disait Borges. Il s'agit d'étudier cette bifurcation, de voir à quel point le clinamen — l'accident, l'écart qui empêche la verticalité — a introduit le changement.
Mais l'explication par le hasard seul n'est pas satisfaisante. Nous changeons alors le hasard en chance (ou malchance); nous nous livrons à une interprétation rétrospective qui permet de lire une prédestination dans les événements.
Enfin, dans un troisième temps nous faisons intervenir la destinée: trois temps, donc, hasard, chance, destinée.

Il y aura donc trois types de romans rattachés à ces trois types d'interprétation de ce qui s'est passé :
- le roman du hasard, roman où tout arrive sans logique et sans explication;
- le roman de la chance (les romans de Dumas ou Le Capitaine Fracasse)
- le roman d'une destinée.
Albert Thibaudet fait référence à Schopenhauer (on aurait pu penser à Nietzsche) : il y a un sens caché de direction, une boussole intérieure, grâce à quoi chacun se trouve sur sa voie, ce dont ont ne s'aperçoit que de façon rétrospective, après avoir parcourue cette voie.
Schopenhauer, dans ses Aphorismes qui ont tant compté dans la société de la fin du XIXe siècle, écrit (à peu près. Non seulement il est difficile de tout noter, mais en plus à l'oral je ne discerne pas toujours où et quand la citation se termine): «Le voyageur alors seulement qu'il arrive sur une éminence reconnaît le chemin et ses courbes, de même aussi nous voyons comment nous avons suivi la seule route vraie parmi les chemins possibles, comme prédestinée.»

Remarquons au passage l'importance des images du voyage, du chemin...
La reconnaissance ne peut avoir lieu qu'après coup. L'injonction «Deviens qui tu es» de Nietzsche (après Pindare) n'est possible qu'après avoir vécu. On ne peut savoir qui on est avant de l'être devenu.

La boussole intérieure chez Proust

Aujourd'hui on parlerait de boussole interne plutôt que de boussole intérieure. [rires] Cette notion est employée à propos des oiseaux migrateurs. Ceux-ci pourraient être sensibles au champ magnétique terreste et retrouver ainsi leur chemin.
Voyons les occurrences de l'image chez Proust. Il n'y en a que deux.

Elle apparaît la première fois au moment de la rupture avec Gilberte, quand le narrateur cesse de la voir.

Un chagrin causé par une personne qu’on aime peut être amer, même quand il est inséré au milieu de préoccupations, de joies, qui n’ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir à lui. Mais quand un tel chagrin naît – comme c’était le cas pour celui-ci – à un moment où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu’au bout.

On remarque la métaphore météorologique : la brusque dépression dans une âme ensoleillée.

Celle qui soufflait sur mon cœur était si violente que je revins vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne pourrais retrouver la respiration qu’en rebroussant chemin, qu’en retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte. Mais elle se serait dit : « Encore lui ! Décidément je peux tout me permettre, il reviendra chaque fois d’autant plus docile qu’il m’aura quittée plus malheureux. » Puis j’étais irrésistiblement ramené vers elle par ma pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la boussole intérieure persistèrent quand je fus rentré, et se traduisirent par les brouillons de lettres contradictoires que j’écrivis à Gilberte.[1]

Il y a jusqu'au moment de la rupture une direction, une attirance; puis il y a désorientation au moment de la crise amoureuxe, il y a affolement de l'aiguille.

La deuxième occurrence se situe pendant l'attente d'Albertine par le narrateur après le dîner chez la princesse de Guermantes. Le narrateur est angoissé, d'autant plus que Françoise l'agace. L'angoisse ne disparaît pas avec l'arrivée d'Albertine:

D’ailleurs, si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente persiste encore après l’arrivée de l’être attendu, et, substituée en nous au calme à la faveur duquel nous nous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d’en goûter aucun. Albertine était là : mes nerfs démontés, continuant leur agitation, l’attendaient encore.[2]

Là encore il y a sentiment de désorientation. C'est d'ailleurs un cliché de la langue: être déboussolé, c'est perdre la tête, être désorienté. Comme souvent chez Proust, le cliché de langue est sous-jacent.

Les œuvres nouvelles produisent la même angoisse qu'un chagrin d'amour. Elles provoquent une perte de repère, c'est l'angoisse ressentie devant une esthétique nouvelle.
La boussole est une notion importante chez Schopenhauer. La lecture constitue une boussole de substitution pour les personnes sans génie. La lecture sert à montrer tous les chemins qu'il faut éviter. Celui qui pense par lui-même n'en a pas besoin. Un homme devrait lire s'il manque de boussole interne.

Retour à Albert Thibaudet, détour par Bergson

Je reviens à Albert Thibaudet. C'est à cause de lui que j'ai insisté sur cette spatialisation de la littérature, car pour lui, le critique habite la littérature comme on occupe le terrain. Après tout, Thibaudet appartenait à cette discipline très française qu'est la géographie, il était géographe.
On trouve donc chez Albert Thibaudet une spatialisation de la littérature identique à celle de Proust.
On les fait alors disciples de Bergson. Or tout Bergson est fondé sur l'idée que le temps n'est pas spatialisé. Le temps n'est pas spatial.
A l'inverse, pour Albert Thibaudet et Proust, le temps est spatial.

Bergson introduit deux types de mémoire. Dans Matière et Mémoire, il distingue la mémoire habitude, qui s'appuie sur les répétitions et entraîne des automatismes, et la mémoire pure, spontanée, qui se souvient. La mémoire habitude est celle de la leçon qu'on apprend par cœur, c'est une mémoire volontaire. La mémoire souvenir se souvient de toutes les lectures qui ont précédé le moment où l'on sait la leçon. Elle enregistre tous les moments de la durée.
Chronologiquement, la mémoire souvenir intervient avant la mémoire habitude.

La première enregistrerait, sous forme d'images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu'ils se déroulent; elle ne négligerait aucun détail; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Sans arrière-pensée d'utilité ou d'application pratique, elle emmagasinerait le passé par le seul effet d'une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle, d'une perception déjà éprouvée; en elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se prolonge en action naissante; et à mesure que les images, une fois perçues, se fixent et s'alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les continuaient modifient l'organisme, créent dans le corps des dispositions nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d'un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés, avec des réactions de plus en plus nombreuses et variés aux excitations extérieures, avec des répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d'interpellations possibles. Nous prenons conscience de ces mécanismes au moment où ils entrent en jeu, et cette conscience de tout un passé d'efforts emmagasiné dans le présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l'action, assise dans le présent et ne regardant que l'avenir.[3]

Nous avons donc une mémoire habitude tendue vers le présent, l'action, et une mémoire tournée vers le passé.
Il est clair que la mémoire proustienne a peu à voir avec la mémoire habitude.

Pour Albert Thibaudet il existe une mémoire imagination. La mémoire sociale est une mémoire habitude. On connaît le livre fondateur de Maurice Halbwachs, Les codes sociaux de la mémoire. Pour Albert Thibaudet il existe un type qui n'est ni l'habitude ni le souvenir. La société peut se passer plus ou moins de la mémoire souvenir, l'histoire est un produit de luxe. Albert Thibaudet oscille entre Bergson et Proust. L'incompatibilité entre les deux mémoires habitude/souvenir est résolue par l'art. Par l'art ou dans l'exercice de l'art, la mémoire souvenir est transformée en action. Chez Proust, il y a une inaptitude pratique absolue. L'art est une façon de transformer la mémoire souvenir (inutile) en mémoire action. Dans la société l'art joue le même rôle. Le XIXe siècle transforme l'histoire en moyen, il n'y a pas d'incompatibilité entre la mémoire habitude (la tradition) et la mémoire souvenir (l'histoire).

Albert Thibaudet penche pour la tradition. Il croit à une mémoire organique tournée vers l'action. La mémoire de la littérature est tournée vers l'action tandis que l'histoire de la littérature est tournée vers la contemplation.
Je citerai à nouveau Harald Weinrich, cette fois pour son article "Histoire littéraire et mémoire de la littérature." Il s'agit d'un article qui traite de E.R. Curtius et de son livre La littérature européenne et le Moyen-Âge latin. Curtius s'intéressait à la rémanence de la tradition antique dans toutes les littératures européennes, à la permanence de l'ancien dans le nouveau. Il s'oppose à une vision historiciste. Weinrich trouve chez Curtius le modèle d'une mémoire de la littérature — qui est aussi une géographie.
Le modèle de Curtius était un atlas. Weinrich appelait de ses vœux une nouvelle démarche critique qu'il appelait l'hodologie littéraire, c'est-à-dire l'analyse des chemins. Le patron de l'hodologie aurait été Curtius.

L'histoire se déroule de date à date. La mémoire enregistre la façon dont l'histoire est organisée dans notre tête.

La semaine prochaine nous entrerons dans le vif du sujet en commençant un atlas littéraire, ou une Légende des siècles. (Après tout, c'est la même chose).


PS : La version de sejan

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.585 t1/ Tadié p.573-574

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac p.738 t2/ Tadié p.135-136 t3

[3] Henri Bergson, Matière et Mémoire, p.86, Puf coll. Quadrige

Encourageant

C'est bon d'être un grand pêcheur. Les êtres humains auraient-ils admis que le Christ mourût sur la Croix pour couvrir nos mensonges médiocres et nos minables débauches? Nous aurions à craindre que le Sauveur pût même en venir à penser avec dégoût à sa fin héroïque.

Karen Blixen, Nouveaux Contes d'hiver

Préface de Deleuze au Schizo et les langues de Louis Wolfson

Dans la mesure où Le Schizo et les langues, de Louis Wolfson, est épuisé, je mets en ligne cette préface qui est l'un des documents qui constituent la toile de fond de Travers et Travers II.

SCHIZOLOGIE

Le procédé linguistique de Louis Wolfson — Ressemblance avec le « procédé » de Raymond Roussel — En quoi un document n'est ni œuvre d'art ni œuvre scientifique — L'écart pathogène et la totalité non-légitime — L'impersonnel, le conditionnel et les disjonctions schizophréniques — L'équivalence mots-nourritures — Inversion, écart pathogène et mère : logique de l'objet partiel — Transformation, totalité non-légitime et père : logique de l'objet complet — Schizophrénie, langage et sexualité.

L’auteur de ce livre s'intitule lui-même « l'étudiant de langues schizophrénique », « l'étudiant malade mentalement », « l'étudiant d'idiomes dément » ou, d'après son écriture réformée, « le jeune öme sqizofrène ». Cet impersonnel schizophrénique a plusieurs sens, et n'indique pas seulement pour l'auteur le vide de son propre corps : il s'agit d'un combat, où le héros ne peut s'appréhender que sous une espèce anonyme analogue à celle du « jeune soldat ». Il s'agit aussi d'une entreprise scientifique, où l'étudiant n'a plus d’autre identité que celle d'une combinaison phonétique ou moléculaire. Enfin il s'agit pour l'auteur, moins de raconter ce qu'il éprouve et pense, que de dire exactement ce qu'il fait. Et ce n'est pas la moindre originalité de ce livre d'être un protocole d'activité ou d'occupation, et non, comme d'habitude, l'exposé d'un délire ou l'expression d'affects.

L'auteur est américain, mais le livre est écrit en français, pour des raisons qui paraîtront tout de suite évidentes. Car ce que fait L’étudiant, c’est traduire suivant certaines règles. Son procédé scientifique est le suivant : un mot de la langue maternelle étant donné, trouver un mot étranger de sens similaire, mais aussi ayant des sons ou des phonèmes communs (de préférence en français, allemand, russe ou hébreu, les quatre langues principalement étudiées par l’auteur). Une phrase maternelle quelconque sera donc analysée dans ses éléments et mouvements phonétiques, pour être convertie le plus vite possible en une phrase d'une ou plusieurs langues étrangères à la fois, qui ne lui ressemble pas seulement en sens, mais en son. Le plus vite possible... mais, comme la transformation peut faire intervenir plusieurs états intermédiaires, elle sera d'autant plus féconde qu'elle mettra en jeu des règles phonétiques générales applicables à d'autres transformations, couvrant ainsi le plus d'espace linguistique possible (même au prix de fautes de syntaxe ou d'inexactitudes de sens). Il va de soi que le problème concret réside dans les consonnes, celles-ci étant l'ossature du mot, tandis que les voyelles forment des « masses plastiques » à peu près indifférenciées.

Tel est le procédé général. Par exemple, la phrase don't trip over the wire! (ne trébuche pas sur le fil) devient tu'nicht (allemand) trébucher (français) über (allemand) èth hé (hébreu) zwirn (allemand). La traduction ici fait intervenir les transformations phonétiques générales de d en t (do-tu), de p en h (trip-treb), de v en h (over-über, comme dans have-haben, confirmé par l'espagnol où v se prononce comme b). Elle peut faire intervenir aussi des règles d'inversion : par exemple, le mot anglais wire n'étant pas encore suffisamment investi par l'allemand zwirn, on invoque le russe provoloka, qui retourne « wir » en « riv » ou plutôt « rov ». Mais pour avoir une idée plus complète des problèmes extrêmement délicats affrontés dans une transformation, considérons le mot Believe (croire), d'autant plus dangereux qu'il est fréquent en anglais : 1°le préfixe Be- ne fait pas de difficulté, et passe directement en allemand; le vrai problème est dans les consonnes l et v de « lieve »; 2° celles-ci se retrouvent dans un autre terme anglais, « leave » (à la fois « laisser » et « autorisation ») ; 3° mais convertir « leave » en « laisser », ou « lassen », ou même « verlassen » n'est pas satisfaisant, le v anglais subsistant comme fricative labio-dentale sonore; 4° dans une tout autre voie, une règle de transformation prescrit de faire précéder le l d'un g (luck-glück, like-gleich). D'où believe devient beglauben, avec une deuxième transformation de v en b; 5° ce qui permet de revenir à « leave » en le traduisant par verlaub (autorisation) ; 6° ce qui laisse encore subsister l'écart linguistique entre les deux sens de « leave », autorisation et laisser, cet écart n'étant qu'imparfaitement comblé par l'introduction d'un nouveau terme anglais let et l'allemand lassen.

Pour vaincre toutes ces difficultés, le procédé général est amené à se perfectionner dans deux directions. D'une part, vers un procédé amplifié, fondé sur « l'idée de génie d'associer les mots plus librement les uns aux autres » : la conversion d'un mot anglais, par exemple early (tôt) pourra être cherchée dans les mots et locutions françaises associées à « tôt », et comportant les consonnes R ou L (suR-Le-champ, de bonne heuRe, matinaLement, diLigemment, dévoRer L'espace). Ou bien tired sera converti à la fois dans le français faTigué, exTénué, CouRbaTure, RenDu, l'allemand maTT, KapuTT, eRschöpfT, eRmüdeT... etc. — D'autre part, vers un procédé évolué : il ne s'agit plus cette fois d'analyser ou même d'abstraire certains éléments phonétiques du mot anglais, mais de le démembrer, de le dissoudre par morceaux, en multipliant les morceaux phonétiques autant que nécessaire. Ainsi parmi les termes fréquemment rencontrés sur les étiquettes des boîtes alimentaires, on trouve « vegetable oil », qui ne pose pas de grands problèmes, mais aussi « vegetable shortening » (graisse), qui reste irréductible à la méthode ordinaire : ce qui fait difficulté, c'est SH, R, T et N. Il faudra rendre le mot monstrueux et grotesque, faire résonner trois fois, détripler le son initial (shshshortening), pour bloquer le premier SH avec N (l'hébreu « chemenn »), le deuxième SH avec un équivalent de T (l'allemand « schmalz »), le troisième SH avec R (le russe « jir »).

                                              *

L'ensemble de ce procédé de l'étudiant en langues présente des analogies frappantes avec le célèbre « procédé », lui-même schizo-phrénique, du poète Raymond Roussel. Celui-ci opérait à l'intérieur de la langue maternelle, le français; aussi convertissait-il une phrase originaire en une autre, de sons et de phonèmes semblables, mais de sens tout à fait différent (« les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » et « les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard »). Une première direction donnait le procédé amplifié, où des mots associés à la première série se prenaient en un autre sens associable à la seconde (« queue de billard » et robe à traîne du pillard). Une seconde direction menait au procédé évolué, où la phrase originaire se trouvait elle-même disloquée (« j'ai du bon tabac... » = « jade tube onde aubade...»).

Toutefois une différence fondamentale apparaît aussitôt : le livre de Wolfson n'est pas du genre des œuvres littéraires ou œuvres d'art, et ne prétend pas l'être. Ce qui fait du procédé de Roussel l'instrument d'une œuvre d'art, c'est que l'écart de sens entre la phrase originaire et sa conversion se trouve comblé par des histoires merveilleuses proliférantes, qui repoussent toujours plus loin le point de départ, le recouvrent et finissent par le cacher entièrement. De même des machines fantastiques, qui ont dans l'œuvre de Roussel un rôle semblable à celui des mots convertis, portent et reproduisent des événements purs, symboles valant pour eux-mêmes, détachés des accidents ou effectuations qui leur ont servi de prétexte (par exemple l'événement tissé par le « métier à aubes », ayant pour prétexte la profession où l'on se lève tôt). L'écart, la fêlure pathologique est donc comblée, même si l'événement symbolique qui la comble témoigne à son tour d'une « fêlure » ou d'un « accroc » déplacés, mais devenus ainsi créateurs [1] Il n'en est pas de même chez Wolfson : un écart, vécu comme pathogène, subsiste toujours entre le mot à convertir et les mots de conversion. Quand il traduit l'article the dans les deux termes hébreux éth et , il commente lui-même : le mot maternel est « fêlé par le cerveau également fêlé » de l'étudiant en langues. De même, dans l'exemple précédent, l'écart subsistant entre lieve et leave, puis entre les deux sens de leave. Les transformations linguistiques ne dégagent donc aucun événement pur idéel ayant une existence esthétique, mais restent entièrement subordonnées aux accidents dans lesquels la phrase maternelle réelle a été prononcée, et la transformation imaginaire, effectuée. C'est pourquoi le livre de Wolfson joint à son procédé le récit détaillé des circonstances externes, accidents et effectuations : par exemple la transformation de believe occupe quarante pages du manuscrit, entrecoupées par l'apparition fréquente de ce mot dans les lieux publics, par une rencontre avec le père dans un libre-service automatique, par le souvenir d'un de ses amis musclés et de sa sœur, par un retour au père qui emploie tantôt like en anglais, tantôt l'allemand gleichen, par un de ses voisins qui dit à nouveau « Believe », lequel mot va être enfin transformé suivant le modèle fourni par like-gleichen. On remarquera que Wolfson, bien que maniant difficilement le français, trouve spontanément la forme grammaticale complexe capable d'exprimer le rapport qui demeure extrinsèque entre les accidents réels décrits et les transformations linguistiques effectuées : le conditionnel, et de préférence le conditionnel passé, qui n'indique nullement ici un phantasme, mais prolonge à la fois en mode et en temps l'impersonnel schizophrénique (« l'étudiant linguistique aliéné prendrait un e de l'anglais tree, et l'intercalerait mentalement entre le t et le r, s'il n'aurait pas pensé que quand on place une voyelle après un son t, le t devient d... » « pendant ce temps la mère de l'étudiant aliéné l'eût suivi et fût arrivée à son côté où elle disait de temps à autre quelque chose de bien inutile... »).

Le livre de Wolfson n'est pas davantage une œuvre scientifique, malgré l'intention réellement scientifique des transformations phonétiques opérées. C'est qu'une méthode scientifique implique la détermination, ou même la formation et la production de totalités formellement légitimes. Les conditions de telles totalités, là encore, forment un champ symbolique (en un second sens du mot symbole) ; et les transformations à l'intérieur d'une totalité, ou d'une totalité à une autre, doivent être rigoureusement définies dans ce champ symbolique lui-même. Or il est évident que la totalité de référence de l'étudiant en langues est formellement illégitime ; non seulement parce quelle est constituée par l'ensemble indéfini de tout ce qui n'est pas anglais, véritable tour de babil comme dit Wolfson, mais parce que nulle règle syntaxique ne vient définir cet ensemble en y faisant correspondre les sens aux sons, et y ordonner les transformations de l'ensemble de base pourvu de syntaxe et défini comme anglais. C'est donc de deux manières que l'étudiant schizophrène manque d'un symbolisme (tant à l'égard de la totalité que de la continuité) : d'une part, par la subsistance d'un écart pathogène que rien ne vient combler; d'autre part, par l'émergence d'une fausse totalité que rien ne peut définir [2] Ce pourquoi il vit ironiquement sa propre pensée comme un double simulacre, simulacre du Beau et du Vrai, simulacre d'un système poétique-philosophique et d'une méthode logique-scientifique. Encore cette puissance du simulacre ou de l'ironie fait-elle du livre de Wolfson un livre extraordinaire, illuminé de la joie spéciale et du soleil propre aux simulations, où l'on sent germer cette santé très particulière du fond de la maladie. Comme dit l'étudiant, « qu'il était agréable d'étudier les langues, même à sa manière folle, sinon imbécilique! ». Car « non pas rarement les choses dans la vie vont ainsi : un peu du moins ironiquement ».

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Toute cette entreprise de l'étudiant, avec cet écart qui la creuse, cette totalité mal formée qui l'inspire, signifie quelque chose. On dirait quelle symbolise quelque chose, au sens vague et courant du mot symbole cette fois. Et en effet il s'agit très clairement de détruire la langue maternelle. La traduction, impliquant une décomposition phonétique du mot, et ne se faisant pas dans une langue déterminée, mais dans un magma qui réunit toutes les langues contre la langue maternelle, est une destruction délibérée, une annihilation concertée, un désossement, puisque les consonnes sont l'os du langage. La traduction se confond donc avec une linguistique générale; mais l'étudiant peut assigner comme motif de toute linguistique générale le désir de tuer la langue maternelle — « un désir peut-être vague, sinon subconscient et refoulé, de ne pas devoir sentir la langue naturelle comme une entité comme la sentent les autres, mais par contre de pouvoir la sentir bien différemment, comme quelque chose de plus, comme exotique, comme un mélange, un pot pourri de divers idiomes ». La linguistique, comme meurtre rituel et propitiatoire de la langue maternelle. Tout part de là : que l'auteur ne supporte pas, ne peut pas supporter d'entendre sa mère parler. Chaque mot quelle prononce le blesse, le pénètre, et résonne, rebondit en échos dans sa tête. Le problème est donc d'apprendre des langues pour pouvoir convertir les mots anglais en mots étrangers, mais aussi d'apprendre ces langues sans passer par l'anglais, par voie de dictionnaires interlangues.

Les moyens de défense sont complexes, puisqu'il doit se protéger de toutes les façons possibles à la fois contre la voix de la mère : dès que sa mère approche, il « mémorise » dans sa tête une phrase d'une langue étrangère; il a sous les yeux un livre étranger; il produit des grognements de gorge et des crissements de dents; il a sa radio portative près de lui ; il a deux doigts prêts à boucher ses oreilles; ou bien un seul doigt, l'autre oreille étant remplie par l'écouteur de la radio, la main libre pouvant alors servir à tenir et feuilleter le livre étranger. Car c'est encore un nouvel aspect qui s'enchaîne avec l'impersonnel et le conditionnel schizophréniques : cette disjonction, ce goût d'étaler toutes les possibilités disjonctives, d'avoir une panoplie de toutes les combinaisons possibles, si bien que toutes les formes de ce qui arrive n'entraînent qu'un changement de place insignifiant, une permutation minuscule dans les éléments locaux de la parade toute prête (Beckett fait souvent le prodigieux tableau de cette disjonction schizophrénique, de cette litanie des disjonctions) [3]. Et la mère, de son côté, mène aussi le combat : soit pour le bien de son méchant fils dément, comme il dit, soit par agressivité naturelle et autorité, soit pour quelque raison plus obscure, tantôt elle remue dans la pièce voisine, fait résonner sa radio anglaise, et entre bruyamment dans la chambre du malade qui ne comporte ni clef ni serrure, tantôt elle marche à pas de loup, ouvre silencieusement la porte et crie très vite une phrase en anglais. Il va de soi que tout son arsenal et ses attitudes de défense, l'étudiant doit les tenir prêts dans la rue, dans les lieux publics, puisqu'il est sûr d'y entendre de l'anglais et risque même d'être interpellé. L'agoraphobie est chez lui étroitement déterminée par la misologie et l'écholalie.

La mère le tente ou l'attaque encore d'une autre façon. Soit dans une bonne intention, soit pour le détourner de ses études, soit pour pourvoir le surprendre, tantôt elle range açec bruit des boîtes d'aliments dans la cuisine, tantôt elle vient les lui brandir sous le nez, puis s'en va, quitte à rentrer brusquement au bout d'un certain temps. Alors, pendant son absence, il arrive que l'étudiant se livre à une orgie alimentaire, déchirant les boîtes, les piétinant, en absorbant le contenu sans discernement. Le danger est multiple, parce que ces boîtes présentent des étiquettes en anglais qu'il s'interdit de lire (sauf d'un œil très vague, pour y trouver des inscriptions faciles à convertir comme « vegetable oil »), parce qu'il ne peut donc pas savoir si elles contiennent une nourriture qui lui convient, parce que manger le rend lourd et le détourne de l'étude des langues, enfin parce que les morceaux de nourriture, même dans les conditions idéales de stérilisation des boîtes, charrient des larves, de petits vers et des œufs rendus plus nocifs encore par la pollution de l'air, « trichine, ténia, lombric, oxyure, ankylostome, douche, anguillule ». Sa culpabilité n'est pas moins grande quand il a mangé que quand il a entendu sa mère parler anglais. C'est la même culpabilité. Pour parer à cette nouvelle forme du danger, il a grand-peine à « mémoriser » une phrase étrangère apprise au préalable; mieux encore, il fixe en esprit, il investit de toutes ses forces un certain nombre de calories, ou bien des formules chimiques correspondant à la nourriture souhaitable, intellectualisée et purifiée, par exemple « les longues chaînes d'atomes de carbone non saturées » des huiles végétales. Il combine la force des structures chimiques et celle des mots étrangers, soit en faisant correspondre une répétition de mots à une absorption de calories ( « il répéterait les mêmes quatre ou cinq mots vingt ou trente fois tandis qu'il ingérait avec avidité un montant de calories égal en centaines à la deuxième paire de numéros ou égal en milliers à la première paire de numéros »), soit en identifiant les éléments phonétiques qui passent dans les mots étrangers à des formules chimiques de transformation (par exemple les paires de phonèmes-voyelles en allemand, et plus généralement les éléments de langage qui se changent automatiquement « comme un composé chimique instable ou un radio-élément d'une période de transformation extrêmement brève »).

L'équivalence est donc profonde, d'une part entre les mots maternels insupportables et les nourritures vénéneuses ou souillées, d'autre part entre les mots étrangers de transformation et les formules ou liaisons atomiques instables (dans ces deux derniers cas, la machine apparaît, soit comme dictionnaire interlangues, soit comme appareil physico-chimique de transformation ou même distributeur automatique d'aliments aseptisés). Le problème le plus général, comme fondement de ces équivalences, est exposé à la fin du livre : Vie et Savoir. Nourritures et mots maternels sont la vie, langues étrangères et formules atomiques sont le savoir. Comment justifier la vie, qui est souffrance et cri? Comment justifier la vie, « méchante matière malade », elle qui vit de sa propre souffrance et de ses propres cris? La seule justification de la vie, c'est le Savoir, qui est à lui seul le Beau et le Vrai. Il faut réunir toutes les langues étrangères en un idiome continu, comme savoir du langage ou philologie, contre la langue maternelle qui est le cri de la vie; il faut réunir les combinaisons atomiques en une formule totale ou table périodique, comme savoir du corps ou physiologie, contre le corps vécu, ses larves et ses œufs, qui sont la souffrance de la vie. Seul un « exploit intellectuel » est beau et vrai, et peut justifier la vie. Mais comment le savoir aurait-il cette continuité et cette totalité justifiantes, lui qui est fait de toutes les langues étrangères et de toutes les formules instables, où toujours un écart subsiste qui menace le Beau, et où n'émerge qu'une totalité grotesque qui renverse le Vrai? Est-il jamais possible de « se représenter d'une façon continue les positions relatives des divers atomes de tout un composé biochimique passablement compliqué... et de démontrer d'un seul coup, instantanément, et à la fois d'une façon continue, la logique, les preuves pour la véracité de la table périodique des éléments »? Peut-être faut-il être plus modeste : faire de toutes les langues étrangères un moyen de revenir à la langue maternelle désamorcée, faire de la table périodique un moyen de revenir au corps et à ses nourritures purifiées. Non plus opposer le Savoir à la Vie, dans une double figure qui renvoie de part et d'autre à la mort, mais dégager lentement, douloureusement, à travers les mots et les formules, quelque chose qui unit la vie au savoir. « Et il y a même de l'espérance qu'après tout... le jeune homme malade mentalement sera un jour capable, de nouveau, d'employer normalement cette langue, le fameux idiome anglais. »

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Soit donc l'équation de fait
mots maternels / langues étrangères = nourritures / structures atomiques = (vie / savoir)
Si nous considérons les numérateurs, nous voyons qu'ils ont en commun dêtre des « objets partiels ». Les objets partiels ont plusieurs caractères, qui en font les fragments d'une déesse redoutable, et qui expliquent le rôle essentiel qu'ils ont dans la schizophrénie : ils sont essentiellement menaçants, bruyants, toxiques, vénéneux. Ils ne sont pas partiels au sens où ils viendraient d'un tout et vaudraient pour lui : cest en eux-mêmes et directement qu'ils sont fragments impossibles à totaliser, éclats primordiaux qui ne témoignent d'aucun tout, morceaux naturels éclatés contenus dans des boîtes et qui menacent de faire exploser ce dans quoi ils entrent. Ils sont rebelles à toute transformation, précisément parce qu'ils ne s'intègrent dans aucun tout et ne passent pas dans autre chose : ils peuvent « signifier » plusieurs choses à des degrés divers, sein, nourritures, excréments, enfants, pénis; mais le terme « signifier » convient mal, et ils n'ont pas de « sens » à proprement parler, puisqu'ils n'entrent dans aucun système de transformation qui leur donnerait telle ou telle détermination d'après le tout dont ils seraient supposés être extraits, ou auquel ils seraient supposés appartenir. Ils sont donc rebelles à la symbolisation : ils ne doivent pas leurs caractères à ce qu'ils représentent, mais au contraire imposent à tout ce qu'ils représentent l'état d'objets partiels par quoi ils ne se distinguent ni numériquement ni spécifiquement, mais sur un mode très particulier de multiplicité non numérique. C'est cela le plus difficile à décrire : ils ne sont pas les morceaux d'un sein, d'un pénis, d'un enfant... etc, ; pas davantage le sein n'est lui-même un morceau de corps, le pénis, un autre morceau (de telles hypothèses réintroduiraient forcément des totalités préalables) ; mais les objets partiels sont eux-mêmes des morceaux numériques qui se disputent les morceaux organiques de ce qu'ils représentent, chaque morceau emportant de son côté un morceau du représenté, chaque morceau ayant pour son compte un morceau de pénis, un morceau de sein, un morceau d'excrément, un morceau d'enfant. C'est ce rapport « morceaux sur morceaux » qui exclut toute totalité, transformation ou symbolisation : l'objet partiel implique un phénomène essentiel d'écart où chaque morceau, inséparable de la multiplicité qui le définit, s'écarte pourtant des autres et se divise en lui-même, en étant composé, non pas simplement d'objets hétéroclites, mais de morceaux hétéroclites d'objets hétéroclites. Enfin, dernier caractère, l'objet partiel concerne le système bouche-anus, et renvoie au corps de la mère, non pas comme totalité, mais comme type de la multiplicité formelle où ce corps a lui-même le rôle de boîte et de réceptacle. La logique de l'objet partiel n'en est qu'à ses débuts ; et elle n'est nullement favorisée par les auteurs qui invoquent la notion vague et fausse de dissociation, et prétendent expliquer par là les bribes ou fragments qui constituent les « propriétés » du schizophrène.

Suivant l'étudiant en langues, sa mère ne lui adresse pas la parole en anglais sans un accent de triomphe : elle le gave de nourritures et le pénètre de paroles anglaises. Elle prétend faire vibrer l'oreille de son fils à l'unisson de ses cordes vocales, à elle : « sa voix très haute et perçante, et peut-être également triomphale »; « ce ton de triomphe qu'elle aurait en pensant pénétrer son fils schizophrène de mots anglais »; « semblant si remplie d'une espèce d'une joie macabre par cette bonne opportunité d'injecter en quelque sorte les mots qui sortaient de sa bouche dans les oreilles de son fils, son seul enfant ou, comme elle lui avait de temps en temps dit, son unique possession, en semblant si heureuse de faire vibrer le tympan de cette unique possession, et par conséquent les osselets de l'oreille moyenne de ladite possession, son fils, en unisson presque exacte avec ses cordes vocales à elle et en dépit qu'il en eût ». Les rapports de la mère avec ses deux maris, dont l'un a une existence fluidique, l'autre, une existence « sournoise », lui donnent un rôle de femme phallique. Borgne, elle a un œil en moins, mais cet œil en moins est plutôt un objet partiel en plus, un pénis en plus, représenté par l'œil artificiel qu'elle retire chaque soir. L'étudiant en langues décrit lui-même le pénis comme organe féminin : « le vrai organe génital féminin lui semblait être, plutôt que le vagin, un tube en caoutchouc graisseux, prêt à être inséré par la main d'une femme dans le dernier segment de l'intestin, de son intestin ». Son goût des thermomètres, des irrigateurs et des lavements, tout son érotisme anal joint à sa phobie des vers et des larves, s'inscrivent dans le même tableau : le plaisir affreux d'être possédé fémininement par la mère aux multiples pénis, la Méduse borgne, et avoir des enfants d'elle. (Il y a là une inversion proprement schizophrénique, renvoyant aux objets partiels, indépendamment des thèmes homosexuels qui interviennent au contraire nécessairement dans la paranoïa; de même on distinguera les cérémoniaux ou rites compulsifs de la schizophrénie et ceux de la névrose obsessionnelle, en ce que les premiers portent sur des objets partiels asymboliques.)

Si donc nous considérons les deux numérateurs de l'équation de fait, nous voyons qu'ils entrent eux-mêmes en rapport suivant la loi des objets partiels, morceaux sur morceaux. Ce sont les mots maternels qui viennent assumer les morceaux numériques de première espèce, tandis que les nourritures assument les morceaux organiques de deuxième espèce (sein, pénis, enfant, excrément = larves). On ne dira pourtant pas que les mots se mettent à désigner des nourritures, ni qu'ils trouvent leur sens dans ce que les nourritures cachent. Car suivant les règles formelles de l'objet partiel, les mots ont littéralement éclaté dans leurs éléments phonétiques, et particulièrement dans les éléments durs que sont les consonnes. Ils ne sont plus que des sons pénétrants, ou des lettres blessantes qui se détachent et se désarticulent sur les affiches publiques, sur les étiquettes des boîtes alimentaires ou sur le bloc où la mère écrit. Ils sont écartelés, leurs éléments mêmes sont écartés. Tout le drame se passe bien loin de la désignation et de l'expression. Et de leur côté, les nourritures ne sont pas davantage des objets désignés, ni ce qu'elles cachent (sein, pénis, enfant, excrément), des sens exprimés ou voilés. Les nourritures sont à leur tour des morceaux organiques, dont chacun a lui-même un morceau de sein, un morceau d'excrément, un morceau d'enfant, un morceau de pénis, larves nombreuses. Et le rapport des deux sortes de morceaux, verbaux et organiques, n'est pas de désignation ni d'expression, mais d'imbrication violente, les uns dans les autres, les uns sur les autres, comme dans un puzzle dont il faudrait forcer les pièces. Le rapport entre les numérateurs de la grande équation donne donc une équation subordonnée :
mots éclatés / nourritures morcelées = vie injuste et douloureuse (morceaux de sein, de pénis...)
Il est tout à fait insuffisant de dire que le schizophrène traite ou appréhende les mots comme des choses. En vérité choses et mots sont soumis au processus primaire, qui ne les confond nullement, mais leur donne à chacun un rôle spécifique oral conforme aux règles formelles de l'objet partiel, en tant que celles-ci les distribuent de force, les imbriquent, les emboîtent les uns dans les autres, en suspendant tout rapport de désignation et de signification possibles.

Que fait le schizophrène ou comment réagit-il? Aux objets partiels et au corps morcelé, l'étudiant en langues oppose un corps complet, clos, lèvres serrées, oreilles bouchées, corps de musique fluide et immortel, organisme sans organes et sans parties, radio-fermé. Aux mots éclatés qui sont la passion douloureuse du schizophrène, il oppose des mots entiers, idéalement indécomposables, à la fois liquides et continus, cimentés et totaux, venus de toutes les autres langues, et qui forment son action, son « exploit » [4]. Mais tout le problème est celui de la transformation : comment va-t-il passer de la passion à l'action? Comment va-t-il transformer les mots anglais, les intégrer dans une totalité étrangère, eux que les règles de l'objet partiel constituent comme intransformables, non totalisables, frappés d'un écart maternel irréductible? Il faudrait qu'un principe de totalité et de transformation vienne d'ailleurs. Et sans doute on voit que pour étendre son champ de langues étrangères, l'étudiant peut organiser un double circuit qui ne passe pas par l'anglais : soit grâce à un dictionnaire de deux langues étrangères, soit en « mémorisant » d'abord une phrase d'une langue, puis en essayant d'en retrouver les sons sur disque. C'est qu'il appartient toujours à la totalité comme objet complet de se construire sur deux circuits, à deux vitesses ou suivant deux directions à la fois, comme les deux cercles du ciel en sens inverse, ou comme les deux dimensions d'un espace du tout et d'un temps de la totalisation. Le cercle intérieur, ou plutôt les multiples cercles intérieurs constituent les règles de transformation, de permutation, d'inversion sans lesquelles les éléments ne seraient pas les parties d'un tout; mais le tout lui-même ne subsume et ne s'approprie ses parties que par le cercle extérieur, qui introduit une commune mesure dans toutes les règles et impose une période à tous les éléments (la logique de l'objet complet troublerait une de ses plus parfaites expressions dans le Timée). C'est bien ainsi dès lors, par l'existence corrélative d'un double circuit, que des éléments rebelles en soi sont déterminés de force à surmonter leur résistance. Les mots anglais phonétiquement éclatés « voient » leurs éléments passer dans des termes étrangers suivant des règles de transformation organique interne, à condition que celles-ci soient rapportées à un tableau numérique externe qui en fixe idéalement la période. Le problème schizophrénique, ici, est indissolublement de transformation et de totalisation. Le rapport de désignation du mot anglais, son « sens » courant, suspendu sur lui comme une nuée au-dessus des éléments éclatés, sert vaguement d'indicateur pour l'introduction de ces éléments dans le système à double piste qui va les transformer et les totaliser. De même que la logique de l'objet partiel distinguait les mots maternels comme morceaux verbaux et les nourritures comme morceaux organiques, étroitement pris les uns dans les autres, la logique de l'objet complet distingue un ensemble organique transformationnel (cette fois, les mots étrangers) et un ensemble périodique totalisateur (les structures atomiques et la table des éléments) : les deux, étroitement liés, co-mouvants. D'où la nécessité absolue pour l'étudiant de mettre les mots étrangers en rapport avec des formules chimiques et des radioéléments périodiques.

Et certes, les mots anglais ne désignaient pas les nourritures et ne signifiaient pas ce que les nourritures cachaient (les pénis maternels, l'inversion et la castration). Mais toutes ces espèces de morceaux entraient dans un rapport beaucoup plus intime et plus complexe, imbriqués de force les uns dans les autres, emboîtés. De même ici, dans la logique de l'objet complet, les mots étrangers comme circuit intérieur et la table périodique comme cercle extérieur entrent dans un rapport intime et complexe : les mots étrangers ne se mettent pas à désigner des formules chimiques ou des structures atomiques, pas plus qu'ils ne signifient ce que ces formules cachent (le phallus, le redressement et la restitution). Mais les deux flux, le flux organique des mots étrangers et le flux périodique des formules, sont de force insufflés l'un dans l'autre, « mémorisés » l'un dans l'autre. A la loi de l'objet partiel « morceaux sur morceaux », répond le principe du tout comme objet complet ce flux dans flux ». Si bien que, de la grande équation de fait, nous pouvons extraire une seconde équation subordonnée comme rapport des dénominateurs :
mots étrangers / structures atomiques = savoir (reformation et restitution de l'objet complet).

Ce principe de totalité et de transformation, capable de conjurer l'inversion ou l'écart maternels irréductibles, il est naturel de le chercher du côté du père. Quoi de plus « naturel »? D'autant plus que l'étudiant dispose de deux pères : le réel, premier mari, et un beau-père. Mais c'est ici (non pas pour cette raison psychosociale) qu'intervient l'obstacle radical empêchant l'étudiant de former dans l'ordre du symbole une totalité paternelle légitime, tout comme il était incapable de combler symboliquement l'écart maternel. Et si l'œil en moins de la mère était plutôt un œil en trop, les deux pères effectuent plutôt l'absence symbolique de père, la fameuse forclusion lacanienne. C'est que les deux pères ont une existence tellement fluide dans « l'esprit perverti du malade », comme dit Wolfson, que les deux flux, les deux circuits se mélangent irrémédiablement, sans que l'un puisse servir de mesure périodique totalisante, ni l'autre, de règle opératoire transformationnelle, aucune coagulation ni sédimentation, et inversement aucune précipitation ni liquéfaction n'étant assignables, mais seulement des transformations à éclipses, des bonds désordonnés, des occlusions douloureuses dans une totalité glissante, hémophilique, parfaitement inconsistante inutilisable. De son beau-père, cuisinier, l'étudiant dit : ses positions de cuisinier dans les gargottes « étaient en quelque sorte comme les chances de survie d'une particule donnée d'élément radioactif de périodicité de 45 jours, c'est-à-dire qu'il serait passablement improbable que l'emploi durerait 9 mois, tout comme la particule aurait moins qu'une chance sur 65 d'exister encore au bout du même temps ». Et cette accusation vaut plus encore contre le père, qui mène une vie nomade, dans diverses chambres meublées, et ne rencontre son fils que dans des lieux publics, tous deux ayant hâte aussitôt de se quitter.

Ainsi l'assimilation explicite des pères à des formules chimiques et radio-éléments dénonce le caractère illégitime du tout. Comment l'étudiant éviterait-il de former une fausse totalité de tout ce qui n'est pas anglais, sans principe syntagmatique ni règle syntaxique? Tout comme, dans la vision de l'étudiant, la mère est incapable de combler l'écart pathogène qu'elle creuse, le père est incapable de redresser la totalité illégitime qu'il forme. (Le père ne prétend-il pas ridiculement savoir les langues étrangères?) C'est la loi même de la totalité, flux dans flux, qui la rend illégitime, tout comme c'est la loi de l'écart, morceaux sur morceaux, qui le rend incomblable. Et la fausse totalité paternelle laisse subsister, bien plus entraîne jusque dans les langues étrangères et les essais de traduction l'écart qui brisait les mots de la langue maternelle (ainsi la fêlure transportée dans la traduction de the en eth hè. Les mots étrangers n'arrivent pas à former des blocs indécomposables et continus, La raison en est simple. C'est que nous avons fait comme si l'écart, et la tâche de le combler (continuité) revenaient à la mère, et comme si le tout, et la tâche de le redresser (totalité) revenaient au père; mais en vérité il n'y a pas de fonction idéale, et toute introduction de la Natur-philosophie dans la psychanalyse est absurde. En règle dite normale, le père et la mère ne sont pas trop de deux pour former la totalité comme pour combler l'écart. Mais s'il n'y a pas de fonctions naturelles idéales, il y a des positions symboliques. C'est lorsque le symbolisme du tout et des parties est affecté dans son essence subjective, que se produit une répartition aberrante asymbolique, et que, dans le cas précis de l'étudiant en langues, la mère est posée comme responsable d'un écart nécessairement pathogène, et le père, d'une totalité nécessairement mal formée. Aussi bien n'est-ce pas nous qui faisons comme si... Et chaque fois que se pose le problème de l'écart, le père a disparu, ce par quoi l'écart est incomblable. Et chaque fois que se pose le problème du tout, la mère a disparu, ce par quoi la totalité n'est pas formable (l'étudiant l'éprouve quand il veut convertir le mot anglais lady, et ne peut le transformer que dans l'allemand leute ou le russe loudi, qui signifient « les gens », court-circuitant précisément la partie féminine). Il serait vain de dire à l'étudiant qu'il suffit de réunir le père et la mère, de les accepter tels qu'ils sont... etc. : pas plus que la constellation familiale n'est la cause du trouble, son aménagement ne peut être thérapeutique. Et la psychologie sociale ne rend pas plus compte de la maladie que du retour à la santé : toutes ses informations au contraire doivent passer à travers la grille qui les filtre, et qui est la logique formidable de la santé comme de la maladie (grammaire générale psychotique).

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Il semble pourtant, à la fin, que l'étudiant « se fasse » à ses parents, et que ses parents fassent un pas vers lui. « Possiblement le schizophrène devrait bien modifier certaines du moins de ses conclusions péjoratives au sujet de ses parents », car la mère consent de plus en plus à lui parler yiddish, le père aussi, et le beau-père, français. Et le livre s'achève sur un chant sombre encore, mais d'espoir, où s'ébauche l'éventualité de supporter l'anglais, de supporter la vie, de retrouver la liberté perdue. Mais justement en quoi consiste cette véritable révélation finale, qui ne se réduit évidemment pas à l'acceptation mutuelle du fils et des parents? Dans les pages brûlantes de la fin, Wolfson expose la certitude qui le traverse un jour, « la vérité des vérités ». D'une part, le savoir ne peut pas s'opposer à la vie parce que, même quand il prend pour objet la formule chimique la plus morte de la matière inanimée, les atomes de cette formule sont encore de ceux qui entrent dans la composition de la vie organique, et qu'est-ce que la vie sinon leur aventure? Le savoir ne peut pas davantage justifier la vie, parce qu'il n'a pas la continuité ni la totalité nécessaires. D'autre part, la vie ne s'oppose pas non plus au savoir, car qu'est-ce que le savoir sinon l'aventure de la vie dans le cerveau des grands hommes (le cerveau ressemblant d'ailleurs à un irrigateur plié) ? Et la vie n'a pas à être justifiée par le savoir, car les plus grandes douleurs sont déjà justifiées par ceux-là mêmes qui les éprouvent, et qui en tirent un merveilleux enseignement de martyre, d'intelligence et de charité; quant aux plus petites douleurs, celles que nous nous donnons « pour » nous prouver que la vie est supportable, c'est elles qui nous apprennent un jour que la vie se dérobe à toute justification. Ainsi l'étudiant, familier de conduites masochistes (brûlures de cigarettes, asphyxies volontaires, aspersions glacées), rencontre la « révélation », et la rencontre précisément à l'occasion d'une douleur très modérée qu'il s'infligeait, et à un moment où cette douleur est fort supportable : il lui est révélé à la fois que la vie est absolument injustifiable, et cela d'autant plus qu'elle n'a pas à être justifiée! Combien nous aurions tort de voir en tout cela les rudiments d'une mauvaise philosophie. Et pour arriver à l'idée que la vie n'a pas à être justifiée, combien de pensées débiles, de délires et de balbutiements psychotiques faut-il à chacun de nous. Et tant de nous qui n'y arrivent jamais. Ce que l'étudiant saisit dans la révélation, c'est que, des deux côtés de son équation fondamentale, il n'y que la mort, du côté de la mère et du côté du père, du côté du savoir et du côté de la vie, qu'on les mette dans un rapport d'opposition ou de justification, ou même de réunion tant bien que mal. La mort comme pathologie de l'écart, ou comme malformation du tout. Mais cela, il n'a pu le saisir que comme le résultat dans sa « conscience aliénée » d'une aventure plus profonde, d'une compréhension plus profonde, d'où résulte aussi l'aspect plus supportable et plus humain pris par ses parents : « vérité des vérités... »

Cette aventure, c'est l'aventure des mots. Le langage tout entier traîne avec lui une histoire de sexe et d'amour. Mais il y a plusieurs façons d'en approcher. Au niveau le plus bas les porcs de l'humanité, c'est-à-dire les « bons vivants », sont ceux qui se plaisent aux histoires obscènes, gauloiseries, contrepèteries.., etc. : on peut dire pourtant qu'ils appréhendent quelque chose de l'histoire sexuelle du langage, et qu'ils mettent en œuvre des « procédés » proprement linguistiques, mais ils ne le font qu'en général, et cessent de rire dès qu'ils rencontrent dans le silence des mots leur propre castration, à eux, leur propre inversion, à eux. Ils se servent laborieusement du langage pour désigner la sexualité et ses événements. On sait qu'un comique autrement puissant se déchaîne quand « l'esprit » est inconscient. Et qu'un lapsus met en jeu toutes les forces de la Nature en un joyeux chaos, et qu'un mot d'esprit n'est supportable que quand il mime l'inconscient. Et que, bizarrement, c'est quand on ne l'a pas fait exprès qu'on commence à être personnellement concerné. Alors commence l'humour, qui est l'esprit en nous, non pas celui que nous faisons, mais celui qui nous fait, auquel nous nous offrons en holocauste. C'est que le rapport du langage et de la sexualité a cessé d'être de désignation, il est devenu de signification, et se déploie sous cette forme dans tout le champ névrotique (le rapport de signification étant lui-même très complexe, et comportant plusieurs couches qui vont d'une simple psycho-pathologie de la vie quotidienne à la psychanalyse des névroses). Mais au-delà encore, La psychose et l'ironie psychotique : tous les mots racontent une histoire d'amour, mais cette histoire n'est plus ni désignée ni signifiée par les mots. Elle est prise dans les mots, indésignable, insignifiable. Et c'est là l'aventure du langage psychotique. Le caractère fondamental de ce langage n'est pas de traiter les mots comme si c'étaient des choses, mais d'une part d'imbriquer les choses dans les mots suivant la loi morceaux sur morceaux de l'objet partiel ou du mot éclaté), d'autre part d'insuffler le savoir dans les mots (suivant la loi flux dans flux de l'objet complet ou du mot indécomposable). Le savoir n'est plus signifié, mais insufflé dans le mot; la chose n'est plus désignée, mais imbriquée, emboîtée dans le mot. La sexualité, c'est-à-dire Eros, est ce savoir à l'état insufflé, cette chose à l'état emboîté. Autant dire que la psychose et son langage sont inséparables du « procédé linguistique », d'un procédé linguistique. C'est le problème du procédé qui, dans la psychose, a remplacé le problème de la signification et du refoulement. Comme Thésée, s'y retrouve seulement celui qui se retrouve dans le procédé. C'est en lui que se jouent la maladie et la guérison. La guérison du psychotique, c'est non pas prendre conscience, mais vivre dans les mots l'histoire d'amour qu'ils imbriquent et qui les insufflent, Eros singulier. Non pas désigner quelque chose, ni signifier un savoir, mais vivre insufflé et emboîté, dans le procédé lui-même. Alors le procédé cesse de réunir et de distribuer les figures de la mort, et libère cet Eros, cette histoire sexuelle qu'il cachait dans ses lois. Encore faut-il que le psychotique découvre lui-même le procédé personnel précis qui le met en scène, et redécouvre l'histoire malheureuse d'un amour que son procédé murmure et retient, plus cachée que si elle était refoulée. Car, imbriquée et insufflée dans les mots, il faut la retrouver comme dans une devinette, non plus la traduire comme un signifié. Le livre de Wolfson est une des plus grandes expérimentations dans ce domaine. C'est en ce sens que tout dans la psychose passe par le langage, mais sans que rien concerne jamais la signification ni la désignation des mots.
Gilles Deleuze.

Notes

[1] Raymond Roussel expose son « procédé » dans Comment j'ai écrit certains de mes livres. Sur la nature et le rôle du procédé, sur le rôle analogue des machines, et sur la persistance d'un « accroc » devenu créateur, cf. les analyses de Michel Foucault, Raymond Roussel, éd. Gallimard, 1963.

[2] En règle générale, l'analyse psycho-sociale des familles de schizophrènes ne peut être menée qu'à travers les règles formelles instaurées par la pensée schizophrénique, et non l'inverse. L'étude de ces règles formelles n'est certes pas favorisée par les anciens lieux communs sur la pensée prélogique, la participation, l'identification, la dissociation, les mécanismes du rêve : au contraire. L'étude du formalisme schizophrénique, et des « non-sens » où il se déploie pour lui-même et positivement, trouve déjà un certain développement dans les travaux de G. Bateson et de son école : cf. Toward a theory of schizophrenia, Behavioral Science, 1966 (et le compte-rendu qu'en donne Pierre Fédida, Psychose et Parenté, Critique, octobre 1968). Il est certain que la théorie lacanienne, concernant la position du schizophrène dans l'ordre symbolique, est susceptible de donner à ces recherches de nouvelles bases.

[3] Les exemples les plus nets en sont dans Watt et dans un conte admirable de Têtes-mortes, « Assez ». Cf. Malone meurt : « tout se divise en soi-même ».

[4] Chez Wolfson, la différence entre les deux sortes de mots est d'autant plus évidente que les uns sont par nature anglais, les autres, de langues étrangères. Mais la corrélation des deux sortes de mots se retrouve partout : dans le langage schizophrénique sommaire et caricatural des bandes dessinées (où des éclats phonétiques s'opposent à des blocs toniques inarticulés), ou bien dans la grande œuvre poétique d'Artaud (où les mots déboîtés s'opposent aux mots-souffles). L'analyse de la seconde sorte de mots, mots-souffles ou blocs indécomposables, doit marquer deux caractères inséparables : ils sont à la fois liquides et cimentés (par exemple on remarquera les vertus que Wolfson donne au « signe mou ou mouillé » en russe). Nous essayons plus loin d'expliquer ce double caractère par la logique du tout qui régit de tels mots.

Vœux

«Puisqu'on n'est entouré que de canailles ou d'imbéciles dans ce bas monde (il y en a qui cumulent), que ceux qui ne se croient être ni des uns ni des autres, se rejoignent et s'embrassent. C'est ce que je fais en vous envoyant à tous mille amitiés et souhaits pour cette année et les subséquentes (selon la formule).»

Lettre de Flaubert à son oncle Parain, [vers le 1er janvier 1853], Correspondance, éd. Jean Bruneau, Pléiade, t.II, p.226

Trois vœux

Comme ce sont les vacances et que Paris est vide, comme ce sont les vacances scolaires et que je n'ai plus d'horaire fixe le matin, comme il fait froid, comme je n'ai pas un gros moral en ce moment, je n'ai pas courage de prendre le RER, je pars de plus en plus tard et en voiture.

L'inconvénient c'est que je ne peux pas lire. L'avantage c'est que je peux écouter la radio.
C'est pourquoi vers 19 heures j'écoutais France-Musique en sourdine, doucement en train de m'endormir dans les bouchons rue Saint-Honoré.

Il s'agissait d'une émission de jazz. Le présentateur a parlé d'une baronne, la baronne Pannonica de Koenigswarter (Quel nom! Le nom d'un papillon, ai-je entendu. Trop beau pour être vrai, on dirait du Nabokov)), qui fut mécène de nombreux jazzmen. Elle les ramenait chez elle, les photographiait et leur demandait quels seraient leurs trois vœux, si ceux-ci devaient se réaliser immédiatement (cet immédiatement me paraît une condition importante). Tout cela a été réuni en un livre chez Buchet-Chastel: Les musiciens de jazz et leur trois vœux. Apparemment il est en cours de réimpression (il devrait être à nouveau disponible vers le 7 janvier 2007).

Le présentateur a joliment commenté: «Certains vœux sont d'une grande banalité, d'autres nous font entrer dans une extraordinaire intimité avec les musiciens, trois vœux suffisent à dessiner une personnalité.»

Le coup des trois vœux m'a toujours fascinée. Tous les contes de fée prouvent qu'il faut être préparé à cette question, sinon on ne répond que des bêtises et on laisse passer sa chance.
Pendant des années j'ai eu ma liste de vœux prête, révisée régulièrement.
Je n'ai croisé nulle fée, ni crapaud, ni prince charmant.
Donc ce soir, au lieu de m'endormir dans ma voiture, j'ai refait ma liste. Elle a beaucoup changé. Finalement, je ne souhaite plus que des choses que je peux obtenir sans fée ni crapaud (mais pas mal d'efforts et d'organisation, tout de même). Sagesse ou résignation?

Le-petit-Jésus-s'en-va-t'à-l école

La distribution d'images pieuses et de boules de gomme ne pouvait suffire à meubler les heures où nous étions rassemblés sous son aile protectrice. Portant la main à son chignon (mais oui, un chignon!), elle nous parlait d'abondance du petit Jésus. De son application à l'école, et comme il était bien élevé : quand une grande personne lui adressait la parole, il retirait toujours sa casquette. Le soir, rentré à la maison, après avoir terminé ses problèmes d'hébreu, de géographie et d'arithmétique, le petit Jésus trouvait encore le moyen d'aider son papa charpentier. Il ramassait les copeaux de bois épars sur le sol et les stockait dans une grande bassine en prévision d'un feu de joie pour le prochain Noël. Il aidait aussi sa maman (une très belle dame vêtue de bleu) à porter des chardons à l'âne; c'est fou ce que l'animal aux oreilles si douces, aux yeux de velours, raffolait de ces épineux! Lorsque le petit Jésus se piquait en transportant les chardons et qu'une goutte de sang perlait à son doigt, il offrait ce sang à Dieu pour le rachat de tous les ânes.

C'est lui aussi, le petit Jésus, qui était chargé de mettre une serviette autour du cou du bœuf au moment de passer à table. (Le ruminant bavait d'abondance.) Un bœuf pas ordinaire. D'une énorme gravité. Sa principale occupation consistait à souffler dans l'âtre afin de ranimer les braises. Mais on le voyait de temps à autre à la porte : il l'encadrait de sa forte présence, ce qui donnait à réfléchir aux indésirables qui auraient voulu s'introduire, ex abrupto, dans le saint des saints — le plus souvent des Romains, pas très catholiques.

Sa mission accomplie, le petit Jésus gagnait sa place, à la droite de son père (le charpentier). Alors, le bœuf, prenant appui sur ses pattes de derrière, se dressait à la verticale et récitait à haute et intelligible voix le bénédicité. La prière terminée, le petit cénacle honorait la sardine à l'huile, les rutabagas et la banane trempée dans du lait caillé qui constituaient l'ordinaire du repas; le dimanche s'y ajoutait une tranche de lard : la Sainte Famille ne roulait pas sur l'or.

Au fur et à mesure qu'elle nous contait ces histoires édifiantes, il arrivait que l'émotion gagnât la narratrice ; elle s'interrompait, se mouchait bruyamment ; après avoir repris son empire, elle nous regardait longuement, longuement, et finissait par affirmer que nous autres, petits garnements, étions aussi des petits Jésus !
— Moi, mam'zelle, z' suis un p'tit Zésus?
— Oui, toi aussi, Anatole.

Par bonheur, nous ignorions alors le sort que les adultes réservèrent au «petit Jésus» pour le punir d'avoir grandi.

René de Obaldia, Exobiographie, p.123

Esquisse du poème « L'enfant Jésus »

Ce n'était vraiment pas brillant, chez eux :
un petit veau placide faisait «meuh»,
un ânon, près de la crèche,
effleurait de sa lèvre rêche
une petite botte de paille fraîche,
cette phrase pour illustrer
la candeur de mes chers animaux
que l'on voyait brouter sur le coteau.
Comme si la nuit touchait au jour,
il faisait clair tout alentour,
et, par rapport au mouvement
que je veux donner ici à l'image,
la Madone ne bougeait pas, bien sage,
comme béate ; et son époux l'accompagnait
dans cette salle vraiment pas très soignée,
comme si jamais, au grand jamais
cette chose n'était advenue,
qui aurait dû, pour lui, être une déconvenue.
Les bergers viendraient apporter leur salut
à ce qui, enfantin, sommeillait sur son sein,
je n'en dirai pas plus,
car il me semble que ce que je raconte
se rapporte à l'histoire du monde ;
dans l'humble étable a pris son cours
quelque chose de merveilleux, en ce jour.

Robert Walser, L’écriture miniature, éditions Zoé, p.50

Séminaire n°3 : Reconnaissance et déambulations

Je continue le cours cette deuxième heure puisqu'il n'y a pas d'invité aujourd'hui.

Mémoire et reconnaissance
Comme le livre possède une dimension spatiale, il y a déambulation. On marche dans un livre, il y a un rapport certain entre littérature et géographie.
Comment s'oriente-on dans la littérature? Il s'agit d'un territoire semblable à un pays, et nous n'avons pas tous la même perception du terrain, ni les même repères.

La métaphore du voyage est souvent utilisée dans La Recherche et je vais vous raconter deux anecdotes.
Un jour que j'allais assister à un séminaire en Italie, un collègue vint me chercher à la gare pour me conduire à l'endroit où nous étions attendus. Il prit quelques rues et j'eus l'impression que nous allions vers l'Est. Au bout d’un moment, il me sembla qu’on était perdu. Je conseillai que nous nous adressions à une passante car il me semblait qu’on était en train de tourner en rond.
— Vous venez souvent ici ? lui demandé-je.
— Oui, très souvent, au moins cinq fois par an, me répondit-il.
Je demandai alors à ce collègue quel était son domaine de prédilection. Il était spécialiste du roman réaliste (nous confie A. Compagnon, semblant encore éberlué par cet aveu). [un rire discret secoue la salle].
C’est alors que je compris qu’il ne devait pas avoir la même conscience de la ville que moi. De même, nous appelions tous deux Le Père Goriot de Najda, euh, de Balzac, et Najda d’André Breton des « romans », mais cette notion ne devait pas avoir le même sens pour lui et pour moi.

Quand j’aborde un roman, je fais l’expérience d’un certain flottement, je suis désorienté. Il y a une assez forte analogie entre le roman et la carte, entre lire un roman et lire une carte. Il s’agit de filer cette idée qu’un roman est un espace qu’on parcourt et que l’on explore. Chaque lecture est comme une nouvelle promenade. Pour d’autres, cela reste un labyrinthe. (On se rappelle la carte aberrante de Balbec qu’André Perret avait tenté de tracer.)
Le narrateur et le lecteur sont perdus, il y a désorientation. Il y a expérience d’égarement au moins pendant quelques pages, pendant lesquelles on est troublé, on ne comprend pas de quoi il s’agit, on avance dans l’obscurité. Le plus souvent ce sentiment passe au bout de quelques pages, mais on commence toujours par avancer dans l’obscurité : nous pouvons affirmer la dimension de désorientation inaugurale de toute lecture.
Certains livres nous décourageront et nous abandonneront la lecture. Dans d’autres nous ne serons jamais à l’aise et c’est le but.
La Recherche, La Chartreuse de Parme, font partie de ces livres dont le début désoriente profondément. Il faut passer bien des pages dans la Chartreuse de Parme avant de comprendre que son thème est la chasse au bonheur, menée en particulier par Gina et Mosca. Ces débuts sont-ils inutiles ? Stendhal n’a pas cédé à Balzac qui voulait lui faire supprimer tout le début de La Chartreuse, Waterloo, etc. De même, on arrive vraiment à Combray qu’à la page 47. Jusque là on peut être désorienté, car l’ouverture du livre n’est pas située, on assiste à cette étrange assimilation du narrateur à un livre (« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. »[1] (ce qui constitue par ailleurs un exemple de mémoire de livres, de livre qui se souvient de livres)).

La seconde anecdote que je voudrais raconter concerne Un amour de Swann. Un jour un étudiant vint me voir pour me dire qu’il n’avait pas du tout été désorienté car il avait lu la préface que j’avais rédigée pour le livre. D’un côté, en tant qu’auteur de la préface, je ne fus pas mécontent de savoir que j’avais fait œuvre utile, d’un autre côté, je regrettai qu’il n’ait pas fait l’expérience de la désorientation. C’est pourquoi je ne lis jamais les préfaces avant les romans. Il existe une innocence de la première fois qui ne se reproduira jamais.

Il existe donc plusieurs catégories de lecteurs :
- ceux qui lisent les préfaces avant le livre
- ceux qui lisent les livres avant la préface
- ceux qui ne lisent que les préfaces.

La première expérience que nous avons d’un roman est celle de la désorientation, la même désorientation que nous connaissons dans une ville ou une maison inconnues. C’est une expérience des plus ( ? je ne me relis pas : insistantes ?), c’est ainsi que les romans nous séduisent.

Ces deux anedotes nous ont éloignés de Proust.
Dans un roman, nous nous orientons comme dans une ville ou un paysage, c’est l’un des plaisirs de la lecture. Peut-être avez-vous l’impression que nous nous éloignons de Proust, mais je ne le crois pas. Ainsi le narrateur va-t-il à Venise dans La Fugitive : quelle autre ville peut-elle mieux illustrer la désorientation, dans quelle autre ville aucune carte est aussi inutile?

Proust établit une analogie entre la littérature et la promenade, d’une part dans la perception de l’espace, d’autre part dans le rôle qu’il attribue à la mémoire, à l’accoutumance à l’espace et aux chemins.

la perception de l’espace
A Balbec, Albertine et le narrateur font de nombreuses excursions qui sont l’occasion de montrer comment nous prenons possession de l’espace. Il y a une analogie entre le roman et l’excursion. Proust va mener une comparaison entre l’automobile et le train.

Mais l'automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j'avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa) y apercevant la mer d'un terre-plein où nous étions, je demandai comment s'appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m'eût répondu, je reconnus Beaumont, [...]

On est bien dans la comparaison entre le chemin de fer, qui nous emmène au cœur de la ville, et l’automobile qui tourne autour avant d’entrer dans le cœur.
Ici, le narrateur se rend compte que Beaumont est à deux minutes de Parville, de la même façon qu’il prendra plus tard conscience que le côté de Guermantes pouvait être rejoint très simplement à partir du côté de chez Swann.
« Je reconnus Beaumont », exactement comme on dit d’un visage «Ça yest, je vous remets », ce qui rappelle cette autre phrase proustienne : «Comme le monde est petit»[2], ce qui rapproche la mondanité de la géographie.

... je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m'eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d'une grande famille, et dont j'aurais appris qu'il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville,[...]

Remettre quelqu'un, c'est découvrir qu'il est cousin. Dans La Recherche, les Guermantes sont tous cousins.

... ainsi Beaumont, relié tout d'un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l'atmosphère close d'un roman.

Reconnaître Beaumont est une expérience qui ressemble à celle que connaîtra plus tard le narrateur quand il s'apercevra qu'un court chemin inconnu de lui permettait de passer du côté de Guermantes au côté de chez Swann. De même, avec la familiarisation et l'orientation, le mystère disparaît, remplacé par la banalité: on entre dans le cousinage. Le voyage en chemin de fer est féerique parce qu'il ne permet pas le cousinage.

Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche — comme je l’avais fait jusqu’ici — de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles.

Dans le déplacement par chemin de fer, l'emplacement est essentiel, tandis que la voiture respecte les courbes de niveau du paysage, elle permet une toute autre conquête de l'espace.
La gare est un palais qui représente la ville, tandis qu'arriver en voiture, c'est arriver par les coulisses de la ville.

Et sans doute, cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Il [l'automobile était encore masculin à l'époque] nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre; [...]

Les "chassés-croisés" nous rappellent les clochers de Martinville, les "cercles" le dormeur éveillé des premières pages du roman.
On assiste dans ce passage à une forte sexualisation de la prise de possession de cette ville au fond de la vallée. On voit la ville fascinée essayant d'échapper telle un animal, une proie ou une femme dans une parade amoureuse.

Jean-Yves Tadié nous disait la semaine dernière qu'il n'y avait pas beaucoup d'érotisme dans le passage qu'il a commenté. Ici nous voyons l'érotisme de la voiture comparé à la féerie du chemin de fer.

de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre. [3]

L'érotisation de la scène est parfaitement perceptible, "une main plus amoureusement exploratrice".
La reconnaissance prend également un sens militaire, l'auto devenant un "compas" (une boussole, etc), ce qui ramène à l'image de la carte.
(Hmmm. Tlön n'a pas eu l'air de me croire, mais j'avais bu trop de champagne, et je m'endormais en écrivant. Je n'arrive pas à me relire. Il faudra tout reprendre quand les podcasts seront disponibles. Désolée... Il manque ici une ou des phrases de transition.)
On retrouve ici l'opposition géométrie dans l'espace ou le temps/géométrie plane. Dans l'entretien au Temps[4] déjà évoqué, Proust compare la vision des personnages que donnera son roman à celle d'une ville lors d'un voyage en train, vision dans l'espace mais aussi dans le temps: «comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre — au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents — donneront — mais pas cela seulement — la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu'ils étaient dans le volume actuel, différents de ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du reste.»

Par opposition, la plus large ouverture de compas que permet l'automobile transforme le sens de l'espace. On voit dans ce passage l'ébauche du texte sur les trois clochers de Martinville qui reste le modèle de l'écriture proustienne. On est en droit de lire ce roman comme le narrateur découvre la bonne mesure de la terre.
Lire consiste à aligner des points, à découvrir de nouvelles perspectives.

Le deuxième aspect de la promenade qui la fait ressembler à la lecture, c'est le rôle de l'accoutumance, de la reconnaissance du terrain.

la reconnaissance du territoire
Le narrateur analyse l'expérience esthétique comme une expérience de mémoire.

Le récit de la première audition de la sonate de Vinteuil explicite ce rôle de la mémoire dans l'expérience esthétique. «Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois.»: il y a désorientation, perte, égarement. Il faut s'initier à l'œuvre, apprendre à y cheminer, on ne s'y repère que peu à peu, à force de pratique :

Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième.

Pour comprendre la sonate, il faut donc l'avoir entendu un certain nombre de fois. Il s'agit d'un passage assez important.

Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.

Proust n'est pas étranger à la récitation par cœur. Il y a une mémoire de l'œil qui joue sur l'accoutumance. La réalité se constitue lentement grâce à la mémoire, on la comprend à l'aide des souvenirs.
Plusieurs élément peuvent être relevés dans ce passage:

Seulement je n’avais encore jusqu’à ce jour, rien entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées.

On pense à l'expression "avoir un nom sur le bout de la langue", qui sert à décrire une reconnaissance qui ne se fait pas. (Pascal Quignard a écrit un livre qui porte ce titre et qui décrit cette situation du nom qui manque.)
Le narrateur décrit le malaise qu'on éprouve à l'écoute d'une œuvre avant d'en être familier.
L'expression "le bout de la langue" figure dans Le côté de Guermantes (puisque tout figure dans La Recherche [quelques rires]), il s'agit du passage où le narrateur demande au Duc de Guermantes qui est un personnage d'un tableau d'Elstir. Le Duc ne parvient pas à retrouver ce nom:

Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux.[5]

On pense évidemment à monsieur Verdurin, et cela ressemble au Duc de ne pas se souvenir du nom d'un roturier.

Pour revenir à la sonate, le plaisir de l'écoute est lié à l'accoutumance.

Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l’entendre) du moment que Madame Swann m’en avait joué la phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes).

La mémoire est liée à l'habitude et inscrit les œuvres dans des schémas. La photographie ne présente qu'un substitut médiocre de la réalité.

Mais bien plus, même quand j’eus écouté la sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette sonate, je ne la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur.

La mémoire permet une fausse reconnaissance, elle n'est qu'un leurre à l'origine de quiproquo. Il ne faut pas s'y fier, il faut retourner dans l'œuvre pour s'y reconnaître et savoir ce que nous y reconnaissons et ce qu'il nous reste à découvrir.

Dans la Sonate de Vinteuil, les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière.

Dans l'œuvre nouvelle, par paresse et habitude, nous allons d'abord vers ce que nous connaissons déjà, mais les aspects les plus difficiles et véritablement nouveaux nous demeurent cachés, nous ne les explorons pas. On retrouve le thème de la passante : «elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue», passante qui ne provoque pas de reconnaissance, qui nous rappelle le «pas mon genre» de Swann. L'analyse de la mémoire est indispensable pour que la reconnaissance prenne place peu à peu, mais la mémoire est mauvaise conseillère, elle n'est pas fiable, sans cesse il faut revenir à l'œuvre.

Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu — comme il me le fallut à moi à l’égard de cette Sonate — pour pénétrer une œuvre un peu profonde n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.[6]

Après avoir décrit l'expérience individuelle, proust réexpose le principe de la reconnaissance et de la mémoire au niveau de l'expérience collective. L'œuvre crée sa propre mémoire et sa propre mémoire: «C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.»

La même remarque pourra s'appliquer à la peinture d'Elstir:

Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d&#146;objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.[7]

Seule la reconnaissance nous permet d'imposer des noms sur la toile et les volumes sur une représentation que d'abord nous ne reconnaissons pas.

Il s'agit toujours d'aller au-devant d'une œuvre qui continue de désorienter jusqu'au bout et n'est jamais réduite par la reconnaissance et la mémoire.


En sortant, Tlön me fera remarquer très justement que ces cours sont davantage le partage d'une méditation que des cours à proprement parler.


Notes

[1] premier paragraphe de Du côté de chez Swann

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.926/ Tadié t3 p.317-318

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.1004/ Tadié t3 p.390-394

[4] merci, Tlön

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.529/ Tadié t1 p.519-523

[7] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.419/ Tadié p.712-713

cours n° 3 : Proust a-t-il appliqué les leçons de la mémoire rhétorique?

Comme d'habitude, Antoine Compagnon commence abruptement, comme s'il continuait un développement commencé quelques secondes plus tôt.

Nous avons vu que la représentation n'était pas étrangère à la mémoire chez Proust. Harald Weinrich, qui a enseigné ici plusieurs années et a écrit Léthé: art et critique de l'oubli (oubli qui chez Proust est aussi important que la mémoire); Harold Weinrich, donc, soutenait que rien dans l'œuvre de Proust n'indique qu'il ait en quoi que ce soit appliqué les leçons de la mémoire rhétorique.
Je vais essayer de lui répondre.

Tout d'abord, allons dans le sens de Weinrich et notons la profonde opposition entre mémoire proustienne et mémoire rhétorique. Pour Proust, la rhétorique n'a pas très bonne presse, c'est une matière scolaire, académique (Ce n'est qu'en 1902 que l'appellation "classe de rhétorique" disparaît au profit de l'appellation "classe de première". Proust a sans été en classe de rhétorique, et cette culture a dû lui paraître accessoire:

Notre excellent Norpois a beau écrire (en sortant un des accessoires de rhétoriques qui lui sont aussi chers que «l'aube de la victoire» et le «Général Hiver»): «Maintenant que l'Allemagne a voulu la guerre, les dés sont jetés», la vérité c'est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre.[1]

La rhétorique semble donc une somme de lieux communs destinés aux Brichots et aux Norpois. Nous arrivons au terme d'une tradition où le lieu commun n'est plus un contenant mais un contenu, une formule creuse qui se transporte de livre en livre.

Le deuxième élément qui met en cause une lecture rhétorique de Proust, c'est son peu de goût pour la collection. La collection est de l'ordre du mémoratif chez Rousseau, les exemples en étant l'air de musique ou de l'herbier.
Or Proust est très éloigné de ce goût pour la collection.

[...] ainsi s'entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j'avais cueillies dans mes promenades ou les objets qu'on m'avait donnés) une pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu'est morte la réalité pressentie que je n'ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. [2]

Il y a donc accumulation de matières vaines, la collection est un échec.
Il y a de fait une grande méfiance du narrateur à l'égard de la mémoire rationnelle, la mémoire qui collectionne: Swann est un artiste impuissant qui fait collection de tableaux, collection qui intéressera beaucoup Walter Benjamin.

Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray.[3]

Les éléments que la mémoire conserve du passé ne le concerne pas. Dans un entretien que Proust accorda en 1913 à un journal lors de la parution de son livre, Proust déclarait que la mémoire volontaire, la mémoire des yeux, était comme les couleurs sans vérité des mauvais peintres.

Proust oppose à la mémoire volontaire l'odeur et la saveur qui font surgir les souvenirs de la mémoire involontaire. Celle-ci nous rapporte les choses dans un exact dosage de la mémoire et de l'oubli. La mémoire des yeux ne nous donne que des faces; non, elle ajoute aux faces la couleur. Il y a par exemple cette image de la lustrine verte qui joue comme un leitmotiv à travers La Fugitive — enfin, de façon plus importante dans les brouillons que dans le texte définitif. On retrouve là l'opposition couleur/dessin, l'opposition Ingres/Delacroix, et cette opposition est encore un argument contre l'utilisation de la mémoire rhétorique par Proust. Cependant, cependant, selon Herrenius, les objets de la mémoire artificielle doivent être des objets colorés...

Cependant, deux arguments permettent de défendre la thèse que le roman joue comme un édifice de mémoire volontaire.

1/ La mémoire a une dimension architecturale.

Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.[4]

Les goutelettes sont décrites comme des palais (les édifices immenses) de mémoire. On entre dans La Recherche à travers des porches successifs, on franchit les chambres une à une; il n'y a pas, et on l'a beaucoup reproché à Proust lors de la sortie de son livre, de scène d'exposition. Le roman présente dès l'ouverture une structure topographique.

A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand'mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations.[5]

On voit l'importance de cette spatialisation (le point fixe).

Les images jouent un rôle capital. Les images de Golo, éphémères, s'opposent à celles des vitraux de l'église, intemporelles et lieux de mémoire. La construction du livre se présente comme une cathédrale.

2/ Remarquons l'importance de la géologie.
notamment dans Albertine disparue :

Soulevant un coin du voile lourd de l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l'univers et dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie quelque chose d'anodin qui ne procure pas de délices), ils [les souvenirs] me revenaient comme au premier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de printemps ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs. Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, et sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent.

On voit ici une conception géologique du temps, par couches et strates successives qui se recouvrent.

Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme dans une bibliothèque immense où il y a, des plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander.

La vision de la bibliothèque est sans doute celle du narrateur : dépôts de livres abandonnés, exemplaires rarement demandés. Le moi est une superposition de couches anciennes perpétuellement en train de s'ajouter.
On notera l'importance des images (le coucher de soleil —on a déjà vu un lever de soleil digne d'un crépuscule—, la sortie un jour de printemps, etc): la vivacité de l'image permettra de faire remonter l'ensemble des minutes vécues et associées à l'image.

Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier, alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors, et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes.[6]

La géologie nous apprend que ces couches apparaissent un peu partout, elles donnent une image d'un moi constitué de couches. Il s'agit d'une image spatiale de la personnalité, il y a stratifications géologiques.

PS : La version de sejan

Notes

[1] Le Temps retrouvé Clarac, p.796 t3/ Tadié, p.

[2] Du côté de chez Swann Clarac p.179 t1/ Tadié p.177 t1

[3] Du côté de chez Swann, Clarac p.44 t1/ Tadié p.43-44 t1

[4] Du côté de chez Swann, Clarac p.47 t1/ Tadié p.46-47 t1

[5] Du côté de chez Swann, Clarac p.9 t1/ Tadié p.9 t1

[6] La Fugitive, Clarac p.544 t3/ Tadié p.124 t4

Jean Cassou

Je découvre l'un des plaisirs des biographies : croiser de livres en livres les mêmes personnages, plus ou moins connus, ou qu'on croyait inconnus.
Ainsi, en lisant la biographie de René Char, L'éclair au front de Laurent Greilsamer, j'ai croisé Louis Parrot, que je connaissais par son livre sur les écrivains de la résistance, L'intelligence en guerre.
C'est grâce à ce livre que je connais Jean Cassou, que j'ai eu la surprise de retrouver parmi les invités à la remise de l'ordre de Balboa à René de Obaldia dans Exobiographie.

Le livre de Louis Parrot, emprunté à la bibliothèque de Levallois-Perret en 1993, présentait l'un des sonnets des 33 sonnets composés au secret. Ce sonnet m'avait tant enthousiasmée que j'avais voulu me procurer la plaquette de poèmes publiée aux Cahiers du Rhône. Je ne sais plus comment je m'étais retrouvée à la librairie Champion et Slatkine, sur les quais, sans doute étaient-ils les diffuseurs de cette minuscule maison d'édition. Cette librairie était un miracle vivant, elle a déménagé, je n'ose aller à sa nouvelle adresse.
Toujours est-il qu'après un assez long délai, j'obtins la plaquette.

Je l'ai rouverte après avoir lu la biographie de René Char. Je ne me souvenais de rien, ni qu'il s'agissait du dix-huitième exemplaire d'un tirage de mille, ni que la préface était d'Aragon, ni que l'original était paru en 1944 aux éditions de Minuit. Je n'ai même pas reconnu tout de suite le poème qui m'avait tant plu, c'était le XXV, je pense : Paris, ses monuments de sang drapés, son ciel...

Extraits de la préface :

Le manuscrit que j'ai sous les yeux porte en titre: «33 Sonnets composés au secret», et en épigraphe: «A mes compagnons de prisons». Il peut paraître d'abord difficile d'en parler, puisque j'ai beau en connaître l'auteur, il me faut n'en rien dire avant que le temps en soit venu et qu'ici me sont enlevées toutes les facilités de la critique, qui aime à lier un écrit à ceux qu'elle connaît déjà de la même main. Qu'il s'appelle Jean Noir, je dois m'en contenter.
«33 Sonnets composés au secret»... Il me sera pourtant permis de dire que le sonnet, ce bizarre défi à la pensée et au chant, quatre siècles polis par les plus habiles chanteurs, semblait avec Mallarmé à la pointe éclatante de sa course, et que c'est à l'instant le plus imprévu qu'il nous revient quand on le croyait usé de finesse et d'âge; et d'étrange sorte, d'étrange lieu, avec un prestige nouveau. Voici que le sonnet nous revient de la nuit des cachots, non point un sonnet académique enfanté de loisirs ignorants. Non. Un sonnet qui s'inscrit dans la ligne mystérieuse des messages français, où prend rang celui d'un écrivain et d'un poète qui n'est point un rimeur improvisé, mais un homme dont la pensée même ne pouvait qu'avoir à connaître cette cellule obscure, où se reconnaît notre France, que tout prédestinait à être ici comme l'écho sensible d'un monde profond, puisque... et j'allais parler de tout ce qu'il y a de prévision frémissante dans l'œuvre de cet homme qui doit rester anonyme, de ce courant en elle retrouvé qui passa par le cœur combattant du peuple à chaque étape de la Liberté, et qui nourrit les Misérables, et ces martyrs de juin que le jeune Flaubert vit enchaîner dans Paris, et ceux-là qui refusèrent l'armistice de 71 et qui chantaient Le Temps des cerises, de ce courant qui réchauffe les profondeurs d'un art purement français, l'œuvre d'un artiste, dirai-je, car parmi les écrivains de notre pays il en est peu qui soient précisément comme lui artistes; et dans tout ce qu'il écrit, Jean Noir, même quand il semble le plus s'éloigner des voies communes, résonne toujours un diapason populaire, comme si le chant savant se souvenait du refrain de deux sous; et cette singulière dualité est comme le reflet aussi d'une autre dualité, de cet homme qu'on rencontrait, à qui je serrais la main, qui avait son nom dans l'annuaire du téléphone, et du personnage différent que ces livres révèlent, qui aura beau blanchir mais sera toujours un jeune homme ardent, un être de passion, qu'il soit avec les femmes ou avec la patrie; et je ne pourrais l'expliquer, mon Jean Noir, que par des comparaisons avec la musique, Chopin ou Mozart, non, ce n'est pas cela, ce feu caché, cette disponibilité aux événements tragiques... Oui, tout s'est passé comme s'il avait dissimulé dans la vie sa vraie nature que révélaient ses livres, et qui devait faire de lui dès la première heure, au lendemain de juin 40, ce soldat du refus de l'armistice, pareil à ses propres héros, ce soldat de la libération... mais j'oubliais qu'il ne fallait parler que du sonnet.
Ce n'est pas le hasard qui a fait choisir à ce prisonnier dans sa cellule le sonnet, et un sonnet qui aux pierres de la prison peut-être (Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres) a pris cet accent nervalien. Il n'avait rien pour écrire, ce prisonnier, rien que sa mémoire et le temps. Il n'avait que la nuit pour encre, et le souvenir pour papier. Il devait retenir le poème, comme un enfant au-dessus des eaux. Il devait le retenir jusqu'au jour problématique où il sortirait de la prison. Il ne fallait pas que l'écrire, il fallait l'apprendre. Les quatorze vers du sonnet, leur perfection d'enchaînement, la valeur mnémotechnique de leurs rimes, tout cela pour une fois imposait au poète non pas le problème acrobatique que résout un Voiture, mais le cadre nécessaire où se combinent à la vie intérieure les circonstances historiques de la pensée. Désormais il serait presque impossible de ne pas voir dans le sonnet l'expression de la liberté contrainte, la forme même de la pensée prisonnière. Comment n'en avions-nous encore rien su? «33 Sonnets composés au secret»... Aux confins de la poésie la plus voilée et de l'histoire, un document sans pair de l'homme et de ses rêves, et dans les chaînes, de ce qui ne peut s'enchaîner.



Je copie deux sonnets :

I.
La barque funéraire est, parmi les étoiles,
longue comme le songe et glisse sans voilure,
et le regard du voyageur horizontal
s'étale, nénuphar, au fil de l'aventure.

Cette nuit, vais-je enfin tenter le jeu royal,
renverser dans mes bras le fleuve qui murmure,
et me dresser, dans ce contour d'un linceul pâle,
comme une tour qui croule aux bords des sépultures?

L'opacité, déjà, où je passe frissonne,
et comme si son nom était encor Personne,
tout mon cadavre en moi tressaille sous ses liens.

Je sens me parcourir et me ressusciter,
de mon front magnétique à la proue de mes pieds,
un cri silencieux, comme une âme de chien.



XIV.
Comme le sens caché d'une ronde enfantine,
qui n'a rêvé d'entendre un jour sa propre voix
et de voir son propre regard et de saisir le signe
que fait en s'éloignant la ligne de nos pas?

O mal aimée, le temps, cet imposteur insigne,
nous volait notre temps et s'envolait, narquois,
nous laissant un lambeau de sa chanson maligne
pour nous bercer. Pourtant il me semblait parfois

que cette vie n'était pas tout à fait la nôtre.
Mais non, vois-tu, c'était bien elle et non une autre.
La fille errante, aux mains brisées, venue s'asseoir,

un soir de vent, au coin de la cheminée froide,
mais regarde-la donc, regarde son regard
terrible d'oiseau triste et d'étoile malade.

Séminaire n°2 : Jean-Yves Tadié, Proust et Pompéi

La deuxième heure est donc celle du séminaire, et Antoine Compagnon a invité Jean-Yves Tadié. Mon voisin me murmure, avant l'arrivée de Tadié, que celui-ci ressemble à Nosferatu, mais comme je n'ai pas vu Nosferatu, cela ne me renseigne guère.

L'intervention de Jean-Yves Tadié sera étrange. Par moments je ne le comprends pas très bien, que sa voix soit trop grave ou certaines syllables soient avalées. Il cite de longs passages, je n'ai pas noté avec assez de précisions la fin des citations, je ne sais plus où m'arrêter en rédigeant ces notes. A d'autres moments je l'écoute avec incrédulité, on est dans l'anti-Contre Sainte-Beuve absolu, un comble, chaque mot ou phrase est rapporté à un instant de la vie de l'auteur. Je ne trouve pas cela très sérieux pour un proustien...
Puis l'aisance de cet homme qui circule dans l'œuvre avec élégance et sûreté, sa parfaite intelligence de la moindre phrase, son immense culture distillée discrètement, son humour, aussi, qui transparaît au fur à mesure de l'exposé, finiront par me séduire. A la fin de l'intervention de Tadié, Compagnon tente de lui poser quelques questions. Visiblement cette partie-là n'a pas été préparée entre eux, il n'y a pas de connivence, les réponses ne corrrespondent pas exactement aux questions, il y a des vides, des silences, des sourires, Compagnon ne se force pas, il feuillette...
J'aimerais que ce moment s'éternise, nous assistant silencieux à ce non-échange entre deux hommes perdus dans le même livre, tranquilles, paisibles, nous entraînant dans leur rêve dans la lumière douce et dorée de cet amphithéâtre.


Antoine Compagnon nous présente Jean-Yves Tadié : celui-ci a présenté sa thèse sur Proust en 1970, que A. Compagnon considère comme la première grande thèse sur Proust. Il est l'éditeur de la nouvelle édition de Proust dans la Pléiade et a également écrit une biographie de Proust, il a fait paraître De Proust à Dumas, ensemble d'articles et de chroniques qui couvrent également le cinéma et la musique. C'est un passionné de Jules Vernes.
Le sujet qu'il a choisi de traiter est "Proust et Pompéi".

Jean-Yves Tadié prend la parole.
Lorsqu'Antoine Compagnon m'a demandé d'intervenir à ce séminaire, j'ai eu l'illusion de dix personnes discutant autour d'une petite table... Je vois que je me suis lourdement trompé.
Je regrette malgré tout de ne pas pouvoir vous distribuer le texte que je vais vous lire :

En un instant, les rues devinrent entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin. Je pensai à ce jour, en allant à la Raspelière, où j'avais rencontré, comme un dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle dans les places noires, d'où je ne pouvais plus sortir. Enfin les flammes d'un incendie m'éclairèrent et je pus retrouver mon chemin cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma pensée s'était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je venais seulement d'en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire «Sodoma» comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l'éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l'habitant inconnu de Pompéi. Mais qu'importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir? Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n'y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des avalanches tordues par le vent, et tout au plus accordons-nous une seconde d'attention, pour parer à la gêne qu'elle nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous et le corps que nous essayons d'approcher. La sirène annonciatrice des bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n'eût fait un iceberg. Bien plus, le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps. Or il est faux de croire que l'échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir et nullement d'un duel sérieux, d'un rat et pas d'un lion. Pendant quelques heures les agents de police ne s'occuperaient que de la vie des habitants, chose si peu importante, et ne risqueraient pas de les déshonorer. Plusieurs, plus que de retrouver leur liberté morale, furent tentés par l'obscurité qui s'était soudain faite dans les rues. Quelques-uns même de ces Pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro noirs comme des catacombes. Ils savaient en effet n'y être pas seuls. Or l'obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l'on n'accède d'habitude qu'après quelque temps. Que l'objet convoité soit en effet une femme ou un homme, même à supposer que l'abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s'éterniseraient dans un salon (du moins en plein jour), le soir (même dans une rue si faiblement éclairée qu'elle soit), il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l'être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l'obscurité, tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l'excuse de l'obscurité même, et des erreurs qu'elle engendre, si l'on est mal reçu. Si on l'est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle (ou celui) à qui nous nous adressons silencieusement, une idée qu'elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d'avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Cependant l'obscurité persiste; plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûter au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d'un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.[1]

Deux sources d'inspiration traversent ce passage : la Bible et l'antiquité greco-romaine.

Il s'agit d'une scène qui historiquement s'est produite en janvier 1918. Je vais procéder à la façon de Barthes dans S/Z et distinguer les différents codes.

- Il y a l'intrigue romanesque : en juin 1916, le narrateur est de retour à Paris après deux ans d'absence. Il marche, et il s'agit d'une promenade inversée qui remonte d'abord dans le passé et dans l'histoire. Il marche vers le salon des Verdurin quand éclate une alerte, l'avion rappelle le thème de l'ange, dont ceux de Sodome et Gomorrhe. Le narrateur a soif, il se réfugie dans un hôtel où il va rencontrer M. de Charlus. Il repart, nous avons la description du métro pompéien.
- le code historique : dans une lettre à Mme Strauss du 13 février 1918, Proust raconte cette soirée:

Je tâcherais de venir sans Gothas,comme vous dites, et bien que je me trouve jamais sorti que les soirs de zeppelins, d'orage etc. Le soir des Gothas j'étais allé entendre le deuxième quatuor de Borodine chez les Gabriel de La Rochefoucauld. Comme j'étais parti presque au moment où la sirène a commencé, j'aurais pu être rentré très vite et éviter (c'aurait été la première fois) d'être dans la rue à ce moment-là. Mais le vieux chauffeur que j'avais pris n'a pu mettre en marche rue Murillo, et a eu ensuite une panne d'une demie heure avenue de Messine de sorte que n'ayant pas la patience d'attendre dans la voiture et restant à coté d'elle, j'ai tout entendu parfaitement. Mais le vieux chauffeur devait être sourd car quand arrivé chez moi je lui ai dit que s'il avait peur de rentrer, je pouvais le coucher dans mon petit salon, il m'a répondu : "Oh ! non je pars pour Grenelle. Ce n'est qu'une fausse alerte et il n'est rien venu du tout sur Paris." Une bombe éclatait rue d'Athènes à cinq minutes de chez moi pendant qu'il disait cela [...] [2]

Les journaux de l'époque nous apprennent que les pompiers ont été appelés à 23h25. Le métro a fermé ses grilles et les gens n'ont pu s'y réfugier. Quatre-vingt-onze bombes sont tombées sur Paris, faisant quarante morts. La censure interdit de donner le lieu de chute des bombes, mais tout le monde les connaît.
- Il y a donc une réalité historique filtrée par ce qu'a vu l'auteur qui s'élève jusqu'au mythe. Le texte présente un mouvement de restriction/dilatation.

Le texte se souvient de lui-même (voir édition Tadié p.395 t4), il a déjà été question de Pompéi quelques pages plus haut. C'est Charlus qui parle:

« Je ne sais pas, du reste, pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c'est la guerre mais on danse, on dîne en ville, les femmes inventent «l'Ambrine» pour leur peau. Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. Et c'est ce qui le sauvera de la frivolité. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu'un volcan) vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l'interrompant, les enfants s'instruiront plus tard en regardant dans des livres de classe illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d'aller dîner chez une belle-sœur, ou Sosthène de Guermantes qui finissait de peindre ses faux sourcils; ce sera matière à cours pour les Brichot de l'avenir; la frivolité d'une époque, quand dix siècles ont passé sur elle, est matière de la plus grave érudition, surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels documents pour l'histoire future, quand des gaz asphyxiants analogues à ceux qu'émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n'ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues! D'ailleurs n'est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de mouton rothschild ou de saint-émilion, mais pour cacher avec eux ce qu'ils ont de plus précieux, comme les prêtres d'Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés ? C'est toujours l'attachement à l'objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas comme Herculanum fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s'imposent! Et cette lucidité qui nous est donnée n'est pas que de notre époque, chacune l'a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu'elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d'une maison de Pompéi cette inscription révélatrice : Sodoma, Gomora».[3]

Pompéi a donc été évoquée plus tôt par Charlus. Paris est devenu Pompéi et Herculanum.

l'avion - C'est un premier code symbolique. Il y a déja eu un avion dans le texte, d'ailleurs tout revient deux fois dans la Recherche. Il y avait eu dans cette première rencontre avec un avion une sorte de transformation continue, Morel devenu Elstir devenu l'aviateur qui paraît un demi-dieu grec. Ce premier avion s'est élevé vers le ciel tandis que le second descend comme un dieu ou un ange du mal surgi de la nuit.

tuerait - Il y a un fort sentiment de culpabilité chez tous les clients de Jupien; les habitués de l'hôtel de Jupien ont intégré la culpabilité jusqu'à en faire une maladie: qu'importe la mort si on peut être libéré de l'angoisse. La crainte individuelle disparaît dans la crainte collective.

le rat - On voit également apparaître le motif du rat. Les rats ne sont pas très nombreux dans La Recherche, mais ils sont violents. Mme Verdurin en a une peur épouvantable, mais on sait qu'en réalité, c'est Proust qui en a très peur. Le rat renvoie au cauchemar à propos des parents transformés en souris blanches. (Tadié p.386 t2)

[...] les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, où nos parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui n'exclut pas une guérison prochaine. En l'attendant nous les tenons dans une petite cage à rats, où ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros boutons rouges, plantés chacun d'une plume, nous tiennent des discours cicéroniens.[4]

On peut penser que les rats renvoient aux expériences du père médecin, père qui s'exclamait: «Les rats, Madame, les rats, il n'y a que cela!»
Cela renvoie à la perversion proustienne qui consistait à mettre à mort à l'aide de longues aiguilles des rats enfermés dans une cage. Il s'agit vraisemblablement de la figure paternelle. Le pervers est condamné à rejouer éternellement la même scène pour obtenir une maigre jouissance. Ici, ce rite funèbre s'accorde à l'agonie de Paris.

Pourquoi Pompéi? - Il s'agit d'une réécriture de Pline le Jeune. A la question «Quel personnage auriez-vous voulu être?», Proust avait répondu «Pline le Jeune». J'ai élaboré par le passé six hypothèses pour tenter d'expliquer cette réponse, dix ans plus tard j'en ai découvert une septième qui est peut-être la meilleure. Je vais vous la présenter.
Vous connaissez tous la scène, Pline est en train de lire Tite-Live, l'éruption a commencé, les gens sont affolés et courent, quittent la ville, il continue de lire. Enfin Pline et sa mère se décident à quitter la villa, lui soutenant sa mère «alourdie par l'âge, l'embonpoint et l'effroi». Il décrit la fuite, la nuit, la peur.

[...] la nuit comme on l’a dans une chambre fermée toute lumière éteinte (nox qualis in locis clausis lumine exstincto). On entendait les gémissements des femmes, les vagissements des bébés, les cris des hommes. On ne pouvait percevoir les visages. On cherchait à reconnaître les voix. Il y en avait beaucoup qui, par frayeur de la mort, appelaient la mort. Beaucoup qui élevaient les mains vers les dieux. Beaucoup, plus nombreux encore, disaient qu’il n’y avait plus de dieux et prétendaient que cette nuit serait éternelle et la dernière du monde. La cendre en abondance était lourde. Nous nous levions de temps en temps pour la secouer. Je ne geignais pas : je pensais que je périssais avec toutes les choses et que l’immense monde mourait en même temps que moi.

J'ai utilisé l'admirable traduction de Pascal Quignard dans Le sexe et l'effroi.[5].
Ce passage joue en sous-texte ou en intertexte dans le passage proustien que nous étudions. Je pense aujourd'hui que Proust a été touché par cette image de Pline à 16 ans essayant de sauver sa mère.

Sodoma - C'est encore une référence qui revient. «Sodoma, Gomora», c'est la jouissance mortelle, qui vient après l'évocation du rat, de Jupien, de Pompéi. «cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire « Sodoma » comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l'éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l'habitant inconnu de Pompéi.» (curieusement, Quignard ne l'évoque pas dans son livre): il y a une prescience de la catastrophe. Chaque époque qui se sait condamnée a une mémoire spéciale.
«Nous nous sommes souvenus de tout parce qu'avant la catastrophe nous avions une mémoire spéciale», dit Nabokov. (exactitude de la citation non garantie).
La Genèse, chapitre 18 et 19, ne précise pas le péché de Sodome. On ne l'apprend que par hasard, suite à une scène de western (sic): deux étrangers sont arrivés à Sodome, Lot les accueille sans savoir que ce sont des anges; les habitants de la ville les réclament, pour les «connaître», dit la Bible. C'est Vigny qui a "spécialisé" Sodome et Gomorrhe, en leur réservant un sexe.
Ainsi, cette nuit de Paris est comparée à la fois à celle de Sodome et à celle de Pompéi et à la dernière nuit avant le jugement dernier.

obscurité Ainsi qu'il existe du café décaféiné, il existe de l'érotisme désérotisé. Tel est l'effet de l'obscurité sur l'érotisme : elle supprime les préliminaires (les regards, les paroles), il ne reste que les mains et les corps, il y a désérotisation; il ne reste que les sens, Eros sans l'amour, le désir sexuel nu. Il y a suspension du jugement moral, du sentiment intérieur de culpabilité.
Il y a oubli de la mort par la quête du plaisir.
Pompéi était un lieu de débauche, une sorte de côte d'Azur romaine [rires], mais Pompéi, c'était les plaisirs avant la catastrophe, tandis que dans ce passage proustien, c'est dans la catastrophe elle-même que se situe le plaisir.

Tout cela est parfaitement résumé dans la dernière phrase : «Cependant l'obscurité persiste; plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûter au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d'un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.»

Léo Spitzer, réfléchissant après E.R.Curtius, remarque que Proust parle des choses les plus diverses, que la multiplication des subordonnées accompagnent les hasards du monde. Cependant, la multiplicité du réel, du temporel, est dominée par un esprit transcendant. Ce ne sont pas les petits faits chers aux réalistes qui intéressent Proust, mais le mythe éternel. L'histoire de Proust est une histoire du jugement dernier, un jugement païen sans dieu, sans lumière, sans espoir.


L'intervention de Tadié est finie. C'est le temps des questions, paresseuses, à peine des questions, plutôt des phrases croisées entre deux hommes qui n'ont pas vraiment besoin de se parler et de s'écouter pour parler de la même chose. L'accord est souterrain et profond, les signes en surface sont décousus et n'importent pas. Ils sont heureux d'un même bonheur dans leur livre.

A.C. : je remarque qu'il est fait allusion aux catacombes. Avant la Révolution, celle de 1830 je crois, on disait qu'on "dansait sur un volcan".
Il y a tout de même des expressions étonnantes, «les yeux seuls mangent le blé en herbe»...
C'est curieux ce rôle de Proust dans la spécialisation de Sodome...

J-Y. T. : Il a repris des vers de Vigny, qui nourrissait des soupçons envers les pratiques de sa maîtresse Marie Dorcival.

A.C. : j'ai accompagné un jour une thèse sur Pompéi au XIXe siècle. C'est impressionnant, tout le XIXe siècle parle de Pompéi. Je me demande s'il a beaucoup été fait allusion à Pompéi pendant la première guerre mondiale.

J-Y. T. : il y a ce livre d'Edward Bulwer-Lytton, Les derniers jours de Pompéi. Ce n'est pas un grand livre, mais tout le monde l'a lu, et il est probable que Proust l'a lu quand il était jeune. Il faudrait savoir tout ce que Proust a lu.
Il s'agissait de l'un des premiers bombardements touchant Paris. Les Allemands bombardaient Londres, j'allais dire "comme d'habitude" [rires], mais ils ont hésité à bombarder Paris, un évêque a même prêché que ce serait un péché. Là, il s'agit d'un bombardement de représailles, les Français ayant bombardé une ville allemande le soir de Noël. Mais cela, bien sûr, n'est pas précisé dans les journaux de l'époque.

A.C. : il y a également une allusion au Titanic, première grande catastrophe moderne.

J-Y. T. : Oui, mais aujourd'hui il n'y a plus d'iceberg... [rires]
A la fin du Temps retrouvé, nous sommes libérés de la fin du monde. En effet, la fin du monde ne signifie pas la fin de l'œuvre. L'art vit au-delà de l'histoire.
La section centrale parisienne du Temps retrouvé est peu connue et peu étudiée. Pourtant elle est pleine de révélations.

A.C. : On peut également y lire une allusion à Baudelaire.

Je n'ai plus rien noté, mais cela s'est terminé quasiment aussi abruptement.

PS : La version de sejan

Notes

[1] Le Temps retrouvé p.833 (t3-Clarac)

[2] lettre à madame Strauss du 13 février 1918 (merci à Tlön)

[3] Le Temps retrouvé p.806 (t3-Clarac)/p.395 (t4-Tadié)

[4] Du côté de Guermantes, p.87 (t2-Clarac)/p.386 (t2-Tadié)

[5] p.285. Merci à Etienne

Cours n° 2 : Mémoire et espace

Nous avons donc vu la semaine dernière que ce cours porterait sur la mémoire de la littérature, ce qui signifie :
- que la littérature se souvient
- qu'on se souvient de la littérature
- que la littérature se souvient de la littérature.

La Recherche sera considérée ici sous l'angle de la mémoire de littérature plutôt que celui de la littérature de la mémoire; et là encore le sens est double, la littérature étant autant l'objet qui parle de la mémoire que le sujet fondé, structuré, par la mémoire.

Rien n'est dit ici sur la mémoire involontaire, et il n'en sera rien dit pendant quelque temps. Je voudrais développer quelques points à propos de la mémoire.

Mémoire et espace

Le plus souvent la mémoire est associée au temps. Mais il y a également un rapport entre temps et espace. Il faut imaginer Proust écrivain dans son lit entouré par la montagne de ses papiers, montagne, caverne, niche, arche, palais... Au milieu de ses papiers, Proust donne le sentiment de tout posséder, de se déplacer très aisément de renvoi en renvoi, de cahier en cahier; les cahiers ont des noms, cahier babouche, cahier fridolin, cahier du grand bonhomme. Ces cahiers sont très souvent numérotés et ils ont une identité, il s'agit de moyens mémotechniques pour se souvenir. Proust pioche dans «l'abondance des mots et des choses» (Erasme, De duplici copia verborum ac rerum) au cours de l'écriture de son roman en utilisant son immense mémoire artificielle.

Car il existe un "art de la mémoire" — qui a été étudié par Fances A.Yates dans les années 60 et traduit en France dans les années 70 —, une longue et grande tradition de la mnémonique architecturale, qui est la dernière partie de la rhétorique. En effet, pour prononcer un discours il faut de la mémoire. La rhétorique à Herennius, longtemps attribuée à Cicéron, distingue mémoire naturelle et mémoire artificielle. L'art de la mémoire artificielle consiste à placer des images dans des lieux vastes, des palais, des voûtes,... L'orateur place des objets dans des lieux, puis au moment du discours il parcourt les pièces et ramasse les objets.
Il y a deux mémoires, la mémoire des choses et la mémoire des mots, il s'agit de décomposer ce qu'on veut dire en rébus, de séparer le signifié du signifiant. Le discours s'apparente à un parcours des lieux; la rhétorique se rapporte aux topoï, mais aussi au lieu et à l'architecture.
On assiste à une spatialisation du discours. La mémoire du temps est représentée dans l'espace.

Je ferai un parallèle entre le narrateur dans son lit à Combray entouré d'images au début de La Recherche et l'auteur dans son lit entouré de ses papiers.
On pourrait avoir l'impression de deux traditions étrangères l'une à l'autre : la tradition classique de la mémoire artificielle, qui place des images dans des lieux, et la tradition romantique de la réminiscence où le lieu joue le rôle du signe "accidentel", ainsi que l'a montré Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle. Grâce au signe accidentel, un bonheur peut ressusciter. Le signe accidentel (par opposition au signe artificiel) peut réveiller un bonheur intérieur oublié.

La définition du signe accidentel dans le Dictionnaire de la musique de Rousseau est «objet que quelque circonstance a lié à des idées et propres à réveiller ses idées». Il s'agit de signes mémoratifs, ou de mémoratifs tout court. Rousseau en donne deux exemples: en musique, cela peut arriver avec un air, même un air sans grande valeur, car la capacité mémorative est indépendante de la valeur esthétique. L'autre exemple est l'herbier et le classement des plantes. Il s'agit déjà d'un lieu, d'une organisation, on n'est plus si loin du signe artificiel.
L'herbier est un lien entre le signe accidentel et la mémoire artificielle, de même le rapprochement que je propose entre l'auteur entouré de ses papiers et le narrateur entouré des images au début de La Recherche. Il y a hésitation entre un récit chronologique (un récit composé) et un récit selon le souvenir (un récit déposé, selon le mot de Thibaudet). Entre les deux se trouvent de nombreuses références spatiales. «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.»[1]: on voit les références au temps (les heures, les années) et à l'espace, concentrique.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait.

Dans cet éveil en pleine nuit, il s'agit d'induire la chambre où le narrateur se trouve. Il s'agit d'une scène de reconnaissance.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[2]

On assiste à la transformation d'une mémoire spatiale (mon corps... cherchait... à repérer la position de ses membres) en mémoire artificielle (ma pensée... eût identifié).
Il y a donc trois temps: premier temps, mémoire du corps, naturelle; deuxième temps, tentative de reconnaissance qui entraîne une erreur, une fausse reconnaissance («lui présentait successivement plusieurs des chambres»); troisième temps, éveil d'une mémoire artificielle et discursive.

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.[3]

On passe de la cause occasionnelle (le réveil) à la mémoire volontaire, active: les souvenirs sont récupérés dans les chambres où ils ont été déposés.
Quelques pages plus loin, la madeleine vient bouleverser la prééminence de la mémoire artificielle. Malgré tout, c'est elle (la mémoire artificielle) qui domine le roman, entrecoupée de souvenirs occasionnels.

Ramon Fernandez, le premier critique proustien et qui travaillait à la NRF, avait bien raison de parler de spatialisation du temps et de la mémoire. C'est ce qu'on a appelé le bergsonnisme de Proust. Proust attribue au temps les caractères de l'espace notamment quand il présente le passé dans le présent.
A plusieurs reprises, Proust évoque indifféremment une psychologie dans le temps ou une psychologie dans l'espace, par opposition à une psychologie plane.
Dans Albertine disparue, le narrateur enquête. Il relit sa vie avec Albertine:

Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace.
Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; [...][4]

Voilà une chose dont nous ne parlons pas ici : l'oubli...
Le défaut de la psychologie de convention qui est statique est de ne pas tenir compte du temps. Proust s'en ouvre à Jacques Rivière dans une lettre : «...une des choses que je cherche en écrivant [...], c'est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane.»[5]

On trouve une autre scène de reconnaissance lorsque le narrateur se trompe et confond "Mlle de Forcheville" avec "Mlle d'Eporcheville" sans reconnaître tout d'abord Gilberte. A propos de ce lapsus, le narrateur fait le commentaire suivant : «Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immoblie. Mais en réalité ce n'est pas du tout comme cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.» [6] Proust rapproche la mémoire de la photographie mais déclare que la photographie est insuffisante.

De même, dans les dernières pages de son roman, le narrateur décrit son projet en terme spatial :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le resaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.[7]

La psychologie dans l'espace qui fera la beauté de l'œuvre est liée à cette introduction du passé dans le présent.
Il y a donc de bonnes raisons de voir un palais de mémoire, un théâtre, une bibliothèque dans La Recherche du temps perdu.

La rhétorique à Herennius associe des lieux à des images. Que doivent être ces images pour rester dans la mémoire? Elles doivent être frappantes, actives, d'une beauté ou d'une laideur exceptionnelles (egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem) [sourire dans la voix de Compagnon] ou ridicule (ridiculas res): il s'agit donc toujours d'être dans l'excès.
Or il n'y a pas de meilleur exemple d'excès que les vices et les vertus peints par Giotto à Padoue. Michael Baxandall, dans son livre Giotto and the OratorsGiotto et les orateurs — traduit par Les humanistes à la découverte de la composition en peinture[quelques rires dans la salle] met à jour l'influence de la tradition rhétorique sur les peintres de la Renaissance.
Or Giotto joue un rôle dans La recherche, notamment lorsque Swann remarque la fille de cuisine à Combray, qui lui rappelle la figure de la Charité de Giotto (on a là la marque de l'influence de Ruskin, qui a analysé l'œuvre de Giotto).
Or si nous regardons les vices et les vertus de Giotto, nous nous apercevons que leurs traits sont caricaturaux. L'un des conseils de La rhétorique à Herennius est d'utiliser des vêtements amples comme images de mémoire, la Charité est revêtue d'une houppelande. D'autre part la figure de la fille de cuisine est frappante:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.[8]

On voit le caractère excessif ou ridicule de cette description.
Ruskin a également travaillé sur la cathédrale d'Amiens. On sait que Proust a eu un moment le projet de suivre un plan mettant en parallèle les vices et les vertus de Padoue et de Combray. Il a songé à l'architecture pour éviter la chronologie. Erwin Panofsky a montré dans Architecture gothique et pensée scolastique l'homologie de structure entre philosophie scolastique et architecture gothique. (Son livre étudie les rapports entre la basilique Saint-Denis et la pensée de l'abbé Suger : il y décèle des homologies irréductibles). Il n'est donc pas illégitime de lier Proust à cette tradition de la mémoire rhétorique.

Il explique, par un mouvement comme souvent en deux temps, d'abord/plus tard, comment le narrateur a progressivement pris conscience de l'action des peintures de Giotto:

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.[9]

Il y a là des imagines agentes, des images qui pour êtres actives doivent être frappantes.
Il y a donc dans La Recherche du Temps perdu une mémoire de cette mémoire artificielle, qui s'inspire autant de la cathédrale d'Amiens que des vices et des vertus de Giotto.
Entre les signes remémoratifs de Rousseau et les images actives de la Rhétorique à Herennius, il n'y a peut-être pas une différence si grande : après tout, l'image de la madeleine a un caractère saisissant et frappant, tel un objet de la tradition rhétorique.

Les rapports de la mémoire et de la reconnaissance

Je voudrais insiter sur l'importance de la reconnaissance, corrolaire de la représentation spatiale de la mémoire. Le lecteur se déplace dans le livre, il s'agit de la métaphore très ancienne qui lie la marche ou la promenade à cheval à la lecture — on se rappellera Montaigne affirmant que ses idées lui viennent à cheval.
Le modèle du roman est la topographie, davantage que l'histoire. La littérature est liée à la géographie, à la cartographie, à l'orientation et au sens de l'orientation.

La recherche du temps perdu est une lecture liée à la mémoire, il s'agit d'une expérience de la lecture comme mémoire.
Proust décrit l'audition de la musique. C'est la première fois que le narrateur entend la sonate de Vinteuil :

Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire.[10]

Pourquoi ne comprend-on rien? Ce qui fait défaut ce n'est pas la compréhension mais la mémoire. Il y a nécessité de la mémoire pour qu'il y ait reconnaissance.


PS : La version de sejan.

Notes

[1] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[2] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[3] Du côté de chez Swann, p.8 (t1-Clarac)/p.8 (t1-Tadié)

[4] La Fugitive, p.557 (t3-Clarac)

[5] voir les précisions de Tlön dans les commentaires.

[6] La Fugitive, p.573 (t3-Clarac)

[7] Le Temps retrouvé, p.1031 (t3-Clarac)

[8] Du côté de chez Swann, p.81 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[9] Du côté de chez Swann, p.82 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[10] A l'ombre des jeunes filles en fleurs p.529 (t1-Clarac)/p.519-523 (t1-Tadié)

Ce qu'on apprend à nos enfants pendant que nous avons le dos tourné

— Mon fils est devenu fou !
— Ce sont les pauvres qui sont fous ! Les riches sont excentriques !
— Balthazar est excentrique à lier !

Picsou hors-série, avril 1998 (la graisse est d'origine.)


(Je sais, je sais. Ça traînait dans les WC.)

La fin du monde est proche

Ce matin, dans le RER, j'étais assise à côté d'un jeune homme qui lisait un magazine édité par les témoins de Jéhovah.
L'article engageait ses lecteurs à mettre de l'ordre dans leur vie, et ce, de façon très américaine, du moins ce que j'appelle "très américaine", c'est-à-dire de façon fort pramagtique : triez, rangez, jetez, mettez de l'ordre autour de vous pour pouvoir faire régner l'ordre en vous, proclamait l'article. (Je devrais peut-être me convertir.)
Cela m'a rappelé les articles de Sélection du Reader's Digest que j'ai lus pendant des années. J'adorais cela. Aujourd'hui encore, je ne résiste jamais à un livre sur la gestion du temps: je l'ouvre et le feuillette, c'est inévitable.

Ce soir, mon voisin de RER lisait Les extra-terrestres et l'avenir de l'humanité. Il était malheureusement placé de telle façon que je n'ai pu entrevoir quelques lignes.
J'ai fait une recherche sur Amazon. Voici la présentation :

Depuis des décennies, un peu partout dans le monde, des entités se présentant comme des extraterrestres contactent des humains de conditions sociales et de milieux différents. Elles leur donnent pour mission de délivrer un message prédisant un futur apocalyptique pour notre civilisation. Or, aujourd'hui de nombreux signes prouvent que ces avertissements ne sont que trop fondés. La fin du pétrole est pour bientôt et le réchauffement de la planète commence à montrer ses effets, tandis que les scientifiques admettent la possibilité d'un emballement climatique catastrophique pour les années à venir. Sur fond de 11 septembre, de montée en puissance de la Chine, d'économie mondiale au bord du gouffre, de guerre au Moyen-Orient, de pollution et d'arme secrète, l'auteur examine quel sera notre avenir collectif et quel est le sens profond de ces avertissements issus d'entités non humaines.

L'auteur, précise Amazon, est «informaticien au Ministère de la défense. Il a déjà publié trois livres aux éditions JMG: Ummo: un dieu venu d'ailleurs; Ovnis: contact et impact; Le Plan pour sauver la Terre. Il est considéré comme l'un des principaux spécialistes du phénomène Ovni.»

Well.


Je sais peu de choses sur les Témoins de Jéhovah. Ce que j'en sais emporterait plutôt mon admiration: ils ont fait preuve d'une remarquable obstination face aux nazis, même si ce courage s'enracine dans une forme de bêtise ou de crédulité ou d'obscurantisme. Mais n'est-ce pas là le terreau privilégié du martyre?

Ce que je sais des témoins de Jéhovah vient du livre de Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück. L'histoire de cette femme est extraordinaire: allemande et communiste, elle fut arrêtée à Moscou lors des purges de 1937. Détenue en Sibérie, elle fut renvoyée en Allemagne après le pacte germano-soviétique et aussitôt, puisque communiste, envoyée à Ravensbrück, où elle fut haïe des communistes allemandes et tchèques qui refusaient de croire son témoignage.
Si vous voulez lire le témoignage presque irréel d'une femme qui observe, juge et ne se plaint jamais, lisez Déportée en Sibérie et Déportée à Ravensbrück.

Je copie les pages concernant les témoins de Jéhovah. Margarete Buber-Neumann, à sa grande surprise, est nommée leur Blockälteste suite à diverses luttes d'influence entre les Allemands du camp:

Une curieuse existence commence alors pour moi au block 3. Chez les asociales, chaque minute apportait son lot de craintes et d'obligations. Chez les témoins de Jéhovah par contre, pas l'ombre d'un problème. Le block fonctionne comme un véritable métronome. Le matin, dans la hâte qui sépare le réveil de l'appel, c'est à peine si l'on entend un mot prononcé à voix haute. Le départ en rangs par deux pour l'appel, qui dans les autres baraques ne peut se faire sans que Blockältesten et Stubenältesten s'époumonent à tout va, se déroule ici sans le moindre à-coup, de la manière la plus naturelle du monde. Il en va de même des autres activités telles que la répartition de la nourriture, etc. Ma tâche principale, chez les témoins de Jéhovah, est de rendre leur séjour aussi agréable que possible (pour autant qu'il puisse l'être), de les préserver des tracasseries de la chef de block SS et de me faire le porte-parole de chacune d'entre elles (pour autant que j'en aie la force et le pouvoir). [...] Au block 3, on ne vole pas, on ne trompe pas, les codétenues ne se dénoncent pas les unes les autres. Chacune de ces femmes est non seulement dotée d'un sens du devoir très aigu, mais se sent en outre partie prenante et responsable de la baraque dans son ensemble. Assez rapidement, elles s'aperçoivent que je n'ai rien de ces manières de Blockälteste qu'elles redoutent tant, que je me sens bien auprès d'elles; elles m'accueillent donc dans leur communauté de block et, deux années durant, ce rapport fondé sur la confiance absolue ne s'est trouvé brisé ni de mon fait, ni du leur. [...]
Mais voici que je vivais quotidiennement avec des centaines de ces fanatiques religieuses; dans la mesure où elles ne me considéraient pas comme un «instrument du Malin», il était fatal qu'elles tentent de me faire rejoindre leurs rangs ou, comme elles disaient dans le langage singulier de leur secte, de me faire «porter témoignage». Toutes les femmes qui tentèrent de discuter avec moi avaient sans exception un niveau d'éducation très médiocre. La plupart d'entre elles étaient originaires de villages ou de petites villes, de familles paysannes ou ouvrières, de la petite bourgeoisie parfois, mais toutes avaient fréquenté l'école. Il était parfaitement vain d'évoquer devant elles des références empruntées à l'histoire, voire aux sciences naturelles; elles répondaient à tout par des citations de la Bible, et lorsque j'entrepris une fois de parler de l'histoire de l'évolution et mentionnai sans malice le bon vieux Darwin, elles réagirent comme si j'avais invoqué le Diable en personne. Elles finirent rapidement par se convaincre que je ne présentais aucune des prédispositions ou qualités me permettant de devenir témoin de Jéhovah; elles cessèrent donc de tenter de me convertir mais — m'assuraient-elles sans relâche pour me manifester leur sympathie — elles conservaient l'espoir que l'«inspiration» finirait par me venir avant qu'il ne soit trop tard et que je connaisse le sort de tous les «damnés». Si j'ai bien compris ce qu'elles entendaient par là, toute l'humanité allait, à brève échéance, connaître «la fin du monde» et être précipitée dans la damnation éternelle. C'est alors que surviendrait, pour les seuls témoins de Jéhovah, l'Âge d'or, l'«Armageddon».
[...] La seule croyance en l'imminence de la fin du monde n'aurait pourtant pas suffit à faire des témoins de Jéhovah des ennemis du Troisième Reich... si de surcroît elles n'avaient pas été convaincues que toute organisation étatique était l'«œuvre du Malin», de même d'ailleurs que tout Église, — à commencer par l'Église catholique. Pour elles, le régime nazi était (et elles en trouvaient lla prophétie dans la Bible!) le couronnement de l'entreprise diabolique; survenant à la fin des temps, il était le signe avant-coureur de la chute de tous les incroyants dans l'enfer de la damnation. Les témoins de Jéhovah, qui s'en tenaient au commandement chrétien «Tu ne tueras point», étaient totalement réfractaires à la guerre: cela coûta la vie à de nombreux hommes professant la foi et les femmes de Ravensbrück, elles, refusaient d'effectuer tout travail relevant de l'effort de guerre — une attitude qui n'allaient pas sans conséquence. Jusqu'en 1942, elles constituèrent, au camp, le personnel le plus recherché, le plus convoité par les SS. [...] A tel point qu'on les dota de laissez-passer spéciaux leur permettant d'entrer et de sortir du camp pour le travail sans surveillance: jamais un témoin de Jéhovah n'aurait songé à s'enfuir! Elles étaient d'ailleurs, en un certain sens, des «détenues volontaires». Il leur suffisait en effet de se présenter auprès de la surveillante-chef, de signer une déclaration attestant qu'elles renonçaient à leurs convictions pour être remises en liberté le jour même. Le contenu en était grosso modo le suivant : «Je soussignée... déclare renoncer à dater d'aujoud'hui à être témoin de Jéhovah et m'engage à ne plus participer aux activités de l'Union internationale des témoins de Jéhovah, ni par la parole, ni par écrit...»
Jusqu'en 1942, celles qui «signèrent» demeurèrent des cas tout à fait isolés.

Un jour, l'une des plus âgées des détenues, tuberculeuse, est sélectionnée pour un départ vers les chambres à gaz. Il est trop tard pour détruire la liste des prisonnières choisies. Margarete Buber-Neumann va voir la malade pour tenter de la convaincre d'adjurer et de quitter le camp. Elle pense avoir réussi :

Mais une demi-heure plus tard environ, je vois entrer Ella Hempel dans la pièce de service où je me trouve. Une expression de dégoût et de fureur gravée sur le visage, elle me lance:
— Grete, je n'aurais jamais pu imaginer que tu étais de mèche avec le Malin! Que tu faisais cause commune avec les SS!
Je ne comprends pas tout de suite ce qu'elle entend par là:
— Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce que tu veux?
—Tu as conseillé à Anna Lück d'aller signer! Comment as-tu pu faire une chose pareille?
Là, vraiment, c'en est trop; pour la première et la dernière fois je sors de mes gonds et j'agonis d'injures un témoin de Jéhovah:
— Quoi? hurlé-je, vous prétendez être des chrétiennes? Et vous livrez de sang-froid votre sœur au gaz? Dis-moi un peu quels sont les commandements chrétiens qui l'ordonnent? L'amour du prochain, peut-être? Il ne vous suffit pas de laisser en carafe vos enfants, de laisser sans broncher les autorités les fourrer dans des foyers nazis, les maltraiter? Non, il faut qu'en plus vous alliez prêter main-forte à un assassinat — pour la plus grande gloire de Jéhovah! Des brutes sans cœur, voilà ce que vous êtes!
Elle s'attend si peu à cette sortie qu'elle bat en retraite, effrayée. Je suis alors persuadée de m'en être fait une ennemie pour toujours. Mais tout au contraire. A dater de ce jour, elle sera la soumisson en personne — raison suffisante pour me la rendre tout à fait antipathique.

Séminaire n°1 : la littérature se souvient de la littérature

Le séminaire portera sur ce sujet assez large. Le programme en sera incessamment disponible sur le site du Collège.
La semaine prochaine interviendra Jean-Yves Tadié, qui m'a donné comme titre "Proust et Pompéi".
Le 9 janvier viendra Pierre-Louis Rey, qui parlera de "Proust et le mythe d'Orphée".
Le 16 janvier viendra Philippe Sollers, qui ne m'a pas encore donné de titre, mais m'a envoyé un petit livre, Fleurs. Ainsi nous aurons le témoignage d'un écrivain à propos de la transmission de la littérature par la littérature.
Car il ne suffit pas de parler en amont, il faut aussi parler en aval, et c'est le sens du témoignage de Philippe Sollers : comment transmet-il Proust?
Les intervenants parleront environ 40 mn, afin que nous ayons ensuite le temps de débattre.

(fin de la parenthèse. Retour sans transition à l'exacte fin du cours : Bakhtine, le dialogisme, la littérature se souvient de la littérature)

Je n'entends pas cette mémoire comme une auto-référencialité, mais au sens authentique bakhtinien (dialogisme) : les langues du monde, une bibliothèque du monde. Cela me rappelle Emerson —cité par Borgès— qui disait: «Une bibliothèque est une caverne magique remplit de morts qui peuvent renaître.»

Le pli de la littérature sur elle-même lui donne son élan.

La présence de la littérature dans la littérature se voit par l'allusion.

Souvent on ne la voit pas. Puis une fois qu'on l'a vue, on ne voit plus que cela. C'est ce que rapporte Proust une fois qu'il a compris que M. de Charlus était un inverti:

Jusqu'ici je m'étais trouvé, en face de M. de Charlus, de la même façon qu'un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n'a pas remarqué la taille alourdie, s'obstine, tandis qu'elle lui répète en souriant: «Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment», à lui demander indiscrètement: «Qu'avez-vous donc?» Mais que quelqu'un lui dise: «Elle est grosse», soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C'est la raison qui ouvre les yeux; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. [1]

La littérature est grosse de la littérature. Une erreur dissipée donne un sixième sens.
Il y a toujours un signe de l'allusion mais il n'est pas donné à tous de le voir.
Par exemple, la phrase de Vinteuil amène l'évocation d'une passante, et qui dit passante dit Baudelaire. De nombreuses allusions baudelairiennes reviendront.

[...] elle l'entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais, rentré chez lui, il eut besoin d'elle : il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne à sa sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.[2]

Le thème de la passante apparaît dès Combray, quand le narrateur désire l'apparition d'une passante lors de ses promenades, il est présent dans les jeunes filles en fleurs, où Proust note que «les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage» Ibid, p.713. [rires étouffés dans la salle]

On trouve une autre allusion baudelairienne à la fin de Sodome et Gomorrhe. Le narrateur s'ennuie avec Albertine et s'apprête à la quitter quand il apprend qu'elle connaît Mlle Vinteuil. Il passe une nuit d'insomnie et de jalousie; au matin il décide de regagner Paris avec elle où il la retiendra prisonnière. Il assiste à un lever de soleil.

Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l'aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leurs voiles et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir: scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du couchant, [...][3]

Nous avons là un crépuscule du matin opposé à un crépuscule du soir. Il s'agit de la reprise du topos baudelairien des deux aurores:

L'aurore grelottante en robe rose et verte
S'avançait lentement sur la Seine déserte,
fin de Le Crépuscule du matin, in Les Fleurs du Mal

Nous voyons la signature du texte sous le texte : rose et verte/roses et bleues, aurore grelottante/scène grelottante.
Surtout, bizarrerie grammaticale dans le texte proustien des deux épithètes coordonnées "grelottante et déserte" : car ce n'est pas l'aurore qui est déserte chez Baudelaire, mais la Seine, qui devient la scène chez Proust.
Ainsi, la bizarrerie grammaticale devient le signe de l'allusion.

Cette allusion n'est pas un enfermement. Un texte comme un nouveau peintre change la façon de voir le monde:

Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir. [...] Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes.[4]

La mémoire n'est pas un monument, mais un mouvement de littérature, la littérature en mouvement. Le titre retenu pour ce cours est équivoque et permet une mise en abyme. Il est l'occasion de reprendre une recherche dans une constellation de sujets : les rapport de la littérature avec la littérature, noces, duels, angoisses, actions, réactions,...

Quelques points que je ne traiterai pas.

1/Proust et la mémoire : cela fait spontanément penser davantage à une littérature de la mémoire qu'à la mémoire de la littérature. La Recherche du temps perdu, c'est le roman de la mémoire. Que veut-on dire par là? On retrouve la même ambiguïté du génitif : le roman parle de la mémoire; la mémoire structure le roman.

Je veux rappeler que La Recherche du temps perdu appartient à une littérature de la mémoire telle qu'elle s'écrit depuis Baudelaire, Rousseau. C'est une littérature du souvenir: «Un soir t'en souvient-il, nous voguions en silence...» Thème au cœur de la modernité et de la mélancolie. Rappelons-nous que le poème «J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans» finit par le doute sur la valeur de la mémoire: «Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,/ Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche/ Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.» (à nouveau le thème du crépuscule)

La mémoire involontaire est le grand arc qui traverse tout le roman: l'expérience de la madeleine enclenche le récit de Combray, les réminiscences du temps retrouvé déclenchent la décision d'écrire.
La mémoire est à la fois le sujet et l'objet du roman. C'est la mémoire qui structure la mémoire. Le premier qui l'a vu est Auerbach (Mimesis) : toute la technique de Proust est liée à la redécouverte de la réalité perdue déclenchée par un incident sans importance. La Recherche est un roman composé à partir de flash-back, d'analepses dirait Genette, c'est un roman rétrospectif.
Le roman est structuré par le souvenir; le premier souvenir est celui de l'angoisse de la privation du baiser maternel. Le premier flash-back est celui-ci:

Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.[5]

Ce passage a souvent été commenté. Il s'agit de mémoire totale. Auerbach parle d'omnitemporalité (Mimesis, p.539). Un certain nombre de critiques (G.Genette) identifient un texte sous le texte, il s'agit du début des Confessions de Rousseau:

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des souvenirs un peu liés, mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures.

Dans Albertine disparue, le héros ne cesse de réexaminer son passé pour comprendre.

Il y a des cas où les souvenirs n'ont pas été donnés. Par exemple, quand le narrateur donne les meubles de sa tante à la maison de passe en rappelant les légendes celtiques — les objets ont une mémoire —

Je cessai du reste d’aller dans cette maison parce que désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns, notamment un grand canapé — que j’avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d’eux, toutes les vertus qu’on respirait dans la chambre de ma tante à Combray, m’apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense! J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage.[6]

il nous fournit une explication (la petite cousine) pour compléter un oubli du texte:

Je ne retournai plus chez l’entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D’ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre et qui m’avait donné le conseil assez dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée. Ibid

Les souvenirs sont aléatoires. Ils se présentent sans ordre.
Proust a d'ailleurs failli choisir une forme qui suivrait l'ordre dans lequel les choses se présentent à l'esprit. «[...] tout tournait autour de moi dans l'obscurité: les choses, les pays, les années».Du côté de chez Swann Pléiade (1954) t.1, p.6. Les premières pages montrent une mémoire du corps : «Le branle était donné à ma mémoire.» Ibid, p.8. C'est un roman qui finalement n'a pas eu lieu.
L'ordre retenu est grossièrement chronologique. Les souvenirs ne seront pas donnés dans l'ordre où ils arrivent. Borgès encore: le jardin des chemins qui biffurquent.
N'est-ce pas la forme chronologique qui l'a emporté? La mémoire de la littérature a imposé la prégnance d'une forme habituelle.

Il s'agit donc d'un chapitre que je ne traiterai pas : le roman de la mémoire.

2/ les lieux de mémoire
Il s'agit de la mémoire "artificielle" de Proust (ie, le contraire de la mémoire involontaire). Mémoire prodigieuse de Proust, qui écrit entouré de ses cahiers et de ses notes: nous avons là un vrai théâtre de mémoire au sens renaissance du terme.
On peut se souvenir de La Recherche du temps perdu en imaginant circuler à travers des pièces.

(La séance s'est terminée ainsi, un peu abruptement.)


Notes

[1] Sodome et Gomorrhe, p.613 (t2-Clarac)/

[2] Du côté de chez Swann, p.210 (t1-Clarac)/

[3] Sodome et Gomorrhe, p.1130 (t2-Clarac)/

[4] Le côté de Guermantes, p.327 (t2-Clarac)/

[5] Du côté de chez Swann, p.37 (t1-Clarac)/

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.578 (t1-Clarac)/

Cours n°1 : justification du titre

Avertissement en forme de refrain: notes mises en forme et en récit après coup. Ne pas imputer les éventuelles incorrections de syntaxe ou de vocabulaire à A. Compagnon, il s'agira de mes erreurs.
Evidemment, les notes suivantes sont inutilement précises, tout à votre bénéfice. Pour moi-même je n'aurais gardé que les idées forces. (Cette précision à l'attention de ceux qui s'étonneront de l'absurde minutie de ces notes, qui s'apparente à de la coquetterie : c'en est; je ne dirais pas que je m'en targue, mais reconnaissons que cela me fait rire et que cela me plaît ainsi: merci donc, chers lecteurs, d'être l'occasion d'en faire trop.)
Ainsi, il s'agit, j'en ai bien peur, de tout sauf d'une synthèse.


En commençant ce cours, je suis remplis d'incertitude sur ce qui convient de faire, même si j'ai reçu de nombreux conseils de la part de mes collègues. Je considère ces premières semaines comme des expériences qui permettront de trouver le ton juste. Il y aura trois semaines d'ici Noël, que je vais consacrer à justifier ce titre, «Proust, mémoire de la littérature». J'ai invité des intervenants pour l'heure de séminaire, le premier interviendra la semaine prochaine. Aujourd'hui je suis seul, je parlerai deux heures.

Pourquoi avoir choisi Proust ?

Tout n'a-t-il pas déjà été dit sur Proust? Il fait l'objet d'une bibliographie galopante. En 2005, seul Sartre a fait l'objet d'une bibliographie plus importante, et c'était "l'année Sartre". Proust détient donc une sorte de record parmi les Français.
Faut-il dès lors déclarer un moratoire? interdire de parler de Proust pendant vingt ans?
Depuis onze ans que je fais cours à la Sorbonne, j'ai toujours évité d'étudier Proust, sauf les années où il était au programme de l'agrégation. Lorsqu'un étudiant venait me proposer un sujet de thèse sur Proust, je le décourageais: «Qu'aurez-vous de nouveau à dire sur Proust?» Evidemment, on me répondait parfois: «ce sera nouveau parce que je n'ai jamais parlé de Proust» [rires] mais on sait bien que la probabilité que quelque chose de nouveau soit dite est très faible.

Parler de la mémoire à propos de Proust, c'est ajouter la difficulté à la difficulté: on est dans le poncif, la mémoire est la tarte à la crème des études proustiennes, la madeleine, les pavés inégaux, le bruit de la cuillère (qui est une fourchette dans les brouillons) dans Le Temps retrouvé... Félicité de la mémoire involontaire: l'identité des sensations permet d'échapper au temps.

En fait, je dirais qu'aujourd'hui, les études proustiennes présentent un assez fort potentiel. En effet, on n'a pas encore pris la mesure des nouvelles publications parues dans les années 80 au moment que Proust est tombé dans le domaine public. Il n'y a pas eu le même mouvement de la recherche que dans les années 50 suite à la publication de Contre Sainte-Beuve (1953) et Jean Santeuil (1954). Jusque dans les années 50, Proust n'intéressait qu'un petit cercle, on lui reprochait de ne pas aborder les questions morales et sociales.
A partir des années 50, et après la découverte de Contre Sainte-Beuve et Jean Santeuil, Proust est publié dans la Pléiade et devient un classique: les travaux se multiplient alors.

Le même mouvement ne s'est pas produit dans les années 80. Le nombre de notes a peut-être fait peur. La recherche a sans doute été découragée. Les travaux très étroits se sont multipliés. Pour écrire des synthèses, il faut désormais quasi obligatoirement lire des brouillons, ce qui fait peur.
Il est temps de relancer la recherche. Il faut trouver un lieu d'où parler.
Dans les années 70, on attaquait les textes via la narratologie, la psychologie, la théorie du roman.
Aujourd'hui, je pense que la critique doit se faire à partir de l'histoire, de l'histoire de la culture ou de l'histoire culturelle. Nous ne connaissons toujours pas bien le contexte fin de l'œuvre de Proust. Chaque fois que je cherche à comprendre un passage difficile, un mot, une phrase, je me dis qu'il faudrait avoir lu tout ce que Proust a lu pour respirer cet air du temps qui souffle dans La Recherche. C'est mon sentiment d'éditeur de Sodome et Gomorrhe. La Recherche est un texte très épais de culture, très dense; il est donc légitime de reparler de Proust après tout ce qui a été dit.

Roland Barthes a donné ici en 1978 une conférence intitulée "Longtemps je me suis couché de bonne heure", publiée d'abord dans un des volumes des conférences de cette maison. Elle fut ensuite développée en un cours, son dernier cours ici, La Préparation du roman, dans lequel Roland Barthes se mettait en position d'écrire un roman. Il s'agissait pour Roland Barthes de parler de "Proust et moi", non pour se comparer, mais pour s'identifier. Ainsi que je l'ai dit la fois dernière, Barthes réhabilitait ainsi l'émotion et l'empathie que la critique post-structuraliste avait condamnées. Il ne s'agissait pas d'une identification au héros, mais à l'auteur comme artisan.
Roland Barthes avait l'intention de donner ici un séminaire sur Proust et la photographie. Hélas, il ne se remis jamais de son accident et ne revint pas. Ce cours est donc un hommage à Roland Barthes.

Donc nous avons vu pourquoi Proust, pourquoi mémoire. Mais pourquoi "mémoire de la littérature? Le "de" français est ambigu, comme toujours.
- D'une part le génitif peut être subjectif : la mémoire que possède la littérature, ce dont elle se souvient;
- d'autre part le génitif peut-être objectif : la mémoire dont la littérature peut faire l'objet, les choses qui se souviennent de la littérature.
On a donc les couples sujet/objet, agent/patient.

1/ Dans le premier sens, la littérature est une mémoire.

Il y a une différence entre mémoire et histoire. La Recherche est une mémoire. Tout y est, ou du moins beaucoup de choses. Elle se présente comme une somme de la culture, une intégrale de la culture. La Recherche est un contenant d'une mémoire française : comment La Recherche est-elle parvenue à s'identifier à notre mémoire? Il conviendrait de lister autant ce qui s'y trouve que ce qui ne s'y trouve pas. Ce second aspect ne sera pas traité aujourd'hui.

Je vais évoquer un passage en abyme, un passage emblématique de La Recherche qui montre le fonctionnement de la mémoire. Il s'agit du dîner de Norpois chez les parents du narrateur. Le héros apprend que Norpois voit souvent Gilberte et Mme Swann. Norpois s'offre pour parler de lui. Le narrateur a un geste spontané de tendresse et de reconnaissance qu'il arrête et qu'il réprime: «J'en ébauchai presque le geste que je me crus seul à avoir remarqué.»[1] Il s'agit donc d'un geste destiné à l'oubli. L'incident est infime mais suffit à expliquer que Norpois ne parlera pas du narrateur à Mme Swann. Ce n'est que beaucoup plus tard que le narrateur apprendra pourquoi Norpois n'a rien dit.
Le passage suivant décrit le rapport à l'autre :

Il est difficile, en effet, à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui; par peur de nous exagérer notre importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel sont obligés de s'étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la mémoire de ceux avec qui nous causons. C'est d'ailleurs à une supposition de ce genre qu'obéissent les criminels quand ils retouchent après coup un mot qu'ils ont dit et duquel ils pensent qu'on ne pourra confronter cette variante à aucune autre version. Ibid, p.477

On pense ici à Dostoïevski et ses réflexions sur le rapport intime à l'autre.

Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l'humanité, la philosophie du feuilletonniste selon laquelle tout est promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du «Premier Paris» nous dit d'un événement, d'un chef d'œuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut «son heure de célébrité»: «Qui se souviendra de tout cela dans dix ans?», à la troisième page, le compte rendu de l'Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un poème de peu de valeur qui date de l'époque des Pharaons et qu'on connaît encore intégralement? Ibid, p.477

On voit l'opposition tout s'oublie/insignifiance des choses <=> tout se conserve/mémoire fabuleuse de tout. Ce que retiennent les érudits sont des choses infimes. Et c'est ainsi que le héros comprend pourquoi Norpois n'a jamais parlé de lui chez les Swann:

Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui s'y trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il était ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir de bien à tous, d'ailleurs habitué par sa professions et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait «vu le moment où j'allais lui baiser les mains», je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs. Ce potin m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain; et je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ. Ibid, p.478

Il y a ici une comparaison remarquable entre ce geste que le narrateur pensait avoir été le seul à avoir remarqué et le geste d'urbanité à la cour d'Assourbanipal (Gaston Maspero faisait partie des manuels scolaires de l'époque, Proust avait dû le lire à l'école).
Il s'agit d'une analyse de l'image que l'autre a de nous-mêmes; ce rapport éthique à nous-mêmes qu'est la vision de l'autre.
La scène est construite en miroir, le narrateur est confronté à l'image qu'un autre a de lui. Il découvre le potin, la rumeur rapportée. Le potin est la mémoire des choses infimes et des choses honteuses. Le narrateur avait voulu reprendre son geste, on pense à la honte de Raskonikov dans Crime et Châtiment.
«J'eus peine à me retenir» : un mouvement de honte que l'on voudrait avoir oublié, mais il y a une mémoire de tout, y compris de ce qu'on voudrait avoir oublié.

Je vais citer un autre passage, une parenthèse qui concerne la grand-mère du narrateur: celui-ci la surprend à son retour de Balbec (après le célèbre coup de téléphone), elle qui ne le sait pas revenu: «par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d'assister brusquement à notre propre absence».[2]

Il y a une mémoire de tout, nous insisterons sur cela aujourd'hui — sur la dimension éthique de la littérature. L'écume du monde est conservée par la littérature comme une mémoire de la culture.
La littérature : c'est elle qui se souvient, qui conserve tout comme dans une nouvelle de Borges — l'abîme sans fond de la littérature.

2/ Dans le second sens, il s'agit de la mémoire que l'on a de la littérature.

le plus simple : la récitation, le par cœur.

Voici le seul passage de La recherche où les mots "mémoire" et littérature" figurent de façon très rapprochée. Il s'agit de la visite du Dr du Boulbon lors de la maladie de la grand-mère. C'est un spécialiste des maladies nerveuses (au passage, éloge des nerveux (tous les écrivains sont nerveux) qui sont le sel de la terre)). Il va diagnostiquer une maladie nerveuse, ce qui est un diagnostic erroné. C'est l'occasion d'un portrait ironique d'un docteur dont le modèle serait Charcot ou Adrien Proust. Il s'agit d'un médecin autoritaire (le Dr Brissot). Il écoute les malades au lieu de les ausculter:

Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards où il y avait peut-être l'illusion de scruter profondément le malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanée mais devait être devenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir qu'il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l'empire sur elle

(vous connaissez cette structure en "ou" qui multiplie les hypothèses)

— il commença à parler de Bergotte.
— Ah je crois bien, Madame, c'est admirable; comme vous avez raison de l'aimer! Mais lequel de ses livres préférez-vous? Ah! vraiment! Mon Dieu, c'est peut-être en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman le mieux composé: Claire y est bien charmante; comme personnage d'homme lequel vous est le plus sympathique?

Au lieu d'ausculter la malade, le docteur parle de littérature. Nous avons droit comme souvent au commentaire rétrospectif du narrateur.

Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler littérature parce que, lui, la médecine l'ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa largeur d'esprit, et même, dans un but thérapeutique, pour rendre confiance à la malade, lui montrer qu'il n'était pas inquiet, la distraire de son état. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de ma grand'mère était bien intacte. Ibid, p.301

Nous avons droit ici à une satire du médecin, en deux temps : d'abord / mais depuis. Mais le narrateur lui donne un peu raison sur la fin : le médecin se trompe, mais sa mise à l'épreuve de la malade est pertinente.
La mémoire de la littérature est un indice de familiarité avec la littérature.
Cela dépend des gens, aussi : certains ont une excellente mémoire de la littérature, ils se souviennent de l'intrigue de tous les romans qu'ils ont lus, et d'autres pour qui c'est toujours la première fois.

Ainsi, le deuxième sens, "la mémoire de la littérature", est indemme chez la grand-mère.
Il y a donc deux sens à "la mémoire de la littérature", la littérature se souvient et on se souvient de la littérature. J'y ajouterai un troisième sens.

3/ Dans un troisième sens, la littérature se souvient de la littérature.

Il y a un repli des deux sens l'un sur l'autre. C'est surtout cela que je voudrais aborder, qui ranime un certain nombre de vieux démons: la citation, l'allusion, l'intertextualité, la bibliothèque, la philologie, l'archéologie,...

Je voudrais faire une mise en garde: je ne souhaite pas du tout insister sur un enfermement, une réflexivité, une autonomie de la littérature, mais montrer comment, s'appuyant sur la littérature, c'est comme cela que la littérature parle du monde. En portant la littérature vers l'avant elle s'ouvre au monde.
N'oublions pas que la notion d'intertextualité vient de Bakhtine, du dialogisme de Bakhtine, et donc du dialogue, une démarche très concrète tournée vers l'autre, alors que la notion d'intertextualité a eu tendance à se replier sur elle-même.


(fin du cours. La deuxième heure demain)

PS : La version de sejan

Notes

[1] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade (1954) t.1 p.477

[2] Le côté de Guermantes, Pléiade (1954) t.2, p.140

Filon

Evidemment, je tiens un filon : distiller lentement tout au long de la semaine la transcription de l'heure de cours d'A. Compagnon, puis celle de l'heure de séminaire, et je remplirai ce blog sans même y penser. C'est tentant.
Je vais essayer de m'en tenir à deux billets par semaine. Je vais également tenter de retrouver les références des citations données en cours (ceux qui possèdent la dernière édition de Proust dans la Pléiade peuvent laisser les références à cette édition dans les commentaires, je les ajouterai (nous débuterons ainsi en live des tables de correspondance à la façon des tables des Pensées de Pascal (j'aime tout ce qui ressemble à des codes secrets ou des transpositions)).

Comme je le disais à Tlön dans un précédent commentaire, je suis arrivée encore trop tard (les portes ont été ouvertes à 15 heures pour 16 heures 30). Antoine Compagnon est la coqueluche du tout-Paris! J'aime arriver au Collège de France, voir les gens devant moi prendre la même direction que moi, et nous roulons comme des gouttes dans la même rigole vers le même ruisseau... C'est amusant. Et toujours cette même prédominence de personnes qui paraissent retraitées (évidemment, il n'y a qu'elles qui ont le temps, grommelle H., toujours aimable): où sont les étudiants?
Je suis donc arrivée trop tard pour être dans l'amphithéâtre principal (Marguerite de Navarre), les appariteurs ont ouvert une autre salle. J'ai rarement vu un personnel aussi aimable, des gens aussi courtois et professionnels, ne refoulant personne, n'étant jamais brusques, répondant et orientant toujours poliment, et même avec le sourire (on mesure à ce genre de notations à quel point j'ai (nous avons?) l'habitude d'être malmenée par toute personne détenant une parcelle de pouvoir), je bénis cette administration capable de décider en trente secondes d'ouvrir une salle quand la précédente est pleine, et je m'étonne que cette salle soit parfaitement sonorisée, et que la retransmission visuelle soit parfaite. Oui, je suis un peu traumatisée par tout ce qui ne fonctionne jamais dans l'administration...

L'âge et l'aspect de A. Compagnon sont le sujet de nombreuses conversations. C'est à peine poli et cela me fait rire. Vient-on l'entendre ou le voir? La question reste ouverte.
Ma voisine s'endort. Je prend des notes. Les lunettes d'Antoine Compagnon sont moins grandes que je ne le pensais. Ses mains sont blanchies par l'écran. On ne peut distinguer l'écriture sur les feuilles qu'il tient devient devant lui. Il parle d'une voix nette, agréable, tranquille. A plusieurs reprises il me fait penser à un prêtre ou à un pasteur en chaire.

Le cours demain ou après-demain.

Diagnostic

Ce n'est pas une coïncidence fâcheuse qui fait toujours choisir au sujet désirant, pour s'en indigner, le mal qui le ronge lui-même.

René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, p.90, poche Hachette Littératures

La leçon inaugurale d'Antoine Compagnon

J'arrive à 16h20 au Collège de France. Un gardien de la sécurité, jeune, chauve, adipeux et charmant, m'apprend qu'il faut revenir à 17h20 et que les personnes qui n'ont pas de carton d'invitation n'assisteront pas à la séance en direct, mais auront droit à une retransmission sur grand écran. Comme il est très aimable, j'en profite pour me renseigner sur les modalités pratiques si l'on souhaite assister plus tard au séminaire. «L'entrée est libre, les portes sont ouvertes une demi-heure à l'avance. — Il y a assez de la place? — Oui. Mais pour Antoine Compagnon, il y a toujours beaucoup de monde.»

Je reviens à 17h20. La première salle est déjà pleine (112 places, j'ai compté), l'administration en ouvre gentiment et intelligemment une seconde. Tout est neuf, tout est moderne et fonctionnel (bois blond, fauteuils bleus), c'est très réussi et je suis déçue: j'aurais aimé des boiseries, quelque chose d'ancien et de désuet.
Je suis surprise par l'assistance, je fait partie des plus jeunes, le reste de l'assistance paraît avoir plus de 60 ans. J'attendais des étudiants, il y en a une poignée, dont des Italiens et des Japonais. Le grand écran nous montre le pupitre d'où Antoine Compagnon s'adressera à nous dans une demi-heure, on aperçoit également le premier rang de l'auditoire, mon voisin, qui a l'air bien informé, parle à sa femme: «Les premiers rangs sont normalement réservés aux autres professeurs... Tiens, on dirait X., là, tu vois, avec le journal...» Il déplie un programme, indique à sa compagne qui est «bien», me choque quand il dit «bon, je vais essayer d'écouter cette leçon...»: mais pourquoi est-il venu? Je me tasse, cherche une position et m'endors: vingt minutes de sommeil, ce n'est pas à négliger.

Je suis réveillée par des essais de micro: la sonorisation est parfaite. Bientôt les professeurs du Collège de France apparaissent sur le côté de l'estrade (j'allais écrire "la scène", mais c'est aussi cela) et vont s'installer hors champ, puis Antoine Compagnon apparaît, longuement applaudi. Costume sombre, cravate bleue, l'image ne montre aucun cheveu gris. Ses lunettes sont démodées, avec des verres immenses (l'antithèse du professeur aux petites lunettes d'acier), et il les porte curieusement, comme une couturière âgée, au bout du nez. Jamais il ne tentera de les remonter. Il lira sa leçon les deux bras appuyés au pupitre, le corps penché en avant, forçant sur les épaules. Il restera une heure dans cette position.
La leçon est une merveille de clarté, construite comme une démonstration, émaillée de citations qui sont autant d'illustrations ou de preuves. Cette clarté ne laisse aucune place au rire ou à l'humour. Il y a très peu de mots inutiles, si l'on n'excepte les remerciements et saluts aux professeurs présents, absents ou disparus, je m'aperçois que j'ai bien du mal à prendre des notes, je n'écris plus assez vite, je manque d'entraînement.
Il y aura donc des trous dans ce que je vais transcrire, mais d'une part la leçon sera disponible en CD d'ici quelques temps, d'autre part mon voisin semblait persuadé qu'elle serait reprise par les journaux, enfin cette synthèse est disponible: ceux que cela intéresse pourront corriger ou compléter ce que je vais écrire.
Attention, il s'agit une prise de notes renarativisées (et les guillemets éventuels entourant les paroles de Compagnon ne doivent pas être tenus pour des "sic"): les tournures employées, et notamment les fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, ce sera un peu décousu, car je n'ai pas noté toutes les transitions. Par moment, je retranscris à peu près, de mémoire, car je n'ai pas pris de notes, mais je me souviens — très approximativement. Je le répète, tout ce que j'écris pourra/devra être confronté à l'enregistrement à venir.

Je ne sais s'il a donné un titre à son intervention. Le mien serait Que peut la littérature? ou Eloge de la littérature ou Pour une défense de la littérature.

Un homme (Jacques Glowinski ?) présente la leçon que nous allons écouter :
La chaire créée pour Antoine Compagnon (car les chaires naissent et meurent avec leur titulaire, elles ne se transmettent pas) s'intitule «Littérature moderne et contemporaine: Histoire, critique, théorie».
L'histoire apporte la connaissance, la critique littéraire s'approche de l'écrivain, la théorie de la littérature permet d'en étudier les formes. Le dernier livre de Compagnon, Les antimodernes étudie la tradition de résistance à la modernité dans la modernité.

Compagnon prend la parole. Il rappelle sa formation d'ingénieur. «En 1970, j'avais 20 ans, j'assistais ébahi, rencogné dans un coin de la salle, à l'analyse d'un sonnet de du Bellay par un professeur qui ressemblait à un oiseau frêle : il s'agissait de Roman Jakobson. Plus tard, j'ai suivi les cours de Foucault, de Roland Barthes, le séminaire de Lévi-Strauss, un ami me rappelait récemment que j'avais également suivi les interventions de Julia Kristeva. Tout cela hâta ma conversion et je décidai d'abandonner la carrière d'ingénieur pour me consacrer à la littérature, et non l'inverse : Guez de Balzac disait «Quitter la littérature pour les sciences, c'est comme quitter une maîtresse de dix-huit ans pour une vieille.»
Vous n'imaginez pas tout ce que je ne sais pas. J'ai toujours choisi le sujet de mes cours pour en profiter pour apprendre ce que je ne savais pas. Lorsque j'ai commencé à rencontrer des professeurs en vue de cette chaire, j'ai été pris de crainte à l'idée qu'ils allaient s'apercevoir de mon ignorance. Et puis je me suis rassuré en me disant qu'un professeur, c'est justement quelqu'un qui ne sait pas et qui cherche.
Emile Deschanel, le père de Paul Deschanel, éphémère président de la République, fut professeur de littérature au Collège de France. En 1901, alors qu'il avait 82 ans, une étudiante russe lui tira dessus par jalousie. Baudelaire disait «Ce petit bêta de Deschanel, professeur pour demoiselles», mais cela ne l'empêcha pas de lire les études de Deschanel sur le saphisme, "Pétard les lesbiennes" étant le premier titre des Fleurs du Mal. (En me relisant, je ne comprends pas ce que cela vient faire ici. Il manque une transition.

Pourquoi et comment parler de la littérature au XXIe siècle ?

Je vais traiter d'abord le plus facile:
I. Comment parler de littérature.
Sainte-Beuve disait que jusqu'au XVIIIe siècle, la littérature servait d'exemple de goût, elle était le modèle à suivre. Ce n'est qu'à partir du XIXe siècle qu'on rapporta les œuvres à leur contexte et aux circonstances ayant présidé à leur écriture. On voit se dégager deux courants, la théorie et l'histoire, les deux façons de faire de la critique, l'ancienne et la moderne.
- la tradition théorique s'attache à la synchronie, elle est du côté de la réthorique et poétique et s'attache au respect et à la mise à jour de règles;
- la tradition historique s'attache à la diachronie, elle est du côté de l'histoire et de la philologie et veut montrer l'aspect unique de chaque œuvre.

L'histoire de la succession des professeurs aux chaires de littérature du Collège de France illustre la guerre que se sont livrée ces deux manières de faire de la critique. Les premiers professeurs furent partisans de la théorie, puis au cours du premier tiers du 19e siècle ce fut le début de la philologie. Il y eut de bons amateurs (Jean-Jacques Ampère en 1833, ami de Chateaubriand puis Lomeny) puis les professionnels, Paul Albert et Emile Deschanel.
De 1904 à 1936, Abel Lefranc fit de l'histoire littéraire au sens positiviste, contre Sainte-Beuve. Puis Paul Valéry fut élu en 1937 : retour à la théorie. Paul Valéry était violemment contre les historiens, «Qu'il s'agisse de Taine ou de Brunetière ou de Sainte-Beuve ou d'autres, ces messieurs ne servent à rien, ne disent rien. Ce sont des prolixes muets. Ils ne se doutent même pas de quoi il est question. Le problème lui-même leur est étranger. Et ils calculent indéfiniment l'âge du capitaine». ''.
Il fut suivi d'un philologue.
L'histoire littéraire croit fermement à la valeur unique de l'œuvre tandis que la philologie considère que c'est la forme qui permet d'accéder à la connaissance de l'œuvre.
Georges Blin en 1966 tenta une réconciliation des deux courants, suivi plus tard de Roland Barthes, qui revint vers la fin de sa vie à l'émotion et la valeur après s'en être méfié. Marc Fumaroli est le dernier à avoir plaidé en faveur de cette réunion de la théorie et de l'histoire, sans méconnaître pour autant l'écart entre texte et contexte, auteur et lecteur,... (il y avait d'autres couples que je n'ai pas notés)

La théorie n'est ni doctrine, ni système, mais attention aux règles.
L'histoire est la préoccupation du contexte dans le souci de l'autre.

La littérature contemporaine se penche sur l'énigme qui oppose littérature et modernité.
La théorie et l'histoire seront les façons d'être de la littérature, la critique sera sa raison d'être. Thibaudet parlait du double escalier de Chambord pour évoquer histoire et critique, la première nous renvoyant aux origines, la seconde ramenant la littérature à nous. Je parlerais ici non plus de double, mais de triple voie : théorie, histoire et critique. (C'est l'intitulé de sa chaire.)

II. Pourquoi parler de littérature: quelles valeurs peut-elle apporter et transmettre?
Italo Calvino disait vers la fin de sa vie, en 1985: «Il y a des choses que seule la littérature peut nous apporter».
La littérature est-elle (encore) indispensable ou est-elle devenue remplaçable?
La position de Calvino rejoignait celle de Proust : la seule vraie vie est dans la littérature. Ce n'est que par l'art que nous pouvons sortir de nous-mêmes.

Mais il faut constater qu'aujourd'hui les lieux de la littérature se sont amenuisés, à l'école, dans la presse, dans les loisirs.
Il y a quelques années, la langue, la littérature et la culture étaient considérées comme un ensemble par la philologie et constituaient la voie royale à la compréhension d'une nation. Or l'association culture/nation est de moins en moins assurée, et les images fixes et mobiles mettent à mal l'importance de la littérature. Aujourd'hui, on constate une indifférence croissante à l'égard de la littérature, voire un rejet: car pour l'entendre, il faut en être, comme disait Mme Verdurin, la littérature est allusion, et l'allusion vaut exclusion.

Que peut la littérature?
Autrement dit, la littérature, pour quoi faire?
Elle est encore utile, et l'affluence ici ce soir est de bonne augure.
Quelle est sa force? Au-delà du plaisir elle premet d'accéder à la connaissance, au-delà de sa puissance d'évasion elle permet de passer à l'action.
La littérature: les avant-gardes de la deuxième moitié du XXe siècle ont conçu le projet d'aller toujours plus loin en littérature en allant vers un toujours moins. Il était entendu que la littérature ne servait à rien sauf à elle-même. Vers la fin de sa vie, Barthes espérait un optimisme sans progressisme.

Quel est le pouvoir de la littérature?
Nous lisons parce que la vie est plus facile en lisant :
- tout d'abord dans un sens littéral, lire un plan, des renseignements, etc.;
- dans un sens plus littéraire, la lecture nous rend meilleur et plus savant.
D'après Bacon (longue citation que je n'ai pas notée), la littérature nous évite d'avoir recours à la ruse.

Trois usages possibles de la littérature:
a/ un exemple
D'après Aristote, c'est grâce à la mimesis (traduit hier par imitation, aujourd'hui par représentation) que l'homme apprend.
La littérature plaît et instruit. Elle a en outre le pouvoir de catharsis, ie un pouvoir moral.
Pour citer La Fontaine, «Une morale nue apporte l'ennui ; le conte fait passer le précepte avec lui.»
Selon l'abbé Prévost, on trouvera peu d'actions dans Manon Lescaut qui ne pourront servir. L'idée de l'abbé était qu'il était difficile de se bien conduire en suivant des principes flous; l'utilité du roman était de fournir des exemples. De la même manière, Robert Musil considérait qu'avec la littérature, le concret se substituait à l'abstrait.
b/ un remède
Le XVIIIe siècle définit la littérature comme un instrument de justice et de tolérance. Pour les Lumières, la lecture permet de faire l'expérience de la liberté.
Bien plus tard, Sartre dira que la littérature permet d'échapper aux forces d'opposition — ce qui veut dire également que la liberté ne lui est pas toujours le milieu le plus favorable... Quant à Woodworth, il écrivait qu'en dépit des choses devenues insensées ou disparues, le poètes liait les choses de la société (hum... notes trop succintes)
L'harmonie de la littérature restaure donc l'homme dans sa compréhension du monde, elle dote l'homme moderne au-delà de la vie journalière.
Mais comme tout remède, ingérée à trop forte dose, elle peut intoxiquer. Elle affranchit de la religion, mais peut devenir une religion de substitution, un nouvel opium du peuple.
c/ la gardienne de la langue
La littérature corrige les défauts du langage. Elle est le remède à l'inadéquation du langage à exprimer ce que nous souhaitons exprimer. cf. Mallarmé et Bergson.
Le langage décrit le monde de façon discrète, il s'agit par la littérature de le rendre continu, de rendre l'élan de la vie. La littérature permet ou assure le dépassement du langage ordinaire. Selon Bergson, les artistes nous font voir ce que nous ne savons pas voir.
La littérature devient une antidote à la philosophie qu'elle prolonge d'autre part.
Ainsi, selon Yves Bonnefoy et son anti-Platon, la littérature est la quête de la présence authentique.
Selon Foucault, elle permet d'échapper à la philosophie, car si tous les disours sont de la littérature, seule la littérature assume d'être littéraire.
La littérature seule sauvait la littérature car elle permettait, elle acceptait, la tricherie.

Détour vers les lieux de pouvoir
La littérature n'a pas besoin du pouvoir car elle se suffit à elle-même. En art, il n'y a pas de problème dont l'art ne soit la suffisante solution, disait André Gide. Maurice Blanchot ne disait rien de très différent après la guerre.
Pour Roland Barthes, la littérature ne permet pas de marcher, mais de respirer. Cette réflexion permet de mener une lecture de plaisir.
A l'inverse, Adorno veut se méfier de la littérature plutôt que s'y confier et doute qu'après les expériences d'Auschwitz on puisse encore écrire des poèmes.
Celan et Beckett seront là pour lui apporter un démenti.

La littérature possède donc trois pouvoirs (cf ci-dessus) plus un a-pouvoir souverain. Le moment est donc de la rétablir dans sa majesté. Mais peut-on réellement réparer ce qui servait à réparer?
On a pu vouloir réduire la littérature parce qu'elle paraissait toute-puissante. Aujourd'hui, il est temps de faire l'éloge de la littérature. Pour Calvino, elle était ce qui permettait de faire naître la dureté par la tristesse, la pitié par l'ironie et l'humour (etc, je n'ai pas réussi à noter)

Pourquoi lire? Le cinéma ne présente-t-il pas une capacité comparable de faire vivre des expériences et des émotions?
Mais alors, n'avons-nous plus besoin de la littérature?
Il serait risible que les littéraires renoncent à la littérature au moment où d'autres matières s'en rapprochent:
- l'histoire utilise la littérature pour étudier les évolutions culturelles;
- la philosophie morale considère la littérature comme le lieu de l'apprentissage moral depuis deux siècles. Elle fournit une éthique aussi bien pratique que spéculative. Wiggenstein, qui se méfiait des grands principes universels, reconnaissait à la littérature un savoir des singularités, ce qui nous ramène à Montaigne et Bacon.
Selon Samuel Johnson, la littérature rendait les lecteurs capables de mieux jouir de la vie ou tout au moins de mieux la supporter. Elle apprenait l'empathie.
Selon Allan Bloom dans l'un de ses derniers livres, seule la littérature renforce un soi autonome capable d'aller vers l'autre; et pour Kundera, elle déchire le rideau.
La littérature déconcerte, dérange, dépayse. Elle est la seule à faire appel aux émotions et à l'empathie. Elle résiste à la bêtise de façon subtile et entêtée. Elle exprime l'exception.
C'est une pensée heuristique, elle ne cesse de se chercher. La littérature nous apprend à mieux chercher et ne conclut jamais, elle introduit le doute dans nos certitudes. Elle proclame l'injonction de Pindare "deviens qui tu es!" reprise par Nietzsche.

Conclusion

Seule la littérature nous permettrait de lier la vie. Mais le cinéma? objecteront certains.
"Il y a des choses que seules la littérature nous donne", disait Italo Calvino. Est-ce vraissemblable? Ne s'agit-il que d'une utopie conservatrice? Mais dans ce cas, dois-je en conclure que nous n'avons plus besoin de la littérature?
Il ne faut pas se battre pour une exclusivité de la lecture. Les formes comme l'histoire ou le cinéma parlent aussi de la vie humaine. Le roman en parle avec plus d'attention. C'est une langue, d'autre part elle nous laisse maître du temps qu'on y consacre (un film a toujours la même durée).

La littérature n'est pas seule, mais elle est plus attentive que l'image et plus efficace que l'histoire.
Elle ne détient le monopole sur rien, mais elle est le lieu par excellence de l'apprentissage de soi et de l'autre. Mon enseignement misera sur la littérature et la jouera à la hausse.
C'est la fragilité de Roman Jakobson devant un sonnet de du Bellay qui rend la littérature désirable.


Complément de dernière minute

Lui avait peut-être emporté un magnétophone...

Opération Barbarie

Quand j'eus découvert le nom de Vladimir Volkoff, je fis quelques recherches. Je découvris un romancier plus ou moins journaliste/enquêteur, spécialiste de la désinformation, fervent orthodoxe, ayant des positions contestables sur la guerre de Yougoslavie et soutenant Poutine.
J'achetai au hasard de mes promenades Le Montage (1982) à la brocante paroissiale de notre-Dame de La Trinité. Je ne l'ai toujours pas lu.
Sur Amazon, je trouvai la référence d'Opération Barbarie, qui m'intriga: apparemment c'était le premier livre écrit par Volkoff, c'était un roman qui traitait de la torture en Algérie, et à l'époque, en 1961, il avait été refusé par tous les éditeurs. Il venait enfin d'être édité. Je l'achetai, avec l'intention de l'offrir à O. (le premier livre du Lieutenant X !)
Je le lus et ne l'offris pas.
Je l'ai feuilleté hier soir pour préparer ce billet. Aujourd'hui encore, je ne peux lier intellectuellement le fait que le jeune homme qui écrivit Opération Barbarie en 1961 soit le même que celui qui écrivit Langelot agent secret en 1965. Le premier est trop sombre et le deuxième trop guilleret. Je ne sais si j'en veux au Lieutenant X d'avoir connu des événements qui lui ont permis d'écrire Opération Barbarie ou si j'en veux à Vladimir Volkoff d'avoir été capable d'écrire Langelot après avoir écrit Opération Barbarie.
C'est stupide, je sais. Mais c'est un peu comme si je découvrais que Nounours, dans une vie antérieure, avait eu une vie d'ours sauvage dans un livre de Fenimore Cooper.

Dans son premier livre, Vladimir Volkoff démontre une étonnante maîtrise de narration La succession des événements est raconté à tour de rôle par trois narrateurs différents. L'histoire n'est pas linéaire, elle se présente comme un flash-back. Il subsiste des maladresses, sans doute quelque chose de trop appliqué dû à cette structure artificielle difficile à maîtriser pour un premier livre : parfois, entre l'ironie, les sous-entendus et les surnoms, on ne sait plus bien où on en est. Mais cela reste une réussite pour un débutant.

Parti deuxième classe le 9 septembre 1957 pour faire son service militaire, Vladimir Volkoff s'est porté volontaire pour l'Algérie. Il a servi dans les troupes de marine et a été démobilisé le 7 janvier 1962 comme lieutenant, avec la croix de la Valeur militaire.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, quatrième de couverture

Le présent volume est composé de deux parties.
Le roman Opération Barbarie, ouvrage de jeunesse, a été écrit en Algérie, dans la vallée de la Soummam, en 1961.
À l'époque, le manuscrit avait été refusé par des éditeurs de droite parce qu'il traitait de la torture et par des éditeurs de gauche parce qu'il ne visait pas à discréditer l'armée française.
Si l'auteur s'est décidé à publier ce texte quarante ans après son écriture, c'est à la suite de la campagne de désinformation déclenchée en 2000 et visant, entre autres, à déstabiliser l'armée française.
Le texte est publié tel quel. L'action est métaphorique et l'ambiguïté du mot « Barbarie » voulue.
L'essai Quarante ans après, écrit en 2001, expose en deux chapitres les réflexions de l'auteur :
— sur la guerre d'Algérie considérée comme une grande occasion manquée ;
— sur la « torture » ou, plus précisément, la question.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, avertissement situé avant la page de titre

L'arrivée de rebelles au camp militaire, le choix d'un cachot en attendant de les soumettre à la question. Le narrateur est une femme, maîtresse d'un militaire présent:

Bien. L'après-midi, le Minotaure du blockhaus réclama une pitance plus substantielle. On lui en ramena un camion. Tout le monde alla les voir, et j'y fus aussi.
Ils descendaient maladroitement, appendus du bout des ongles aux hautes ridelles, un orteil sur le pneu, l'autre pied à la verticale, comme les danseuses, ou plutôt comme si, déjà, on les écartelait. Des vieux, accrochés à mi-hauteur, voulaient remonter, s'embarrassaient dans les longs manteaux gris qu'ils portaient presque pour tout vêtement; les barbes grises sous les chèches blanchâtres traînaient dans la poussière de la caisse et la hâte générale suggérait une ignoble bonne volonté à se laisser supplicier. Il n'y avait pas assez de menottes pour tout le monde, et on les avait affectées aux jeunes : un gaillard à chèche orange, les mains jointes comme pour le plongeon, sauta. Toute une chaîne de jeunes garçons, une paire de menottes pour deux, se déroula par à-coups et vint se ranger devant le camion comme au pied d'un mur. Les visages, terreux, immobiles, me surprirent : nulle épouvante, nul désespoir visibles ; aucune résignation, même. Simplement, ils étaient devenus encore plus impénétrables que tous les jours, encore plus étrangers. Et c'étaient les haillons, la crasse, les épaules voûtées, les poitrines creuses, les paupières bouffies, qui pourtant n'avaient pas changé depuis hier, qui paraissaient chargés d'exprimer la détresse de l'heure.
N'allez pas vous imaginer que j'eusse à me défendre contre la moindre sensiblerie. Mais d'aimer les hommes, d'en regarder dans les yeux une petite cargaison, et de les savoir tous, sans exception, promis à une séance plus ou moins prolongée de ce qu'il faut bien appeler par son nom: la torture, cela écœure un peu, malgré qu'on en ait.
[...]
Il fallait parer aux évasions, aux indiscrétions, prévoir un accès facile, des issues bien gardées, le moins de publicité possible. Gabriel suggéra un bâtiment qui servait de magasin; mais il y avait des fenêtres; le capitaine, l'infirmerie: elle était trop petite.
[...]
- Trouvé! jappa le roquet roux.
- Où?
- Ici.
Du soulier, il cogna le plancher, qui sonna creux. Burbura :
- Essayez.
On pratiqua une trappe dans le plancher du bureau et l'on vit que l'on disposait, dans l'espace vide entre le plancher et la terre, d'une prison encastrée dans les fondations du bâtiment et déjà partagée en cellules correspondant aux pièces du rez-de-chaussée. Des cellules sans air et d'un mètre de haut, mais à la guerre comme à la guerre : il ne s'agissait pas de confort. Le capitaine s'éclipsa pour n'avoir pas à donner son avis, Gabriel eut un haussement d'épaule qui acquiesçait, et moi, j'écarquillai les yeux pour me contraindre à regarder. Pourquoi me sentais-je responsable ?
- Allez ! Dedans ! jappa le roquet.
- Là? questionna un vieil homme, sans indignation ni horreur, comme pour demander qu'on voulût bien préciser l'information.
- Oui: là. Tu veux que je te prenne dans ma chambre ? Dépêche-toi.
- Je me dépêche.
- Tais-toi.
- Je me tais.
Un à un, les hommes s'affaissèrent dans le trou. Les vieux s'accrochaient aux lattes du plancher puis se laissaient tomber avec une souplesse surprenante ; les jeunes jetaient un regard autour d'eux, comme s'ils ne devaient jamais revoir la lumière du jour, puis sautaient, tels des parachutistes nerveux. Un troufion blond, torche électrique à la main, se déplaçait à quatre pattes dans le souterrain et réglait en rigolant le ballet des taupes humaines.
Je m'approchai de la trappe, et je vis se mouvoir au fond les plantes de pieds et la croupe d'un homme qui gagnait sa cellule en quadrupédie. Le suivant, un vieillard à barbiche blanche, attendait patiemment son tour au bord du trou. Je me forçai à lever les yeux jusqu'aux siens. Il y eut un sourire sur sa vieille petite figure de papier mâché jaune. Je me sentais trop embarrassée pour garder le silence:
- Tu ne seras pas bien, là-bas, murmurai-je honteusement... Et lui, avec courtoisie, il plaisanta :
- Si ce n'est pas pour longtemps...
Rationnelle installation! A présent, dès que nous entrions dans un bureau ou à la popote, nous savions que sous nos semelles grouillaient des hommes, que nous marchions sur de la souffrance humaine, comme les hommes marchent sur l'enfer. Rarement, nous entendions remuer ; rarement, un mot inconnu montait troubler notre digestion à travers un interstice du plancher: la plupart du temps, nos damnés restaient cois, et personne n'aurait pu deviner qu'ils étaient là, croupissants sous le lit, sous la table, sous le soulier clouté. Tout à coup, des cris retentissaient, mais avec l'accent du faubourg ou de Cavaillon; un nom mal prononcé résonnait comme une insulte; un «présent» serviable d'outre-tombe répondait après une hésitation; une bousculade; retombait la trappe: les soldats étaient venus chercher quelqu'un.
- Sont sages, nos clients, disait Burbura en se badigeonnant une tartine de mayonnaise.
- Bande de feignants ! glapissait le roquet roux dès qu'il avait six ou sept anisettes dans le nez. Nous, on bosse toute la nuit par votre faute, et vous, là-dessous, vous vous vautrez sur le ventre toute la journée, et vous ne voulez même pas nous dépanner un bout?
Coups de pied dans le plancher.
- Quand vous aurez passé le pied à travers... sifflait Gabriel.
Dès le deuxième jour, le silence de nos emmurés devint insoutenable.
Sauvagiot se plaignait:
- Ils ne pourraient pas geindre un peu ? Ça serait tout de même moins terrible pour nous.
Le ric avançait le museau :
- On pourrait leur dire.
Le roquet bondissait sur place :
- Mais vous n'avez qu'à faire comme s'ils n'étaient pas là ! Je ne sens pas du tout qu'ils y sont, moi.
Et alors Gabriel, brusquement penché sur la table:
- Question d'odorat, monsieur. Moi, je sens.
Nous reniflâmes. Et, en effet, la tranche épaisse d'humanité compressée sous nos pieds commençait à dégager une odeur compacte qui évoluait vers le haut, par couches successives et de plus en plus nauséabondes, par vagues où se brassaient tous les relents les plus offensants pour la narine, comme une silencieuse et abominable protestation :
«Nous ne pouvons ni écrire, ni chanter, ni parler, ni gémir : que notre puanteur nous serve de témoignage!»
- Mon cher Gaby, tu as raison, dit Burbura. Ils commencent à empester : il faudra en relâcher quelques-uns.
- Vous les relâcherez après leur avoir fait sentir ça !
- Mais, mon cher Gaby, nous aussi, nous sentons ça.
- Oui, dit Gabriel, pédantesque. Seulement nous respirons, et ils exhalent.

Ibid, extraits de la page 107 à la page 111

Snif, snif

De un à huit ans, j'ai habité Agadir, où mes parents étaient coopérants. Nous avions très peu de livres, je me souviens des Voyages de Gulliver offert par mon parrain pour mes sept ans, de Contes et légendes de la Camargue et des gitans dans la célèbre collection blanche à filets dorés, et Flamme et les purs-sangs, que j'ai mis très longtemps à comprendre car il faisait apparaître des extra-terrestres au milieu d'une très classique histoire de chevaux, ce que mon esprit a mis des années à accepter.

Mes pourvoyeurs de livres étaient deux amis, Fabienne et Yvan. Yvan avait avait deux ans de plus que moi, j'ai écumé sa bibliothèque. Nous passions des heures à jouer aux agents secrets dans les dunes (nous lisions Le journal de Mickey, lui était un fan de Mandrake tandis que je préférais Guy l'éclair) et je lisais sa collection de Langelot.
Il les avait tous sauf un, Langelot et le sous-marin jaune. Rentrée en France, je n'eus de cesse de trouver cet introuvable, ce qui ne présenta pas d'ailleurs grande difficulté.
Des années plus tard, la mère d'Yvan a offet tous les Langelot de son fils à la bibliothèque du petit village savoyard où elle habite aujourd'hui. Je lui en veux beaucoup pour ce sacrilège. Si vous empruntez des Langelot à la bibliothèque d'Habère-Lullin, sachez que ce sont "les miens" et qu'ils ont connu Agadir.

J'ai lu tous les Langelot à l'école primaire, je les ai tous achetés et relus en terminale quand j'avais des coups de blues, il m'arrive encore d'en rouvrir un, même si c'est désormais trop léger pour que je puisse les lire de A à Z. Je cherche Langelot et l'inconnue.

En 2001, je crois, en passant chez Gibert, j'ai découvert par hasard qui était le lieutenant X : Vladimir Volkoff. Les Langelot étaient en effet en cours de réédition aux éditions du Triomphe, et le mythique Lieutenant X. dévoilait son identité. J'étais triste que le secret soit levé et surprise que l'auteur soit vivant. Il est mort en 2005.

Je suis toujours surprise du nombre de personnes autour de moi qui ont lu Langelot. On se fréquente de loin ou de plus près, conversations de bureau, conversations internautiques, amis d'amis rencontrés tous les deux ans à des célébrations d'anniversaire, et puis un jour, on se rend compte qu'on a un point commun: Langelot, "Solitaires mais solidaires", snif snif, Choupette, la 2CV, le pitaine, Hedwige, la Midget bleue, le professeur Propergol, "Tu parles trop, Charles"... A tort ou à raison, dès que quelqu'un me dit qu'il a lu Langelot, j'ai l'impression que nous avons des valeurs communes.
Il faudrait fonder un club.

Pour le plaisir, je mets en ligne le début du premier livre, et un passage sur la place de l'art dans les voyages organisés.

«C'est ma gamelle, je te dis! cria le grand rouquin agitant ses longs bras.
— Erreur! C'est la mienne! répliqua le petit blond se ramassant en boule.
— Gare à toi! Je t'écrase! menaça le grand.
— Essaie, répondit le petit.
— Kss ! Kss ! mords-le ! » firent les autres en formant un cercle.

Une de ces casernes sinistres, malodorantes, que le maréchal de Lattre voulait démolir toutes. Celle-ci — par ironie, eût-on dit — s'appelait justement caserne De-Lattre-de-Tassigny. Elle était située dans la banlieue parisienne et abritait, entre autres services et unités, la «Commission de présélection anticipée». Cet organisme au nom biscornu était chargé d'orienter les jeunes gens de dix-huit ans, dûment recensés, vers les armes dans lesquelles ils feraient, deux ans plus tard, leur service militaire.
Elle faisait même mieux que cela, la Commission. Ses moyens très perfectionnés lui avaient permis de déceler chez certains garçons, qui n'avaient pas eu la chance de pouvoir poursuivre leurs études, des capacités intellectuelles peu ordinaires : elle les avait aussitôt dirigés vers des établissements spécialisés qui en avaient fait des ingénieurs et des officiers de réserve.
Hélas! la juridiction moderne, efficace, de la Commission ne s'étendait pas en dehors de ses locaux. Résultat : deux des garçons qu'elle accueillait pendant trois jours, pour des tests et des examens divers, en étaient réduits à se battre pour une gamelle modèle 14 modifié 39! En effet, le « grand » avait perdu la sienne et prétendait s'approprier celle du « petit », pour n'avoir pas d'ennuis avec l'adjudant, le jour du départ.
« Allez, rends-moi ma gamelle sans faire d'histoires ou je t'assomme, reprit le grand. Moi, je pèse 60 kilos et je...
— Tu m'assommes déjà avec tes discours! rétorqua le petit. Il y en a qui sont doués, tout de même, comme orateurs.
— Vas-y le grand!
— Vas-y le petit! »
Quarante-huit garçons brandissant leur gamelle (modèle 14 modifié 39) excitaient les adversaires.
« Eh bien, ce sera tant pis pour toi », dit le grand en avançant d'un pas.
Et lança le poing.
Il dominait l'autre de la tête, d'une bonne demi-carrure et de la moitié de la longueur du bras.
Un ou deux spectateurs à l'âme sensible fermèrent les yeux pour ne pas voir ratatiner leur camarade... Lorsqu'ils les rouvrirent, ils virent le grand à plat ventre, au sol, le nez dans le gravier, un bras tordu derrière le dos. Le petit, qui lui avait enfourché les reins, lui demandait gentiment:
«Dis, je te casse l'avant-bras ou je ne te le casse pas?»
Les apparences, il faut l'avouer, étaient trompeuses. L'adjudant chargé de la discipline, que les cris des garçons avaient alerté, pouvait difficilement deviner que le coupable se trouvait dessous et que le polisson qui caracolait sur son dos n'avait d'autre tort que de tenir à sa gamelle et de connaître un peu de judo. D'autant plus qu'il s'agissait en l'occurrence d'un adjudant spécialisé dans l'inspection des boutons de guêtres et des semelles de chaussures, qui n'avait jamais vu le feu, jamais exercé un commandement, et s'était contenté d'une carrière glorieuse opiniâtrement poursuivie depuis trente ans dans la même caserne.
« De quoi? tonna-t-il. Ça n'est même pas encore jeune recrue et ça veut faire la loi? Petite brute! Je m'en vais vous apprendre à vous bagarrer dans la cour du quartier! Civil ou pas, ça m'est égal. Si vous n'êtes pas content, vous irez le dire au colonel. Au trou, et pas de discussion! »
A la grande surprise des spectateurs, le vainqueur n'opposa pas la moindre résistance, ne tenta pas la moindre justification. Il se releva lentement.
«J'emporte ma gamelle. Vous permettez?»
Et, tête haute, il suivit l'adjudant jusqu'à la prison où il commença immédiatement une partie de dominos avec des soldats qui s'y trouvaient déjà.

Lieutenant X., Langelot agent secret, chapitre 1

Lorsque Langelot entra dans la salle de délibérations, il vit, assis derrière une table recouverte d'un tapis vert, une douzaine d'officiers portant les uniformes les plus divers de l'Armée française, bleus ou moutarde, avec fourragère ou sans, étincelants de galons, émaillés de décorations, chemise kaki pour les uns, chemise blanche pour les autres, avec des cravates noires, des cravates marron, une cravate verte, et des accessoires variés, depuis le fume-cigarette de l'aviateur jusqu'au stick du colonel qui présidait. Au bout de la table, unique de son espèce, un civil.
Les officiers, eux, virent s'avancer un garçon de petite taille, en chandail vert et pantalon noir, les traits menus mais durs, le front largement barré d'une mèche blonde, le regard bleu, attentif, sur la réserve. Il s'inclina avec aisance, sans prononcer un mot. Les officiers s'entre-regardèrent. Montferrand bourrait sa pipe. Un silence pesa. Enfin :
« Asseyez-vous, jeune homme », dit le colonel avec bienveillance.
Le garçon s'assit face aux officiers.
« Nous vous avons demandé de venir le premier parce que la machine a exprimé à votre sujet un avis assez peu ordinaire, reprit le colonel. Vous savez, n'est-ce pas, que les résultats de tous les tests que vous avez subis sont analysés par une calculatrice électronique?...
— Oui, mon colonel. »
La voix était fermé, bien timbrée. Le ton poli et distant.
« Monsieur Langelot, j'ai votre dossier sous les yeux. Vous êtes orphelin de père et de mère, je vois?
— Mes parents sont morts dans un accident d'avion.
— Vous avez fait vos études dans un collège. Vous avez votre baccalauréat. A quelle carrière vous destinez-vous?
— Je ne sais pas, mon colonel.
— Vous ne savez pas?»
L'ombre d'une expression espiègle passa sur le visage fermé du garçon:
«Il n'y a pas tellement de carrières amusantes, mon colonel. Vous ne trouvez pas?»
Le colonel regarda Montferrand qui bourrait toujours. L'artilleur se pencha en avant:
«Vous avez des frères, des sœurs?»
Langelot hocha la tête, négativement.
Le parachutiste chuchota à l'oreille du colonel président:
«Il est sportif?
— Equitation, judo, natation», lut le colonel dans le dossier.
Le spécialiste des engins demanda: «En classe, vous avez fait du latin ou des mathématiques?
— Les deux, mon capitaine.»
Le fantassin, qui avait fini d'additionner ses fiches, leva le nez:
«Vous n'avez jamais songé à une carrière militaire?
— Oh ! non, mon capitaine.
— Pourquoi cela?
— Ça ne m'amuserait pas du tout d'appuyer sur des boutons pour faire partir des fusées.»
Les officiers s'entre-regardèrent de nouveau. Ils avaient fait, eux, de vraies guerres, où l'ennemi se trouvait à une portée de fusil — quelquefois à une portée de baïonnette. Mais, dans l'avenir, il fallait bien se rendre à l'évidence, la guerre appartenait aux techniciens.
Le spécialiste des engins fit «Hum!» mais n'objecta rien.
«Comme je vous le disais, reprit le colonel, la calculatrice vous tient en haute estime, monsieur Langelot. Elle nous conseille de vous confier des responsabilités qui paraissent au-dessus de votre âge, mais qui, peut-être, vous «amuseraient». Seriez-vous éventuellement disposé à devancer l'appel et à contracter un engagement d'une durée de plusieurs années?
— Cela dépendrait, mon colonel.
— Sans doute. Pensez-vous que, si vous preniez pareille décision, votre tuteur s'y opposerait?
— Sûrement pas... » La même expression espiègle : « Il serait ravi qu'il m'arrive quelque chose. Il administre pour moi les biens de mes parents. »
Tout à coup, Montferrand, qui avait enfin allumé sa pipe, prit la parole:
«Dites-moi, Langelot, vous vous bagarrez souvent comme vous l'avez fait aujourd'hui?»
Langelot tourna son regard attentif vers Montferrand, réfléchit un moment, et répondit :
«Très rarement, mon commandant.»
Les officiers chuchotèrent entre eux. Montferrand demanda:
«Pourquoi m'appelez-vous «mon commandant»? Vous voyez bien que je suis civil.
— Vous êtes en civil, corrigea Langelot. J'avais pensé, d'après votre coupe de cheveux et votre regard, que vous étiez militaire... Et commandant d'après votre âge.»
Le parachutiste se mit à rire. Le colonel se dissimula la bouche avec deux doigts. Tout le monde regardait les cheveux gris, drus, coupés en brosse, de Montferrand, qui répondit, avec sérénité:
«Eh bien, vous vous trompez. Je suis civil. Je m'appelle Roger Noël et je suis enchanté de faire votre connaissance.»
Il tendait la main.
Langelot se leva pour aller la prendre et la serrer. Il avait la poignée énergique et rapide. Ses yeux bleus et les yeux marron de Montferrand se croisèrent.
«Vous aviez raison ou tort, tout à l'heure, quand vous vous êtes battu? demanda l'homme.
— J'avais raison, répondit le garçon sans hésiter.
— Vous avez essayé de l'expliquer à l'adjudant?
— Non.
— Pourquoi?
— Il n'était pas d'humeur à comprendre.»
Le colonel toussota. Montferrand inclina gravement la tête.
«Il faut apprendre à avoir confiance en ses supérieurs, dit-il. Les supérieurs sont rarement d'humeur à comprendre. Il faut les y forcer. Maintenant, Langelot, sans aucun engagement de part ni d'autre — car il faut que nous réfléchissions, vous et moi —, seriez-vous disposé à consacrer plusieurs années de votre vie à vous occuper de documentation? Je vous précise tout de suite que la formation d'un documentaliste coûte très cher à l'Etat et que, par conséquent, une fois que vous aurez signé un contrat, il ne sera plus question de filer vendre du cirage ou des nouilles. Je vous précise aussi, à toutes fins utiles, que la documentation est un travail sérieux, absorbant, souvent fastidieux, qui ne ressemble guère à ce que vous avez pu lire dans les romans d'espionnage. Vous me comprenez bien? Dernier point : je vous précise que c'est un travail dangereux...»
Tout en parlant, Montferrand observait le visage du garçon. Au mot «dangereux», il y eut enfin une réaction: le visage s'éclaira brusquement.
«Je crois que j'aimerais assez ça, monsieur.
— Bien. Si le colonel permet, vous pouvez disposer. Je. vous reverrai cet après-midi pour vous dire ce que j'aurai décidé de mon côté.»

Ibid, chapitre 3

Langelot est en mission en Angleterre. Il prend part à un voyage organisé et se mêle aux touristes ordinaires. Leur guide est une jolie jeune fille nommée Clarisse:

Après avoir désigné la colonne Nelson, les lions, l'arche de l'Amirauté et Whitehall, Clarisse annonça aux passagers qu'ils disposaient d'une heure pour visiter le plus beau musée de peinture de l'univers, à savoir la National Gallery. Tout le monde débarqua.
La dame corpulente dit au monsieur à barbiche:
«J'aimerais tant voyager si on ne me forçait pas toujours à regarder des tableaux!
— Une heure, ça se supporte encore», répondit le monsieur.
La National Gallery fut inspectée au pas gymnastique. A l'entrée de chaque salle, Clarisse annonçait:
«Ici, vous avez trois Sebastiano del Piombo, un Léonard de Vinci, et sept peintres mineurs.»
Ou bien:
«Ici, vous n'avez pratiquement que des Rubens.»
Mais ces Piombo, ces Rubens, ces Vinci, il n'était pas question de leur accorder un coup d'œil. Clarisse Barlowe n'avait aucune indulgence pour les brebis égarées. Si l'une de ses ouailles s'attardait devant un tableau, elle avait tôt fait de la rappeler à l'ordre:
«Pressons, madame. Pressons, monsieur. Nous avons encore trois cent quatre-vingt-sept tableaux à admirer...»
Guide exemplaire, la jeune Anglaise si frêle et si rose, jouant à la fois le berger et le chien du berger, contrôlait son monde à la sortie de chaque salle; quand on eut regagné l'autocar, elle put donc annoncer d'un air fort satisfait qu'on avait cinq minutes d'avance sur l'horaire. Les plus âgés des touristes étaient un peu essoufflés, mais chacun s'estimait heureux d'être quitte de la National Gallery à si bon compte.
Le voisin de Langelot leva la main.
« Miss Barlowe, combien de musées devons-nous encore voir?
— Deux, monsieur. La Tate Gallery et le British Museum.
— Zut!» dit laconiquement le garçon.
Mais un autre passager, gros homme à la carrure de boxeur, exigea un complément d'information :
«Pouvons-nous compter sur vous, Miss Barlowe, pour nous les faire visiter aussi vite que celui que nous venons de voir?
— Certainement », répondit Clarisse.
Le gros homme s'épanouit et sourit même à Langelot:
«Voyez-vous, jeune homme, c'est ainsi qu'il faut voyager. Voir le plus de choses dans le moins de temps possible. Les victoires, les défaites, ça, c'est bon pour les jeunes comme vous qui ont encore leurs cours d'histoire à la mémoire. Moi, ce qui m'intéresse, c'est la quantité. Savez-vous pourquoi je suis venu au W.T.A.? Parce que j'ai un ami qui m'a dit: «Avec «W.T.A., tu en auras pour ton argent.» Et je commence à croire qu'il avait raison.»

Lieutenant X., Langelot et les saboteurs, p.56

La première fois que j'ai compris ce qu'était vieillir

C'était en 2000 ou en 2001.

Paul Rivière m'avait confié son incapacité à lire Proust: trop long, trop verbeux, trop ampoulé. Croisant Comment Proust peut changer votre vie dans une librairie, je le feuilletai. Il me fit sourire, je l'achetai, le lus, l'abandonnai à Paul.
C'est un livre qui peut permettre à ceux qui n'aiment pas Proust ou ont peur de Proust d'avoir l'impression qu'ils pourraient ou pourront aimer Proust. Il est possible que cela permettent à certains d'essayer enfin de le lire.
Néanmoins je le déconseille à ceux qui lisent et aiment Proust : ils trouveront ce livre creux.

Mais il est vif, brillant, bien écrit, et c'est à cela que je voulais en venir : Alain de Botton est plus jeune que moi, c'était la première fois que je trouvais acceptable un livre écrit par quelqu'un de plus jeune que moi. Je pris soudain conscience qu'il était trop tard, que de plus jeunes prenaient la place que je n'occuperais jamais, j'éprouvai l'impression physique d'être poussée vers la fin par la marée ininterrompue des nouveaux venus, qui eux-mêmes continueraient d'être agités des mêmes passions, incapables eux non plus de trouver la moindre solution, et leurs vies à leur tour s'écouleraient inexorablement, le sable du temps nous engloutissant les uns après les autres sans que le flux des hommes ne tarisse.
C'est un destin curieux que le destin des hommes.

Aujourd'hui, je m'aperçois que ce sentiment d'étrangeté est le même que celui que je ressens à lire Borges. Il est celui qui a le mieux exploré et exprimé cette énigme du temps humain, infini et immobile, inscrivant la mort sur fond d'instants et d'éternité.

[...]
Être immortel est insignifiant; à part l'homme, il n'est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. [...]
Exercée par un entraînement séculaire, la république des Immortels était parvenue à une certaine perfection de tolérance et presque de dédain. Elle savait qu'en un temps infini, toute chose arrive à tout homme. Par ses vertus passées ou futures, tout homme mérite toute bonté; mais également toute trahison par ses infamies du passé et de l'avenir. Ainsi, dans les jeux de hasard, les nombres pairs et impairs tendent à s'équilibrer; ainsi s'annulent l'astuce et la bêtise, et peut-être le grossier poème du Cid est-il le contrepoids exigé par une seule épithète des Églogues ou par une maxime d'Héraclite. [...]
Parmi les corollaires de la doctrine selon laquelle il n'existe aucune chose qui ne soit compensée par une autre, il en est une de très peu d'importance théorique, mais qui nous conduisit, à la fin ou au début du Xe siècle, à nous disperser sur la surface du globe. Il tient en quelques mots : Il existe un fleuve dont les eaux donnent l'immortalité; il doit donc y avoir quelque part un autre fleuve dont les eaux l'effacent. Le nombre des fleuves n'est pas infini; un voyageur immortel qui parcourt le monde, un jour aura bu à tous. Nous nous proposions de découvrir ce fleuve.
La mort (ou son allusion) rend les hommes précieux et pathétiques. Ils émeuvent par leur condition de fantômes; chaque acte qu'ils accomplissent peut être le dernier; aucun visage qui ne soit à l'instant de se dissiper comme un visage de songe. Tout, chez les mortels, a la valeur de l'irrécupérable et de l'aléatoire. Chez les Immortels, en revanche, chaque acte (et chaque pensée) est l'écho de ceux qui l'anticipèrent dans le passé ou le fidèle présage de ceux qui, dans l'avenir, le répèteront jusqu'au vertige. Rien qui n'apparaisse pas perdu entre d'infatigables miroirs. Rien ne peut arriver une seule fois, rien n'est précieusement précaire. L'élégiaque, le grave, le cérémoniel, ne comptent pas pour les Immortels. Homère et moi, nous nous sommes séparés aux portes de Tanger; je crois que nous ne nous sommes pas dit adieu.
[...] J'ai été Homère; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort.

Jorge Luis Borges, L'Immortel, dans le recueil intitulé L'Aleph dans la collection L'Imaginaire Gallimard.

Douloureuse Russie

J'ai commené le livre d'Anna Politkovskaïa.
Je vous livre quelques extraits dans les premières pages.

On parle souvent de la corruption russe. Au quotidien, nous pourrions dire qu'il s'agit avant tout d'un sens très particulier de la saisie des opportunités qui se présentent :

La commission électorale de la région avait mis en place une «hotline» destinée à recevoir les appels signalant des infractions commises lors de la campagne et du vote proprement dit. Mais 80% des appels reçus relevaient du chantage le plus simple exercé sur les autorités communales, et non de quelques préoccupations politiques que ce soit. Il faut bien dire que les gens de chez nous ont un don pour tirer parti de toute agitation politique. Les citoyens exigeaient qu'on fasse réparer leurs canalisations percées, qu'on installe enfin le chauffage chez eux, etc. Sinon, laissaient-ils entendre, nous n'iront pas voter... Eh bien, ils eurent gain de cause : les habitants des quartiers Zavodskoi et Leningradski de la ville de Saratov obtinrent eau chaude et eau froide; non loin de là, dans certains villages du district d'Aktarst, on rétablit enfin l'approvisionnement en électrécité.
Douloureuse Russie, p. 11

Il existe une option intéressante, au moins pour les législatives:

Seule ombre au tableau pour le pouvoir : le vote «contre tous» — une option permettant de traduire le rejet de tous les candidats en lice — atteignit 10% des suffrages exprimés. Ce qui signifie qu'un électeur sur dix s'est rendu aux urnes, a bu un verre ou deux de vodka... et a décidé d'envoyer tout le monde au diable.
Ibid, p 13

Je me demande ce qui se passerait si un tel vote avait la majorité, car si je comprends bien, il ne désigne personne. Un vote blanc exprimé, en quelque sorte.

Un extrait d'une rédaction d'une lycéenne de St-Pétersbourg :

« Ma mère dit que tout est arrangé d'avance, que le résultat est déjà joué avant même que les gens aillent voter. Je pense que voter est complètement inutile. Quand j'étais petite, je croyais que plus une personne était célèbre, plus elle était intelligente et sensée. Mais en grandissant, j'ai compris que même quelqu'un de parfaitement stupide était capable de parvenir au gouvernement Alors, aller voter, pour quoi faire? D'autant plus qu'aucun être sain d'esprit ne pourrait déclarer qu'il faudrait buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes[1]"...»
Ibid, p 13

Politkovskaia déplore que ces concitoyens aspirent davantage au confort qu'à la liberté :

On pourrait se poser la question : à quoi Iavlinski a-t-il donc servi, avec les grands principes de probité qu'il n'a cessé de proclamer depuis quinze ans? Et à quoi a donc servi le SPS, qui voulait tant instaurer une économie de marché à visage humain? Pour l'instant, rares sont ceux qui définissent la liberté de la même manière que ces deux partis. Pour les riches de chez nous, être libre, c'est avoir des vacances réussies. Et plus on est riche, plus on part souvent en vacances. Pas en Anatolie, trop accessible au petit peuple, mais à Tahiti. Ou à Acapulco. Ces gens-là ne songent même pas à la vraie liberté. Pour l'immense majorité d'entre eux, seul compte l'accès au confort. Dès lors, pourquoi ne promouvraient-ils pas leurs intérêts en corrompant les partis bien en cour au Kremlin? Il faut bien comprendre que la plupart sont corruptibles d'une façon très primitive : chaque question y a son propre « prix ». Qui est prêt à payer ce prix obtiendra le projet de loi dont il a besoin. Ou bien « son » député pourra attirer l'attention du parquet général sur les activités de tel ou tel de ses concurrents (un moyen très usité par les hommes d'affaires pour se débarrasser de leurs adversaires).
Ibid, p 16

«être libre, c'est avoir des vacances réussies» : no comment.

Je pourrais tout citer. Chaque page m'arrête : réflexions sur le parti communiste p.18, adhésion enthousiaste du peuple russe à un «petit père» p.19, suppression d'émissions télévisées («A quoi peut bien servir une émission qui invite des perdants?», commentaire de Poutine, p.20), passivité du peuple russe devant la disparition du régime parlementaire, pouvoir exécutif et législatif étant fondu en une «verticale unique» p.22:

Deuxièmement — et c'est la raison essentielle pour laquelle on doit parler de « fin » et non de « crise » du parlementarisme russe —, le peuple a accepté l'évolution de ces dernières années sans broncher. Personne n'a bougé quand Poutine a établi sa fameuse « verticale du pouvoir ». Il n'y a eu ni manifestations, ni protestations de masse, ni actions de désobéissance civile. Le peuple a tout « avalé » et il a consenti à vivre non pas sans Iavlinski, mais sans démocratie. Un chiffre est particulièrement parlant à cet égard. D'après une enquête d'opinion de l'institut d'études sociologiques «Vtsiom-A», à la question : «Au cours des débats organisés à la télévision à l'occasion de la campagne électorale, les représentants de quels partis vous ont semblé les plus convaincants?», 12% des Russes ont répondu : «Les représentants de Russie unie.» Or ceux-ci avaient refusé de prendre part à quelque débat télévisé que ce soit, arguant que «leurs actions parlaient pour eux»!
La population a donc entériné la restauration d'une nouvelle Union soviétique - une URSS légèrement retouchée, relookée, modernisée, mais une URSS tout de même, dotée d'une sorte de capitalisme bureaucratique dans lequel les hauts fonctionnaires ont remplacé les oligarques des années 1990.
Dès lors, l'élection présidentielle de mars 2004 était jouée d'avance.
Ibid, p.23

L'écriture d'Anna Politkovskaia est nette, sa pensée claire, parfois on suit presque trop facilement (on comprend que si la politique russe paraît si compliquée vue de loin, c'est que chacun "glisse" au rythme de ses intérêts ou de sa peur et qu'il est normal de s'y perdre si l'on ne la suit pas jour après jour), on s'interroge : Anna Politkovskaia ne se laisse-t-elle pas emporter par ses convictions, qu'a-t-elle pour étayer ses affirmations?
Et le livre continue et quelques pages plus loin on a honte d'avoir douté.

Par exemple, elle raconte l'histoire d'une mère de soldat qui a porté plainte suite à la mort de son fils en Tchétchénie : je soupire avec incrédulité, un soldat mort à la guerre, cela arrive, tout de même.
Voici les faits :

La Russie mène au Caucase une guerre étrange. À première vue, on pourrait croire que tous les soldats des troupes fédérales sont des frères d'armes. Mais, en réalité, il n'en va pas du tout ainsi. Les effectifs du ministère de la Défense sont à couteaux tirés avec ceux du FSB[2] et du ministère de l'Intérieur. Quand des officiers de l'armée disent : « Ce ne sont pas les nôtres qui ont été tués », cela signifie que ce sont des policiers ou des membres des forces de l'Intérieur qui ont trouvé la mort. Cette animosité réciproque a suscité une interminable lutte autour de la désignation du commandant en chef de toutes les unités engagées dans le Caucase du Nord. L'enjeu est de taille : chacun sait bien que si le commandant en chef est issu des rangs de l'armée, les deux autres catégories de troupes ne doivent même pas espérer obtenir suffisamment de munitions et d'émetteurs-récepteurs.
C'est ce qui s'est passé dans ce cas précis. Kazantsev, un officier de l'armée, a donné des ordres à des hommes qui relèvent de l'Intérieur.
Au début, pourtant, tout semblait bien se passer. Le 10 septembre, à une heure du matin, les quatre-vingt-quatorze combattants des forces spéciales réussirent à prendre la colline sans pertes. À six heures, le général major Tcherkachenko reçut un rapport serein du major Iachine, qu'il transmit immédiatement à Kazantsev. Décidant que tout allait pour le mieux, celui-ci alla dormir, pour ne réapparaître qu'à huit heures quarante.
Mais à six heures vingt, les hommes de Iachine furent attaqués. À sept heures trente, les boïeviki commencèrent à les encercler, Iachine appela le centre opérationnel pour obtenir des renforts. Mais Tcherkachenko, qui y était le numéro un en l'absence de Kazantsev, ne pouvait rien pour lui. Il savait déjà, à cette heure-là, qu'un autre détachement des forces de l'Intérieur, dirigé par le général major Grigori Terentiev, avait essayé de rejoindre les hommes de Iachine, mais avait été repoussé après d'âpres combats : quatorze combattants de Terentiev avaient été tués et beaucoup d'autres, dont le général major lui-même, avaient été blessés. Cinq véhicules blindés brûlaient sur les flancs de la colline...
Hormis le détachement de Terentiev, personne n'avait l'intention d'essayer de briser l'encerclement de Iachine. Les seules troupes disponibles relevaient de l'armée, et elles n'avaient aucune envie de risquer leur peau pour des hommes de l'Intérieur. Quant à Kazantsev, le seul qui aurait pu donner un tel ordre, il dormait. À huit heures trente, Iachine hurla dans sa radio qu'il ne restait à ses hommes qu'une seule cartouche de munitions chacun, et qu'il fallait abandonner la position. Tcherkachenko était d'accord. À huit heures quarante, Kazantsev se réveilla et entra en courant dans le centre de commandement. Il ne pouvait pas comprendre pour quelle raison Iachine se retirait. Et il lui donna l'ordre de « tenir jusqu'au bout ». Les gens de l'armée sont impitoyables envers les « étrangers ».
Mais à ce moment-là, le centre opérationnel perdit tout contact avec Iachine. Les batteries des radios étaient mortes. Le major était devenu « sourd ». Et, par conséquent, indépendant. Iachine divisa son détachement en deux groupes. Il prit le commandement du premier et confia le second au sous-colonel Gadouchkine. À onze heures du matin, les deux groupes se mirent à redescendre de la colline par deux flancs différents. C'était leur seule chance de survivre. Depuis le centre opérationnel, Kazantsev vit les deux groupes descendre... et donna l'ordre de bombarder les flancs de la colline qu'ils étaient en train de dévaler. Pourquoi? Tout simplement parce qu'il avait déjà transmis « en haut » que son plan avait été un succès et que les fédéraux tenaient la colline.
Vers quinze heures, deux bombardiers SU-25 apparurent au-dessus du groupe de Iachine qui venait de rompre son encerclement et pouvait enfin espérer sauver sa peau. Ils exécutèrent plusieurs frappes « chirurgicales » droit sur les combattants russes. À la demande expresse de Kazantsev, le coordinateur de l'opération aérienne était le général lieutenant Valéri Gorbenko, chef de la 4e armée des forces aériennes et de la DCA. Au moment des frappes, Kazantsev et Gorbenko se trouvaient au poste d'observation du centre opérationnel. Ils virent de leurs propres yeux le groupe de Iachine se faire massacrer, alors que les survivants actionnaient leurs fusées de détresse pour montrer aux avions qu'il ne fallait pas tirer sur eux...
Ibid, p. 62

J'ai l'impression de regarder un film ou de lire un roman d'espionnage, un livre ou un film où il ne serait absolument pas assuré que le bon gagne à la fin: prise d'otages terminée de façon sanglante, sans qu'on comprenne pourquoi tous les terroristes (endormis) ont été abattus sur place (qu'auraient-ils raconté?), attentats sans doute commandités par le pouvoir (et à chaque fois, des centaines de morts et de blessés), enlèvement de l'un des candidats à l'élection présidentielle, candidat qui réapparaît une semaine plus tard visiblement choqué et se réfugie à Londres, tandis que le bruit court qu'on lui a extorqué des informations en le droguant. Ce candidat aurait possédé des documents compromettants pour Poutine.
Une fois encore on se dit «A-t-elle des preuves? Suppositions que tout cela.» (Ô cette incrédulité cartésienne.)
Un soir Politkovskaia reçoit un coup de téléphone :

Je reçois un coup de téléphone à la rédaction de mon journal, Novaïa Gazeta. Mon interlocuteur prétend appartenir aux services spéciaux : « Transmettez à Londres — je sais que vous avez des contacts là-bas — que si Rybkine apparaît à la télévision et y exhibe des documents compromettants pour Poutine, il y aura un nouvel attentat. Le président serait obligé de déplacer l'attention de l'opinion publique... »
J'ai transmis le message. Mais Rybkine a déjà renoncé à tout. Il craint pour sa vie.
Ibid, p.109

J'en suis à la p.125. Je connais déjà la fin : la mort de l'auteur. Et je comprends déjà que Poutine a dû être bien malheureux (très en colère) de devoir céder à la pression de l'opinion internationale et de devoir dire quelques mots de regret à propos de l'assassinat d'Anna Politkovskaia. Non, il ne regrettait pas, il devait être soulagé et vengé.

Au fond de moi demeure la conscience poignante que si elle n'avait pas été assassinée, je ne serais pas en train de la lire.
Que dire?

Notes

[1] promesse de Vladimir Poutine faite le 24 septembre 1999

[2] ex-KGB

Ecouter Proust

En 1996, je fus embauchée en CDD dans une grande société d'assurance. Très vite je trouvai le chemin de la bibliothèque du CE, où je découvris Lawrence Block, Ralph König (Le retour de la capote qui tue (une bibliothécaire progressiste comme vous voyez)) et des livres enregistrés sur cassettes.

Je n'ai pas la télévision, je traite les tâches ménagères par le mépris, je peux rester avec six mois de linge en retard, repassant une chemise sur le bord du lit en catastrophe le matin de temps en temps : j'essayai donc les cassettes.
C'est ainsi que je me mis à repasser — un peu plus — régulièrement, écoutant la deuxième partie de Don Quichotte (ils n'avaient pas la première, c'est ballot (Zvezdo ®)), Emma Bovary à qui je trouvai des charmes de couleur et de mouvement insoupçonnés (je me souviens d'un extraordinaire mouvement tournoyant de la robe), Prose du Transsibérien (dans l'espoir déçu de l'apprendre par cœur), La Princesse de Clèves, Les Liaisons dangereuses, Le Père Goriot,... J'achetai l'adaptation du Lord of the Ring pour la BBC (onze cassette entièrement tournées vers l'action, disparition de l'épisode de Tom Bombabil), Revolting Rythmes de Roalh Dahl (ça, c'est très très drôle), des nouvelles des frères Coen que je n'ai jamais comprises (ça parle trop vite avec trop d'argot), etc.
(Je prête tout, il suffit de demander).

En 2001, m'ennuyant profondément, je décidai de reprendre des études de philosophie par correspondance. Suite à une mauvaise recherche sur internet (ou alors, à l'époque, ils étaient les seuls à avoir un site à jour), je m'inscrivis à... Toulouse (ce qui donna lieu à des transhumances curieuses au moment des examens, du genre prendre le train de nuit directement en sortant du travail, passer des oraux à Toulouse, revenir par train de nuit et réembaucher 48 heures plus tard comme si de rien n'était sans avoir remis les pieds chez moi entretemps (car bien entendu je n'avais pas prévenu mes employeurs)).
Evidemment, je n'avais pas beaucoup de temps pour étudier, faire les devoirs, lire les œuvres imposées. Je vécus sur mes acquis (en d'autres termes cela ne me servit pas à grand chose puisque je n'étudiai pas avec sérieux) et achetai les cassettes disponibles des œuvres littéraires au programme : Un amour de Swann.

C'est ainsi que je commençai à écouter La recherche du temps perdu. Cela fait cinq ans qu'elle m'accompagne partout, sur les longs trajets en voiture, et surtout dans la cuisine (les heures d'ennui de la vaisselle, Guillaume!) Il y a deux mois, j'ai été bloquée à la fin du Côté de Guermantes (oui, je ne vais pas vite : je réécoute de nombreuses fois les mêmes cassettes ou les mêmes disques) : Sodome et Gomorrhe n'était pas enregistré. La Prisonnière oui, mais pas Sodome et Gomorrhe. Il allait falloir que je trouve le temps de le lire.
Et puis non, finalement non.

Ouf ! Seize années de persévérance, et le voici, ce coffret de 111 CD contenant l'intégrale de «A la recherche du temps perdu»: 137 heures d'écoute! En 1990, les éditions Thélème naquirent de ce projet d'un temps nouveau. Proust venait d'entrer dans le domaine public lorsque Adeline Defay, par passion pour l'œuvre, réunit de grands comédiens qui lisent en studio 7 à 20 pages par séance de trois heures, pour préserver l'intensité du rapport au texte. André Dussollier commence avec « Du côté de chez Swann » sur cassettes audio (comme le temps et les supports passent !) et conclut avec « La prisonnière ». Entretemps l'ont rejoint Lambert Wilson, Robin Renucci, Guillaume Gallienne, Michaël Lonsdale et Denis Podalydès. Ce dernier, auquel on doit déjà la performance de la version sonore (et intégrale) du «Voyage au bout de la nuit» de Céline (Frémeaux et associés), est intarissable sur son bonheur de lecteur d'«Albertine disparue» et du «Temps retrouvé»: «Je suis un liseur, selon la définition de Jacques Roubaud. Je lis comme je mange. Et depuis toujours, je dévore, alors si l'on me paie pour augmenter mon temps de lecture, surtout s'il s'agit de Proust, j'accepte avec plaisir L'acteur, quand il est lecteur, est le metteur en scène de lui-même, il entre dans l'intimité du texte, et cette immersion dans la littérature peut même lui donner l'illlusion d'être écrivain. En retrouvant la trace de l'écriture par la voix, c'est presque comme s'il reprenait la plume... Quand j'écoute, en voiture, Guillaume Gallienne lire "Sodome et Gomorrhe", j'ai envie de reprendre le livre pour voir où il a respiré.» Alors que s'achève cette édition, Thélème rempile: «Il nous reste la correspondance, ce qui permettra, dès celle de Proust avec sa mère, d'introduire une voix de femme.» C'est donc reparti pour quinze ans.

Valérie Marin La Mêlée in Le Point du 19 octobre 2006

Enfin, que les puristes ne s'insurgent pas : je lirai Proust, je le lis déjà pour retrouver la page précise d'une citation.
Je me contente de gagner du temps en pensant à Flaubert (le gueuloir), à Autant en emporte le vent (quand les femmes lisent Dickens à haute voix pour tromper l'attente du retour des hommes partis en expédition punitive) et à Victor Klemperer.

Le Maki Mococo

Le Maki Mococo
Son kimono a mis
Pour un goûter d'amis :
Macaque et Okapi
L'Macaque vient d'Macao
L'Okapi d'Bamako.

Le Maki Mococo
Fait goûter ses amis
Pas de macaronis
Mais d'un cake aux kiwis
D'esquimaux au moka
Et kakis en bocaux
Quart de lait de coco
Cacao ou coca
Dans des bols en mica.

« Qui joue au mikado ? »
Dit l'Maki Mococo
Le Macaque dit oui
L'Okapi ne dit mot.

L'Macaque est un coquin
L'acolyte Okapi
Est du même acabit.
Le Macaque qu'a un coup
Pour gruger les gogos
Rafle tous les kopeks
Du Maki Mococo.

« Ah, mais, quoqu'c'est quoqu'ça ?
Dit l'Maki Mococo
Ton bien est mal acquis. »
Le Macaque dit « quoi ? quoi ? »
« Qui ? Qui ? » dit l'Okapi.

Le Macaque démasqué
Par le Maki Mococo
Prit sa kalachnikoff
Acquise à Malakoff
De Pépé le Moko
Qu'en canne il maquilla
C'est kif kif Chicago.

Mais le Maki Mococo
Au menton les boxa
Le Macaque est K.O.
L'Okapi dans l'coma.

« Ah mes jolis cocos
Comme vous êtes comiques ! »
Dit le Maki Mococo
Saisissant son kodak
Pour immortaliser
Cette scène à jamais
En un bel emaki
A vendre sur les quais
Conti ou Malaquais
Et qu'on ne l'oublie plus.

Le Maki Mococo
Est né à Mexico.
Il s'appelle Dudu.

Jacques Roubaud, Les animaux de personne,
poèmes illustrés par Marie Borel et Jean-Yves Cousseau

Les dainas, une identité en poésie

Hier, j'ai découvert par hasard dans la petite librairie où j'ai mes habitudes une plaquette de poèmes lettons, poèmes dont j'ignorais l'existence et qui paraissent au cœur de l'identité lettone :

La Lettonie a été en effet, pendant des siècles, colonisée par une succession d'envahisseurs : Allemands, Polonais, Suédois, Russes. Elle n'a réussi à conquérir, pour la première fois, son indépendance, qu'en 1918. Mais après seulement vingt années de paix, elle a été annexée, en 1940, avec les deux autres pays baltes (l'Estonie au nord et la Lithuanie au sud), par l'Union Soviétique, puis un an plus tard par l'armée allemande (invasion considérée par beaucoup, sur le moment, comme une délivrance) et, finalement, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, intégrée à l'URSS tout comme ses deux voisines baltes. Ce n'est qu'en 1991 que ces trois pays ont enfin retrouvé cette indépendance tant désirée.
Sous la houlette de Krisjanis Barons (1835-1923), qui y consacra presque quarante années de sa vie et qu'on surnomme en Lettonie le "Père des dainas", des gens ont parcouru le pays pour recueillir par écrit ces poèmes ayant plus de mille ans d'existence, créés dans une langue indo-européenne à laquelle seul le lithuanien est apparenté, et qui n'est ni slave, ni germanique.
[...]
On a identifié plus d'un million de textes et trente mille mélodies, abondance reflétée dans cette daina:
J'ai trois mesures de chansons
Dans ma houblonnière.
Il m'a fallu trois années pour chanter
Ce qu'une seule contenait.

[...]
Pendant l'occupation soviétique, les dainas ont permis de garder vivants les idéaux d'indépendance et de liberté et le chant choral, symbole de la nation, a joué un rôle déterminant dans le troisième réveil national. C'est pour cela que l'on a appelé les événements qui ont conduit à la libération, sans violence et presque sans effusion de sang, de la Lettonie en 1991, la "révolution chantante".

[...]
Un ethnologue allemand, Johann Kohl (1808-1878), a été stupéfait de découvrir que les Lettons avaient réussi à préserver des formes culturelles qui avaient été balayées dans le reste de l'Europe par la modernisation: «Il serait vraiment difficile de nos jours de trouver une autre nation en Europe qui mérite plus d'être qualifiée de "terre de la poésie" que le peuple letton et la terre lettonne. (...) Tous les Lettons sont des poètes nés, ils composent tous des vers et des chants et ils peuvent tous chanter ces dainas

[...]
En ce qui concerne la forme, les dainas, comme nous l'avons vu, sont en grande majorité des quatrains. Les vers ne riment pas mais ont un rythme chantant très spécifique avec, en général, un appui sur la première syllabe du mot. Comme l'explique Saulcerite Viese, la daina est «une miniature dont les deux premiers vers exposent le problème, le point de départ. Les deux vers suivants offrent, eux, un parallèle poétique, une solution, une issue, une généralisation et un résumé de l'action.»
Vaira Vike-Freiberga[1], elle, évoque la poésie japonaise: «beaucoup de textes de dainas sont un peu comme les koans du Zen japonais: le premier couplet expose quelque chose comme une devinette, ou une énigme, ou simplement un énoncé épigrammatique à méditer. Seule l'addition du second couplet rend possible la solution.»

Dainas, Poèmes lettons traduits et présentés par Nadine Vitols Dixons, aux éditions L'Archange Minotaure

L'édition est bilingue, ce qui me comble. Plus le temps passe et plus je ressens le besoin d'éditions bilingues, quels que soient la langue ou l'alphabet, de la même façon que j'ai un désir de partitions de musique. Ne pas comprendre le sens des signes tout en sachant qu'ils en ont un me tranquilise et porte ma rêverie.
J'aime beaucoup ces poèmes, ils sont tout à fait mon genre dans la simplicité de leur forme et de leur sujet. J'aime les haïkus pour la même raison, mais à première vue, les dainas auront ma préférence parce qu'ils reflètent davantage de tendresse pour le monde. Il y a souvent dans le haïku une forme de sécheresse, d'ironie, peut-être due à leur forme très contrainte (ou est-ce une conséquence de la traduction?).
J'écris "auront", parce que cela reste à vérifier: mon seul regret concernant cette plaquette de poèmes, c'est qu'elle évoque des milliers de dainas pour ne nous en présenter qu'une poignée, trois ou quatre dizaines.

Voici quelques exemples (Saule, féminin, est le soleil, Laima est le destin) :

Un seul soleil, une seule terre,
Mais pas de langue partagée:
J'ai traversé la rivière,
Déjà la langue avait changé.

Chaque matin Saule se lève
Dans un arbre rougeoyant;
Les jeunes messieurs deviennent vieux
A rechercher cet arbre.

Lève-toi, Saule, le matin,
Couche-toi tard le soir,
Le matin pour nous réchauffer,
Le soir par pitié pour nous.

Laima traversait la cour
En conversant avec Dieu:
Cette jeune fille n'a qu'un petit trousseau
Il lui faut donc une vie plus douce.

Que feras-tu, Dieu, tout seul,
Quand nous serons tous morts,
Quand nous serons tous endormis
Sous l'herbe verdoyante ?


Notes

[1] présidente de la Lettonie. En exil durant 53 ans, elle a publié La logique de la poésie, n°44, (Société Royale du Canada), 1991

Etre de gauche

He might be termed a Puritan. One essential dislike, formidable in its simplicity, pervaded his dull soul : he disliked injustice and deception. He disliked their union — they were always together — with a wooden passion that neither had, nor needed, words to express itself. Such a dislike should have deserved praise had it not been a by-product of the man's hopeless stupidity. He called unjust and deceitful everything that surpassed his understanding. He worshipped general ideas and did so with pedantic aplomb. The generality was godly, the specific diabolical. If one person was poor and the other wealthy it did not matter what precisely had ruined one or made the other rich; the difference itself was unfair, and the poor man who did not denounce it was as wicked as the rich one who ignored it. People who knew too much, scientists, writers, mathematicians, crystalographers and so forth, were no better than kings or priests : they all held an unfair share of power of which others were cheated. A plain decent fellow should constantly be on the watch for some piece of clever knavery on the part of nature and neighbor.

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire du vers 171

Il y a un peu plus d'un an, j'ai brutalement compris quelque chose qui paraîtra peut-être évident à de nombreux lecteurs : être de gauche, cela ne signifiait pas forcément être généreux et souhaiter partager le bien-être dans le but d'un plus grand bonheur général, être de gauche c'était aussi (parfois ou souvent? je m'interroge) être dévoré par l'envie ou la jalousie et souhaiter punir "les riches", c'était souhaiter s'approprier les biens dont on avait été injustement spolié par une nature et un hasard et une société injustes.

Cette illumination est survenue au milieu d'un très sérieux colloque sur les finances publiques dont le thème était la reditribution sociale. Henri Sterdyniak, économiste à l'OFCE, s'y est exprimé avec violence contre "les riches", il ressortait si clairement de son exposé qu'il souhaitait punir "les riches" plutôt qu'aider ou encourager "les pauvres" qu'au moment des questions de la salle je n'ai pu m'empêcher de poser la question suivante (oh, je suppose que j'aurais pu m'en empêcher, mais il m'avait outrée, j'ai répondu provocation pour provocation): «S'il était en votre pouvoir de changer les choses, préfèreriez-vous que tout le monde soit riche ou que tout le monde soit pauvre?», provoquant à ma grande confusion (car je ne voulais pas gêner l'organisateur du colloque) un grand silence dans la salle avant de me faire remettre vertement à ma place par M. Belorgey, sur le thème "quand on ne fait pas partie de la confrèrie, on se tait" (je ne sais plus quelles ont été ses paroles exactes, ça commençait à peu près par : «Madame, nous sommes ici entre nous et nous nous connaissons bien, si nous avons été durs avec M.Trainar (ils avaient été infâmes), il sait parfaitement que c'est en toute amitié,... (etc)».
Mon intervention était certes déplacée, cependant malgré ma gêne je ne suis pas mécontente d'avoir pu faire entrevoir à M.Sterdyniak toute l'outrance de la sienne.

Je regrette que cette outrance ait été gommée des actes du colloque. Il faut y avoir assisté pour deviner le désir de vengeance ou de revanche que cachent ces constats et ces explications :

Face à un modèle social-démocrate soucieux de corriger la distribution des revenus issus du fonctionnement de l'économie capitaliste par des transferts aboutissant à une forte réduction des inégalités de revenus et par la couverture collective d'une partie importante des besoins (éducation, santé, retraite), le modèle libéral préconise de maintenir les incitations au travail et à l'épargne en réduisant les impôts, les transferts et les dépenses sociales. Dans la période récente, la mondialisation met en péril le modèle social-démocrate puisque les plus riches peuvent refuser la redistribution nationale en choisissant leur lieu de résidence et d'activité.

Henri Sterdyniak, «La redistribution est-elle encore un objectif des politiques budgétaire et sociale?», p.125 in Finances publiques et redistribution sociale, dir. Rémi Pellet

C'est une description raisonnable de la réalité. La tonalité de ce que j'ai entendu ce jour-là ressemblait plutôt à : «Salauds de riches, maintenant ils peuvent s'échapper!»

Plus loin :

La société doit réduire les inégalités de situation en prélevant sur les titulaires de plus hauts revenus et plus forts patrimoines. D'une part, ceux-ci ne sont pas seulement dus au mérite, mais aussi à la chance ou à l'héritage. D'autre part, ils provoquent des effets négatifs à l'échelle sociale : les consommations ostentatoires et luxueuses provoquent des externalités négatives comme des sentiments d'injustice. Ceux-ci sont réduits si les revenus des plus riches sont limités et s'ils participent fortement aux dépenses communes.

Ibid, p.127

On notera que la chance est inacceptable. Au lieu de se réjouir de la chance du voisin (au moins un d'heureux, tant mieux pour lui), on l'envie aussitôt (pourquoi lui et pas moi?). Il ne s'agit pas d'élargir cette chance, d'en faire profiter le plus grand nombre, non, il s'agit de la faire disparaître.

Considérons un retraité, dont la pension n'est que de 20.000 euros par an. Il possède et occupe un logement évalué à 1,5 million (soit une valeur locative de 75.000 euros). Il paye une taxe d'habitation de 5.000 euros, une taxe foncière de 5.000 euros, un ISF de 2.600 euros (compte tenu d'un abattement de 20% sur la valeur de sa résidence principale). Son impôt sur le revenu est de 3.000 euros; le total de ses impôts directs est de 78% de ses revenus. En fait, il bénéficie aussi du loyer imputé de son appartement. On peut donc estimer son revenu, loyer imputé compris, à 95.000 euros et son taux d'imposition sur son revenu ainsi mesuré à 16,4%. Il n'y a guère de raison de lui faire un rabais si on compare sa situation à celle d'un actif de revenu comparable. Le bouclier fiscal lui restituera 3.600 euros, soit plus que le montant de l'ISF. Deux arguments sont souvent avancés : cette personne serait la victime de la hausse des prix de l'immobilier, qui aurait, par exemple, doublé le prix de son logement. Drôle de victime, qui aurait gagné «en dormant», 750.000 euros. Est-il choquant qu'il restitue, par l'ISF, 0,3% par an de son gain à la collectivité? Même si ce gain n'a pas été réalisé, il a permis à son bénéficiaire de dépenser davantage, puisqu'il n'avait plus besoin d'épargner pour laisser un héritage ou se constituer une retraite. Le deuxième est que, bien que riche, il ne peut trouver la liquidité nécessaire pour payer ses impôts. Mais, il peut toujours hypothéquer son bien; ses héritiers peuvent l'aider, compte tenu du patrimoine important dont ils hériteront... Enfin ce cas est rarissime: il est peu probable qu'une personne investisse tous ses avoirs dans son appartement sans garder de quoi vivre (et payer ses impôts).

Ibid, p.156

On aura reconnu la situation pas si rare de vieux Parisiens, d'habitants de l'île de Ré ou de Noirmoutier ou même d'agriculteurs dont la terre déclarée constructible prend brusquement une valeur démesurée d'une année sur l'autre (obligeant les-dits agriculteurs à vendre : j'appelle cela du rackett).
La dernière phrase du paragraphe que je cite est un non-sens : la personne n'a pas tout investi dans son habitation, celle-ci a pris de la valeur du fait d'un mouvement général de l'économie sur les trente ou quarante dernières années.
On notera que M.Sterdyniak ne considère pas impossible de vivre avec 4.400 euros par an (je me demande combien gagne un directeur à l'OFCE). Que la collectivité récupèrera des droits de mutation sur le bien au moment de sa vente ou par le biais des droits de succession, et que donc la plus-value sera bel et bien taxée à un moment ou à un autre, ne semble pas l'effleurer.
Mais ce qui me choque le plus, en fait, c'est que l'analyse ignore totalement les dimensions humaine et affective de la vie. Jamais il n'est pris en compte qu'un objet ou une maison ou une terre puisse être davantage qu'une valeur marchande, qu'il puisse représenter des souvenirs, une histoire. Dans cette vision du monde il n'y a aucune tendresse, tout vaut tout et n'a pour valeur que sa poignée d'écus; de tels économistes n'hésiteront pas à envoyer le retraité vivant depuis quarante ans par hasard et par bonheur dans un deux pièces place des Vosges dans un HLM de Créteil. Après tout, il n'avait qu'à ne pas avoir de chance, c'est bien fait pour lui.
Ce n'est pas tant un monde moins inégal qu'un monde d'où disparaîtrait la chance due au hasard que souhaite ce genre d'hommes de gauche. Il convient que les inégalités soient laminées, mais surtout les inégalités "heureuses", qui ont finalement l'air de choquer davantage ces puristes que la pauvreté et les inégalités "malheureuses". Une telle vision du monde souhaite un monde moins inégal, elle se soucie peu que ce soit un monde plus beau ou plus heureux. Qu'importe qu'on crée du malheur si l'on crée de l'égalité. Le paradoxe, c'est que l'appartement de la place des Vosges ne pourra être racheté que par un réel riche, un "vrai capitaliste": cette structure de pensée favorise en pratique qui elle combat en théorie.

Budapest 1956

Il y a quelques années, j'ai emprunté Le Gang des philosophes, de Tibor Fischer, à la bibliothèque rue Mouffetard. Le livre m'a plu (encore un livre dans la catégorie loufoque), j'ai donc entrepris Sous le cul de la grenouille.

"Tibor Fischer est né en 1959 à Londres de parents hongrois", nous indique laconiquement la quatrième de couverture. Sous le cul de la grenouille décrit la survie d'un jeune homme, Gyuri, dans Budapest de décembre 1944 à octobre 1956. C'est un livre drôle et désolant, racontant les mille et une malices de quelques jeunes gens devenus basketteurs pour échapper (un peu) à la chappe communiste. Les anecdotes sont tristes, amères ou totalement déjantées. Les détails révoltants, injustes ou stupides s'insèrent naturellement dans la vie quotidienne, seul Gyuri, poète, amoureux, rêveur, semble en souffrir et ressentir un malaise: fuir, donc, mais fuir où?
On avance ainsi dans le récit, de scène en scène, sans jamais s'ennuyer, même si le tout est un peu décousu.

Une escapade hors de Budapest (je rajoute des sauts de ligne pour faciliter la lecture à l'écran):

Ladanyi revenait chez lui à cause du camarade Farago. Ce Farago avait été longtemps, semblait-il, un élément clé de la vie à Halas. Ladanyi en gardait un vif souvenir, bien qu'il fut parti à quatorze ans pour étudier à Budapest. «Farago était à la fois l'idiot du village et le voleur du village. Dans un petit coin comme ça, il faut cumuler.» Mais ce petit village ne montrait une très grande tolérance vis-à-vis des fauteurs de troubles autochtones.

La guerre et la Croix Fléchée changèrent cela. Octobre 1944 était bien le dernier moment auquel les villageois s'attendaient à voir Farago. Il était passé des méfaits à la petite semaine — faucher des tournesols, piquer des abricots, kidnapper des cochons — à l'administration du district sous contrôle nazi. Ladanyi ne s'étendit pas sur ses agissements de l'époque. «Mieux vaut pour vous les ignorer.»

Les citoyens de Halas ne s'attendaient pas à revoir Farago après 1944 parce qu'il avait pris six balles dans le buffet et que la carriole l'avait conduit à la morgue de Békéscsaba où la police déposait ses victimes non réclamées de décès inexplicables. A l'époque, les corps égarés intéressaient encore la bureaucratie; un peu plus tard personne n'y aurait pris garde.
C'est au moment où on étendait Farago sur une table de la morgue qu'il se plaignit, très bruyamment pour un cadavre, d'avoir le gosier sec.

Les villageois furent donc étonnés de le revoir. «On m'a juste donné un revolver à six coups, est-ce ma faute?» fit dans la csarda une voix chargée de reproche. Ce n'était pas la première fois qu'on attentait à la vie de Farago. Un mois auparavant, alors qu'il avait reçu l'hospitalité d'un fossé bien plus proche de l'endroit où il s'était soûlé à rouler que de son domicile, quelqu'un avait balancé là une grenade pour lui tenir compagnie. La grenade n'avait pas réussi à débarrasser le monde de Farago, même si elle l'avait débarrassé de sa jambe gauche, mais l'ardeur de celui-ci à servir ses mentors allemands n'en avait pas été attiédie, d'où l'exercice subséquent de tir à la cible.

C'est le curé du village qui suggéra alors un autodafé. Lorsqu'on apprit que Farago, une fois de plus, avait le nez enfoncé dans l'oreiller sous le poids d'une masse d'alcool, des mains anonymes mirent le feu à sa maison en pleine nuit. Il devait être carbonisé dans un vrai coma éthylique car le feu put carboniser la porte d'entrée, puis réduire les deux maisons voisines sans qu'il en perdît un ronflement. «Le curé avait suggéré ça? s'étonna Gyuri. — Qui sait? répondit Ladanyi. Si on disposait du texte original des Commandements, on y trouverait peut-être bien une note en bas de page prévoyant une dispense dans le cas de Farago.»

Quand Halas sut que Farago, tournant avec le vent politique, briguait le poste de secrétaire du parti communiste local, on décida de passer aux choses sérieuses. En pleine nuit, on le traîna hors de chez lui ivre mort et comme un poids mort. Ses mains furent liées dans son dos, une corde jetée en travers d'une branche, un nœud passé à son cou. On le hissa, la branche cassa, et ses hurlement éveillèrent la curiosité d'une patrouille russe qui passait par là.
De cette élévation nocturne, Farago conserva un collier de meurtrissures et l'habitude de porter un revolver : il avait senti que certaines personnes ne l'aimaient pas vraiment.
«Je tire, avait-il annoncé dans la csarda, et je ne prends même pas la peine de poser des questions après.» Cette déclaration suivait la mort du villageois auquel on attribuait le mérite de l'avoir six fois transpercé.

À l'origine du retour de Ladanyi se trouvait un petit vignoble de deux hectares, à bonne distance de Halas, qui produisait un vin si âcre que Farago était pratiquement le seul à accepter d'en boire. Ce vignoble avait été légué à l'Église (sans doute par malveillance), bien que son revenu annuel suffît tout juste à faire épousseter l'autel.
Farago, en sa qualité de premier secrétaire et de maire de la commune de Halas-Murony, avait décrété que ce vignoble devait être retiré à la garde des fournisseurs d'opium du peuple et placé sous l'hégémonie du prolétariat. Le village se tourna alors vers Ladanyi parce que c'était quelqu'un qui avait été à Budapest, qui avait regardé dans les entrailles des livres, parce qu'il avait aspiré ses premières goulées d'air à Halas, parce qu'il était un membre à part entière de la Compagnie de Jésus et parce qu'il avait fait tomber le record des cinquante œufs.
Bien qu'il eût quitté le village quinze ans auparavant et n'y fût revenu en week-end qu'une fois dans l'intervalle, Ladanyi y restait une célébrité et la source d'une immense fierté. Combien d'autres localités pouvaient se vanter d'avoir leur juif du village chez les jésuites? Et puis il y avait les récits qui serpentaient jusqu'ici, sur la manière dont Ladanyi faisait son chemin à l'Université de droit, sur les tournois d'omelettes et sur sa participation aux guerres du goulasch qui avaient éclaté à la fin des années trente dans les restaurants de Budapest.
[...]
Mais celui-ci avait raccroché couteau et fourchette, non sans avoir battu pour la seconde fois le record des cinquante œufs, après que le rédacteur du Pesti Hirlap fut tombé mort face à lui d'un arrêt cardiaque non sans rapport avec l'omelette de quarante-six œufs qu'il venait d'avaler. Ce brusque trépas dînatoire, au moment, de surcroît, où Ladanyi réalisait qu'il voulait entrer dans la Compagnie, mit fin à sa carrière gastronomique, sans porter atteinte à sa renommée à Halas. Aussi, quand Farago apprit qu'il venait plaider pour le vignoble, il lança simplement ce défi: «Réglons ça à table.»
[...]
À présent, tout le village tendait le cou : Farago, visiblement, perdait pied, contemplant avec ressentiment son bol plein.
«Comme on dit, articula-t-il en cherchant son souffle, il n'y a pas de place pour deux joueurs de cornemuse dans la même auberge. Nous, la classe laborieuse... nous, l'instrument du prolétariat international... nous défendons les gains du peuple...» Là, il coinça, tomba de sa chaise et, comme s'il vomissait sa propagande, vida son estomac sur le plancher. Il sembla mûr à Gyuri pour les derniers sacrements.
Ladanyi ne parut pas s'en inquiéter. «Voici quelques documents que le père Orso a, je crois, préparés à votre signature», dit-il.
[...]
Neuman rompit le silence du pélerinage: «Est-ce que cet accord vaut réellement quelque chose? Si je peux me permettre, ce Farago m'a l'air capable de baiser sa grand-mère pour le prix d'un verre de rouge ou même pour rien.
— Ecoutez, dit Ladanyi, il faut se dire que nous avons joué ce soir une moralité. On m'a demandé de venir. Je ne pouvais pas refuser. Je doute qu'à l'avenir cela fasse la moindre différence, pas à cause de l'improbité de Farago, mais à cause de tout ce qui se passe dans le pays. C'était un soir de victoire miniature dans les longues années de défaites qui s'annoncent. J'espère qu'il comptera pour les gens de Halas.

Tibor Fischer, Sous le cul de la grenouille, p.75 et suivantes dans l'édition de poche

Quelques mots sur Pale Fire

Pale Fire, a poem in heroic couplets, of nine hundred ninety-nine lines, divided into four cantos, was composed by John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959) during the last twenty days of his life, at his residence in New Wye, Appalachia, U.S.A.

première phrase du livre Pale Fire, de Vladimir Nabokov


I feel
I understand Existence, or at least a minute part
Of my existence, only through my art,
In terms of combinational delight;
And if my private universe scans right,
So does the verse of galaxies divine
Which I suspect is an iambic line.
l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine,
And that the day will probably be fine;
So this alarm clock let me set myself,
Yawn, and put back Shade's 'Poems' on their shelf.

avant dernier couplet du poème Pale Fire de John Shade (in Pale Fire, le livre de Nabokov)
Dès la première phrase nous savons que le poète est mort le 21 juillet 1959. Comment définir l'impression que produisent ces mots "As I am reasonably sure that I/ Shall wake at six tomorrow, on July/ The twenty-second, nineteen fifty-nine" quand on les rencontre à la fin du poème?
Ce n'est ni de l'ironie ni du cynisme, c'est malgré tout, sans doute, destiné à tirer un sourire triste au lecteur, c'est à peine du désespoir ou du fatalisme, cela serre le cœur. Cela réinscrit la certitude de l'inéluctable — la mort — contre la possibilité d'un l'espoir — une vie après la mort. De l'un nous sommes sûrs, de l'autre non, et il n'y a pas d'issue à cette incertitude.
L'extraordinaire tient dans la légèreté avec laquelle ce constat banal est traité. Nabokov passe, sans appuyer, et enchaîne aussitôt avec plus de deux cents pages de commentaires fous, fous dans leur volonté de vouloir faire dire au poème ce que Kinbote veut y lire, ce qui est, finalement, exactement le mouvement de John Shade à quelques lignes de la fin de son poème, décryptant le monde dans le sens qui lui convient: "And if my private universe scans right,/ So does the verse of galaxies divine". La lecture du poème par Kinbote n'est pas plus folle que la lecture de l'univers par John Shade, à cela près que l'art donne à celui-ci les moyens d'avoir conscience de sa folie. L'art ne permet pas d'échapper à la folie, mais de savoir que l'on est fou. (Lolita finit sur la même conclusion.)

J'aime profondément l'humour de Pale Fire. Nabokov se moque de lui-même, de ses lecteurs et de son personnage Kinbote.

Quand Kinbote écrit par exemple "Another fine example example of our poet's special branch of combinational magic. The subtle pun here turns on two additional meanings of 'shade' besides the obvious synonym of nuance" (commentaire des vers 727-728), Nabokov est en réalité en train de nous expliquer son propre poème. Si le lecteur avait vu les différents sens du mot shade avant de lire cette explication, Nabokov se moque de lui-même et de son faux hermétisme (puisque ce qu'il juge compliqué est en fait évident), sans compter l'humour qu'il y a à s'attribuer soi-même une "combitional magic"; en revanche si le lecteur n'avait pas compris, Nabokov lui vient en aide tout en prouvant qu'il n'est pas bien sûr du talent de ses lecteurs.

Parfois Kinbote devient un commentateur épais, paraphrasant sans commenter: les vers 939-940 de John Shade sont "Man's life as commentary to abstruse / Unfinished poem. Note for further use". Kinbote commente "If I correctly understand the sens of this succint observation, our poet suggests here that human life is but a series of footnotes to a vast obscure unfinished masterpiece."
Ces quelques lignes peuvent se lirent au premier degré, comme un aphorisme poétique ou la profession de foi de John Sade, mais elles prennent toute leur saveur si l'on considère que Kinbote est en fait en train de décrire son propre commentaire: il met sa vie (imaginaire) en notes de bas de page d'un poème inachevé, celui de John Shade.
Ainsi, comme le démontre Mary McCarthy dans sa préface, Pale Fire est un jeu de miroirs, il suffit de changer de point de vue pour changer la signification des phrases.

J'ai profité de cette relecture pour ajouter à mon zoo une girafe de cristal et un hippopotame violet:
He luncheoned in a likeside café, went for a stroll, asked the price of a small crystal giraffe in a souvenir shop, bought a newspaper, read it on a bench, and presently drove on . (commentaire du vers 408)

After stopping for a minute before the display of a souvenir shop, he went inside, asked the price of a little hippopotamus made of violet glass, and purchased a map of Nice and its environs. (commentaire du vers 697)
« Caress the details », Nabokov would utter, rolling the r, his voice the rough caress of a cat’s tongue, « the divine details ! »

Les photos d'Exobiographie

A la fin des années 80, Jean-Pierre Fasquelle demanda à Obaldia d'écrire une autobiographie. Obaldia n'en avait pas envie, mais il se mit au travail.
Lorsque Fasquelle croisait Obaldia, il lui demandait :
— Alors, Obaldia, cette autobiographie, ça avance?
— Oui, oui, j'y travaille.
Cela dura ainsi deux ou trois ans.

«A la fin, il n'osait plus me poser la question, et lorsque je lui ai apporté le manuscrit au bout de quatre ans en lui disant: "je n'ai pas tout à fait fini; je vous le donne mais il faudra me le rendre pour que je puisse le corriger", il a refusé tant il avait peur que cela prenne encore quatre ans : "Ah non, je le garde, vous viendrez travailler dans les locaux de la maison".
Il a lu le manuscrit, mais il n'y a pas cru :
— Dites-moi, Obaldia, vous avez des photos?
— Oui, bien sûr.
— Vous pourriez m'en montrer quelques-unes?
Et c'est pour cela qu'il y a des photos dans ''Exobiographie'': Fasquelle n'y a pas cru. C'est le seul livre paru chez Grasset avec des photos.»

Du danger de la brosse à dents (confirmation)

billet dédié à Zvezdo

C'était il y a huit ou neuf ans, on est appelés pour un accident domestique rue du Bac... pas loin du Bon Marché. C'était un gars dans sa salle de bains qui avait les couilles déchirées et un trou dans l'arrière du crâne. Il y avait du sang partout... ça pissait comme Niagara mais ce n'était pas bien grave. Ni pour la tête ni, heureusement, pour les boules. Mais le gars ne pouvait quand même pas marcher, alors on le couche sur le brancard et on commence à le descendre par l'escalier. Et voilà-t-y pas que ce con se met à raconter son accident. J'étais en train de me laver les dents qu'il nous fait quand j'ai senti que de l'eau gouttait sous le lavabo... à ce propos faudra qu'on me dise un jour pourquoi on dit lavabo dans une salle de bains et évier dans une cuisine ! mais bon, on s'en fout... donc le gars il se dit qu'il doit y avoir une fuite et il se met à quatre pattes sous son lavabo. A ce moment son chat arrive... vous connaissez ces sales bêtes, dès que vous agitez quelque chose sous leurs griffes : pchacck ! ça cherche à le gauler. Et le matou, qu'est-ce qu'il voit devant son nez qui s'agite comme les boules de Noël ? Celles de notre client bien sûr ! et ni une ni deux voilà le greffier qui par instinct leur colle un bon coup de griffe. Le gars sous la douleur il se redresse brusquement et ping ! ! ! il se mange le lavabo qui lui ouvre le crâne. Moi de l'imaginer à quatre pattes avec ses machins qui se balançaient sous les yeux du chat, ça m'a foutu un de ces fous rires... mais alors un de ces fous rires ! ! ! Monumental. Je riais tellement que les autres se sont mis à rire aussi, même le client se bidonnait... mais on a tellement ri qu'on a lâché le brancard. Le gars s'est fait un étage d'escalier en roulé-boulé... la jambe gauche cassée. Craack ! On peut dire qu'il avait gagné sa journée. De retour à la caserne on m'a collé quatre jours d'arrêts de rigueur avec comme motif: Rire intempestif en intervention !
Ludovic Roubaudi, Le 18, p.31 (suivant la recommandation de Matoo)

L'histoire est simple, elle souffre de vouloir démontrer, un peu maladroitement, une thèse (fort sympathique au demeurant : une femme n'est pas différente d'un homme, mais si, mais non, mais quand même (etc) (lol)).

Quant au style, on dirait que le petit Nicolas, enfin grand, fait son service militaire chez les pompiers. Cette impression naît de la syntaxe de phrases de ce type : «La bonne femme, elle pleurait, parce qu'elle se rendait compte que c'était vrai ce que lui racontait le colonel.» (p.121)

Si je veux être un peu peste, j'ajouterai que malgré sa bonne volonté, Roubaudi continue de colporter les clichés de la littérature masculine. Ainsi, à la fin du chapitre 4, il conclut : "Décidément, c'est bien compliqués, les femmes".
J'aurais conclu : "Décidément, c'est bien fragiles, les hommes".

Mais bon, on passe un bon moment, les anecdotes sont choisies pour illustrer la variété des interventions de pompiers; il est bien normal que ce soit un corps très aimé car il intervient dans les situations les plus dures, les plus farfelues et les plus liées à la vie intime des gens.
Ainsi que je l'espérais, ce livre fera un excellent cadeau de Noël.

P.S.

Et n'oubliez pas la campagne de solidarité menée par M.le Maudit. (Ces photos sont très exactement dans l'esprit du livre.)

Synchronie

Fin août, il n'y a qu'une boulangerie ouverte dans le centre de ma ville:
— Il y avait une queue immense devant la boulangerie, je n'avais pas de livre, alors j'ai laissé tomber.
H., abasourdi et exaspéré :
— Tu n'as pas acheté de pain parce que tu n'avais pas de livre?
— Ben oui, je n'avais rien pour attendre. (un temps) Ce n'est pas si grave, tu sais, je savais qu'il en restait un peu.

Ce midi, il y avait la queue devant le distributeur de billets. (J'avais un livre, mais du théâtre, pas envie de le lire par petits morceaux, on perd trop facilement le fil.) Je décidai de faire un tour à la librairie où quelques commandes m'attendaient (auraient dû m'attendre). Elles n'étaient pas arrivées, mais j'en profitai pour acheter, après l'avoir feuilleté, Et tout ça en cinq minutes, de Georges Kolebka. Il s'agit de trente très courts récits, de trois à cinq pages, relatant des événements survenus entre dix heures et dix heures cinq.
C'est totalement loufoque. Je vous livre en exemple le septième :

Au même instant, sur une scène pleine de fureur, de passions et d'alexandrins.

À la fin du troisième acte, Don Diègue engage le Cid, son fils Rodrigue, à se montrer glorieux, d'autant plus que l'occasion se présente : des Maures sont arrivés, avec des desseins pas nets.
Mais désirant faire un break, le Cid ôte son chapeau, desserre sa collerette qui lui tient chaud, déboutonne son pourpoint et quitte la scène pleine de fureur et d'alexandrins. Il traverse la rue, entre en face, au Café des Artistes. Don Fernand, le roi, est déjà attablé devant une grande bière. Francis, le bistrotier, s'approche du Cid :
— Bonjour m'sieur Rodrigue, qu'est-ce que je vous sers ?
— Un pastis avec des cacahuetas, s'il te plaît.
Sur ces entrefaites, entre Chimène :
— Il fait une de ces calors! On va crever, ma parole.
A l'aide d'un mouchoir en papier, elle pompe l'excès de transpiration dans son décolleté, hésite sur ce qu'elle veut boire :
— Donne-moi un jus d'orange, Francis... Oh! et puis non, un Vittel menthe.
Le Cid boit une, puis deux gorgées de pastis, et se tourne vers Chimène :
— Tu veux des cacahuetas ? Des bretzelos ?
— Arrête tes conneries ! répond, glaciale, Chimène.
Le Cid se dit qu'il vaut mieux cesser de plaisanter. Chimène est capable de tout. De sortir un poignard de sa manche et de vous en donner un coup si vous l'agacez. Un poignard de théâtre certes, mais tout de même.
Elle est comme ça, Chimène : une passionaria, un fichu caractère, une qui, après vous avoir attrapé dans les rets de sa libido glaciale, vous examine avec dédain, puis vous jette comme un ticket de métro ! Voilà, c'est ça Chimène !
Rien que de penser à la fin du cinquième acte, Rodrigue en a la chair de poule. Surtout quand elle dira :

Après avoir vaincu les Maures sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre

Elle est marrante : aller chez les Maures pour les combattre ! Et s'il tombe sur des types exaltés aux petits yeux noirs ardents, portant des pains de TNT en guise de ceinture ?
Ou sur un qui a passé toute une nuit à creuser fiévreusement le talon d'une de ses chaussures afin d'y glisser une bombe ?
Rodrigue se dit qu'avant de se lancer dans une entreprise à caractère belliqueux, il est prioritaire de repenser aux vertus bienfaisantes d'un thé à la menthe. Surtout lorsqu'on a affaire à quelqu'un d'énervé. Rodrigue pense qu'il ira même jusqu'à partager un petit gâteau avec cette personne. Il est peu de gens qui haïssent les macarons ou les madeleines.

En cela, Rodrigue est d'accord avec Freud, qui écrit dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901): « Il arrive qu'un homme ne puisse s'empêcher de satisfaire sa pulsion d'agressivité aux dépens d'un voisin. Même si ce dernier vient de lui offrir un ou deux verres de cidre. »
Freud ajoute, à la page suivante : « Cette tendance brutale peut être parfois évitée lorsqu'on accompagne le verre de cidre d'une crêpe au sucre. »

Avouons-le, ce sont les conclusions de ces récits qui m'ont décidée.

Une incertitude et une certitude

Ensuite ? Je ne sais pas si je mourrai très vieux, mais je suis certainement né très jeune ; j'ai du plaisir à voir le ciel.

Alfred de Musset, L'Habit vert, scène I

Emmanuelle

En 1986 ou 1987, nous sommes allés voir Emmanuelle à la séance de 22 heures au Grand Pavois. Il ne passait plus que dans cette salle, c'était pour nous un film mythique, l'un des bruits de fond de notre enfance — sans compter la chanson de Pierre Bachelet.

C'est l'un des rares films dont nous soyons sortis avant la fin. Il était d'un ennui profond, nous balançions entre le rire et l'exaspération, nous sommes sortis à un quart d'heure de la fin environ, tandis qu'un homme (l'initiateur) expliquait d'un ton docte qu'une femme n'était une femme qu'une fois qu'elle s'était fait pénétrer par les trois orifices à la fois; nous sommes sortis parce que nous avions très peur de rater le dernier RER pour Nanterre où j'avais une chambre de Cité U (on dirait une chanson de Pierre Bachelet).
Nous avons effectivement raté le dernier RER (errant dans les souterrains d'Auber, poursuivis par les caméras, guidés jusqu'à la surface par une voix qui ne s'adressait plus qu'à nous). Trop tard pour Saint-Lazare. Nous sommes retournés à pied boulevard Saint-Michel, quartier que nous connaissions le mieux, cherchant au passage une chambre d'hôtel que nous n'avons pas trouvée (qui aurait sérieusement écorné notre budget d'étudiants), échouant dans une brasserie qui n'existe plus. Nous avons sommeillé sur une banquette jusqu'à l'heure du premier métro, je lisais par intervalle des contes d'Andersen en anglais, H. m'avait offert l'intégrale dans la soirée, intégrale qui à l'époque n'existait pas en français (j'aime beaucoup Andersen).


Cette remontée de souvenirs est due à un article, "Ne m'appelez plus Emmanuelle", que je découvre aujourd'hui dans L'Express, bel article un peu larmoyant qui par sa mélancolie m'évoque Marilyn Monroe:

[...] Alanguie sur son trône en osier, Sylvia Kristel, vêtue d'un collier de perles, d'une paire de bottines et de sa peau de lait, régnait alors sur le box-office et sur le désir des hommes. C'est ainsi qu'à la mi-temps des années 1970, de Reykjavik à Buenos Aires, Emmanuelle (ou les galipettes initiatiques d'une madone androgyne sur fond d'exotisme Roche Bobois) émoustille près de 100 millions de spectateurs et devient le film le plus vu dans les salles, derrière Autant en emporte le vent. Dans la sémillante URSS du camarade Brejnev, un père de famille est condamné à trois ans de goulag pour avoir rapporté de voyage une copie de l'oeuvre impie. […]

Il ne faut pas mésestimer l'apport culturel d'Emmanuelle dans la société du baby-boom, de Guy Lux et des moquettes orange. Le film invente un genre - le porno soft - et révolutionne l'esthétique bourgeoise à grand renfort de moustiquaires, de sièges en osier et de paravents en bambou. Sylvia Kristel, elle, collectionne les panouilles, Emmanuelle 10, Emmanuelle 12, Emmanuelle 20... On exagère à peine. Pour le reste, sa vie est un tsunami permanent. Son deuxième mari, un escroc international, la pousse vers la banqueroute. Un troisième ne fait que passer. Elle vivote de sa peinture et de quelques émissions « pour les Allemands ou pour les Japonais ». Une grande passion la fait renaître. Freddy De Vree est un poète flamand. Elle est sa muse. Il y a deux ans, il s'est éteint dans ses bras. Et elle n'a pas encore payé la note. Enfant de la clope et du pétard, Sylvia Kristel vient d'être opérée d'une tumeur au poumon qui suivait un cancer de la gorge. On l'a prise pour un sex-symbol. C'était un petit soldat.

Il était une fois une femme aux cheveux coupés courts et au regard transparent à qui la vie a tout donné puis tout repris. [...] Il y a quelques semaines, Sylvia Kristel a reçu une invitation pour siéger dans le jury d'un festival de cinéma, chez elle, à Utrecht, sa ville natale. Ça l'a rendue joyeuse comme une gamine qui ramène une bonne note à la maison. Elle qui croyait que la Hollande, ce pays de marchands et de puritains, la prenait toujours pour le diable. Et puis, ce matin, dans son courrier, elle a trouvé une lettre des organisateurs qui s'excusaient de la méprise, mais, non, finalement, ce n'était pas la peine de préparer sa valise, le nombre des jurés avait été réduit, une autre fois, peut-être, et merci de bien vouloir renvoyer son billet…

Un crachin malingre tombe sur Amsterdam. Sylvia Kristel marche dans le crépuscule vers un autre restaurant italien ou un traiteur chinois. Elle marche comme si elle était étrangère aux épreuves, les épaules tendues par un fil invisible, la tête haute, de cette allure de danseuse que les hommes, leurs œillères et leurs hormones, ont toujours prise pour un air de défi. Il est trop tard pour leur expliquer que ce n'était qu'un réflexe d'écolière, du temps du pensionnat et des leçons de maintien de soeur Marie-Immaculata. « Tenez-vous droite, Kristel ! Il faut régner. Vous le saurez : on ne désire pas ce qui est à terre. » Maintenant, elle le sait.

extrait d'un article de Henri Haget paru dans L'Express du 21/9/2006

''Nue'', de Sylvia Kristel, sort ces jours-ci aux éditions du Cherche-Midi.

D'un cheveu

A la lecture de Roland furieux présenté par Italo Calvino (GF Flammarion), j'ai vu se lever les contes de mon enfance débusqués dans les livres de prix de mes tantes (couverture rouge ou bleue, cartonnée, caractères au plomb, relief des pages, odeur particulière des anciens greniers à foin, chaleur torride sous les tuiles, absence de réponse aux voix qui m'appelaient), j'ai retrouvé les changements de paysages si particuliers des Neuf princes d'Ambre, leurs combats et la multiplication des magiciens, des palais enchantés et des labyrinthes, j'ai reconnu dans Bradamante et Angélique les modèles lointains d'Éowyn, et dans Rabican, né du vent et de la flamme, un ancêtre de Shadowfax, j'ai eu l'impression d'être tombée sur une source vive de la littérature et de la BD fantastiques d'aujourd'hui.

Je ne sais que mettre en ligne, chaque passage me plaît pour une raison particulière et les commentaires de Calvino ne sont pas le moins amusant. (Calvino en fait un peu trop, d'ailleurs, nous ne sommes pas si bêtes, il n'est pas obligé de paraphraser chaque passage et de souligner les effets. Je crois qu'il finit par oublier qu'il a, qu'il aura, des lecteurs, et qu'il ne commente plus que pour lui-même, proprement ravi.)

Je vais donc mettre en ligne non ce que j'ai préféré (je serais bien en peine de dire ce que j'ai préféré), mais ce qui m'a fait rire parce que je l'ai spontanément rapproché d'une autre histoire :

Dans le delta du Nil, il est une tour que des crocodiles entourent de toutes parts. C'est le domicile du brigand Orille. Ce brigand a une particularité : il ne peut guère être abattu car, si on lui coupe un bras, il ramasse ce bras en ricanant et le recolle à son épaule, si on lui coupe un pied, il le remet en place comme s'il n'avait fait que perdre une chaussure, si on lui arrache une oreille, il l'attrape au vol ainsi qu'un papillon et la replace où elle était. Et si on parvient à lui couper la tête et à la jeter dans le Nil, il plonge et en nageant sous l'eau va la rattrapper tout au fond.
Deux garçons, des jumeaux, Griffon et Aquilant, sont en train de se battre avec Orille depuis un temps infini. Ils l'ont déjà démembré et mis en pièces des quantités de fois : et, chaque fois, les membres d'Orille retournent à leur place tout comme font les gouttes de vif argent dans le baquet d'un alchimiste.
Ces deux jumeaux sont les fils d'un paladin de Charlemagne, Olivier : dans leur âge tendre, ils ont été enlevés par deux fées, l'une toute blanche, l'autre toute noire. C'est bien pour empêcher qu'ils courent aux champs de bataille que ces fées les ont envoyés se battre avec le brigand Orille, assurées qu'ils en auraient pour une bonne pièce de temps.
En dehors de son cor magique, Astolphe a reçu un autre cadeau, un livre d'enchantement, bien pratique à consulter, vu qu'il comporte une table des enchantements dans l'ordre alphabétique. Il cherche donc dans cet index : «M... N... O, voilà! Ogresse... Orgelet... Orille, voilà! Il meurt si l'on parvient à lui arracher un certain cheveu qu'il a sur la tête.» Sapristi, c'est vite dit! Orille a en effet le chef couvert d'une chevelure fournie, qui lui va des sourcils à la nuque.
Eh bien, Astolphe, lui livrant combat, commence par lui fendre net le cou, en détachant la tête du buste. Une babiole, pour Orille, mais qui va l'occuper un moment : il faut qu'il aille retrouver le chef tronqué dans la poussière, à tâtons vu qu'il n'a plus d'yeux pour voir. Mais Astolphe, plus prompt que lui, ramasse la tête saignante et démarre au galop, la tenant par les cheveux.
Orille tâte le sol un peu partout, à l'aveuglette, comprend bien que son adversaire s'est joué de lui, remonte à cheval et se lance à la poursuite d'Astolphe. Il voudrait crier : — Arrête! Ce n'est pas régulier! — mais comment faire, pas moyen de crier, il ne dispose plus de bouche à cet effet.
Astolphe, lui, trouve un coin tranquille au bord du Nil, s'y assied avec la tête coupée sur les genoux et entreprend de l'effeuiller cheveu après cheveu, comme il ferait d'une marguerite. Mais il y a là de quoi passer toute sa vie, avec cette chevelure si longue, si drue, si graisseuse, et si pelliculeuse! Alors Astolphe dégaine, en tenant la tête par le nez, et comme son épée est aussi aiguisée qu'un rasoir, il la dénude à ras, mieux encore, la scalpe carrément. Sous la lame, le cheveu fatal tombera tout comme les autres : et, en effet, la tête devient blême comme une serpillière, ses yeux se tordent, ses mâchoires s'ouvent, elle n'est plus qu'un crâne tout desséché. C'est justement le moment où Orille étêté rejoint Astolphe, sur sa monture : il a un soubresaut, frissonne, et roule par terre les bras grand ouverts. (65-88)
Italo Calvino racontant Roland furieux de L'Arioste, p.160-161, édition GF Flammarion

Cela m'a rappelé (lointainement, bien sûr) le tome 1 de Trolls de Troy : à la fin de l'album, le troll et sa fille vont voir un grand sorcier car leur tribu a été ensorcelée. Le sorcier demande deux choses pour briser l'enchantement: du feu prélevé sur le feu originel, et une mèche de cheveux du magicien qui a jeté le sort à la tribu.
Le troll et sa fille s'éloignent :

— Il y a quand même une chose embêtante pour la mèche de cheveux...
— Oui, p'pa ?
— Leur grand sage. Celui qui a lancé son enchantement depuis son dragon... il est chauve.

Prudence

The Institute assumed it might be wise
Not to expect too much of paradise

Vladimir Nabokov, Pale Fire, Canto Three

Conseil pour la dissertation : exemple

Je dédie ce billet à Gv.

Ayant à faire quelques recherches sur la biographie de René de Obaldia, j'ai découvert avec délice son discours sur la vertu.

J'aime beaucoup l'humour qu'il y a à donner, année après année, le même sujet de dissertation à des écrivains maniant parfaitement la langue française, j'aime beaucoup l'humour avec lequel ils se plient à cet exercice à contraintes, respectant la forme, le fond, tout en se moquant de l'exercice, et sachant malgré tout, ce qui doit être désagréable, que leur discours sera comparé à ceux de leurs confrères.
J'aime beaucoup la façon dont ressortent, quelle que soit la somme de contraintes imposées, le style et la personnalité de chacun.

Je crois qu'un lycéen ou un étudiant qui voudrait faire des progrès dans la rédaction de ses dissertations aurait tout intérêt à imprimer et étudier les différentes versions de ces discours sur la vertu.

Pour les fatigués du clic, pour ceux qui ont une connexion lente, je livre (pour appâter) le début et la fin du discours de Obaldia :
Mesdames, Messieurs,

Je dois me rendre à l’évidence : c’est mon tour !
Je veux dire que, suivant la tradition établie à l’Académie française — et, bizarrement, de nos jours, toute tradition prend à mes yeux allure d’avant-garde — je suis invité, après maints de mes illustres confrères, à discourir de la Vertu.
Si nous ouvrons le Dictionnaire de la conversation, paru dans les années 1830, qui se définit comme « un inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous », nous pouvons lire au mot discours : « La première vertu d’un discours est de ne pas s’étirer au-delà de l’ennui. » Aussi, malgré l’ampleur du sujet, je vais tendre à ne point m’étirer.

Permettez-moi tout d’abord, en guise d’ouverture, de vous conter un apologue :
Cela se passe aux Indes. Un sage, particulièrement vénéré (visage émacié, regard venu d’une autre planète, barbe touchant terre) a élu domicile au pied d’un somptueux palétuvier. De tous les horizons, on vient le consulter. Voici que s’approche de lui un vieil homme.
— Auguste vieillard, interroge le sage, pourquoi t’avances-tu vers moi ?
— Pour connaître si mon désir de recommencer ma vie est légitime.
— As-tu été vertueux dans ta vie ?
— Maître, je le fus.
— Alors, pourquoi veux-tu recommencer une chose aussi triste qu’une existence vertueuse ?

[…]

En ces jours épais, où règnent la confusion des valeurs, le mensonge, la violence, le laxisme (Ah ! comme devraient être remis à l’honneur ce vieil adage : «On ne s’appuie que sur ce qui résiste», ou encore: «L’obstacle est le père de l’homme»), le laxisme, la bêtise galopante, où les médias — la télévision en particulier — donnent droit de cité, le plus souvent, à la vulgarité, à l’infantilisme, à la pornographie considérée comme un des beaux-arts: tous ces plein feux braqués sur l’insignifiance… alors, oui, vive la Vertu !
Comme l’a confié, un soir de grand vent, Sancho Pança à son maître le Chevalier à la triste figure : « L' homme est comme Dieu l’a fait — et bien souvent pire.»

Les vertus ne viennent-elles pas au secours de l’homme pour éviter le pire, précisément, afin qu’il puisse vivre en harmonie avec ses semblables?
J’irai jusqu’à vous confier que, parmi celles-ci, qui s’épaulent et s’enrichissent mutuellement, je placerai au premier rang l’humilité, pierre de touche, à mon sens, de toutes les autres vertus: en découlent la charité (le pouvoir de dire non, selon saint Paul), le courage — superbement magnifié ici, il y a peu, en l’honneur de notre chancelier, M. Pierre Messmer —, l’espérance, et autres petites sœurs…
Toutefois, c’est l’une d’elles, des plus modestes, qui me va droit cœur en ce moment même : la patience.
La patience dont vous avez fait preuve, Mesdames et Messieurs, en m’écoutant discourir, tant bien que mal, sur ce noble sujet.
Je ne puis que vous exprimer ma gratitude.

Conseils pour les rédactions et les dissertations

Devant le succès du billet "Comment écrire une carte postale", je m'en vais recopier quelques conseils pour les rédactions et dissertations.

Il s'agit du premier chapitre de La Prédominance du crétin, de Fruttero et Lucentini, livre paru en 1985 qui rassemble les meilleures chroniques, ou tout au moins les plus intemporelles, que ces deux écrivains ont écrites dans La Stampa entre 1972 et 1985.

Rédaction : les sujets de rédaction

Les Pléiades se couchent, les générations passent, mais les sujets de rédaction ne varient pas ; le même gémissement de désespoir, le même murmure d'impuissance continue à s'élever des bancs (naguère en bois, aujourd'hui en plastique) alignés dans les salles de classe : « J'sais pas quoi dire ! »

Pendant les années de la contestation, et pas seulement en Italie, on a tenté diverses voies. Des compositions collectives auxquelles chacun participait par une idée, un mot, une virgule ; des collages d'inspiration vaguement dada-montessorienne, avec des titres de journaux découpés ; des mots sur des bandes de papier, en vrac, que l'écolier devait « structurer » selon sa sensibilité, sa fantaisie ; et puis, bien sûr, les enquêtes et les travaux « de groupes », terreur de milliers de mamans, papas, grand-mères, tantes.

Les plus braillards et les plus ingénus parmi les novateurs tombèrent dans le piège du contenu ; on n'en a rien à foutre de Dante, c'est Gramsci qui nous intéresse. Comme si les Lettres de prison ne provoquaient pas, chez le malheureux cloué devant sa page blanche, la même paralysie abjecte, la même perplexité abattue qui afflige le jeune éxégète de la Divine Comédie.

En vérité, les divers réformateurs et expérimentateurs, ceux des ministères comme les babas barbus, furent tous victimes du même préjugé inconscient selon lequel écrire ne serait pas vraiment compliqué, au fond ; ce serait comme lire et même, carrément, comme parler ; aussi suffit-il de connaître les mécanismes élémentaires de la langue, quelques centaines de mots pour exprimer avec une précision exquise ce qu'on a dans la tête.

Les autres arts ne se prêtent pas à semblables illusions et gardent brutalement leurs distances : dans le public qui se presse pour le concert de Rostropovitch, ou l'exposition de Picasso, le pourcentage de ceux qui savent tenir un archet ou un pinceau est bien faible ; tandis que tous les lecteurs de Manzoni, tous sans exception, savent manier matériellement la plume plus ou moins comme lui, et cela leur procure la sensation, non pas, bien entendu, d'être Manzoni, mais quand même, de piocher, eux aussi, en bordure du même champ, de ne pas en être exclus par des ravins infranchissables.

C'est peut-être de cet antique aveuglement (signalé avec férocité par Kraus voilà déjà de nombreuses décennies) que naissent les sujets de rédaction qui sont toujours, d'une façon ou d'une autre, tellement difficiles, tellement épineux qu'ils donneraient la tremblote à n'importe quel écrivain professionnel.

Aux enfants de nos amis qui nous demandent conseil, nous recommandons en général de choisir les sujets « de cours », dont nous avons constaté le retour avec un vrai soulagement. Ce sont les plus inoffensifs, les plus fonctionnels, et en réalité les moins coercitifs, les moins sournois pour les élèves. Seuls des esprits immensément obtus ont pu considérer ces honnêtes contrôles, ces ternes péages d'autoroute, comme un ennemi à abattre. Avec un minimum d'application et de mémoire, n'importe qui est capable de reproduire en bon ordre sur une feuille un certain nombre d'opinions d'autrui sur la Renaissance, la Révolution française, Cavour, Lénine, les poètes romantiques et la Première Guerre mondiale. L'important, c'est de ne pas oublier qu'il s'agit, dans tous les cas, de questions ouvertes, controversées, incroyablement compliquées, sur lesquelles un adolescent ne peut pas, et surtout ne doit pas, « avoir une opinion personnelle ».

Malheureusement, l'école fait tout pour brouiller les cartes en formulant les sujets comme si l'écolier était appelé à rédiger un mémoire pour un congrès de spécialistes. Préambules longs et solennels, phrases entortillées et menaçantes, et, pour finir, le coup de canon du sujet proprement dit. Alors qu'il faudrait dire : « Tu ne sais pas grand-chose sur la polémique autour du Vérisme, et tout ce que tu sais est de seconde ou de troisième main. Nous voulons simplement vérifier si tu as au moins compris les termes du débat et si tu as en tête quelques dates, quelques titres et les points de vue de deux ou trois spécialistes qui ont passé des années à s'en occuper. Si tu te permets d'utiliser des expressions comme " d'après moi " et " à mon avis ", tu seras recalé d'office. »



Qu'ils soient paresseux ou terrorisés par les formulations grandiloquentes et absconses du sujet d'histoire et de littérature, de nombreux lycéens préfèrent cependant le sujet dit « libre » ou « d'invention » et s'exposent ainsi à des dangers mortels. Car ils affrontent alors avec une inconscience aveugle et des moyens d'expression rudimentaires (mais personne ne les a mis en garde) rien de moins que la prose d'art, le petit poème en prose, le billet littéraire.

« Le printemps est parmi nous » ; « Vous décrirez les impressions et les sentiments que la vue de la mer suscite en vous » ; « Mon meilleur ami » sont des sujets qui, sous une apparente facilité, cachent un défi aux maîtres de l'image fulgurante, de l'adjectif lapidaire, de l'analyse psychologique minutieuse.

Ce qui se présentait comme une échappatoire se révèle bien vite un piège : le malheureux en est réduit à racler le fond de sa pauvre culture littéraire, d'où il ne peut tirer que gazouillis d'oiseaux, fleurs écloses et bouillonnement d'écume. Mais la banalité, qui dans le sujet de cours était en fait considérée comme une qualité, devient ici une faute. L'enseignant lit ces images rabâchées, ces lamentables déchets, ces tentatives malhabiles, et il sent poindre en lui, qu'il le veuille ou non, des comparaisons meurtrières avec D'Annunzio et Mallarmé, Melville et Proust. Irritation et découragement le poussent à la sévérité : comment se peut-il que ce petit crétin ne sache rien tirer d'autre d'un inséparable camarade de jeu, d'une balade en Sardaigne ? Et l'imprudent rentre chez lui avec une appréciation désastreuse.

Reste le sujet « de rhétorique » ou « d'actualité », mise au goût du jour des sujets d'autrefois sur la clairvoyance du Duce, la Victoire du Quatre-Novembre, l'Empire d'Abyssinie, l'orgueil d'être Ballilla[1]. Le thème précis est sans importance ; il peut porter indifféremment sur le tremblement de terre, la drogue, la propreté des villes, la faim dans le monde, la peine de mort ; il s'agit seulement de vérifier le degré de conformisme de l'élève. Si ce dernier prenait au sérieux l'invitation à s'exprimer librement et écrivait, par exemple, qu'il a considéré le tremblement de terre comme un spectacle grandiose, que tout ce Tiers Monde mal nourri ne lui fait ni chaud ni froid, qu'il rêve d'assister à une belle pendaison publique, il irait au-devant de sérieux désagréments.

Mais une fois ce point éclairci, il pourra affronter cet exercice de rhétorique sans risques ni efforts excessifs, car il suffit de lire un peu les journaux et de regarder un peu la télévision (ce qui sert déjà à démontrer une louable « prise de conscience » des problèmes contemporains) pour rédiger un texte acceptable. Ici, la banalité est à nouveau de rigueur ; toutefois, il est conseillé de lui imprimer un mouvement dialectique du genre : les usines polluent / mais par ailleurs elles font vivre beaucoup de monde / quoi qu'il en soit l'Homme saura certainement trouver une solution.

En tout cas, il est essentiel de garder à l'esprit qu'il s'agit d'un test sur « les bons sentiments » : compassion pour les faibles, solidarité avec les opprimés, indignation envers les tyrans, réprobation envers les riches oisifs et corrompus, haine envers la violence et la guerre, amour de la paix et du travail, confiance dans la démocratie et l'avenir, non sans la conscience virile des difficultés à affronter.

Toutes ces formules moralistes seront donc profitablement introduites dans le développement pour culminer dans l'indispensable conclusion finale, au ton responsable et réfléchi.

Le meilleur entraînement à ce genre d'exercice reste la lecture ou à la relecture de Cuore[2], les matériaux émotifs n'ayant pas bougé depuis. L'élève pourra aisément pourvoir aux transpositions évidentes en substituant aux lieux communs du siècle dernier ceux qui sont en vigueur de nos jours ; seringue du drogué, au lieu de bouteille de l'alcoolique ; camarade handicapé, au lieu de camarade tuberculeux ; commémoration syndicalo-résistante, au lieu de militaro-patriotique ; main chaleureuse du président de la République, au lieu de main chaleureuse d'Humbert Ier, et ainsi de suite.

Quant à manier la langue avec désinvolture et élégance, inutile de songer désormais à l'apprendre à l'école. Il faudrait des réformes drastiques et, en premier lieu, la suppression du téléphone et le retour à la carte postale primale de Varazze : « Chère maman, je t'écris pour te faire savoir que... »

Par ailleurs, le téléphone est devenu un instrument indispensable de la vie moderne.

Quoi qu'il en soit, l'Homme saura certainement trouver une solution.

Malgré l'ironie de la fin de ce billet, je ne saurais trop encourager ceux qui arriveraient ici en cherchant réellement des conseils pour leur rédaction et leur dissertation de suivre au pied de la lettre les recommandations de Fruttero et Lucentini:

«L'important, c'est de ne pas oublier qu'il s'agit, dans tous les cas, de questions ouvertes, controversées, incroyablement compliquées, sur lesquelles un adolescent ne peut pas, et surtout ne doit pas, « avoir une opinion personnelle »
et
«Nous voulons simplement vérifier si tu as au moins compris les termes du débat et si tu as en tête quelques dates, quelques titres et les points de vue de deux ou trois spécialistes qui ont passé des années à s'en occuper.»

C'est tellement évident, quand j'y pense. Pourquoi ne le dit-on pas?
(Attention, lycéen, étudiant : n'avoue pas, ne montre pas que tu as découvert ce secret, tes professeurs pourraient t'en vouloir. Pourquoi? Je ne sais pas, mais il ne faut pas prendre de risque.)
Incidemment cela me rappelle l'échec de Sartre la première fois qu'il présenta l'agrégation de philosophie : il avait voulu donner "son point de vue personnel", tandis que Raymond Aron suivit sagement les règles académiques. (source : Sartre, Aron : deux intellectuels dans le siècle)

Notes

[1] Mouvement des jeunesses fascistes jusqu'à douze ans (N.d.T)

[2] Ecrit en 1886 par un « socialiste modéré », Edmondo De Amicis, ce livre du genre édifiant-larmoyant est resté longtemps une lecture presque obligatoire pour la jeunesse italienne. (N.d.T.)

Une pièce montée

C'est d'ailleurs une constante : que le mariage soit simple ou spectaculaire, les parents et beaux-parents au mieux s'impliquent, au pire se surinvestissent, et ce n'est que justice puisqu'ils continuent de financer en partie la noce de leurs enfants. «Qu'on ne s'y trompe pas, le mariage est un moment fort de la famille, pas du couple!» met en garde le psychiatre Philippe Brenot. D'où les tensions. Car aux classiques pourparlers souvent délicats entre famille, belle-famille et enfants s'ajoutent aujourd'hui quelques nouveaux éléments explosifs. La recomposition des familles modernes et son lot de questions insolubles: «Comment placer les parents divorcés ?», «Peut-on inviter la nouvelle compagne sans froisser l'ex-femme ?» La moyenne d'âge des époux modernes, qui, à 30 ans, acceptent mal qu'on leur impose les coutumes familiales ; l'augmentation du nombre de mariages mixtes et leurs traditions parfois inconciliables. Mélangez ces ingrédients, ajoutez-y l'inévitable bouffée de stress des futurs époux, l'émotion des parents qui, avec l'union de leur progéniture, se voient brutalement vieillir, secouez, et... dégustez. On survit tout de même, en général, à l'enfer des préparatifs, parfois au prix de compromis délirants - comme ces deux familles qui, n'ayant jamais réussi à s'entendre sur la composition du menu, proposaient le jour du mariage deux buffets concurrents...
[…]
Tout le monde croit au conte de fées le jour d'un mariage. Chacun prend le pouls de son propre couple ou la mesure de sa solitude et forme autour des mariés une sorte de foule galvanisée, réussissant à se contenir tant que le Champagne n'a pas trop coulé. Mais l'alcool aidant, tous les dérapages sont possibles. Le moment à haut risque étant celui des discours. Tant que ce sont les petits-cousins qui massacrent une chanson inaudible, vous pouvez continuer d'ingurgiter tranquillement votre part de pièce montée. Mais lorsqu'un adulte un peu éméché prend le micro, relevez la tête et tenez-vous prêt à intervenir. Du père de la mariée qui sous-entend entre deux sanglots combien sa fille méritait mieux au vieil ami de la famille trahissant une intimité plus que louche avec la mère du marié, «Ah, Marie-Jo, te souviens-tu de cet été 1993... », tout a déjà été entendu dans ce domaine.
Le Point, 3 août 2006

Mardi, j’ai découvert par hasard cet article, « Le mariage, quelle épreuve ! ». Il donnait la référence d’un livre, Une Pièce montée, de Blandine Le Callet. Je l’ai acheté en sortant du bureau, englouti dans la soirée.

Hilarant et cruel, disait Le Point. Oui, tout à fait, il n’y a pas un chapitre qui ne donne envie tout à la fois de rire et de hurler. Le titre représente finalement davantage la mise en scène de l'événement ("une représentation", dira la future mariée) que le gâteau, contrairement à ce que voudrait nous faire croire la quatrième de couverture. Le milieu représenté est trop bourgeois pour que j'y retrouve directement des expériences vécues, mais les grands principes sont là. L'auteur frappe juste car elle évite la caricature, elle dresse de petits tableaux en changeant de narrateur à chaque chapitre et croise les points de vue.

Ce livre amusant et vite lu m'a plutôt attristée.
J'ai pensé comme souvent à la phrase de Malraux: «les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit…»
Depuis, j'ai le cafard.

Lecture fortuite

Aujourd'hui, je n'ai eu le temps que de parcourir de l'œil L'île du crâne, d'Anthony Horowitz, qui traînait sur la table du salon. Il est probable que ce livre tient une place importante dans les sources d'inspiration d'Harry Potter.
Il est facile de comprendre pourquoi il n'a pas eu de succès : il n'est pas tissé assez serré, malgré ses allusions évidentes à Bram Stoker et Edgar Poe. Pas facile de doser peur et séduction : ici, on ne comprend pas réellement ce que risque le héros, à part perdre son âme. Mais est-ce si important, une âme, lorsqu'on vous offre de devenir sorcier, et que vous avez treize ans ?


en parlant d'âme à perdre

Je viens de faire un petit tour de blog et je vous signale cela.

De l'attrait de la lecture

Interview de Marc Fumaroli dans Le Nouvel économiste du 31 août 2006 suite à la parution de son livre Exercices de lecture.

N'êtes-vous pas déçu de l'accueil réservé à votre livre par les grands médias, qui ne le jugent pas assez «glamour» — terme proféré par un ténor qui tient une émission littéraire ?
Je vous remercie de m'avoir fait connaître cette critique qui m'honore.

Quels remèdes au recul croissant de la lecture?
Enseigner, écrire et publier des livres qui ne soient pas «glamour».

Occupation

— «Vous voyez bien qu'elle n'était pas vraie, votre histoire!»
— «Pourquoi pas vraie? — parce qu'ils sont six au lieu d'un! — J'ai fait Tityre seul, pour concentrer cette monotonie; c'est un procédé artistique; vous ne voudriez pourtant pas que je les fasse pêcher tous les six à la ligne?»
André Gide, Paludes, p 38

Je lis Paludes, et c'est presque aussi amusant que l'écrire, en tout cas bien plus amusant qu'attendre Godot, bien que ce soit à peu près la même chose.

Je suis contente, en vérifiant grâce à quelques mots-clés la présence – ou l'absence – de citation issue des Faux-monayeurs dans Vaisseaux brûlés, j'ai enfin trouvé l'origine de "mon grand ami Hubert". Au début de mes lectures, je pensais qu'Hubert, c'était Flatters. J'ai cherché des Hubert partout, j'ai soupçonné Hubert Juin, le préfacier de Toulet, et puis j'ai abandonné, faisant confiance au hasard. La réponse était si simple.
— Mais pourquoi Flatters s'appelle-t-il Flatters? demandé-je le jour où je croisais quelques vieux lecteurs (comme il y a de vieux croyants).
— Vous ne savez pas? Parce qu'il habitait rue Flatters.


Cher Joyce : Je suis vraiment très heureux que tu veuilles venir. Je ne pense pas que le voyage soit mortel pour un homme seul accompagné de son pyjama et de sa brosse à dents.
Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, p.185

Je lis ces lettres, et je suis bien embêtée. Me voilà dévorée par l'envie de lire les Cantos et Ulysse : puis-je vraiment me permettre de passer plusieurs semaines sur un seul livre?

Il ne faut pas y penser. Il faut s'y mettre et s'y tenir, un jour on a fini et on est content. (Dans cette phrase, on reconnaîtra l'influence des livres de self-help américains, des traducteurs d'Hemingway, aussi. Reginald Hill appelle ce genre de phrases "de la morale pour éphémérides". J'adore leur niaiserie et leur justesse, que le juste soit si niais est d'un grand réconfort.)


précision le 27 décembre 2006

Flatters (que j'appelle Flatters parce qu'il habitait, quand je l'ai rencontré, rue Flatters)
Renaud Camus, Notes achriennes p.62

Obstination

En novembre 1915, les efforts en vue de trouver un éditeur pour Dédalus, dont la parution s'achevait dans l'Egoist de septembre, s'intensifièrent. Le roman avait été refusé en mai par Grant Richards, l'éditeur de Joyce (si tant est qu'on ait pu dire qu'il en eût un). Martin Secker le refusa en juillet et Herbert Jenkins en octobre (Pound écrivit à Joyce par la suite que Secker «pensait que Dédalus était du bon travail mais ne croyait pas à sa réussite financière»). Lorsque Joyce dit à Pinker de retirer le manuscrit des mains de Duckworthet de l'envoyer à l'éditeur français Louis Conard, Pinker et Pound l'en dissuadèrent. En novembre, Miss Harriet Weaver offrit de le faire publier aux frais de l'Egoist, mais elle ne put trouver un imprimeur pour le faire (selon la loi anglaise non seulement l'auteur et l'éditeur mais aussi l'imprimeur sont passibles de poursuites). Pound et Pinker continuèrent de chercher un éditeur commercial.

présentation de Forrest Read
in Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, p.69




Si tous les imprimeurs refusent de faire votre roman je dirai à Miss Weaver de le publier avec des blancs et puis nous mettrons et collerons à ces endroits les passages supprimés, tapés à la machine sur un bon papier. Même si je dois le faire moi-même.

lettre de Pound datée du 16 mars 1916
Op. cit., p.85

Prière

Dieu ait pitié de tous les pauvres marins du bateau de la vie littéraire.

Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, 21 juillet 1914, p.40

Une mauvaise solution pour ranger les dromadaires

Les vacances sont l'occasion de visiter la bibliothèque des amis.


Trouvé hier dans l'Anthologie de la poésie française d'André Gide de la Pléiade:

Les Chameaux

J'ai connu dans mon enfance un vieux lapidaire
Qui avait fait emplette de trois ou quatre dromadaires,

A l'encan, — ou dans quelque liquidation,
Ce qui, alors, simplifierait beaucoup la question);

Il faut d'ailleurs, aimable lecteur, que je le confesse,
Ce n'était pas des dromadaires de la grosse espèce,

Mais ce n'était pas de petits dromadaires non plus,
Ils étaient d'une bonne moyenne, — et même un peu plus.

Malheureusement le lapidaire dut les mettre dans sa commode :
Les logements, à Paris, sont si incommodes;

Et alors les pauvres dromadaires
Sont morts, parce qu'ils manquaient d'air.

Franc-Nohain, Le Kiosque à musique


J'ajoute celui-ci, pour Philippe[s] :

Cantilène des trains qu'on manque

Ce sont les gares, les lointaines gares,
Où l'on arrive toujours trop tard.

— Belle-maman, embrassez-moi,
Embrassez-moi encore une fois,
Et empilons-nous comme des anchois
Dans le vieil omnibus bourgeois!

Ouf, brouf,
Waterproofs,
Cannes et parapluies,
Je ne sais plus du tout où j'en suis...

Voici venir les hommes d'équipe,
Qui regardent béatement, en fumant leurs pipes.

Les trains, les trains que j'entends,
Nous n'arriverons jamais à temps,
(Certainement!) —

Monsieur, on ne peut plus enregistrer vos bagages,
C'est vraiment dommage! —

La cloche du départ, oui j'entends la cloche:
Le mécanicien et le chauffeur ont un cœur de roche,
Alors, inutile d'agiter notre mouchoir de poche...

Ainsi les trains s'en vont, rapides et discrets,
Et l'on est très embêté, après.

Franc-Nohain, Le Kiosque à musique

Conseils de rédaction

Il y a quelques jours j'ai été émue par cette requête Google: "comment écrire une belle lettre d'amitié". Depuis, les requêtes de ce type ("écrire cartes de vacances", "quoi écrire sur une carte") se multiplient.

Je vais donc ajouter un conseil personnel aux conseils de Parlez mieux, écrivez mieux:

Si vous ne savez quoi écrire, choisissez un détail, une anecdote, survenus dans les les six ou douze dernières heures. Evitez absolument de vouloir résumer au dos d'une carte postale les six derniers mois à un ami à qui vous ne donnez jamais de nouvelles : aucun événement survenu dans les six derniers mois ne vous paraîtra assez important pour être raconté six mois après, et vous aurez l'impression de n'avoir rien à dire.
En revanche, le pastis du midi précédent fera un très bon sujet, une fois que vous aurez précisé où, quand, avec qui, en faisant quoi, vous l'avez bu.
Le curieux de ce conseil, c'est que de fil en aiguille vous vous retrouverez rapidement à en avoir trop à raconter, dans l'obligation d'écrire sur toute la carte postale, d'en commencer une deuxième, de courir acheter des enveloppes au Monoprix du coin...

(L'écriture entraîne l'écriture, ici vous aurez droit à une citation de Paul Valéry quand je serai rentrée chez moi, promis.)


ajout le 16 août 2007 (tout vient à point à qui sait attendre.)

Ricardou parle du «simple entrain d'un porte-plume»:

J'entre dans un bureau où quelque affaire m'appelle. Il faut écrire, et l'on me donne une plume, de l'encre, du papier qui se conviennent à merveille. J'écris avec facilité je ne sais quoi d'insignifiant. Mon écriture me plaît. Elle me laisse une envie d'ECRIRE. Je sors. Je vais. J'emporte une excitation à écrire qui se cherche quelque chose à écrire.
Paul Valéry, Tel Quel II, Littérature, cité page 65 de Pour une théorie du Nouveau roman, de Jean Ricardou


A voir

La photo du jour.

Déclaration d'amour à réciter un tournesol à la main

«Princesse, je...
D'abord, comment allez-vous, euh... ça va, moi aussi, ça va bien...
J'ai... vu cette fleur et j'ai pensé à vous parce qu'elle est jolie et... moi c'est vrai je n'aime pas beaucoup ce qui est joli mais je me suis dit que vous, vous l'aimeriez parce que vous, vous êtes jolie...
Mais je vous aime bien quand même, hein, c'est que je...
Ahhh, que c'est difficile...!»

J'adore ce passage de Shreck (I). Son air piteux, son "Ahhh, que c'est difficile". Je pense souvent, lors de malentendus, de gaffes, d'impairs, alors qu'il n'y avait que de la bonne volonté de part et d'autre : "Ahhh, que c'est difficile".

Excès

— Vous avez beaucoup lu?
— Trop ; mais je relirai.

Alexandre Dumas, Joseph Basalmo, chap. XLIII

Comment écrire une carte postale?

Lors des longs étés chez mes grands-parents, je lisais donc tout ce qui me tombait sous la main. En particulier, il y avait chez ma tante — vieille fille qui vivait chez ses parents — un livre des éditions Selection du Reader's Digest, Parlez mieux, écrivez mieux.
J'ai beaucoup lu ce livre. Il m'horrifiait (comment apprendre à lire vite (c'était de l'arnaque, on ne lisait pas plus vite, on lisait en diagonale: cela me choquait beaucoup), il me ravissait (Comment s'adresser à une abbesse (Révérendissime Mère ou Madame la Prieure) ou à un Contre-amiral (les hommes écriront Amiral, les femmes écriront Amiral ou Monsieur), il était très instructif (Lettre d'un jeune homme pour demander à une jeune fille s'il peut la revoir).
J'ai cherché, et acheté, ce livre il y a environ un an. (Peu à peu je peuple ma bibliothèque de tous les fantômes qui ont enchanté mon enfance.)

Finalement, c'était davantage un guide des bons usages qu'un livre de syntaxe. Il était écrit dans un style délicieusement désuet, bien que datant seulement de 1974.

Il donnait donc quelques règles de politesse et de bon sens dans un chapitre intitulé "Petits secrets d'une lettre réussie":

- L'installation : «Attendez d'avoir le temps d'écrire, attendez d'être installé correctement chez vous : à une table ou à un bureau, avec un éclairage suffisant [...]»

- Le papier à lettre : «Le choix d'un papier à lettres s'apparente, toutes proportions gardées, à celui d'un vêtement. Outre qu'il témoigne de votre goût, votre papier à lettres doit s'harmoniser avec votre écriture; si elle est large et tassée, vous choisirez un format presque carré; si au contraire elle est haute et pointue, mieux vaudra adopter un format franchement rectagulaire. [...]
La sobriété est de rigueur, surtout pour les hommes : sobriété du format, sobriété de la couleur. Proscrivez les papiers lignés, parfumés, dentelés ou de forme bizarre.[...]
Lorsque vous avez trouvé le papier qui vous convient, restez-y fidèle; ce sera déjà la marque de votre personnalité, et votre correspondant ne sera pas insensible à cette constance.[...]»
(Du papier à lettres comme du parfum...) It's so cute.

- Avec quoi écrire ? : «Si vous n'avez qu'un simple crayon à portée de la main, remettez votre lettre à plus tard.
Le stylo à bille peut, au pis aller, convenir si l'on est sûr de ne pas choquer son correspondant. [...] Le stylo à pointe de feutre, ou de nylon, est utilisable [...]. Reste le stylo à plume, recommandable sans réserve et qui peut-être employé avantageusement dans tout les cas.»

- L'encre : «Il n'y a guère que quatre possibilités, à moins de vouloir étonner par son audace (et par son goût) : noir (le plus classique), bleu-noir (un peu triste), bleu (le plus moderne, le plus gai), violet (un peu désuet).»

Suivait un ensemble de règles et de recommandations sur la pagination, l'écriture («une belle écriture est un don du ciel qui se fait, semble-t-il, de plus en plus rare; la faute en est peut-être au stylo à bille, plus sûrement à notre hâte chaque jour accrue [...]»), la date, l'adresse et le nom, l'en-tête, la marge...



Il y avait un chapitre sur la correspondance rapide : "Les secrets d'une carte postale bien tournée", qui commençait par une ode à la carte postale :

La carte postale est d'un emploi aisé, on la trouve presque partout, elle n'exige pas d'enveloppe (nous y reviendrons). Le peu d'espace qu'elle concède à notre inspiration justifie l'absence d'en-tête ou de formule compliquée et proscrit le roman fleuve. Elle porte en elle-même son message implicite : «Nous sommes en vacances (ou en voyage), mais vous voyez, nous ne vous oublions pas.»
Si bien qu'elle est entrée dans les mœurs, comme les vœux de bonne année, à cette différence près qu'elle obéit à notre bon plaisir, non aux convenances ou aux servitudes sociales et professionnelles, et que sa forme est libre.
Ainsi n'enverrons nous de cartes postales qu'à ceux qui nous sont chers, à un titre ou à un autre. C'est là un joli symbole d'amitié et une coutume à cultiver dans un monde où les gestes gratuits sont si rares.

Suivaient des conseils :
- le choix de la carte postale

Vous commencez par la choisir. Attention ! Votre goût est en cause.
Evitez donc les cartes postales dites humoristiques ou grivoises, généralement bêtes à pleurer, à moins que l'un de vos amis ne collectionne ces chefs d'œuvre de vulgarité : en ce cas, vous pourrez écrire au verso «à titre de curiosité»... et mettre sous enveloppe. [...]

- le texte : «Cinq écueils majeurs guettent le texte» :

-La banalité grossière des «Meilleurs souvenirs» [...] Non! Faites un effort, un détail vécu, croqué sur le vif, même si vous parlez du temps, vous sauvera de cette désolante médiocrité:
La chaleur nous condamne à la sieste : tant mieux ! [...]
- La prétention. Trop de gens considèrent la carte postale comme un signe extérieur de richesse; ils en écrivent beaucoup s'ils vont au Mexique, peu s'ils passent leurs vacances en Dordogne.[...]
- Le pédantisme. Vos cartes postales doivent plaire et non vous faire valoir.
- La tristesse. Si le mauvais temps vous rend maussade et grognon, remettez votre courrier de vacances à plus tard. Ayez pitié de vos amis; n'écrivez pas :
Nous comptons les jours, c'est notre seule distraction. Nous serions mieux à la maison par ce temps; Pierrot a même attrapé un rhume...
Il est préférable de rester gai, optimiste, même s'il pleut des cordes et si le menu de l'hôtel laisse à désirer :
Nous concentrons nos efforts sur la cueillette des champignons et la chasse aux escargots...
L'Irlande a un charme prenant sous la pluie. Chaussés de bottes, sanglés dans nos imperméables, nous allons partout!
- La négligence ou la paresse, que traduit le style télégraphique.

[...] Enfin, n'écrivez pas n'importe quoi : n'oubliez pas que votre prose voyage «à visage découvert» sous d'innombrables yeux dont certains peuvent n'être pas discrets. Alors pas d'épanchements sentimentaux, pas de secrets intimes, sinon en mettant votre carte sous enveloppe.



Et voilà: simple, non?
Vous pouvez m'envoyer des cartes postales, je réponds toujours, c'est une manie contractée jeune, à cause d'un livre : Parlez mieux, écrivez mieux.

complément

voir au 14 août

Le Nouveau Roman

notes de lecture, commentaires et illustrations (tirées du corpus camusien) suite à la lecture du livre de Jean Ricardou, Le Nouveau Roman (1973, Points-seuil, 1990)
Ayant commencé entretemps la lecture de Pour une théorie du Nouveau Roman (1971), il me semble que Le Nouveau Roman est en quelque sorte un résumé, un condensé des précédentes thèses ricardoliennes, une sorte de boîte à outils.

La lecture de Ricardou est suscitée par cette remarque :

— Oui, je dois beaucoup à Jean Ricardou, c'est certain. Son influence sur mon travail a été considérable.
— Plus importante que celle de Barthes?
— Ah, pas du tout du même ordre! (Sourire) J'ai été influencé par Barthes de façon générale, globale, et pas seulement littéraire. Éthique presque. Tandis que l'influence sur moi de Ricardou est beaucoup plus précisément sensible, beaucoup plus étroite et localisable, parce qu'elle est d'ordre technique, essentiellement. Son œuvre est une prodigieuse anthologie, un inépuisable réservoir de procédés pour les écrivains.
Renaud Camus, Été, p.110-111


Référentiel/littéral

Il s'ensuit que la fiction a un statut paradoxal. [...] Soit une jeune fille qui vient d'entrer. Selon la dimension référentielle, ses aspects visibles sont simultanés; selon la dimension littérale, ses aspects visibles sont nécessairement successifs. [..]
Non seulement les dimensions littérale et référentielle sont des incommensurables, mais encore, à supposer pour des raisons schématiques, qu'elles puissent avoir une commune mesure, elles sont des inverses proportionnels: [..]
En effet, l'attention du lecteur ne peut percevoir l'une qu'au détriment de l'autre, en l'effaçant au moins provisoirement. S'il souhaite comprendre référentiellement la scène, cette jeune fille entièrement présente dès son entrée, il lui faut évincer autant que possible la découverte successive qu'offre la littéralité de l'écrit. S'il souhaite comprendre littéralement l'écrit, cette découverte par degrés de la jeune fille, c'est la jeune fille entièrement présente dès son entrée qui s'estompe.[..]
Demander au récit qu'il fonctionne correctement, c'est exiger de lui qu'il nous donne l'illusion, aussi parfaite que possible, de l'entrée de Salomé pour un être de chair et de sang. Bref, il suscite une illusion par l'effacement de ce qui est matériel dans l'écrit : la littéralité. Si ce refus, cimentant son passage à la limite, parvenait à faire croire à l'absence de la dimension littérale, alors nous accéderions à certaines hallucinations point trop rare: l'illusion référentielle. [..]
La courbe du récit se divise donc, très schématiquement, en deux domaines. Celui de l'euphorie du récit, où domine la composante référentielle; celui de la contestation du récit, où domine la composante littérale. Ainsi tout récit est-il astreint au jeu subtil, retors, byzantin quelquefois, de l'euphorique et du contestataire. C'est dire qu'il ne saurait s'enclore entièrement dans un seul territoire. Quel que soit celui auquel il incline, le récit opère toujours des incursions dans le domaine inverse : le récit euphorique ne peut échapper à l'insistance du littéral; le récit contesté, pour reprendre quelque élan, convoque ce qu'il porte à la ruine.
Jean Ricardou, le Nouveau Roman, p.40-43 (les italiques sont dans le texte; c'est moi qui souligne)

En d'autres termes : référentiel = ce que l'on voit (tout d'un coup, l'œil saisit l'ensemble (dans la vraie vie : une impression générale, les détails viennent après)), littéral = ce qu'on lit (donc progressif, au fur à mesure de la lecture des mots (les détails construisent l'ensemble, à l'inverse d'une perception immédiate par l'œil) => plus la description est précise, plus il y a de mots, plus on lit, moin on "voit" d'un coup — et inversement.

Le récit excessif (chapitre 2.2 p.44 à 59)

En somme, le récit ressemble à une machine, ou un corps. Bien fonctionner, pour lui, c'est savoir passer inaperçu. Ainsi deux dangers symétriques le guettent : le défaut et l'excès. Par le défaut, c'est sa détérioration qui le montre; par l'excès, son exhibition qui le trahit. Or l'excès est nécessairement ce qui tente le récit. Car si le naturel fait que l'on croit, l'artificiel fait que l'on s'intéresse. S'il veut que son récit ne soit pas trop voyant, le roman doit ainsi refuser ses penchants pour la sophistication, contredire sa tendance à être trop beau pour être vrai : coïncidences trop voulues, construction très agressive. Or, comme par hasard, ce qui a caractérisé plusieurs des premiers Nouveaux Romans, c'est une construction très agressive.
p.44

différentes modalités de construction:
- coïncidences
- contraintes temporelles
- symétrie narrative
- double (personnages, lieux, etc)

Soulignons-le : composer un roman de cette manière, ce n'est pas avoir l'idée d'une histoire, puis la disposer; c'est avoir l'idée d'un dispositif, puis en déduire une histoire. Et donc, redisons-le, il ne s'agit pas d'exprimer ou de représenter quelque chose qui existerait déjà; il s'agit de produire quelque chose qui n'existe pas encore.
p.50

remarque pour L'Inauguration de la salle des Vents: récit très construit relatant des faits réels s'agençant naturellement par coïncidences et symétrie. Trangression et illustration dans un même mouvement des lois énoncées ici : il n'y a pas eu besoin d'élaborer les doubles (doubles amants, doubles morts, doubles hommages) ni les coïncidences temporelles (visite d'un amant perdu de vue depuis longtemps au moment de la mort des deux autres, catalepsie du chien, installation des tableaux), elles préexistaient au récit, elles ne sont pas une volonté de l'auteur. En revanche, utilisation par l'auteur de moults procédés énoncés ici. Cependant mise en question de ces procédés par une asymétrie délibérée onze styles-douze thèmes.

Le récit abymé (chapitre 2.3 p.60 à 86)

une autre méthode pour obtenir des oeuvres très construites : la mise en abyme

Cette procédure, on admet communément aujourd'hui que Gide compte parmi ceux qui l'ont le plus nettement définie. Relisons, donc, le fameux passage du Journal de 1893 : «J'aime assez qu'en une œuvre d'art, on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l'éclaire et n'établit plus sûrement les proportions de l'ensemble. Ainsi, dans tels tableaux de Menling ou de Quentin Metsys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l'intérieur de la scène où se joue la scène peinte. Ainsi, dans le tableau des Ménines de Velasquez (mais un peu différemment). Enfin en littérature, dans Hamlet, la scène de la comédie; et ailleurs dans bien d'autres pièces. Dans Wilhem Meister, les scènes de marionnettes ou de fêts au château. Dans La Chute de la maison Usher, la lecture que l'on fait à Roderick, etc.» [...]
Curieusement moins connue, il existe cependant chez un autre écrivain célèbre une description de ce procédé. [...] On la trouve dans le William Shakespeare de Hugo : «Toutes les pièces de Shakespeare, deux exceptées, Macbeth et Roméo et Juliette, trente-quatre pièces sur trente-six, offrent à l'observation une particularité qui semblent avoir échappé jusqu'à ce jour aux commentateurs et aux critiques les plus considérables (...). C'est une double action qui traverse le drame et qui le reflète en petit. A côté de la tempête dans l'Atlantique, la tempête dans un verre d'eau. Ainsi Hamlet fait au-dessous de lui un Hamlet; il tue Polonius, père de Laertes, et voilà Laertes vis-à-vis de lui exactement dans la même situation que vis-à-vis de Claudius; il y a deux pères à venger. Il pourrait y avoir deux spectres. Ainsi, dans Le Roi Lear, côte à côte et de front, Lear désespéré par ses filles Goneril et Regane, et consolé par sa fille Cordelia, est répété par Gloucester, trahi par son fils Edmond et aimé par son fils Edgar. L'idée bifurquée, l'idée se faisant écho à elle-même, un drame moindre copiant et coudoyant le principal, l'action traînant sa lune, une action plus petite que sa pareille; l'unité coupée en deux, c'est là assurément un fait étrange.»[...]
Dans la mesure où le récit-satellite, pour parler comme Hugo, résume le grand récit qui le contient, il joue le rôle d'un révélateur. D'une part de façon générale (répétition); d'autre part selon des traits distincts (condensation, anticipation). Répétition : toute mise en abyme multiplie ce qu'elle imite ou, si l'on préfère, le souligne en le redisant. Condensation : mais elle le redit autrement; le plus souvent, elle met en jeu des événements plus simples, plus brefs; en cette condensation, les dispositifs répercutés ont tendance à prendre une netteté schématique. Anticipation : en outre, il arrive quelquefois aux micro-événements que la mise en abyme recèle de précéder les macro-événements correspondants; en ce cas, la révélation risque d'être si active que tout le récit peut en être court-circuité.
p.60-62

Le dispositif du livre [Les Corps conducteurs] forme ce qu'on pourrait nommer un assemblage problématique. Des fragments divers appartenant à des séquences différentes s'y opposent consécutivement selon un ordre dispersé qui suscite, cez le lecteur, un désir irrépressible. Celui, peut-être, de toute lecture : obtenir l'assemblage d'une figure cohérente. La multitude des éclats se lit alors comme une mosaïque éparse dont il importe d'obtenir le remembrement. Tout nouvel éclat s'investit donc dans le jeu selon un procès contradictoire : ajout d'un élément nouveau, il peut éventuellement former un lien nouveau; interrompant, par sa venue, l'élément précédent, il en provoque la rupture.
p.76

Que dire? Ce dernier paragraphe constitue une description à couper le souffle du fonctionnement des Eglogues, en particulier de Été. Tout se passe comme si RC avait voulu illustrer ce paragraphe, donnant naissance après coup au texte dont la critique existait déjà. Je n'en reviens pas que personne ne l'ait noté à l'époque, où les analyses ricardoliennes étaient bien plus à la mode. A moins que quelqu'un ne l'ait noté? Mais je ne le pense pas, car il y a dans Été un dévoilement des sources, des textes à lire, que j'interprète comme un découragement de l'auteur qui a dû reconnaître que personne (ou pas grand monde) n'avait rien reconnu des jeux qu'il avait mis en place, et qui se résolvait/résignait à donner quelques pistes à ses lecteurs.
Comme par hasard, La Bataille de Pharsale et Les Corps conducteurs sont puissamment actifs dans Été.
Il s'agit également d'une définition de L'Inauguration de la salle des Vents : «La multitude des éclats se lit alors comme une mosaïque éparse dont il importe d'obtenir le remembrement.»

Il se passe alors «assurément un fait étrange» : Hugo l'avait entrevu : «l'unité coupée en deux». Si elle se multiplie, la mise en abyme conteste cette unité postulée, en la soumettant à la relance infinie de scissions toujours nouvelles. Car la mise en abyme ne redouble pas l'unité du texte, comme pourrait le faire un reflet externe. En tant que miroir interne, elle ne peut jamais que la dédoubler. Tout la porte à mettre en cause l'unité du récit en la foisonnante multitude d'une foule de semblables, au-delà de la ressemblance desquels ce sont mille diversités qui se trouvent subrepticement introduites.[...] la mise en abyme tend à briser l'unité métonymique du récit selon une stratification de récits métaphoriques.[...]
A l'inverse, le texte se donne-t-il comme morcellement selon une suite fragmentée de récits incertainement articulés? La mise en abyme opère à contre-courant. Dans la mesure où elle procède par similitude et réduction, elle multiplie les ressemblances et les rassemblements.[...] La mise en abyme tend à restreindre l'éparpillement des récits fragmentaires selon un groupement de récits métaphoriques. Tel est son rôle anthithétique : l'unité, elle la divise; la dispersion, elle l'unit.
p 83-85

Le récit dégénéré (chapitre 2.4, p.86 à 100)

Analyse des différents "transits" (variantes et similitudes)
Au passage, on notera que transit est l'anagramme de Tristan, nom opératoire de Été (tandis qu'il s'agissait de Parsifal dans Travers).

1/ Transits analogiques :
• Variantes et similantes
- variantes : «c'est l'Autre qui travaille le Même» (macro-similitude) : beaucoup de ressemblances (entre deux textes, deux phrases, deux situations), quelques différences qui font diverger les ressemblances
- similantes : «c'est le Même qui travaille l'Autre» (micro-similitudes) : différences mais quelques ressemblances qui font converger les différences.
=> paradoxe de ces variations : ce qui se ressemble diverge par la différence, ce qui diffère converge par la ressemblance.
• Transit masqué, transit accusé : passage d'une séquence à l'autre. Là encore, paradoxe. Expliciter le passage d'une séquence à l'autre («huit jours après», par exemple), c'est en montrant le hiatus, le rendre facilement acceptable (procédure de continuité), tandis que superposer deux séquences sans quelques mots explicatifs, c'est mettre le hiatus en évidence par la difficulté de lecture logique que le manque de mots de transition provoque.
• transits micro-analogiques : jeu sur voisin et proche, similitude et contiguïté. Possibilité de jouer différemment avec deux termes (mots, phrases, événements) qui se ressemblent un peu selon qu'ils seront plus où moins proches l'un de l'autre dans le texte.

2/Opérations transitaires simples
- la répétition
- la polysémie
- l'homonymie
- la paronymie «serait une extension de la rime et de ce que Saussure nommait l'hypogramme ».
- la synomymie stricte
- la synonymie approximative
Nous avons là un véritable catalogue des procédés utilisés par les Eglogues (avec une préférence pour homonymie, paronymie, polysémie), mais bien plus généralement dans l'œuvre, en particulier dans Vaisseaux brûlés.

Le récit avarié (chapitre 2.5 p.101 à 121)

Importance de l'emplacement dans le texte pour les similantes (un peu de ressemblances dans beaucoup de différence), car c'est ce qui permet de les repérer.

[...] avec les variantes se posent un problème de toute autre envergure [...] : c'est maintenant la nature même de ce qui est conté qui se trouve mise en cause. [...]
Contiguës ou distinctes, supposons deux variantes [deux versions d’une même histoire]. Sitôt, une question jaillit : laquelle est primordiale ? Ou si l'on préfère : laquelle admet l'autre comme sa variante ? Et, plus précisément : laquelle est réelle, laquelle est apocryphe ? L'exigence d'une telle hiérarchie n'est rien de moins que la riposte du récit agressé. Nous le savons : le récit tire sa crédibilité d'une certaine illusion référentielle. Or celle-ci est battue en brèche chaque fois que le récit met en jeu divers niveau de réalité. [...]
Avec les variantes, [...] Il ne s'agit plus de souligner avec soin la hiérarchie du réel et de l'illusoire, il s'agit, d'abord, de l'obtenir à tout prix. Fautes de quoi se déclenchera ce qu'il faut nommer une guerre des variantes [...]
p.101-102

• Concurrence interne
Nous l'avons souligné : il y a variante si deux textes, en dépit de leur diversité, sont lus comme renvoyant au même. [...] il y a en fait deux manières d'abolir la périlleuse contradiction du face à face des variantes. D'une part, comme nous l'avons déjà noté, la mise en hiérarchie. D'autre part, avec le dos à dos, la mise en fantaisie, tentante pour tout écrivain moderne qui reculerait devant la subversion qu'accomplit la pratique.
p.103

- variante flottante : liste de variantes, aucune n'est donnée comme plus réelle que d'autre, la rêverie du narrateur peut permettre de justifier les contradictions. La logique est sauve, en quelque sorte.

- variante inscrite : elles sont toutes, chacune, présentées comme "vraies". Le récit devient un labyrinthe, la logique échoue à trouver un sens. «Récit impossible : récit, puisqu'une série d'événements se propose, impossible, puisque les événements s'excluent.» p.108 (cf par exemple La Maison de rendez-vous. Il s'agit de procédés utilisés également dans un film comme Mulholland drive, par exemple, qui néanmoins propose à la fin une solution pour "sauver" le récit, c'est-à-dire qu'il donne un point d'appui qui permet au spectateur de décider de "ce qui est vrai").

- variantes généralisées :

[...] c'est la fiction toute entière qui est mise en variantes. Désormais le récit tend à se produire comme une suite de combinaisons affectant les éléments de la fiction et leurs agencements. On le devine, telle machine à variantes connaît diverses règles de métamorphoses [...]. Supposons n éléments fictifs, on appellera : permutation, l'échange de leur rôle dans le dispositif de la scène, substitution, leur remplacement dans le même dispositif; transformation, leur mise en jeu dans un nouvel agencement; perturbation, la venue d'un élément hors système.
p.112

• Concurrence externe (p.113 et suiv.)
[...] Un seul récit peut couvrir plusieurs livres [...] Plusieurs récits peuvent travailler un seul livre [...] Plusieurs récits peuvent travailler plusieurs livres [...] Sans entrer dans le détail de guerre générale des textes, signalons seulement que, en cette perspective, la notion d'œuvre pourrait bien subir, à divers titres, quelques dommages.
p.113-114

par exemple chez RC :
variante d'un récit dans un livre : voir l'anecdote des sœurs Robertson
variante d'un récit sur plusieurs livres : idem
plusieurs récits dans un seul livre : les Eglogues, L'Inauguration, P.A., Vaisseaux brûlés
A mon avis, la guerre générale des textes est évitée par le statut particulier d'un texte qui est un journal. Grâce au journal, une hiérarchie des variantes devient possible, le lecteur peut identifier le réel.
Oui mais : pas de journal à l’époque des premières Eglogues.
Oui mais : doit justement sortir le Journal de Travers cette année avec la cinquième Eglogue : adoucissement de la violence des procédés utilisés entre 1975 et 1982.

question sur Feu Pâle : plusieurs récits dans un seul livre ou variantes d'un récit dans un seul livre?

• La guerre des récits (p.114)

- Récits iliadéens : unité de lieu
- Récits sursitaires : unité de temps, «la variation du Temps est nulle»
- Récits odysséens : unité du Mobile «Ce qui assemble en ce cas divers événements en l'unité d'un récit, c'est un même personnage ou un même objet.» p.115 «Par suite, nous dirons qu'un texte met en jeu plusieurs récits, si entre ces récits ne se rencontre, fondamentalement, aucune identité des trois facteurs que nous venons de définir.»
deux possibilités : des récits parallèle qui s'ignorent, des récits intersectés qui entrent en guerre.

Le récit transmuté (chapitre 2.6 p.121 à 134)

- mutantes (par exemple, une variante qui devient similante)
- captures : (la mise en image (le récit décrivait en fait un tableau, un film, une couverture de livre, etc), la mise en récit (un récit dans le récit))
- libérations (p.129) «Pour cela, il suffit que les événements proposés comme représentation dans une première séquence s'en libèrent et se prolongent, désormais, dans une séquence nouvelle.»
- mutations stylistiques

Le récit enlisé (chapitre 2.7 p.135 à 146)

«[...] le récit peut être victime du récit.»

• mécanisme de la description
linéaire, donc digressive. tentation de l'exhaustivité, de la parenthèse, de descriptions antidiégétiques

par l'invasion de ses parenthèses, la description est donc une machine à enliser le récit. De là vient que les écrivains de l'euphorie diégétique, tel Homère, multiplient les actions à l'intérieur des descriptions, et que les écrivains de la contestation diégétique, tels les Nouveaux Romanciers, multiplient les descriptions à l'intérieur des actions.
p.139

• extension descriptive
temps des actions racontées / temps nécessaire à lire = vitesse du récit
Avec la description, un certain passe (le temps nécessaire à la lecture) où il ne se passe rien.
La description, antiréaliste par excellence : transforme du simultané en successif, gêne le cours du récit, le ralentit ou l’arrête.

• extension approximative
Si l’on tente de se passer de description, il faut dénommer. « Il s’ensuit, plus généralement, que tout refus de la stricte dénomination porte atteinte au récit. » p.141 exemple de Nathalie Sarraute et Claude Simon.

• extension alternative

Nous l’avons vu : ce qui provoque un enlisement du récit, c’est l’étalement du simultané en successif. Outre la description et l’approximation, un autre dispositif connaît donc le même fonctionnement : l’alternance. Non moins que les diverses parties d’un objet, plusieurs événements peuvent prétendre au simultané. [...] Chaque événement n’assure plus dès lors son propre déroulement qu’en brisant le déroulement de quelque autre. Le récit ne plus avancer qu’en s’interrompant lui-même. L’alternance est ainsi une machine à fabriquer du suspens [...] Si, l’aggravant, elle met en jeu toute une pile de niveaux simultanés, le suspens irrémédiablement se détériore.
p.144



Là encore, L’Inauguration de la salle des Vents : il n’y a pas de suspens (question du type : « Et alors ? Qu’est-ce qui c’est passé ? ») car les styles sont si variés (11) et le nombre de récits si élevé (12) que le lecteur se concentre sur le sens et la reconstitution du puzzle : pas de place pour le suspens.

Telle est donc l’efficace de la parenthèse : entre les deux fragments qu’elle sépare, il a bien pu ne s’écouler aucune durée et, pourtant, les événements inscrits dans la parenthèse y ont introduit du temps. Par cette scripturale injonction de temps, toutes scènes, si brèves soient-elles, tendent respectivement, par leur action réciproque, vers une durée inadmissible. Une fois encore, par un effet de littéralité, excédant toute réduction référentielle, c’est d’un fondamental enlisement du récit qu’il s’agit.
p.146

Ce dernier paragraphe est passionnant. En effet, l’enlisement dans la durée inadmissible est exactement ce que veut atteindre Adolfo Bioy Casarès dans L’Invention de Morel : une machine qui permette de vivre à jamais, une machine qui immobilise le temps. Or L’Inauguration se veut une machine de Morel...

La lecture pour se connaître

C'était absurde, cette foi d'Owler en l'efficacité publique de la littérature. La littérature est intransitive. Interpréter un texte, c'est interpréter ce texte. Et rien d'autre. Ceux d'entre nous qui pratiquaient l'art de lire n'étaient nullement meilleurs, plus sages, plus heureux ou plus réconciliés que quiconque. Au contraire. Nous étions au mieux plus ironiques, plus cyniques, plus irrévérencieux. Plus désarmés aussi, plus proches de la folie. Je pensai à la bande à Fagan, au «dernier verre» que j'avais manqué en route. Nous étions tous de bons lecteurs, nous nous adonnions tous à la littérature, chacun à notre manière. Mais quoi de nos vies? Nous étions tous, chacun à sa façon, inadaptés, égarés, sur de nombreux points méprisants de nous-mêmes. Nous pouvions être aussi mesquins ou arrivistes que les autres. Qu'avait-elle fait pour nous, la littérature? Elle nous avait détachés, nous avait dégoûtés de la société, nous avait exclus d'une certaine manière. Elle nous avait rejetés dans une position défensive et nous avait donné le sentiment impuissant de la futilité de l'aspiration et de l'ambition. Elle nous avait entretenus dans l'idée que nos concitoyens étaient décidément bien cons, sûrs d'eux, puérils à s'énerver pour un rien – des aveugles combattants dans un trou noir. Qu'avait-elle fait pour nous, la littérature? Elle nous avait au moins donné des mots pour répondre au monde, pour le neutraliser, pour nous protéger. Au mieux elle nous avait averti d'une chose, rien de bien important en vérité, la relativité et l'instabilité des catégories par lesquelles nous prétendons nous définir. Elle nous a évité, je suppose, de prendre dramatiquement à la lettre le cœur de tragédie plus ou moins futiles. Nous étions au moins des métaphores les uns pour les autres. «Ah, tu me connais! avait dit un jour Fagan quand je m'étonnais de sa réconciliation avec Logan après une brouille, je pardonne la folie.» Était-ce à quoi Owler voulait en venir? Que la littérature peut nous aider à pardonner la folie et à nous défier des ruses de notre aveuglement à nous prendre pour les masques que nous portons? Je n'en étais pas sûr.

Robert Harrison, Rome, la pluie (sous-titré A quoi bon la littérature?), p.157

Ce que n'a pas prévu ce texte, c'est l'inverse : l'impossibilité de pardonner à ceux qui ne sont pas fous...


la relativité et l'instabilité des catégories par lesquelles nous prétendons nous définir : quelques lignes avant ce passage se trouve cette phrase : «Il nous faut apprendre l'art de la lecture pour devenir meilleurs lecteurs de nous-mêmes.»

Cela me fait penser que j'ai trouvé une piste qui pourrait me permettre de "mieux me lire". Il y a deux jours, lisant Ricardou pour la première fois, je suis tombée sur ce passage :

Il s'ensuit, plus généralement, que tout refus de la stricte dénomination porte atteinte au récit. Or, nous le savons, le refus de dénommer est une des caractéristiques principales des textes de Nathalie Sarraute. Aspirant à transmettre ce qu'elle appelle l'innommé, elle en fait un innommable. Elle prend grand soin de ne pas lui donner de nom : ce serait le figer, perdre sa spécificité au profit de la banalisation d'un langage convenu.
[...] Si cette procédure est systématique chez Nathalie Sarraute, elle est loin d'être absente chez plusieurs autres Nouveaux Romanciers. Claude Simon l'a utilisée à sa façon, par exemple dans La route des Flandres, en multipliant les rafales de participe présents et d'adjectifs qualificatifs : «le canon sporadique frappant dans les vergers déserts avec un bruit sourd monumental et creux comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide, le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté, figé s'effritant se dépiautant s'écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livré à l'incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps» (p.314)
On le voit, sarrautiennes ou simonniennes, telles séries qualificatives rejoignent le phénomène des variantes.

Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Points-seuil, p.141 et suiv

Sarrautiennes ou simonniennes : mes nouveaux romanciers préférés, ou plus exactement les seuls que je lis avec plaisir, uniquement par goût, et non "pour les avoir lus". Il faut donc croire que je suis du côté de l'innommable. Amusant, cela corrobore mon goût pour le style sans ponctuation de L'Inauguration de la salle des Vents.
(Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire d'un tel constat ?)

D'un autre côté, comment expliquer mon goût pour Proust, celui qui me paraît capable de tout nommer, celui à qui les mots ne paraissent jamais manquer ?

Les explications de textes, quel intérêt ?

Certains me demandent quel est l’intérêt de lire ainsi que je le fais, de décrypter ainsi les mots, de chercher les références, de faire de l’analyse de texte et de se poser des questions encore et toujours.

Honnêtement, je ne sais pas. D’une certaine façon, ça n’a pas d’intérêt en soi, ça n’a aucune importance.
Peut-être.

La question que je me pose, moi, qui n’est pas la même mais qui rejoint celle-ci, est : Quel est l’intérêt d’exposer sur le net mes petites découvertes ? Qui cela peut-il bien intéresser, cela ne paraît-il pas un peu ostentatoire, n’est-ce pas mortellement ennuyeux ?

A cela, deux ou trois lecteurs de RC ont eu la gentillesse de répondre (je les remercie d’avoir pris ma question au sérieux et de ne pas l’avoir prise pour un geste de coquetterie). Leur réponse, sans qu’ils se soient concertés (d’ailleurs ils ne se connaissent pas), est la même, à peu près : parce que je ne lis pas comme eux, parce que je cherche des choses qu’ils ne cherchent pas, et que cela les intéresse de prendre connaissance de mes petites découvertes sans avoir à chercher, surtout qu’ils ne chercheront pas (dans la mesure où ils sont moins fous et moins obsessionnels que moi, ajouté-je in petto).


Ce que ne peuvent savoir ceux qui me demandent « quel intérêt ? », c’est qu’ils me reposent le sujet d’une dissertation de première. A cette question, j’avais répondu à peu près : « aucun », et pour remplir les quatre pages requises, j’avais parlé de démembrement, écartèlement, dépeçage et autre torture, au grand désarroi de ma professeur de français (Madame Squinabol, merveilleuse professeur de français, à qui je dois d’avoir appris à lire) qui s’ingiénait à nous apprendre l’analyse de texte linéaire.

En y repensant, je crois que c'est son obstination qui a fini par me convaincre, non pas que cela présentait un intérêt, mais que c'était intéressant. Je me souviens de mon progressif émerveillement (non, ce ne fut pas une révélation, ce fut une lente persuasion) à m'apercevoir que tout passage d'un "grand" auteur présentait une unité interne telle qu'il se suffisait à lui-même. Je me souviens du corrigé d'un commentaire de texte qui portait sur le repas qu'offre Gervaise exactement au milieu de L'Assommoir, ou de l'étude de l'incipit de l'Education sentimentale, je me souviens des "trucs" (car ce sont des "trucs", des ficelles), de la façon de passer le texte à travers plusieurs filtres, d'abord les sensations (quelles couleurs, quels bruits, quelles odeurs, quels goûts?), puis le narrateur, les temps employés, la présence ou l'absence de dialogues, je me souviens de l'interdiction absolue de "sortir" du texte, c'est-à-dire de faire référence à l'avant ou l'après, sauf en troisième partie, sauf en conclusion... C'était magique, on arrivait toujours à dire quelque chose, à pondre quelques pages!

La clé de tout cela, "l'intérêt", je l'ai compris par hasard, deux ans plus tard, en écoutant une conversation à la cantine entre deux khâgneuses. J'étais assise à leur table. L'une expliquait à l'autre qu'on venait de leur rendre un devoir sur Stendhal, et que tout le monde avait de mauvaises notes :
— Mais enfin, avait tempêté la professeur, personne n'a vu que ce texte était drôle?
— Et c'était vrai, ajouta la khâgneuse, j'avais eu envie de rire. Mais je n'avais pas osé l'écrire.»
Ça m'a fait un choc. Stendhal drôle? On avait le droit de trouver Stendhal drôle? On n'était pas obligé de l'entourer de déférence? Et on avait le droit, et même le devoir, de l'écrire?

Et c'est ainsi que j'ai compris "l'intérêt" de l'analyse, ou plutôt son but. L'analyse n'est que seconde. En premier vient la sensation. L'analyse permet dans un second temps, doit permettre dans un second temps, de cerner d'où naît la sensation, et le sens.

Finalement, je dirais en souriant, car il ne faut pas prendre ces mots trop au sérieux, que l'analyse de texte est peut-être davantage une analyse du lecteur que du livre (sans compter que le lecteur parle davantage de lui que du livre), elle est peut-être davantage l'analyse de ce qui nous fait hommes capables de comprendre les mêmes sentiments et les mêmes sensations derrière les mêmes mots, et donc l'analyse du sens, de la naissance, de l'émergence, du sens.
L'analyse de texte, j'en ai le soupçon persistant, n'est que l'astuce qu'ont trouvé des amoureux de littérature pour parler de littérature. C'est une lettre à l'aimée, c'est une lettre qui parle de l'aimée, c'est la possibilité d'écrire et encore écrire en sortant du simple bavardage, en s'appuyant sur le texte pour en faire le témoin et la dernière preuve de tout ce qu'on avance.

Quid de la liguistique et de la structure? Je me souviens de la première fois, en cours de philosophie, où j'ai entendu parler de signifiant et de signifié, et de la première fois où j'ai entendu parler d'analyse structurelle des contes (le gentil, le méchant, la quête, la récompense, etc), je me souviens d'avoir réellement compris ce qu'était un narrateur et des personnages grâce à des cours de cinéma donnés par Jean Collet,...
Il s'agit sans doute moins de comprendre une esthétique, "le beau", davantage de comprendre les structures de nos pensées et de nos sentiments. Cela me convient parfaitement.

Comment dire? Vous pouvez dépecer votre poste de radio, le décomposer en transistors, résistances et condensateurs, être capable de le construire ou de le réparer, savoir qu'il décode des ondes : jamais vous ne répondrez exactement à la question "Pourquoi, comment, retransmet-il des paroles émises à des kilomètres de là?". Il reste toujours de l'inexplicable. Toutes les explications de texte du monde n'ont finalement comme ambition que de faire reculer, mais également de rendre plus évident, plus inatteignable, ce reste.


A quoi bon chercher les références des Eglogues?
Imaginons que vous vous promeniez dans Paris sans rien connaître de l'histoire de Paris. Paris vous plaira sans doute, s'il fait beau, si les filles ou les garçons sont jolis, si vous pouvez rêver à la terrasse d'un café.
Si vous savez qui est Jeanne d'Arc quand vous êtes place des Pyramides, si vous savez ce que représente l'Arc-de-Triomphe, si vous avez une idée de ce que sont le Val-de-Grâce ou les vestiges de l'enceinte de Philippe-Auguste, si vous pensez aux tableaux que contient un musée en passant devant sa façade, Paris n'en sera pas plus beau objectivement, et pourtant, vous l'aimerez davantage. Il vous appartiendra un peu, vous serez devenu complice. Vous ne penserez pas à tout ce que vous savez, mais vous le saurez.
Si vous ajoutez à toutes ces connaissances des souvenirs personnels, si un café, une rue, rappelle un souvenir, si vous connaissez parfaitement les moindres ruelles d'un quartier, le plaisir de se promener dans ce quartier, inexplicablement, sera accru. Il y a un plaisir de la reconnaissance, de la connivence, de la possession ("mon" quartier).
C'est cela que je tente avec les Eglogues: j'en dresse la cartographie. J'explore, je découvre, je comble quelques blancs de la carte, en sachant parfaitement qu'il en restera. Mon plaisir est celui des explorateurs. Mon plaisir est d'accroître ma complicité avec l'œuvre, de la connaître en ses méandres.
Je mets mes petites découvertes sur le Net pour le cas, dans l'espoir, que cela puisse être utile à quelques autres, dans l'espoir que nous soyons plus nombreux à être plus heureux (une bonne dose d'idéalisme dans tout cela, c'est exact.)


Il y a une autre raison, plus secrète, à mon amour des Eglogues : je crois aux coïncidences. J'expérimente régulièrement les coïncidences; je ne peux que croire aux coïncidences. Comment pourrait-il en être autrement alors que rédigeant plus ou moins mentalement ce billet, j'entends à midi ce passage qui évoque la puissance d'une citation, le besoin compulsif d'en retrouver la source :

Mais justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de quarante-huit heures à la force qui les conduisaient vers le volume où étaient reliés les Orientales et les Chants du Crépuscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d'Automne, et je l'envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre, et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités Mme de Guermantes.

Du côté de Guermantes p.549 - Pléiade tome 2 (1954)

Edgar Allan Poe

« Avec lui commence l'histoire de la littérature policière. Edgar Allan Poe a non seulement créé le récit policier mais aussi le lecteur de récit, c'est-à-dire méfiant, soupçonneux à l'égard de ce que l'auteur écrit. »

Jorge Luis Borges

Camus et le football

En 1930, Albert Camus était le saint Pierre qui gardait les buts de l'équipe de football de l'Université d'Alger. Il s'était habitué à occuper ce poste depuis l'enfance, parce que c'était celui où l'on usait le moins ses chaussures. Fils d'une famille pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère inspectait ses semelles et lui flanquait une rossée si elles étaient abîmées.
Pendant ses années de gardien de but, Camus apprit beaucoup de choses :
— J'ai appris que le ballon n'arrive jamais par où on croit qu'il va arriver. Cela m'a beaucoup aidé dans la vie, surtout dans les grandes villes, où les gens ne sont en général pas ce qu'on appelle droits.
Il apprit aussi à gagner sans se prendre pour Dieu et à perdre sans se trouver nul, savoirs difficiles ; il apprit à connaître quelques mystères de l'âme humaine, dans les labyrinthes de laquelle il sut pénétrer plus tard, en un périlleux voyage, tout au long de son œuvre.

Eduardo Galeano, Le football, ombre et lumière - Climats, 19971


La morale de cet extrait a un petit côté Kipling.
L'ensemble du livre parcourt l'histoire et la géographie du football en procédant par bonds et gros plans, avec beaucoup de tendresse. C'est un livre purement anecdotique et exemplaire, dans tout ce que peut avoir de noble de tels qualificatifs (voir pour rire le commentaire sur Amazon d'un lecteur qui n'a pas du tout aimé).
Cette générosité du regard, cette plume qui n'en finit pas de raconter avec indulgence le monde dans sa dureté et de saisir les miracles quotidiens, m'ont rappelé le ton des Petites épiphanies de Caio Fernando Abreu. Peut-être sont-ce des traits typiquement latino-américains.



Note
1 : merci à Planes, suite à un tuyau de Tlön.

Se convertir, tomber amoureux ou se mettre à délirer

J'ai dédié ce premier volume à Henri Reed, mon ami de plus de trente années, avec lequel j'ai, pour la première fois, lu Proust pendant mes années d'études. je me suis également souvenu, après un «trou» de trente-deux ans, de R.B., et de la question lourde de conséquences qu'il me posa : «Qui était Swann?»

Georges D. Painter, Marcel Proust, les années de jeunesse, fin de la préface


Au mois de novembre 1917, un inspecteur du ministère de l'Education en poste à Leeds se trouve dans un train pour Sunderland, où il se rend afin de régler un problème avec les responsables syndicaux de l'endroit. Ayant pris chez lui le courrier non décacheté, il en entreprend la lecture. Il y a là notamment, dans une grande enveloppe carrée, le dernier numéro de The Modern Language Review, périodique trimestriel consacré à l'étude de la littérature et de la philologie médiévales et modernes. L'article par lequel commence le numéro va changer la vie du voyageur, John Dover Wilson, et le destin des études shakespeariennes.
En Europe la guerre fait rage, et, si John Dover Wilson a échappé au combat en raison de ses responsabilités dans l'éducation, il est comme de nombreux Anglais préoccupé par la situation militaire sur le continent. Dans les trains où il passe sa vie au gré de ses missions d'inspection, ses lectures se limitent surtout aux journaux qui suivent l'évolution des différents fronts. Eprouvant de la difficulté à se concentrer sur ce qui n'est pas en rapport direct avec la guerre, il se trouve ainsi, notera-t-il plus tard [1], dans un état psychologique dangereux, celui d'un homme qui risque à tout moment de se convertir, de tomber amoureux ou de se mettre à délirer. Ce sont précisément les trois destinées qui l'attendent.
L'article qui va bouleverser l'existence de John Dover Wilson porte la signature d'un spécialiste de Shakespeare, Walter Wilson Greg. Les remarques de ce dernier concernent un passage apparemment secondaire d'Hamlet, la scène de la pantomime du troisième acte. On se souvient qu'Hamlet fait jouer par des comédiens itinérants une pièce de théâtre évoquant le meurtre de son père, « Le Meurtre de Gonzague », afin d'observer les réactions de Claudius, l'assassin présumé, lequel quitte la salle précipitamment. La représentation de cette pièce est précédée d'une pantomime racontant la même histoire, et c'est elle qui attire l'attention de Greg.
[...] Dover Wilson, « en proie à une forte agitation », se lance dans la réfutation méthodique de l'article de Greg et se met fiévreusement à écrire dans tous les lieux où il en trouve l'occasion, dans les trains et dans les gares, au fond des salles de classe et dans les locaux du ministère de l'Armement. Et sa réplique va l'entraîner très loin, puisqu'il se rend rapidement compte qu'il est impossible de reprendre les éléments du dossier sans commencer par établir rigoureusement le texte d'Hamlet. C'est dans ces circonstances que l'homme qui deviendra le plus éminent des spécialistes anglais de Shakespeare prend sur-le-champ la seule décision qui s'impose, celle de lui consacrer sa vie.

Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, premières pages du prologue (p.17 à 19)


J'aime beaucoup ces deux histoires. J'aimerais avoir des détails sur la vie de Painter et Wilson, j'aimerais savoir comment ils gagnaient leur vie tout en nourrissant leur obsession, j'aimerais savoir comment cette "conversion" a été accueillie par leur entourage, tant il est vrai que c'est notre entourage qui paie le prix de nos obsessions.


Notes

[1] John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur

Quand Franquin tire son inspiration de Kafka

Ce billet est dédié à la jeune boulangère de Tlön.

J'ai très peu lu Kafka : la Métamorphose juste après le bac, qui ne m'a pas laissé de souvenir impérissable, et Le Château il y a deux ans environ. Ce livre m'a enchantée. Autant je suis peu sensible à l'humour beckettien, qui me paraît de bout en bout tragique, autant l'absurde kafkaïen, la logique poussée dans ses derniers retranchements, m'est très naturel. D'après ce que j'en entendais ici et là je redoutais de lire Kafka, j'avais peur d'être exaspérée par les situations. K. réagit toujours avec tant de bon sens, essayant d'avoir une prise sur les événements sans jamais se décourager, que l'histoire reste supportable.
D'autre part, je suis émerveillée par le décalage entre les constatations nées d'une lecture attentive du texte (grande précision des détails, multiplicité des récits, points de vue des uns et des autres, réseau dense de description de la "réalité", empressement des personnages à vouloir tout expliquer (rien ne paraît jamais inexplicable)) et les impressions plus "lointaines" que laisse le texte une fois le livre refermé : histoire insaissable, difficile à résumer, sensation qu'il ne s'est rien passé, flou, mémoire qui se dérobe. Kafka construit une histoire creuse à partir de trop de détails.

Kafka (au moins dans Le Château) donne une multiplicité de détails qui ne servent pas le récit. Mais ces détails sont la chair même du récit, ils ne visent rien d'autres qu'eux-mêmes. C'est sans doute par l'art de ne pas aboutir à une fin malgré une construction rigoureuse que se distingue Kafka, ou plutôt, tout son art consiste à élaborer une construction parfaite destinée à n'aboutir nulle part. Le temps n'est pas tendu vers l'avant, il est circulaire, ou mieux, c'est un abîme, il semble s'affaisser sous son propre poids : non seulement on tourne spatialement en rond, mais le temps lui-même a implosé, les jours ne passent plus, plus rien ne (se) passe malgré l'agitation et le bavardage (mais qu'ils sont bavards!) perpétuel des personnages et les indications très précises de jour et de nuit.)


Ce préambule est un peu long, à l'origine je voulais simplement signaler une coïncidence amusante:

Dans l'album n°15 de Gaston Lagaffe, Prunelle ouvre l'armoire de Gaston, dont le contenu s'écroule sur lui. Furieux, il vide le reste de l'armoire :
— Attends ! 'm'en vais fiche le reste en l'air... Tu pourras tout recommencer, salopard !...
Prunelle s'éloigne, songeur : « ... Mais je ne comprends pas comment il fait pour que tout ça tienne dans l'armoire avant qu'il ferme les portes !?! »
Gaston arrive, constate le chantier, retrousse ses manches en se préparant à réparer les dégats :
— Il ne se rend pas compte du travail que c'est de classer tout ça dans une armoire.
Il couche l'armoire en disant : « ...et quand je pense qu'il faudra la redresser après...ppffh...»
Puis il la remplit à la pelle tandis que l'on voit Prunelle à l'arrière-plan fumant dans tous les sens du terme.


Imaginez mon incrédulité en lisant le chapitre V du Château (Folio, traduction Alexandre Vialatte) :

[Le maire :] — [...] Mizzi, dit-il, s'interrompant soudain, à la femme qui ne cessait de cesser de s'agiter incompréhensiblement dans la pièce, regarde donc, s'il te plaît, dans l'armoire, peut-être y trouveras-tu le décret. Ce décret date, dit-il à K. en manière d'explication, des premiers temps de mes fonctions : à ce moment-là je gardais encore tout.
La femme ouvrit immédiatement l'armoire. K. et le maire regardaient. Quand l'armoire s'ouvrit on vit tomber à terre deux grosses liasses de rouleaux liés en cylindre comme des fagots; c'étaient des pièces officielles; la femme, effrayée, fit un bon de côté.
— Il pourrait être en bas... En bas! lança le maire dirigeant l'opération du haut du lit.
Docilement la femme plongea les bras dans les papiers, sortant les documents à pleins tabliers pour arriver à ceux d'en bas. Les documents couvraient déjà la moitié de la chambre.
[...] Le silence régnait, on entendait plus que le froissement des papiers, le maire somnolait même un petit peu. Un petit «toc toc» résonna qui fit tourner K. vers la porte. C'étaient les aides, bien entendu.
— [...] Mais puisque vous êtes ici, leur dit-il en risquant un essai, restez et aidez Madame à retrouver une pièce sur laquelle le mot «Arpenteur» est souligné au crayon bleu.
Le maire ne souleva pas d'objection. Le droit que K. n'avait pas, les aides le possédait donc; les aides se jetèrent sur les papiers, mais ils brassaient les papiers plutôt qu'ils ne les examinaient et toutes les fois que l'un épelait le titre d'une pièce l'autre la lui arrachait des doigts. La femme en revanche restait à genoux devant l'armoire vide, elle n'avait plus l'air de chercher; en tout cas la bougie était loin d'elle.
[long récit du maire sur plusieurs pages. Puis le maire :] — [...] Mizzi ! appela-t-il, puis il cria : mais que faites-vous donc ?
Les deux seconds, qui étaient restés sans surveillance depuis longtemps, n'ayant probablement pas, non plus que Mizzi d'ailleurs, retrouvé la pièce recherchée, avaient voulu tout remiser dans l'armoire, mais le désordre qui régnait dans cet excès de dossiers ne le leur avait pas permis. C'est alors que leur était venu l'idée qu'ils essayaient maintenant de réaliser.
Ils avaient étendu l'armoire sur le plancher, tassé dedans les papiers en vrac, puis ils s'étaient assis avec Mizzi sur la porte du meuble et cherchaient ainsi à la fermer lentement.
— La pièce n'est donc pas trouvée? C'est dommage, dit le maire, mais maintenant vous connaissez déjà l'histoire ; au fond nous n'avons plus besoin de ce papier ; d'ailleurs on le trouvera certainement, il doit être chez l'instituteur qui conserve lui aussi un grand nombre de documents. Mais viens ici, Mizzi, apporte la bougie, et lis cette lettre avec moi.
Mizzi vint, elle parut encore plus terne et insignifiante quand elle se trouva assise au bord du lit, pressée contre cet homme fort et éclatant de vie, qu'elle tenait presque embrassé. Seul son petit visage frappait, dans la lumière de la bougie, avec ses traits nets et sévères que l'âge avait à peine adoucis. Ellle n'eut pas plus tôt jeté les yeux sur la lettre qu'elle joignit les mains légèrement : de Klamm ! dit-elle. Puis ils lurent la lettre ensemble, échangèrent quelques mots à voix basse et finalement, juste au moment où les deux aides criaient : «Hourra !» car il venaient de réussir à fermer la porte de l'armoire et Mizzi leur adressait un regard de reconnaissance muette, le maire dit : [...]

Une levée supplémentaire

En vérifiant l'orthographe de "s'époumoner" dans le TLFi pour le billet sur Jack Bauer (étrange verbe : un "n" ou deux, avec apparemment la recommandation d'en mettre deux si c'est un "e" qui suit, sans que cette règle soit obligatoire), j'ai trouvé une définition de trick, ce qui ajoute à ma perpléxité : trick au sens camusien est-il dérivé de l'anglais ou du français?

Le mot appartient à la sphère du jeu, avec des connotations d'habileté, de succès et de tricherie.
Qu'il puisse se prononcer "tri" est un cadeau inattendu et non sans humour pour les camusiens.


Je recopie ici la définition du trick donné par le TLFi:

TRICK, subst. masc.
JEUX (whist, bridge). Levée supplémentaire, que l'on fait en plus des six levées qui constituent le devoir. Les levées se nomment aussi Tricks: chaque trick que l'on fait au-dessus de six fait gagner un point (M. LEBRUN, Manuel des jeux de Calcul et de Hasard, 1827 ds Fr. mod. t. 16 1948, p. 212).
- Compter trois de trick. "Faire trois levées supplémentaires" (Lar. 20e).

Prononc. et Orth.: [TRIK]. Homon. trique. LITTRÉ: tri, tric; Lar. Lang. fr.: trick "on rencontre parfois la forme altérée tri"; ROB. 1985: trick ou tric. Prop. CATACH.-GOLF. Orth. Lexicogr. 1971, p. 311: trik, tri. Plur. des tricks. Étymol. et Hist. 1773 (Mercure de France, janv., 44 ds HÖFLER Anglic.), attest. isolée; 1814 ([Ch. BOUVARD], Nouvelle Académie des jeux, ou Règles des jeux du wisth, du boston... etc., 68, ibid.); 1872 (LITTRÉ, s.v. tri: Au jeu de whist, faire le tri, avoir le tri, faire une levée de plus que la partie adverse. On dit quelquefois tric). Empr. à l'angl. trick « ruse, artifice frauduleux » d'où « astuce, moyen habile » att. comme terme de jeux de cartes dep. 1599 (NED) pour désigner une main puis une levée, notamment une levée supplémentaire permettant d'assurer le point, appelée odd trick ou overtrick (v. NED, s.v. odd A I 1 et NED Suppl.2, s.v. overtrick). L'angl. est empr. au Moy. Âge à une forme normanno-pic. corresp. au fr. triche*. Bbg. ARNOULD (Ch.). Termes de jeu. Fr. mod. 1948, t. 16, pp. 211-212. BONN. 1920, p. 160.

La complexité de l'univers

— Cher époux, dit-elle de sa voix basse et sonore, vous comprendrez bien que pour une femme ambitieuse, il est dur, en entrant dans une salle de bal, de savoir que c'est au bras d'un cocu.
Tandis que très calmement et sans un mot de plus, elle franchissait la porte, le gentilhomme s'assit, s'étonnant comme il ne l'avait jamais fait de la complexité de l'univers.

Karen Blixen, Nouveaux contes d'hiver

Sympathie

— Qu'est-ce qu'une personne sensible ? dit la Gerbe à la Chandelle romaine.
— C'est une personne qui, parce qu'elle a elle-même des cors, marche toujours sur les pieds des autres, répondit la Chandelle romaine à voix très basse.
Et la Gerbe faillit éclater de rire.
— Qu'avez-vous donc à rire ? demanda la Fusée. Je ne ris pas, moi.
— Je ris parce que je suis heureuse, répondit la Gerbe.
— C'est là une raison bien égoïste, dit la Fusée d'un ton courroucé. Quel droit avez-vous d'être heureuse? Vous devriez penser aux autres. A la vérité, vous devriez penser à Moi. Moi, je pense toujours à moi, et je demande à tous les autres d'en faire autant. C'est cela qu'on appelle la sympathie. C'est une fort belle vertu et je la possède à un degré éminent. […]

Oscar Wilde, La Fusée remarquable

Embrasser une fille qui fume, c'est comme lécher un cendrier

Biff a dix-huit ans, c'est un garçon intelligent, doux et coincé, Heidi a seize ans, un peu peste, un peu paumée. A la demande d'une amie de sa sœur, Biff tient compagnie à Heidi.

Il se mit à pleuvoir plus fort quand la préposée, sa capuche remontée, leur fit signe d'avancer et de monter sur le ferry. Ils sortirent de voiture parmi les bruits de moteurs qui ronflaient, de pneus qui crissaient et de portières qui claquaient. Instinctivement, Biff prit un livre.
— Ça porte malheur si tu n'en as pas, dit-il à Heidi. En cas de naufrage.
Il lui en offrit un mais elle secoua la tête et lui montra son paquet de cigarettes.
— Ça porte malheur si tu n'as pas ça.

Randy Powell, Embrasser une fille qui fume, p.197


Il se pencha vers elle et l'embrassa.
Elle rouvrit les yeux.
— Et alors ? dit-elle, en passant son bras sous le sien comme il recommençait à marcher.
— Et alors quoi?
— C'était comme lécher un cendrier ?
— Je ne sais pas, dit-il après un instant de réflexion. Je n'ai jamais léché de cendrier.

op. cité, dernières phrases du livre.

Ecrit en pensant à Skot.

Pour le plaisir de quelques mots de gallois

Le problème de la thèse de Florence, c'est qu'elle fait plus de six cents pages. Même si elle est imprimée recto-verso, cela consiste à se promener avec presque une ramette de papier sous le bras. Ce n'est pas très pratique pour lire en attendant le bus, debout dans une rame de RER ou de métro, en marchant, sans compter les dizaines d'autres occasions où un livre permet d'oublier qu'on attend.

Voilà un excellent prétexte pour emporter en plus de la thèse de Florence un livre de poche, un texte facile afin de pouvoir l'ouvrir et le fermer sans vraiment avoir besoin de se concentrer (parce que la thèse de Florence... J'attends les exemples de jurisprudence entre deux passages théoriques pour me reposer).

Prétexte dis-je, car l'esprit (du moins le mien) étant naturellement paresseux, je me retrouve à ne plus lire que le poche, abandonnant la thèse. C'est ainsi que j'ai passé une semaine plongée dans la série policière des Joe Sixsmith, de Reginald Hill.
C'est une petite série, quatre livres. (La grande série de Hill, c'est "Pascoe et Dalziel", qui est d'ailleurs devenue une série télévisée en Angleterre.) C'est l'histoire d'un ouvrier mécanicien de Lutton que les années Thatcher ont mis au chômage (Hill déteste Thatcher) et qui décide de devenir détective privé, au grand désespoir de sa tante Mirabelle.


Voici un passage qui va me permettre de copier une phrase en gallois dans ce blog. (Il n'y a pas de petits plaisirs.)
Le contexte est le suivant: de passage au pays de Galles, Joe Sixmith a l'occasion de sauver une jeune femme d'un incendie. Pour le remercier (et l'interroger), les notables du coin (les Lewis) l'invitent à dîner en compagnie d'un couple de riches Londoniens (Fran and Franny). Les Lewis dirigent une école privée. C'est la fin du repas.

«A bread pudding which wouldn't have made above two decent sandwiches was soon polished off. Then came coffee in an elegant silver jug, but Joe recognized the flavour as belonging to the supermarket instant he himself favoured. He piled in two sugars and an inch of cream and dranck it quick. He was beginning to feel seriously knackered and the sooner this evening was done, the better.
He waited for his moment, then coughed, wich was easy with his throat, and said, 'Time for me to be off. Still a bit achy from, you know, last night...'
Sounded like he was wanting to milk the applause, he thought.
'Of course, my dear chap. How inconsiderate of us to keep you so long,' said Lewis.
'No, that's OK. I mean, I've enjoyed it. Thanks for a lovely dinner, Mrs Lewis. And thanks everyone...'
For the second time that night he sought a good exit line. The quote from 'Men of Harlech' that had got him out of the Goat didn't quite fit there, but there was that other bit of Welsh Bronwen has used. ''Thanks for your company'', she said it meant.
He conjured up the memory of her voice and said clairfully 'Sugnwch fy nhetau, bachgen bach.'
He thought he'd got it just about perfect. Certainly everyone looked amazed.
Franny said, 'Joe, am I right, is that Welsh? My, my, you even speak the lingo. What a man of hidden talents you are.'
That hand on his legs again, this time unambiguously on the upper tigh. This rate of progress, it was definitely time to leave.
'So are we going to be let into the secret?' said Fran the Man. 'What does it mean?'
'Perhaps you should do the honours, Mr Sixsmith', said Lewis.
Maybe his book-earned Welsh didn't run to everyday conversation, thought Joe.
'Don't really speak the language,' he said to Franny. "Just a phrase I picked up earlier. It means, thanks for your company, something like that.'
'Well, I'm still very impressed', said the woman. 'All the time I've been coming here and I never picked up a word. Don't you think it's amazing, Leon?'
'Indeed I do,' said Lewis. 'Mr Sixsmith, I compliment you on the excellence of your ear'.
Wain stood up so abruptly he knocked his chair over.
'You're not going to tell him, then?' he demanded. 'You're going to wait till he's gone, then have a quiet little chuckle at his expense?'
'Owain, that's enough,' thundered Lewis in a voice wich probably had the sixth form trembling and the first form wetting themselves. But it had no effect on his son.
'You disgust me, you know that?' said the youth, suddenly sounding more mature than his father. 'Mr Sixmith, someone's been playing a joke on you and my father obviously thinks it would be funny to let it happen again. But if you spend all your life with children, what's how you end up —childish— isn'it?'
'Sorry?' said Joe.
'What you said doesn't mean anything like thanks for your company,' said Wain. 'What it actually means is Sucks my tits, little man.' »

Singing the Sadness, de Reginald Hill, p84.

Le probable constitue la structure même du réel

J'ai assisté à une soutenance de thèse pour la première fois de ma vie en décembre dernier. Mon amie Florence Macrez-G'sell (je donne son nom car j'espère que cette thèse va être publiée dans les prochains mois) soutenait une thèse en droit public : «Recherches sur la causalité dans la responsabilité civile»

Ce fut passionnant. Je pourrais accumuler les détails, disons simplement que cela m'a beaucoup plu.
J'ai été impressionnée de retrouver à travers les commentaires et questions plus ou moins acides du jury tout le caractère et les convictions de Florence. On lui a reproché le caractère philosophique de sa thèse, et il est vrai que c'est une amoureuse de Kant. On a loué son sérieux («Vous avez vraiment lu tout ça?» lui a demandé, impressionné, l'un des professeurs), son humilité («Vous n'avez pas cherché à apporter de réponse définitive à une question qui n'en a pas»), on s'est gentiment moqué de son idéalisme et de ses convictions moralisatrices.
(Je me rappelle, enfant, avoir eu le souffle coupé en entendant Me Vergès dire à la télévision: «La justice ne recherche pas le bien (Bien?), elle applique la loi.» Un gouffre s'était ouvert devant moi, une méfiance définitive envers le monde des adultes.
Florence en est encore là, je crois, elle souhaite encore faire coïncider la justice et le bien, et je suis rassurée à me dire qu'elle, elle est avocat, elle est docteur en droit, avec un peu de chance elle sera professeur : qu'ils soient nombreux comme elle, c'est mon seul souhait.)

Je me suis promis de ne pas la recontacter avant d'avoir lu sa thèse. Cela fait six mois...
Donc je lis sa thèse, et c'est passionnant. Instinctivement, on a l'impression de savoir ce qu'est une cause, avant de commencer à lire. C'est en fait très compliqué. Il s'agit moins de punir que de trouver un responsable qui dédommagera la victime, ce qui peut mener à des résultats curieux : par exemple, si une personne est renversée par un bus d'on ne sait quelle société, qu'il y a deux sociétés de bus dans la ville détenant respectivement 80 et 20 % de la flotte de bus, on peut soit ne pas dédommager la victime, soit condamner la société majoritaire au prétexte que c'est le plus probable, soit condamner les sociétés à payer respectivement 80 et 20 % des dédommagements...


Après ce petit préambule, voici quelques extraits pris dans les cents premières pages.

Le premier concerne le naufrage du Titanic, qui sert de fil rouge à l'ensemble de la thèse (p.19 et 20):

«Le 15 avril 1912, à 2h20 du matin, sombrait, corps et biens, à l’exception de 700 rescapés, le paquebot Titanic qui transportait, pour sa première croisière transatlantique, 2200 personnes à son bord [1] Quelles furent donc les causes du naufrage ? La présence inhabituelle d’un iceberg sur la route du navire [2] ? Le choix du trajet suivi par le paquebot, motivé par des raisons commerciales malgré la forte probabilité de glaces ? La légèreté du directeur de la compagnie maritime, intervenu auprès du commandant pour obtenir le renforcement de la vitesse du navire (21,5 nœuds lors du choc) ? La négligence de l’opérateur de TSF qui omit de transmettre au commandant un télégramme précisant la position de l’iceberg [3] ? Celle du commandant, qui s’abstint de réunir ses officiers de quart en fin de journée afin de faire le point sur la situation générale ? L’absence de fourniture de jumelles aux veilleurs qui, installés à 30 m de haut, dans la hune du grand mât, les avaient réclamées et n’aperçurent l’iceberg qu’au dernier moment ? La réaction de l’officier de quart qui ordonna, peu avant le choc, de virer à bâbord, provoquant un choc latéral qui fut fatal au paquebot [4] ? La superficie du safran, qui, trop faible, ne permit qu’avec retardement au navire de se dérouter sur la gauche et l’empêcha d’éviter totalement l’iceberg ? La conception du paquebot, qui ne pouvait supporter plusieurs voies d’eau et ne disposait ni d’un double fond, ni d’un compartimentage suffisant pour retarder, sinon empêcher, le naufrage ? La mauvaise qualité de l’acier des joints de la coque, qui cédèrent bien trop facilement sous le choc et la pression de l’eau ?
A quoi imputer, en outre, le nombre impressionnant de victimes ? A l’insouciance de l’armateur qui, persuadé de l’insubmersibilité de cet immense paquebot, avait prévu un nombre de chaloupes correspondant au tiers des personnes embarquées ? Au manque d’expérience et d’organisation de l’équipage dans les opérations de sauvetage ? A la passivité du navire le plus proche qui ferma sa TSF [5], ne tint pas compte des fusées de détresse émises par le Titanic et n’arriva sur les lieux que le lendemain matin ? Peut-on, enfin, tracer un lien, comme le firent alors les médias américains, entre le drame et le suicide, 17 ans plus tard, à la veille de son mariage, de l’un des rescapés, sauvé du naufrage à l’âge de 14 ans, qui ne s’était jamais remis de la catastrophe ? Ou avec celui, en 1965, de l’un des veilleurs qui avait aperçu l’iceberg à la dernière minute ? Par son ampleur, ses effets, l’enchevêtrement de ses causes, l’illusion techniciste qui l’a engendrée, la catastrophe du Titanic illustre idéalement l’accident moderne tel que nous le connaissons. Malchance, négligences, accumulation de détails... Comme pour chaque drame, les circonstances se sont incroyablement combinées pour aboutir au résultat final. Et comme pour chaque drame, on n’eut d’en cesse de déterminer les causes.




Le deuxième extrait pose la question de l'origine, ce qui forcément intéresse une camusienne (p.21 et 22) La réponse est sans appel : la seule origine possible est transcendante.

Le principe de causalité. L’idée selon laquelle tout a une cause est, pour le sens commun, évidente [6]. Ex nihilo nihil fit. On ne peut concevoir l’être sans envisager logiquement la possibilité de son inexistence. « Rien n’arrive sans qu’il y ait une cause ou, du moins, une raison déterminante, c’est-à-dire quelque chose qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon » [7]. La cause est donc ce qui génère, ce qui engendre. C’est la substance même de l’être que la causalité dévoile en expliquant sa survenance [8] . Ainsi, celui qui, prenant le Droit comme objet d’étude, souhaite en percer l’essence se tourne vers les « sources » du Droit, définies comme « ce qui l’engendre ». Mais penser la génération, suppose de concevoir, a priori, ce qui a été créé. De même que définir et analyser le Droit renvoie à la question de sa production, la démarche revient à prendre parti sur le critère du Droit [9] Tout être présuppose sa cause, de même que toute cause implique l’être qu’elle engendre. L’aporie est évidente si l’on énonce le principe de causalité de la manière tautologique qu’il prend parfois : « toute cause a nécessairement un effet » ou « tout effet a une cause ». Le principe de causalité est mieux traduit par l’idée selon laquelle tout ce qui existe a nécessairement commencé à exister un jour, et a donc, nécessairement, une cause. « Tout ce qui arrive (ou commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède, d’après une règle » [10]. Pour constituer une explication satisfaisante, la cause doit donc être extérieure à ce qu’elle explique. Cette conception implique une prise de distance avec la tradition des Anciens. Concevoir la cause, c’est envisager l’extériorité ou l’altérité agissante, tel le nourrisson qui, progressivement, perçoit le monde et le pouvoir de sa mère. Cette connaissance n’est pas gratuite : elle permet elle-même l’action. Il reste qu’ultimement, seule une transcendance, quelle qu’elle soit, semble pouvoir véritablement faire sens [11].



Je voulais recopier la conclusion de ce tour des philosophies de la cause, mais cela commence à être vraiment long, et j'ai un peu peur que ce ne soit très pénible à lire en colonne étroite. J'abrège le dernier extrait, qui résume le passage du "Pourquoi" des Anciens au "Comment" des Modernes pour aboutir au "Quand", ou "A quelles conditions" du monde actuel (p.50) :

L’évolution que nous avons grossièrement tenté de retracer montre que la causalité des Anciens, d’essence divine ou métaphysique, chargée d’expliquer pourquoi les choses sont ce qu’elles sont, a laissé place à une causalité « laïque » qui se présente, dans la physique classique, en termes mathématiques, au moyen d’un rapport fonctionnel. La pensée moderne a évacué de l’analyse causale toute considération relative aux fins. On se concentre sur la causalité efficiente, définie comme « l’agent ou la force efficace qui produit l’effet » [12]. Si certains courants de l’épistémologie contemporaine, déçus des limites d’une causalité réduite à l’idée de loi constante, voudraient ressusciter la causalité des Anciens, le modèle dominant de relation causale reste une liaison formelle, exprimable en termes mathématiques et traduisant une régularité sinon invariable, du moins probable.
A cet égard, si le recours aux probabilités était autrefois considéré comme la manifestation de l’ignorance de certaines lois naturelles, on s’est mis, progressivement, à le percevoir comme un « fait naturel » lui-même, ce qui a rendu légitime l’étude des processus aléatoires. Le modèle déterministe, porté par la mécanique classique, s’est ainsi profondément altéré. Les théories probabilistes ont eu même tendance à se prévaloir de leurs succès en physique et en biologie, pour tenter d’imposer une forme d’ « ontologie du hasard », où ce dernier aurait pris le relais du Dieu de Platon. Autrement dit, le probable, l’aléa n’est pas la manifestation des limites de nos connaissances, mais constitue la structure même du réel.

Notes

[1] Philippe Masson, Le drame du Titanic, Taillandier, 1998. Le naufrage donna lieu à trois enquêtes principales. Celle du Tribunal des naufrages britannique, celle du Board of Trade, limitée aux moyens de sécurité, et celle d’un sous-comité du Ministère du Commerce américain, sous la direction du Sénat, mandaté spécialement par le gouvernement américain en raison de l’émotion provoquée par le naufrage.

[2] L’hiver 1912, d’une douceur exceptionnelle, avait permis à de grandes masses de glace de dériver vers le sud, à des latitudes anormalement basses. Le phénomène était connu des marins et des compagnies maritimes. P. Masson, op. cit. pp 125-126.

[3] Selon un officier rescapé, cette négligence constitua une des « causes directes » du naufrage. P.Masson, op. cit. p. 118.

[4] Si le Titanic avait heurté l’iceberg de front, le naufrage n’aurait sans doute pas eu lieu. Seuls les trois compartiments de l’avant auraient été inondés, ce qui aurait permis au paquebot de se maintenir à flot. Mais en mettant la barre à gauche toute, l’officier de quart ne fit qu’obéir à une date lorsqu’un obstacle arrive droit devant. P. Masson, op. cit. p. 126.

[5] Le SOS émis par la TSF du Titanic à 0h45 fut le premier de l’histoire de l’assistance en mer. On utilisa également le code antérieur : CQD.

[6] Historiquement, il semble que l’homme ait, de tout temps, utilisé l’idée de cause, fût-ce de manière spontanée et non raisonnée. Le sens commun « se nourrit » de causalité. Il serait « totalement désorienté dans un monde sans causes où tout serait surprise et événement. Il admet spontanément que tout est lié selon une nécessité qui peut souffrir des exceptions mais qui a assez de fermeté et d’uniformité pour que l’on puisse se reposer sur elle », Michel Malherbe, Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, Vrin, coll. Pré – textes, 1994, p. 6

[7] Leibniz, Théodicée, §44, V° « Cause », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit. p.127

[8] « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe », Spinoza, L’éthique, Définitions I, trad. Roland Caillois, Gallimard, Folio essais, 1954, Axiome IV, p. 67.

[9] V° « Sources du Droit (problématique générale) », in Dictionnaire de la culture juridique, par P. Deumier et T. Revet, p. 1430 et s. Les auteurs relèvent logiquement que, par hypothèse, le phénomène des sources se confond avec celui du Droit. Ils évoquent également la nécessité, au moins scientifique, de distinguer les deux problématiques du Droit et de ses sources. De fait, la notion de cause, à mesure qu’elle s’est éloignée de sa dimension métaphysique, fut progressivement conçue comme nécessairement extérieure à l’effet qu’elle engendre.

[10] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Quadrige, 1993, Analytique transcendantale, Livre II chap. II, Deuxième analogie de l’expérience, p.182

[11] C’est pourquoi il n’est pas possible de définir le Droit sans prendre parti sur un fondement qui le dépasse. En cela, le positivisme ne peut être qu’une position efficace d’un point de vue épistémologique – pour l’étude de l’objet Droit- mais qui laisse ouverte la question du fondement, si indispensable, pourtant, à la compréhension du phénomène juridique.

[12] Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire p. 195

Nuruddin Farah

revu et corrigé par GC le 27 mai. J'ai corrigé directement l'orthographe, j'ai ajouté ses précisions en notes de bas de page.

Guillaume ayant fini par répondre à ma question, j'arrivai donc à l'EHESS à l'heure de la pause, à temps pour écouter GC qui devait intervenir ensuite... pensé-je.
(Grand plaisir plus tard, lors du cocktail, de pouvoir répondre mystérieusement à un géant blond qui me demande :
— Et vous, à quel titre êtes-vous là?
— Oh moi, je suis venue voir Guillaume, mais il ne le sait pas encore, il ne me connaît pas.
Tête du type: — ??
— On se connaît via internet.
(J'adore cette phrase ambigüe, on voit l'interlocuteur penser "site de rencontres", écarter l'idée, et ne plus savoir à quelle branche se raccrocher.))

En fait, les interventions avaient été interverties, je n'ai donc pas entendu GC. J'ai assisté à la prestation de deux femmes sur le thème «Mouvements de femmes, poétique de la féminité», puis Jean-Christophe Rufin a dit quelques mots que j'ai trouvés très clairs (je n'ose dire très justes puisque je ne connais pas du tout le sujet). [1]

Je découvrais d'un coup Nuruddin Farah, ses livres (feuilleté Links emprunté à mon voisin), le sort des Somaliens qui paraissent pour la plupart être en exil, avoir quitté leur pays et être des réfugiés à travers le monde. Parler de l'œuvre de Nuruddin Farah, parler à Nuruddin Farah, c'est évoquer à la fois une œuvre littéraire et une situation politique, tant interne (en Somalie) qu'internationale (prise en charge des réfugiés).

Nurrudin Farah n'est pas très grand, pas très foncé (c'est un Noir "marron", si je puis dire), âgé d'une soixantaine d'années. Il est en jeans et porte une chemise bleue qui lui va fort bien (je suis très sensible à la façon dont les couleurs font rayonner ou éteignent les visages.) Ce qui m'a le plus impressionnée et le plus séduite, c'est son regard, attentif, sur le qui-vive, sur la réserve, prêt à sourire, secrètement et pas si secrètement moqueur.

Je retranscris ici les notes que j'ai prises, sachant que je n'ai pas toujours tout compris ni tout noté (il manque notamment les questions posées), que j'ai pris mes notes en français tandis que Farah parlait en anglais, que j'ai pris des notes et que je vais donc "renarrativiser" celles-ci dans ma transcription, que par moments, vers la fin surtout, je ne suis pas sûre d'avoir bien compris. Ce n'est donc qu'une idée de ce qui c'est dit ce soir-là. Guillaume et Livy corrigeront ou préciseront.

- première prise de parole de Nuruddin Farah
C'est la première fois que je passe une journée entière à entendre parler de moi, à entendre mon nom. Cela m'a fait penser à une nouvelle de Borges, Borges et moi. Nuruddin c'est moi, mais c'est Farah qui écrit. J'ai remarqué durant la journée que les intervenants utilisaient l'un ou l'autre nom, et parfois je pensais, quand l'un disait «Nuruddin écrit», non, là, c'est Farah qui écrit. (rires dans la salle)

- question
Je ne lis pas les critiques ni les livres sur mes livres. Je me considère comme un médiateur entre l'œuvre et son sens (work and understanding). Je ne me souviens pas des mots en détail des années plus tard, je ne me souviens que du livre que je viens de terminer, pas des autres. Quand le livre est fini, il devient la propriété des autres.
Il y a des années (où? je ne l'ai pas noté, il s'agit d'une ville d'Afrique [2]), mes livres étaient enseignés en philosophie et histoire des religions, pas en littérature.
Ecouter les interventions sur mes livres m'a fasciné, j'ai été fasciné par l'intelligence des intervenants, bien supérieure à la mienne.
Souvent quand les gens m'interrogent, je demande conseil à Guillaume pour savoir quoi répondre. (NB: GC était à côté de Nuruddin Farah afin de traduire si quelqu'un avait un problème avec une phrase ou une expression.) (rires)

- question sur Hier, demain, livre davantage documentaire que littéraire
Je vois mon œuvre comme un seul livre décrivant la même société à différents niveaux. Il y a plusieurs points très importants: les droits de l'Homme, les enfants, sont très importants, ainsi que les femmes. Les hommes aussi, ajoute-t-il malicieusement comme après réflexion. Dans mes livres chacun (ici, j'ai compris par «chacun» «mes personnages» [3]) a l'occasion de s'exprimer, cela produit des contradictions.
Parfois des collègues féminines me disent que je suis dur (harsh (avec ses personnages féminins, je suppose)); c'est vrai, car je n'ai aucune condescendance. Les femmes dès quinze ans (aurait-il dit treize? [4]) sont plus fortes, plus conscientes. Je les traite de la même façon que je traite les hommes. (Là encore, j'ai supposé qu'il parlait d'un traitement littéraire. [5] J'ai pensé, comparé, le cœur serré, la vie ou le destin ou le quotidien d'une gamine de quinze ans chez nous ou d'une Somalienne dans son pays ou en exil: pas les mêmes responsabilités et donc pas la même maturité. Peut-on réellement comparer?)

Les hommes (sous-entendu africains ?) ne voient pas les femmes. Je vais faire une comparaison qui va peut-être vous choquer (ici les yeux de Farah pétillent de malice, je crois qu'il se moque de nous, de toute notre bonne volonté, nos grands mots, notre sensiblerie. Décidément il me plaît), les hommes ne voient pas les femmes comme il y a fort longtemps les Blancs ne voyaient pas les Noirs, ou comme un Texan en bottes ne voit pas une fourmi sur le plancher, n'a pas conscience que la fourmi existe.
Les femmes sont comme les fourmis, elles ont développé une sensibilité au danger, elles ont développé des antennes comme les fourmis pour interpréter un sourire, un cadeau... (un cadeau n'est jamais gratuit).

Hier, demain est plutôt un essai. Il m'a pris beaucoup de temps, il a été difficile à financer (pas compris si beaucoup de temps car difficile à financer ou l'inverse). J'ai malgré tout continué à écrire sur les réfugiés, un peu par hasard: on m'avait demandé de le faire à la fin d'une conférence, stupidement j'ai dit oui (dit-il avec un grand sourire. Et l'on voit bien à l'obstination de ces yeux qu'il l'a fait parce qu'il voulait le faire, et qu'une fois qu'il avait décidé de le faire, rien ne l'aurait empêché de continuer. Cet homme transpire l'obstination, la volonté, non pas une force qu'il possèderait, mais une force qui le possède).

Hier, demain, Links et Knots constituent un seul et même livre. Pour écrire A country in exile, je suis retourné à Mogadiscio. Ma sœur m'a demandé: «Qu'est-ce que tu vas faire là-bas? Il n'y a plus personne là-bas.''
Links décrit la guerre civile à Mogadiscio. Je l'ai écrit en vivant sur place en 1996. C'était très dangereux. J'ai été pris en otage, j'ai eu de la chance car la BBC l'a appris en a parlé, j'ai été relâché. Ce texte est le texte de quelqu'un qui a quitté le pays, c'est un texte sur ceux qui sont visités par ceux qui sont partis et reviennent en visite, les visiteurs ont l'œil frais comparés à ceux qui sont restés.
Hier, demain est un texte sur les gens qui viennent de quitter la Somalie.
Links montre que l'échec n'est pas ressenti comme un échec par ceux qui vivent dans l'échec.

- Pourquoi vous êtes-vous installé au Cap? Est-ce pour des raisons politiques, ou pour la montagne, la mer, le grand air?
J'ai suivi ma femme, c'est elle qui m'a conduit là. C'est elle qui décide. (rires)

- question
J'écris tous mes textes à la main, puis je les recopie sur l'ordinateur. Parfois je ne peux écrire qu'un paragraphe par jour à la main, puis quand je le recopie sur l'ordinateur, ce passage devient trois pages. Le premier jet est souvent catastrophique («The first draft is often an awful draft».) Ecrire le premier jet ressemble à errer dans le noir les mains tendues en avant et à se heurter aux meubles et aux murs. Après vous connaissez vos personnages : certains sont obstinés, certains ne veulent pas donner leurs secrets, certains sont bavards et il faut apprendre à les contrôler.
Quand je suis face à un mur (ie un passage difficile), je continue à la main. Je ne passe à l'ordinateur que lorsque j'ai trouvé la solution.

- Quelle différence faites-vous entre réfugiés et exilés?
Je vais vous répondre avec cynisme. On me cite souvent comme cynique, je suis souvent cynique, surtout quand je parle de la Suisse ou du Canada. (Comment dire? Chez un autre, ce serait de l'amertume. Ici, l'ironie, l'état d'alerte (watchfulness? comment traduire? [6]) transforment ces paroles pas exactement en cynisme mais en constat combatif: «c'est comme ça, mais nous ne l'acceptons pas. Nous respectons les règles actuelles, mais nous les dénoncerons et nous les ferons changer, aujourd'hui, demain, plus tard. Ne comptez pas sur moi pour me taire.» (Cela n'est bien sûr que mon interprétation d'une voix, d'une intonation, d'un langage corporel.[7]) )

En Suisse, si vous avez de l'argent, on ne vous posera pas de question. Au Canada vous obtenez la nationalité en une semaine si vous possédez xxx dollars canadiens (pas compris le montant [8]). Or un exilé est souvent pauvre.

Le premier exilé est Adam. Qu'est-ce qu'un exilé? C'est quelqu'un qui n'est pas à (ou dans) la place à laquelle il appartient logiquement.
Moi je ne suis pas en exil. Les gens au pouvoir en Somalie sont les exilés. Ils sont obligés de se protéger quand ils traversent une rue.
Je ne suis pas un exilé car je vis en Afrique. L'Afrique est un pays pour moi. Quand vous répondez au douanier que vous venez de Somalie, il vous répond avec le sourire «Passez».

Techniquement parlant je suis un réfugié. Avec un passeport somalien, il était très difficile d'entrer dans un pays. Les pays ne veulent pas accueillir de pauvres. Ils vous voient comme un de plus dans la queue. Mais quand je leur réponds en anglais, dans un anglais potable, ils me disent aussitôt que je peux passer.
En Hollande, les chiens sont entraînés à repérer les Noirs.
Maintenant que j'ai un passeport d'un autre pays africain c'est plus facile.

- Pourquoi écrivez-vous en anglais? Ne souhaitez-vous pas écrire en somali, ne regrettez-vous pas de ne pas écrire en somali?
Quand j'ai commencé à écrire en 1965, le somali ne s'écrivait pas. L'écriture n'existe que depuis 1972. J'ai écrit en somali dans un journal et j'ai subi des pressions. D'autre part, fallait-il écrire en somali si je voulais être publié?
Puis j'ai écrit une pièce en anglais et j'ai découvert que je n'étais pas ennuyé par la censure.
J'écrirai un jour en somali, mais pas maintenant.

- Y a-t-il des éléments autobiographiques dans vos livres?
Non. Si dans les années 60 j'avais écrit l'histoire d'un garçon de la campagne arrivant en ville, j'aurais eu un succès immédiat, car c'est très à la mode. J'ai écrit sur une femme vivant à la campagne. ("Née de la cote d'Adam"? C'est ce que j'ai compris, sur Amazon je trouve "From a crooked Rib" [9]).
Ma vie ne m'intéressait pas. J'ai rencontré un jour une femme qui voulait partager mes droits d'auteur, car elle disait que j'avais raconté son histoire. Quelle est votre histoire? lui ai-je demandé. Elle a raconté, et c'était vrai, à quelques petites différences près, c'était la même histoire.
— J'ai écrit cette histoire pendant que j'étais étudiant en Inde, lui dis-je, étiez vous en Inde à l'époque?
— Non
— Alors je ne partagerai pas mes droits d'auteur.

Je ne lis pas les critiques car elle viennent souvent longtemps après que j'ai fini les livres : pour moi l'affaire est close, je n'ai pas envie d'y revenir.
Il y a très longtemps, j'ai rencontré un critique célèbre dans le bar d'un hôtel de Lagos. Il venait d'écrire une critique élogieuse qu'il devait faire publier, il voulait que je la lise, il est allé la chercher dans sa chambre, il me l'a tendue. Je l'ai remercié, la gardant à la main.
— Vous ne la lirez pas?
— Sans doute pas, mais merci beaucoup.
Il a réécrit sa critique en disant que j'étais le pire écrivain qu'il connaissait.

Une autre fois, un homme est venu me voir à la fin d'une conférence:
— Ma femme adore vos livres, nous avons tous vos livres à la maison. Je n'arrive pas à vous lire, je n'aime pas ce que vous écrivez. Que dois je faire?
— Donnez-moi encore une chance.

Notes

[1] Si, si, très justes

[2] à Makere

[3] je [GC]) pense que c’est une continuité, dans son esprit, entre les personnages de fiction et les idées ou les états humains « réels » qu’ils représentent

[4] Non, c’est bien 15, je crois

[5] Pas seulement, crois-je.

[6] vigilance?

[7] Interprétation très pertinente, je trouve.

[8] 150 000 dollars

[9] oui, il a été traduit par Née de la côte d’Adam : il y a deux traductions différentes publiées sous ce titre, d’ailleurs

«Citer est un vice dont je ne me lasse pas»

Nous avons suivi l'ordre du hasard, celui de nos notes de lecture. Selon que j'avais eu en mains un livre, grec ou latin, ou que j'avais entendu un propos digne de mémoire, je notais ce qui me plaisait, de quelle sorte que ce fût, indistinctement et sans ordre, et je le mettais de côté pour soutenir ma mémoire, comme en provisions littéraires, afin que, le besoin se présentant d'un fait ou d'un mot que je me trouverais soudain avoir oublié, sans que les livres d'où je l'avais tiré fussent à ma disposition, je pusse facilement l'y trouver et l'y prendre.

Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, éd. Les Belles Lettres


Ainsi commençait le premier billet de mon blog d'origine, avant tous les ajouts, scissions et caviardages que je lui ai fait subir.

Qu'est-ce qui vaut la peine ?

Je ne connais qu'un critère d'excellence: combien de lectures le livre supporte-t-il? Une, deux, dix? Le plaisir augmente-t-il à chaque lecture et s'enrichit-il de tout ce qu'on a lu par ailleurs? Chaque lecture donne-t-elle envie de relire tous les livres pour mieux saisir le jeu des parties avec l'ensemble?

Vendredi saint : musiques de l'absence

Bonsoir. J’ai préparé pour l’émission d’aujourd’hui un programme tellement chargé que je n’aurai pas beaucoup l’occasion de parler, je crois ; mais au fond, c’est aussi bien puisque nous sommes aujourd’hui le Vendredi saint, c’est-à-dire peut-être justement le jour où la parole, éventuellement avec une majuscule, défaille, le jour où peut-être la divinité atteint peut-être à son essence absolue qui est d’être absente, ou absence, ou pure absence. Le dieu est mort ou passe pour mort, c’est une absence en abyme : dans l’absence générale de Dieu il y a une absence encore plus marquée aujourd’hui et c’est peut-être cette absence, cette défaillance de la parole, du discours, de la phrase que vont exprimer les musiques que j’ai choisies de vous faire entendre aujourd’hui donc, dont certaines sont extrêmement prévisibles et d’autres un peu moins.

Très prévisible certainement, inévitable même, Les sept paroles du Christ sur la croix de Haydn, qui serviront un peu de structure à cette émission puisque nous entendrons à la fois l’introduction et le terremoto final ; et à l’intérieur de cette structure nous voyagerons beaucoup, toujours à l’intérieur de ce concept d’absence.
Donc Les sept paroles du Christ sur la croix, dans la version pour quatuor à cordes, l’opus 51, de Haydn, avait toutes les raisons qu’on a d’aimer cette musique qui ne sont que trop évidentes. J’en ajoute personnellement une, qui est peut-être moins attendue, qui est Cadix, la ville de Cadix. C’est un chanoine de la ville de Cadix qui avait commandé à Haydn cette œuvre, c’est là qu’elle a été créée, dans une église en plus souterraine qui s’appelait la Santa Cueva, et si je me permets de vous rappeler que cette émission est placée sous le signe de la cavatine, nous sommes là en pleine cavatine, dans une cave, dans une église-cave à Cadix. C’est une des très rares villes d’Europe qui soit tout à fait sur la mer à l’ouest, vraiment plus que sur la mer puisqu’elle est presqu’île, presque tout à fait une île, c’est une de ses rares villes qui bénéficie, jusqu’à l’extrême soir, de la lumière atlantique ; et je dois dire, de façon abusive mais je crois m’être déjà expliqué de cela, cette lumière atlantique est un des éléments que, comment dire, j’entends dans ce quatuor des sept paroles du Christ sur la croix dont nous allons entendre l’introduction par le quatuor Tatraï.

musique

Si j’ai choisi de vous faire entendre cette introduction aux Sept paroles du Christ sur la croix de Haydn dans la version pour quatuor à corde, ce n’est pas par hostilité à l’égard de la voix, la voix, la voici, celle du contre-ténor Charles Brett et celle de la soprano Noémie Rime dans le Jerusalem convertere de la première leçon de ténèbres pour les vendredis saints de Michel Lambert, et d’autre part dans l’Aleph, quomodo obscuratum est de la deuxième leçon de ténèbres pour le Vendredi Saint. «Jérusalem, convertissez-vous au Seigneur votre Dieu», «Aleph, comment l’or s’est-il terni ? Comment sa couleur éclatante s’est-elle obscurcie ? Comment les pierres du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de toutes les rues?»

[musique]

Nous venons d’entendre, de Michel Lambert, le Jerusalem convertere de la première leçon de ténèbres pour le Vendredi saint par Charles Brett, contre-ténor, et l’Aleph, quomodo obscuratum est de la deuxième leçon, par Noémie Rime, soprano, sous la direction de Ivete Piveteau.

Si figure maintenant, dans cette série de musiques du Vendredi saint, ou pour le Vendredi saint, le deuxième mouvement sostenuto molto calmo du deuxième quatuor de György Ligeti, ce n’est pas en raison d’un sens qu’il présenterait naturellement de lui-même qui permettrait de l’associer à cette série ; c’est en fonction d’un sens que, me semble-t-il, peut-être à tort, mais vous en jugerez, il autorise. Voici donc le deuxième mouvement sostenuto molto calmo du deuxième quatuor de György Ligeti parmi ces musiques de l’absence.

[musique]

Nous venons d’entendre le deuxième mouvement sostenuto molto calmo du deuxième quatuor de György Ligeti par le quatuor Arditti.

Vous conviendrez que parmi ces musiques du Vendredi Saint le miserere d’Allegri était mal évitable. Je sais qu’il figure désormais parmi les classiques favoris, au même titre que naguère l’adagio d’Albinoni ou le canon de Pachelbel, mais le voici du moins dans une version qui, me semble-t-il, est assez peu répandue, celle du Taverner consort sous la direction de Andrew Parrott. Elle se refuse certains des mélismes les plus attrayants des autres versions, elle a une certaine subtilité qui laisse quelquefois un peu frustré quand on est habitué aux autres enregistrements, mais là encore je vous en laisse juger. C’est une version qui, évidemment , puisque je vous la fais entendre, j’aime beaucoup.

[musique]

François Sérette me glissait pendant l’audition, «c’est quand même plus intéressant que le canon de Pachelbell». Soit! Inévitable et sublime, c’était le miserere d’Allegri par le Taverner consort sous la direction de Andrew Parrott. Vous connaissez le décor, la chapelle Sixtine, vous connaissez ce qu’on ose à peine appeler la mise en scène, les membres du chœur qui se retirent un à un, éteignant leurs lumières, la salle, la chapelle étant plongée à la fin, elle l’a été sans doute cette après-midi, tout à l’heure, dans l’obscurité, vous connaissez certainement aussi l’anecdote de Mozart enfant tournant l’interdiction de diffuser cette musique grâce à sa mémoire prodigieuse, l’écoutant et se précipitant à l’auberge, à Rome, pour la noter.

Nous allons rester à Rome, si j’ose dire, très superficiellement, parce que le compositeur dont nous allons entendre une œuvre est éminemment romain. C’est Giacinto Scelsi, qui était un vieux monsieur charmant que j’ai beaucoup vu à Rome à la Villa Médicis, qui était couramment là, très gai, très aimable, très courtois, très empressé auprès des femmes et portant toujours un petit chapeau extraordinaire de paysan monténégrin tel qu’hélas n’en portent peut-être plus beaucoup ces temps-ci les paysans monténégrins. Cette musique est donc très associée pour moi à Rome, mais non pas certes à cause de son caractère particulier qui lui va nous entraîner beaucoup plus loin, très loin, très loin, et peut-être hors du monde. Voici le Pranam II par Giacinto Scelsi, par l'ensemble 2E2M sous la direction de Luca Pfaff.

[musique]

Nous venons d’entendre le Pranam II, de Giacinto Scelsi, par l'ensemble 2E2M sous la direction de Luca Pfaff. Et dans ce voyage que nous opérons à travers les musiques de l’absence, et du coup à travers le monde et à travers les siècles, nous allons retourner un moment au XVIIe siècle, celui du Michel Lambert que nous entendions tout à l’heure, mais cette fois-ci avec un compositeur qui m’est très cher, Denis Gaultier, et nous allons entendre de Denis Gaultier, l'Allemande grave, Tombeau de Monsieur Blancrocher ou Les Larmes de Gaultier, par Hopkinson Smith.

[musique]

C’était l'Allemande grave, Les Larmes de Gaultier de la deuxième suite en la majeur de La Rhétorique des dieux de Denis Gaultier par Hopkinson Smith au luth. Musique éminement française, mais qui en même temps, par cette défaillance constante du vouloir-dire, par cette renonciation à la phrase, au discours, nous mène bien loin de la France, de l’Europe, bien loin de tout peut-être, bien loin en tout cas du discours, et peut-être si loin que ces musiques sacrées du Tibet. Nous allons en entendre maintenant un exemple : Offrande à Makahala, par le chœur harmonique de l'université tantrique de Gyuto.

[musique]

C’était Offrande à Makahala, musique sacrée du Tibet, par les moines de l'université tantrique de Gyuto. Et nous allons conclure ce voyage au cœur de l’absence de Dieu, il faut bien qu’il soit absent pour qu’on l’invoque, en revenant là d’où nous sommes partis, c’est-à-dire au quatuor de Haydn, Les sept paroles du Christ sur la croix, que je me suis permis de «farcir», si j’ose dire, de toutes sortes d’autres choses puisque nous n’en avons pas entendu les mouvements centraux, qui étaient les paroles-mêmes du Christ sur la croix, «Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font», «Femme, voilà ton fils», «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné» ou «Père, je remets mon esprit entre Tes mains». Nous avons fait ce grand voyage dans d’autres défaillances du Père ou du Seigneur ou du Dieu, mais nous allons revenir, donc, à ce quatuor de Haydn et à son esprit que j’espère de n’avoir pas trop profondément trahi en entendant le dernier mouvement, terremoto: «Il se fit une grande obscurité à midi sur toute la terre». Voici le dernier mouvement du quatuor Les sept paroles du Christ sur la croix de Joseph Haydn interprété par le quatuor Tatraï.

[musique]

Ce tremblement de terre du XVIIIe siècle, comme celui de Lisbonne, c’était le dernier mouvement Il terremoto du quatuor à cordes opus 51 Hoboken 3 de Joseph Haydn, Les sept dernières paroles du Christ sur la croix.

Les traductions et le malentendu créateur

On a déjà assez de mal à suivre, s'il faut en plus s'accomoder des distractions du traducteur, et des défauts de relecture de l'éditeur!
Renaud Camus, Rannoch Moor, p.618

Fort bien, mais ce sont là des mots et des concepts, être, étant, essence, réalité, vérité de l'être en tant qu'il est, étantité, et j'en passe, sur lesquels ont été écrites des bibliothèques entières — je lisais récemment, à Paris, le dense petit livre de Barbara Cassin sur le poème de Parménide, Sur la nature ou sur l'étant, dont les trois quarts sont consacrés à des problèmes de traduction, justement […]
Ibid. p.644

La discipline philologique est pénible, mais elle donne souvent un certain plaisir, quand on s'aperçoit, par exemple, que le texte qui est reçu par tout le monde est évidemment erroné et que, grâce à l'examen des manuscrits ou du contexte ou de la grammaire, on retrouve la bonne leçon, ce qui m'est arrivé quelquefois avec Marc Aurèle, et aussi avec Ambroise. C'est une discipline utile au philosophe, elle lui apprend l'humilité: les textes sont très souvent problématiques et il faut être très prudent quand on prétend les interpréter. C'est aussi une discipline qui peut être dangeureuse pour lui, dans la mesure où elle risque de se suffire à elle-même, et de retarder l'effort de la véritable réflexion philosophique.
Pierre Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, p.60

«La Nature aime à se cacher (phusis kruptesthai philei)» […] On peut ainsi voir toute une suite de sens nouveaux se dégager de trois mots énigmatiques, dont nous ne sommes même pas assurés de connaître le sens voulu par l'auteur. Il est possible en tout cas de parler de contresens créateurs, créateurs de sens nouveaux, puisque ces sens impliquent des concepts dont Héraclite ne pouvait même pas avoir l'idée. Cela ne veut pas dire que ces contresens soient créateurs de vérité.
Ce qui m'avait impressionné en 1968, c'est cette accumulation d'incompréhensions, d'interprétations fausses, de fantaisies allégoriques, qui s'étaient succédé tout au cours de l'histoire, au moins de la philosophie antique, par exemple l'histoire de la notion d'ousia, c'est-à-dire d'essence ou de substance, depuis Aristote jusqu'aux querelles théologiques des Pères de l'Eglise et des scolastiques. Quelle tour de Babel! Il est troublant de penser que la raison opère avec des méthodes tellement irrationnelle et que le discours philosophique (et le discours théologique aussi) aient pu évoluer au hasard des fantaisies exégétiques et des contresens.
Ibid., p.121
C'est fascinant, en effet. Finalement, il est probable que nous ne saurons jamais ce qu'ont réellement écrit les auteurs antiques, ce qu'ils voulaient véritablement nous transmettre. Et pourtant on continue à les lire, à les commenter. Quelle étrange obstination.

Marcheschi au musée Denys-Puech de Rodez.

Et donc j'y étais, non sans une vague appréhension et une sorte d'ironie intérieure (du type "A Dieu vat"), puisque j'accompagnais Rémi Pellet qui m'avait appris le vernissage et gentiment proposé de partager sa voiture tout en m'avertissant "C'est la première fois que je vais revoir Renaud Camus, l'atmosphère sera peut-être un peu tendue".

Par hasard (? ce point n'est pas très clair, mais sans importance), Jean-Paul Marcheschi a pris une chambre dans le même hôtel que RP, ce qui fait que nous le rencontrons dans le hall. Jean-Paul nous invite à venir prendre un thé au bar d'à côté, invitation que j'accepte tandis qu'RP préfère aller acheter un parapluie. — Je suis sûr qu'il va pleuvoir, il me faut un parapluie, je déteste me mouiller.
— Mais comme vous êtes bien élevé, vous abriterez les dames, et vous vous mouillerez quand même.
Plus tard, il pleuvra, et RP me dira avec satisfaction "J'avais raison" et je penserai "moi aussi".

Je prends donc un thé avec Flatters et cigarettes a-camusiennes (non mais). Il est pressé, il a rendez-vous dans dix minutes au musée, il est à Rodez depuis mardi, il me dit que tout le monde a été charmant, et que comme la conservatrice du musée était malade, il a pu visiter la ville sans cornac. Il a l'air très satisfait de ce qu'il a pu y découvrir.
Il me parle un peu du musée que j’ai vu en arrivant, une bâtisse de deux étages pas très grande mais bien proportionnée, avec de curieuses statues au niveau du haut des fenêtres du deuxième étage, des chiens dorés. Comme je sais que sont exposés des pétrés, je lui parle de la lumière (les pétrés selon moi ne donnent leur meilleur qu’à la lumière naturelle), il m’apprend que le musée n’est électrifié que depuis dix ans, et que le musée dispose d’un très bel éclairage naturel.

JPM file à son rendez-vous, RP arrive avec son parapluie. Nous gagnons le musée à pied.



La salle d’exposition fait tout l’étage. Le thème en est les bagnes de Cayenne. En face de l’escalier se trouve une première série de bagnards, couchés. Imaginez une série de silhouettes grandeur nature, dans ces poses torturées qui semblent naître de la cire, douze bagnards silhouettes blanches sur fond noir, arc-boutées ou bandantes, les bras souvent figés à l’équerre comme des poupées ou des mannequins dans un geste de défense ou d’imploration. Cela évoque parfaitement la souffrance, la douleur, et je ne sais si cela naît des tableaux, mais ce que je ressens le plus, au milieu de tous ces tableaux de bagnards, c’est la solitude infinie de chacun au milieu des corps de tous les autres. Est-ce parce que les bagnard ont taille humaine et qu’ils sont chacun enfermés dans les limites de leur tableau, dans la nuit de leur toile individuelle; ou est-ce parce que je ne peux imaginer cette condamnation, cet emprisonnement, que comme une immense solitude dans la promiscuité ?

A gauche se trouvent d’autres bagnards, debouts, à droite des pétrés. Je fais cette expérience si commune de la re-connaissance, ce sont les tableaux que je connais déjà qui me plaisent le plus, ils se distinguent des autres par je ne sais quoi d’amical, ils m’accueillent, pensée pour Proust et Bergson. C’est la première fois que je vois autant de bagnards d’un coup, je crois qu’ils n’étaient pas destinés à une telle présentation initialement, ils devaient être répartis dans les cellules même du bagne de Cayenne. «Faire masse» leur convient bien (à mon avis, d’autres personnes sont plus hésitantes sur ce point); comment donner à imaginer 52000 bagnards si ce n’est par le nombre, nombre cependant suffisamment petit pour qu’on puisse encore avoir la notion claire de l’individualité de chaque silhouette, individualité clairement marquée par la taille et la posture de chacune, individualité qui permet au tableau de renvoyer le spectateur à sa condition humaine et qui permet au spectateur de s'identifier au tableau: si nous étions bagnards, nous serions cela.

Dans la partie gauche se trouvent les pétrés. Ce sont des tableaux construits cire sur cire, c’est l’épaisseur de la cire, le nombre de couches de cire dans des teintes et des fluidités différentes qui constituent le tableau, ce qu’il y a à voir. C’est très étrange, je suis sûre qu’un pétré pourrait se retrouver à la poubelle: «Cette toile est fichue, elle est pleine de cire.»
Ce sont mes toiles préférées, elles sont très lentes à se dévoiler, elles demandent du temps et une lumière naturelle. C’est à peine nous qui les regardons, c’est plutôt elles qui viennent à nous, elles rayonnent doucement, elles nous atteignent, les détails se dégagent lentement. Elles me font penser aux icônes, ce sont des toiles qui invitent à la méditation, qui la provoque. Je suis très heureuse de voir les deux immenses pétrés que j’avais déjà vus dans l’atelier de JPM pendus sur le mur du fond du musée: le fleuve Maroni, je crois. J’aurais bien aimé les voir en plein jour, ce sera mon regret.

Des pétrés ont été abîmés pendant le transport, on dirait qu’on a appuyé des caisses lourdes dessus, il y a de profondes lignes dans la cire, le visage d’une madone est divisé en trois, un Christ en croix est marqué de plusieurs de ses indentations. Collection particulière, propriétaire(s) indigné(s) et surtout malheureux. Et pourtant, il me semble que ces outrages vieillissent les tableaux, leur donnent davantage de charme. Enfin bon, ça m’est facile de penser cela, ces pétrés ne sont pas à moi, ce n’est pas moi qui ressent l’impression de mutilation et d’irréversible que je sais que je ressentirais.

La conservatrice du musée fait un discours de présentation, je l’entends mal, certains amis de JPM le trouvent plutôt (voire tout à fait) nul et semblent très énervés par l’absence du maire, représenté par son adjoint. Il est vrai que ces deux-là (la conservatrice et l'adjoint au maire) lisent à peu près le catalogue édité pour l’occasion, mais enfin... Luc et là, et Jimmy Rodriguez, et Mme Lloan, et Madeleine Gobeil, et Renaud Camus (sans Pierre).
J’apprends qu’il y aura demain des lectures de Pascal Quignard, et que Jean-Paul (Bayol) sera là :
— Vous ne restez pas ? Pascal Quignard donne une lecture demain.
— Vous ne restez pas ? Jean-Paul Bayol arrive demain.
— Vous ne restez pas ? Moi qui comptais vous faire visiter la ville et ses environs...

Non je ne reste pas. Il fallait prévenir ! Le temps de me tromper de dessert et de décommander une soupe d’agrumes pour la remplacer par une poire, et je file.

Blasphème

A l'occasion de cette proposition de loi, j'ai recherché la définition du mot blasphème:

BLASPHÈME, subst. masc.
Parole, discours outrageant à l'égard de la divinité, de la religion, de tout ce qui est considéré comme sacré.
(Trésor de la langue française informatisé)

Ce serait amusant à appliquer, comme loi.
Je propose de commencer un catalogue des textes à censurer.

Ici, l'ascension des fidèles vers le Ciel est comparée à la queue serpentant devant des toilettes publiques. Offensant.

dame âgée au chapeau de paille noire avec un nœud violet type avec un nez comme un bec type avec une casquette à petits carreaux une jeune femme blonde très fardée, le contraste entre l'immobilité des personnages et le lent mouvement d'ascension leur conférant une sorte d'irréalité macabre comme sur cette image du livre de catéchisme où l'on pouvait voir une longue procession ascendante de personnages immobiles figés les uns simplement debout d'autres une jambe repliée un pied un peu plus haut que l'autre comme reposant sur une marche d'escalier constitué par les volutes d'un nuage s'étirant s'élevant en plan incliné des vieillards appuyés sur des cannes des enfants je me rappelle une femme drapée dans une sorte de péplum enveloppant d'un de ses bras les épaules d'un jeune garçon bouclé sur lequel elle se penchait l'autre bras levé d'une main à l'index tendu vers la Gloire et les Nuées et derrière eux il en venait toujours d'autres montant vers Sa lumière tous suivant la direction indiquée par cette main impérieuse comme celles (ou quelquefois seulement une flèche) qui sur les parois indiquent HOMMES ou DAMES dans l'odeur ammoniacale d'urine et de désinfectant le silence souterrain ponctué à intervalles réguliers par les bruits des chasses d'eau à déclenchement automatique tous à la queu leu leu errant dans les corridors compliqués de ce comment appelle-t-on l'endroit où vont les petits enfants morts sans avoir été baptisés? aux étincelantes voûtes de céramique blanche jusqu'à ce qu'Il les appelle enfin à lui s'élevant alors en longues théories de complet vestons et de robes désuètes chantant Sa gloire arrachés sauvés du sein de la terre les yeux clignotants dans la lumière retrouvée tous les âges et toutes les professions mêlés 1 jeune femme 1 jeune homme à lunettes 1 ménagère 2 écoliers 1 long type maigre 1 couple 2 ouvriers l'un portant un veston marron fatigué sur des blue jeans l'autre une salopette belge.

Claude Simon, La Bataille de Pharsale, p.15

Le logophile

Dans tous ces exemples de logophilie, tout se passe comme si la langue, une fois reconnu et dépassé le simple niveau des signes, articulés et modulés par le réseau qui trame signifiés et signifiants, ne pouvait plus suffire à retenir le sens et le sujet à cette surface quotidienne et codée. Le sens d'un côté déborde vers la microstructure et se saisit des phonèmes après avoir désarticulé les signes; d'un autre côté, mais d'un même geste et dans le même moment, le logophile reprend ces éléments qu'il a disloqués pour les réarranger en chaînes nouvelles qui courront sous la surface de la langue ordinaire, neutralisée, pour y nouer des significations inédite, des intrigues nouvelles, des configurations qui ne devront plus rien qu'au rigoureux caprice du désir. Théâtre intérieur, scène intime du signe. Des énigmes s'y découvrent et s'y forment, et le désir, ayant soumis le tout de la langue —toutes les langues, tout le langage— aux pressions du processus primaire, invente d'un coup une nouvelle dimension qui va constituer le texte en un véritable processus tertiaire. En un seul espace désorienté se jouent et se nouent la conscience et l'inconscient, la langue et l'histoire —tout comme au niveau où s'effectue l'analyse de la langue la seconde articulation s'en adjoint une troisième où se fondent les deux premières: du phonème au mythème grâce à la fracture du signe.

Michel Pierssens, La tour de Babil, p.156

Extrait de la préface d'Orion aveugle de Claude Simon

Si aucune goutte de sang n'est jamais tombée de la déchirure d'une page où est décrit le corps d'un personnage, ni celle où est racontée un incendie n'a jamais brûlé personne, si le mot sang n'est pas du sang, si le mot feu n'est pas le feu, si la description est impuissante à reproduire les choses et dit toujours d'autres objets que les objets que nous percevons autour de nous, les mots possèdent par contre ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars.

Parce que ce qui est souvent sans rapports immédiats dans le temps des horloges ou l'espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage dans une étroite conguïté. Une épingle, un cortège, une ligne d'autobus, un complot, un clown, un Etat, un chapitre n'ont que (c'est-à-dire ont) ceci de commun: une tête. L'un après l'autre les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. Il sont autant de carrefours où plusieurs routes s'entrecroisent. Et si, plutôt de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement des carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on s'arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d'échos se révèlent.

Chaque mot en suscite (ou en commande) plusieurs autres, non seulement par la force des images qu'il attire à lui comme un aimant, mais parfois aussi par sa seule morphologie, de simples assonances qui, de même que les nécessités formelles de la syntaxe, du rythme et de la composition, se révèlent souvent aussi fécondes que ses multiples significations.

Claude Simon, extrait de la préface manuscrite d'Orion aveugle.
NB: je découvre que le texte d'Orion aveugle est repris dans Les Corps conducteurs.
Le début d'Orion aveugle jusqu'à la page 143 est repris au début des Corps conducteurs jusqu'à la page 86.
Les dernières lignes d'Orion aveugle (p.146) sont reprises à la dernière page des Corps conducteurs (mais n'en sont pas les dernières lignes).

Je suppose que les phrases manquantes de p.143 à 146 d'Orion aveugle doivent être disséminées dans Les Corps conducteurs à partir de la page 86 mais je n'ai pas eu la patience de vérifier cette hypothèse.

Voir ici les photos du livre.

Célébrité

Found that my bunch of essays The untamed
Seahorse was 'universally acclamed'.
(It sold three hundred copies in one year.)

Vladimir Nabokov, Pale Fire v.671-673

note de bas de page ''in'' La Tour de babil

Je commence La Tour de Babil. Page 11 se trouve une impressionnante liste de références en note de bas de page.

2. Dans Poétique, n° 11, Tz. Todorov propose un classement où viendraient s'inscrire les théories linguistiques de ceux que nous étudierons ici du point de vue de la logique de leur délire : étiologie de leur sémiologie. Outre cet essai de classement linguistique proposé par Todorov sous le titre «Le sens des sons», on trouvera chez J.Cl. Lebensztejn, dans un livre intitulé La fourche, Gallimard, 1972, un complément utile à toute étude sur la «logophilie», sous la forme d'une exploration exhaustive de la combinatoire permettant les permutations anagrammatiques. L'article de Ch. Delacampagne, «L'écriture en folie», Poétique n°18, aborde également certains des problèmes que nous étudions ici. Quant au livre de Jean Roudaut, Poètes et grammairiens au XVIIIe siècle, Gallimard, 1971, il constitue une référence indispensable à toute discussion sur le paragrammatisme, de Court de Gébelin à l'OU.LI.PO. La série d'études publiée par G. Genette dans Poétique, nos 11, 13 et 15 sous le titre de «Avatars du Cratylisme», est une importante source d'information, bien que Genette ait limité son étude à une analyse strictement linguistique des théories de De Brosses, Court de Gébelin et Nodier. Etudes reprises dans le volume intitulé Mimologiques, Seuil, 1976. Les travaux de Julia Kristeva sur Roussel, Mallarmé et le paragrammatisme en général, parus dans Semêiotikê, Seuil, 1969, et La Révolution du langage poétique, Seuil, 1973, doivent également être mentionnés, pour le lien qu'ils établissent entre logophilie et modernité.»

Élargir le champ de ses goûts musicaux (Onslow, Berwald, Pesson, Bontempo)

J’aimerais d’abord revenir sur quelque chose que j’ai dit la semaine dernière et qui m’a un peu tarabusté entretemps : à propos de Toulet dont j’ai dit qu’il était antisémite —je ne reviens pas là-dessus, c’est incontestable—, mais j’ai ajouté que c’était le cas de la plupart des écrivains français de son temps, c’est assez peu contestable également — je voudrais tout de même préciser qu’il y a quelques notables et brillantes exceptions.

Ce point réglé, nous allons passer à des domaines bien éloignés. J’aimerais parler de celui ou de celle qui essaie délibérément d’élargir le champ de ses goûts musicaux et de ses connaissances. Et celui-là ou celle-ci, il faut bien le reconnaître, n’est pas sans rencontrer quelques déconvenues en chemin, parce que très souvent on voudrait aimer tel ou tel, et peut-être qu’en musique il y a moins de grands compositeurs méconnus qu’il n’y a en peinture de grands peintres. J’ai toute une liste de grands peintres dont je trouve qu’ils sont extrêmement sous-estimés, mettons, je ne sais pas, Ravier, peintre de l’école lyonnaise, ou bien Cecco Bravo, peintre florentin du XVIIe siècle pour qui j’ai la plus grande admiration, ou bien, plus connu mais tout de même pas à sa juste place, Valentin de Boulogne, enfin peu importe, toujours est-il que, en musique, ils me semblent moins nombreux, en tout cas, dans l’époque classique et romantique, peut-être qu’aux temps baroques il y a tant de musiciens et si nombreux qu’on peut faire des rencontres passionnantes. On peut en faire également à l’époque romantique mais elles sont moins fréquentes.

Je pourrais dire que, personnellement, par exemple, j’avais toutes les raisons du monde d’aimer ou, plus exactement, de vouloir aimer George Onslow. Il se trouve qu’il est, « comme moi », si j’ose dire, auvergnat, il est même enterré à côté de mon arrière-grand-père, ce qui fait que lorsque j’étais enfant et qu’on allait sur la tombe de cet aïeul, je voyais constamment la tombe d’Onslow, qui m’intriguait ; surtout il a beaucoup vécu dans un château qui était jadis absolument extraordinaire qui s’appelle le château d’Aulteribe près de Courpière, qui était entouré de grands bois très profonds et très sombres ; il a été un peu débroussaillé aujourd’hui et d’ailleurs il est maintenant ouvert au public et je crois qu’on y voit des manuscrits et des souvenirs divers d’Onslow. J’avais vraiment toutes les raisons du monde d’aimer Onslow, en plus il y avais toutes sortes d’histoires bizarres, pourquoi s’était-il, avec ce nom anglais, cette origine anglaise, fixé en Auvergne, et c’était à la suite d’une histoire de mœurs, disent mystérieusement les biographies. Les histoires de mœurs, en général, c’est plutôt du genre sympathique, de son père d’ailleurs, pas de lui-même. Enfin vraiment j’étais très désireux d’aimer Onslow et je dois reconnaître, j’ai beau me battre les flancs, je n’arrive pas tout à fait à m’exciter très profondément sur les œuvres de George Onslow.

Cela dit, on fait tout de même quelquefois des découvertes, qui quelquefois n’intéressent pas les œuvres entières : par exemple je me souviens que les premières mesures de la sonate pour violon et piano d’Alexis de Castillon sont une des œuvres — un des passages les plus beaux que je connaisse en musique ; mais toute l’œuvre n’est pas tout à fait à la hauteur de ce début.

J’aimerais vous faire entendre néanmoins une œuvre relativement peu connue, et même on peut dire très peu connue, d’un compositeur exotique puisqu’il est suédois, Franz Berwald, qui a vécu de 1796 à 1868. Cette œuvre est le quintet n°1 en ut mineur et je trouve que c’est une œuvre très belle de bout en bout. C’est une œuvre extrêmement intelligente, ce qui n’est peut-être pas le plus grand compliment qu’on puisse faire en musique, c’est une œuvre qui est constamment allusive, qui a une aspiration très large et généreuse, mais qui ne se répète pas, qui passe constamment d’un thème à l’autre, qui n’insiste jamais, qui a un côté extrêmement pudique, élégant, et je trouve, oui, intelligent. Et c’est une œuvre aussi, encore une fois, de très riche et belle inspiration, qui d’ailleurs inspirait à Listz une très très grande admiration.

Enfin je vous en laisse juger, comme d’habitude. Voici donc le premier quintette en ut mineur de Franz Berwald par le quatuor Benthien.
Encore un mot cependant, il y a évidemment un inconvénient quant aux œuvres peu connues, c’est que les enregistrements ne sont pas toujours les meilleurs. Les plus grands musiciens ne jouent pas forcément les œuvres les moins connues. Là le quatuor Benthien n’est pas en cause, ils sont tout à fait excellents, mais l’enregistrement est un peu ancien et il n’est pas, je crois, en stéréophonie, ce qui fait que l’œuvre n’est pas exactement telle qu’on aimerait l’entendre, mais je pense que vous pourrez quand même en avoir une impression suffisante pour en juger.

[musique]

Nous venons d’entendre le premier quintette en ut mineur de Franz Berwald par le quatuor Benthien avec au piano Robert Riefling.

Je suis obligé de convenir qu’il ne s’agit guère d’une cavatine ; mais le rôle obligé de la cavatine dans cette série d’émissions va être tenu par une œuvre du jeune compositeur Gérard Pesson, Le Gel, par jeu dont l’auteur lui-même déclare qu’il s’agit d’une danse macabre — danse macabre moderne, pour flûte, clarinette, cor, marimba basse, violon et violoncelle. Le titre est emprunté à un vers d’Emily Dickinson, «The frost beheads it at its play».
Le Gel, par jeu est ici interprété par Dominique My et l’ensemble Fa qui sont les dédicataires de l’œuvre.

[musique]

Et ce Geister Sextuor, ce sextuor des Esprits, cette danse macabre pour flûte, clarinette, cor, marimba basse, violon et violoncelle, musique spectrale à sa manière puisqu’y défilent des fantômes, c’était Le Gel, par jeu de Gérard Pesson, interprété par l’ensemble Fa sous la direction de Dominique My.

Depuis plusieurs semaines j’ai une dette en votre endroit à propos du requiem de Bontempo que je n’ai pu vous faire entendre en entier ; or ce Requiem de Bontempo, Requiem à la mémoire de Camoëns, pour parler très vulgairement, a fait un malheur auprès des auditeurs de France-Musique, et j’en suis évidemment très heureux pour nos amis portugais d’une part, et également pour la mémoire de Joao Domingos Bontempo dont j’espère qu’elle s’en réjouit.

De toutes les lettre que nous a valu la diffusion de ce Requiem à la mémoire de Camoëns, la plus émouvante est certainement celle d’une dame qui s’inquiétait de savoir, une auditrice de Nantes, Madame Evelyne Guillou, qui s’inquiétait de savoir comment elle pouvait se procurer trois exemplaires de ce disque, ce qui nous a beaucoup intrigués. Renseignement pris, et renseignement donné, j’espère, nous avons appris qu’elle avait entendu cette œuvre par coïncidence alors qu’avec trois autres personnes en voiture elles revenaient de l’enterrement de quelqu’un qui leur était cher.
C’est un exemple sans doute extrêmement mélancolique, mais néanmoins favorable, malgré tout, musicalement en tout cas, de ce que j’appelle l’archi-auditeur: voilà une œuvre qui cette fois a certainement trouvé son auditeur ou son auditrice presque idéal, même si encore une fois, c’est dans de très mélancoliques circonstances.

Voici donc le dernier mouvement que nous n’avions pu diffuser il y a quelques semaines, le dernier mouvement Agnus Dei du Requiem en do mineur opus 23 à la mémoire de Camoëns de Joao Domingos Bontempo. Il est interprété par l’orchestre et le chœur de la radio de Berlin sous la direction de Heinz Rögner.

[musique]

Que voulez-vous à Noël?

«Voyons, que crois-tu que le Miroir du Riséd nous montre?»
Harry secoua la tête.
«Je vais t'expliquer. L'homme le plus heureux du monde pourrait utiliser le Miroir du Riséd comme un miroir normal, c'est-à-dire qu'il s'y verrait exactement comme il est. Est-ce que tu comprends?
Harry réfléchit. Puis il dit lentement: «Le miroir nous montre ce que nous désirons... quoi que ce soit que nous désirons...
— Oui et non, répondit Dumbledore doucement. Il ne nous montre rien d'autre que notre désir le plus profondément, le plus désespérément, enfoui en notre cœur. [...]

Harry se leva.
«— Monsieur... Professeur Dumbledore? Puis-je vous poser une question?
— Apparemment tu viens juste de le faire, sourit Dumbledore. Mais vas-y, tu peux en poser une autre.
— Que voyez-vous quand vous regardez dans le Miroir?
— Moi? Je me vois tenant une paire de grosses chaussettes de laine.
Harry le regarda avec des yeux ronds.
— Personne n'a jamais assez de chaussettes, expliqua Dumbledore. Encore un Noël qui vient de passer, et je n'ai reçu aucune chaussette. Les gens s'obstinent à m'offrir des livres.»

Ce n'est que de retour au lit qu'Harry s'avisa que le professeur Dumbledore n'avait peut-être pas été complètement sincère. Mais après tout, pensa-t-il en chassant Scabbers de son oreiller, il avait posé une question plutôt indiscrète.

J.K. Rowling, Harry Potter à l'école des sorciers




ajout le 25 juin 2009
Finalement je suis assez fière de mon intuition. Dès la première lecture ce passage m'avait paru important; le septième tome m'a donné raison.

Prosélytisme littéraire

Angle d'attaque:
— Vous avez une cigarette? (oui, j'en ai presque que pour en donner.)
Il l'allume. C'est la grève du RER D, beaucoup de monde. Extrêmité de quai pour pouvoir lire tranquille.
— C'est bien ce que vous lisez?
Blanc. Je ne sais pas quoi dire. (Je lis Projet pour une révolution à New-York.)
— Euh...
Il se penche pour regarder le titre.
— Ça a l'air bien. C'est intéressant? Ça raconte quoi?
— Ben euh...
— Vous avez peur que je ne comprenne pas?
Eh zut, je vais le vexer si je ne lui explique pas Projet pour une révolution à New-York! Bon.
— Eh bien, il y a plusieurs histoires, mélangées.
— Ah, c'est des nouvelles?
— Non, vraiment mélangées, on ne sait jamais laquelle on lit. C'est compliqué.
— Ah. Moi je lis des histoires, vous savez, des livres où on choisit la page où on veut aller pour continuer l'histoire...
— Le livre dont vous êtes le héros?
— Oui, c'est ça.
(Tiens, au fait) — Eh bien, ça ressemble à ça, mais comme si on avait enlevé tous les chapitres, toutes les indications, et tout mis ensemble d'un seul bloc sans rien expliquer.
— C'est bizarre. Ça vous plaît?
— Non.
Il me regarde, interloqué:
— Mais pourquoi vous le lisez alors?
(Bonne question.) — Parce que d'autres ont écrit après ça et à partir de ça. Ç'était assez connu, entre 1950 et 1970. Maintenant on en écrit moins. (Je ne veux pas prononcer le mot Nouveau Roman. Je me sens gênée, il est gentil, si par hasard ça l'intéressait vraiment, il faudrait remonter si loin).

Il tend la main : Je peux le voir?
Il prend le livre, le feuillette, je repasse mentalement les premières scènes, euh..., il me le rend:
— On dirait une histoire où on arrive au milieu
(Je suis contente) — Oui, c'est exactement ça, pas de début, pas de fin (je me lance) Ecoutez, si ça vous intéresse vraiment... Vous avez entendu parler de Marguerite Duras? (J'essaie de prendre la plus connue et un titre qu'il puisse retenir et trouver facilement.)
— Non.
— Elle est morte il y a quelques années. Essayez Le Vice-consul.
— Consul... consulat?
— Oui, vice-consul.
— Comme vice-président?
— Oui.
— Mais à quoi ça sert? Ça apprend quelque chose?
— Pas vraiment, ou... ça fait réfléchir à comment on lit d'habitude, ce qu'on attend d'habitude d'une histoire... Ça permet de se rendre compte.
— C'est comme une expérience alors. Moi j'aime que ça soit pratique, comme Sun sho, vous connaissez?
— Ça me dit quelque chose (oui, mais je n'y crois pas trop.)
— Oui, L'Art de la guerre C'est très intéressant pour le commerce.
(??? Euh...)

Il a fini sa cigarette. Il jette le mégot sur les rails. Il s'en va.

A votre avis, quel pourcentage de chance y a-t-il qu'il lise Le Vice-Consul?

PS: Projet pour une révolution à New-York est au cœur de Travers.

Domaine privé : Quatuor à cordes, fétiche et cavatine - Chostakovitch

Bonsoir. Je remarque que mes illustres collègues de promotion du Domaine privé se sont bien gardés de communiquer à l’avance leur programme comme on leur demandait, alors que moi, discipliné, j’ai donné un programme, et maintenant je m’en mords les doigts, parce que l’émission que j’avais prévu pour la date du 2 avril étant essentiellement ordonnée autour du quinzième quatuor de Chostakovitch, je dois dire que si j’avais su qu’elle serait diffusée du Grand Palais, j’aurais certainement pensé à autre chose, car c’est une œuvre peu faite pour des espaces aussi grands, à cause de son caractère on ne peut plus intime.

On dit généralement des quatuors à cordes que c’est une conversation entre les instruments, mais là, il n’y a même pas de conversation. On est dans le registre de la confidence, et même peut-être, de la confidence à soi-même. D’ailleurs elle fait penser aux moments les plus intimes de l’existence, et même elle peut leur servir, peut-être aux moments d’amour. Il est toujours difficile de trouver la musique pour l’amour, peut-être que celle-là qui est pourtant au premier chef une musique pour la mort est également une musique pour l’amour. Je dirais même, puisque notre ami Vincent a parlé l’autre jour de l’orgasme, que celle-ci est assez post-orgasmique, ou post-coïtale.

C’est une musique évidemment désespérée, c’est aussi une musique du non-désir, mais éventuellement au sens positif du terme. Espoir et désir sont toujours espoir et désir d’ailleurs, d’autre chose, de quelque chose qui n’est pas là, qui n’est pas encore là, ils sont désir de métaphore, de ce qui va nous porter ailleurs, tandis que ce quatuor, ce quinzième quatuor de Chostakovitch, le dernier, lui, est pure cavatine. Il creuse l’ici. Libérés du désir, nous sommes rendus à la présence.
Camus disait qu’il n’y a rien de pire que l’espoir, peut-être qu’il n’y a rien de pire en ce sens que le désir [xxx] en ce sens uniquement, toujours est-il que là, nous n’aspirons plus à quelque chose d’autre, nous sommes peut-être, enfin, pleinement, ici. Peut-être également que l’intemporalité stylistique dont il témoigne —c’est une œuvre qui date de 1974, mais elle serait pour quelqu’un qui viendrait de la Lune bien difficile à dater— peut-être que cette intemporalité stylistique a quelque chose à voir avec ce temps retrouvé qu’elle nous donne, cette présence exceptionnelle où elle nous rend ce moment, nous ne sommes plus portés par le désir vers autre chose, nous sommes rendus à nous-mêmes ou à l’autre peut-être, mais en tout cas au présent.

J’ai un autre regret, léger regret, celui d’avoir choisi cette œuvre peut-être pour aujourd’hui, mais peu importe parce qu’au fond, l’archi-auditeur dont j’ai parlé un jour, l’auditeur idéal auquel je me rends compte on songe quand on présente des émissions à la radio, cet auditeur idéal est peut-être perdu dans quelque campagne dans l’attente, toujours plus longue en cette saison Dieu merci, de la nuit. Mon autre regret porte sur le fétiche auquel pour une fois je ne me suis pas abandonné, j’ai fait entendre cette œuvre en entier, et peut-être qu’elle est trop longue pour une écoute pleinement attentive de bout en bout. Je n’en sais rien, moi, je ne parle que de ma propre expérience.

Je crois, je l’avais déjà dit, qu’il n’y a que le fétiche qui voit bien, et bien sûr qui écoute bien, ce qui sélectionne. Les gens sans fétiche ne savent pas décrire, les gens qui ne sont pas fétichistes, quand ils vous parlent par exemple de quelqu’un qu’ils désirent, ne vous en donne aucune idée, ou plutôt ne vous en donnent qu’une idée mais aucune image. Quand elles sont poussées dans leurs derniers retranchements, elles disent « c’est tout un ensemble ». Là j’ai un investissement particulier, bien sûr, sur certains mouvements de cette œuvre, en particulier, ça tombe bien, le premier. Le premier mouvement, qui est un adagio, comme tous les mouvements de cette œuvre —cette œuvre est bizarrement, comme Les sept paroles du Christ de Haydn, que nous entendrons en partie vendredi prochain, à l’occasion du Vendredi Saint, cette œuvre est composée, c’est une rareté, de six adagios. A mon avis, le premier est peut-être le plus beau, encore que je me permets de vous recommander tout particulièrement également le nocturne, parce que les nocturnes sont très liés, je crois que nous l’avons établi au cours de cette série d’émissions, à la cavatine, le nocturne qui est je crois le cinquième, qui intervient à peu près vingt minutes après le début de l’œuvre.

Donc il faudrait écouter de manière fétichiste chacun des mouvements de ce quatuor, mais, si ce n’est pas possible, je vous souhaite tout de même des moments de plaisir particuliers. Donc voici le quinzième quatuor en mi bémol mineur de Dimitri Chostakovitch par les vaillants archets du quatuor Borodine, à qui la gloire de Chostakovitch et la gloire de sa musique de chambre doivent beaucoup.

Voilà, nous passons notre temps à remettre à plus tard de vivre pleinement, quand nous aurons fini notre livre, quand les travaux de la maisons seront terminés, quand les enfants seront pleinement élevés, quand Adélaïde ou Pierre-Antoine nous aimera, quand la belle saison sera revenue ; cette musique qui, elle, n’attend plus rien, cette musique d’au-delà du désir, c’était donc le quinzième quatuor de Dimitri Chostakovitch en mi bémol mineur par le quatuor Borodine.

Ce programme va se continuer avec une œuvre également dés-espérée, d’au-delà de l’espoir, qui est un lamento, genre bien connu —sa référence absolue étant évidemment le lamento d’Ariane de Monteverdi— ce lamento-ci qui est un lamento d’Olympia est lui tout à fait contemporain. C’est l’œuvre d’un compositeur dont pour commencer j’aime beaucoup le nom : il s’appelle Sigismondo d’India. Sigismondo d’India est tout à fait contemporain de Monteverdi, encore qu’il soit né après lui, mais il est mort avant lui ; il a vécu beaucoup moins longtemps, de 1582 à 1629, c’est un compositeur palermitain, donc ici nous passons de Mantoue à la Sicile, un aristocrate qui a vécu de cour en cour et qui a achevé sa vie à la cour du duc de Savoie à Turin.

Olympia, qui a également inspiré Monteverdi d’ailleurs, parce qu’il existe un lamento d’Olympia de Monteverdi, Olympia est un personnage du Tasse, de La Jérusalem délivrée, ici interviennent tous ces beaux noms et toutes ces géographies imaginaires, folles, constamment déplacées dont a parlé merveilleusement en son temps dans une préface à l’Arioste et non pas au Tasse Italo Calvino.

Olympia est la fille d’un roi de Frise, je crois, et elle aime un certain Bireno, où j’aime à retrouver peut-être à tort, je n’en sais rien, le nom de Biron car tous les noms des paladins, des chevaliers, des villages et des châteaux de France défilent dans l’Arioste et le Tasse souvent très bizarrement transformés, comme ce Rinaldo di Chiaramonte dans lequel il est un peu difficile de retrouver notre plus familier Renaud de Montauban.

A propos de cette géographie imaginaire, ici la pauvre Olympia est abandonnée, elle, sur une île de la côte occidentale de l’Ecosse, îles qui sont absolument superbes. J’ai un souvenir lointain de les avoir vues, de les avoir vues souvent dans mon adolescence, Rome, Iona, des îles totalement inhabitées et magnifiques et Olympia est abandonnée là. Il s’agit évidemment d’une variante du thème d’Ariane ou de celui d’Andromède, ou encore d’Angélique chez Robbe-Grillet. D’ailleurs Robbe-Grillet qui s’est tellement intéressé à l’Andromède d’Ingres, —comme quoi nous revenons à Montauban, Ingres le peintre de Montauban—, aurait beaucoup aimé la couverture de ce disque qui est un de ses agréments, je dois dire. C’est peut-être ce qui m’a séduit dans cette musique : elle est en soit très belle mais elle apporte avec elle toutes sortes d’autres plaisirs poétiques : Sigismondo d’India, son nom, ses géographies imaginaires, les îles de l’Ouest de l’Ecosse et ce très beau tableau, très étrange, qui est reproduit sur la couverture de ce disque qui est l’œuvre d’un peintre dont je dois reconnaître qu’il m’est totalement inconnu, qui peignait sans doute vers le milieu du XIXe siècle. Il s’agit de Daniel Maclise, le tableau qui s’appelle the Origin of the Harp est au musée de Manchester.

Olympia est ici interprétée par Emma Kirkby qui est accompagnée par Anthony Rooley, et donc, elle regrette désespérément, abandonnée sur son île, le départ de Bireno Bireno qu’elle appelle constamment, son nom revient très fréquemment et elle parle aussi du van disio, du vain désir ; donc une autre œuvre d’au-delà du désir, d’au-delà de l’attente, le lamento d’Olympia de Sigismondo d’India.

Hypotèse sur la critique

La critique littéraire existe-t-elle ? Est-elle possible ? Aucun système de critique littéraire n'a jamais été retenu par la postérité. Mieux, tout système de critique littéraire apparaît nécessairement comme la tête de turc obligée de la génération qui le suit, et sans espoir de repêchage ultérieur. Les Faguet d'aujourd'hui se moquent des Faguet d'hier, confortablement installés dans la charrette même qui est en train de les conduire, comme leurs prédécesseurs, à la guillotine. Les grandes œuvres, à l'instar de ces reines qui font régulièrement exécuter à l'aube leurs amants d'un soir, étendent avec ponctualité raides morts sur le terrain leur ration périodique de cadavres critiques.

Jean-François Revel, Sur Proust

La critique (littéraire) n'a sans doute nulle autre raison d'être que de gloser à l'infini sur le texte aimé; ce serait finalement une sorte de lettre d'amour. Si cette hypothèse est juste, il est sans doute normal que chaque lettre (chaque système critique) ne survive pas à celui qui l'a écrite, chacun préférant écrire sa propre lettre d'amour que reprendre celle du voisin.

D'autre part, ou plutôt de ce fait, la critique est, peu ou prou un acte d'appropriation, et chaque critique aimerait réussir à prouver que lui seul a compris l'œuvre, et que c'est ainsi qu'il faut la comprendre et l'aimer. Il y a dant tout cela beaucoup de jalousie, de besoin d'être reconnu et préféré. J'imaginerais plus volontiers des amants qui s'assassinent les uns les autres qu'une reine qui envoie à l'échafaud l'amant tombé en disgrâce.

Domaine privé : Cavatina cavatina

Bonsoir. Nous arrivons à peu près, si mes calculs sont exacts, vers le milieu de cette série d’émissions que j’ai souhaité consacrer à la cavatine. Aussi bien serait-il temps d’entrer dans le vif du sujet, dans le cœur du sujet, à ce mi-parcours, c’est-à-dire en l’occurrence à Beethoven, et plus précisément, à la cavatine selon Beethoven, à la cavatine dans Beethoven.
Lorsqu'on me demande, et on me le demande beaucoup, ce que je veux dire par cavatine, si l'on m'interroge, comme faisait Claude Maupomé, "Comment l'entendez-vous?", ce terme de cavatine, je pourrais répondre tout simplement pour me couvrir, et de quelle façon somptueuse, je pourrais répondre "je l'entends comme Beethoven dans la cavatine du fameux 13e quatuor à cordes en si bémol majeur opus 130, dans son cinquième mouvement", et ce cinquième mouvement, intitulé expressément cavatine, adagio molto espressivo, est en quelque sorte le mouvement éponyme de cette série d'émissions. C'est la cavatine par excellence, ce que les ornithologues ou les naturalistes pourraient appeler cavatina cavatina, c'est-à-dire ce qui sert absolument de référence, sinon à toute les autres cavatines, du moins à la cavatine telle que je l'entends.

Cette cavatine a été composée dans la douleur, Beethoven le dit lui-même, pendant l’été de 1825. Le 13e quatuor est le dernier de ces quatuors dédiés au prince Galitzine, c’est-à-dire les quatuors Galitzine. Nous entrons ici, je crois pouvoir le dire, en priant qu’on m’excuse d’employer un terme aussi galvaudé, et je l’emploie ici en son sens premier, qu’on pourrait presque dire kantien, nous entrons dans le sublime pur. La cavatine du 13e quatuor était d’ailleurs considéré par Beethoven comme le couronnement de toute sa musique de chambre, et comme un des ses chefs-d’œuvre dans l’absolu. J’ai parlé à plusieurs reprises au cours de ces émissions de musiques qui n’allaient nulle part, voilà un exemple de musique qui ne va nulle part, non pas certes au sens où elle ne serait pas porteuse d’avenir, Dieu sait, car cette cavatine a eu une postérité abondante et glorieuse, mais elle ne va nulle part parce qu’elle creuse son être-là, si je puis dire, elle creuse l’ici ; elle est toute présence, et peut-être encore une fois, présence de la douleur.

Voici donc le cinquième mouvement, cavatine, de l’adagio molto expressivo du 13e quatuor en si bémol majeur opus 130 de Beethoven par la quatuor Alban Berg.

[musique]

C’était donc la cavatine par excellence, la cavatine du 13e quatuor de Beethoven. Elle est indiquée comme étant molto espressivo, adagio molto espressivo ; je ne trouve pas personnellement qu’elle soit extrêmement expressive, au sens où elle ne dit rien, elle ne parle pas, elle est profonde, mais elle ne s’exprime pas par des phrases : c’est en ce sens qu’elle est la cavatine pure, la cavatine de référence. Dans les autres exemples beethoveniens que j’ai choisis pour cette émission d’aujourd’hui, la cavatine est, à mon avis, plus proprement expressive et psychologique. C’est peut-être l’occasion de comparer la sensibilité beethovenienne à la sensibilité schubertienne, qui est peut-être la plus proche, ne serait-ce que chronologiquement, malgré des différences d’ordre psychologiques absolument évidentes.

Nous allons entendre maintenant le deuxième mouvement largo assai et espressivo, du trio avec piano en ré majeur opus 70 n°1 —il s’agit du fameux trio fantôme, ou trio des Esprits— nous en entendrons donc le largo en ré mineur. Ces trios de l’opus 70 sont dédiés à une grande amie de Beethoven, cette aristocrate hongroise paralysée qui était la comtesse Marie von Erdödy. On a une description tout à fait touchante par Louis Spohr d’une interprétation catastrophique, apparemment, de ce trio fantôme ou trio des esprits.
« L’expérience, écrit Louis Spohr, n’avait rien de plaisant. Tout d’abord le piano était affreusement désaccordé, ce qui n’inquiéta pas Beethoven le moins du monde puisqu’il ne l’entendait pas. De plus, il ne restait presque rien de la brillante technique tant admirée autrefois. Dans les forte, le pauvre sourd frappait les touches de toutes ses forces, transformant des groupes de notes en bouillie, au point que, si l’on ne suivait pas la partition, on perdait totalement le sens de la mélodie. Je fus très ému de cette tragédie ; la mélancolie chronique de Beethoven avait cessé d’être un mystère à mes yeux. »

Cependant, la mélancolie chronique de Beethoven est ici très clairement, très profondément exprimée. J’ajoute un détail qui doit avoir quelque signification : ce fameux thème qui donne son nom au trio fantôme, ce thème, ce motif rapsodique, avec son usage du tremolando, a été noté par Beethoven en marge d’esquisses d’un opéra inspiré du Macbeth de Shakespeare.

Voici donc le deuxième mouvement largo assai et espressivo, du trio des esprits, ou trio fantôme, par le Mozart trio.

En 1808 Beethoven dédicaçait donc ce Geister trio, trio fantôme, trio des Esprits, à son amie Marie von Erdödy, que la tradition germanique appelle Marie von Erdödy, mais enfin qu’il serait sans doute préférable d’appeler Maria Erdödy puisqu’elle était hongroise ; et en 1815 c’est à elle qu’il dédie de nouveau la cinquième sonate pour piano et violoncelle, l’opus 102 —la cinquième sonate est le deuxième numéro de l’opus 102— dont nous allons entendre, autre exemple de cavatine, de cavatine impure peut-être puisque de cavatine ultra expressionniste, enfin très sentimentale, cette cinquième sonate pour piano et violoncelle, nous allons entendre l’adagio con molto sentimento d’affeto.
Nous sommes ici très près, je suppose, du fameux, je demande qu’on pardonne ma catastrophique prononciation allemande, du fameux mit der innigsten Empfindung, avec le sentiment le plus profond, qu’a utilisé Beethoven pour un mouvement du quatuor et également pour un mouvement d’une sonate pour piano.

Et donc c’est l’adagio con molto sentimento d’affeto de la cinquième sonate pour piano et violoncelle opus 102 dédié à cette comtesse Maria Erdödy, et je trouve que ces dédicaces à la même personne, à sept ou huit années d’écart, dessinent de cette femme un portrait merveilleusement évocateur et émouvant ; je dois dire, on pourrait tomber amoureux de la comtesse Erdödy si on se met à l’imaginer à partir de ces deux œuvres bouleversantes que Beethoven a choisi de lui dédier.

[musique]

« Vous écoutez France-Musique et êtes au cœur du domaine privé de Renaud Camus. — Oui, tout à fait au cœur ! J’espère que vous avez bien remarqué au passage la cellule motivique, comme diraient voluptueusement nos contemporains, de Autant en emporte le vent : [la li lala nananala la] Euh… néanmoins il s’agissait de l’adagio con molto sentimento d’affeto de la cinquième sonate pour piano et violoncelle de Beethoven interprétée par Eugène Istomin et Léonard Rose.

A propos de la cavatine chez Beethoven, quid du piano, évidemment : y a-t-il des cavatines pianistiques ? Non seulement il y a à mon sens des cavatines pianistiques, mais on pourrait même trouver, à parler proustien cette fois-ci, « l’air national de la cavatine » comme il il y avait « l’air national de notre amour », en l’occurrence la fameuse sonatine de Vinteuil, l’air national de la cavatine, qui n’est guère un air et qui est évidemment fort peu national, pourrait être l’arietta de la 32e sonate de Beethoven dont je vous propose l’interprétation par Ivo Pogorelich. J’avais demandé quelque chose d’un peu délicat à nos amis de la console technique, parce que cette arietta est très difficile à séparer de l’adagio molto simplice e cantabile qui suit, qui bien entendu est tout à fait admirable, mais qui est admirable pour des raisons peut-être intellectuelles, parce que c’est une construction formelle absolument prodigieuse, où d’ailleurs Pogorelich, je ne sais pas si certains d’entre vous s’en souviennent, va vers des effets de bastringue au Nebraska qui sont, c’est le moins que l’on puisse dire, extrêmement singuliers, qu’on peut approuver ou… approuver moins. Cela dit, dans l’arietta il est tout à fait magnifique, je trouve, donc c’est l’interprétation que j’ai choisi de vous faire entendre de cet air national de la cavatine.

[musique]

Cette émission, on l’aura compris, n’est pas placée sous l’instance d’une extrême futilité, à mes petites interventions près. La cavatine est par essence grave et je crois que nous touchons ici à… les musiques qui sont parmi les plus denses, les plus sérieuses, les plus nobles, de toute l’histoire de la musique. C’est pourquoi parmi les variations Diabelli, par exemple, je choisirais comme autre exemple de cavatine dans le piano beethovenien la quatorzième variation qui est donnée comme grave et maestoso, cette fois-ci interprétée par Claudio Arrau.

[musique]

Dans le 13e quatuor nous entendions distinctement tout à l’heure les coups de pioche de l’excavateur, du cavateur, de l’auteur de cavatine ; ici, dans le lento assai, cantante e tranquillo du 16e quatuor, nous voyons distinctement, à mon avis, la pierre. J’ai tendance peut-être à voir la pierre partout parce qu’en vous parlant je suis ravagé moi-même par la pierre, par les coliques néphrétiques, mais je trouve que le 16e quatuor, en tout cas son lento assai, est extrêmement pierreux ; il fait penser à ces peintures de la première Renaissance italienne où l’on voit des saints dans des paysages artificiellement minéraux. Voilà une musique en voie de minéralisation, de pétrification, comme certains Saint Jérôme, par exemple le Saint Jérôme de Léonard de Vinci, sans compter que le corbeau lui-même apporte un petit caillou, j’en ai bien peur. J’aurais voulu faire entendre le tout début grave du dernier mouvement, mais nous n’en aurons pas le temps. Nous entendrons donc le lento assai du 16e quatuor par le quatuor Berg et nous entendrons à mon avis la pierre, cœur de la cavatine et son matériau.

musique

Ce voyage sur la lune, c’était donc le troisième mouvement lento assai e cantante tranquilo du 16e quatuor en fa majeur opus 135 de Beethoven, par le quatuor Alban Berg.

Interprétation

Cet exercice de retranscription est étonnant. Je prends conscience à quel point l'écriture, la technique de l'écriture, est pauvre pour retranscrire une voix. Il manque les pics, les attaques de la voix ("C’est une œuvre qui COmmence"... "DAns un lyrisme ABsolument échevelé), les moments qu'elle se perd dans la fin du souffle (Pessoa lointainement), tous les moments que la voix semble au-dessus ou en-dessous du souffle..

Il y a les virgules et les points que je place arbitrairement, conventionnellement, alors que le plus souvent les phrases ne s'interrompent pas, elles semblent ne former qu'une seule longue mélopée (Sauf que c'est justement moins vrai pour cet enregistrement-là, hésitant, haché. C'était davantage vrai pour Nono, par exemple).

Il y a le sourire que l'on sent "C’est la première œuvre du wagnérisme lusitanien" dans la voix, impression renforcée par les précisions données après la diffusion de la pièce, comme s'il s'agissait d'expliquer que la plaisanterie, l'exagération, n'en était pas une ("Après tout, Richard Wagner lui-même, en 1854 ou 1855, a hésité pendant quelques semaines à accepter la proposition de l’empereur Pierre II du Brésil"): je ne peux m'empêcher d'imaginer qu'hors antenne, des explications ont été demandées, ou de légers reproches ont été adressés, et que donc un complément d'informations a été donné...

Bref, tout cela me permet, tandis que je retranscris les mots, le sens, et que je sens tout ce que je ne retranscris pas, tout ce que je ne fais pas "passer", de mieux comprendre ce que ce doit être d'interpréter un texte théâtral (et combien l'auteur doit pouvoir se sentir déposséder quand l'interprétation s'éloigne de ce qu'il imaginait), de mieux comprendre aussi à quel point une partition musicale donne finalement peu d'indications sur ce que le compositeur avait en tête.

Michel Houellebecq

Réponse à un jugement de Guillaume:
c'est trop mal écrit, trop farci de clichés et trop kitsch pour que je pense sérieusement à poursuivre le sillon de ces proses fadasses.
Je ne suis absolument pas d'accord. Ce n'est pas mal écrit. C'est un style délibérément plat, sec, sans fioriture. Cela me fait penser à une écriture "américaine", mais je n'arrive pas à trouver à quel auteur américain je pense quand j'écris cela. Il est fort possible que ce soit un auteur dans un genre que vous méprisez, un auteur de science-fiction.

Les clichés sont une composante de ce style. Il est toujours à la limite du too much, à la limite de basculer dans le grotesque. C'est une écriture de et sur la bêtise.
Soit la phrase (entre cent du même acabit): «La remarque de sa mère, certes, n'avait rien de bien surprenant; le tabou de l'inceste est déjà attesté chez les oies cendrées et les mandrills.» (Les particules élementaires, p.93) : phrase cliché, toute prête, phrase qui met mal à l'aise, phrase qui peut faire sourire si on décide de la prendre au second degré, comme si elle était ironique, phrase plate, sans aucune marque d'ironie, dont il nous faut bien accepter ce qu'elle nous dit de l'homme, même si ce n'est pas agréable, phrase vraie et donc bête (phrase dite alors qu'elle allait sans dire), sans grand intérêt pour le texte lui-même, phrase qui ne sert qu'à mettre le lecteur en condition. Tout le style de Houellebecq vise à mettre le lecteur en condition, à le mettre mal à l'aise, en ce sens il est une provocation.
Ce qui est dit est toujours vrai (jamais faux), rarement agréable à entendre, pas forcément utile ou nécessaire, paraît souvent exagéré tandis qu'à la relecture de chaque phrase, rien n'est exagéré. C'est l'accumulation de phrases vraies non exagérées qui donne cette impression d'exagération. Il me semble que le génie de cette écriture est dans cette tension qu'elle fait naître entre l'obligation pour le lecteur de reconnaître que chaque phrase est vraie ou plausible, et le refus de ce même lecteur de reconnaître pour vrai le monde décrit au total par l'ensemble des phrases. Houellebecq oblige à voir, à reconnaître l'ambiguïté de notre vision du monde, notre souhait d'aveuglement.

Je n'ai pas de définition du kitsch, mais intuitivement, je pense que l'une des caractéristique du kitsch est de se démoder. Je crois que Houellebecq ne se démodera pas, qu'il sera l'un des rares qu'on lira encore dans trente ou cinquante ans (ou plus, mais restons modestes.)

C'est dans ce livre, Les particules élementaires, qu'il me semble trouver un autoportrait de l'auteur:
Travaillant dans les conditions du reportage, avec un matériel d'éclairage léger, il composait en déplaçant quelques objets des scènes troublantes, à la fois réalistes, tranquilles, et parfaitement désespérées, qui pouvaient évoquer le travail d'Edward Hopper. Il promenait sur les célébrités qu'il côtoyait un regard indifférent et filmait Bardot ou Sagan avec autant de considération que s'il s'était agi de calmars ou d'écrevisses. Il ne parlait avec personne, ne sympathisait avec personne; il était réellement fascinant. (p.38)
(C'est moi qui songe à un autoportrait, pas Houellebecq qui le proclame. Mais si j'ai raison, la dernière proposition est intéressante dans ce qu'elle dévoile de construction du personnage Houellebecq.)

Enfin, chose sans doute étrange, certaines thèses de Houellebecq (monde industriel déshumanisé, perte du désir et de la puissance sexuelle), me rappellent irrésistiblement L'Amant de lady Chatterley.
Taveshall! C'était là Tavershal! La joyeuse Angleterre! L'Angleterre de Shakespeare! Non certes; mais l'Angleterre d'aujourd'hui; Constance s'en rendait bien compte depuis qu'elle était venue y vivre. Cette Angleterre était en train de produire une nouvelle race d'hommes ultra-sensibles à l'argent et au côté politique et social de la vie; mais pour tout ce qui est spontané et intuitif, plus morte que des morts. Des demi-cadavres : mais dont la moitié vivante vivait avec une étrange résistance. Il y avait dans tout cela quelque chose de sinistre. C'était un monde souterrain, et imprévisible. Comment pourrions-nous comprendre les réactions d'un demi-cadavre? Constance vit passer de grands camions pleins d'ouvriers des aciéries de Sheffield, de pauvres petits êtres misérables, tordus, qui ressemblaient à des hommes, en route pour une excursion à Matlock, et elle se sentait défaillir dans ses entrailles; elle pensait: «Ah! Dieu, qu'est-ce que l'homme a fait à l'homme? Qu'est-ce que les conducteurs d'hommes ont fait à leurs semblables? Ils les ont retranché de l'humanité, et maintenant il ne peut plus y avoir de fraternité! Ce n'est plus qu'un cauchemar!

D.H. Lawrence, L'Amant de lady Chatterley, chapitre XI (p.259 dans mon vieux livre de poche imprimé en 1963)


« — Non, dit-il. Ça lui était bien égal. Seulement, il ne les aimait pas. Il y a une différence. Parce que, disait-il, les simples soldats sont en train de devenir aussi pédants, aussi dépourvus de couilles, aussi étroits de boyaux. C'est le sort de l'humanité, de devenir ainsi.
— Même les gens du peuple, les ouvriers?
— Tous. Leur nerf est mort. Les autos, les cinémas, les aéroplanes leur sucent tout ce qui leur reste. Croyez-moi: chaque génération engendre une génération plus abâtardie, avec des tubes de caoutchouc en guise de boyaux, et des jambes et des visages de fer-blanc! C'est une sorte de bolchevisme qui est en train de tuer tranquillement la chose humaine pour adorer la chose mécanique. L'argent, l'argent, l'argent! Tout le monde modernen'a qu'une idée au fond, c'est de tuer chez l'homme le vieux sentiment humain, et de hacher le vieil Adam et la vieille Ève en chair à pâté. Ils sont tous les mêmes. Tout le monde fait la même chose: anéantir la réalité humaine: une livre pour chaque prépuce, deux livres pour chaque paire de couilles! L'amour même n'est qu'une machine à baiser. C'est partout la même chose. Donnez-leur de l'argent, de l'argent, de l'argent, pour enlever tout le nerf de l'humanité et ne laisser que de petites machines trépidantes!»
Il était assis là, dans la cabane, le visage tiraillé par l'ironie et la moquerie. Mais, même ainsi, il tendait une oreille aux bruits de l'orage sur le bois qui lui donnaient une telle impression de solitude.
«Mais, est-ce que cela ne finira jamais? dit-elle.
— Oui, certes. Le monde accomplira son propre salut. Quand le dernier homme, vraiment homme, aura été tué, et que nous seront apprivoisés, devenus tous des animaux apprivoisés de toutes couleurs, blancs, noirs, jaunes, alors tous seront insensés. Parce que la santé de l'esprit a sa racine dans les couilles. Alors ils seront tous insensés, et feront leur grand autodafé. Savez-vous que autodafé signifie acte de foi? Eh bien, ils feront leur magnifique petit acte de foi; ils s'immoleront l'un l'autre.»

Ibid, chapitre XV
Cependant, finalement, un peu d'accord : on se lasse.
La peinture de l'homme moderne, obsédé et impuissant, m'avait fait rire avec une joie mauvaise, avec férocité, lorsque je l'avais découverte dans Extention du domaine de la lutte: j'avais quelques exemples à l'esprit… Si certains donnent l'impression d'avoir eu une révélation (mais n'avaient-ils jamais regardé autour d'eux?), j'ai eu l'impression d'une vengeance: enfin on tournait en ridicule ce monde sans culture, sans élévation, sans curiosité, et ces hommes pathétiques (désolée… Je ne suis pas androphobe, plutôt l'inverse, d'où ma colère, si vous comprenez ce que je veux dire: un peu de dignité, que diable!).

Maintenant qu'on a compris le fond de la pensée de Houellebecq (une illustration d'un roi sans divertissement de Pascal, un romantisme comme on n'en fait plus, l'espoir de s'en sortir (ou pas) dans une solution à la Huxley, l'ambition (le rêve caressé) d'écrire à la Balzac (mais Balzac était la force et la vie, la générosité, aussi, l'amour de la vie, tout le contraire de l'homme dépressif et angoissé)), cela devient un peu répétitif. Lorsque le fond n'est plus intéressant, il faut que la forme soit puissamment envoûtante, et ce n'est pas vraiment le cas.

Il reste que cela "est", comme dirait Flatters, et constituera dans le futur une excellente photographie d'une époque.

Edgar Morin, juste d'Israël ? par Esther Benbassa

Ce n'est pas sans un certain plaisir que j'ai découvert la dernière page du numéro d'octobre 2005 du Monde diplomatique:

Titre : Edgar Morin, juste d'Israël ? par Esther Benbassa, directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études, titulaire de la chaire d'histoire du judaïsme moderne.

«Hannah Arendt condamnée le 27 mai 2005 par la cour d'appel de Versailles pour diffamation raciale après la publication de son Eichmann à Jérusalem... Inconcevable, mais possible. Aujourd'hui, rien n'empêcherait qu'elle connaisse l'humiliation infligée aux signataires de l'article «Israël-Palestine : le cancer», Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave, et à Jean-Marie Colombani, directeur du Monde, où cet article avait paru le 4 juin 2002.

[...] Or, traînés devant les tribunaux par Avocats sans frontières, représenté par Me Gilles William Golnadel, et par l'association France-Israël, dont le même est vice-président, les signataires de l'article «Israël-Palestine : le cancer» ont été condamnés pour ne pouvoir s'imaginer «qu'une nation de fugitifs issus du peuple le plus longtemps persécuté dans l'histoire de l'humanité (...) soit capable de se transformer en deux générations en peuple dominateur et sûr de lui, (...) [que] les juifs qui furent victimes d'un ordre impitoyables imposent leur ordre impitoyable aux Palestiens.» Tel est le genre de passages cités à l'appui du verdict qui les frappe.

[...] Entre conscience victimaire cultivée et identification à Israël, les juifs de la diaspora risquent d'oublier qu'ils sont aussi des citoyens du monde, ce qu'étaient Hannah Arendt, et comme Edgar Morin se plaît à se définir lui-même. Dans le climat de terrorisme intellectuel qu'on cherche à faire régner, il n'y a plus de place pour l'exercice libre de la pensée, notre bien commun, fondement de notre condition d'intellectuels, juifs ou non, à défendre coûte que coûte. Edgar Morin et ses amis l'ont fait, et Le Monde a rempli son rôle en publiant leur texte. Les journaux devront-ils désormais censurer les articles ne se situant pas dans l'axe «officiel» de la communauté? Tous les juifs de France sont loin de s'y reconnaître, beaucoup refusant de céder devant le spectre de l'antisémitisme renaissant, agité dès que l'image d'Israël s'écorne dans l'opinion publique. Cette instrumentalisation politique de l'antisémitisme mène en effet inéluctablement à sa banalisation. A un certain moment, il finira par ne plus alarmer grand monde.

[...] Mais Edgar Morin et ses amis ne sont pas des antisémites. On peut ne pas souscrire à l'ensemble de leurs propos, de leurs écrits, à leur manière de présenter leurs idées. Fallait-il pour autant les traîner au tribunal?

[...] La France est le seul pays où L'Industrie de l'Holocauste, de Norman G.Finkelstein, a valu un procès à son auteur, à son éditeur et au journal Libération, qui en avait rendu compte. A sa sortie aux Etats-Unis, le même ouvrage a recueilli des critiques parfois musclées, mais personne n'a songé à lancer une procédure. Qu'est-ce donc qui pousse la France à de tels errements? La peur de ne pas débusquer l'antisémitisme à temps ni assez clairement? La culpabilité du génocide? Une ancienne tradition de terrorisme intellectuel? Je n'ai pas de réponse, mais je sais comment on fait marcher la peur.

[...] Notons en passant que le héros de la lutte contre l'antisémitisme, Me Golnadel lui-même, n'hésitait pas, en 1999, à signer aux côtés d'Alain de Benoist une pétition contre l'attaque de la Serbie. Mais les temps changent, n'est-ce pas?

[...]»

Je crois que je vais écrire quelques mots gentils à cette dame.

Car cet homme [Maurice Maschino, du Monde diplomatique] qui, dans son article, s'était montré tellement injuste, sommaire, approximatif et agressif, il n'était pas un mot de ce qu'il émettait ce soir-là, à propos de l'école, auquel je n'eus souscrit des deux mains. Le meilleur est qu'il devait constamment se défendre, comme tous ceux qui se battent encore un peu pour une école qui enseigne vraiment, contre le reproche d'être réactionnaire : or l'article où il prenait si violemment à partie Finkielkraut et quelques autres était précisément intitulé, sans la moindre ironie, "Les nouveaux réactionnaires".
Renaud Camus, Outrepas, p.477

Domaine privé : Premier concerto pour violon de Szymanowski

Bonsoir.
Qui n’a jamais vu Michel Larigauderie interpréter dans le vide, sans violon, le cantabile de Paganini qui sert d’indicatif à cette émission n’a jamais rien vu. Et pour le remercier de superviser avec tellement de gentillesse et de patience à mon égard cette série d’émissions, nous allons lui donner une œuvre pour violon on ne peut plus violonistique — on dit ça ? — qui est certainement un des grands concertos de violon du XXe siècle. (Je crois que pour les concertos du XXe siècle, le pluriel est concertos tandis que pour les concertos baroques le pluriel est concerti, n’est-ce pas? Il me semble que c’est ça la règle.) Enfin, c’est un des grands concertos de violon du XXe siècle, le concerto de Karol Szymanowski, qui date de 1915.

C’est une œuvre qui commence avec un tout petit peu d’agressivité, encore que très très mesurée, mais qui ensuite tombe dans un lyrisme absolument échevelé, auquel, personnellement, je suis, je dois le dire, extrêmement sensible. Il n’est pas exclu que quelques fois elle soit au bord de ce que nous appellerions le too much, mais dans l’ensemble c’est une œuvre extrêmement tenue que je trouve très émouvante. Ce n’est pas une cavatine, non, ce n’est pas une cavatine. C’est l’objet d’une élection fétichiste de ma part, certainement, parce que c’est une œuvre que j’entends souvent avec beaucoup de plaisir, et pour rester dans la cohérence de cette série d’émissions, c’est tout de même un nocturne, puisqu’elle est inspirée par un poème de Micinsky qui s’appelle Une nuit en mai.

Je m’étais laissé dire, ou j’avais lu dans le défunt Gai Pied, que cette œuvre avait été dédicacée à un violoniste qui était, comment dit-on, l’amant de Szymanowski, en somme. On me dit qu’il n’en est rien, enfin que ce point n’est pas assuré, peu importe. Je dois dire que j’aimais assez cette idée de la dédicace à un être aimé d’un concerto de violon, parce que beaucoup de compositeurs ont dédié ou ont écrit pour les femmes qu’ils aimaient, ou peut-être les hommes, ou les garçons, des œuvres lyriques, des œuvres d’opéra, mais le rapport, le rapport amoureux, ou le rapport aussi physique, impliqué par l’écriture d’une œuvre pour violon, qui concerne en somme le corps tout entier, qui prévoit de prévoir la pose, la situation du corps, les attitudes, me paraissait très émouvante. Enfin, je ne sais ce qu’il en est historiquement de ce point qui est d’une importance, je le reconnais, secondaire.

L’inspiration de l’œuvre est légèrement orientalisante, me semble-t-il, par moments. D’ailleurs Szymanowski est l’auteur de ces merveilleuses chansons d’Hâfiz, qui sont légèrement antérieures au premier concerto. Il y a une tendance à se tenir dans l’extrême aigu du violon qui est un peu… straussienne, enfin, cette façon de se maintenir dans le suraigu fait penser au traitement de la voix, par exemple chez Strauss, mais c’est tout à fait le seul rapport avec Strauss, parce que, à ce point près, cette musique n’a pas grand rapport avec Strauss. Enfin c’est une musique, tout simplement, que je trouve incitatrice à la rêverie, à la rêverie heureuse, d’ailleurs, et que j’ai plaisir à vous faire entendre.
Voici donc le premier concerto pour violon de Karol Szymanowski, par par Wanda Wilkomirska, violon, et l'orchestre national philarmonique de Varsovie.

Les auditeurs de France-Musique sont gavés cette semaine d’Alexandre von Zemlinsky grâce à l’émission de Stéphane Goldet et le concert d’hier soir qui a permis d’entendre justement la Symphonie lyrique retransmise du Concertgebow d’Amsterdam, dans une interprétation qui avait peut-être pris exagérément le… du bon beurre hollandais, moi je trouve que la symphonie lyrique doit conserver euh…. quelque chose que j’appellerais volontiers chlorotique ! : par exemple, madame Julia Varady a un côté vierge folle que je trouve assez satisfaisant, une voix à la fois nerveuse et… en tout cas beaucoup moins épaisse que la chanteuse d’hier, qui chantait bien mais qui me semblait moins adéquate dans ce rôle.

Ce que je voulais vous faire entendre (je l’avais inscrit à ce programme depuis longtemps) était le quatrième mouvement, le quatrième lied de la Symphonie lyrique. Je crois que je vais dire un mot aussi des paroles qui sont magnifiques. Quand j’étais enfant, ma sœur m’avait offert une collection absolument merveilleuse de tous les prix Nobel de littérature, ce qui fait que j’étais fou de gens les plus inattendu, d’un tas de scandinaves genre Verner von Heidenstam, Karl Gjellerup; et dans cette liste il y avait aussi Rabindranath Tagore, qui est l’auteur des poèmes qu’on entend dans la symphonie lyrique, et par exemple de ce que chante la femme dans ce quatrième mouvement, Sprich zu mir Geliebter. Evidemment, ce que je vais vous donnez est retraduit de l’allemand et on est bien loin du bengali: «Parle moi,mon amour, Dis moi les mots que tu chantais, La nuit est sombre, Les étoiles sont perdues dans les nuages, Le vent soupire à travers les feuilles,…» etc, etc

Pourquoi aimes-t-on les œuvres musicales? Pour des raisons qui ne tiennent pas toujours exclusivement à leurs qualités intrinsèques. Je crois qu’on peut élaborer une théorie esthétique de la boule ou du nid d’oiseau : il y a une accumulation d’idées, de caractères, qui sont là, encore, grâce aux vésanies dont je parlais l’autre jour, «ces œuvres chargées de vésanies» selon l’expression de Bachelard. L’œuvre que je vais vous faire entendre maintenant, dont je soupçonne qu’elle ne vous est pas extrêmement familière, n’est pas absolument un chef d’œuvre, encore que ce soit une œuvre de très bonne venue, je trouve, surtout peut-être si l’on considère qu’elle est l’œuvre d’un garçon de dix-sept ans, Luis de Freitas Branco. Elle a été composée (voilà: je trouve que tout ce qu’on peut dire d’elle fait rêver) elle a été composée aux Açores, elle a été achevée le 1er janvier 1908 par ce jeune Freitas Branco, qui l’avait appelée Sur une lecture d’Antero de Quental, la référence étant évidemment Sur une lecture de Dante de Liszt. Freitas Branco avait écrit trois poèmes symphoniques sur une lecture d’écrivains portugais, une sur une lecture de Julio Dinis, une autre sur une lecture de Guerra Junqueiro.

Cet Antero de Quental est l’un de ces merveilleux poètes portugais qui sont des annonciateurs en quelque sorte de la gloire de Fernando Pessoa, tous ces Cesario Verde, Antonio Nobre… Antero de Quental, qui est le grand poète des Açores, qui est à la fois un peu Baudelaire, un peu Nerval, qui s’est suicidé aux Açores… Il en est question, beaucoup, dans ce livre merveilleux de Antonio Tabucchi qui s’appelle Donna di Porto Pim, ce livre tellement larbaldien, qui est à la fois un roman, une méditation sur les voyages, sur les lieux (sur les Açores en l’occurrence), sur la lecture, sur la littérature en général… Je dois dire que toutes ces choses s’accumulent dans le goût que j’ai pour ce poème symphonique Antero de Quental de Luis Freitas Branco, qui est en soi une œuvre évidemment très wagnérienne. C’est la première œuvre du wagnérisme lusitanien et qui, je trouve, est extrêmement émouvante, en raison peut-être de toutes ces associations que j’y apporte moi-même, avec les Açores, avec Tabucchi, avec Antero de Quental, avec Pessoa lointainement…

Voici donc le poème symphonique «Sur une lecture d'Antero de Quental» de Luis de Freitas Branco par l'orchestre philarmonique de Budapest. Avouez que ce caractère inattendu ajoute encore au moins au pittoresque de la chose et de l’œuvre.

[musique]

Vous venez d’entendre le chef d’œuvre du post-wagnérisme açoréen, le véhément et océanique poème symphonique Sur une lecture d’Antero de Quental composé en 1908 par le jeune Luis de Freitas Branco. Après tout, Richard Wagner lui-même, en 1854 ou 1855, a hésité pendant quelques semaines à accepter la proposition de l’empereur Pierre II du Brésil, qui lui offrait la direction de l’opéra de Rio de Janeiro. Si l’on songe combien la face du monde aurait été changé, le festival de Bayreuth aurait lieu à Rio de Janeiro, ou à Petropolis, ou à Manaos,… Enfin toutes ces supputations font qu’il n’est pas si déplacé, après tout, que des œuvres composées aux Açores au tout début du siècle aient un caractère lointainement parsiphalesque… Pourquoi le château du Graal ne serait-il pas à Porto Pim ?

Voici le quatrième mouvement de la Symphonie lyrique d’Alexandre von Zemlinsky par Julia Varady et l’orchestre philarmonique de Berlin sous la direction de Lorin Maazel.

Domaine privé : Toulet et Chopin

[Chopin]

Avril, dont l'odeur nous augure
Le renaissant plaisir,
Tu découvres de mon désir
La secrète figure.

Bonsoir. J’avais beaucoup aimé l’émission du Domaine privé de Philippe Meyer cet hiver, où il avait confronté des textes poétiques et de la musique. Et je dois dire que c’est à lui que j’emprunte l’idée de me livrer à une expérience similaire, une expérience qu’en l’occurrence j’avais envie de tenter depuis longtemps, et que je vais tenter avec vous ce soir, et qui est de rapprocher Paul-Jean Toulet de Chopin.

On a plutôt tendance, évidemment, à rapprocher Toulet de Debussy, puisque d’une part le poète et le musicien sont exactement contemporains, il est né en 1864, il est mort en 20, donc les dates sont à peu près les mêmes que celles de Debussy, en plus ils se sont connus et beaucoup appréciés, en tout cas Debussy aimait beaucoup la poésie de Toulet, on ne sait pas trop ce que Toulet pensait de la musique de Debussy. Mais ce n’est pas à un rapport chronologique que j’ai envie de me livrer, c’est plutôt à un rapport qui me reste à expliciter si possible.

On a beaucoup dit de Toulet, et je le déplore, parce que j’ai pour lui la plus grande admiration, et trouve que c’est un des plus grands poètes français, que c’était un poète mineur ; et il me semble que si l’on de Toulet que c’est un poète mineur, on pourrait en dire tout autant de Chopin, ce qu’à Dieu ne plaise et ce que personne ne prétend. Toulet, en effet, en tant que poète, n’a produit que des pièces tout à fait courtes, brèves, extrêmement concentrées, extrêmement savantes –ce sont presque comme des haïkus– et il ne s’est pas livré aux genres majeurs, pas même au sonnet, certainement pas au grand poème épique. Mais Chopin non plus, qu’on sache, ne s’est pas tellement livré aux genres majeurs de la musique, sinon éventuellement dans ces concertos, qui ne sont pas considérés comme ses plus grandes réussites.

Toulet est un personnage qu’on pourrait dire éminemment antipathique, et d’abord il est anti-tout : il est antisémite, pour commencer, mais ça, c’est on ne peut plus répandu, hélas, parmi les écrivains français de son époque, il est aussi anti-homosexuel, ça aussi, ça va presque sans dire de son temps –il est plutôt, comme il dirait, anti-pédéraste– il est anti-américain, allez savoir pourquoi, il est anti-glabre, oui, d’ailleurs ces deux choses sont liées : je crois qu’il reprochait aux Américains de ne porter pas de moustache et de barbe, c’était même à cela, disait-il, qu’on les reconnaissait, les Américains de son temps, il est anti-protestant, ce qui est quand même un racisme assez peu répandu, je crois, et je ne sais pas si pour celui-là il n’en est pas l’un des derniers tenants — euh… à ceci près tout de même qu’on en trouve des traces intéressantes chez Sollers, me semble-t-il. Notre ami Sollers, dans son extrême papisme, néo-papisme, semble témoigner à certains moments d’un gentil anti-protestantisme qui me semble digne de devoir être protégé pour son bel archaïsme. Toulet, cela dit, je pense, n’aurait pas fait de mal à une mouche, et certainement pas à aucun des objets de son animosité ou de sa bougonnerie. Il devait être bougon, plutôt que anti-ceci ou anti-cela, et de mauvaise humeur.

Cela dit, ses contemporains l’ont trouvé extrêmement sympathique, malgré tous ses préjugés. C’était sans doute un excellent ami, et il a une façon que je trouve absolument exquise d’aimer les femmes. Toulet a été fou des femmes, toute sa vie, et c’est lorsqu’il parle des femmes qu’il est le plus touchant et peut-être aussi le plus grand poète. Ses deux grandes réussites, en poésie, ce sont les femmes et les paysages. Il a une façon de parler des femmes qui, paradoxalement, ou pas si paradoxalement que ça, est très proche, je trouve, de la façon dont Cavafy parle des garçons. L’amour des femmes chez Toulet est assez proche de l’amour des garçons chez Cavafy, c’est-à-dire qu’il est immédiatement rétrospectif. Les femmes pour Toulet, comme les garçons pour Cavafy, sont immédiatement un souvenir, et peut-être ce qu’il aime en elles comme ce que Cavafy a aimé dans les garçons objets de son amour ou de son désir, c’est son passé ou les jours enfuis. Les poèmes de Cavafy s’appellent volontiers, ce sont parmi les plus beaux, « jours de 1896 », « jour de 1903 », « jour de 1907 », ce sont des titres qui conviendraient, extraordinairement, à la plupart des poèmes de Toulet. Donc un rapport d’un côté Toulet-Chopin, un autre, je crois, Toulet-Cavafy.

Toulet cependant est éminemment français. Je trouve d’ailleurs que la France, et les Français se trouvent pour une fois – ce n’est pas vraiment leur pente habituelle – extrêmement discrets en ce qui concerne Chopin et la francité, pardon de cet horrible mot, de Chopin. Chopin est considéré systématiquement, et à très juste titre bien entendu, comme « le » musicien polonais, comme « la » Pologne en musique. Je trouve qu’on insiste assez peu sur le côté extrêmement français de Chopin. On pourrait un peu se souvenir que Chopin a un nom français, a un père français, est d’origine française, a passé la plus grande part de sa vie en France, et certes Chopin ne serait pas Chopin sans la Pologne, mais je crois que Chopin ne serait pas non plus Chopin sans la France. Ce qu’il a peut-être de très français, au sens le plus traditionnel du terme, qu’il partage tout à fait avec Toulet, c’est une extrême pudeur. La pudeur de Toulet, c’est l’humour ; peut-être que Chopin n’a pas énormément d’humour, il le manifeste assez peu en musique, sinon la forme de sa pudeur serait plutôt l’élégance.

Enfin vous en jugerez, nous allons procéder à cette expérience à laquelle je procède pour la première fois, il est possible que je me trompe complètement. Nous allons voir, nous allons alterner donc des poèmes de Paul-Jean Toulet et des pièces de musique de Chopin.

(J'ai ajouté les références précises des poèmes qui ne sont pas données pendant l'émission).

Avril, dont l'odeur nous augure
Le renaissant plaisir,
Tu découvres de mon désir
La secrète figure.

Contrerimes I

[Chopin]

Ce n’est pas drôle de mourir
Et d’aimer tant de choses :
La nuit bleue et les matins roses,
Les fruits lents à mûrir.

Ni que tourne en fumée
Mainte chose jadis aimée,
Tant de sources tarir...

Ô France, et vous Île de France,
Fleurs de pourpre, fruits d’or,
L’été lorsque tout dort,
Pas légers dans le corridor.

Le Gave où l’on allait nager
Enfants sous l’arche fraîche
Et le verger rose de pêches

Paul-Jean Toulet, Vers inédits 1936

[Chopin]

La vie est plus vaine une image
Que l'ombre sur le mur.
Pourtant l'hiéroglyphe obscur
Qu'y trace ton passage

M'enchante, et ton rire pareil
Au vif éclat des armes ;
Et jusqu'à ces menteuses larmes
Qui miraient le soleil.

Mourir non plus n'est ombre vaine.
La nuit, quand tu as peur,
N'écoute pas battre ton coeur :
C'est une étrange peine.

Paul-Jean Toulet, Contrerimes LXX

[Chopin]

Le temps irrévocable a fui, l'heure s'achève.
Mais toi, quand tu reviens et traverses mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.

A travers le passé ma mémoire t'embrasse.
Te voici. Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s'embarrassent
Parmi les fleurs.

Par un après-midi de l'automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah ! verrais-je encor(e) se farder ton visage
D'ombre et de soleil ?

Paul-Jean Toulet, Chansons II

[Chopin]

Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.

Chansons I a.

[Chopin]

Trottoir de l’Élysé’-Palace
Dans la nuit en velours
Où nos cœurs nous semblaient si lourds Et notre chair si lasse ;

Dôme d’étoiles, noble toit,
Sur nos âmes brisées,
Taxautos des Champs-Élysées,
Soyez témoins ; et toi,

Sous-sol dont les vapeurs vineuses
Encensaient nos adieux —
Tandis que lui perlaient aux yeux
Ses larmes vénéneuses.

Paul-Jean Toulet, Contrerimes XVI

[Chopin]

Qu’importe si l’automne a fané le séjour
Où nous avons brûlé, Faustine, aux mêmes flammes.
Je sais d’autres secrets pour endormir les âmes ;
Et ma chambre de nacre irise encor le jour.

Boy, une pipe encor. Douce m’en soit l’aubaine
Et l’or aérien où s’étouffent les pas
Du sommeil. Mais non, reste, ô boy : n’entends-tu pas
Le dieu muet qui heurte à la porte d’ébène ?

Invisibles regards qu’on sait qui nous verront,
Fumée où se dérobe une présence abstraite,
Les flambeaux ont noirci. Quel mystère s’apprête,
Qui met une sueur d’épouvante à mon front ?

Paul-Jean Toulet, Coples XIII, XV et XIX

[Chopin]

Mais non, reste, ô boy : n’entends-tu pas
Le dieu muet qui heurte à la porte d’ébène ?

Ô nuit parmi les nuits de laque et de vermeil,
Es-tu l’aurore, — ou les degrés d’un noir sommeil ?

Je me rappelle un jour de l’été blanc, et l’heure
Muette, et les cyprès... Mais tu parles : soudain,
Je rêve, les yeux clos, à travers le jardin,
D’une source un peu rauque, et qu’on entend qui pleure.

Jardin qu’un dieu sans doute a posé sur les eaux,
Maurice, où la mer chante, et dorment les oiseaux.

Sous le soir jaune et vert nous ne reviendrons pas
Le long du chemin creux qui penche vers Bilhère,
Faustine. Ni, du bois embelli de bruyère,
L’argile n’a gardé la forme de tes pas.

Le Mardi gras, ni toi, ni moi, nous n’étions gais.
Des carreaux où du ciel le ciel semblait descendre
Sur notre âme, on eût dit qu’il pleuvait de la cendre :
— Ah, ah ! t’écriais-tu parfois en portugais.

Sur un tableau de Vinci.

Ah, mon frère aux beaux yeux, ce n’est pas sans douceur,
Ce n’est pas sans péril, que tu serais ma sœur.

Elle est noire, c’est vrai. Corail ni jameroses
Ne rient dans sa figure, ou l’or non plus des blés.
Mais, les charbons sont noirs comme elle. Allume-les :
On dirait un buisson de roses.

Paul-Jean Toulet, Coples XV, XXII, XXXI, XLIV, XLIX, LI, LX et LXI

[Chopin]

Mon chien s’appelait Tom, et ma chienne Djaly.
Ah, que de noms pompeux méritaient mieux l’oubli.

L’ombre, ni le mystère enchanté des fontaines,
Et l’éclair noir du merle, ou l’auberge aux murs bas :
Je n’ai rien oublié. Non plus quand tu courbas
Ce front trop orgueilleux, que paraient deux antennes.

... Le temps était couleur de pêche.
Sur le Saleys qui dort
Un oiseau d'émeraude et d'or
Fila comme une flèche.

À Pau, les foires Saint-Martin,
C’est à la Haute Plante.
Des poulains, crinière volante,
Virent dans le crottin.

Là-bas, c’est une autre entreprise.
Les chevaux sont en bois,
L’orgue enrhumé comme un hautbois,
Zo’ sur un bai cerise.

Le soir tombe. Elle dit : « Merci,
« Pour la bonne journée !
« Mais j’ai la tête bien tournée... »
— Ah, Zo’ : la jambe aussi.

L’Ingénue.

D’une amitié passionnée
Vous me parlez encor,
Azur, aérien décor,
Montagne Pyrénée,

Où me trompa si tendrement
Cette ardente ingénue
Qui mentait, fût-ce toute nue,
Sans rougir seulement,

Au lieu que toi, sublime enceinte,
Tu es couleur du temps :
Neige en Mars ; roses du printemps...
Août, sombre hyacinthe.

Paul-Jean Toulet, Coples LXXVIII, LXXXV Contrerimes XXXI, XXXII, XXXIII

[Chopin]

— « Bayonne ! Un pas sous les Arceaux,
Que faut-il davantage
Pour y mettre son héritage
Ou son cœur en morceaux ?

Ainsi, ce chemin de nuage,
Vous ne le prendrez point,
D’où j’ai vu me sourire au loin
Votre brillant mirage ?

Le soir d’or sur les étangs bleus
D’une étrange savane,
Où pleut la fleur de frangipane,
N’éblouira vos yeux ;

Ni les feux de la luciole
Dans cette épaisse nuit
Que tout à coup perce l’ennui
D’un tigre qui miaule.

Molle rive dont le dessin
Est d’un bras qui se plie,
Colline de brume embellie
Comme se voile un sein,

Filaos au chantant ramage —
Que je meure et, demain,
Vous ne serez plus, si ma main
N’a fixé votre image.

Un Jurançon 93
Aux couleurs du maïs,
Et ma mie, et l’air du pays :
Que mon cœur était aise.

Ah, les vignes de Jurançon,
Se sont-elles fanées,
Comme ont fait mes belles années,
Et mon bel échanson ?

Dessous les tonnelles fleuries
Ne reviendrez-vous point
À l’heure où Pau blanchit au loin
Par delà les prairies ?

Comme à ce roi laconien
Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
Fauste, il me souvient ;

De la nymphe limpide et noire
Qui frémissait tout bas
— Avec mon cœur — quand tu courbas
Tes hanches, pour y boire.

Paul-Jean Toulet, Contrerimes XLI, XLIII, XLV, XXXV et XXXVI

[Chopin]

Cet automne que nous fûmes à Venise, mon amie Nane et moi, nous étions partis de Bordeaux. C'est ainsi, mais par mer, qu'il faudrait toujours quitter la France; et les regrets qu'on emporte de ce beau royaume seraient moins vifs, SI on ne lui disait adieu qu'à travers cette cité de vin et de morues, couchée sur les bords noirs d'un port sans navires.

Car ces matins ne sont plus où se voyaient de riches armateurs, en pantalon de nankin, sur le damier des quais. Cependant on débarque le sucre et le précieux café que les noirs du Petit Goave ont enveloppé de pagne; et une belle dame à la taille haute regarde languissamment sous son ombrelle à franges, en rêvant peut-être aux aides de camp de M. le duc d'Angoulême.

Nous passâmes ensuite par ces villes du Sud, où il y a beaucoup, assure-t-on, de huguenots: Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac. Peut-être ne sont-elles pas citées dans l'ordre; et d'ailleurs nous ne les distinguâmes point, parce que c'était un train de nuit. Mais, à l'aube, ce fut Arles en robe lilas, des architectures gallo-romaines, et, sur le quai de la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui vendait du raisin très mûr. Alors, mon amie, s'étant soulevée sur sa couchette, demanda:

—Combien de stations y a-t-il encore?
—Soixante-dix-huit, répondis-je,—et elle retomba accablée.

Les topos de Nane manquent un peu de précision. Elle n'a pas reçu, étant d'extraction obscure, cette forte éducation géographique qui nous permet de ne pas confondre l'île de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare de Messine.

Elle a d'ailleurs peu de prétentions aux sciences, contente de régenter les lettres et les arts. Elle ne croit pas non plus que l'archéologie ni l'érudition historique lui soient tout à fait étrangères. Mais peut-être s'y exagère-t-elle quelque peu sa valeur.

Les douanes passèrent. Nous étions en Italie, et Nane s'indigna de n'apercevoir autour d'elle aucun changement. Les plus lointains regards qu'elle ait encore jetés sur le monde, c'est jusqu'à Mustapha-Supérieur; et longtemps elle caressa l'illusion que les pays étrangers sont autre chose qu'une espèce de France plus mal tenue, habitée par des professeurs de langues. Peut-être espérait-elle aujourd'hui qu'elle allait voir des gens se promener nus, les pieds en l'air, avec des yeux sur le ventre, ou toute autre chose de ce goût là; en sorte que d'être déçue elle devient injuste, tourne le dos au paysage éblouissant et mou, et ne veut même pas reconnaître dans l'air cette odeur d'épices, qui est proprement l'haleine de l'Italie. Car chaque pays a la sienne. C'est ainsi que l'Angleterre sent la marmelade et les houilles éteintes, tandis que l'Espagne est toute odorante de sang, de fleurs corrompues, de sueur; et pour l'Allemagne je n'en sais rien, sinon que la chambre de Fräulein exhalait le parfum du café au lait refroidi.

Mais Nane est insensible à ces nuances. Aussi ne lui parlerai-je point des petits ports hindous, où l'on respire le safran et le poisson salé; ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé de jonquille; non plus que de cette île créole qui répandait au loin, sur la mer nocturne, l'âme des cassies et des gérofliers.

Paul-Jean Toulet, Mon amie Nane, chapitre VIII

[Chopin]

«Quae est ista, quae progreditur ut luna?»
(Canticum canticorum)

Quelle est cette jeune personne qui s'avance vers nous, et dont les traits n'annoncent pas une vive intelligence?

Cette amie que je veux te montrer sous le linge, ô lecteur, ou bien parée des mille ajustements qui étaient comme une seconde figure de sa beauté, ne fut qu'une fille de joie — et de tristesse.

En vérité, si tu ne sais entendre que les choses qui sont exprimées par le langage, mon amie ne t'aurait offert aucun sens; mais peut-être l'eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent, ses paroles—que l'ivresse même les dictât—ne signifiaient rien, semblables à des grelots qu'agite un matin de carnaval; et sa cervelle était comme cette mousse qu'on voit se tourner en poussière sur les rocs brûlants de l'été.

Et pourtant elle a marché devant moi telle que si ma propre pensée, épousant les nombres où la beauté est soumise, avait revêtu un corps glorieux. Énigme elle-même, elle m'a révélé parfois un peu de la Grande Énigme: c'est alors qu'elle m'apparaissait comme un microcosme; que ses gestes figuraient à mes yeux l'ordre même et la raison cachée des apparences où nous nous agitons.

En elle j'ai compris que chaque chose contient toutes les autres choses, et qu'elle y est contenue. De même que l'âme aromatique de Cerné, un sachet la garde prisonnière; ou qu'on peut deviner dans un sourire de femme tout le secret de son corps; les objets les plus disparates—Nane me l'enseigna—sont des correspondances; et tout être, une image de cet infini et de ce multiple qui l'accablent de toutes parts.

Car sa chair, où tant d'artistes et de voluptueux goûtèrent leur joie, n'est pas ce qui m'a le plus épris de Nane la bien modelée. Les courbes de son flanc ou de sa nuque, dont il semble qu'elles aient obéi au pouce d'un potier sans reproche, la délicatesse de ses mains, et son front orgueilleusement recourbé, comme aussi ces caresses singulières qui inventaient une volupté plus vive au milieu même de la volupté, se peuvent découvrir en d'autres personnes. Mais Nane était bien plus que cela, un signe écrit sur la muraille, l'hiéroglyphe même de la vie: en elle, j'ai cru contempler le monde.

Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les noeuds de la vipère ivre de chaleur qui dort au soleil, toute noire, ne sont plus perfides que ses étreintes. Du plus beau verger de France, et du plus bel automne, quel fruit te saurait rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient mon coeur? Sache encore que l'architecture de ses membres présente toute l'audace d'une géométrie raffinée; et que, si j'ai observé avec soin le rythme de sa démarche ou de ses abandons, c'était pour y embrasser les lois de la sagesse.

Et voici, sous les trois robes du mot, que je te les présente, ô lecteur, pareilles à des captives d'un grand prix. Découvre-les, et avec elles le secret de ce livre. Va, ne t'arrête pas à la trivialité des fables, au vide des paroles, ni à ce qu'on nomme: l'ironie des opinions. Lève un voile, un voile encore; il y a toujours, sous un symbole, un autre symbole. Mais pour toi seul qui le savais déjà, puisqu'on enseigne aux hommes cette vérité-là seulement que d'avance ils portaient dans leur âme.

S'il t'ennuie toutefois de pénétrer aussi avant, tu pourras te récréer aux choses qui sont ici écrites touchant l'amour. Ne crois pas, au moins, que celui-là eût mérité le mépris, qui aurait aimé mon amie tout simplement. Car il y a une religion au fond de l'amour, comme du savoir. Et la volupté elle-même a ses mystères.

En cas que tu n'y veuilles souscrire, j'évoquerai pour toi,—par un après-midi d'août, tandis que le soleil éclate et dévore l'ombre bleue au pied des murs,—l'alcôve où mon amie, lasse de rayons et lasse d'aimer, repose dans le silence. Parfois elle soulève les paupières; et tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de chaleur au fond de la nuit.

Ibid, introduction

[Chopin]

Longtemps si j’ai demeuré seul,
Ah ! qu’une nuit je te revoie.
Perce l’oubli, fille de joie,
Sors du linceul.

D’une figure trop aimée,
Est-ce toi, spectre gracieux,
Et ton éclat, cette fumée
Devant mes yeux ?

Ta pâleur, tes sombres dentelles,
Le bal qui berçait nos pieds las,
Un corps qui plie entre mes bras :
Je me rappelle...

Paul-Jean Toulet, Chansons III

Phrase préférée

La phrase fétiche du moment (c'est un peu comme les musiques, ça change mais ça reste, ça change en restant) :

Je me suis pris d'amour pour Péc, et ce n'est pas une malheureuse rondelle de caoutchouc qui va renverser mes sentiments.

Renaud Camus, Notes sur les manières du temps p.180

Domaine privé: Venise

Ce n’est pas sans une légère provocation que je désirais associer aux Fragmente-Stille à Diotima, de Luigi Nono, qui sera l’essentiel de ce que j’aimerais vous faire entendre aujourd’hui, la fameuse mélodie de Gounod sur des paroles de Musset, Venise.
L’œuvre de Nono est évidemment, non pas évidemment, est vénitienne dans une mesure qu’il nous restera à envisager par la suite. Quant à savoir si la mélodie de Gounod est vénitienne, et dans quelle proportion, c’est à vous qu’il appartiendra d’en juger. Que ce soit une musique fétiche… c’est une musique qui peu faire l’objet d’engouement maniaque, je dois en prévenir les auditeurs qui n’en seraient pas familiers, une fois qu’on l’entend à deux ou trois reprises, il est difficile de s’en débarrasser. Elle est, comme disent les Anglo-Saxons, extrêmement catchy. Ça « s’attrape ». [Renaud Camus chante a capella] : « Dans Venise la rouge/ Pas un vaisseau qui bouge,/ Pas un pêcheur dans l’eau,/ Pas un falot./ Tout se tait, fors les gardes/ Aux longues hallebardes,/ Qui veillent aux créneaux/ Des arsenaux.»
Mais rassurez-vous, nous allons entendre une version autrement plus distinguée et surtout plus exacte qui est celle que j’aime beaucoup qui est celle de Bruno Laplante avec Madame Lachance.

[la mélodie Venise de Charles Gounod par Bruno Laplante accompagné au piano par Janine Lachance]

Nous venons d’entendre donc la mélodie Venise de Charles Gounod, dans l’interprétation que je trouve pour ma part tout à fait magnifique de Bruno Laplante avec au piano Janine Lachance. Comme on dit, il est bien regrettable que ce disque noir n’est pas été transporté sur compact-disque.

Nous allons passé maintenant un peu plus austère, oui, il faut le dire, assumons, c’est une œuvre assez austère, mais après tout le quatuor à cordes est austère par définition : donc les Fragmente-Stille à Diotima, de Luigi Nono.
Il y a évidemment dans le titre, dans l’allusion à Diotima, une référence à Hölderlin. J’associe, plus ou moins, les Fragmente-Stille à Venise, c’est de façon abusive, je le reconnais, mais je voulais prendre sur moi cet abus. Le lien ne se fait évidemment pas par Hölderlin, encore qu’il y ait, bien sûr, une Italie d’Hölderlin, mais c’est plutôt une Italie plus méridionale, la Sicile d’Empédocle, qui est plutôt la grande Grèce que l’Italie, donc, et qu’est-ce qui lient les Fragmente-Stille à Venise, c’est plusieurs choses, mais c’est essentiellement un élément qui a été mal vu par la défunte modernité, c’est-à-dire le lien biographique. Luigi Nono est un compositeur lié à Venise, qui a vécu à Venise, qui a habité à la Giudecca, et pour moi Venise apparaît, disparaît, transparaît, apparaît en disparaissant dans les Fragmente-Stille.

Il est bien entendu que Venise n’est en rien la vérité des Fragmente-Stille, j’insiste sur ce point. Il ne s’agit pas de chercher dans la biographie une vérité des œuvres, mais des harmoniques, des couleurs complémentaires. Les Fragmente-Stille ne sont pas plus vénitiens que l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler n’est vénitienne. Et pourtant, il se trouve que par métonymie, réflexe de Pavlov, nous avons tendance, c’est peut-être dommage, je n’en sais rien, mais non, dans la mesure où c’est quelque chose en plus, ce n’est pas dommage, dans la mesure où, encore une fois, ce n’est pas la vérité de l’adagietto de la cinquième de Mahler, nous avons tendance à voir Venise, et peut-être justement ces canaux les plus larges, ceux de la Giudecca, cet endroit qui est plus précisément, comment dit-on ? nonesque, nonien, dans mon esprit. Je me souviens que sur ces Zaterre tellement aérées, lumineuses, il y a un petit restaurant où j’ai eu la surprise, un soir, de voir toutes sortes de photographies de Luigi Nono, parce qu’apparemment le patron de ce restaurant était un admirateur, peut-être un admirateur par accident, de Nono. Nono fréquentait ce petit restaurant, et l’homme qui le tenait avait tenu, juste après sa mort, c’était l’année dernière ou il y a deux ans, à mettre des photographies de Nono partout. J’ai tendance… dans cette partie de Venise qui est celle que je préfère, la plus marine, la plus aérienne, la plus ouverte à la lumière, les Zaterre, celle de Tiepolo, un peu l’église des Gesuati qui est là, la plus bleue au sens azuréen du terme, à penser à celle des œuvres de Nono que je préfère, que je trouve la plus noble peut-être, la plus grave, la plus dense, ces Fragmente-Stille à Diotima. C’est encore une fois abusive, mais peut-être peut-on citer cette expression de Bachelard, à propos d’ailleurs de tout à fait autre chose, « les musiques nous arrivent gonflées de vésanies », et là je n’hésite pas à introduire mes vésanies, mes fantaisies, dans l’écoute de cette œuvre.
Ecoute est d’ailleurs le terme plein, car je dois prévenir les auditeurs qui n’en seraient pas familiers que cette musique ne peut que s’écouter, c’est-à-dire qu’elle ne peut en aucune façon servir de toile de fond ou de musique de fond, elle ne peut pas être entendue sur des conversations d’amis, c’est une cavatine par excellence, c’est-à-dire qu’on ne peut qu’y sombrer si l’on si donne tout entier, si l’on s’offre à elle, si l’on y plonge, si on accepte de creuser sa présence. On pourrait dire sur son seuil ce que Valéry a écrit sur celui du Trocadéro : « N’entre pas sans désir », mais il s’agit d’un désir actif, de la nécessité d’une écoute qui s’investit entièrement dans ce qui est peut-être un archipel, où le silence tient autant de place que la musique elle-même, un peu comme Venise est un archipel où l’eau tient autant de place que la terre, là c’est un rapport qui lui au fond, peut-être, n’est pas tout à fait abusif.
Toujours est-il que nous allons entendre, donc, ces Fragmente-Stille à Diotima de Luigi Nono, dans une des interprétations les plus belles, c’est peut-être la plus belle, celle que personnellement je préfère, encore qu’il y en ait une autre par le quatuor Arditi qui est également très très intéressante, en tout cas celle que j’ai choisie est celle, magnifique, grandiose, le grandiose n’est pas ici déplacé, je crois, du quatuor LaSalle.

[le quatuor Fragmente-Stille, an Diotima de Luigi Nono par le quatuor LaSalle]

Nous venons d’entendre l’ensemble le quatuor Fragmente-Stille, fragments silence, à Diotima, de Luigi Nono par le quatuor LaSalle.
Musique de la nuit, une longue cavatine, musique du silence, musique de l’absence, de la présence-absence, musique de l’air, musique de l’éther, pour employer un terme éminemment hölderlinien, Hölderlin étant évidemment le grand présent-absent de cette œuvre, puisque Nono avait noté des fragments de poèmes d’Hölderlin en marge de sa composition, mais qu’il a interdit que ces fragments soient prononcés lors des exécutions de l’œuvre.

Ah mais ! Coup de théâtre sur les ondes sereines, on me signale que, contrairement à mes calculs, mais mes calculs sont toujours faux, nous disposons de quelques instants supplémentaires, et je vais en profiter pour faire entendre un tout petit morceau, objet de ma part d’un investissement fétichiste très marqué, que je n’ai pas pu faire diffuser lors d’une des émissions récentes. Il s’agit d’un passage, le premier, le tout début, de l’office de l’exaltation de la sainte croix, ce qui prend le plus long temps est de nommer la pièce, de l’heirmi du canon, c’est l’office du quatorze septembre, chant de la lithurgie slavonne, par le chœur des moines bénédictins de l’union à Chevetogne, sous la direction de Dom Grégoire Bainbridge.

[un chant de la liturgie slavonne, heirmi du canon de l'Office de l'exaltation de la sainte croix, par le chœur des moines bénédictins de Chevetogne dirigé par Dom Grégoire Bainbridge.]

Domaine privé: La musique comme métonymie : Kodály, Puyaubert, Morand, Billy

J’aimerais faire entendre aujourd’hui la sonate pour violoncelle seul de Zoltan Kodály opus 8, qui date de 1915 qui est l’objet d’un fort engouement de ma part.

La première fois qu’il avait été question pour moi de faire cette émission du «Domaine privé», quand on en a parlé au printemps dernier, avant même que l’émission n’existe, la musique fétiche du moment était en ce qui me concerne le quatuor d’Hugo Wolf, et plus spécialement son adagio que je vous ai fait entendre il y a trois ou quatre semaines. Il avait été question de faire cette émission à l’automne, ce que je n’ai pas pu faire parce que j’étais à ce moment tout à fait à la campagne, et à cette époque-là mon goût fétichiste en matière de musique s’était un peu déplacé, et il s’était porté sur le troisième quatuor de Schumann, que je vous ai également fait entendre dans cette émission.

Ici, cette fois, avec la sonate pour violoncelle seul de Kodály, nous atteignons au goût fétichiste actuel : c’est la musique du moment, c’est-à-dire qui fait l’objet d’une sorte de manie, que j’écoute et je réécoute… Si je donne ces précisions géographiques, c’est que j’aimerais parler de cette façon qu’a la musique de fonctionner comme une sorte de métonymie des saisons. Chaque saison a sa musique et la musique, restant, continue de porter pour moi et je pense pour beaucoup de gens la couleur des saisons. Quand vous voulez savoir ce qu’était notre état d’esprit tel mois, telle année, telle période de notre vie, nous pourrions dire que c’était l’époque, peu importe de quoi, du quatuor de Foulds ou du trio des esprits de Beethoven. Il y a des musiques plus modestes qui n’ont peut-être pour briller auprès de nous qu’un jour, une heure, qui ne disposent que d’une très courte période. Je ne sais pas quelle sera la durée de séduction auprès de moi, aujourd’hui si forte, de la sonate pour violoncelle seul de Kodály, toujours est-il qu’elle est en ce moment extrêmement active. J’espère que vous partagerez cette engouement.

Ce rôle de la musique comme métonymie des saisons prend chez moi, puisque cette émission du Domaine privée se prête en somme à la confession, à la confession générale, un caractère un peu maniaque. Dès qu’il est question de fétichisme il est question sans doute de manie, d’exagération, et par exemple j’ai le tic d’écrire sur les disques, sur le petit livret qui accompagne le disque (c’est de plus en plus difficile maintenant avec les compacts, parce qu’on dispose d’espace toujours plus réduit) la date de chacune des auditions de cette œuvre. Ensuite quand je réentends l’œuvre, je sais quand je l’ai entendu pour la dernière fois, à quel endroit, avec qui, dans quelles circonstances, et ce rôle métonymique par rapport aux saisons de la musique en est extrêmement précisé, il prend presque un caractère de scientifisme délirant. Mais il s’agit toujours de pétrir la musique avec le temps.

On pourrait d’ailleurs aussi bien la pétrir avec le lieu, ce qu’elle fait elle-même très volontiers et très facilement. Je me souviens par exemple que New-York, pour moi, est très lié au seul disque qui se trouvait dans un appartement que j’avais loué lors de mon premier séjour à New York à Riverside drive, et ce disque, tout à fait par coïncidence, il n’est l’objet d’aucun choix de ma part, offrait ces concertos pour deux ou quatre pianos de Beethoven qui doivent être les BWV 1061 ou 1063, quelque chose comme ça. Je me souviens d’ailleurs, puisque nous en sommes aux confidences, qu’une fois déjà je parlais à la radio de ce concerto de Bach — je viens de dire, je crois, de Beethoven ? Il s’agit bien entendu (petit rire), pardon, de Bach, des concertos pour deux pianos et quatre pianos de Bach. Une fois où j’en parlais, j’avais déjà eu un lapsus, un lapsus encore beaucoup plus fâcheux d’autant plus que sur le moment il m’avait échappé, et j’avais parlé, horreur ! je m’en réveille encore la nuit tellement ce souvenir est mauvais, des concertos de Bach BMW 1060 et 1063. Ce qui était d’ailleurs une horreur à tiroirs, à double niveau, car tous les connaisseurs me disent maintenant qu’on ne dit même pas à propos des automobiles BM double V, mais que tous les connaisseurs savent qu’il faut dire BMV. Toujours est-il que c’était les concertos BWV 1061, je crois, je ne suis pas tout à fait sûr du numéro d’opus, qui sont pour moi, qui demeurent, New-York en 1969, je crois.

Le disque lui-même, l’objet, sa cassette, les circonstances de son achat, peuvent être l’objet de cet investissement presque poétique, c’est-à-dire se lier à la musique. Par exemple, pour en revenir à cette sonate pour violoncelle seul de Kodály, je me souviens très précisément des circonstances de son achat à Budapest. Vous savez, quand on est à Budapest, les connaisseurs vous disent, il y a deux choses qu’il faut absolument faire, c’est aller aux bains et aller chez Ungaroton, qui est un magasin de disques extraordinaire, en effet. Je regrettais beaucoup de n’être pas allé chez Ungaroton le dernier jour de mon séjour à Budapest qui se trouvait être un dimanche. J’ai malgré tout erré dans le quartier et j’ai eu la bonne surprise (c’était un dimanche pluvieux d’avril) de voir que le magasin Ungaroton était ouvert. C’est donc là que j’ai acheté ce disque. Il m’en souvient… La couleur pluvieuse et grise de cette journée de Budapest, d’un dimanche à Budapest est pour moi dans cette musique, comme doit y être aussi par exemple l’image même de Kodály, la grande beauté physique de Kodály, qui est peut-être le plus beau physiquement de tous les compositeurs, les manières de Kodály, telles qu’elles peuvent apparaître dans de nombreux livres publiés en Hongrie, puisqu’il est l’objet d’un culte beaucoup plus développé, beaucoup plus visible, que celui de Bartòck. J’ai toujours été très impressionné par les manières de Kodály, en particulier par son élégance, comme étant une forme subtile et dont on parle peu de résistance. Il y a des images extraordinaires de Kodály avec des ministres de la culture soviétiques et des compositeurs officiels hongrois, et la dignité maintenue du malheureux Kodály après l’occupation et l’humiliation sans nom de son pays consiste en une extraordinaire élégance physique et bien sûr morale, on sent bien que l’un est très lié à l’autre. Ici dans cette sonate pour violoncelle seul, ce n’est peut-être pas tant l’élégance qu’on remarque que la profondeur. Encore qu’on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas une profondeur de l’élégance. Quant à l’élégance de la profondeur, c’est sans doute ce qui s’appelle la pudeur.

Comme je suis fétichiste, je n’aime pas entièrement les œuvres, en général, ou pas d’une manière égale. J’aime moins, c’est-à-dire que je n’aurais pas élu d’un goût particulier, le troisième mouvement de celle-ci, qui a un caractère un peu léger, très inspiré par des thèmes paysans magyars ou transylvans qui d’ailleurs sont beaux, c’est un mouvement réussi, mais enfin il n’aurait pas fait l’objet d’une élection particulière de ma part. Non, l’objet du goût fétichiste, c’est l’adagio, ce serait l’homme qui aime les adagios, qui, lui, est tout à fait ce que j’appelle une cavatine, ce qui creuse l’ici.

Mais nous allons entendre néanmoins la sonate pour violoncelle seul opus 8 de Kodály en son entier par Miklos Perenyi.

Je disais tout à l’heure que les musiques étaient liées à des saisons, à des époques de notre vie, à des lieux, à des couleurs du temps, elles le sont aussi bien entendu à des êtres, et j’avais suggéré lors d’une émission précédente qu’elles pouvaient être lieu de rendez-vous, et de rendez-vous même au-delà de la mort.

C’est particulièrement vrai en ce qui me concerne pour cet allegretto de la septième symphonie de Beethoven, que nous allons entendre maintenant, qui est très lié dans mon esprit à un très vieux monsieur que j’ai bien connu à la fin de sa vie et que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Jean Puyaubert, et qui était, qui avait été, toute sa vie l’ami des poètes, en particulier de tous les surréalistes, par exemple de Roger Vitrac. On vient de publier récemment Les lettres à Jean Puyaubert de Roger Vitrac. Jean Puyaubert avait une maison en Corrèze qui avait inspiré à Vitrac une pièce qui n’a jamais été tout à fait achevée qui s’appelait Pastorale. Là, il ne s’agit pas de la Pastorale de Beethoven, mais de la septième symphonie, celle que Wagner appelait l’apothéose de la danse. Puyaubert aussi cet allegretto de la septième symphonie était l’objet d’une sorte de métonymie littéraire, d’une association avec des idées, un texte, un texte de Paul Morand. Je ne sais pas exactement où se trouve ce passage où Paul Morand entend avec un gramophone, dans le Hoggar je crois, enfin au bord du Sahara, la septième symphonie de Beethoven sur les sables, et Jean Puyaubert disait toujours quand il entendait ça qu’il voyait Paul Morand sur les sables avec son gramophone.

Cet allegretto de la septième est le titre d’un petit livre d’André Billy, personnage qui lui-même avait été l’ami des poètes et particulièrement d’Apollinaire, dont je me souviens que je lisais, dans Le Figaro de mes parents, dans mon enfance, des chroniques dont une m’avait beaucoup plu. Il y a une phrase qui est l’une de mes phrases préférées de la littérature française : il expliquait qu’il avait fait changer sa chaudière, à Barbizon où il vivait, qu’il avait dit au fumiste à la fin de l’opération « A la prochaine fois », le fumiste avait répondu « la prochaine fois ce ne sera plus moi », et André Billy concluait : « je suis fait de telle sorte qu’au lieu de me réjouir de la longévité des chaudières, je m’attriste de la brièveté des fumistes ».
Nous allons donc entendre l’allegretto de la septième symphonie de Beethoven, dit pour moi « de la brièveté des fumistes ».

[allegretto de la septième symphonie de Beethoven]

Vous venez de voir le lieu où se tient, j’aime à le penser, un peu de l’âme de feu mon ami Jean Puyaubert, l’ami des poètes, vous venez de voir Paul Morand sur les sables, un peu comme Robert Redford dans le concerto pour clarinette de Mozart sur les pentes du mont Kenya, et en l’occurrence, c’était donc le fameux allegretto de la septième symphonie de Beethoven par l'orchestre philarmonique de Vienne sous la direction de Carlos Kleiber.

Ni fétiche ni cavatine

Nous avons placé cette série d’émission sous l’instance du fétiche et de la cavatine. Aujourd’hui, j’aimerais vous faire entendre une œuvre dont on ne pense pas qu’on peut dire qu’elle est une cavatine car elle est trop longue. J’aurais aimé vous la faire entendre en entier, car c’est une œuvre que j’aime de bout en bout, et peut-il y avoir un goût fétichiste pour une œuvre entière? Non probablement pas, parce que le fétiche, par définition, prend la partie pour le tout. Là, il n’y a pas de partie de plaisir, si on peut dire, pour une œuvre assez austère d’inspiration puisqu’il s’agit d’un requiem. C’est donc une œuvre que je trouve magnifique de bout en bout, c’est une œuvre fétiche.

Nous n’aurons pas le temps d’écouter le dernier mouvement. Il s’agit du Requiem à la mémoire de Luis de Camoëns de Joao Domingos Bontempo.

Bontempo est le contemporain presque exact de Beethoven, de Cherubini. Il a vécu de 1775 à 1842. Il a connu de son temps une très grande réputation, à la fois comme pianiste et comme compositeur et il est tombé dans un oubli qui est un peu plus que relatif. Je me sens une très grande responsabilité car je me demande même si ce Requiem à la mémoire de Camoëns ne connaît pas ici et maintenant sa première audition française sur les ondes d’une radio française (enfin, si je me trompe, je suis sûr que quelqu’un se fera un plaisir de me le signaler).

Ce Bontempo a eu une existence qui frappe un peu par des aspects curieusement contemporains, contemporains de nous, je veux dire, qui pose des problèmes qui sont toujours des problèmes d’aujourd’hui. Il a eu la malchance de devoir faire la plus grande partie de sa carrière à l’étranger parce qu’il venait d’un pays, le Portugal, qui n’offrait pas la possibilité de s’exprimer ou tout simplement de trouver ses moyens d’expression. Je pense que le problème se pose encore aujourd’hui, on peut le poser d’ailleurs en terme de champ, comme dirait Pierre Bourdieu, le Portugal de la fin du XVIIIe siècle, en tant que champ culturel et plus spécialement musical, n’était certainement pas favorable à la formation et à l’expression d’un compositeur de niveau international. Il n’y avait pas d’auditeurs assez nombreux, il n’y avait pas d’école qui puisse former un musicien international, donc Bontempo a fait une grande partie de sa carrière à l’étranger, à Paris où il était sous l’Empire. J’aime à penser qu’il a pu entendre en 1804 la fameuse première audition française du Requiem de Mozart (ce sera d’ailleurs la dernière audition avant 1840), et ensuite à Londres.
Autre aspect assez contemporain pour nous de la carrière, ou tout simplement de la vie, de Bontempo : de grands malheurs politiques. Parce qu’il était portugais et ô combien légitimement travaillé par la nostalgie de son pays, la saudad, il a fait plusieurs tentatives pour retourner au Portugal, une en 1814, en 1816, et la 1820, la bonne, ou la mauvaise. En tout cas ensuite il y est resté, mais il a eu beaucoup de malchance, parce qu’il a été pris dans une guerre qui a beaucoup occupé les esprits dans les années 20 du XIXe siècle, on s’en souvient mal aujourd’hui, la guerre civile portugaise entre don Miguel et sa nièce la petite reine Dona Maria, et la lutte des absolutistes et des libéraux. Le pauvre Bontempo, qui avait vécu à Londres, en France, était bien entendu libéral, et il a passé cinq ans de sa vie, c’est ça que je trouve assez moderne, réfugié, enfermé, au consulat de Russie à Lisbonne. Il n’en est sorti qu’en 1833.
L’œuvre que nous allons entendre a été écrite en 1817, 1818. Elle est donc tout à fait contemporaine du Requiem de Cherubini. Il me semble que c’est entre Beethoven et Cherubini qu’il faut placer Bontempo. La musique de Bontempo est moins savante que celle de ces deux maîtres mais elle a un caractère tout à fait particulier de majesté et de poésie, c’est un requiem il ne faut pas oublier, à la mémoire de Camoëns, c’est un grand requiem marin.

Je me permets de dédier cette audition à tous les Portugais de France.

Domaine privé : Notre rapport aux œuvres

Je reprends la transcription des documents "audio" du site.

Le but est triple:
- donner envie de les écouter
- permettre à ceux qui n'ont pas les moyens ou le savoir-faire informatiques d'avoir une idée de ce qui s'y dit.
- me permettre de retrouver plus tard le passage ou l'anecdote que je cherche grâce au moteur de recherche, sans être obligée de fouiller dans les dix documents du "domaine privé".

La retranscription est un exercice périlleux. Le plus simple et le plus juste (le plus honnête) serait de ne prendre que des notes, ainsi je ne trahirais pas le texte, le document, original. Mais en faisant ainsi, j'atteindrais mon troisième objectif, mais pas le deuxième.
Mais dès que je commence à être plus précise et à faire des phrases, l'obligation morale monte de faire une transcription exacte, de peur qu'on puisse croire que Renaud Camus a prononcé des phrases qui ne sont en fait que ma transcription. Je me plie à cette obligation quelques minutes, puis ma paresse reprends le dessus, je fais des raccourcis... (sans compter la ponctuation, qui est une interprétation, forcément).

Donc le texte suivant est proche, il ne trahit rien je pense, mais ce n'est pas une transcription exacte. Pour savoir ce qu'a dit Renaud Camus, il faut écouter l'émission.

Dernier point : a été mis sur le site des enregistrements provenant de vieilles cassettes audio. Si les morceaux de musique grincent un peu, décidez que cela n'en a que davantage de charme...


M’interroger avec vous sur ce qui fait la réalité de nos rapport avec les œuvres, ce qui nous fait passer de l’indifférence à l’obsession, de l’obsession à la lassitude, pourquoi les longues fréquentations fidèles, pourquoi les éblouissements à éclipse.

Il s’agira surtout de mon rapport avec les œuvres, dans l’espoir que c’est du plus particulier qu’on puisse atteindre au général.

Or quand je m’interroge sur mon rapport avec les œuvres, je me rends compte que ce qui le constitue, c’est un caractère fétichiste. Je n’aime pas tant les œuvres que des morceaux d’œuvres, des phrases, des fragments, des mouvements… En ce sens je pourrais parler d’un fétichisme musical, assez semblable à cette figure de style, la métonymie, qui prend la partie pour le tout, les voiles pour le bateau, l’âme pour les êtres, [etc]. La métaphore transporte d’un point à un autre. En grec moderne, d’ailleurs, on appelle métaphoros ce petit instrument qui permet de transporter des objets lourds : la métaphore, c’est le diable. La métonymie, elle, ne transporte pas ou plutôt elle transporte sur place. Elle ne vise pas à l’ailleurs, elle creuse l’ici. Elle est liée à ce que j’aime peut-être le plus en musique, qui est la cavatine, du latin cavare, ce qui creuse le pas dans son vrai lieu. Une cavatine est ce qui tente d’aller au plus profond de l’heure ou au plus profond de nous-mêmes. Cavatine dans mon esprit tend à désigner plutôt des adagios. Je crois que c’est assez attesté par l’expérience.
Je voudrais vous offrir comme première cavatine une de celles qui m’est le plus chère, l’adagio du quatuor de Wolf. Je n’ai pas trop de scrupules à dépecer le quatuor de Hugo Wolf parce qu’il a été composé tout à fait dans le désordre, le premier morceau composé étant le scherzo, qui a été terminé le 16 février 1879. Je vous rappelle que Wolf était né en 1860. L’adagio, mon adagio fétiche, a été commencé lui à Mayerling dans le Wienerwald le 9 juillet 1880. Mayerling, il ne faut le prendre que comme une métonymie, n’est-ce pas, il ne faut surtout pas que cela produise de sens, la métonymie par rapport à la métaphore ne produit pas de sens, elle ne donne pas une vérité des œuvres, elle offre une harmonique, une harmonique de plus.

[l'adagio (3e mouvement) du quatuor en ré mineur de Hugo Wolf]

L’inconvénient avec les compositeurs dont on sait qu’ils sont devenus fous, c’est qu’on a tendance à entendre la folie, sans doute très abusivement, dans chacune de leurs œuvres. Tout de même, dans cet adagio, il y a un staccato extrêmement inquiétant. J’avais un vieil ami, un vieux monsieur qui est mort depuis, qui lui-même avait été très lié à Raymond Queneau. Il racontait avoir assisté en compagnie de Raymond Queneau à cette extraordinaire représentation qu’avait donné Antonin Artaud du seul deuxième acte du Partage de midi de Claudel. Et Artaud avait fini cette fameuse représentation en s’avançant sur le devant de la scène et en déclarant avec sa voix extraordinaire (ici, imitation de la voix) « Nous venons d’interpréter pour vous le deuxième acte du Partage de midi de Monsieur Paul Claudel, ambassadeur de France, qui est un traître !» Toujours est-il que Raymond Queneau, sortant de cette représentation du deuxième acte du Partage de midi, avait déclaré : «Si ce n’est pas cela, le génie !»

Je vais vous faire entendre maintenant, pour vous prouver qu’on peut aimer la partie et aimer le tout, être fétichiste et amoureux, le premier mouvement, grave allegro. Je prends la responsabilité de dire «Si ce n’est pas cela, le génie !», à vous d’en juger dès les premières mesures.

[1er mouvement, grave allegro, du quatuor en ré mineur de Hugo Wolf, par le quatuor Artis]

Nous nous sommes un peu éloignés de la cavatine, encore qu’il y ait des cavatines dans ce 1er mouvement grave allegro, mais la cavatine c’est tout de même l’adagio du quatuor de Wolf.
Bien entendu on peut difficilement ne pas penser à Wagner et plus spécialement à Lohengrin, mais pas du tout de manière imitative, mais parce qu’il y a des points communs à l’inspiration. On connaît le culte absolument frénétique de Wolf pour Wagner, on connaît cet épisode extraordinaire de Wagner venant assister à une représentation de l’un de ses opéras à Vienne et Wolf et ses amis du conservatoire l’attendant à sa sortie de l’opéra, détachant les chevaux de la voiture de Wagner et ramenant Wagner à son hôtel en tirant eux-mêmes la voiture. Il y a dans les accords planants, dans l’aigu des violons de l’adagio quelque chose qui rappelle le prélude de Lohengrin. Ce que ces musique ont en commun avec la cavatine, c’est que ce sont des musique qui ne vont nulle part, des musiques non directionnelles, ainsi que Les métamorphoses de Strauss. Musiques qui creusent l’ici. Je pense à ce livre de Heidegger Chemins qui ne mènent nulle part, je pense également au poème de Rilke qui fait partie des Quatrains valaisans qui s’appelle aussi « Chemins qui ne mènent nulle part » : Chemins qui ne mènent nulle part/entre deux prés,/que l'on dirait avec art/de leur but détournés,/chemins qui souvent n'ont/devant eux rien d'autre en face/que le pur espace/et la saison.
S’ils ne mènent nulle part, c’est non pas qu’ils ne conduisent à rien, mais qu’ils sont suspendus en l’air : sur les chemins de montagne, il y a un tournant, un virage, et tout d’un coup on ne voit plus le chemin, mais l’espace, et la saison, en effet. Je connais des chemins de cette espèce, en Gascogne, sur une route qui mène à Florence, à partir de l’Ile Bouzon , je connais un petit chemin, qui pour moi est le chemin Köchel 540 parce que il est lié à cette musique qui par excellence ne mène nulle part. Mozart ici creuse le présent. Bien entendu, puisque c’est Mozart, il ne creuse pas avec une pioche très lourde, il creuse avec une infinie délicatesse…

[adagio en si mineur K. 540 de Wolfgang Amadeus Mozart interprété par Claudio Arrau.]

Voilà, « le pas dans son vrai lieu», comme dirait Yves Bonnefoy, ce qui pourrait être une autre définition de la cavatine.

La nostalgie de Nabokov

But "the enchanted eyes of nostalgia" (Nabokov on Gogol) are carrying me far from that pledge to write down only those memories which might illuminate his novels.
Ross Wetzsteon in TriQuaterly number seventeen, winter 1970, p.245


Deux ans plus tôt, c'était Feu pâle, le nec plus ultra de la littéralité; cinq ans plus tard c'était Ada, la summa nabokoviana, véritable machine à engendrer de la nostalgie, mais où celle-ci est si bien maîtrisée, «dramatisée», avec cet humour à la fois malicieux et savant, voir érudit —marque la plus distinctive de l'auteur— qui évite parfaitement le travers dans lequel tombe trop souvent ce sentiment: le débordement.
Michel Gresset dans l'introduction du n°99 de L'Arc de 1985 consacré à Nabokov (réédition du n° de 1964)

Après Gide et Proust, convoquons Nabokov

Ce billet s'inscrit dans la suite d'un autre billet.

"Le sujet de la phrase est davantage dans l'action." Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment.

We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation— the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobe unit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as "shaded" or "spacious" or "landscaped" grounds.
Vladimir Nabokov, premier chapitre de la deuxième partie de Lolita.

Avec nous connûmes, je vois Humbert au volant de sa voiture, Lolita à côté de lui, en train de parcourir l'Amérique et découvrir ses hôtels (Il n'y a pas une chasse d'eau des journaux camusiens, de Journal romain à Outrepas, qui ne m'évoque Lolita).
Avec "nous avons connu", je vois Humbert penché sur son cahier, en train de raconter ses voyages.
C'est ce que j'appelle "un sujet davantage dans l'action".


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réponse de Rodolphe (l'inconscient!)

We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation— the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobe unit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as "shaded" or "spacious" or "landscaped" grounds.
Vladimir Nabokov, premier chapitre de la deuxième partie de Lolita.

Cet exemple me met un peu mal à l'aise. Nabokov commence par employer le prétérit anglais ("we came to know") avant de continuer en français dans le texte (nous connûmes). Est-ce cependant la traduction? "To use a Flaubertian intonation" peut suggérer au contraire que connûmes s'impose en vertu de ses qualités sonores. En outre, le prétérit anglais ne se traduit pas systématiquement par un passé simple. Selon le contexte, le sémantisme du verbe, etc., la logique impose parfois l'imparfait ou le passé composé. Quelle connaissance Nabokov avait-il du français? Votre exemple pourrait certes s'avérer pertinent: vous n'avez néanmoins pas choisi la facilité.


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ma réponse

"To use a Flaubertian intonation" peut suggérer au contraire que "connûmes" s'impose en vertu de ses qualités sonores.
Quelle connaissance Nabokov avait-il du français?

Nabokov est connu pour avoir construit des résonnances, allusions, jeux de mots, transversaux au russe, à l'anglais et au français. Son aisance à ces jeux paraît si grande qu'elle en est devenue mythique.
(Ah Rodolphe, que vous me permettiez d'étaler mes connaissances toutes fraîches (elles datent de quelques recherches suite à la lecture des trois premières Églogues) suffirait à ce que je vous embrassasse (non parce que j'étale (quoique), mais parce que c'est une telle joie de se plonger dans Nabokov)).

Disons tout d'abord que lorsque Nabokov utilise nous connûmes, il sait très précisément ce qu'il évoque ou invoque en utilisant ce temps, et que c'est peut-être justement parce que la même nuance ne peut s'exprimer en anglais qu'il utilise le français. Que la sonorité vienne compléter son dessein est un plaisir supplémentaire et nécessaire, quelque chose qui va de soi, d'une certaine façon, comme dans tout usage poétique de la langue.

Je ne sais pas trop par quoi commencer. Voici les souvenirs d'un élève de Nabokov :

After the initial lecture on good literature and good readers (the course was taught in Goldwin Smith Hall, by the way, a fact which might be of interest to anyone doing research into the sources of the names in Pale Fire), we were told to be sure to bring our copies of the novel to the next class, for the first lecture on each novel consisted largely of a long list of corrections of the inevitably wretched translation.
"Turn to page 15, line eight — cross out 'violet' and write in 'purple'. 'Violet', he would blurt out in a kind of disdainful glee. "Imagine, 'violet' ", he would almost quiver in delight at the exquisite vulgarity of the translator's word-choice.
"Page 18, third line from the bottom — change 'umbrella' to 'parasol'. " He would hold up the book like something damp and greenish found under the sink: "This wingless Penguin..."
I almost remember the translation corrections better than the novels. In Madame Bovary for instance, "steward" became "butler", "fluttered" became "rippled", "pavement" became "sidewalk" — but was Rudolf Emma's first or second lover? Never mind. [...]
Ross Wetzsteon in TriQuaterly number seventeen, winter 1970, p.245

ou (évidemment, ce serait plus parlant en anglais, mais je n'ai que le français sous la main)

«L'if, arbre sans vie! Ton grand Peut-Être, Rabelais:
La grande patate. I.P.H., un très laïque
Institut (I) de Préparation (P)
A l'Hadès (H), ou If, comme nous
L'appelions — grand si !— m'invita à discourir sur la mort
Pendant un semestre («pour traiter du Ver»,
M'écrivit le Président Mc Aber).»

Ligne 501 : L'if
Yew en français. Il est amusant de constater que le mot zemblais pour saule pleureur est également if (yew se traduit par tas)

Ligne 502 : La grande patate Un exécrable jeu de mots, délibérément placé dans cette position épigraphique pour souligner le manque de respect envers la mort. De mes années d'études, il me souvient des soi-disant «derniers mots» de Rabelais, parmi d'autres brillants traits d'esprit dans quelque manuel de français: Je m'en vais chercher le grand peut-être.»
Vladimir Nabokov, Feu Pâle, Canto trois


This is only one facet of Nabokov's multi-lingual nature. His translations, re-translations, pastiches, cross-linguistic imitations, etc., form a dizzying cat's craddle. No biographer has, until now, fully unraveled it. Nabokov has translated poems of Ronsard, Verlaine, Supervielle, Baudelaire, Musset, Rimbaud from French into Russian. Nabokov has translated the following English and Irish poets into Russian: Rupert Brooke, Seumas O'Sullivan, Tennyson, Yeats, Byron, Keats and Shakespeare. His Russian version of Alice in Wonderland (Berlin, 1923) has long been recognized as one of the keys to the whole Nabokov œuvre. Among Russian writers whom Nabokov has translated into French and English are Lermontov, Tiuchev, Afanasi Fet and the anonymous of The Song of Igor's Campaigne. His Eugene Oneguine, in four volumes with mammoth textual appartus and commentary, may prove to be is (perverse) magnum opus. Nabokov has published a Russian text of the Prologue to Goethe's Faust. One of is most bizarre feats is a re-translation back into English of Konstantin Bal'mont's "wretched but famous" (Andrew Field: Nabokov, p.372) Russian version of Edgar Allan Poe's The Bells. Shades of Borges's Pierre Menard!
Equally important, if not more than these translations, mime, canonic inversions and pastiches of other writers —darting to and fro between Russian, French, German, English and American—are Nabokov's multi-lingual recastings of Nabokov, the principal translator into English of his own early Russian novels and tales, but he has translated (?) Lolita back (?) into Russian, and there are those who consider this version, published in New York in 1967, to be Nabokov,s crowning feat.
George Steiner in TriQuaterly number seventeen, winter 1970, p.122


C'est en 1948, je crois, que Vladimir Nabokov vint enseigner à l'université de Cornwell [...]
Si l'on s'était attendu à ce que Nabokov enseignât le russe, cette illusion fut vite dissipée. non seulement il n'entendait rien à l'enseignement des langues aujourd'hui, mais, dans la mesure où il s'en instruisait, il n'avait que dédain pour des méthodes où il ne voyait que préjugés et défis à la culture. Pour lui, le langage était un instrument extrêmement sensible, que rien ne pouvait éprouver mieux, et finalement éclairer, que la littérature elle-même. Vouloir étudier le russe, ou n'importe quelle autre langue, par voie de phonèmes ou de morphèmes, lui répugnait tout simplement.
[...]
Il constituait un mélange curieux de sens esthétique et de simple bon sens: cette combinaison étonnait sans cesse ses collègues. la littérature pour lui n'était pas tant un moyen d'expression qu'une façon de dominer le langage, et presque de l'exténuer. [...]
David Daiches in L'Arche n°99, 1985, réédition du numéro de 1964 consacré à Nabokov, p.65 et 66


[...] he has translated (?) Lolita back (?) into Russian, and there are those who consider this version, published in New York in 1967, to be Nabokov's crowning feat.
George Steiner

My private tragedy, which cannot, and indeed should not, be anybody's concern, is that I had to abandon my natural idiom, my untrammeled, rich, and infinitely docile Russian tongue for a secon-rate brand of English, devoid of any of those apparatuses —the baffling mirror, the black velvet backdrop, the implied associations and traditions— which the narrative illusionist, frac-tails flying, can magically use to transcend the heritage in his own way.
dernière phrase de la postface de Nabokov à Lolita

A propos de la traduction de Lolita en russe :

I am only troubled now by the jangling of my rusty Russian strings. The history of this translation is a history of disillusion. Alas, that "marvellous Russian" which, I always thought, constantly awaited me somewhere, blooming like true spring behind hermetically sealed gates to which I kept the key for so many years — that Russian turns out to be non-existent. And behind the gates there is nothing, except charred stumps and a hopeless automn vista, the key in my hand is more like a lock-pick.
Nabokov dans la postface de sa Lolita russe Traduction de Irwin Weil dans TriQuaterly (op. cit.), p.282

L'imparfait du subjonctif (et le passé simple)

2 heures et demie. Encore une journée bien commencée qui capote sur ma faiblesse : à dix heures je me préparais à répondre enfin à la lettre d'un lecteur des Manières du temps. Il me parlait de certains passages que j’ai voulu relire avec son œil. J’ai donc pris le livre, et m’y suis abîmé deux heures. Comme ce lecteur-là était extrêmement bienveillant et que j’ai toujours tendance à me rallier aux opinions, bonnes ou mauvaises, qu’on m’exprime, j’ai trouvé qu’en effet certaines pages n’étaient pas trop mauvaises. Il y a là trop de préciosité, sans doute, et l’auteur se sort mal de l’exaspérante question du subjonctif imparfait : il y est attaché en principe, et aux règles en général ; mais l’application stricte de celle-ci a quelque chose d’affecté (c’est du moins mon avis).

Renaud Camus, Journal romain, extrait de l'entrée du 14 février 1986

A m'essayer aux joies du subjonctif imparfait depuis deux ans, j'ai fait quelques constatations. Tout d'abord, il devient assez rapidement naturel, et il faut faire attention à ne pas le suremployer: la concordance des temps dépend du sens et ne doit pas être appliquée mécaniquement. D'autre part, l'esthétique du subjonctif imparfait dépend du groupe auquel appartient le verbe: assez laid pour les verbes du premier groupe, sans intérêt car quasi invisible pour les verbes du deuxième groupe , le subjonctif imparfait révèle des trésors utilisé pour les verbes du troisième groupe. C'est souvent plus joli à l'oreille et à l'âme que le subjonctif présent.

En écoutant le révérend Dusseroy mercredi dernier, je pris conscience que le passé simple était sans doute autant en danger, voir plus, que le subjonctif imparfait. Il est peut-être davantage en danger car prendre l'habitude d'utiliser le passé simple à l'oral à la place du passé composé est très difficile.

Voici un extrait que j'aime beaucoup de la leçon inaugurale d'Harald Weinrich au Collège de France le 29 janvier 1993, extrait fort en suspense et que l'accent de Weinrich rend absolument charmant:

[...] Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui.
[...] Madame de Sévigné se conforme méticuleusement à cette règle. Ainsi par exemple l'adverbe hier est un déclencheur presque automatique du passé simple: "Je fus hier à un service de M. le chancelier à l'oratoire." Inversement, l'adverbe aujourd'hui déclenche presque infailliblement le passé composé : "Aujourd'hui 17 novembre 1664 Monsieur Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette."
[...] La mort du duc de La Rochefoucauld nous permettra d'être plus précis encore. En fait, nous apprenons par une lettre de Mme de Sévigné qu'il est mort exactement à minuit entre le 16 et le 17 mars 1680. Mme de Sévigné, qui communique cet événement d'ailleurs très douloureux pour elle dans une lettre du 17 mars, se trouve alors devant un choix assez difficile du temps verbal adéquat: mourut-il à 24 heures du 16 mars ou est-il mort à 0 heure le 17 mars? Elle se décide à mettre le passé composé. [...]

(Dans la suite de son exposé, H. Weinrich expose toutefois ses doutes quant à l'opportunité d'utiliser les règles de l'âge classique pour parler et écrire aujourd'hui.)


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Rodolphe m'a répondu :

Chère Valérie, ce qui rend peut-être difficile l'emploi du subjonctif imparfait, ce n'est pas tant les sonorités prétenduement cocasses ou desagréables qu'une réputation désastreuse. Ainsi, "chantassions" vous dérange. Vous devrez donc vous passer de "fascination", d' "addition", etc. (Je reprends ici la démonstration de Gide.)

"Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui".

Cette règle est trop rudimentaire, ou même simpliste. Pour bien comprendre la valeur des temps verbaux, il faut garder à l'esprit qu'une forme verbale exprime à la fois le temps chronologique et un "aspect" de l'action. Comme le passé simple, le passé composé situe l'action, ou un état, sur la partie gauche de l'axe chronologique. Mais par le jeu de l'auxiliaire, le passé composé précise que les conséquences de l'action se font sentir jusque dans le présent. Bien sûr, plus l'action est lointaine, plus ses conséquences risquent de s'estomper. Dans ces conditions, la règle de Weinrich est validée.


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ma réponse

Comme vous y allez... Il n'en faudrait guère plus pour que je m'émusse de vos insinuations. Je n'ai pas parlé de la première personne du pluriel, j'emploie davantage la première du singulier, la deuxième du pluriel et les troisièmes personnes. Ce qui me dérange dans les verbes du premier groupe, c'est le "a" de l'affixe. Le troisième groupe propose des affixes en i et en u que je trouve plus jolis, plus discrets (comparez que vous brouillassiez et que vous bouillissiez, que je peignasse et que je peignisse). Je préfère les verbes qui condensent leur radical au passé simple (radical sur lequel se forme le subjonctif imparfait )(venir, prendre, mettre, etc), il y a également des considérations de longueur du mot. Il s'agit selon les moments d'employer discrètement le subjonctif imparfait parce qu'il doit s'employer, ou de le mettre en relief dans une volonté rieuse ou batailleuse ou par esbrouffe. (Le subjonctif imparfait n'est plus obligatoire depuis 1905, je crois).

"Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui".

Cette règle est trop rudimentaire, ou même simpliste.

'' Vous êtes plus affirmatif qu'Harald Weinrich. Cette règle est citée par Friedrich Diez dans la Grammaire des langues romanes''. On en trouve l'origine chez Henri Estienne au XVIe, certains grammairiens du XVIIe la diffusent tandis que d'autres contestent un usage mécanique, purement chronologique, des temps.

Dans sa leçon inaugurale, Weindrich rappelle la structure dissymétrique des temps, quatre temps pour le passé en grec, trois en latin, à nouveau quatre dans les langues romanes. La multiplicité des temps pour évoquer le passé serait dû à la valeur narrative de la langue. Il note l'effacement progressif du passé simple à partir du XIXe dans toutes les langues romanes, qu'il lie, en citant un essai de Walter Benjamin, Le Narrateur, à la prépondérance accordée progressivement à l'information (le journaliste) contre l'expérience (le sage). Il remarque d'ailleurs que le passé simple recule moins en Italie du Sud, moins industrialisée, qu'en Italie du Nord. Il note d'autre part que si le passé composé tend à remplacer le passé simple dans les récits oraux de tous les jours, c'est plutôt le présent qui est utilisé dans les récits oraux plus formels.

Enfin, Weindrich souligne que l'usage du passé simple par Madame de Sévigné reste une caractéristique du style de Madame de Sévigné, et que ce style est également la marque d'une mentalité. Il paraît déconseiller l'application systématique de cette règle aujourd'hui.

Tout cela reste une question de choix.


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réponse de Henri

Mais si le journaliste occupe le devant de la scène en tant qu'informateur, ne serait-il pas plus logique que "son" temps soit le passé simple, propre au récit des événements? Et le "temps du sage", est-ce que ce ne serait pas plutôt le présent de vérité générale, ou le passé composé actualisant le passé dans le présent? La remarque de W. Benjamin me surprend. En tous cas, l'effacement du passé simple semble coïncider avec une certaine modernité, avec "l'heure Adler", comme dit Renaud Camus dans son Journal. L'heure Adler, c'est l'heure du présent perpétuel de l'énonciation...


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ma réponse

Oups. Benjamin ne parle pas du passé simple, ce n'est pas sa préoccupation, c'est Weindrich qui s'appuie sur les observations de Benjamin pour étayer ses hypothèses. Je ne possède qu'une cassette, ce qui m'oblige à des transcriptions extrêmement fastidieuses, j'ai donc choisi de résumer. Or les citations de Benjamin par Weindrich et les hypothèses de Weindrich à partir de Benjamin s'entremêlent étroitement.

Benjamin prédit la fin de la narration avec l'avènement de l'information : "l'art de narrer touche à sa fin". Il s'agit de la narration orale, celle qui consiste à transmettre son expérience. C'est Weinrich (et non Benjamin) qui, reprenant cette hypothèse de Benjamin à son compte, y lit une explication possible de la disparition du passé simple, le passé simple étant à son avis le temps narratif par excellence, celui qui dépeint l'action (premier plan) sur l'arrière-plan de l'imparfait.

Pour ma part, je ferais un autre détour que Weinrich, mais j'arriverais aux mêmes conclusions. Le passé simple me semble-t-il est un temps de la surprise, de l'action, de l'enthousiasme, de la nervosité. Je lierais sa disparition au "désenchantement du monde" (ce qui revient à remplacer Benjamin par Max Weber), le passé composé étant un temps plus détaché et plus blasé. Il me semble que le passé simple implique davantage le narrateur dans l'action qu'il décrit tandis que le sujet de la phrase est davantage dans l'action. (Ils défilèrent devant le cercueil papal. Ils ont défilé devant le cercueil papal. Nous connûmes. Nous avons connu.) Il y aurait une façon simple de vérifier cette hypothèse: si elle est vraie, L'Equipe, dernier journal enthousiaste et angoissé, devrait utiliser nettement plus de passé simple que la moyenne. Il faudrait demander une étude à Anton ou Finkielkraut.

(Avez-vous noté les passés simples amusants d' Outrepas, avec leurs erreurs d'affixe?)


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réponse de Rodolphe

Le Bétis commença par péter les plombs. [...] Le très vétuste stade Manuel Ruiz de Lopéra fut en effet plongé dans le noir [...]. Ses joueurs réussirent pourtant dix bonnes première minutes [...]. Monaco vit ainsi Maicon [...]. Sorlin trouva ensuite Chevanton, qui remit judicieusement [...]. Ce début encourageant mais inefficace piqua le Betis au vif, et les Andalous se mirent à développer des mouvements plus dangereux.
L'Equipe, le 10 août 2005

La suite de l'article est essentiellement rédigée au passé simple. Pour les comptes rendus d'événements, je confirme que L'Équipe fait un sort au passé simple.

"Je lierais sa disparition au "désenchantement du monde"." Cette remarque me semble un peu naïve.

" Il me semble que le passé simple implique davantage le narrateur dans l'action qu'il décrit tandis que le sujet de la phrase est davantage dans l'action." D'un point de vue purement linguistique, c'est faux. Le passe simple présente, comme il l'indique assez bien, une action située sur la partie avant de l'axe chronologique, mais de façon distanciée, froide, objective. C'est encore la notion d'aspect qui est ici déterminante. Si vous employez le passé composé, vous présentez la même action, cette fois dans sa relation avec le présent. Avec le passé simple, le "procès", comme disent les savants, s'étale nûment, si j'ose dire, en dehors de tout contexte (Est-ce clair?). Cependant, et là vous avez raison, quoique confusément, employer le passé simple aujourd'hui, c'est prendre un ton épique, raconter avec fougue et passion un fait, important ou banal.

"Le sujet de la phrase est davantage dans l'action." Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment.


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ma réponse

Merci d’avoir pris la peine de valider (à son petit niveau) mon hypothèse. Il est d’ailleurs paradoxal que vous parveniez d’un même mouvement à la valider et à la mettre en doute… (Suprême bathmologie ?)

Cela vous paraîtra sans doute étrange, mais je n’échangerais pas ma naïveté contre votre assurance. Elle est sans doute l’un de mes biens les plus précieux, la source justement d’un enchantement du monde. Lorsque vous dites « D'un point de vue purement linguistique, c'est faux » ou « Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment. », vous indiquez précisément la source de notre divergence (si cela doit s’appeler divergence). Je ne m’appuie pas spécialement sur la linguistique, mais effectivement sur le sentiment, ou plus exactement sur le ressenti (et là, comme vous brandîtes Gide, je pourrais exhiber Proust). Le ressenti est pour moi la grande affaire. Vous êtes-vous amusé, vous amûsâtes-vous, vous amusez-vous, à transposer tout un texte (très simple, une lettre personnelle fait l’affaire) de la seconde personne du singulier à la seconde du pluriel, à transformer tous les passés composés en passés simples, à utiliser strictement tous les imparfaits du subjonctif là où ils étaient (sont, auraient été) nécessaires, jouâtes-vous à goûter une phrase pour le (s) d’un verbe qui transformait un espoir (conditionnel) en promesse (futur) ? Essayâtes-vous de déterminer le plus précisément le moment, l’endroit de la phrase, où la sensation bascule, où le fait d’avoir changé un temps, une personne, change le sens, et essayâtes-vous de comprendre pourquoi, ce que cela touchait en vous ?

Lorsque tu disais « D'un point de vue purement linguistique, c'est faux » ou « Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment. », tu indiquais précisément la source de notre divergence (si cela doit s’appeler divergence). Je ne m’appuie pas spécialement sur la linguistique, mais effectivement sur le sentiment, ou plus exactement sur le ressenti (et là, comme tu as brandi Gide, j’exhiberai Proust). Le ressenti est pour moi la grande affaire. T’es-tu amusé, t’amusas-tu, t’amuses-tu, à transposer tout un texte (très simple, une lettre personnelle fait l’affaire) de la seconde personne du singulier à la seconde du pluriel, à transformer tous les passés composés en passés simples, à utiliser strictement tous les imparfaits du subjonctif là où ils eussent été nécessaires, jouas-tu à goûter une phrase pour le (s) d’un verbe qui transforme un espoir (conditionnel) en promesse (futur) ? Essaieras-tu de déterminer le plus précisément le moment, l’endroit de la phrase, où la sensation bascule, où le fait d’avoir changé un temps, une personne, change le sens, essaieras-tu de comprendre pourquoi, ce qui est touché en toi ?

Ressentir et goûter me sont bien plus chers que la linguistique. Vous pouvez trouver cela puéril, ce n’est pas grave, je le supporterai.


«Avec le passé simple, le "procès", comme disent les savants, s'étale nûment, si j'ose dire, en dehors de tout contexte».
Il se trouve que j’ai précisément l’expérience inverse : je trouve très difficile d’utiliser un passé simple sans ajouter un contexte ou une précision.
Exemple : je découvris hier soir votre message sur le site.
Ne pensez-vous pas qu’on attend davantage, que le passé simple condamne le sujet à l'action (c'est en ce sens que je dis que le sujet est davantage dans l'action)? (et j’allai me coucher. Et je décidai de répondre le lendemain)
Ou : j’ai découvert hier soir votre message sur le site.
Sentez-vous le même besoin de précision supplémentaire ? (Laissez tomber la linguistique. Que sentez-vous ? (C’est important, c’est fondamental : un seul auteur, des milliers de lecteurs : comment savoir ce que l’on transmet, ce qui est ressenti, quel miracle de faire ressentir ce que l’on souhaitait, quel drame ou quel étonnement de faire ressentir autre chose.))


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réponse de Rodolphe

Excusez-moi, Valérie, je crois que j'ai commis une erreur! Effectivement, "le sujet est davantage dans l'action dans le passé simple": à la différence des temps composés, les temps simples présentent l'action dans leur globalité. Le passé composé, comme le plus-que-parfait d'ailleurs, insiste plutôt sur l'accomplissement, sur l'instant d'achèvement, qui peut être passé, présent ou futur.

En revanche, le narrateur s'efface quand il sélectionne le passé simple. Remarquez d'ailleurs que ce temps est l'une des caractéristiques du récit (voir Benvéniste) à la troisième personne, celui du narrateur omniscient, "hétéreodiégétique". Ici, le ressenti n'entre pour rien; les mots et les formes expriment. Le passé simple, c'est l'absence d'angle.

Vous dites éprouver le besoin de préciser le passé simple en plaçant des adverbes ici et là. Besoin légitime. Le passé simple situe quelque part dans le passé, ignorant à la fois le présent (à la différence du passé composé) et ces tranches de temps qui lui sont antérieures (que le plus-que-parfait ou le passé antérieur sauront décrire). Il lui faut donc de petits adverbes ou de longues descriptions.

Pour une défense du roman policier

Citations mises en ligne par Jean-Marc Bonnet:

On notera que plusieurs auteurs "majeurs" ont donné ses lettres de noblesse au roman policier.

Le plus attendu sur ce thème est Borges, qui écrivait :

Une chose est certaine et parfaitement évidente : notre littérature tend vers le chaos. La tendance est au vers libre parce qu'il est plus facile à faire que le vers régulier qui, à vrai dire, est fort difficile. On a tendance à supprimer les personnages, les arguments, tout est très vague. A notre époque si chaotique, une chose modestement a gardé ses vertus classiques : c'est le roman policier. On ne conçoit pas, en effet, un roman policier qui n'ait pas un commencement, un milieu et une fin. Je dirai pour défendre le roman policier qu'il n'a pas besoin d'être défendu...


De même, Gide, qui était par ailleurs un grand amateur de Simenon, notait dans son journal :

Lu avec un intérêt très vif (et pourquoi ne pas le dire avec admiration) Le Faucon maltais de Dashiell Hammett dont j'avais déjà lu, mais en traduction, l'étonnante Moisson rouge (...). En langue anglaise, ou du moins américaine, nombre de subtilités des dialogues m'échappent ; mais dans La Moisson rouge, ils sont menés de main de maître et en remontrent à Hemingway ou à Faulkner même, et tout le récit est conduit avec une habileté et un cynisme implacables...


Et, beaucoup plus surprenant, Somerset Maugham déclarait :

Il se peut, lorsque les historiens de la littérature viendront à examiner la fiction produite au cours de la première moitié de ce siècle qu'ils passent assez légèrement sur les compositions des romanciers "sérieux", pour tourner leur attention vers les réussites immenses et variées du roman policier... Ils se tromperont lourdement s'ils se contentent de l'attribuer aux progrès de l'alphabétisation qui aurait créé une masse considérable de nouveaux lecteurs, avides mais sans éducation ; ils seront obligés de reconnaître que le roman policier était aussi lu par des hommes de savoir et des femmes de goût. Je propose une explication toute simple : les auteurs de romans policiers ont une histoire à raconter et ils la racontent avec concision...

Le parti de l'intelligence

Les Antimodernes cite Henri Massis (p.232) :

[...] la victoire de Pascal est une victoire dangereuse [...], c'est la victoire de l'irrationnel; c'est, en outre, la victoire du pessimisme, d'une conception pathétique et romantique du monde, [...] du divin, de l'inquiétude, de l'intuition, de la violence, que sais-je encore! [...] J'ajouterai [...] c'est la victoire du modernisme. Il ne suffit pas, en effet, de se déclarer violemment antimoderniste pour ne pas l'être, si l'on installe le modernisme dans la place. C'est bien de chasser Descartes : mais y mettre Bergson sous le nom de Pascal, c'est un autre danger.

Antoine Compagnon continue : «Passage fort éclairant, qui expose la genèse du manifeste du «Parti de l'intelligence» publié dans Le Figaro au lendemain de la guerre, en 1919, et signé, entre autres, par Maurras, Massis et Halévy.»

Et là, debout dans le métro, je souris. Le Parti de l'intelligence? Manifeste signé par Maurras? Est-ce que ce n'est pas à peu près le nom de la pétition des Inrockuptibles de février 2004? Ce serait trop beau...
Rentrée chez moi, je fais une recherche dans Google, et je trouve ça, qui me fait rire (avec un goût de vengeance qui se mange froide) :

Vous êtes contre l’OTAN et le tout-au-marché ; mais le libéral-kaki Daniel Cohn-Bendit vous séduit. Contre la fric-culture ; mais vous achetez les disques découverts dans des magazines culturels gavés de publicité. Vous pensez aux sans-papiers, aux immigrés, aux femmes battues, aux recalculés de l’Assedic, aux sans-logis, aux Tibétains… Comment survivent-ils ? Pour les aider, vous seriez prêt à tout. Même à expédier un courrier électronique. Bingo ! Vous appartenez au cœur de cible des Inrockuptibles, l’hebdomadaire des gens qui souffrent intelligemment au nom des autres.

Suit un portrait pas gentil de Sylvain Bourmeau (avec quelques faits précis.)

Et en note de bas de page: «En choisissant le titre de leur pétition, Les Inrockuptibles, dont l’histoire n’est pas le fort, ignoraient l’existence d’un glorieux antécédent… Le 19 juillet 1919, Le Figaro publiait un manifeste «Pour un parti de l’intelligence» signé par Charles Maurras et ses amis de l’Action française. «Le parti de l’intelligence, expliquaient-ils, c’est celui que nous prétendons servir pour l’opposer à ce bolchevisme qui, dès l’abord, s’attaque à l’esprit et à la culture, afin de mieux détruire la société, la nation, la famille, l’individu.» Les pétitionnaires fulminaient contre la «Déclaration d’indépendance de l’esprit» signée par Romain Rolland, Jules Romains, Albert Einstein, Bertrand Russell, Stefan Zweig. Ces Sardons déploraient: «La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements». Et ils affirmaient ne travailler que pour «le peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève» (L’Humanité, 26.6.1919). »

Enhardie, je fais une recherche dans le site de www.homme-moderne.org sur les mots "Renaud Camus", et je trouve une chaude recommandation pour Vaisseaux brûlés.
Mon Dieu mon Dieu, RC est récupéré par les libertaires!

La méthode de Thibaudet

A sa mort en 1936, Albert Thibaudet s'était imposé comme l'un des observateurs le plus avisé de la vie littéraire et politique de la Troisième République. En ce temps-là on croyait encore que la condition humaine ne pouvait être comprise sans la littérature, qu'on vivait mieux avec la littérature, et la critique littéraire faisait figure de discipline souveraine, rendait légitime de parler de tout sans être spécialiste de rien.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.253

Je n'avais jamais entendu parler de Thibaudet avant de lire ce livre. Je crois que Thibaudet me plaît beaucoup:

Certes, concédait Thibaudet, pour « repérer les empreintes » et « restituer le mouvement » de la création, «il y faudrait des sens et une finesse de Peau-Rouge», ce nez qui manquait à Taine et que Bergson appelait intuition: «[…] supposer l'œuvre non encore faite, l'œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieure à elle, qui la dépose et qui la dépasse.» Pour cette critique « qui épouserait la genèse même de l'œuvre », l'intelligence ne suffisait pas, et la «sympathie de sentiment» devenait vitale. C'est pourquoi Thibaudet estimait, dans une maxime qui le définit tout entier, que « la muse véritable de la critique c'est l'amitié », à l'œuvre dans les meilleures pages de Sainte-Beuve et indispensable pour réaliser la «création continuée de l’artiste par la critique». Bergson reconnaissait son idéal: «l’auteur qu’on étudie ne sera plus comparé à d’autres, ou ne le sera qu’accessoirement ; on le comparera plutôt à lui-même, en adoptant pour un instant son mouvement, en définissant ainsi sa direction, ou mieux sa tendance.»
Thibaudet n’a jamais été plus fidèle à cette méthode que dans son Flaubert (et dans son Montaigne posthume), suivant le fil de la biographie, mais sans la moindre psychologie, combinant intelligence et instinct à la recherche de l’unicité d’un être dans les méandres de l’œuvre. Ramon Fernandez pensait qu’entre ses premiers ouvrages un peu denses, le livre sur Mallarmé, et surtout Trente ans de vie française qui a, suivant une image de leur auteur, la consistance d’ «une soupe d’Auvergnat où la cuillère tient toute seule», et les alertes essais plus tardifs, les Valéry, Amiel, Mistral et Stendhal, Thibaudet avait trouvé son équilibre dans le Flaubert, où il « "épouse" la vie, la durée de son auteur, le rythme et les nuances intérieures du génie de celui-ci.» Sa démarche, ni objective ni subjective, repose sur l’identification avec l’écrivain, parcouru comme un paysage ou un territoire: «Ce qu’il faut envisager, disait Thibaudet, ce n’est pas une ligne avec des hauts et des bas, c’est un ensemble, un pays moral et littéraire dans sa durée et sa complexité.» Voir une vie et une œuvre comme un pays, c’est casser la linéarité de l’histoire par la multiplicité de l’instant.»

Ibid., p.269

Un peuple nain

La souveraineté populaire était depuis longtemps la bête noire de De Maistre. A propos de «l'admirable Burke», il demandait à un ami dès janvier 1791 : «Comment trouvez-vous que ce rude sénateur traite le grand tripot du Manège et tous les législateurs Bébés? Pour moi j'en ai été ravi, et je ne saurais vous exprimer combien il a renforcé mes idées anti-démocrates et anti-gallicanes. Mon aversion pour tout ce qui se fait en France devient de l'horreur.»
La «canaillocratie» et les «législateurs Bébés»: de Maistre ne perd jamais l'occasion de ces pointes assassines ironisant sur le peuple souverain. Suivant le Petit Robert, la première attestation de bébé en français, de l'anglais baby, daterait de 1841. Suivant le Grand Robert, cependant, qui se réfère à Dauzat, la date serait 1793. Comme la citation de De Maistre le montre, les choses sont imprécises et plus compliquées. Suivant Littré, en effet, «Bébé», avec la majuscule — or de Maistre met, semble-t-il, cette majuscule —, était le surnom du nain du roi Stanislas, duc de Lorraine (1739-1764), diminutif et pauvre d'esprit, avant que le substantif ne désignât une personne de petite taille, puis un tout petit enfant. Parlant de «législateurs Bébés», de Maistre pense donc vraisemblablement à des nains plutôt qu'à des nouveaux-nés, au peuple diminué, rabougri déchu, plutôt au peuple enfant, en puissance, prêt à grandir [...]»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.139

Paradoxe des antimodernes

«Les Royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques», apprend Lousteau à Rubempré dans Illusions perdues: «par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature, tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et le thème classique[1].» C'est le début d'un chiasme dont Baudelaire se moquait : pas plus conservateurs en art que les adeptes du progrès social, «des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société[2]» — précoce anticipation de la thèse de Thibaudet sur le tempérament dextrogyre des lettres en face d'une vie politique d'inclination sinistrogyre.
L'ambiguïté de Chateaubriand, modèle de l'antimoderne, est exemplaire. Rêvant à son destin si la Révolution n'avait pas eu lieu, il voyait un médiocre portrait dans un grenier oublié: «[...] si l'ancienne monarchie eût subsisté [...], je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. "C'est votre grand-oncle François, le capitaine du régiment de Navarre: il avait bien de l'esprit! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots: Retranchez ma tête, et dans l'Almanach des Muses la pièce fugitive: Le Cri du cœur[3].» En lui, nageur entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves[4]»,s'accomplit une alliance étrange de penchants conservateurs et progressistes; son romantisme politique combine une révolution spirituelle et esthétique avec une réaction politique; il réclame silmutanément l'autorité (du roi) et la liberté (de la presse); il est à la fois authentiquement ultra et véritablement libéral; avec lui commence l'esthétisation de la politique.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.127


Notes

[1] Balzac, Illusions perdues, Pléiade t.V, p.337

[2] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Pléiade, t.I, p.691

[3] Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe, Pléiade, t.II, p.654

[4] Ibid, p.1027

Le Quinconce, de Charles Palliser

Le Quinconce est un roman à la manière de Dickens que l'on pourrait qualifier de policier puisque son ressort principal est une énigme.
La solution de l'énigme n'est pas donnée. Les derniers mots du livre, "my grandfather's sword", constituent un indice décisif qui oblige le lecteur consciencieux à rouvrir le livre au début pour relire les mille pages qu'il vient de terminer (cinq tomes dans la traduction française) pour tenter de reconstituer un arbre généalogique qui ait un sens.

Les traducteurs suédois (il me semble que c'étaient les Suédois) se sont heurtés à un obstacle de taille : il n'existe pas de mot générique pour désigner un grand-père, il s'agit toujours du grand-père paternel ou maternel. Or cette précision est décisive au moment d'élaborer une solution à l'énigme. (L'auteur, Charles Palliser, raconte qu'à sa grande stupéfaction il a rencontré lors d'une séance de signatures deux lecteurs ayant chacun une hypothèse cohérente et tout à fait plausible sur ce qui c'était "réellement" (si je puis dire) passé dans le livre qu'il avait écrit. L'auteur ignorait qu'il avait écrit deux solutions).

Je ne sais pas comment les traducteurs se sont tirés de ce mauvais pas.

Citation d'une citation d'une citation

Pas de meilleure description de l'antimoderne qu'à la faveur du portrait croisé de de Maistre, et de Bonald par Emile Faguet, qui souligne combien «[l]eurs natures intellectuelles sont opposées.1». De Maistre «est un pessimiste» qui exagère à plaisir l'existence du mal, tandis que Bonald est «un optimiste» qui «voit l'ordre et le bien immanents au monde». «L'un est extrêmement compliqué, et captieux, et a mille détours. L'autre […] a le système le plus simple, le plus court et le plus direct. — L'un est est paradoxal à outrance, et croit trop simple pour être vraie une idée qui n'étonne point. L'autre voudrait ne rien dire qui ne fût absolument traditionnel et de toute éternité […]. — L'un est mystificateur et taquin, et risque scandale au service de la vérité. L'autre, grave, sincère et d'une probité intellectuelle absolue.» Bref, «l'un est un merveilleux sophiste, et l'autre un scolastique obstiné.2»
Notre préférence va au premier: pessimiste, compliqué, paradoxal et taquin.»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.19
Ce "taquin" m'enchante.



Note
1 : Emile Faguet, «Joseph de Maistre», Politiques et moralistes du XIXe siècle. Première série, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1891, p. 69.
2 : Idid, p. 69-70.

Ambition

La lecture des Antimodernes d'Antoine Compagnon m'amène à ouvrir Mon cœur mis à nu, de Baudelaire :

Saint-Marc Girardin a dit un mot qui restera : Soyons médiocres.
Pléiade t1, p 696

Les antimodernes d'Antoine Compagnon

L'antimoderne est souvent réactionnaire, bien sûr, mais pas toujours. Il se situe, selon la formule que le dernier Barthes utilisa pour lui-même, «à l'arrière-garde de l'avant-garde». C'est un «mécontemporain» façon Péguy qui vitupère en général, donne rendez-vous au pire et se distingue du traditionaliste ou du conservateur en ceci qu'il n'ignore rien de ce qui est mort dans le passé — qu'il se dispense donc de chérir en vain. […] Du coup, le profil de l'antimoderne se précise: c'est un moderne non dupe, un homme de droite qui vient de gauche, un pessimiste qui ferraille contre les aficionados de l'Avenir radieux, un esprit gyrodextre mal vu par les notables des deux camps, et toujours en délicatesse avec son temps. Or il se trouve que ce genre d'individu — le sous-titre de cet ouvrage suggère qu'on en rencontre «de Joseph de Maistre à Roland Barthes» — fut sans cesse l'aiguillon et le sel de notre histoire littéraire. Sans cet «agent double», sans sa manie d'avancer en liberté et à reculons, de résister au credo du jour, le moderne se calcifie. […]

extrait de la critique de Jean-Paul Enthoven dans Le Point du 21 avril 2005 portant sur Les Antimodernes d'Antoine Compagnon

Anthologie de la poésie russe pour enfants (bilingue)

Extrait de l'introduction:
La situation allait devenir tragique lorsque la critique fit place à la répression vers la fin des années trente, au plus fort de la terreur stalinienne. Si Marchak et Tchoukovski sont épargnés (le second avait pourtant écrit dès 1923 Le Cafard, un conte en vers où les adultes ne tarderont pas à «reconnaître» le tyran du pays : "Il rugit et il se fâche/ En remuant ses grosses moustaches/ Attendez que je vous attrape/ Que tous d'un coup je vous avale!"), nombre des poètes et d'écrivains russes de talent qu'ils avaient réunis autour d'eux vont disparaître en prison ou dans les camps: Vvédenski, Kharms, Oleïnikov et d'autres. Ces trois poètes faisaient partie du groupe OBERIOU (Association de l'art réel); créé à Léningrad en 1927, qui par l'absurde et l'humour cherchait à pénétrer l'essence du monde au-delà de ses apparences logiques et pseudoréalistes, figées. Comme d'autres poètes soviétiques qui, ne pouvant publier, se réfugiaient dans la traduction ou dans la littérature enfantine, les «oberiou» choisirent naturellement cette dernière.

Le conseil de la souris de Samuel Marchak
Fais comme moi, petit lecteur :
Pour apprendre un livre par cœur,
Tu n'as pas besoin de le lire –
Le grignoter doit te suffire!


Leçon de français de Roman Sef
Il y avait
Dans la rivière
Un gros brochet
Qui savait se taire
En français.
Les canards
Si bavards,
Les hochequeues
Si curieux
Lui demandaient :
«Cher ami, cher brochet,
Taisez-vous un peu
En français.»
Et le brochet
Se taisait,
Se taisait tout le temps
En pur français.


L'orange d'Oleg Grigoriev
Boris, assis sur un rondin, mangeait une orange.
Quartier après quartier.
Nicolas est venu s'asseoir près de lui.
— C'est bon?
— Très bon! répond Boris.
— Ah! soupire Nicolas. Si j'avais eu une orange, je l'aurais partagé avec toi.
— Ouais, dit Boris en avalant son dernier quartier d'orange. Dommage que tu n'aies pas d'orange !

Des poils en récompense

Je collectionne les nez, les poils, la bêtise.

Les poils sont de loin le plus difficile à trouver:
Now Jove in his next commodity of hair send thee a beard.

William Shakespeare, ''La Nuit des rois'', acte III, scène 1
traduit dans l'édition bilingue de la collection Bouquins par Victor Bourgy: «Que Jupiter t'accorde une barbe, à sa prochaine allocation de poils!»

Prédéterminé

Les visages humains ne semblent pas changer au moment qu'on les regarde, parce que la révolution qu'ils accomplissent est trop lente pour que nous la percevions. Mais il suffisait de voir à côté de ces jeunes filles leur mère ou leur tante pour mesurer les distances que, sous l'attraction d'un type généralement affreux, ces traits auraient généralement traversées dans moins de trente ans, jusqu'à l'heure du déclin des regards, jusqu'à celle où le visage, passé tout entier au-dessous de l'horizon, ne reçoit plus de lumière. Je savais que, aussi profond, aussi inéluctable que le patriotisme juif ou l'atavisme chrétien chez ceux qui se croient le plus libéré de leur race, habitait sous la rose inflorescence d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée, inconnu à elles-mêmes, tenu en réserve pour les circonstances, un gros nez, une bouche proéminente, un embompoint qui étonnerait mais était en réalité dans la coulisse, prêt à entrer en scène, imprévu, fatal, tout comme tel dreyfusisme, tel cléricalisme, tel héroïsme national et féodal, soudainement issus, à l'appel des circonstances, d'une nature antérieure à l'individu lui-même, par laquelle il pense, évolue, se fortifie ou meurt, sans qu'il puisse la distinguer des mobiles particuliers qu'il prend pour elle. Même mentalement, nous dépendons des lois naturelles beaucoup plus que nous ne croyons, et notre esprit possède d'avance certain cryptogramme, comme telle graminée, les particularités que nous croyons choisir. Mais nous ne saisissons que les idées secondes sans percevoir la cause première (race juive, famille française, etc.) qui les produisait nécessairement et que nous manifestons au moment voulu. Et peut-être, alors que les unes nous paraissent le résultat d'une délibération, les autres d'une imprudence dans notre hygiène, tenous-nous de notre famille, comme les papillonacées la forme de leur graine, aussi bien les idées dont nous vivons que la maladie dont nous mourrons.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade 1957, p.891

[À voix nue 5/5] Ecrire

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Salgas: Retour à la première phrase: «Et de nouveau, une table, une fenêtre, une table près d'une fenêtre, et la vue, les vues.» Finalement nous sommes chez vous, et cette phrase écrite ailleurs (en 1975) est la description de ce que nous voyons ici. C'est très important pour vous la vue, de vivre en hauteur...?
Renaud Camus : Oui, je suis tout à fait obsédé par la vue. Comme je travaille chez moi toute la journée à mon bureau, je ne pourrai pas vivre dans un endroit très renfermé.

Salgas: Et vous avez toujours vécu dans des appartements aux allures de nacelle suspendue, comme vous dites je crois dans Fendre l'air?
RC: Oui, j'ai tâché, c'est un choix, avec les inconvénients que ça implique, souvent de monter beaucoup d'étages à pieds, et puis la chance m'a souri quelquefois, par exemple à la Villa Médicis, où j'avais une maison absolument merveilleuse qui commandait un panorama immense sur tout Rome en étant dans Rome.

Salgas: Vous disiez que vous passiez votre journée ici. Dans Notes sur les matières du temps: l'emploi du temps est la question morale par excellence.
RC: Tout à fait. C'est la question morale. On juge un homme par ce qu'il fait de son temps. Tous les choix essentiels sont compris dans le peu de temps qui nous est imparti. Parce que je pratique une certaine liberté sexuelle, je lis parfois dans les articles qui me sont consacrés que je suis contre la morale. Je proteste véhémentement, je suis pour la morale, dans la grand tradition de la morale, et le combat contre la répression sexuelle est un combat absolument moral.

Salgas: là en l'occurrence pour parler de l'emploi du temps s'agirait plus d'éthique (l'éthique: ne concerne que soi; la morale: tout le monde). L'emploi du temps ne concerne que vous-même.
RC: non ça concerne les autres et mon rapport au monde. Est-il plus éthique pour un écrivain de passer son temps à son bureau que porter secours dans les bidonvilles, et même s'il écrit, est-il plus éthique d'écrire ceci ou d'écrire cela, de répondre à des amis... Conflit entre le bien et le bien...

Salgas: Racontez-nous une journée-type de Renaud Camus. Elle se passe ici?
RC: Oui, sauf jours de sortie. La règle est d'écrire de 10h à midi et de 2h à 8h. La règle voudrait que la matinée seule soit consacrée au journal mais elle est rarement respectée.

Salgas: il s'agit toujours du journal de la veille, ou il y a des rattrapages?
RC: il y a des rattrapages, mais ils sont infimes.

Salgas: un ordinateur sur la table. C'est important pour vous de travailler sur un ordinateur? J'ai le sentiment que la façon dont sont construits Travers et Eté est une anticipation sur ce que permet le traitement de texte
RC: Quant aux anticipations, je dirais plutôt une anticipation du zapping. On passe sans arrêt d'une chaîne sémantique à une autre, d'une chaîne diégétique à une autre. Quant à l'ordinateur (portable) a-t-il eu une influence sur "mon" écriture? J'ai l'impression que oui. Le journal est une course contre la montre, j'écrivais très vite et terriblement mal, je n'arrivais pas à me relire. Voir la phrase apparaître devant moi dans sa forme quasi définitive la rend plus solennelle elle est plus formelle, si je puis dire.

Salgas: La musique est très présente autour de nous. Vous écoutez de la musique en écrivant?
RC: J'écoute bcp de musique, mais pas en écrivant. Je n'ai jamais compris comment on pouvait écouter de la musique en écrivant, c'est une question de rythme: comment trouver le rythme d'une phrase...

Salgas: mais justement, ça pourrait vous donner le rythme
RC: mais je n'ai pas envie qu'on me donne les rythmes, je tiens à la paternité de mes rythmes (rire)

Salgas: est-ce que vous lisez en écrivant?
RC: oui, les deux activités sont bcp plus facilement mélangeables, écrire est continuer à lire, et peut-être réciproquement, mais c'est assez dangereux, parce que je suis terriblement caméléon. Quand je lis un auteur qui a une musique très forte ou un ton très particulier j'ai tendance à l'imiter dans la mesure de mes moyens, il y a des écrivains absolument redoutables dans ce genre-là...

Salgas: par exemple?
RC: Chateaubriand est un des plus dangereux en ce qui me concerne. Ou Bossuet.

Salgas: vous vivez de votre plume. C'est un choix ou un hasard?
RC: C'est un choix. C'est un choix difficile à assumer

Salgas: Vous vivez mal de votre plume?
RC: enfin, je vis économiquement mal de ma plume. Je ne dirai pas que je vis mal, après tout je mène la vie que j'ai choisi. Mais ce n'est pas un choix que je conseillerais à tout le monde…

Salgas: et en ce moment, vous avez des mensualités de votre éditeur?
RC: En ce moment oui, parce que j'ai un contrat pour un roman qui doit s'appeler eeLe Voyageuree.

Salgas: mais y a-t-il eu des moments où vous n'étiez pas sous contrat avec POL?
RC: Oui, tout à fait. La période à la Villa Médicis pendant deux ans où j'étais rémunéré par l'Etat. La nature des contrats varie en fonction des ouvrages auxquels je travaille, selon qu'ils risquent de toucher un public plus ou moins large. Je doute que POL ne fasse un pont d'or pour de nouveaux volumes des Eglogues.

Salgas: actuellement vous travaillez sur quoi?
RC: actuellement je travaille à un livret d'opéra pour mon ami Gérard Pesson, qui par coïncidence occupe "ma" maison à la Villa Médicis en ce moment. Je dois écrire Le Voyageur qui est un voyage en Caronie mais n'est pas une suite de Roman Roi. C'est un spécialiste d'Odysseus Hanon qui part à la recherche du maître d'Odysseus Hanon. (Titre auquel vous avez échappé: Le Maître du maître). Un projet qui me tient à cœur, qui est un projet difficile, théorique, dans la lointaine mouvance de Bouvard et Pécuchet: L'Ombre gagne. Un roman d’idées. Les idées sont les personnages. Le contraire d'un roman à thèses. Il y a des idées gentilles, méchantes, criminelles, niaises,...

Salgas: Vous n'êtes pas un écrivain engagé au sens traditionnel du terme. Quand on entend "l'ombre gagne", on pense aussitôt à deux ombres, le sida et le fascime. C'est dans ce sens que vous l'entendez?
RC: ce n'est pas ainsi que je l'entends, moi, mais qu'on entende cela je serais le dernier à m'en plaindre. Mais il faudrait qu'on entende le maximum le plus de choses, dont ces deux-là.

Salgas: vos lectures du moment?
RC: Roubaud: La Pluralité des monde de Lewis. Je lis bcp de manuscrits, j'ai un public bizarre qui m'envoie des manuscrits, je suis submergé sous les manuscrits, je ne peux même pas lire tout ceux que je reçois.

Salgas: ça me fait penser à quelque chose que j’ai noté en regardant les articles dans votre dossier de presse: dans Le Bulletin critique du livre français on dit à qui le livre recensé est destiné en priorité; concernant Aguets j’ai lu «ce livre est destiné aux amateurs de Renaud Camus et au public concerné.»
(Rires)
Absolument tautologique : donc qui sont donc ces amateurs de Renaud Camus et le public concerné?
RC: ils sont assez difficiles à cerner. Quelqu’un avait dit dans un article déjà ancien que j’étais un auteur «dissolu». Ça m’avait bien plu, j’aimais assez être un auteur dissolu. Je suppose qu’il voulait dire dissous dans l’air, peut-être une référence à Pessoa ou à Hanon… Je crois que mon public (il faut quatre guillemets avant et après) ««««mon»»»» public est lui-même tout à fait dissolu. En tout cas il a une tendance graphomaniaque, c’est peut-être cela qui nous lie… Des lettres et des livres, c’est pour cela que je reçois tous ces manuscrits…

Salgas: vous répondez à toutes les lettres?
RC: je vis dans la mauvaise conscience perpétuelle, parce que je réponds comme je peux, mais je n’y arrive pas, voilà. Nous revenons à la question de l’emploi du temps. Est-il plus moral de lire les manuscrits qu’on reçoit, de répondre aux lettres qu’on reçoit, ou d’écrire ces propres livres? Ce sont des questions qui se pose perpétuellement et qui sont essentielles. Mais de toute façon je n’y arrive pas, je n’arrive pas à faire tout ce que je devrais faire, je vis dans la mauvaise conscience perpétuelle. Vous savez, Barthes avait ces fameuses lectures de jour et lectures du soir, moi j’ai des lectures continues, je me force à lire de la première page à la dernière, mais mon rapport normal à la lecture dont j’ai eu longtemp un peu honte, c’est de feuilleter. Je feuillette énormément, je feuillette passionnément. Ça permet beaucoup plus étroitement l’osmose entre la lecture et l’écriture, et peut-être qu’il peut y avoir un équivalent du feuilletage en écriture, une écriture feuilletée justement, où l’on va d’un sujet à un autre, d’une phrase à une autre extrêmement rapidement. Je crois que mon mode normal à l’écriture c’est de me saisir d’un livre comme ça et de le lire cinq minutes et de le reposer. Finalement on finit par lire les livres en entier mais en procédant de façon souvent désordonnée. Mais fétichiste… il aurait fallu parler du fétichisme, du fétiche. Finalement j’ai un rapport à la littérature très fétichiste. J’ai tendance à aller directement à ce que je préfère, à cadrer suivant le désir.

Salgas: Et pour les livres que vous êtes en train d’écrire, est-ce que vous les nourrissez de lectures? Par exemple pour un livre comme Le Voyageur est-ce que vous le nourrissez de… enfin la bibliothèque sur la Caronie est énorme… (ici les voix s’entremêlent)
RC: … d’études caroniennes…

Salgas : d’ailleurs je vois derrière vous des centaines de volumes traitant de la Caronie, tous ces volumes à reliure rouge qui sont toute une bibliothèque caronienne… enfin… est-ce que pour écrire L’Ombre gagne vous lisez des livres qui contiennent toutes les idées que vous voulez mettre en carnaval…?
RC: Oui, dans une certaine mesure, mais je ne procède pas tout à fait dans ce sens. C’est plutôt en sens contraire. Je lis, je feuillette, j’apprends des choses puis ça finit par se glisser dans le livre… je ne suis pas un érudit ni un historien professionnel. Je ne fais pas des études pour faire un livre. Mais je lis, je feuillette constamment. Dès que j’ai une difficulté d’écriture, à terminer une phrase, j’ai tendance à prendre un livre derrière moi ou à traverser la pièce pour en prendre un autre et tout ça finit par faire une sorte de terreau sur lequel ensuite…

Salgas: Je pense à un poète que vous citez tout le temps, de plus en plus dans vos derniers livres, Yves Bonnefoy. J’ai eu le sentiment que vous l’aviez à portée de la main.
RC: Euh… je n’ai même pas besoin de l’avoir à portée de la main, parce que vraiment je crois pouvoir dire que je connais toute l’œuvre poétique de Bonnefoy par cœur. C’est quelqu’un avec qui j’ai un rapport littéraire difficile, (je n’ai qu’un rapport littéraire, je ne le connais pas). C’est un auteur qui est un peu ignoré de la modernité, qui n’est pas au cœur des enjeux actuels de la poésie, que beaucoup de jeunes poètes considèrent extrêment archaïque, mais peut-être archaïque au sens le plus noble… Je suis troublé par ses goûts picturaux qui sembleraient confirmer cette thèse, en tout cas, ses intérêts en matière d’art ne sont pas tellement au fond ceux qui me sont le plus proches. Malgré tout il y a une insistance en moi de Bonnefoy, c’est un poète que j’adore, sans toutefois avoir bonne conscience de l’aimer tant et que j’aime énormément. Il m’attire certaines moqueries.

Salgas: Vous l’avez découvert quand? Il apparaît assez récemment dans vos livres, en tout il me semble absent de vos premiers livres.
RC: En tout cas Je lisais Bonnefoy longtemps avant de publier des livres. J’aimais Bonnefoy à quinze ans, j’étais fou de Bonnefoy…

Salgas: Vous connaissez vraiment par cœur Bonnefoy, vous pourriez m’en réciter?
RC: Bien sûr, je pourrais en dire beaucoup. «Toi que l’on dit qui bois de cette eau presque absente,/ Souviens toi qu’elle nous échappe et parle-nous.» Oui, des dizaines. A la voix de Katleen Ferrier. La question que je me pose à propos de Bonnefoy et plus généralement à propos des artistes anachroniques. Par exemple on a une certaine réticence à admirer pleinement des hommes comme un Baltus ou un Chostakovitch, qui sont des artistes qui semblent avoir été indifférents aux grandes questions esthétiques de leur art particulier. Par exemple je sais que j’ai eu une très grande résistance à Chostakovitch, un artiste que méprisais presque pour ne tenir aucun compte de l’histoire de la musique de son temps. Et puis finalement, avec du recul, cette question devient-elle si essentielle que les gens aient été modernes. Après tout Richard Strauss ce n’est pas si mal. La question de l’anachronisme est tt à fait centrale dans ma réflexion. Mais évidemment, ma préférence va plutôt aux anachroniques en sens inverse, ce que j’ai appelé les anchronistes, qui est un fantasme d’exposition. J’adorerais organisé une exposition sur ce thème, les anachroniques ou anachronistes, les peintres indifférents à leur temps, mais de préférence qui sont en avance par rapport à leur temps. Ça peut être des artiste tout à fait immenses et géniaux comme Greco ou Turner, qui sont je trouve tout à fait difficiles à limiter à leur époque, mais ça peut être des artistes bcp moins importants qui sont très intéressants par leur inappartenance. Je pense par exemple à un peintre florentin du XVIIe siècle pour lequel j’ai une véritable passion, Cecco Bravo, ou pour passer à un animal un peu plus grand, Magnasco, peintre qu’il est très difficile de confronter à son époque. A tte les époques il y a des artistes de ce genre, il y a les surprenants dessins cubistes de Luca Cambiaso à la fin du XVIe siècle, il y a Ravier, ce peintre lyonnais qui est quasiment abstrait dans ses paysages, il y a les incroyable qu’on appelle “du placard” chez Gustave Moreau. Evidemment il faudrait savoir ce qu’en pensaient les artistes eux-mêmes, eux peut-être n’avait pas l’impression… Ces tableaux placés dans une exposition seraient tout à fait saisissants.

Salgas: Vos anachronistes sont des plagiaires par anticipation… laissons de côté les anachroniqtes prospectifs dont vous parliez à l’instant. Est-ce que les anachroniques comme Bonnefoy, Balthus ou Chostakovitch ont à voir avec ce qu’on appelle aujourd’hui la post-modernité et qui est assez présente dans vos livres puisque vous citez des écrivains comme John Barth
RC: ou Pynchon

Salgas: ou Pynchon ou des peintres comme Gilbert et George qui passent pour le prototype d’une certaine post-modernité?
RC: Peut-être que les trois grands dont nous parlions Bonnefoy, Balthus ou Chostakovitch seraient des anachroniques prospectifs alors… parce que je ne pense pas qu’ils l’aient prévu. Ils annonceraient la post-modernité.
Salgas: Au début de ces entretiens vous vous définissiez comme un conservateur, voire un conservatoire qui serait lié à certaines zones de la modernité. Alors vous-même vous définiriez comme un anachroniste prospectif, un anachroniste rétrospectif, un post-moderne, un anachronique tout court, enfin, comment vous définiriez le paradoxe Renaud Camus?
RC: J’aurais le plus grand mal à me définir et je suis bien content que cette charge ne me revienne pas.

La source du Dictionnaire khazar

C'est surtout Julius Guttman qui prit pour moi une importance personnelle. Il était spécialiste de la philosophie juive du Moyen-Âge, en particulier à l'époque hispano-arabe, où la cohabitation entre musulmans et juifs était dans l'ensemble très harmonieuse, de sorte que la vie juive put alors se développer librement. Outre la philosophie arabo-aristotélicienne, il naquit en ce temps-là également un aristotélisme juif, dont la figure la plus importante à citer fut Maïmonide. Je me souviens encore d'un cours chez Guttman sur le Sefer Kusari de Juda Halevi — une fiction historique sur une joute oratoire entre juifs, chrétiens et musulmans à la cour du chef chazari en Russie du Sud, dont l'auteur se servait comme d'un instrument littéraire pour prouver la supériorité philosophique du judaïsme.

Souvenirs de Hans Jonas, p.62

Philosophie et syntaxe comparée de l'anglais et de l'allemand

L'adoption de l'anglais, à laquelle je m'étais préparé en lisant le London Times et la philosophie anglaise, dont David Hume et John Stuart Mill, ne posait pas de problèmes comparables à ceux qu'il m'avait faluu maîtriser en essayant de passer à l'hébreu. Ce qui m'aida alors beaucoup, ce fut la tradition de la prose universitaire anglaise, dans laquelle simplicité et intelligibilité comptent bien plus qu'en Allemagne où la conscience culturelle confond souvent la profondeur avec l'affreuse complexité de l'écriture. Je me donnais donc, en rédigeant, beaucoup plus de peine pour énoncer mes idées avec clarté et acuité que dans mes écrits formulés en allemand, où j'avais pris encore la liberté de m'exprimer à peu près dans le jargon de Heidegger ou de Kant.

Souvenirs de Hans Jonas, p.234

Y a-t-il un rapport entre cela et la constatation amusée de Jonas que les Américains ne savent pas ce qu'est la philosophie? Est-ce un problème de langage ou de tournure d'esprit, est-ce le langage qui conditionne la tournure d'esprit ou l'inverse?

Là-bas [aux Etats-Unis], la philosophie préfère s'occuper d'analyse du langage et de théorie formelle de la connaissance, abandonnant souvent le monde et ses états aux spécialistes des sciences de la nature. Un exemple pourra l'illustrer. Jo Greebaum, alors doyen de la Graduate Faculty à la New School, me raconta un jour qu'il avait demandé à des collègues de la Chicago University comment on jugeait là-bas l'orientation philosophique d'Hannah Arendt et la mienne. L'un de ses interlocuteurs aurait déclaré que nous ne faisions aucunement de la philosophie, car la philosophie était une science positive avec un domaine thématique bien défini — il pensait à l'analyse du langage et à la logique formelle —, or aucun de nous deux n'allait dans cette voie. «Ce n'est point de la philosophie, continua-t-il, c'est intéressant, bien sûr, et désirable, il faut qu'il y ait aussi des facultés qui cultivent ce genre de choses. Je suis pour. Mais commençons par trouver un nom à cet objet. Je ne saurais dire lequel. Je sais seulement que ce n'est point de la philosophie.» J'éclatais de rire. Délicieux! Donc il existe encore quelques fossiles pratiquant ce pour quoi le concept de philosophie fut forgé à l'origine, en l'occurrence chez les Pythagoriciens, et voilà maintenant que ce contenu premier de la philosophie est à ce point sorti de mode que les esprits qui la pratiquent désormais se donnent la tâche divertissante d'inventer un concept approprié à ce que nous tentions de faire! En fait, cet épisode comique a un aspect gravement symbolique: en Amérique, on ne croit guère à la philosophie au sens où elle se pratique en Allemagne ou en France.»

Ibid., p.254

Les fictions du journal littéraire de Catherine Rannoux

Je commence la partie consacrée à Renaud Camus. Le vocabulaire technique me décourage. Les citations en corps plus petit se détachent. Je les lis, je lis ce qu'il y a autour. Catherine Rannoux a fait un étonnant travail d'identification des sources.
Rannoux étudie les différents modes de citation, de la citation explicite avec source à l'appropriation avec légère réécriture, en passant par l'allusion. De ces citations, elle tire des conclusions quant à la vision du monde et le vivre au monde de Renaud Camus. Il me semble que ses conclusions sont juste, disons qu'elle ne dit rien qu'on ne sache déjà, mais elle s'appuie sur le texte du journal pour étayer ses conclusions, «ça change», comme dirait un ami. C'est jargonnant, dommage (mais est-ce vraiment évitable? Chaque mot technique ne pourrait être évité qu'au prix d'une périphrase) mais je trouve cela passionnant.

Quelques exemples d'identification donnés par C. Rannoux. Les notes de bas de page sont de son fait:

On devine que rien n'interdit l'accumulation de références à des discours autres, combinant les différentes configurations du mode semi-allusif comme dans ces lignes où une première modalisation autonymique semi-allusive (segment délimité, source donnée de façon allusive) sert de commentaire à une citation d'Ella Maillart, puis une nouvelle citation déclenche une deuxième modalisation interdiscursive dont la source n'est pas donnée bien qu'elle diffère de la première (segment non délimité, source non désignée) :
«Excitées par l'exploration de Bayezid, nous n'eûmes pas de répit jusqu'à ce que, parmi les criailleries des choucas indignés, nous ayons gagné le sommet des falaises faisant face à la citadelle.» L'image pousse son cri, comme pour le pauvre Crusoé dans Londres, chez Perse : c'est celui des choucas indignés, qu'affrontent à la varape les Suissesses intrépides... «En 1835, un voyageur nommé Brant écrivait au sujet de Bayezid que c'était le palais le plus splendide de toute l'Anatolie [...]» Oh! Partir, partir! Que me veut cet at home obèse?[1] (Fendre l'air p.316)

ou encore

Malgré la combinaison (mais tellement singulière) d'éléments qui pour la plupart nous sont assez familiers, somme toute, il y a là quelque chose qui ne ressemble à rien qu'on connaisse, sinon dans quelque haut Moyen-Age rêvé, qu'aggraverait sous la lune d'hiver une Arabie de sombre fantaisie, peuplées d'assassins souriants, et de bourreaux qui tranchent/le cou des innocents. (Fendre l'air p.316)
[...]
Les vers proviennent d'un poème de Tristan Klingsor, «Asie», extrait de la Shéhérazade mise en musique par Ravel. La forme originale en est :
Je voudrais voir des assassins souriants
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent
Avec son grand sabre recourbé d'Orient

C'est toujours la même surprise de constater à quel point je ne vois pas ce qui est devant mes yeux: le journal est parsemé de citations non dissimulées, en italiques ou entre guillemets, et d'une certaine façon, je ne les avais pas remarquées. Mais comment est-ce possible?
L'écrivain baigne dans la littérature et le moindre paragraphe le transpire.

Deux autres exemples choisis par C. Rannoux:

Et pour le reste, Octave, rentre en toi-même. Je ne sais pas, moi: pourquoi ne tiendrais-tu pas ton journal? Fendre l'air p.392[2]

Un jeune gardien y lisait au soleil, sur un janséniste balcon. Or nous fûmes au chemin de Racine, à Saint-Lambert, à Dampierre même. And then to bed, contents mais fatigués... Fendre l'air p.185

[...] Mais l'excursion dans un dire familier collectif est susceptible d'ouvrir la voie vers d'autres dires encore: à la voix de la communauté, indifférente au temps, se superpose l'écho possible d'un nouveau dire, singulier celui-ci, surgissement d'une voix du XVIIe siècle spontanément associée au commentaire de la visite de Port-Royal. C'est en effet par le banal «And then to bed» que Samuel Pepys concluait fréquemment les entrées de son Journal, sur un modèle repris ici par l'énonciation de Fendre l'air. Jouant d'une même forme de clôture, le discours laisse percevoir en lui l'équivalence de dires multiples, sur le mode d'un possible «je dis comme disent les Anglais, qui disent comme disait Pepys au XVIIe siècle», et ce alors que la façon de dire en français joue simultanément à imiter les voix du passé. C'est donc à une forme de puits discursif sans fond que l'on a affaire, chaque voix semblant pouvoir s'ouvrir sur d'autres voix, dans une familiarité des dires, mais si rapide, si ténue, qu'elle peut laisser de côté le lecteur dont elle sollicite tant, à moins qu'elle ne l'entraîne à son tour dans le soupçon des échos infinis.

Catherine Rannoux, Les fictions du journal littéraires p.165

(C'est moi qui souligne)


''commentaire le 25/08/08: la découverte de ces lignes a infléchi ma lecture de Camus vers la recherche des sources. C'est à partir de ce moment que je me suis plongée dans Robbe-Grillet, par exemple. Il s'agit maintenant de trouver un équilibre entre la recherche ludique et maniaque des sources, et l'analyse globale de l'œuvre, construction complexe d'échos où rien ne se trouve où cela devrait se trouver (les détails appartenant au journal se trouvent dans les Eglogues, par exemple).''

Notes

[1] L'image pousse son cri est empruntée aux «Images à Crusoé», dans Eloges de Saint-John Perse. La deuxième modalisation fait appel aux mots de «Laeti et errabundi» dans Parallèlement de Verlaine.

[2] il s'agit d'un vers de Cinna, extrait de la tirade d'Auguste (IV, 2): «Rentre en toi-même Octave, et cesse de te plaindre.»

Sanglant

Sultan Mourad

[...] Dans son sérail veillaient les lions accroupis,
Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis;
On y voyait blanchir des os entre les dalles;
Un long fleuve de sang de sous ses sandales
Sortait, et s'épandait sur la terre, inondant
L'orient, et fumant dans l'ombre à l'occident;
[...]
Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard
[...]

(et ainsi, pendant des pages)

Victor Hugo, La Légende des siècles

Souvenirs ronds

Nés le
12 janvier 1905: Emmanuel Lévinas
21 janvier 1905: Christian Dior
7 février 1905: Paul Nizan
24 mars 1905: Raymond Aron
21 juin 1905: Jean-Paul Sartre
25 juillet 1805: Alexis de Tocqueville
18 septembre 1905: Greta Garbo


Morts il y a 10 ans
27 janvier: Jean Tardieu
20 juin: Emile Cioran
20 août: Hugo Pratt
4 novembre: Gilles Deleuze


Morts il y a 20 ans
28 mars: Marc Chagall
10 avril: Vladimir Jankélévitch
27 juillet: Michel Audiard
19 septembre: Italo Calvino
10 octobre: Orson Welles


Morts il y a 30 ans
20 septembre: Saint-John-Perse
2 novembre: Pier Paolo Pasolini
4 décembre: Hannah Arendt


Morts il y a 40 ans
24 janvier: Winston Churchill
27 août: Le Corbusier


Morts il y a 50 ans
23 février: Paul Claudel
10 avril: Pierre Teilhard de Chardin
18 avril: Albert Einstein
12 août: Thomas Mann
17 août: Fernand Léger
30 septembre: James Dean
5 novembre: Maurice Utrillo
27 novembre: Arthur Honegger


Morts il y a 60 ans
6 février: Robert Brasillach
15 mars: Pierre Drieu La Rochelle
8 juin: Robert Desnos
20 juillet: Paul Valéry


Morts il y a 70 ans
16 janvier: Kasimir Malevitch
17 mai: Paul Dukas
30 août: Henri Barbusse
30 novembre: Fernando Pessoa


Morts il y a 100 ans
9 janvier: Louise Michel
24 mars: Jules Verne
2 octobre: José Maria de Hérédia
28 octobre: Alphonse Allais

Résistance clermontoise

Au hasard des lectures du jour, j'apprends que Mgr Picquet, évêque de Clermont, fut le seul évêque d'Europe occidentale arrêté par les Allemands et déporté à Dachau.

[À voix nue 4/5] Sexe et bathmologie

l'émission

Salgas: Bathmologie l'axe de toute votre œuvre. Y a-t-il des zones qui y échappent? Le sexe? Le sexe écrit, Tricks, les Journaux. Le sexe décrit comme un lieu d'innocence, contre Georges Bataille. Premier stade, avant toute bathmologie. Sexe et bathmologie...
RC: Vous avez raison. L'innocence du sexe est l'une des rares idées à laquelle je tiendrais. Ce n'est pas une idée, mais une perception, je vois les choses comme ça. Bien entendu, peut être une occasion de faute ou de péché, comme n'importe quoi, la nourriture, les voyages... Mais je ne vois pas en quoi le sexe en soi est répréhensible, au sens moral et a fortiori au sens juridique du terme. C'est en opposition avec la tradition érotique représentée par Bataille. Tradition qui voit un rapport entre Eros et le mal. La trangression est un concept qui m'est totalement étranger.

Salgas: Le sexe le seul endroit de nature, la seule immédiateté.
RC: Oui. Me pose un léger problème théorique. Le sexe est peu médiatisé. Le désir ne passe pas par l'érotisme, par des codes, par des références, des mises en scènes, à des objets... ne m'intéresse pas. Le sexe n'est pas le lieu de la transgression. C'est une contradiction que je peux constater, mais comment l'expliquer?
Mais je fais partie de l'histoire du désir. Mon désir est lié à des images, à une génération, qui ne sont pas les mêmes que celles de la génération précédente ni celles de la génération suivante. Le désir est lié à la culture.
Vous mettez le sexe du côté de la nature, je le mettrais du côté de l'innocence. Or l'innocence et la nature ne sont pas la même chose, c'est même peut-être le contraire, au fond. L'innocence est une longue conquête, comme le naturel. C'est quelque chose qui s'acquiert, qui se travaille, elle se mérite même.

Salgas: Donc mon objection se renverse: le sexe échappe à la bathmologie par le haut lieu de la méta méta méta bathmologie...
Le sexe est chez vous homo-sexuel. Vous avez créé un mot: achrien, qui a marché puisque jusqu'à récemment je croyais que c'était un vieux mot grec. Pourquoi? Notes achriennes, Chroniques achriennes.

RC: Mon homosexualité est peu grecque.
Tous les mots qui existaient étaient lourds, déplaisants, peu littéraires, je n'arrivais pas à les manier. Homosexuel est très juste en ce qui me concerne, c'est-à-dire désirant le même, et non pas pédérastique, par exemple, pour entrer dans les détails. Homosexuel était très juste, mais difficile à placer dans une phrase de littérature.

Salgas: le sida
RC: exemple de mot pour moi inutilisable littérairement. Pardon de faire cette réflexion un peu cynique, mais une des choses les pires dans le sida, c'est la laideur du mot. Mourir d'un acronyme, ah non. Le cancer, c'est une chose qui a son passé, sa mythologie, sa grandeur, c'est un signe astrologique, c'est un monde. Mais mourir de quatre petites lettres qui ne sont même pas fichu de faire un mot, je trouve ça absolument accablant.

Salgas: vous l'avez utilisez littérairement. p 415 de Roman Roi, vous placez en exergue une citation tirée de "la jeunesse de Sida".
RC: Mais ça c'est un livre de la littérature caronienne. C'est un joli livre.

Salgas: Plagiat par anticipation. Mot sida utilisé en 1983.
RC: la Caronie est un long plagiat par anticipation.

Salgas: Votre rapport compulsif à l'art et aux musées. On pourrait diviser votre œuvre entre la série des garçons et la série des musées. L'expression du goût. Echapperait à ce regard objectivant qu'est la bathmologie.
RC: Je ne vois pas très bien en quoi mon intérêt passionné et peut-être exagéré quantitativement pour les tableaux serait anti-bathmologique. Au contraire. Tout discours esthétique intervient sur un terrain essentiellement bathmologique. Peut-être qu'inconsciemment j'y échappe par moment, le retour de la pulsion pure ou de la bêtise, ou du goût peut-être, ce qui ne s'interroge pas sur soi-même, sur ses raisons.

Salgas: Le discours du connaisseur n'est pas bathmologique, c'est justement le discours du goût.
RC: Ce à quoi je crois tout à fait, c'est au jugement. Au fond, il n'y a pas de phrase plus impie que la phrase de l'Ecriture "tu ne jugeras pas". Tu ne jugeras pas, c'est la mort de la civilisation. Pourquoi la France est en train de sortir de l'histoire, c'est parce qu'elle ne juge pas. Les critiques paraissent ne plus avoir aucune conscience de la responsabilité historique. Abdication du jugement. Presque plus personne n'a le courage de dire celui-ci est grand et celui-ci n'est pas grand. Je suis pour la classification, ce que déteste l'idéologie petite-bourgeoise.
Les jugements ne sont pas définitifs, ils peuvent être revus. Mais il faut classifier.

Salgas: Qui est le plus grand peintre contemporain?
Vous nommez très souvent Cy Towmbly.
RC: Oui, mais ici le goût intervient particulièrement. Cy Towmbly: côté paradoxal de l'extrême modernité et en même temps de l'amour du passé. Uun art conservatoire. Hommage à Mallarmé, hommage à Théocrite. J'ai toujours été sensible aux gens qui cherchent à sauver ce qui peut l'être. Autre exemple auvergnat: Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont qui essaie de sauver un crépuscule de la civilisiation gréco-latine, qui essaie de sauver tout ce qu'il peut sauver très maladroitement sur le pauvre raffiot de son art personnel qui n'est pas quelque chose d'absolument magistral...
Cy Towmbly avec de tout autre moyen à mon avis essaie de tout sauver. Au fond l'art contemporain ne me plaît que dans la mesure où il est l'objet d'une tension avec le passé.
Originalité informée par l'amour de ce qui tombe. Indifférence pour les arts autodidactes. Je n'aime que les arts des gens qui savent ce qu'ils perdent.

Salgas: d'autres noms?
RC: Rauschenberg. Entre Johns et Rauschenberg, question de goût. Johns placé peut-être un peu plus haut par les critiques. Est-ce que Towmbly est un peintre américain?

Salgas: Vous parlez énormément des peintures du passé.
RC: Je déteste les musées. Les tableaux n'ont pas été peints pour être vus dans des musées. Quand je suis dans uneville étrangère, je vais dans les musées et je vois mes 200, 300 tableaux par jour, ce qui est le comble de l'irrespect à l'égard des peintres. Un tableau demande une fréquentation assidue. Un artiste n'a pas travaillé deux ans, trois ans pour qu'un tableau soit vu trois minutes dans un musée.

Salgas: peinture du XVIIe siècle?
RC: avec l'impressionnisme s'est perdue quelque chose dans la peinture: l'inspiration mythologique, la tragédie, le mythe. On est tombé, non, on s'est ouvert au paysage, à la vie réelle, à la vie quotidienne. On a perdu le rapport avec les dieux.

Salgas: quelques noms?
RC: Caravage, pour citer des noms pas trop attendus, Valentin de Boulogne, Gaspard Dughet (le Guaspre Poussin), le romantisme du XVIIe. Le culte de la forme, dans la tradition des formalistes français: Sébastien Bourdon.

Salgas: Les couvertures de vos livres: photos de Renaud Camus.
RC: J'en fais beaucoup, mais aucune technique. J'aime beaucoup les ombres. Manie de la trace malgré mon goût de la perte. Là encore contradiction. Peut-être que tourner la perte, c'est la consacrer, de même que la perte selon Rilke consacre la possession.

Salgas: Vous suivez moins ce qui se passe dans la photographie.
RC: Non, non. La photographie m'intéresse. En particulier la photographie ancienne du XIXe.

Salgas: Nous sommes ici chez vous, c'est important pour vous de vivre parmi les œuvres?
RC: Oui tout à fait . Je crois que les œuvres sont faites pour une fréquentation continue. Si j'étais maître absolu de mes cimaises, je vivrais parmi des toiles du XVIIe siècle...
J'ai ici quelques toiles d'artistes contemporains ou amis, comme Jean-Paul Marcheschi.
C'est mon meilleur ami, d'où vient alors mon opinion? Je m'interroge sur l'origine de mon opinion: est-ce un aussi merveilleux artiste que j'ai tendance à le penser? D'où vient en moi l'appréciation pour cette œuvre? Ou peut-être sommes-nous amis parce que nous avions une certaine façon de voir le monde, certaines opinions sur l'art... Je m'interroge sur l'origine de l'opinion, ce qui est au fond une de mes grandes obsessions. Je reproche aux critiques de ne pas s'engager, je m'engage sur la grandeur et la majesté de l'œuvre de JP Marcheschi.

Salgas: préface d'un livre de JP Marcheschi chez POL. La première phrase de cette préface "c'est mon meilleur ami".
RC: Scrupule d'honnêteté. Je voulais dire d'où je parlais.

[À voix nue 3/5] Les cartes et la Caronie

l'émission.

Salgas : Passion dévorante pour l'histoire et la géographie. Les cartes. Carte de Caronie. Géographie dans Journal d'un voyage en France. Vous vous promenez longuement dans votre région, autour de Chamalières.
RC: Passion présente dès Passage, Travers. Pourquoi l'histoire, pourquoi la géographie? Un attachement pour le passé, une sympathie pour tout ce qui est veuf de pouvoir. Une sympathie pour tout ce qui perd le pouvoir, tout ce qui tombe. Fasciné par les signes du pouvoir. Déteste le pouvoir, mais en aime les signes. Intérêt très profond.

Salgas : Chute sociale relative de votre famille: est-ce par là que vous expliquez cette nostalgie?
RC: Explication tellement énorme. Mais le fait qu'elle soit grossière n'empêche pas qu'elle soit juste. Traumatisme enfantin de la perte d'une maison. On sauve par l'écriture ce qui pouvait l'être (conservatoire). Déclassement économique accompagnée d'une résistance sociale manifeste. Surchage des signes d'une situation perdue, par exemple le vouvoiement, tout de même extrêmement anachronique.
Toute littérature est liée à la perte. Pourquoi le Sud une littérature si abondante et si belle? Monde perdu que la littérature compense.

P Salgas: Etes-vous satisfait d'être de Chamalières? Je pense à quelqu'un d'autre.
RC: J'arrive toujours en second: mon nom est celui de quelqu'un d'autre, je suis né dans un lieu illustré par quelqu'un d'autre, Roman est Roman II, après le roi mythique Roman I.
Légitimité: RC plus que Giscard d'Estaing, car RC né à Chamalières.
Chamalières: un non-lieu. Un peu exagéré. Mais confins effectivement flou. Une ville entre deux villes, Clermont et Royat. Lieu de transition, de passage.

Salgas: Vous vous sentez Auvergnat?
RC: Non, je ne me sens rien du tout. Inappartenance (Roubaud). Le bathmologue ne se situe pas au-delà des discours, il doute de son propre discours. Il ne tient pas à ses opinions. Je n'y tiens pas. Par rapport à l'Auvergne, je n'y tiens pas (mais pas d'hostilité non plus). Ce n'est pas une identité très forte car elle n'est pas problématique. Pas comme être belge, corse, breton, juif. Identités problématiques donc très fortes.
De plus peu connotations assez déplaisantes. Chanson de Brassens, Victor Hugo à propos de l'avocat Manuel arrêté sous la Restauration:
« Vicomte de Foucault lorsque vous empoignâtes
L'éloquent Manuel de vos mains auvergnates »
On sent que les mains auvergnates sont vraiment une circonstance aggravante. Nous aimions l'Auvergne: l'art roman, les volcans,…

Salgas: Vous semblez tenir bcp au pays que vous avez inventé, la Caronie.
RC: Que j'ai inventé?

Salgas: Que certains de vos lecteurs pensent que vous avez inventé.
RC: La Caronie scandaleusement oubliée. A l'intérieur même de la Caronie. Forclusion d'une partie de l'histoire. Victime d'un interdit historiographique.

Salgas: Comment vous expliquez que ce pays est beaucoup de traits du Portugal? Le grand poète Odysseus Hanon sembe une sorte d'hétéronyme de Pessoa. Fondateur de l'absentéisme. L'une des rivières s'appelle la Saudad, etc.
RC: Un des traits de la Caronie, c'est que tout le monde croit s'y reconnaître: le Portugal, la Roumanie. Position contradictoire de la Roumanie qui dit d'une part que la Caronie n'existe pas, d'autre part que la Caronie, c'est la Roumanie, ce qui semblerait impliquer que la Roumanie n'existe pas. Mais une lecture biographique remarquerait que la rivière qui passait au pied de cette maison où j'ai passé mes étés aux confins de la Creuse s'appelle la Saudad. Odysseus Hanon, c'est aussi Ulysse, s'est aussi Personne (Hanon). Exégèses complexes et nombreuses.

Salgas: Depuis la chute du mur de Berlin, avez-vous eu l'occasion de vous rendre en Caronie?
RC: Non, statut ambigü. Le pays le moins nettement dégagé de son passé récent.
Occultation de l'histoire et de la géographie.

Salgas: Les Roumains ont nommé un premier ministre qui s'appelait Pétré Roman: une tentative de détourner l'attention, de faire oublier la Caronie? Diversion?
RC: C'est vraisemblable. Exemple significatif du caractère générateur de la littérature.

Salgas: le Portugal est très présent dans vos livres.
RC: J'aime les pays des confins. Pays du bord. J'ai toujours préféré les bords au centre.

Salgas: Caronie du centre du centre du centre.
RC: Non, la Caronie est marginale par rapport aux pays de l'Est. Pays du passage. Pays de Charon, celui qui fait passer. Pays du retour. La capitale s'appelle Back. La traversée peut se faire dans les deux sens, qui sait.
Le Portugal fonctionne comme une utopie réelle pour les Portugais. Eux aussi sont assez porté par l'absentéisme. Une idée du Portugal, un Portugal regretté, absence constituve. Teixeira de Pascoes. Le non-dit essentiel de Pessoa. Un sentiment passionnant du Portugal chez Pascoes comme Saudad pure, comme regret immédiat.

Salgas: Votre rapport à certaines régions passent par la lecture?
RC: Oui, besoin de cette médiation.
Pas nécessairement des écrits d'écrivains: dépliants, guides d'hôtel, etc. Rapport à l'écrit. Le pays est une écriture, un texte. Etroitesse du rapport entre la littérature et la réalité, la terre, la géographie. Forme du journal: lieu où ce rapport est le plus étroit. Coïncidence exacte entre l'écriture et les jours, les virgules et les fenêtres, la syntaxe et le destin, la vie au jour le jour.

Je ne pourrais pas aimer un pays qui n'aurait pas été pris en compte par une écriture quelconque, par qq chose qui a été écrit.

J'ai tendance à ne lire les textes que de façon géographique. Je ne m'intéresserais pas à un texte qui n'apporterait pas avec lui sa topographie, son air à fendre. La question de l'origine sous sa forme rudimentaire: d'où vient-on. Claude Simon. Le sol, le ciel, l'air extrêment présent.

Salgas: Claude Simon vous a fait voyager?
RC: Je pratique quelque chose de très peu approuvé par la modernité. Je pratique le pélerinage littéraire. J'aime beaucoup aller sur les lieux. Pharsale à cause de Claude Simon. On a tendance à ridiculiser cela. On prête aux gens qui font cela l'illusion que le lieu va donner le dernier mot du texte. Pas du tout. Je ne cherche pas un dernier mot, mais que les lieux donnent un air une terre en plus à la phrase, qu'ils creusent la phrase. La cavatine, ce qui creuse. Les Eglogues est un texte qui se creuse. La phrase sans arrêt coupée par un ailleurs, c'est-à-dire étymologiquement la métaphore.

Salgas: vous seriez ravi si vos livres servaient de guide bleu?
RC: oh oui j'adore ça quand les gens me disent quelquefois très gentiment "je suis allé dans telle région en me servant de vos livres comme d'un guide", ou plutôt comme d'un compagnon. Car les livres ne disent pas ce qu'il faut voir, mais rendent le lieu, l'heure, plus riches, plus bathmologiquement stratifiés.

[À voix nue 2/5] La bathmologie

Transposition de la deuxième émission de Pierre Salgas.

La bathmologie à partir de Buena Vista Park. L'axe ou l'un des fondements de l'œuvre. Ou barthmologie.
Barthes: un peu une plaisanterie. Il importe de lui garder cet aspect ludique. Science des niveaux de discours. BVP a failli s'appeler Fragments de bathmologie quotidienne, ce qui était assez menaçant.
Bandeau du maréchal Ney : la même position peut-être plus contradictoire par rapport à elle-même que par rapport à ce qui est superficiellement son contraire.
Sortir de ce débat par un coup d'Etat, la méta-bathmologie. Considérer la bathmologie elle-même comme un discours conventionnel.
Autre exemple: le "Monsieur" qu'on adresse aux grands professeurs de faculté en abandonnant "Docteur" à partir d'un certain niveau est "tout à fait le même, tout à fait un autre".
La société française des années 80 est dans le deuxième degré. Le niveau Maréchal Ney du bandeau. Tout l'humour, la publicité,… Le deuxième degré est devenu la culture petite-bourgeoise, qui est devenu quelque chose d'absolument rituel. Le deuxième degré est une impasse en littérature, pense maintenant RC.

Salgas : Mais alors Roman Roi et Roman Furieux en 83 et 87 : deuxième degré ou coup d'Etat bathmologique?
RC : Nous sommes en-deça du coup d'Etat bathmologique. Se présente comme un roman historique tout à fait traditionnel et même pire que traditionnel. Sentimental, sensationnel, dans un pays d'opérette. Comment le texte se sort-il lui-même de ce que je percevais comme une impasse, c'est ce qu'il est lui-même qui le lui permet —ou pas, je suis mal placé pour en juger— de l'impasse, c'est son écriture-même qui le fait échapper à un deuxième degré rigoureux.

Salgas: Roman Roi en 1983. Or en 1983, moment de restauration esthétique en France après la fin des avant-garde, un retour au premier degré d'avant la modernité. Néanmoins, Roman Roi ne semble pas lui appartenir, tout en flirtant avec sa restauration. Comment faut-il lire Roman Roi par rapport à l'état de la littérature à ce moment-là revenant à un premier degré esthétique (date de Femmes de Sollers qui a marqué un certain changement esthétique dans la littérature française).
RC: côté parodique par rapport à cette restauration. Restauration illusoire. Caractère moins convaincant que jamais de cette restauration, pas précisément de la haute littérature.
Roman: travail ironique sur la forme. Sous l'instance de l'anagramme. La langue caronienne est très isolée. Une des thèses les plus intéressantes: d'essence anagrammatique.

S: vous pourriez-nous dire qq mots de caronien?
RC: je n'en connais pas un mot

Salgas: Virginia Woolf bathmologue?
RC: Non. RC aime Woolf car lyrique. Or aujourd'hui l'interdit majeur. Le lyrisme n'est autorisé que dans la mesure où il transcende un interdit, où il suinte quelle que chose de son contraire. Par exemple le lyrisme de la théorie.
Batmologie de Flaubert. Pascal. Les habiles et les demi-habiles.

Salgas: la bathmologie est une science auvergnate (?).
RC: j'aime bcp cette idée, mais pas sûr que ce soit pertinent.

Salgas: si la bathmologie a raison, c'est toute l'esthétique d'Aristote à Kant, de Hegel à Luckas ou Adorno qui risque de s'effondre (BVP). Salgas pense à Bourdieu. La distinction. La bathmologie rencontre le projet de Bourdieu.
RC: Batmologie: bombe à retardement. Sape tout discours établi, sape le concept de vérité. Dans le domaine esthétique, peut-être désespérante. Le batmologue est nécessairement convaincu qu'il n'y a pas de goût, qu'il n'y a que des niveaux de culture. Quand quelqu'un dit "J'aime ceci, j'aime cela", il parle de lui-même.

Salgas : C'est ce que dit Bourdieu dans La distinction.
Vous êtes vous-même infidèle à cette aspiration bathmologique. Vous exposez vos goûts dans le journal, par exemple, vous présentez vos goûts avec une sorte de naïveté comme n'ayant aucun rapport avec le monde social qui les produit. Ce n'est qu'une fois sur deux que vous objectivez la production de ces goûts.

RC: réponses en plusieurs temps.
1/ Tout système s'il est bien construit finit par fonctionner tout seul. Pourquoi les Eglogues ont-elles pris de telles proportions malgré les contraintes très fortes auxquelles elles sont soumises, c'est parce qu'à partir du moment où ces contraintes sont appliquées suffisamment longtemps, elles autorisent de plus en plus de choses. S'appliquant sur des quantités de texte sans cesse croissantes, tout devient possible.
2/ La bathmologie si on la pratique exclusivement, finit par tout admettre et son contraire, y compris la bêtise. Un bathmologue qui ne tiendrait pas compte de sa propre bêtise serait menteur. La forme de la bêtise dans le jugement esthétique serait peut-être le "mon genre, pas mon genre", c'est-à-dire le goût brutal. Malgré tout, il y a une légitimité au "mon genre pas mon genre". Il y a quelle que chose qui n'est pas réductible au jugement culturel. Par exemple, entre un amateur de Schwitters et un amateur de Dali, il n'y a pas de discussion esthétique possible. Discours à des niveaux culturels tellement éloignés que le goût n'est pas en cause (Ce n'est pas du "mon genre"). Mais entre quelqu'un qui dit mon artiste favori est Schwitters et quelqu'un qui dit Mondrian, le goût peut intervenir, de même entre un amateur de Monet et de Manet. Le goût revient à la fin, irréductible. Le "mon genre" ne peut être expliqué, RC très attaché à "mon genre" car ne peut être évacué. Concept bêta qui offre une bonne résistance à la bathmologie.
Entre quelqu'un qui dit que le plus beau monument de Paris est le Grand Palais et celui qui admire l'octroi de Ledoux, pas de discussion esthétique possible. Relève d'un état culturel. A partir de deux ou trois éléments, on peut établir la personnalité culturelle de cette personne. Quelqu'un qui dit j'aime Bosch, Van Gogh et Dali, ce qui est un schéma extrêmement repérable, on peut établir à peu près l'ensemble de la personnalité culturelle de cette personne. Bosch, Van Gogh ou Chagall ont eu le malheur de tomber dans le statut assez fâcheux de peintres favoris inévitables des gens qui n'aiment pas la peinture. Ce sont les noms typiques des gens qui n'ont pas pas de passion très appuyée pour la peinture. Ce qui ne veut pas dire que ce ne sont pas de très grands peintres.

Salgas: où situeriez-vous un amateur de Renaud Camus dans la littérature contemporaine?
RC: j'ai le plaisir de répondre qu'un amateur de Renaud Camus est extrêmement difficile à cerner. Lecteurs extrêment divers. Un amateur global de RC est presque inconcevable. Les livres que j'ai produits interviennent à des niveaux littéraires si différents que peut-être est-il très difficile de les aimer tous. Ils ont trouvé des publics extrêmement éloignés les uns les autres et qui d'ailleurs sont souvent choqués par d'autres aspects du même travail. Par exemple je vois très bien des charmantes vieilles dames aux cheveux bleutés adorer les châteaux, les paysages français, les expositions de peintures impressionnistes "quel bon jeune homme"… Les lecteurs de Tricks ne sont pas forcément des passionnés des Églogues et du travail sur le signifiant.

Transposition de la première émission avec Pierre Salgas

J'entreprends de prendre des notes sur les cinq entretiens intervenus avec Jean-Pierre Salgas. le but est bien sûr de donner envie de les écouter, mais aussi de créer des points de repère afin de pouvoir retrouver très vite un passage des entretiens quand on le souhaite, et surtout de savoir dans lequel des cinq entretiens ce passage se trouve (j'ai tendance à les confondre): une indexation, en quelque sorte.

Il s'agit de notes. Je ne donne pas de formes, volontairement, car si je donnais une forme, je serais obligée de faire des citations exactes, ce qui serait très long. J'essaie simplement de fournir quelques mots-clés qu'on pourra retrouver grâce au moteur de recherche.

Ecoutez l'émission

** la première phrase du premier livre: "une table, une fenêtre". Roussel, Claude Simon. Côté référentiel par rapport à toute la littérature.
Tout est là, les figures, les thèmes. Des guillemets, un tiret, donc une flèche qui va vers l'amont. Phrase qui est une référence à la référence.
"Ecrits antérieurs de l'auteur" : assez flou. Pas de fond de tiroir. Il s'agit du sentiment que la phrase a toujours un passé. Les phrases et les idées ne lui [RC] appartiennent pas vraiment.
Un texte que intertexuel: peut-être que RC n'est lui-même que intertextuel.
Références aux travaux de Jean Ricardou. Influence considérable d'ordre technique. Tempérament conservateur/conservatoire de la phrase opposé au côté technique de la modernité.
Pourquoi ne pas avoir été proche de Sollers? Celui-ci théorisait moins l'écriture en général. Ricardou posait davantage de questions. Lecture de Tel quel à partir de 1962 à peu près. Ricardou plus tard.

** Sciences-Po. Etudes en droit. Une maîtrise sur l'idéologie de Tel quel. Etudes en Angleterre en 1966. Folle passion pour Virginia Woolf. «Ce que j'aime naturellement». Ricardou s'est plaqué sur un lecteur de Virginia Woolf, tandis que les tenants de la modernité lisaient plutôt Joyce. Grande admiration pour Joyce, mais un rapport un peu extérieur. Joyce "n'est pas son genre".
Amour de l'Ecosse, de la Cornouaille, de la campagne anglaise.
RC a écrit une longue histoire de l'Ecosse.

** Roland Barthes a soutenu Passage. Ardent lecteur de Barthes qu'il connaissait depuis un an au moment de la publication de Passage RB soutenait plutôt des textes comme Sollers, Guyotat, qui bousculent plus l'intérieur de la phrase, tandis que RC était davantage dans la ligne du Nouveau Roman. Subversion du récit plus que celle du langage.
RC: «Est-ce que Barthes m'aurait soutenu si nous n'avions pas été amis? Je n'en sais rien. Il a été très gentil. Est-ce qu'il en aurait fait un très grand cas de Passage si nous n'avions pas été amis, je n'en sais rien»

** Des séries. Eglogues, autobiographie, deux romans, élégies, miscellanées. Comment se fait le passage entre passage et la suite entre Passage et Échange? Passage a écrit Denis Duparc, et Denis Duparc écrit Échange.
Ne connaissait pas Pessoa et les hétéronymes. Ne connaissait pas l'oeuvre mais la personne de Pessoa.
JP Salgas : ce qui est étonnant c'est que vous avouez les hétéronymes. Vous dites Denis Duparc, c'est moi.
RC: Je n'ai jamais rien dis de pareil.
JP Salgas: Les listes du même auteur rangent les choses sous votre nom.
RC: Vous attirez mon attention sur un détail qui m'avait totalement échappé.
JP Salgas : Qui êtes-vous? Renaud Camus ou Denis Duparc?
RC: Suis-je bien Renaud Camus? Je n'en suis pour ma part que très peu convaincu.
Pourquoi Duparc, Duvert pourquoi deux syllabes très commun aussi commun que Camus? D'autant plus que votre œuvre est parcourue par une passion pour les noms, d'Europe centrale, notamment.
Les Eglogues sont parcourues par une passion angrammatique. On m'a souvent dit que cela ne devait pas être très commode de porter le nom d'un autre écrivain. C'est peut-être un traumatisme tout à fait essentiel.
Denis anagramme de Indes. Duparc a écrit un livre qui pose comme fondateur le parc. Première phrase "Il y eut d'abord le parc". Il sort de son parc.
Système de couleurs. Passage: blanc et vert. Duvert pratiquement inévitable.
Duvert a réagi bcp plus vigoureusement que la famille Camus au fait que j'utilise le nom de Camus.

** Y aura-t-il d'autres volumes de Eglogues? Notes aux notes aux notes. Sorte de laboratoire aux autres volumes.
Les autres livres sont des notes qui ont pris des dimensions épouvantables. Les différents livres sont classés de façon précise, mais d'autres classements seraient possibles.
Certains livres ont sautés d'une case à l'autre dans la liste des œuvres parues.
A partir de Journal romain, un journal par an. Tendantiellement le journal n'est-il pas en train d'absorber l'ensemble du matériau? Projet d'un journal total. Tendantiellement la vie sera totalement absorbée par le journal (?)
J'ai envisagé un journal tout englobant dont le forme serait beaucoup plus contraignante. Car il s'agit d'une écriture a prima. Envisagé de le soumettre à des formes littéraires très fortes, mais idée écartée aussitôt. la vie elle-même est soumis a des contraintes littéraires très fortes. La graphobie: une vie écrite. L'existence prise dans des réseaux littérataires. L'emprise du travail littéraire sur la vie. Le diariste fou a tendance à ne plus qu'écrire son journal. L'influence de la littérature sur la vie les formes littéraires décideraient de nos choix existentiels, les lieux de l'existence, les voyages, les amis, les curiosités intellectuelles. Culte biographique totalement écarté par la modernité. Repères biographiques non pas comme explication de texte, mais création textuelle.
La littérature: forme plaquée sur du vivant, moderne plaqué sur du conservateur/oire. J'avais besoin de la forme pour ne pas être sentimental. Sinon RC aurait été au mieux un sous-Virginia Woolf plongé dans la saudad. « C'est de là que je viens, c'est cela que je suis.»

Avec indulgence et tristesse

Comme elle ne pouvait emmener son chien Dick, affreux bâtard de caniche et de barbet, Dundas en accepta gravement la garde. Il aimait les chiens avec une ardeur sentimentale qu'il refusait aux hommes. Leurs idées l'intéressaient, leur philosophie était la sienne, et il leur parlait pendant des heures entières dans un langage semblables à celui des nourrices.
Le général et le colonel Parker ne s'étonnèrent pas quand il présenta Dick au mess : ils l'avaient blâmé de s'attacher à une maîtresse, mais l'approuvaient d'adopter un chien.
Dick, voyou des rues abbevilloises, fut donc admis à la table polie du général : populaire et rude, il aboya quand le soldat Brommit parut avec un plat de viande.
Behave your self, sir, lui dit Dundas choqué : tenez-vous bien, monsieur, un chien bien élevé ne fait jamais, jamais cela... Jamais un chien n'aboie dans une maison, jamais, jamais...
Le fils de Germaine, froissé, disparut pendant trois jours. Les ordonnances le virent dans les campagnes avec des chiennes inconnues. Il revint enfin, l'oreille déchirée, l'œil en sang, débraillé, joyeux, cynique, et demanda la porte en aboyant joyeusement.
— Vous êtes un très mauvais chien, sir, lui dit Dundas, tout en le pansant avec adresse, un très méchant, très méchant petit chien.
Puis, se tournant, vers le général :
— Je crains bien, sir, dit-il, que ce fellow Dick ne soit pas tout à fait un gentleman.
— C'est un chien français, dit le général Bramble avec indulgence et tristesse.

André Maurois, Les Discours du docteur O'Grady, chap.III

Le portugais sans peine

En ce qui me concerne, j'avoue avoir un faible pour la vieille méthode portugaise, qui préférait dire à tout le monde Votre Excellence, qu'à tout le monde Citoyen, ou Camarade.
Renaud Camus, Syntaxe, p.109


—Je suis heureux d'entendre cela, dit le colonel, car je vais avoir besoin de vous, Aurelle, dit le colonel.Le G.Q.G. m'envoie pour mission quinze jours dans un de vos ports bretons: je dois y organiser le campement et l'instruction de la division portugaise. On me dit d'emmener un interprète, j'ai pensé à vous.
— Mais, dit Aurelle, je ne sais pas le portugais.
— Qu'est ce que cela fait, dit le colonel, vous êtes interprète, n'est-ce pas? Qu'est-ce que vous voulez de plus?

Aurelle, le lendemain, chargea l'ordonnance de découvrir un Portugais dans la bourgade d'Estrées.
— Brommit est un homme admirable, avait dit le colonel Parker; il m'a trouvé du whisky au milieu du bush et de la bière buvable en France. Si je lui dis "ne revenez pas sans un Portugais", il en ramènera un, mort ou vif.
Il ramena, en effet, le soir même, un petit homme éloquent et nerveux.
— Le pourtouguez en quinze jours, cria celui-ci en agitant ses petites mains grasses. Une langue aussi riche, aussi flexible, en quinze jours... Ah! vous avez de la chance, jeune homme, d'avoir trouvé dans cette ville Juan Guarretos, de Portalègre, licencié de l'université de Coïmbre et philosophe positiviste... Le pourtouguez en quinze jours... Savez-vous au moins le bas-latin, le grec? l'hébreu? l'arabe? le chinois?... Sinon, inutile d'aller plus loin...
Aurelle avoua son ignorance.
— Cela ne fait rien, dit alors Juan Guarretos avec indulgence, la forme de votre crâne m'inspire confiance: pour dix francs de l'heure, je vous accepte. Seulement, pas de bavardage: les Latins parlent toujours trop... Plus un mot de français entre nous... Faz favor d'fallar portuguez... Faites-moi la faveur de parler portugais... Sachez d'abord qu'en pourtouguez, on ne parle qu'à la troisième personne. Appelez votre interlocuteur: Excellence...
— Comment, interrompit Aurelle, mais je croyais que vous veniez de faire une révolution démocratique.
— Justement, dit le philosophe positiviste, en tordant ses petites mains, justement... En France, vous avez fait la révolouçaoug pour que tout le monde soit appelé citoyen. Quel gaspillage d'énergie! En Pourtougal, nous avons fait la révoluçaong pour que tout homme soit appelé Seigneurie. Au lieu de niveler au plus bas, nous avons nivelé au plus haut. C'est mieux... Sous l'ancien régime, les enfants des pauvres étaient des rapachos et ceux de l'aristocratie des meninos: maintenant tous sont des meninos. Ça c'est une révoluçaong... Faz favor d'fallar portuguez...... Les Latins parlent toujours trop.
Après quelques leçons, Aurelle, un peu inquiet, dit à son maître:
— Il me semble que mes progrès sont nuls.
— C'est, dit l'autre, parce que vous parlez trop, mais je vais désormais vous traiter à forfait: je vous apprendrez deux mille mots et vous me donnerez cinquante francs.
— Soit, dit Aurelle, deux mille mots font pour commencer un vocabulaire suffisant.
— Marché conclu, dit Juan Guarretos. Eh bien, écoutez-moi. Tous les mots qui, en français, se terminent par la syllabe "tion" sont les mêmes en pourtouguez avec la terminaison "çaoung"... Revolution... revoluçaoung... Constitution... constituçaoung... Inquisition... inquisiçaoung... Or il y a en français deux mille mots qui se termine en "tion"... Votre Excellence me doit cinquante francs... Faz favor d'fallar portuguez....

[...] Le lendemain matin, de grands transports anglais déversèrent sur les quais des milliers de petits hommes aux cheveux noirs qui contemplaient ce sol étranger avec une tristesse infinie. Il neigeait, et la plupart d'entre eux voyaient la neige pour la première fois de leur vie. Grelottant dans leurs uniformes de coton bleu chiné, ils erraient dans la boue, rêvant sans doute au soleil de l'Alemtejo.
— Ils se battront bien, disait le capitaine Pereira, ils se battront bien... Wellington les appelait ses coqs de combat et Napoléon a dit que la légion portugaise était la meilleure troupe du monde mais, que voulez-vous, ils sont tristes...
Chacun d'eux avait apporté, enveloppé dans un mouchoir rose, son paquet de souvenirs: reliques de village, de famille ou d'amour, et quand on leur dit qu'ils ne pourraient emporter au front leur paquet rose, ce fut une terrible crise sentimentale.
Le commandant Baraquin, avec un humour inconscient et macabre, les avaient logés aux Abattoirs.
Vossa Excellenza... protesta le capitaine Mattos.
It would be better... commença le colonel Parker.
— Il vaudrait peut-être mieux, mon commandant... tenta de traduire Aurelle...
— Non... non... et non, dit le vieux guerrier furieux.
Les Portugais allèrent aux Abattoirs.

André Maurois, Les discours du docteur O'Grady, chap. VI

Ça n'a pas dû s'arranger depuis

Sur la tombe de Timon le misanthrope:

— Eh bien Timon?
— C'est pire, ô tourbe délétère,
L'Hadès est plus peuplé que ne l'était la Terre!

Callimaque, IIIe siècle av JC, traduit par Marguerite Yourcenar

Lire un journal contemporain

Lorsque nous lisons un journal se rapportant à une année dont nous avons un souvenir relativement précis, la lecture s'opère sur deux plans : c'est autant un an de notre vie que nous relisons que le journal de l'écrivain.

(Ce phénomène ne cesse de me surprendre.)

Portrait de l'artiste en bibliothèque

Sous la peau fine, la construction hardie, l'architecture féodale apparaissaient. Sa tête faisait penser à ces tours d'antique donjon dont les créneaux inutilisés restent visibles, mais qu'on a aménagées intérieurement en bibliothèque.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade 1954, p.819

Vœux

Puisqu'on n'est entouré que de canailles ou d'imbéciles dans ce bas monde (il y en a qui cumulent), que ceux qui ne se croient être ni des uns ni des autres, se rejoignent et s'embrassent. C'est ce que je fais en vous envoyant à tous mille amitiés et souhaits pour cette année et les subséquentes (selon la formule).

Lettre de Flaubert à son oncle Parain, [vers le 1er janvier 1853], Correspondance, éd. Jean Bruneau, Pléiade, t.II, p.226

Pour un usage naïf de la langue

Usage de "fort" et "cela":

fort: Fort et bien s'appliquent à des verbes, à des adjectifs, à des adverbes. Fort reste vivant dans le fr. parlé en Belgique et dans certaines provinces de France, il est très courant dans la langue écrite.

ça et cela: Les deux formes sont, du point de vue syntaxique, presque toujours interchangeables, mais la première prédomine dans la langue écrite et la seconde dans la langue parlée. Il serait exagéré pourtant de considérer que, dans l'écrit, ça n'apparaît que là où l'auteur fait parler un personnage. Relevons notamment:
Pellisson avait trop de goût pour parler de ça. (Chateaubriand, Vie de Rancé) Les criminels dégoûtent comme les châtrés: moi je suis intact, et ça m'est égal (Rimbaud, Saison en enfer''), etc.

source : Grevisse

J'utiliserai ça ou cela selon les cas pour des raisons d'euphonie, pour des raisons de temps, aussi: "cela" à l'oral ralentit la phrase, il suppose un débit moins rapide, une pensée qui se cherche (il me semble, cela n'engage que moi). Utiliser "cela", ne pas élider le "ne" de la négation, c'est parler lentement, réfléchir avant de parler, ou en parlant.

J'ai dit que le sens et l'oreille soutenaient le choix des mots et de la syntaxe, Vaugelas ajoute un troisième critère: l'usage, et pas n'importe quel usage, mais l'usage naturel, celui qui vient naturellement à l'esprit. Il développe tout un art de l'interrogation afin de ne pas attirer l'attention sur le point qui le tracasse, de façon à obtenir une réponse spontanée, non savante ou raisonnée:

Par exemple, si je suis en doute s'il faut dire elle s'est fait peindre ou elle s'est faite peindre, pour m'en éclaicir, qu'est-ce qu'il faut faire? [...] Si je m'adressais donc à une personne qui ne sût point d'autre langue que la française, je lui dirais dans l'exemple que j'ai proposé les paroles suivantes. Il y a une dame qui depuis dix ans ne manque point de se faire peindre deux fois l'année par des peintres différents. Je vous demande, si vous vouliez dire cela à quelqu'un, de quelle façon vous le lui diriez sans répéter les mêmes paroles que j'ai dites. [...] tôt ou tard, cette personne seule, ou plusieurs ensemble dans une compagnie, à qui je me serai adressé, ne manqueront point de dire elle s'est fait peindre ou elle s'est faite peindre, et de ce qu'elle diront ainsi naïvement sans y penser et sans raisonner sur la difficulté, parce qu'elles ne savent point quelle elle est, on découvrira le véritable usage, et par conséquent la façon qui est la bonne et qui doit être suivie.

Claude Fabre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, p.304

Une page avant, Vaugelas conseille de ne pas interroger les savants, qui savent le latin ou le grec, car ceux-ci risquent de répondre selon des règles grecques ou latines, mais d'interroger «les femmes et ceux qui n'ont point étudié, je n'entends pas parler de la lie du peuple [...]. J'entends donc parler seulement des personnes de la cour ou de celles qui la hantent [...].»

Evidemment, trouver de telles personnes n'est pas sans poser quelques problèmes aujourd'hui.

Qu'on et que l'on

Il faut qu'on sache et il faut que l'on sache sont tous deux bons, mais avec cette différence néanmoins, qu'en certains endroits il est beaucoup mieux de mettre l'un que l'autre.

Plusieurs mettent qu'on et non pas que l'on, quand il y a un l immédiatement après le n, comme je ne crois pas qu'on lui veuille dire et non pas que l'on lui veuille dire, à cause du mauvais son des deux l, je ne crois pas qu'on laisse et non pas que l'on laisse.

Il faut mettre qu'on aussi et non pas que l'on quand il y a plusieurs que dans une période, comme cela arrive souvent en notre langue qui s'en sert avec beaucoup de grâce en différentes façons, par exemple: il n'est que trop vrai que depuis le temps que l'on a commencé, etc. Il est bien mieux de dire qu'on a commencé pour diminuer le nombre des que, qui n'offensent pas seulement l'oreille de celui qui écoute, mais aussi les yeux ne celui qui lit, voyant tant de que de suite. Il faut encore mettre qu'on et non pas que l'on quand le mot qui le précède immédiatement se termine par que, comme on remarque qu'on ne fait jamais ainsi, etc., et non pas on remarque que l'on ne fait jamais ainsi.

Il faut mettre que l'on et non pas qu'on devant les verbes qui commencent par com ou con, comme je ne dirais pas qu'on commence, qu'on conduise, mais que l'on commence, que l'on conduise. Mais comme j'ai déjà dit, tout cela n'est que pour une plus grande perfection et ce n'est pas une faute que d'y manquer.

L'usage de ces deux termes différents, qu'on et que l'on, est encore très commode en prose et en vers, mais surtout en vers pour prendre ou quitter une syllabe selon qu'on a besoin de l'un ou de l'autre dans la versification. Il est superflu d'en donner des exemples, les poètes en sont pleins. Mais pour la prose peu de gens comprendront l'avantage qu'elle tire d'allonger ou d'accourcir d'une syllabe une période, s'ils n'entendent l'art de l'arrondir et s'ils n'ont l'oreille délicate.

Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, p.46

Renaud Camus à la radio

C'est quelque chose que j'aime beaucoup dans les enregistrements de "Domaine privé" : l'évolution de la voix. La voix de la première émission est coincée, vaguement déclamatoire et prononce les formules consacrées ("Bonsoir", "la semaine prochaine vous pourrez...", etc) en en marquant le côté artificiel par des sortes de guillemets vocaux, puis peu à peu la voix s'apprivoise : RC chante dans la quatrième émission, à la fin de cette même émission il est tout joyeux de pouvoir ajouter un morceau imprévu, il me semble que c'est dans la septième qu'il râle parce qu'on ne l'a pas prévenu que la retransmission avait lieu du Grand Palais, dans la huitième la voix se fait confidence, dans la neuvième nous avons un vivant portrait de Toulet ("Il était anti-tout et n'aurait pas fait de mal à une mouche" Tiens tiens...)

Le ton juste n'est pas trouvé d'emblée et c'est un charme des enregistrements que de permettre d'entendre l'évolution vers l'aisance.

La douceur à l'oreille

Le critère de l'oreille est un critère qui me paraît tout à fait valable, mais trop personnel pour pouvoir être défendu publiquement, pensais-je jusqu'à il y a quelques jours. Et puis, en feuilletant dans une librairie L'introduction à l'Œuvre-kavi, je remarque dans les rayonnages un livre bien moins effrayant, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, de Claude Favre de Vaugelas. Ce livre est très intéressant. Il contient quelques remarques qui n'ont plus lieu d'être («Persécuter - Ce mot est mal prononcé par une infinité de gens qui disent perzécuter comme si au lieu du s il y avait un z [...]» p.100, j'ai également noté plusieurs remarques qui précisent le genre d'un nom (ivoire, toile, préface,...), apparemment le genre d'un certain nombre de mots courants est resté longtemps indécis, ce qui me paraît étrange) et beaucoup de remarques qui trouvent à s'appliquer encore aujourd'hui, je suis même surprise par leur nombre.

Et ô bonheur, Vaugelas fait grand cas de la cacophonie, qui semble bien être pour lui un critère valable pour juger de la langue :

À cause de la rencontre des deux voyelles en ces deux petits mots, si on, plusieurs écrivent toujours si l'on, excepté en un seul cas qui est quand après le n il suit immédiatement un l. Par exemple ils diront si on le veut et non pas si l'on le veut, parce qu'il y a un l immédiatement après le n, et que des deux cacophonies il faut choisir la moindre; car si si on blesse l'oreille, si l'on le, à mon avis, la blesse encore davantage. [...]
Claude Fabre de Vaugelas, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire p.45

ou encore

À la Cour on prononce beaucoup de mots écrits avec la diphtongue oi, comme s'ils étaient écrits avec la diphtongue ai, parce que cette dernière est incomparablement plus douce et plus délicate. À mon gré c'est une des beautés de notre langue à l'ouïr parler, que la prononciation d'ai pour oi''. [...]
Ibid., p.92

Résumons-nous: le sens, l'oreille, les règles apprises à l'école, les règles découvertes en lisant, un peu d'humour, de goût (dans le sens de gôuter avec plaisir, «ce petit faste», comme dit Syntaxe («Mais si elle y faut, c'est parce qu'elle n'est pas assez société», p.193, cette utilisation de faillir me ravit)), beaucoup d'humilité, la certitude qu'on se trompe et qu'on doit fait faire beaucoup d'erreurs ou de fautes, mais que ce n'est finalement pas si grave, puisque nous aimons la langue, et que nous progresserons au hasard de nos lectures.

En écrivant cela je tente de consoler "les complexés de la langue" et de tenir à distance "les tyrans de la langue", pour maintenir un espace où l'usage courant permet encore de se comprendre.

Ponctuation

De Guiche :
Portez-les lui.

Cyrano tenté et un peu charmé :
Vraiment...

De Guiche
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers...

Cyrano, dont le visage s'est immédiatement rembruni :
Impossible, Monsieur; mon sang se coagule
En pensant qu'on y peut changer une virgule.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte II, scène 7.

Nativité

[…] «On aura peut-être besoin de vous cette nuit», dit la Vierge au boeuf et à l'âne.
Les bêtes se regardent longuement pour tâcher de comprendre, puis se couchent.
Une voix légère mais qui vient de traverser tout le ciel les réveille bientôt.
Le bœuf se lève, constate qu'il y a dans la crèche un enfant nu qui dort et, de son souffle, le réchauffe avec méthode, sans rien oublier.
D'un souriant regard, la Vierge le remercie.
Des êtres ailés entrent et sortent feignant de ne pas voir les murs qu'ils traversent avec tant d'aisance.
Joseph revient avec des langes prêtés par une voisine.
«C'est merveilleux» dit-il, de sa voix de charpentier, un peu forte en la circonstance. «Il est minuit, et c'est le jour. Et il y a trois soleils au lieu d'un. Mais ils cherchent à se joindre.»
À l'aube, le bœuf se lève, pose ses sabots avec précaution, craignant de réveiller l'enfant, d'écraser une fleur céleste, ou de faire mal à un ange. Comme tout est devenu merveilleusement difficile!
[…] Le bœuf et l'âne sont allés brouter jusqu'à la nuit. Alors que les pierres mettent d'habitude si longtemps à comprendre, il y en avait déjà beaucoup dans les champs qui savaient. Ils rencontrèrent même un caillou qui, à un léger changement de couleur et de forme, les avertit qu'il était au courant.
Il y avait aussi des fleurs des champs qui savaient et qui devaient être épargnées. C'était tout un travail de brouter dans la campagne sans commettre de sacrilège. Et manger semblait au bœuf de plus en plus inutile. Le bonheur le rassasiait.
Avant de boire aussi, il se demandait:
«Et cette eau, sait-elle?»
Dans le doute il préférait ne pas boire et s'en allait un peu plus loin vers une eau bourbeuse qui manifestement ignorait tout encore.
Et parfois, rien ne le renseignait sinon une douceur infinie dans sa gorge au moment où il avalait l'eau.
«Trop tard, pensait le bœuf, je n'aurais pas dû en boire.»
Il osait à peine respirer, l'air lui semblait quelque chose de sacré et de bien au courant. il craignait d'aspirer un ange.
[…] Quand ils paissaient ensemble dans les champs, il arrivait souvent au bœuf de quitter l'âne:
«Où vas-tu ainsi?
— Je reviens tout de suite.
— Où vas-tu ainsi? insistait l'âne.
— Je vais voir s'il n'a besoin de rien. On ne sait jamais.
— Mais laisse-le donc tranquille!»
Le bœuf partait. Il y avait à l'étable une espèce de lucarne —ce qu'on devait nommer plus tard, pour cette raison même, un œil-de-bœuf — par où le bovin regardait du dehors.
Un jour, le bœuf remarqua que Marie et Joseph s'étaient absentés. Il trouva le flageolet sur un banc, à portée de son museau, et ni trop loin ni trop près de l'Enfant.
«Qu'est-ce que je vais pouvoir lui jouer? se dit le bœuf qui n'osait aller jusqu'à l'oreille de Jésus que par cet intermédiaire musical. Une chanson de labour? le chant guerrier du petit taureau courageux ou la génisse enchantée?»
Souvent les bœufs font semblant de ruminer alors qu'au fond de leur âme ils chantent.
[…] «J'ai vu le Seigneur en songe. Il faut que nous partions sans tarder. Hérode, oui, à cause de lui qui veut s'en prendre à Jésus.»
La Vierge prend son fils dans ses bras comme si le roi des Juifs était déjà là, dans l'embrasure de la porte, à la main un coutelas de boucherie.
«Et celui-là? dit Joseph à la Vierge en désigant le bœuf.
— Il me semble qu'il est bien faible pour venir avec nous.»
[…] — La nuit est très belle, reprend la Vierge, et nous en profiterons pour faire prendre l'air à l'enfant, il est un peu pâlot ces jours-ci.
— C'est parfaitement vrai», dit le saint homme.
C'est le pieux mensonge. Le bœuf le comprend et ne voulant pas gêner les partants dans leurs préparatifs, il feint de tomber dans un profond sommeil. C'est sa façon de mentir.
«Il s'est endormi, dit la Vierge, mettons tout près de lui la paille de la crèche pour qu'il n'est besoin de rien quand il se réveillera. Laissons-lui le flageolet à portée de son souffle, poursuit-elle tout bas, il aime en jouer quand il est seul.»
Ils se disposent à partir. La porte de l'étable crisse.
«J'aurais dû l'huiler», pense Joseph, qui craint d'éveiller le bœuf, mais celui-ci fait toujours semblant de dormir.
La porte est refermée avec soin.
Tandis que l'âne de la crèche devient peu à peu celui de la fuite en Égypte, le bœuf reste les yeux fixés sur cette paille où tout à l'heure encore reposait l'Enfant Jésus.
Il sait bien que jamais il n'y touchera, non plus qu'au flageolet.
La constellation du Taureau, d'un bond, regagne le zénith et d'un seul coup de corne, se fixe au ciel, à la place qu'elle ne devait plus jamais quitter.

Quand la voisine entra, un peu après l'aube, le bœuf avait cessé de ruminer.

"Le bœuf et l'âne de la crèche", in L'enfant de la haute mer de Jules Supervielle

Depuis neuf heures...

Minuit et demi. L'heure a passé vite,
depuis qu'à neuf heures j'ai allumé la lampe,
et suis venu m'assoir ici. Je suis resté sans lire,
et sans parler. À qui aurais-je pu parler,
moi qui vis seul dans cette maison.

Le fantôme de ma jeunesse,
depuis qu'à neuf heures j'ai allumé la lampe,
est venu me trouver et me remettre en mémoire
le parfum des chambres fermées
et le plaisir passé — un plaisir d'une telle audace!
De même m'a-t-il remis sous les yeux
des rues qu'on ne pourrait pas reconnaître aujourd'hui,
des rendez-vous très fréquentés qui n'existent plus,
et des théâtres et des cafés qui ont fait leur temps.

Le fantôme de ma jeunesse
est venu m'apporter aussi sa part de chagrin;
deuils de famille, séparations,
opinion de proches, volontés
des morts si peu respectées.

Minuit et demi. Comme l'heure a passé.
Minuit et demi. Comme les années ont passé.

Constantin Cavafis in En attendant les barbares traduit par Dominique Grandmont (Gallimard poésie)

Jean Puyaubert

Nous n'étions d'accord sur rien et nous étions en sympathie sur tout.

Renaud Camus, Vaisseaux brûlés, §783

Un désir sans tension

Il conviendra alors d'être patient.

D'étranges phénomènes se produiront. Sans que l'être d'ici (ici ou ailleurs) ait à entreprendre la moindre action, sans qu'aucun geste, travail ou mouvement soit nécessaire, sans qu'il y ait à mobiliser les ressources illusoires de l'impatience, le meilleur des choses se déploiera ici, autour de l'être, sur son fleuve et dans son jardin. Une grand patience secrète, faite non d'amertume résignée, mais d'un savoir et d'une confiance non répertoriés dans les livres, convaincra l'être d'ici que ce qui est désiré arrive et que ce qui est attendu se produit, pourvu seulement qu'on sache et l'attendre sans l'attendre et le désirer sans les vouloir.

Robert Misrahi, Construction d'un château, p.129, Points Seuil

Jean-Pierre Camus contre l'indexation

Il y a au moins cinq cents ans que l'on indexe, et pourtant il aura fallu attendre le milieu du XXe siècle pour voir apparaître les mots indexer et indexation, que les dictionnaires datent de 1948. On a commencé par des ouvrages, et de là on est passé à des collections. Au début du XVIe siècle, ce n'est pas encore le mot index qui désigne le résultat de l'opération; c'est tabula. Il s'agit bien de rompre la linéarité des documents traités, d'en donner une projection tabulaire, qui permette d'y tracer un chemin autre que celui que les auteurs avaient choisi. C'est ainsi, en partant de l'index, que la plupart des lecteurs se promenaient dans Pline l'Ancien, dans les Essais de Montaigne ou dans les commentaires hiéroglyphiques de Pierus Valerianus.

En tête du tome V de ses Diversités (1610), Jean-Pierre Camus, l'évêque de Belley, ami de saint François de Sales, dit son hostilité à la pratique de l'indexation et au mode de lecture qu'elle induit. Il demande au lecteur de ne pas considérer comme une imperfection le fait que son livre soit «sans Indice des mémorables»: «C'est une erreur populaire, qui n'infecte que les faibles cerveaux, qui appellent cela l'âme du livre, et c'est l'instrument de leur stupidité. Ces gens peuvent être appelés Doctores tabularii, lesquels Sapiunt tantum per Indices. Les enquerrez-vous de ce qu'ils savent? Ils vous demandent un livre pour le montrer, et aussitôt à la Table pour trouver ce qu'ils cherchent, les habiles appellent cela le pont aux ânes.» Les quatre premiers volumes des Diversités étaient munis d'index, d'ailleurs fort bien faits, ce qui n'arrêtent pas les protestations de Jean-Pierre Camus: «Les tables des tomes précédents de l'auteur, faites par je ne sais qui, et à son insu, lui déplaisent, sachant qu'il faut retrancher tant que l'on peut ce qui fomente la paresse, paresse mère de l'ignorance.» Les volumes suivants comportent des index. Le fait que la protestation de Jean-Pierre Camus soit restée vaine, même auprès de ses propres éditeurs, montre que l'indexation répond à un véritable besoin, dès que l'imprimerie a multiplié les documents: on ne peut pas tout lire, de tous les livres, même en n'étant pas paresseux. À la nécessité empirique de trouver de l'information répond la pratique de l'indexation, qui restera empirique pendant plus de quatre siècles.

Préface de Michel Le Guern à Les Fondements théoriques de l'indexation, une approche linguistique, de Muriel Amar

Aux alentours de 600 avant JC

Lui aussi [Théognis] était noble et riche; lui aussi dut partir pour l'exil. Sa longue Elégie à Cyrnos est toute coupée de ses cris de rancœur et de haine:
...Notre ville, Cyrnos, est toujours une ville; mais elle a d'autres habitants, ceux qui jadis ne connaissant ni droit ni loi usaient sur leur dos des peaux de chèvres et allaient paître hors de la ville comme des cerfs; ce sont eux maintenant... les gens «bien», et les gens «bien» d'autrefois sont devenus gens de rien...

Et plus loin, il s'indigne contre les nobles qui épousent pour leur argent des femmes du peuple: «La richesse confond les races!»
Ces sentiments, suscités par les grands bouleversements sociaux, économiques et politiques alors communs à toutes les cités grecques, où ils se déploient avec plus ou moins de violence et qui n'ont pas partout trouvé leur poète, étaient ceux de Sappho et d'Alcée. L'un et l'autre se dressent, en rigides conservateurs, comme on en rencontre dans toutes les révolutions, non seulement contre les nouveaux chefs politiques, mais peut-être plus furieusement encore contre leurs frères de caste, ceux qui se rallient à l'ordre nouveau, et qu'ils accusent de trahir. On sait bien d'ailleurs qu'en pareil cas, les attardés des anciens régimes sont, à leur tour, férocement attaqués et persécutés par leurs anciens amis: pour ceux-là, on jugeait folle leur obstination aveugle à vouloir conserver la Lesbos d'autrefois...
Telle était Sappho, têtue dans son esprit de caste, imbue de ses privilèges; décevante peut-être pour ceux qui verraient volontiers en elle, à cause de ses mœurs, une sorte de moderniste secouant les portes du gynécée, narguant les hommes, se mettant, grâce à son génie, au-dessus des traditions communes. Mais du moins ne peut-on nier son courage à brocarder les ralliés, à fronder le pouvoir, à partir enfin pour un long, un inconfortable et périlleux voyage en mer, vers une lointaine et inconnue terre d'exil.»

Sappho, d'Edith Mora, p.4

source
le 28/04/2008

Les livres fondateurs des Français

Réalisée dans le cadre de la 7ème édition de " En train de lire " organisée à l'occasion de "Lire en fête" pour la SNCF, une étude TNS-Sofres dresse la liste des 100 ouvrages qui ont le plus marqué les Français.

Top 10 des 100 livres les plus cités
1 : La Bible ex aequo avec Les Misérables de Victor Hugo
3 : Le Petit Prince d’Antoine de St Exupéry
4 : Germinal d’Emile Zola
5 : Le Seigneur des Anneaux de JRR Tolkien
6 : Le Rouge et le Noir de Stendhal
7 : Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier
8 : Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
9 : Jamais sans ma fille de Betty Mahmoody, Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, La Gloire de mon père de Marcel Pagnol, Le Journal d’Anne Frank

La palme d’or des "moins de 35 ans" est remportée par Le Seigneur des anneaux.

Pour de nombreux lecteurs, le livre fondateur semble avoir un impact certain sur eux, en les touchant profondément pour 47% d’entre eux, en leur donnant le goût d’un auteur, d’un genre littéraire (37%), en leur permettant de découvrir ou de comprendre certaines choses sur le monde (36%), en leur donnant le goût de la lecture et en leur faisant aimer les livres (28%) et enfin, en influençant leurs croyances, leurs idées et leurs valeurs (24%).

La majorité des Français (64%) a été marquée par 3 livres qualifiés de fondateurs. 18% des Français retiennent 2 livres, 8% en citent 1, et enfin 10% n’en citent aucun.

L’âge moyen de lecture du livre de référence est de 24 ans : 39% des lecteurs le lisent une fois, 39% de deux à trois fois et 19% quatre fois ou plus. Plus des trois quart des Français (78% d’entre eux) l’ont encore à l’heure actuelle chez eux, contre 21% qui ne le possèdent pas à leur domicile.

Dans 50% des cas, le livre préféré a été acheté. Pour 18% des lecteurs, ce livre leur a été offert. Dans 11% des cas, il leur a été prêté. Et enfin ce livre a, soit fait l’objet d’une lecture imposée par l’école, soit été emprunté dans une bibliothèque (10% à chaque fois).

68% (dont 50% souvent) des lecteurs tendent à recommander la lecture de leur livre fondateur à leur entourage.

source
le 29/04/2008

A qui se fier?

Voilà plus de dix ans que la BNF avait constaté la disparition de documents hébraïques, en particulier lors du grand récolement de 1998, juste avant le déménagement des collections sur le site de Tolbiac. Une centaine de livres anciens et cinq éditions du Talmud du Moyen Age manquait à l'inventaire. Plusieurs plaintes avaient été déposées, mais l'enquête judiciaire, faute d'indices, avait tourné court. Cinq ans plus tard, une lettre anonyme signale la vente chez Christie's à New York, en 2000, d'un manuscrit hébreu du XIV siècle, comportant le Pentateuque, et plusieurs rouleaux: les Leçons des prophètes, les Lamentations, l'Écclésiaste... Ce manuscrit, dit "52", d'une valeur inestimable, avait justement disparu de la BNF cette année-là. Une nouvelle enquête est entamée en mars 2004 qui permet de remonter jusqu'à un premier acquéreur, persuadé d'avoir acheté en toute légalité une pièce exeptionnelle. Les soupçons se portent alors sur Michel Garel. On retrouve en effet la signature du conservateur en chef apposé sur un faux certificat attestant que le manuscrit pouvait faire l'objet d'une vente.

Il est difficile de dire si les vols de manuscrits et de livres de bibliophilie ont tendance à augmenter ces derniers temps dans les bibliothèques européennes, car l'usage, il y a encore peu de temps, était de ne pas ébruiter ce genre d'affaires.

Livres Hebdo, 20 août 2004

source
le 29/04/2008

Le lecteur d'aujourd'hui ne change jamais sa façon de lire

Le sablier qu'il avait incorporé dans le livre était invisible mais, dans un silence complet, on pouvait entendre s'écouler le sable pendant la lecture. Quand tout le sable était écoulé, il fallait retourner l'ouvrage et continuer à le lire dans le sens inverse, vers le début, ce qui permettait d'en découvrir la signification secrète.
Le Dictionnaire khazar de Milorad Pavic, p.25


Il faut également souligner qu'on n'a pas pu, pour des raisons compréhensibles, reprendre ici l'ordre alphabétique du dictionnaire de Daubmannus, qui était écrit dans trois alphabets et trois langues différentes: grecque, hébraïque et arabe, et dans lequel les dates correspondaient aux trois calendriers. Ici, toutes les dates sont calculées selon un même calendrier, et le texte de Daubmannus est traduit des trois langues dans une seule. Il est également évident que dans l'édition du XVIIIe siècle les articles étaient classés différemment selon les langues employées (l'hébreu, l'arabe, le grec), car les lettres n'occupent pas les mêmes places dans des alphabets différents, de même qu'on ne feuillette pas les livres dans le même sens, et que les personnages principaux au théâtre n'apparaissent pas tous du même côté de la scène. Ce livre n'aura d'ailleurs pas le même aspect dans toutes les traductions, car inévitablement la matière du Dictionnaire Khazar sera ordonnée différemment dans chaque langue et dans chaque alphabet, les articles prenant d'autres places, et les noms une autre hiérarchie. Ainsi des noms importants, qui apparaissent déjà dans l'édition de Daubmannus, comme Saint Cyrille, Yéhuda Halévi ou Youssouf Masudi et d'autres encore, ont ici une autre disposition que dans la première édition du Dictionnaire Khazar. C'est sans doute le principal défaut de cette nouvelle version, car seul celui qui lit les différentes parties d'un livre dans le bon ordre peut recréer le monde. Mais il n'était pas possile de procéder autrement, puisque l'ordre alphabétique de Daubmannus n'a pas pu être maintenu.
Tous ces défauts ne sont cependant pas très graves: le lecteur capable de trouver la signification secrète du livre, en le lisant dans le bon ordre, a quitté depuis longtemps cette terre, et le public actuel estime que l'imagination est l'affaire de l'écrivain, non pas la sienne. Surtout lorsqu'il s'agit d'un dictionnaire. Pour un tel public le livre n'a pas besoin de renfermer un sablier qui indique le moment où il faut inverser le sens de la lecture, car le lecteur d'aujourd'hui ne change jamais sa façon de lire.
Ibid, p.28

Les mots sous les mots

Suite à la course à la fleur, je me suis procuré Les Mots sous les mots de Jean Starobinski. Comme le livre est épuisé[1], je vais essayer d'en donner une idée en le citant en diagonale, sachant qu'il me paraît théoriser un aspect des Églogues. Ce livre est l'exposé par Jean Starobinski des recherches de Ferdinand de Saussure sur les anagrammes dans la littérature latine.[2]

Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue, c'est que, condamnées l'une et l'autre à ne servir que d'éléments apportés devant elles et d'un sens quelconque, elles les réunissent et en tirent continuellement un sens nouveau.(Saussure, p.19)

Dans cette phrase je lis les thèmes des trois premières Églogues: la langue (la phrase, le mot) pour Passage, la légende pour Échange, les éléments apportés devant elle pour Travers.

Résumons les opérations auxquelles, si les résultats que nous avons obtenus sont vrais, devait se livrer un versificateur en poésie saturnienne, pour la rédaction d'un elogium, d'une inscription quelconque, funéraire ou autre.
I. Avant tout, se pénétrer des syllabes, et combinaisons phoniques de toute espèce, qui se trouvaient constituer son THÈME. Ce thème, —choisi par lui-même ou fourni par celui qui faisait les frais de l'inscription—, n'est composé que de quelques mots, et soit uniquement de noms propres, soit d'un ou deux mots joints à la partie inévitable des noms propres.
Le poète doit donc, dans cette première opération, mettre devant soi, en vue de ses vers, le plus grand nombre de fragments phoniques possible qu'il peut tirer du thème; par exemple, si le thème, ou un des mots du thème, est Hercolei, il dispose des fragments -lei-, ou -co-; ou avec une autre coupe des mots, des fragments -ol-, ou er; d'autre part de rc ou de cl, etc. [...] (Saussure, p.24)

Bien entendu, on ne peut que penser aux Églogues, et surtout à Passage, mais aussi à cette phrase de Travers, p.145: «il est tout simplement faux que Passage soit réalisé à partir d'une (unique) petite idée, qu'il aurait suffi de raconter en quelques lignes.» Cependant, ce jeu s'étend bien au-delà. Je n'ai pu retrouver dans Sommeil de personne le passage où l'auteur déplore devoir modifier le texte de Vaisseaux brûlés afin de rétablir l'anonymat de Valerio, ce qui l'ennuie, écrit-il, car cela va détruire toutes sortes d'harmonies et de rimes internes. (Mais peut-être n'est-ce pas à propos de Valerio, et que ce n'est pas dans Sommeil de personne?)

L'hypogramme ou genre d'anagramme à reconnaître dans les littératures anciennes. Son rôle dans la poésie et la prose latine.
1. Pourquoi pas anagramme.
2. Sans avoir de motif [pour tenir] particulièrement au terme d'hypogramme, auquel je me suis arrêté, il me semble que le mot ne répond pas trop mal à ce qui doit être désigné. Il n'est en aucun désaccord trop grave avec les sens d'upograjein, upograjh, upogramma. etc., si l'on excepte le seul sens de signature qui n'est qu'un de ceux qu'il prend.
soit faire allusion ;
soit reproduire par écrit comme un notaire, un secrétaire,
soit même (si l'on songeait à ce sens spécial mais répandu) souligner au moyen du fard les traits du visage.
qu'on le prenne même au sens répandu, quoique plus spécial, de souligner au moyen du fard les traits du visage, il n'y aura pas de conflit entre le terme grec et notre façon de l'employer, car il s'agit bien encore dans «l'hypogramme» de souligner un nom, un mot, en s'évertuant à en répéter les syllabes, et en lui donnant ainsi une seconde façon d'être, factice, ajoutée pour ainsi à l'original du mot.» Saussure, p.30

La prose de César [...] était ce qui pourrait honnêtement servir de pierre de touche pour juger si la pratique de l'hypogramme était une chose plus ou moins volontaire, ou au contraire absolument imposée au littérateur latin: je considère en effet que s'il est prouvé que C. Julius Caesar ait perdu même peu de minutes dans ses écrits ou dans sa vie à faire des calembours sur le mode hypogrammatique, la chose est sans rémission dans ce cas pour l'ensemble des prosateurs latins. Nous n'en sommes pas là : c'est par centaines, c'est aussi abondamment que chez les gens-de-lettres des littérateurs que les hypogrammes courent et ruissellent dans le texte de César.
Plus caractéristiques encore que les Commentaires, les rares lettres que nous avons de lui : parce qu'elles le surprennent dans un moment où il s'agissait de tout autre chose que de soigner «l'écriture», ainsi quand il écrit la lettre à Cicéron après Ariminium Postremo, qui viro bono... etc. finissant par

civilibus controversiis? quod nonnulli quer-
CI - - - C - RO ER C - - - - - - - -I C

[...] Le mot CAVE semble courir entre les lignes de la lettre de César

Condemnavisse
C - - - - - AV – E
est un des endroits topiques. Mais à tout moment revient le mannequin C - - E et notamment dans les derniers mots (avant la date)

Contentione abesse
C - - - - - - E
C - - - - - - - - - - - E

[...] L'occasion et le sujet des lettres —lettres d'affaires, lettres de badinage, lettres d'amitié, lettres de politique—, plus que cela: l'humeur, quelle qu'elle soit, de l'écrivain, qu'il se montre par exemple accablé par les calamités publiques, par les chagrins domestiques, ou encore qu'il prenne un ton spécial pour répondre à des personnages avec lesquels il se sent en délicatesse ou en brouille ouverte,— tout cela n'exerce aucune influence sur la régularité vraiment implacable de l'hypogramme et force à croire que cette habitude était une seconde nature pour tous les romains éduqués qui prenaient la plume pour dire le mot le plus insignifiant.
Il est caractéristique de voir que pas un correspondant de Cicéron ne reste au-dessous de lui sous ce rapport, et parmi ceux qui avaient le moins de prétention, comme étant surtout hommes de guerre ou de [ ] à se mêler de littérature. Saussure, p.117

Starobinski note:

Mais Saussure ne se dissimule pas l'objection évidente: l'hypogramme, lu à partir du texte, n'est-il pas une construction arbitraire, née du caprice du lecteur, et reposant sur la distribution fortuite des phonèmes dans le texte? N'est-il pas trop facile d'obtenir partout des hypogrammes? C'est à ces objections qu'il cherche à répondre presque partout, ... p.117

Il poursuit, p.124:

On ne trouve que ce qu'on a cherché, et Saussure a cherché une contrainte phonétique surajoutée à la traditionnelle métrique du vers. Resterait à vérifier si ce qu'il a cherché et trouvé, en lisant les anciens poètes, correspond à une règle consciemment suivie par ceux-ci. Rien ne paraît alors plus nécessaire que de rencontrer, chez les anciens, un témoignage extérieur qui viendrait confirmer l'existence d'une règle ou d'une tradition effectivement observées. Ferdinand de Saussure a cherché ce témoignage, et n'a rien trouvé de décisif. Silence embarrassant, qui engage tantôt à formuler l'hypothèse d'une tradition «occulte» et d'un secret soigneusement préservé, tantôt à suggérer que la méthode devait sembler banale, allant trop parfaitement de soi pour qu'il fût nécessaire aux gens avertis d'en parler. D'où l'extrême prudence observée par Saussure dans ses cahiers, lorsqu'il s'agit de remonter des «faits» constatés à leur explication. Si les faits lui paraissent évidents, leur pourquoi reste inaccessible, comme s'il s'agissait d'un phénomène naturel et non d'une intention humaine.

A mesure qu'il progressait dans son enquête sur les hypogrammes, Ferdinand de Saussure se montrait capable de lire toujours plus de noms dissimulés sous un seul vers. Quatre sous un seul vers de Johnson! Mais eût-il continué, c'eût été bientôt la marée: des vagues et des vagues de noms possibles auraient pu se former sous son œil exercé. Est-ce le vertige d'une erreur? C'est aussi découvrir cette vérité toute simple: que le langage est ressource infinie, et que derrière chaque phrase se dissimule la rumeur multiple dont elle s'est détachée pour s'isoler devant nous dans son individualité.
Il faut ici le répéter: tout discours est un ensemble qui se prête au prélèvement d'un sous-ensemble: celui-ci peut être interprété: a) comme le contenu latent ou l'infrastructure de l'ensemble; b) comme l'antécédent de l'ensemble.
Ceci conduit à se demander si, réciproquement, tout discours ayant provisoirement le statut d'ensemble ne peut pas être regardé comme le sous-ensemble d'une « totalité» encore non reconnue. Tout texte englobe, et est englobé. Tout texte est un produit productif.

Saussure s'est-il trompé? S'est-il laissé fasciner par un mirage? Les anagrammes ressemblent-ils à ces visages qu'on lit dans les taches d'encre? Mais peut-être la seule erreur de Saussure est-elle d'avoir si nettement posé l'alternative entre « effet de hasard» et «procédé conscient». En l'occurrence, pourquoi ne pas congédier aussi bien le hasard que la conscience? Pourquoi ne verrait-on pas dans l'anagramme un aspect du processus de la parole,— processus ni purement fortuit ni pleinement conscient? Pourquoi n'existerait-il pas une itération, une palilalie génératrices, qui projetteraient et redoubleraient dans le discours les matériaux d'une première parole à la fois non prononcée et non tue? Faute d'être une règle consciente, l'anagramme peut néanmoins être considérée comme une régularité (ou une loi) où l'arbitraire du mot-thème se confie à la nécessité d'un processus.
L'erreur de Ferdinand de Saussure (si erreur il y a) aura aussi été une leçon exemplaire. Il nous aura appris combien il est difficile, pour le critique, d'éviter de prendre sa propre trouvaille pour la règle suivie par le poète. Le critique, ayant cru faire une découverte, se résigne mal à accepter que le poète n'ait pas consciemment ou inconsciemment voulu ce que l'analyse ne fait que supposer. Il se résigne mal à rester seul avec sa découverte. Il veut la faire partager au poète. Mais le poète, ayant dit tout ce qu'il avait à dire, reste étrangement muet. Toutes les hypothèses peuvent se succéder à son sujet: il n'acquiesce ni ne refuse. Starobinski, p.153

Et on pense à Kinbote, bien sûr, mais je pense aussi à moi, voyant Roussel partout quand je lis Roussel, ou Barthes, ou Flaubert, ou maintenant Saussure...

Starobinski conclut par ses mots, p.159 :

Il n'était pas inopportun de rappeler l'art de Bach, et ses marches de basse dont les notes-lettres successives construisent une signature ou un hommage. La méthode de composition de Raymond Roussel (remarquablement analysée dans un livre de Michel Foucault ) se fût prêtée elle aussi à cette forme d'investigation... Mais il faut généraliser: Ferdinand de Saussure interprète la poésie classique comme un art combinatoire, dont les structures développées sont tributaires d'éléments simples, de données élémentaires que la règle du jeu oblige tout ensemble à conserver et à transformer. Seulement il se trouve que tout langage est combinaison, sans même qu'intervienne l'intention explicite de pratiquer un art combinatoire. Les déchiffreurs, qu'ils soient cabalistes ou phonéticiens, ont le champ libre: une lecture symbolique ou numérique, ou systématiquement attentive à un aspect partiel, peut toujours faire exister un fond latent, un secret dissimulé, un langage sous le langage. Et s'il n'y avait pas de chiffre? Resteraient cet interminable appel du secret, cette attente de la découverte, ces pas égarés dans le labyrinthe de l'exégèse.

Et je repense à cette obsession du chiffre, du code secret dans Travers : «Il est sûr que tout se tient , que tout est lié, chaque détail nouveau lui paraît se rattacher à une infinité d'autres, il soupçonne tout, tout le monde, il ne voit partout que duplicité faux-semblant, chiffre, code, mots sous les mots.» p.214


Notes

[1] à nouveau disponible en septembre 2009

[2] Toutes les citations proviennent des Mots sous les mots. "Saussure" signifie Saussure cité par Starobinski.

Influences

Si je lis Flaubert ou des commentaires sur Flaubert, je lis Travers à travers Flaubert, je vois des correspondances, des allusions, partout. Si je lis Barthes, je lis Travers à travers Barthes, si je lis Nabokov, je lis Travers à travers Nabokov (les jumeaux, les miroirs, «Satire is a lesson, parody is a game», «a modicum of average "reality" (one of the few words wich mean nothing without quotes)», «We did not expect that, amid the whirling masks, one mask would turn out to be real face, or at least the place where that face ought to be», etc).

644.« On se demande ce qu'ils ont lu...
Renaud Camus, ''Vaisseaux brûlés

On se demande ce qu'on lit et ce qu'on invente.

Alfred Appel, le commentateur de The annotated Lolita me fait rire, il exagère un peu tout de même : note 48/2 (édition 1991) «toothbrush mustache: Quilty has one too; see p.218. Poe also had one, but Nabokov said that no allusion was intented here.»
Et j'imagine Nabokov souriant ou soupirant devant ce commentateur zélé trouvant des correspondances et des coïncidences sans relâche. (J'aime la note 4/9: «although Nabokov did not know it until this note came into being, Quilty is a town in Country Clare, Ireland, appropriate to a verbally playful novel in which there are several apt references to James Joyce. See 4/11.») Parfois Appel se moque de lui-même: note 51/2 «The name of "Harold D.Doublename" represents a summary phrase (p.182), but the annotator's double initials are only a happy coincidence.»

Finalement, je postulerais que de l'auteur, du narrateur ou du lecteur (tout lecteur attentif est un commentateur potentiel), l'un des trois au moins doit être fou. «Several of Nabokov's narrators are mad. Among other things, their madness functions as a parody of critical dogma about fiction, and a telling parody of the reader's own delusory "contact with reality".» (note 34/3) C'est la condition qui permet de fondre fiction et réalité, la condition qui permet d'admettre qu'entre fiction et réalité, il n'y a qu'un regard. La fiction n'est pas réalité, comme le croit un lecteur naïf, mais il est fort possible que la réalité soit fiction : «If it is disturbing to discover that the characters in The Gift are also the readers of Chapter Four, this is because it suggests, as Jorge Luis Borges says of the play within Hamlet, "that if the characters of a fictional work can be readers or spectators, we, its readers or spectators, can be fictious".» (introduction à The annotated Lolita). Dès lors «ils parlent du roman qu'ils viennent de lire tout à fait comme si les personnages appartenaient à la» (L'Inauguration p.229) redevient légitime. Il y a bien enchantement et "fairy tale".

«Cet enfant vit dans les livres» pourrait être lu dans son sens premier. (Mais ce que je pense, c'est : doit être lu dans son sens premier.)

Lieu de plaisir

Lorsque j'ai lu la préface à Cartes postales, la librairie Brentano est brusquement devenue un lieu de souvenirs qui m'incite à l'indulgence (je ne pensais pas qu'elle était si ancienne). Je vous copie ces quelques lignes, afin de peut-être changer votre regard, même si cela ne changera rien au côté touristique du lieu:

Il y avait Maroussia, dont j'ai oublié le nom de famille. Je l'ai emmenée un jour à la librairie Brentano pour lui montrer les portraits de Walt Whitman. En sortant, le vendeur, qui était mon ami, me fit un sourire en hauteur et me lança un clin d'yeux qui me laissa tout déconcerté, et dont je n'ai pas encore compris le sens exact. J'aimais beaucoup la librairie Brentano; même, de mes dix-huit ans à mes vingt-et-un an, elle a été mon principal lieu de plaisir. J'aimais à me sentir dépaysé, à la façon de des Esseintes dans les bars et les brasseries anglaises de la rue d'Amsterdam. Du reste, nous éprouvions tous le besoin de nous dépayser; nous affections de ne considérer Paris que comme une de nos capitales, et secrètement nous nous apppliquions la phrase de Nietzsche: «Nous autres Européens». Ce n'était pas pour rien que notre revue allait s'appeler: «L'Œuvre d'Art International»! Oh, les belles Américaines que je frôlais parfois —Excuse me— entre les corps de bibliothèque de chez Brentano! Je rêvais, non seulement de me faire aimer d'elles, mais aussi de leur faire connaître la littérature française contemporaine, de leur traduire, en quel anglais et avec quel accent effroyable, tu vois ça d'ici, les «Moralités légendaires», ou même «Maldoror». Mais elles étaient peu préparées pour cela, je crois; peut-être même qu'elles ne connaissaient pas Whitman! C'était probable en effet, car en fait de poètes américains, c'était surtout Ella Wheeler Wilcox qu'elles achetaient. J'étais un des rares clients français de Brentano, je veux dire des clients assidus, qui venaient trois ou quatre fois par semaine. Après avoir eu à mon égard une attitude très réservée, on finit par m'admettre, et par me laisser fouiller partout, même au sous-sol. A vrai dire, presque tout l'argent dont je disposais passait là!

Valery Larbaud, conversation avec Léon-Paul Fargue, en préalable à Cartes postales (Gallimard poésie), p.48

Quand les magistrats exercent leur discernement

Si, à l'arrivée de trois génisses dans un pré, le taureau appartenant à un éleveur qui se trouvait dans la pâture voisine les suivit le long de la clôture, il est hasardeux d'en conclure que l'une d'elles était en chaleur. Il n'y eut pas sans doute simple accompagnement galant mais expression d'une attirance sexuelle n'impliquant pas nécessairement un état de chaleur et il est difficile de retenir une manoeuvre spéculative de la part du propriétaire de la génisse en raison des risques sérieux pour ses propres animaux, sans commune mesure avec une prestation de service gratuite par un reproducteur de qualité.

La Cour (malgré le mot d'Aristote : «l'homme est un animal raisonnable») est peu éclairée, singulièrement par les parties, sur la psycho-sexualité des bovins, notamment sur les éventuels émois et frémissements avant passage à l'acte, sur les manifestations extérieures d'un état de chaleur générateur d'un élan irrésistible. Une faute à la charge du propriétaire des génisses au sens de l'art. 1382 C. civ., implique que l'acte procréateur et fatal du géniteur qui s'est gravement blessé au membre postérieur droit en s'emmêlant dans la clôture, ait eu pour cause directe l'état de chaleur provocateur de la génisse plutôt que la fougue du taureau aux pulsions exacerbées par la simple vue de trois représentantes de la gent femelle, même sans état incitateur particulier. Le fait que le vétérinaire appelé sur les lieux ait vu dans la pâture la génisse «cavaler» le taureau, alors en fâcheuse posture dans les fils de fer barbelés et donnant une peu glorieuse image du sexe dit fort, ne permet pas de conclure à un état de chaleur préalable à l'assaut initial et aux blessures, alors qu'on ignore le moment exact de cet assaut et même s'il eut lieu le jour ou dans la pénombre complice et romantique de la nuit.

La preuve d'une faute n'est donc pas suffisamment établie à l'encontre du propriétaire de la génisse.
Il y a lieu de réformer la décision entreprise et de débouter le propriétaire du taureau de sa demande de dommages-intérêts. La génise ayant bénéficié d'une saillie fécondante gratuite, il y a là une compensation de fait aux dépenses prévues à l'art. 700 nouv. C. pr. civ.

C. app., Dijon (2e Ch. 2e sect.), 31 mai 1985 31/05/85 Dijon (2e Ch. 2e sect.), 31 mai 1985 31/05/85 RGP 3093

Royal fun, toujours

J'appris que ma série d'essais L'Hippocampe
indompté était «universellement acclamée»
(Il s'en vendit trois cents exemplaires en un an.)
Vladimir Nabokov, Pale Fire, v.671-673

Elle me bourra de gâteaux aux fruits, tournant la chose
En une stupide visite de politesse
«Je ne puis croire, disait-elle, que c'est vous!
J'ai adoré votre poème dans la Blue Review
Celui sur le Mont Blanc. J'ai une nièce qui a
Escaladé le Cervin. Je n'ai pu comprendre
L'autre morceau. Je veux dire le sens.
Car bien sûr, la sonorité. — Mais je suis tellement bête!»

Elle l'était.

Ibid, v.779-787

Ce qui évoque entre autres l'ineffable : «Si les écrivains savaient vraiment pour quelles raisons bizarres ils intéressent les trois quart de leurs lecteurs, ils seraient horrifiés : «J'vois j'ai la fille à ma belle-mère elle a un labrador, elle aussi — alors forcément...»
Retour à Canossa, p 219

«C'est un usage très répandu, et quand j'entends un critique parler de la sincérité d'un auteur, je sais que soit le critique, soit l'auteur, est un imbécile.»
Ce commentaire du v.172 est repris au §462 de Vaisseaux brûlés: « Si un critique dit d’un écrivain qu’il est sincère, écrit Nabokov, on peut être certain que l’un ou l’autre est un imbécile — et probablement les deux. »

La bêtise

Il [Sollers] parle comme le ferait un homme très intelligent, et même plus qu'intelligent. Il tient à merveille l'emploi du grand écrivain. Et telle est sa force de persuasion qu'on se convainc soi-même qu'on est en train d'entendre un grand écrivain tenir des propos de la plus haute intelligence.
Renaud Camus, Corbeaux


Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n'est qu'en dehors d'elle que l'écrivain peut ressentir quelque chose de nos impressions, c'est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art.
Marcel Proust, premières phrases de la préface de Contre Sainte-Beuve.
(Evidemment, faire cela est radical: une fois qu'on a cité Proust à l'appui ou à l'encontre d'une thèse, qui oserait opposer un argument inverse? De la citation comme arme absolue de langage.)

La légende

Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue, c'est que, condamnées l'une et l'autre à ne se servir que d'éléments apportés devant elles et d'un sens quelconque, elles les réunissent et en tirent un sens nouveau.[...]
Imaginer qu'une légende commence par un sens, a eu depuis sa première origine le sens qu'elle a, ou plutôt imaginer qu'elle n'a pas pu avoir un sens absolument quelconque, est une opération qui me dépasse. Elle semble réellement supposer qu'il ne s'est jamais transmis d'éléments matériels sur cette légende à travers les siècles; car étant donné cinq ou six éléments matériels, le sens changera dans l'espace de quelques minutes si je les donne à combiner à cinq ou six personnes travaillant séparément (1).

(1) Ms fr 3959/10, p.18. On rapprochera Pascal, Pensées (éd. Brunschvicg, fr. 22 et 23): «Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau: la disposition des matières est nouvelles»...,etc.

F. Saussure cité dans Les mots sous les mots, p.19, de Jean Starobinski

Soyons plus techniques.

Le Nouveau Roman de Ricardou a été réédité en poche, collection Points Seuil. Il commence par une préface datée de 1989.

Extrait de la page 11:

Toutefois, il faut en convenir, l'argumentaire qui précède a fait l'impasse sur un cas: la possible éclosion, ces dernières années, sur les versants de la théorie, d'une méthode plus exacte. Or il paraît bien, avec la récente discipline intitulée textique, que s'offre désormais une batterie d'instruments moins sommaires. (2) Du coup, sous cet angle neuf, le Nouveau Roman pourrait être mieux éclairé dans sa perspective (il prendrait place au cœur d'une intelligibilité plus ample, celle de la métareprésentation). Mais il pourrait également se voir saisi avec une rigueur accrue en ses procédés (nombre de ces agencements deviendraient l'objet d'analyses plus cohérentes: ainsi, ce qui, au chapitre quatre, sera nommé transits analogiques relèverait, à en croire les texticiens (3), de la catégorie des parachorodicranotextures isologiques).



(2): Prévenu qu'il s'agit de pages plus techniques, le lecteur intéressé pourra ouvrir «Éléments de textique» I, II, III, IV et sq., in Conséquences, n°10, 11, 12, 13 et sq. (93, rue de Valmy, 75010 Paris), 1987, 1988, 1989 et sq.
(3) «Éléments de textique (III)», Art. cit., P.5-7.»

Et je frémis à l'idée des lectures nécessaires pour pouvoir rire à ces mots en toute connaissance de cause.


Le cycle de nos inventions

Paris, mardi 9 mai 1972

Cette unité du Temps immobile, dont j'avais tendance à m'émerveiller, est pauvreté, non richesse. Je le pressentais depuis longtemps, et en ai eu, hier soir, la confirmation en lisant La Dernière Heure de Jean Guitton. Cela a toujours été un sujet de réflexion pour lui (comme pour moi), écrit-il, que cette identité du moi avec lui-même.

Le nombre de chromosomes est limité, je veux dire que ce que nous pouvons dire de neuf, de personnel, est plus réduit que nous le croyons. Le cercle ou le cycle de nos inventions est étroit. Les conversations que j'ai écoutées pendant quatre ans roulaient autour des mêmes thèmes, chacun y faisait sa petite pirouette, racontait ses mêmes anecdotes toujours pareilles (Œuvres complètes, III, p.503).

Anecdote, «chose inédite», (étymologie grecque): indéfiniment à redire. Le Journal que j'écris depuis trente ans roule autour des mêmes thèmes. C'est pourquoi le montage du Temps immobile est si facile.
Quant à ma relative inintelligence, elles s'accompagne d'un manque de méthode, qui lui est sans doute lié. Depuis le temps, j'aurais dû apprendre à penser, au sens donné par Sartre à cette expression, dans ce passage de Situations III, où, à propos d'un «triste exemple d'analphabétisation politique», il écrit:

Mais parler de Nietzsche et de Carlyle à propos de Cohn-Bendit, c'est prouver non seulement qu'on n'est pas cultivé mais qu'on n'a jamais appris à penser. (p.179)

D'où mon admiration (et mes inhibitions) lorsque j'écoute parler Michel Foucault ou Gilles Deleuze, à plus forte raison, Gilles Deleuze et Michel Foucault.


Paris, vendredi 26 mai 1972

Ecrivant ma dernière préface (non signée) pour Maurice Dumoncel (Taillandier), je calcule qu'elle est, à quelques unités près, la soixante-dixième. Ainsi vais-je, après tant d'années, retrouver une certaine liberté (mais qui va me coûter cher et nous devrions être plus inquiets que nous le sommes quant à notre budget...) Écrivant donc cet ultime avant-propos, sur Une Vie, je trouve, dans la Vie de Maupassant dédicacée à mon père par Paul Morand en 1942, cet extrait d'une lettre de Jacques-Émile Blanche au sujet de sa première rencontre avec Guy de Maupassant, chez la comtesse de Potocka:

Quand je fis la connaissance de Maupassant, m'écrivait-il cet hiver de sa propriété d'Offranville, il avait le type sous-off, portait le col rabattu à l' amant d'Amanda. En été, très canotier d'Argenteuil. Il ressemblait comme un frère au baron Barbier, l'homme debout tête penchée sur la table du Déjeuner de Renoir... Il parlait peu, sans ce qu'on appelle esprit, physionomie grave, inquiète, semblait-il, un convive "terne" selon Mme Aubernon, chez qui je ne l'ai jamais rencontré (une exception à cette époque). Ses amours, ses débats avec l'aimée (Marie Kann) et les autres, le rendaient presque muet, comme en état d'hypnose. Chez Madeleine Lemaire, j'ai souvenir d'une soirée de têtes ou costumes de papier. J'étais en Lohengrin, cygne sous le bras, casque, et Maupassant, comme un chien errant, parmis les déguisés...

...Ainsi Jacques-Émile Blanche, dont je me souviens, se souvenait de Guy de Maupassant qui lui-même...

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.272

citations

199. « Depuis que j'ai arrêté les poppers, dit mon ami Flatters, j'oublie tout... » Mais est-ce bien Flatters, qui dit cela ? Ou bien moi ? Je ne sais plus...
Renaud Camus, Vaisseaux brûlés

— Mais non, mais non, moi qui vous parle, je prends de la coke sept fois par jour, tous les jours, depuis neuf ans, et je n'ai toujours pas d'accoutumance...*
Renaud Camus, Travers, p.73

                               ***********

Autre

Ainsi par Red**** et Fred on atteint Freud [...]
Renaud Camus, Été, p.28

Ce qui m'évoque irrésistiblement cette sobre contreprétrie "Salut Fred!".

                               ***********

Autre

LES RUSSES ONT DU FER A NE PAS SAVOIR QU'EN FOUTRE, LES FRANÇAIS C'EST LE CONTRAIRE.
Renaud Camus, Travers, p.53

(C'est étonnant comment n'importe quoi acquiert une légitimité dès qu'il s'agit d'une citation. (N'empêche, ça m'a fait rire. Dans le contexte, la phrase aurait facilement pu passer inaperçue.))


(la phrase sur la coke est à retrouver dans Journal de Travers.)

L'instinct de guerre

«Maintenant tu es mort», on disait. Maintenant tu es mort. On jouait toujours à la guerre. On jouait à plusieurs, à deux, ou tout seul, chacun dans son rêve. C'était toujours la guerre, toujours la mort.
«Ne jouez pas à ça, disaient les parents, sinon vous allez devenir comme ça.» Vous parlez d'une menace! On rêvait justement de devenir comme ça. Et pas besoin de jouets guerriers. N'importe quel bâton faisait office d'arme, et les pommes de pin, de bombes. Aussi loin que je remonte dans mon enfance, je ne me rappelle pas avoir fait pipi une seule fois, par terre ou dans les cabinets du jardin, sans objectif à bombarder. À cinq ans, j'étais un bombardier chevronné.
«Si tout le monde joue à ça, disait ma mère, il y aura la guerre.» En effet, il y a eu la guerre.

Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort. Le siècle des bombes, p.13


Ce n'est pas nécessairement pour atteindre certains buts que les gens se lancent dans une guerre, écrit van Creveld. Souvent, c'est même le contraire: les gens se trouvent des buts pour avoir l'occasion de faire la guerre. L'utilité de la guerre est douteuse, mais «sa capacité à divertir, inspirer et fasciner n'a jamais été mise en doute [438].»
La guerre divertit surtout les hommes. Elle est pour eux une tentation, une jouissance et la confirmation de leur virilité. «On soupçonne que, s'ils devaient choisir, les hommes renonceraient aux femmes, plutôt qu'à la guerre», écrit van Creveld [439].
Si l'envie de tuer est, pour beaucoup d'hommes, encore plus puissante que l'instinct sexuel, les guerres futures sont sans doute inévitables. Pourtant, même pour ces hommes-là, cela ne devrait-il pas poser un problème, que leur jouissance exige autant de cadavres d'enfants? Que cette guerre qui conforte leur virilité estropie et tue des enfants par milliers?
Non, van Creveld ne voit pas le problème. À l'évidence approbateur, il écrit dans l'épilogue de son livre: «Pour l'homme, rester à la maison avec sa femme et sa famille n'est pas le chemin essentiel vers la joie, la liberté, le bonheur et même le délire et l'extase. À tel point que, bien souvent, il n'est que trop heureux d'abandonner ceux qui lui sont le plus chers pour faire la guerre [440]!»

Ibid, p.351

[438] Martin van Creveld, On future war - épilogue
[439] op.cité - chap 7
[440] op.cité - épilogue

Quarante-deux

Un ami vient de me rendre un livre dont je ne me souvenais même plus qu’il m’appartenait (A lire les livres avant de les offrir, je m’y perds un peu).
Et donc, voici, Le dernier Restaurant avant la fin du monde, p.206 et suivantes:

« Sacrés pauvres bougres d’hommes des cavernes, dit Arthur.
— Ce ne sont pas des…
— Quoi ?
— Oh ! Laisse tomber ! »
La misérable créature laissa échapper un hurlement pathétique et frappa du poing un rocher.
« Un beau gâchis de temps pour eux, non ? dit Arthur.
— Uh uh urghhhh », grommela l’autochnone en frappant derechef le rocher.
« Se faire éliminer par une bande de désinfecteurs de téléphones !
— Urgh, grrrr, grrrr, gruh ! » insista l’autochtone en continuant de marteler le rocher.
« Mais pourquoi tape-t-il tout le temps sur ce rocher ? dit Arthur.
— Je pense qu’il veut sans doute que tu reprennes ta partie de Scrabble avec lui : il te montre les lettres.
— Il m’aura encore écrit crzjggrdwldiwdc, le pauvre bougre. Je n’arrête pas de lui répéter que crzjgrdwldiwdc ne prend qu’un seul g. »
L’autochtone persistait à taper sur le rocher.
Ils regardèrent par-dessus son épaule.
Les yeux leur sortirent de la tête.
Là, parmi le fouillis de lettres éparpillées, se trouvait un aligenment parfaitement net.
Un alignement qui formait deux mots.
Et ces deux mots étaient les suivants :
QUARANTE-DEUX.

« Grrurgh guh guh », expliqua l’autochtone. Il balaya les lettres avec colère puis partit bouder sous un arbre proche avec son collègue.
Arthur et Ford le contempèrent. Puis se dévisagèrent mutuellement.
« Est-ce que tu as lu ce que j’ai cru y lire ? se demandèrent-ils en chœur.
— Oui, répondirent-ils à l’unisson.
— Quarante-deux, dit Arthur.
— Quarante-deux », dit Ford.
— Arthur se rua vers les deux autochtones : « Quest-ce que vous essayez de nous dire ? hurla-t-il. Qu’est-ce que c’est censé >signifier ? »
Le premier se roula par terre, battit des jambes, roula de nouveau puis s’endormit.
Le second grimpa dans l’arbre et commença à balancer sur Ford Escort des marrons d’Inde. S ‘ils avaient quelque chose à dire, manifestement ils l’avaient déjà dit.
« Tu vois ce que cela veut dire, dit Ford.
— Pas totalement.
— Quarante-deux est le chiffre que Compute-Un nous a fourni comme étant la réponse ultime.
— Voui.
— Et la Terre est l’ordinateur que Compute-Un a conçu puis fabriqué pour calculer la question fondamentale à cette Réponse ultime.
— C’est ce que nous avions cru comprendre, oui.
— Et la vie [etc] »

De beaux draps

Othon était un merveilleux garçon élégant et racé beau comme un Dieu ses cheveux étaient blonds ses lèvres purpurines ses yeux bleus ses dents blanches son nez rectiligne son corps mince et bronzé une magnifique musculature un sourire angélique Le ravissant et timide Oscar avait subtilement fait sa conquête trois jours avant en lui touchant la main d'un air mystérieux il avait murmuré Venez cher Othon pourrais-je vous parler nous allons nous promener dans le parc Comme la campagne est belle en ce radieux après-midi d'automne Vous a-t-on déjà dit que vous avez de beaux yeux? et soudain le beau blond fut conquis […] Et soudain le merveilleux jeune homme au visage angélique aux muscles de fer aux dents racées aux yeux élégants à la voix purpurine bel enfant des Dieux merveilleuse apparition qui comblait tous les rêves de bonheur d'Oscar se laissa séduire Oscar lui ayant dit Vous a-t-on déjà dit que vous avez de belles oreilles? et soudain il sentit la formidable verge du merveilleux Viking qui s'enfonçait entre ses jambes et le cœur d'Oscar se serra à éclater Et il se rappelait la longue promenade qu'ils avaient faite sous les palmiers jusqu'à la grève où mouraient les vagues de l'océan Pacifique il regardait discrètement la merveilleuse musculature du garçon blond aux pieds gracieux et virils aux genoux purpurins et sa voix blanche son nez bleu ses yeux rectilignes ses dents minces et bronzées son sourire de vingt-quatre centimètres sa verge angélique Et au loin le soleil se couchait lentement dans un torrent de feu spectacle inoubliable et féérique jamais Oscar n'avait rien vu d'aussi beau et habilement il effleura la main du bel Aryen Bas les pattes sale tante Non il mit la main sur l'épaule du bel Othon et lui dit Vous a-t-on déjà dit que vous aviez de beaux draps? et soudain Othon captivé posa ses lèvres sur celles d'Oscar tout en le recouvrant de son corps nu Comme fut infinie la volupté de ce baiser! et soudain une merveilleuse verge pénétra Oscar qui gémit d'abandon voluptueux et infini Et il se rappelait le jour de leur premier baiser, là sur le rivage purpurin, dans l'incendie radieux d'un coucher de soleil apocalyptique Il avait admiré longuement le merveilleux Othon et lui avait dit Vous a-t-on déjà dit que vous avez un beau cul? Le vôtre aussi est beau, avez répondu le beau Viking en rougissant Uh! Uh! répartit Oscar, vous dites cela pour me faire plaisir Et soudain il avait senti l'organe puissant du blond éphèbe qui pénétrait en lui comme une extraordinaire brûlure qui désaltérait son inextinguible faim de voluptés infinies Et il se rappelait la récréation où, après qu'ils se fussent réunis dans la cour du collège, Othon lui avait pris la main en murmurant Combien gagne ton père? Non, Oscar avait dit T'a-t-on dit que t'as de beaux boutons? Notre amitié est inextinguible et purpurine, avait rétorqué Othon, et ma bite est bien plus longue que la tienne Non il rétorqua Oserai-je déposer à tes peids bien-aimés une humble requête? Et Oscar ravi et confus avait répondu C'est moi qui te supplie de condescendre à me donner un ordre ô mon amical ami Alors Othon avait murmuré du haut de sa resplendissante blondeur Je voudrais te voir ce soir après le repas […]

Le voyageur de Tony Duvert, p.162
(Les italiques sont dans le texte original).

Les chemins

Voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre maintenant? demanda Alice.
— Cela dépend beaucoup de l'endroit où vous voulez aller, dit le Chat.
— Cela m'est à peu près égal…, dit Alice.
— Alors peu importe le chemin que vous prenez, dit le Chat.
— … pourvu que j'arrive quelque part", ajouta Alice en guise d'explication.

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

La bonté

C'est ainsi qu'il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C'est la bonté d'une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c'est la bonté d'un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d'un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C'est la bonté de ces gardiens de prison, qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus aux femmes et aux mères.
Cette bonté privée d'un individu à l'égard d'un autre individu est une bonté sans témoin, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social.
Mais, si nous y réfléchissons, nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. Elle s'étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche cassée que le passant, s'arrêtant un instant, remet dans la bonne position pour qu'elle puisse cicatriser et revivre. […]

Vassili Grossman, Vie et destin

Des nouvelles de Jo et de Philippe

Longtemps, Le Monde des Livres a fait trembler le petit St-Germain-des-Prés tôt dans l’après-midi. Dirigé par Josyane Savigneau (par ailleurs chroniqueuse à Campus), dont le milieu annonce toutes les semaines «le retrait», «la mort» ou encore «l’exil », ce supplément s’est retrouvé dans le collimateur de la critique virulente de Jourde et Naulleau. On ne prête qu’aux riches : après tout Le Monde n’est-il pas le miroir versaillais, mais exact, de la presse et de l’édition française ainsi que de leurs mœurs ? «Le grand inceste professionnel», selon les termes d’Olivier Nora, éditeur de Grasset, semble être une spécificité française : dans ce pays on peut être tout à la fois éditeur, directeur de collection, écrivain, critique et jury littéraire, sans que cela ne froisse la déontologie. De plus, la plupart des collaborateurs des journaux et suppléments littéraires sont des pigistes qui doivent faire feu de tout bois, participant à de nombreuses publications et enquillant les activités dans l’édition en tant que lecteurs, nègres, éditeurs associés ou attachés de presse. Ce collaborateur d’un quotidien du matin témoigne : «On est souvent obligé d’aller au plus pressé pour rentabiliser nos piges. Résultat, de gros livres en font les frais, on ne peut pas lire des romans de plus de 500 pages qui ne feront l’objet que d’une distance de un feuillet, et encore, s’ils sont retenus.»
Philippe Lançon, l’un des critiques littéraires les plus doués et les plus redoutés, qui sévit à Libération, croit encore à une posture artisanale, presque angélique, du critique littéraire, loin des marées éditoriales. Sollicité par le Le Nouvel Economiste, il a tenu à se réfugier dans son trou ensauvagé. Peut-être pour ne pas répondre à des question sur le roman baroque qu’on le soupçonne d’avoir écrit sous pseudonyme chez Calman-Lévy : Je ne sais pas écrire et je suis innocent.

Emmanuel Lemieux dans ''Le Nouvel Economiste'', supplément au 19 mars 2004.




Objet : Des nouvelles du reste de la famille Ewing
Edifiant : au mois de février, l’avocate et épouse de Carlos, voulant faire la promotion de son livre, Epouser Carlos, sous-titré Un amour sous haute tension, est passé au-dessus de son éditeur, L’archipel. Isabelle Coutant-Peyre était invitée en exclusivité par M6, dans l’émission de Laurent Delahousse, Secrets d’actualité du 7 mars, et devait passer chez Ardisson le samedi 13 mars. Entre-temps Fogiel avait fait le forcing. Coutant-Peyre n’ayant pas du tout apprécié l’intitulé de M6, «J’ai épousé un terroriste», a répondu favorablement à Fogiel. Résultat: Tout le monde en parle d’Ardisson a invité l’avocate le premier, le samedi 6 mars, On ne peut pas plaire à tout le monde s’est désisté. M6, qui avait la primeur le dimanche 7, l’a eu mauvaise et s’est davantage concentré sur Carlos que sur le livre de son épouse avocate.

Ibid

Mince et moins sensationnel

Odette voudrait comprendre la beauté de la poésie, ou plus prosaïquement, son intérêt.
Hélas, Swann ne peut que la décevoir :
En lui disant qu'elle aimerait tant qu'il lui parlât des grands poètes, elle s'était imaginée qu'elle allait connaître tout de suite des couplets héroïques et romanesques dans le genre de ceux du vicomte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour Ver Meer de Delft, elle lui demanda s'il n'avait pas souffert par une femme, et Swann lui ayant avoué qu'on n'en savait rien, elle s'était désintéressée de ce peintre. Elle disait souvent: «Je crois bien, la poésie, naturellement, il n'y aurait rien de plus beau si c'était vrai, si les poètes pensaient tout ce qu'ils disent. Mais bien souvent, il n'y a pas plus intéressé que ces gens-là. J'en sais quelque chose, j'avais une amie qui a aimé une espèce de poète. Dans ses vers il ne parlait que de l'amour, du ciel, des étoiles. Ah! ce qu'elle a été refaite! Il lui a croqué plus de trois cent mille francs.» Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait la beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d'un instant elle cessait d'écouter, disant: «Oui… je ne me figurais pas que c'était comme cela.» Et il sentait qu'elle éprouvait une telle déception qu'il préférait mentir en lui disant que tout cela n'était rien, que ce n'était encore que des bagatelles, qu'il y avait autre chose. Mais elle lui disait vivement: «Autre chose? quoi?… Dis-le alors», mais il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraîtrait mince et différent de ce qu'elle espérait, moins sensationnel et moins touchant, et craignant que, désillusionnée de l'art, elle ne le fût en même temps de l'amour.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, p.241 Pléiade éd.1954

BHL n'est pas stoïcien

La préface de Ilsetraut Hadot aux Consolations de Sénèque commence bien tristement :
Le genre littéraire de la consolation, si répandu dans l'Antiquité gréco-romaine a, autant que je sache, cessé d'exister à l'époque actuelle. Ce n'est pas un hasard: l'appel à la raison et à la maîtrise de soi en toutes circonstances est devenu tout à fait démodé1, et l'indulgence envers les faiblesses humaines, l'appel à l'étourdissement et à la drogue sous les formes les plus variées, prennent de plus en plus sa place.

Sénèque, Les Consolations, préface d'Ilsetraut Hadot, éditions Rivages poche.


Note

1 : Cf pour un bel exemple, B.H.Lévy, Les Aventures de la Liberté, Paris, 1991, p.57: "Il y a (chez Alain), c'est certain, toute une série de mots et de valeurs — la sagesse, la tempérance… — qui sont l'ordinaire de son discours, voire les article de son programme et auxquels on ne peut songer, de nos jours, sans avoir envie de sourire. Mais il y a des choses moins démodées…"

Le marché de l'édition

Une étude sur le marché du livre réalisée par TNS-Sofres révèle que près d'un Français sur deux n'a acheté aucun livre en 2003. Toujours dominé par les petits acheteurs —ceux qui achètent moins de quatre ouvrages par an, soit 53%— le marché se recentre vers les «moyens acheteurs» (entre 5 et 11 livres). 18% des acheteurs de livres concentrent à eux seuls plus de la moitié des volumes achetés et la moitité des sommes dépensées. Ce qui signifie en résumé qu'un Français sur dix achètent plus de la moitié des livres vendus.

Agefi, 22 mars 2003



18 % de 50 % font 9 %, aux arrondis près 10 %.

A la surface

Il me reste de Sevran, feuilleté samedi, cette phrase: «Sait-on jamais à quoi rêvent nos lecteurs?»

Comme cela (me) chante

Message de jmarc déposé le 17/03/2004 à 12h55 (UTC)

Je me suis souvent demandé si on devait dire d'Hegel ou de Hegel.

***********


Ma réponse

Je crois que c'est le nombre de syllabes qui guide spontanément mon choix: la philosophie de Hegel, l'hégélianisme, la philosophie d'Habermas, la philosophie d'Hannah Arendt, mais bizarrement je dirais la philosophie de Arendt ("d'Arendt": ce n'est pas joli, et peut-être peu compréhensible, peu écoutable), et parfois de Hannah Arendt, en une sorte d'insistance.

Il me semble que la sonorité de "de" met en relief le mot qui le suit.

Un classique contemporain

C'est partout cette absence au monde, ce regard venant de loin et se dirigeant ailleurs, qui scellent l'écriture camusienne. Là où Robbe-Grillet lance ses fantasmes dans le réel et projette une écriture fantastique à l'assaut de la platitude du monde, Renaud traverse bruits et fureur en quête de silence. L'un est un auteur au fond baroque, l'autre serait un classique contemporain; le projet de Camus est moderniste, Robbe-Grillet a évolué vers le postmoderne. La portée autobiographique de leurs œuvres respectives témoigne de cette divergence : dans Les Romanesques (et dans certaines pages de La Reprise) la vie de l'auteur se façonne rétrospectivement selon les lignes de la création artistique: Alain est un prédestiné; dans le Journal (et dans maintes autres pages) la vie de Renaud Camus paraît se jouer au fil de la plume : l'écrivain est un ange perdu à la recherche de la lumière. C'est aussi pourquoi les textes de Camus, s'ils sont souvent moins achevés, toujours dans un état provisoire, connaissent tout au long de mornes plaines mélancoliques des échappées sublimes vers les hauteurs. J'en prends comme exemple dans le Journal de 1997, Derniers jours, le compte-rendu lyrique des manifestations artistiques de l'été à Plieux et à Lectoure. […] «Celan et Boltanski, sous l'instance de Jérémie, peuvent parfaitement être rapprochés —par dessus beaucoup de campagne et de nuit, tout de même— parce qu'on ne fait alors que rapprocher deux silences, deux refus d'expression, deux défaillances de la parole» (p.273). L'envol de la prose de Renaud Camus dans les pages qui relatent cette expérience (qui constituent indubitablement le sommet de ce volume du journal) marquent assez qu'il appartient à cette même famille d'artistes.

Sjef Houppermans, Renaud Camus érographe, p.121

La franchise

Transcription à la volée du cours sur le neutre de Roland Barthes au Collège de France.
séance du 25/02/1978 vers la 31ième minute
En France, l’une des premières vertus de cette morale laïque, c’est la franchise. C’est évidemment en relation avec ce que je viens de dire et la religion, ne pas oublier que, par exemple, l’institution du boyscoutt est d’origine protestante; il y a une communication des valeurs morales, il y a tout un complexe de valeurs morales à la fois religieuses et laïques, et dans ce complexe, la franchise est une valeur de premier plan. Et bien, combien de fois dans notre vie nous avons affaire, souvent pour notre malheur, à des gens francs, c’est-à-dire des gens francs, c’est-à-dire (en réalité personnellement cela ne nous intéresse pas de savoir s’ils sont vraiment francs ou non, si vraiment il y a un inconscient cela n’a n’a aucune espèce de sens de se demander si on est franc ou non) des gens francs, ça veut dire des gens qui se vantent de l’être. En général, quand on vous dit «je vais être franc», cela annonce toujours une petite agression (rires étouffés dans la salle) et on se dédouane d’être indélicat, c’est-à-dire sans délicatesse, en annonçant qu’on va être franc. Mais je dirais, un peu méchamment, ce qu’il y a de pire avec la franchise, c’est qu’elle en général une porte ouverte, grande ouverte, sur la bêtise. Car le fait d’être franc ne… n’empêche pas qu’on soit bête, malheureusement. «Je serais franc» introduit toujours, me semble-t-il, me fait toujours passer le frisson de la peur, d’une proposition bête.(…)

Cratyle en Chine

En Europe, si on demande à quelqu'un de définir quelque chose, sa définition s'éloigne toujours des choses simples qu'il connaît parfaitement, elle se renfonce dans un région inconnue, une région d'abstraction de plus en plus éloignée.
Ainsi, si vous lui demandez ce qu'est le rouge, il répond que c'est une «couleur».
Si vous lui demandez ce qu'est une couleur, il vous répond que c'est une vibration ou une réfraction de la lumière, ou une division du spectre.
Et si vous lui demandez ce qu'est une vibration, il répond que c'est une sorte d'énergie, ou bien quelque chose de ce genre-là, jusqu'à ce que vous en arriviez à un mode d'être, ou de non-être. En tout cas, vous perdez pied, ou bien c'est lui qui perd pied.
[…]
[Le Chinois] veut définir le rouge. Comment peut-il le faire dans un dessin qui n'est pas peint en rouge?
Il réunit (ou son ancêtre réunissait) les dessins abrégés des choses suivantes: une rose, de la rouille, une cerise, un flamand rose.
[…]
Le «mot» ou idéogramme chinois pour rouge est basé sur quelque chose que tout le monde connaît.
[…]
Fenollosa expliquait comment et pourquoi un langage écrit de cette manière NE POUVAIT QUE RESTER POETIQUE; simplement il ne pouvait pas ne pas être ni rester poétique puisqu'aussi bien une colonne de caractères écrits anglais pouvait ne pas rester poétique.

Ezra Pound, a.b.c. de la lecture, chapitre 1

La para-littérature

«ce qu'on a payé pour qu'elle nous fasse entendre» (Aguets) : c'est en quoi j'ai de la tendresse pour la "para-littérature", les romans policiers, les livres pour enfants, les bandes dessinées, les journaux écrits par des people: ces livres sont honnêtes, ils ne trichent pas, ils nous donnent ce pour quoi on a payé.

Tandis que je n'ai pas de mots assez durs pour la "mauvaise littérature", celle qui se dit littérature, qui se vend pour de la littérature, bien pire, qui se croit sincèrement littérature. Et qui ne nous donne pas ce pour quoi on a payé, c'est-à-dire, si l'on suit ici le raisonnement jusqu'au bout, qu'elle nous donne exactement ce qu'on attendait —et redoutait qu'elle nous donnât: du convenu, de l'apprêté, de l'effet. «Vous avez vu comme je suis littéraire, comme j'écris beau?» Cette littérature-là est nombriliste, elle ne s'oublie jamais, sa conscience de soi l'étouffe.

Pas de discrimination positive à l'Académie française

Paul me disait s'être renseigné sur les chances de ma candidature à l'Académie. Comme il était prévisible, elles sont infimes, pour ne pas dire inexistantes. Il y aura beaucoup de candidats au siège de Julien Green, dont la vacance sera proclamée le 14 avril —parmi eux Franz-Olivier Giesbert, donc, et surtout René de Obaldia. Et jamais les académiciens ne voudront donner l'impression qu'ils remplacent «un homme qui aimait les hommes», selon la pudique expression de P.O.L, par un autre, comme si ce groupe humain disposait d'une sorte de droit à être représenté en de certaines proportions sous la Coupole, et comme s'il existait au sein de la Compagnie un parti des hommes à hommes, comme jadis un parti des ducs...

Je dois dire que je n'avais pas pensé à cela. Le lien entre Green et moi, dans mon esprit, c'était celui d'un prolixe auteur de journal à un autre, voilà tout.

Renaud Camus, Retour à Canossa, p.119

le moral économique

Si l'on en croit une étude publiée lundi par une compagnie propriétaire de 31 centres commerciaux aux Etats-Unis, Taubman Centers, 63% des consommateurs interrogés estiment que la jupe va remonter cette année au-dessus du genou, ce qui "augure nettement d'un meilleur climat économique." "Une théorie éprouvée indique que quand l'ourlet remonte, l'économie aussi", a expliqué la compagnie.

L'Agefi, le 28/01/2004

Amour d'enfance

Mardi 8 mars 1960. Mort de sa chienne Vania, épagneul breton. Il note dans son petit dictionnaire grec, sans doute sur le modèle de Louise de Vaudémont à Chenonceau : « Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien».
Renaud Camus, Le jour ni l'heure

Les chiens, c'était surtout Vania, ma chienne blanche et dorée, suivie d'éventuels prétendants, et de ses rejetons du moment, quand ils étaient assez grands pour courir plusieurs heures, et n'avaient pas été noyés, dans le plus grand des bassins, ni déjà donnés.
Echange (1976), p 9

Voisine est la tombe de Vania, ma chienne bien-aimée. Sa mort a été la plus grande douleur de mon enfance. Depuis des mois je la savais prochaine. Je faisais moi-même, tous les jours, des piqûres à la pauvre bête, qui gémissait doucement. Je me réjouissais presque d'aller en classe, à cette époque, pour m'éloigner un moment du champ clos d'un drame imminent, inéluctable. Pourtant j'avais passé avec le Ciel un contrat. neuf neuvaines achetaient à Vania une semaine de vie. Mais il ne suffisait pas de réciter les paroles des pater et des ave, il fallait en comprendre, au sens le plus fort, en habiter chacune à chaque fois. Je passais mes nuits en prières, à genoux, dans une concentration fébrile. Quand Vania est morte, je n'ai pas perdu la foi mais ma confiance en Dieu. Je n'ai pas su retrouver avec certitude, là-haut, le coin de terre que mon père avait creusé pour elle.
Journal d'un voyage en France (1981), p.94

Une troisième est pour Roman la plus cruelle. Elle paraîtra futile et ne devoir même pas, peut-être, figurer ici; c'est pourtant celle qui l'affecte le plus: la longue agonie, qui dure presque deux ans, de Vanya, son épagneule tant aimée. La reine Louise, qui comprend l'angoisse de son petit-fils, fait venir de Back, à plusieurs reprises, un célèbre vétérinaire. Roman fait lui-même, des mois durant, de quotidiennes piqûres à la pauvre vête, qui gémit et le regarde d'un air de surprise plus que de reproche, sans comprendre pourquoi son jeune maître la fait souffrir. Le mal qui la ronge l'agite de soubresauts, lui fait pousser de soudains cris de douleur. Elle est devenue aveugle et se cogne à tous les meubles. Roman s'échappe de la maison et fait d'immenses promenades dans la forêt pour fuir l'imminence de la fin. Partir pour la capitale et les heures de classe au Palais le soulage, s'éloigner du domaine où la mort tisse ses filets. Mais si Vanya allait mourir pendant qu'il n'est pas auprès d'elle? Il obtient de son père qu'elle vienne à Back abec lui. Mais elle est trop âgée pour un si grand changement. Elle n'est pas heureuse dans l'appartement du Grand Voïvode, dépaysée parmi des objets qu'elle ne connaît pas, trop loin du jardin où ses pauvres pattes ne peuvent plus la mener à travers les escaliers de marbre. On la réinstalle au manoir. Lorsqu'il est loin d'elle, Roman téléphone tous les jours pour avoir de ses nouvelles. Cet appel même lui fait peur. Il en voit s'approcher l'heure avec terreur. L'idée lui vient souvent qu'une fois survenu ce qu'il craint tant, chaque minute l'en éloignera tandis que chaque minute aujourd'hui l'y mène inexorablement: il la chasse.
Roman Roi (1983), p.165-166

Pourtant Roman n'hésite pas un instant sur l'emplacement de la tombe de la chienne Vanya, que rien ne signale, sinon peut-être la proximité d'un petit rocher rond, sur lequel Diane et moi nous appuyons, les yeux sur les toits et le clocher à bulbe de Hörst, très loin en-dessous de nous.
Roman Roi, p.352

Lorsque j'étais enfant, j'aimais tellement une chienne, devenue vieille et malade, que j'avais passé avec Dieu un contrat pour sa protection : Il la maintiendrait en vie aussi longtemps que je dirais chaque nuit neuf neuvaines. Mais il ne s'agissait pas de prononcer automatiquement et à toute vitesse les mots du Notre Père et du Je vous salue. Il fallait au contraire se pénétrer de chacun d'eux, s'interroger sur son sens, je dirais presque le réaliser, au sens même dont s'accommodent les puristes, c'est-à-dire le rendre réel, le citer à comparaître, l'examiner en chacun de ses tenants et de ses aboutissants, sous tous ses angles et tous ses aspects, en la moindre de ses possibles hypostases. Tâche épuisante, on s'en doute, et qui ne saurait être menée à bien. À sonder seulement le Notre de Notre Père, une vie ne suffirait pas. Ne parlons pas du Je de Je vous salue.
D'ailleurs ma chienne mourut.
Du sens (2002), p 55

silence

Même dans son silence il y avait des fautes d'orthographe.

Stanislaw J. Lec, Pensées échevelées

Nemo

Le poisson rouge (nom vulgaire du carasson doré (nom prétentieux de la carpe dont il est une variété naine)) pourrait bien m'entraîner très loin de de notre passionnante histoire, dans sa ronde amnésique. Je rêve d'un tel héros sans aventure qui accomplirait le réel exploit de remplir ses journées sans les occuper à rien —car enfin le mérite est moindre d'arriver jusqu'au soir en affrontant des géants tout le jour, distraction puissante qui ne laisse guère le loisir d'éprouver le vide, le temps pur et la répétition, j'ai nommé les trois abîmes qu'une existence consciente doit pouvoir sonder sans défaillir: le poisson rouge est le ludion qui nous accompagne dans ce voyage dépourvu de péripéties, il est notre seul animal vraiment familier; en échange d'une pincée quotidienne de daphnies, il nous démontre que le néant de toute chose est non seulement habitable mais qu'il n'est pas impossible d'y atteindre une forme de béatitude, laquelle on s'emploiera dès lors à perpétuer en décrivant inlassablement des 8, épousant ce mouvement jusqu'à faire corps avec lui puisque le signe de l'infini figure aussi un poisson, schématique, tête et queue indifférenciées, mais ainsi tout à fait suffisant.

Il était une fois un poisson rouge.
Et le lendemain?
Aussi.

Eric Chevillard, Le vaillant petit Tailleur

Comme chien et chat

le le le enfin peu importe était tout à fait à l'image de la vie si vif si agité si animé dans sa jeunesse sautant cabriolant puis évoluant lentement vers l'immobilité la raideur l'impossibilité ou simplement le manque d'envie de bouger eh bien oui il a suivi exactement ce processus à présent hélas très avancé de sorte que de sorte que il reste dans la cour il se lève rarement tout juste fait-il dans l'après-midi une petite visite de courtoisie de digestion de politesse à la voisine qui d'ailleurs ne manque jamais de lui donner deux ou trois biscuits et de célébrer justement sa courtoisie son amabilité sa gentillesse l'éloquence de son regard au point qu'elle se promet bien si un jour elle a un chien mais elle-même n'est pas si de prendre un chien précisément de cette race-là de cette espèce exactement comme celui-là le plus semblable pos mais ça ne sera pas facile parce qu'elle a déjà trois ou quatre chats et ils pourraient bien ne pas faire très bon ne pas voir d'un très bon mais bon maintenant à présent même les chats ces chats de la de cette que pourtant il a poursuivis toute sa vie durant comme par l'effet d'un pacte d'un automatisme d'un parce qu'il le fallait bien parce que c'est l'usage la convention l'usage sans d'ailleurs jamais il aurait d'ailleurs été bien at il n'est pas sûr du tout qu'il aurait eu le dessus le dernier le ne le ne lui ne se donnent même pas la peine de restent tranquillement immobiles eux aussi quand ils le voient paraître sachant bien qu'il ne va pas qu'il ne va certes pas qu'il ne risque pas de et c'est un spectacle assez curieux

Renaud Camus, L'Inauguration de la salle des Vent, p309

fragments de L'Inauguration de la salle des Vents

si vous revivez vous avez ma carte n'hésitez pas à passer un coup de si je ne suis pas morte si vous n'êtes pas morts et même si vous êtes morts (p.30)

je veut dire lui veut dire ce qu'il veut dire ce que l'auteur essaie de nous dire (p.41)

le lit qui était directement contre justement le mur collé contre directement la paroi était collé directement contre l'attente et que l'oreille était directement collée contre tendue collée plaquée directement contre le silence contre l'absence (p.52)

ce que sait la nuit n'est pas la vérité elle se trompe (p.53)

dans un mélange d'anglais et de mélange (p.55)

Du courage — ou de l'argent

Ce passage se situe durant le bal, quand Scarlett accepte de danser en grand deuil :

[Rhett] "When you've been talked about as much as I am, you'll realize how little it matters. Just think, there's not a home in Charleston where I am received. Not even my contribution to our just and holy Cause lifts the ban."
[Scarlett] "How dreadful!"
"Oh, not at all. Until you've lost your reputation, you never realize what a burden it was or what freedom really is."
"You do talk scandalous!"
"Scandalously and truly. Always providing you have enough courage —or money— you can do without reputation."

Rhett: Quand on aura autant médit de vous qu'on l'a fait de moi, vous vous rendrez compte à quel point cela à peu d'importance. Vous rendez-vous compte qu'il n'y a pas une maison dans Charleston où je sois reçu. Même ma contribution à notre juste det sainte cause n'a pas levé ce bannissement.
Scarlett: Mais c'est terrible!
— Oh non, pas du tout. Tant que vous n'avez pas perdu votre réputation, vous ne pouvez vous rendre compte du fardeau qu'elle représente ni de ce qu'est réellement la liberté.
— Vous parlez vraiment de façon scandaleuse!
— C'est un scandale et c'est la vérité. A condition d'avoir suffisamment de courage — ou d'argent— on peut vivre sans réputation.

Il va peut-être se fâcher, Mais passons-nous de lui

XXXVIII


J'aime un petit enfant, et je suis un vieux fou.

— Grand-père? — Quoi? — Je veux m'en aller. — Aller où?
— Où je voudrai. — Partons. — Je veux rester, grand-père.
— Restons. — Grand-père? — Quoi? — Pleuvra-t-il? — Non, j'espère.
— Je veux qu'il pleuve, moi. — Pourquoi? — Pour faire un peu
Pousser mon haricot dans mon jardin. — C'est Dieu
Qui fait la pluie. — Eh bien, je veux que Dieu la fasse.
— Mais s'il ne voulait pas? — Moi, je veux. Si je casse
Mon joujou, le bon Dieu ne peut pas m'en empêcher.
Ainsi... — C'est juste. Il va peut-être se fâcher,
Mais passons-nous de lui. — Pour qu'il pleuve? — Sans doute.
Viens, prenons l'arrosoir du jardinier Jacquot,
Et nous ferons pleuvoir. — Où? — Sur ton haricot.

Toute la lyre, Victor Hugo

Bataille de polochons

(Et à ceux qui se demanderaient pourquoi cette brutale irruption de Jalna, disons que c'est un petit plaisir que je me fais, dans la lecture désordonnée et parcellaire des sources avouées de Passage.)

La chambre de Nicolas était un champ de bataille. D'un bout à l'autre du passage, les combattants surgissaient. Les jeunes gens oubliaient leurs amours, leurs craintes, leurs jalousies, les deux vieillards leurs années, dans l'ivresse physique de ce combat à demi nus.
«Enfants, enfants! cria Meg en écartant son rideau de chenille.
— Tiens-toi tranquille, ma vieille!» Et un oreiller, à la volée, la repoussa dans sa chambre.
Pheasant apparut à sa porte, ses cheveux courts tout ébouriffés. «Est-ce que je peux jouer aussi? cria-t-elle en gambadant.
— Rentrez dans votre trou, petit hérisson», dit Renny et il lui donna une chiquenaude amicale en passant.
Il courait après Nicolas dont la goutte tout à coup s'était réveillée et qui pouvait à peine se traîner. Piers et Finch le poursuivaient. Ils l'acculèrent et Nicolas, tout épuisé qu'il fût, renversa les rôles et aida à le bourrer de coups.
Eden, debout en haut de l'escalier, repoussait en riant le petit Wake qui brandissait comme un homme un long traversin d'autrefois.
Ernest en un dernier accès de gaieté sortit furtivement de sa chambre et jeta au groupe un solide coussin de divan.

Mazo de la Roche, Jalna

La bonté

En ce moment de dénuement absolu, le destin envoya à notre secours une de ces personnes qui, de toute évidence, sont nées pour soulager la peine des autres : la préposée de la baraque, Maria Sergueevna Dogadkina, une femme d'une cinquantaine d'années, simple, vive, au teint mat. Elle n'était pas de celles qui distribuent de bonnes paroles.
Elle ne cessait, au contraire, de nous rabrouer.
— Vous appelez ça fermer une porte? maugréait-elle, disparaissant dans l'épais nuage de vapeur glaciale qui s'engouffrait au seuil de la baraque.
Grâce à quoi, la porte tordue et recouverte de glace était fermée comme il fallait, retenant la chaleur.
«C'est comme ça qu'on met à sécher ses affaires? Ne vois-tu pas que ça fait une boule? Ta mère t'a bien mal éduquée, reprochait-elle.
D'un geste expert, elle dépliait la loque, la pendait près du poêle, sur le fil où il semblait qu'il n'y eût plus de place pour rien.
«Pourquoi manges-tu de si grosses bouchées de pain, comme une mouette? Tu ne pourras jamais satisfaire ta faim! Non, mais regardez un peu cette façon de se jeter sur la nourriture! Donne-moi ce pain, je vais te le griller!
Et Maria Sergueevna enfilait rapidement le morceau sur une tige de fer qu'elle avait transformée en broche, le grillait un moment sur le poêle et le rendait à sa propriétaire, enveloppé d'un arôme de pain chaud.
«Ainsi il sera plus nourrissant...
Elle se glissait partout dans la baraque comme une anguille, faisant profiter chacune d'entre nous de son expérience, de son aide, de ses mots maternels, exigeants, bienveillants.

Evguénia S.Guinzbourg, Le vertige, Points Seuil, p 375

L'indulgence de Renaud Camus

Par rapport aux collègues, je le [Renaud Camus] trouvais, lui d'habitude si emballé ou soupe-au-lait dans les domaines les plus éloignés de son art, d'une stupéfiante tiédeur. Nulle flagornerie, mais nulle jalousie non plus. Il refusait de crier au génie face aux maîtres de l'époque (surtout lorsque c'étaient, en plus, de bons amis comme Jean Echenoz ou Emmanuel Carrère). Sa capacité d'indignation n'était guère plus vive, exception faite des réputations qui n'avaient plus besoin de sa hargne pour se faire ébrécher (Jean-Marie Gustave Le Clézio était une de ses têtes de Turc). Si j'étais lui, j'aurais fait un procès à Hervé Guibert, pour le plagiat maladroit du Journal romain dans L'Incognito, méchant roman de petite prose à très grosse clé que Camus consentait même à recommander vaguement à ses propres lecteurs. De mortis nil bene? Guibert était déjà très malade à l'époque, et on peut supposer un réflexe de solidarité face au Fléau.

Jan Baetens, Etudes camusiennes, p 16

C'était vous

Roxane — […] Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D'être le vieil ami qui vient pour être drôle!
Cyrano — Roxane!
Roxane — C'était vous!
Cyrano — Non, non, Roxane, non!
Roxane — J'aurais dû le deviner quand il disait mon nom!
Cyrano — Non! Ce n'était pas moi!
Roxane — C'était vous!
Cyrano — Je vous jure…
Roxane — J'aperçois toute la généreuse imposture :
Les lettres, c'était vous…
Cyrano — Non!
Roxane — Les mots chers et fous,
C'était vous!
Cyrano — Non!
Roxane — La voix dans la nuit, c'était vous!
Cyrano — Je vous jure que non!
Roxane — L'âme, c'était la vôtre!

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac

Malédictions

Ballade

En réalgar, en arsenic rocher,
En orpiment, en salpêtre et chaux vive,
En plomb bouillant pour mieux les émorcher,
En suif et poix détrempés de lessive
Faite d’étrons et de pissat de juive,
En lavage de jambes à meseaux,
En raclures de pieds et vieils houseaux,
En sang d’aspic et drogues venimeuses,
En fiel de loups, de renards et blaireaux,
Soient frites ces langues ennuyeuses !

En cervelle de chat qui hait pêcher,
Noir, et si vieil qu’il n’ait dent en gencive,
D’un vieux mâtin, qui vaut bien aussi cher,
Tout enragé, en sa bave et salive,
En l’écume d’une mule poussive
Détranchée menue à bons ciseaux,
En eau où rats plongent groins et museaux,
Raines, crapauds et bêtes dangereuses,
Serpents, lézards et tels nobles oiseaux,
Soient frites ces langues ennuyeuses !

En sublimé, dangereux à toucher,
Et au nombril d’une couleuvre vive,
En sang qu’on voit aux palettes sécher
Sur ces barbiers, quand pleine lune arrive,
Dont l’un est noir, l’autre plus vert que cive,
En chanvre et fiz, et en ces ords cuveaux
Où nourrices essangent leurs drapeaux,
En petits bains de filles amoureuses
(Qui ne m’entend n’a suivi les bordeaux)
Soient frites ces langues ennuyeuses !

Princes, passez tous ces friands morceaux,
S’étamine, sac n’avez ou bluteaux,
Parmi le fond d’une braie brenneuse ;
Mais, par avant, en étrons de pourceaux
Soient frites ces langues ennuyeuses !

François Villon

Le chagrin de Barthes

Transcription à partir de CD du début du cours sur Le Neutre de Roland Barthes.

Je vais parler du désir de neutre aujourd'hui dans ma vie car il n'y a pas de vérité qui ne soit liée à l'instant. Je dois dire qu'entre le moment où j'ai décidé de l'objet de ce cours en mai dernier et le moment où je l'ai préparé, il s'est produit dans ma vie un événement grave, un deuil. Par conséquent, le sujet qui va parler n'est plus le même que celui qui avait décidé d'en parler.
A l'origine, il s'agissait de parler de la levée des conflits. En gros, c'est de cela qu'on parlera, car on ne change pas l'intitulé d'une affiche du Collège... Mais sous ce discours j'entends une autre musique.

Un second neutre apparaît derrière le premier. Le premier neutre établit la différence qui sépare le vouloir-vivre du vouloir-saisir. Il s'agit de quitter le vouloir-saisir pour aménager le vouloir-vivre.
Puis il se produit une seconde décantation où l'on abandonne le vouloir-vivre pour la vitalité. Pasolini, dans un poème dont je n'ai pu retrouver la référence précise (mais je la retrouverai pour un prochain cours), parle d'une "vitalité désespérée". La vitalité, c'est la haine de la mort.
La forme de ce second neutre, c'est en définitive une protestation : " il m'importe peu de savoir si Dieu existe ou non, mais ce que je sais, c'est qu'il n'aurait pas dû créer ensemble l'amour et la mort". Et le neutre, pour moi, c'est ce non irréductible, un non qui est comme suspendu devant les endurcissements de la foi et de la certitude, et un non qui est en quelque sorte incorruptible par l'une et par l'autre.

[...] Ce n'était ni d'amour ni de mort que parlait Barthes, mais de sa peine, et dans cet amphithéâtre du collège de France, devant ces inconnus et ces indifférents, il demandait avec une grande simplicité, avec un souffle soudain retenu sans que la portée de sa voix en soit atténuée, comment ne pas souffrir.

arrêter la bouteille?

[...] Enfin, je m'arrêterai bien de boire un de ces jours. Ils disent tous ça, non?
— Il faut environ trois ans.
— Trois ans? (Il parut choqué.)
— En général, oui. C'est un monde différent. Il faut s'habituer à des couleurs plus effacées, à des sons plus amortis. Il faut accepter les rechutes. Tous les gens que vous connaissiez vous paraissent un peu étranges. Vous ne les trouvez même pas sympathiques et réciproquement.
— Ça ne ferait guère de changement, dit-il.

The long Good-Bye, Raymond Chandler

documentaire sur la Caronie

1-3-8-3-1-1-2-1-9. Mais je garde une petite préférence, tout de même, pour The Lady Vanishes, accessoirement l'un des très rares films où l'on puisse voir la Caronie du temps du roi Roman et ses paysages, entendre sa langue et sa musique, observer ses danses et ses moeurs. « Et, en vérité, l'immense oreille tenait sur une petite et frêle tige, mais cette tige était un homme ! »

Renaud Camus, Vaisseaux brûlés

Moeurs aristocratiques

— La recette! Vous avez appris la recette d'un plat à Nicole Legay, à votre femme de chambre? Votre femme de chambre fait la cuisine? Il ne manquerait plus qu'une chose, c'est que vous la fissiez vous-même. Est-ce que la duchesse de Châteauroux ou la marquise de Pompadour faisaient la cuisine au roi? C'était, au contraire, le roi qui leur faisait des omelettes... Jour de Dieu! que je voie des femmes faire la cuisine chez moi! Baron, excusez ma fille, je vous en supplie.

Alexandre Dumas, Joseph Balsamo, tome I, chapitre V

Prière de Lola à Saint Antoine

Oserai-je avancer, respectueusement,
Que depuis le dix mars, j'ai déjà dix-huit ans,
Et que parmi les saints, où mon esprit s'incline,
J'ai l'appréhension de Sainte Catherine,
Que j'ai fait mon devoir et que, sans me flatter,
Humainement, au mal j'ai toujours résisté,
Que malgré ma tendresse et ma sollicitude,
Je n'ai pas un galant, pas un seul, doux ou rude,
Pas un, barbu de blond ou de brun, chevelu
Ou luisant comme un œil, élégant ou dodu,
Pas un, coureur de fille ou sage, gros ou mince,
Pas un coq de la ville ou dindon de province,
Bref, pas un seul, pas même infiniment petit.
Or depuis dix-huit mois je suis en appétit,
Et ma faim s'exacerbe au contact des années.
Grand Saint, l'heire n'est plus aux paroles données,
Et qu'on oublie ; aussi, souvenez-vous en bien,
À partir du printemps je ne réponds de rien.
Mais voisci qu'en ma passion je m'entortille,
La faim conseille mal même une jeune fille.
Envoyez-le moi blond, pas du tout larmoyant,
Et, naturellement, bon danseur et croyant.
Mais je veux obéir à vos ordres, sans cesse ;
Si, par quelque désir que vous seul comprenez,
Vous voulez qu'il soit brun, protestant et damné,
Je saurai m'incliner devant votre sagesse.
En retour, Bienheureux, moi je vous donnerai
Des cierges très épais et très longs et très frais,
Très fumeux, comme ceux que toujours vous aimâtes,
Sentant l'ambre et l'encens avec les aromates,
Bien plantés et bien pris de taille, non massifs,
Et même, pour tout dire, élégants et pensifs,
Avec des yeux très bleus… Ô Très saint, excusez,
Voici que je vous parle encor du fiancé;
Mais puisque j'y reviens, de nouveau, malgré moi,
Qu'il me fasse habiter le faubourg de Bigoi :
Il est dans ce quartier de beaux appartements,
Bien décorés. Pardon! Je voudrais… excusez…
Quelque confort peut-être et un amour aisé,
Meubles français Luois quinze. Ô Très saint! Une caisse
De couverts d'argent mat. Oh! comme je vous blesse,
Bienheureux! Des bijoux ; mais non! Est-ce possible
Voici que le démon me prend encor pour cible
Ou bien n'est-ce pas vous qui par de doux pensers
Commencez à vouloir doucement m'exaucer?…
Vous en avez comblé de bien moins méritantes,
De moins bonnes, de moins douces, de moins plaisantes;
Entre nous, Sarita se gausse un peu de vous,
Isabel a un nez, Inès a mauvais goût ;
Sofia, dans un jour de violente rage,
Vous mit à l'eau, son flirt n'étant pas sur la plage ;
Et Rosa qui vous tint tout un mois dans un coin
Les pieds en l'air, pour vous avoir prié en vain !
Moi, je vous ai toujours tenu en haute estime
Et je sais qu'au surplus un grand cœur vous anime.
Je vous gâterai bien, la saison qui commence ;
Je vous brode un manteau. Oh ! faites que je danse !
Oh ! faites qu'il soit blond, la fossette au menton,
Comme Juan Hannibal Ribas Ruiz de Léon…
Ah ! son nom m'échappa ; trop tard ! c'est lui que j'aime,
Juan Hannibal Ribas ! Peut-être est-ce un blasphème
Et suis-je très coupable ? Ô Saint, je l'aime tant,
Tant, que son nom en moi cause un égarement.
Faites qu'il se décide et qu'il se passionne…
Ô pardon ! je me tais, il est tard ; minuit sonne ;
Il est grandement temps de dormir pour un saint.
Je presse votre corps long et glacé ! Amen!»

Jules Supervielle

Un peu de politique

que faire, si le stéréotype passait à gauche?

Roland Barthes par Roland Barthes, p 143 (1974)

Fautes de frappe

Ecrire à la machine : rien ne se trace : cela n'existe pas, puis tout d'un coup se trouve tracé : aucune production : pas d'approximation; il n'y a pas naissance de la lettre, mais expulsion d'un petit bout de code. Les fautes de frappe sont donc bien particulières : ce sont des fautes d'essence : me trompant de touche, j'atteins le système au cœur; la faute de frappe n'est jamais un flou, un indéchiffrable, mais une faute lisible, un sens. Cependant mon corps tout entier passe dans ces fautes de code : ce matin, m'étant lever par erreur trop tôt, je n'arrête pas de me tromper, de falsifier ma copie, et j'écris un autre texte (cette drogue, la fatigue) ; et en temps ordinaire, je fais toujours les mêmes fautes : désorganisant, par exemple, la structure par une métathèse obstinée, ou substituant «z» (la lettre mauvaise) au «s» du pluriel (dans l'écriture à la main, je ne fais jamais qu'une faute, fréquente : j'écris «n» pour «m», je m'ampute d'un jambage, je veux des lettres à deux jambes, non à trois). Ces fautes mécaniques, en ce qu'elles ne sont pas des dérapages, mais des substitutions, renvoient donc à un tout autre trouble que les particularismes manuscrits : à travers la machine, l'inconscient écrit bien plus sûrement que l'écriture naturelle, et l'on peut imaginer une graphanalyse, autrement pertinente que la fade graphologie; il est vrai qu'une bonne dactylo ne se trompe pas : elle n'a pas d'inconscient!

Roland Barthes par Roland Barthes, p 92

Beethoven

J'étais assis près de Kauders, personne ne m'avait remarqué, les gens autour de nous n'avaient pas l'air mourants, mais je savais que chez les tuberculeux tout est caché et qu'on ne les auraient jamais mis dans cet hôpital si on n'avaient pas su qu'ils devaient mourir.

« Il y a du Beethoven au programme, a dit Kauders, ces trois musiciens-là étaient solistes de concert, celui qui est au piano est un amateur, mais c'est un grand interprète, il est de leur niveau, il avait un grand cabinet d'avocat.

— Cela ne leur plairait sûrement pas s'Ils savaient qu'on joue ici du Beethoven. Ils s'en jouent eux-mêmes. On m'a raconté au cimetière qu'Ils ont tué un certain Utitz parce qu'il avait voulu aller écouter du Beethoven.

— Mais ces trois, qui jouent, vont mourir. C'est écrit noir sur blanc, sur leurs radios. Ils ne sont pas fous au point de tuer des gens qui de toute façon doivent mourir.»

Le public s'est tu, le concert a commencé. C'était bon d'être assis en silence et d'écouter, c'était bien de ne pas penser au sanctuaire, ni au cirque ni au voyage vers l'Est. C'était bon de ne pas penser au pain tartiné de fromage maigre ni à la bouillie cuite à l'eau, c'était bon de ne plus rien entendre ou voir, ni les avis ni les interdictions, les expulsions hors du tram, les cortèges défilant dans le claquements des bottes ferrées. Maintenant tout avait disparu, tout était devenu mesquin, absurde, tout le reste, il n'y avait plus ni brimades, ni coups, ni dents cassées, ni rien de tout cela.

Il n'y avait plus de danse sur un fil, plus de porte devant laquelle se présenter sac au dos et numéro au cou, il n'y avait même plus de numéros, les numéros n'avaient jamais existé, et il n'en existerait jamais, jamais, jusqu'à la fin des temps. Je savais que les tâches de sang n'apparaîtraient pas sur les murs du sanctuaire, que les gens ne s'effondreraient pas quand la peur les prendraient à la gorge, je savais qu'il n'y aurait pas, qu'il n'y avait jamais eu de ville vaincue, piétinée. J'entendais le vent qui faisait claquer les drapeaux, je voyais leurs vives couleurs flottant sur les bâtiments dans lesquels je n'avais pas le droit d'entrer. J'entendais la langue des drapeaux, dans laquelle il n'y avait ni coups de sifflet stridents ni roulements de tambour menaçants, elle parlait d'un pays que je connaissais mais que j'avais oublié, vraiment je l'avais oublié, c'étaient ces couleurs qui me le rappelaient maintenant. Je savais que la joie allait venir, je savais qu'elle était là silencieuse, que maintenant il n'était plus possible de l'anéantir avec des cris et des claquements de fouet. Comme elle était ridicule, maintenant, la Mort, avec son vêtement ensanglanté, comme elle était misérable, vaine, puisque maintenant la joie montait, des profondeurs elle montait toujours plus haut et forçait la Mort à s'enfuir avec ses tambours et ses fifres. Comme son arrogance était ridicule, de même que ses décorations et ses épaulettes. Je l'ai vue plantée là comme un épouvantail et tout le monde se moquait d'elle. J'ai vu ses servantes trembler, j'ai vu sa superbe tomber, personne ne prêtait attention à ses ordres ni à ses avis, accompagnés de roulements de tambour. Je voyais une petite souris tourner autour d'elle, une petite souris grise tout à fait ordinaire, qui se moquait de sa face décharnée. Non, non, le monde inventée par la Mort n'avait jamais existé. Non, on ne forcerait personne à s'incliner devant elle et à lui rendre hommage. Tant que cette musique retentirait, tant que la joie marcherait à pas silencieux et lents, la Mort ne pourrait jamais vaincre. Elle ne pourrait pas être plus forte que la joie, à coups d'avis, d'interdictions et de mises à sac. Elle ne pourrait pas empêcher que l'eau sourde de la terre, ni que les arbres poussent. Elle est ridicule, cette Mort qu'Ils honorent tant, c'est un épouvantail qu'Ils exhibent pour semer la peur chez les gens. Maintenant on entend les cloches sourdes, lentes, d'abord elles sonnent le glas, puis le bruit augmente, il emplit la salle, il monte plus haut, jusqu'aux cieux.

J'ai dit à Kauders : « Je vous remercie », quand les musiciens ont eu fini de jouer. « C'est une bonne chose, cette musique. Je ne m'en étais jamais rendu compte avant.»

Jiri Weil, Vivre avec une étoile, p 241

La joie

J'ai dit : «Tu ne me crois pas, Thomas ; ils ont tellement meurtri ton âme qu'elle est sortie de toi ; comment pourrais-tu donc penser à la joie ? Mais la joie existe, Thomas, c'est seulement maintenant que j'essaie d'en médire en disant qu'elle n'existe pas et qu'elle n'a jamais existé. Mais souviens-toi, Thomas, peut-être que toi aussi tu t'es roulé dans la mousse, peut-être que toi aussi tu as eu un pelage de velours et que tu n'as pas toujours été obligé de chercher des déchets sur des champs de ruines. »
Je me suis retourné brusquement, Thomas a sursauté, mais il ne s'est pas enfui.
« Tu vois, Thomas, je ne te harcèle pas, tu commences un peu à me croire. Mais seulement à moitié, comment est-ce que je dois m'y prendre pour t'expliquer ce que c'est que la joie. Une petite assiette de lait pour toi, Thomas, où la crème surnage, un petit pain tartiné de beurre, du foie cru, se coucher au soleil et se dorer en paix. C'est tout cela, la joie, tu dois me croire.»

Jiri Weil, Vivre avec une étoile, p 70


NB : Thomas est un chat, le narrateur un Juif tchèque en 1942

Les tournesols

Car il y a un autre problème : quand la fleur s'épanouit, en général le tournesol ploie. La tige est trop fragile pour la fleur, vous comprenez? Alors, comme s'il ne pouvait supporter la beauté qu'il a lui-même engendrée, il s'incline vers le sol, épuisé par sa splendide création. Je connais peu de choses, en effet, plus splendide, c'est l'adjectif approprié, qu'un tournesol en fleur.

J'en ai relevé certains avec des tuteurs, mais l'un d'eux avait tellement ployé que je ne m'y suis pas intéressé, ça semblait ne pas valoir la peine. Je me suis contenté de l'appuyer à une sanseveria, et à la grâce de Dieu ! Or le lendemain, voilà qu'il était à nouveau debout, très de guingois mais dispensé de s'appuyer à la sanseveria. C'est ainsi qu'il s'est développé, précaire, moche, bien fragile. Et alors qu'il semblait remis, crac ! une terrible averse l'a couché par terre. Le lendemain matin, il était tout crotté, mais vivace. Alors m'est venue une idée : je l'ai coupé avec soin et je l'ai mis aux pieds du Bouddha chinois sans mains que j'ai hérité de Vicente Pereira. Il allait si mal que la tige pendait en suivant l'angle des fractures, et que la fleur restait ainsi, tête basse et tournant le dos à Bouddha. Pas moyen de le redresser.
Le lendemain matin, je le jure, il avait fait un tour complet sur son axe et sa corolle était complètement ouverte, lumineuse, exactement tournée vers le sourire de Bouddha. Ils semblaient se sourire l'un à l'autre. L'un avec sa tige tordue, l'autre avec ses mains brisées. […]

S'il vous plaît, n'envoyez pas de fleurs. Car, je le disais, depuis que je me suis mis à m'occuper du jardin, j'ai appris bien des choses, et l'une d'elles est qu'on ne doit pas décréter la mort d'un tournesol avant l'heure, comprenez-vous? Certaines gens ne comprennent jamais. Mais ce n'est pas pour eux que j'écris.

Caio, Fernando Abreu, Petites épiphanies, (Zero Hora, 18 mars 1995)

19 quai de Bourbon

Paris — Chaque fois que j'arrive à Paris, j'accomplis un rite particulier. Après avoir dormi quelques heures, je secoue en moi le "glandeur" tiers-mondiste et m'en vais jusqu'à Notre-Dame. J'allume un cierge, je prie, et reste à regarder l'immense cathédrale au cœur de l'Occident. A chaque fois, je pense à Jeanne d'Arc, héroïne de mes lointains douze ans ; au chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, dont Notre-Dame est le point de départ; et à ma mère, professeur d'histoire qui, parmi tant d'autres choses, m'a donné la passion du Monde et du Temps.

Il se passe toujours quelque chose quand je vais à Notre-Dame. Une fois, j'ai rencontré un ami de Porto Alegre que je n'avais pas vu depuis au moins vingt ans. Une autre fois, arrivant d'un séjour pénible dans un Londre glacial et terrorisé par les bombes de l'IRA, à l'époque de la guerre du Golfe, j'ai trébuché sur des grévistes de la faim kurdes, dans le jardin contigu. La fois la plus jolie de toutes, j'étais extrêmement triste. Depuis des mois il n'y avait pas de soleil, personne ne m'envoyait de nouvelles de nulle part, l'argent tirait à sa fin, des gens que je considérais comme des amis avaient été cruels et malhonnêtes. Pis que tout, je me sentais désorienté. Une liberté, une absence de liens, si totales qu'elles en sont horribles, quand on peut aller aussi bien à Botacutu qu'à Java, Budapest ou Maputo, peu importe. On souffre en voyageant: c'est le prix à payer quand on veut voir como um danado, comme un enragé, à la Pessoa. J'éprouvais un manque profond d'une chose dont je ne savais pas ce qu'elle était. Je savais seulement que j'en souffrais, souffrais. Sans remède.

Engoncé dans une capote de la Deuxième Guerre, cet après-midi à Notre-Dame, j'ai prié, allumé un cierge, pensé à des choses du passé, de l'imagination et de la mémoire, puis je suis sorti pour marcher. Je me suis arrêté devant une vitrine pleine des œuvres du comte de Saint-Germain, je me suis perdu dans les rues de l'Île de la Cité. Puis je me suis assis sur un banc du quai de Bourbon, le dos à la Seine, j'ai allumé une cigarette et regardé la maison d'en face, de l'autre côté de la rue. Sur la façade abîmée par le temps on lisait, sur une plaque : « Il y a toujours quelque chose d'absent qui me tourmente » — phrase extraite d'une lettre écrite par Camille Claudel à Rodin, en 1886. De cette maison, disait la plaque, Camille était partie directement à l'hospice, où elle est restée jusqu'à sa mort. Éperdue d'amour, de talent, de folie.
Il faisait froid, il pluvinait sur la Seine, un de ces crachins si fins qu'ils n'arrivent même pas à mouiller une cigarette. J'ai copié la phrase sur un agenda. Et si l'on peut savoir ce que signifie « être bien » dans l'inconfort inséparable de notre humaine condition, juste pendant un bref moment j'étais bien.

Petites épiphanies de Caio Fernando Abreu. p 100. José Corti

La langue abstraite de la grande culture

266. Que l’on sous-estime les résultats de l’enseignement du lycée.

On cherche rarement la valeur du lycée dans les choses que l’on y apprend vraiment et dont il nous enrichit pour la vie, mais au contraire dans celles que l’on y enseigne et que l’écolier ne s’assimile qu’à contrecœur pour s’en débarrasser aussi vite qu’il le peut. Telle qu’elle est pratiquée partout – cela, tout esprit cultivé l’accordera –, la lecture des classiques est une routine monstrueuse : devant les jeunes gens qui ne sont mûrs sous aucun rapport pour l’entendre, elle est faite par des professeurs dont chaque parole, dont la figure même suffit à noyer un bon auteur sous la poussière. Mais là est justement la valeur que l’on méconnaît ordinairement, – c’est que ces professeurs parlent la langue abstraite de la grande culture, lourde et ardue à comprendre telle quelle, mais gymnastique supérieure du cerveau ; c’est que dans cette langue paraissent constamment des notions, des termes techniques, des méthodes, des allusions que ces jeunes gens n’entendent presque jamais dans la conversation de leurs familles ni dans la rue. Quand les écoliers ne feraient qu’entendre, leur intelligence s’en trouve automatiquement préadaptée à une forme scientifique de pensée. Il n’est pas possible de sortir de cette discipline en pur enfant de la nature, entièrement vierge d’abstraction.

Nietzsche, Humain, trop humain, § 266. Traduction de Robert Rovini. Gallimard, 1968

Accord de demi

Grevisse (éd 1988 page 890)

Demi et mi, précédant le nom qu'ils qualifient et auquel ils sont joints par un trait d'union restent invariables :

Deux DEMI-douzaines.


Si le nom est précédé d'un autre adjectif, on supprime le trait d'union :

Ce n'est qu'une DEMI jeune fille.


Quand demi suit le nom, auquel il est joint par et, il s'accorde avec le nom en genre seulement : (en apparté : décidément, j'adore la grammaire. Je n'aurais jamais imaginé une règle pareille : en genre seulement !)

Deux heures et DEMIE. Trois litres et DEMI.


En dehors de la coordination, cela est assez rare :

Freydet n'en revenait pas : Danjou, le pâtre du Latium, une perruque! / — Oh ! seulement une DEMIE
(A. Daudet, Immortel, IV)

Encore de la littérature homosexuelle

Je me souviens d'un long moment passé chez W H Smith (librairie anglaise (note pour les non-Parisiens)) à chercher The Duffy Omnibus, de Dan Kavanagh (pseudonyme de Julian Barnes), habituellement classé parmi les romans policiers (il est édité en points Seuil en français).

Je fais faire une recherche via le logiciel de la maison, c'est long, je ne connais plus l'orthographe du nom, je ne me souviens plus du titre, j'insiste, j'empêche le libraire d'abandonner, je m'obstine, il finit par trouver, relève la tête, et me dit d'un drôle d'air : "— Il est en rayon. — Ah? Je ne l'ai pas vu".
Et il m'entraîne vers le rayon... littérature gay.
Je n'ai toujours pas compris pourquoi. Certes le détective privé de l'histoire est homosexuel. Mais est-ce que cela suffit à déplacer un livre de la catégorie "policier" vers la catégorie "littérature gay" (qui à moi (cela n'engage que moi) me paraît aussi réductrice que la catégorie "littérature féminine")?

Douceur des choses

Un jour que je m'étais trompée de références plusieurs fois de suite sur le site de la Société des Lecteurs.

Madame de Véhesse fatigue, mon cher Guillaume. Voilà donc deux fois en deux jours qu'elle confond les lieux, les personnes, les mots employés. Madame de Véhesse soupire. Oui, certes, il faudrait se reposer, mais que fait -elle donc d'autre, son plaid et son chat sur les genoux (pas un couverture de cheval, un plaid écossais, gris et rouge)?

Madame de Véhesse songe, elle regarde les toits, la lumière particulière du ciel sur les toits en zinc, elle se sent lasse, cette sortie à la banque ce matin, pour plaider sa cause, que le chèque d'adhésion au parti de l'in-nocence ne soit pas rejeté, l'a épuisée (et Madame de Véhesse rit : voilà qui aurait eu du panache, un chèque impayé pour adhérer à l'in-nocence! Si cela n'est pas vivre en camusien!).

Madame de Véhesse est sereine. Oui, certes, cet abonnement à l'ADSL ponctionne fortement sa pension de veuve, mais quelle importance, c'est désormais la seule chose qui la relie au monde, elle a si peu envie de sortir dans la rue, ce sixième étage est si haut (oui, il y a bien l'ascenceur, mais Madame de Véhesse est têtue, deux étages à pied au moins, on ne peut pas se confier entièrement à un ascenceur (et son médecin qui regrette tant qu'elle ne soit pas plus docile, qu'elle ne prenne pas ses médicaments sans faire d'histoire, comme tout le monde)). Elle fera des économies sur la nourriture, de la Floraline et des yaourts à la vanille, c'est bien suffisant, à son âge.

Madame de Véhesse est pensive. Il est bien gentil, ce petit Camus, de l'imaginer dans un grand domaine. Il lui semble soudain vivre dans une nouvelle de Maupassant, ou dans ce château de Virieu qu'elle a visité il y a quelques années. Elle pense aussi à Autant en emporte le vent, ce film qu'elle a tant aimé quand elle était jeune, à cette aristocratie déchue, au courage qu'il faut pour vivre après.

Madame de Véhesse feuillette Retour à Canossa. Oui, la grand-mère de Renaud Camus s'insurgeant contre les infirmières, elle le comprend si bien, ce qu'il faut de force pour se faire respecter quand on est vieille ou malade, comme tout le monde a tôt fait de ne plus prendre garde à vous en tant que personne. Elle songe avec chagrin qu'elle a beaucoup choqué sa petite-fille, lors de son dernier passage à l'hôpital, en s'étonnant que toutes les infirmières fussent noires. Qu'avait-elle besoin de dire cela, elles avaient de si beaux prénoms, Honorine, Eugénie, Hélène, comme s'il n'y avait plus que les département d'outre-mer pour aimer encore les prénoms français. Quelle détresse que ces derniers faire-parts reçus, Killian ou Cerise ou Gwendal...

Madame de Véhesse pense qu'elle a bien de la chance, dans sa solitude, d'avoir découvert Renaud Camus, elle qui ne pensait ne plus pouvoir lire que Yourcenar ou Claude Simon parmi les auteurs français contemporains. Elle sait que grâce à lui elle garde à distance la sénélité, la mémoire des dates lui revient, elle reprend goût à la grammaire, et se demande même s'il est encore temps de reprendre le latin ou l'allemand. Et pourquoi pas, le temps ne lui est plus compté que par la mort.
Et elle pense à cette omniprésence de la mort dans l'œuvre de Renaud Camus. Il est peut-être là, le secret de cet attachement à la forme. C'est si peu de choses, une vie, les années qui passent. Mais c'est tout ce que nous avons.

Madame de Véhesse somnole. Il est quatre heures et demi, bientôt elle dormira profondément. Encore une nuit de veille en perspective, ça ne la dérange pas, elle aime la nuit, son silence, le ralentissement de la vie et la plus grande acuité de l'esprit.
Mais il faut dormir, maintenant, sinon Dieu sait quelle confusion elle fera, la prochaine fois.

Pourquoi lire Renaud Camus ?

Si les écrivains savaient vraiment pour quelles raisons bizarres ils intéressent les trois quart de leurs lecteurs, ils seraient horrifiés : «J'vois j'ai la fille à ma belle-mère elle a un labrador, elle aussi — alors forcément...

Renaud Camus, Retour à Canossa, p 219

Couverture mode d'emploi

Réponse à un coup de blues d'Eudes, déposée ici en souvenir des heures heureuses du forum.

Le plus important dans la couverture de cheval, c'est le cheval. Evidemment, s'il vous manque cet élément essentiel... (et l'odeur du cheval. Mais bon.)

Si vous avez un marteau et un clou, pliez la couverture en quatre pour en déterminer le centre. Placez le clou au-dit centre, et clouez la couverture au plafond. Placez quatre livres très lourds sur la couverture de façon à lui donner la forme d'un tipi. Asseyez-vous devant, les jambes en tailleur, et fumez votre calumet les yeux mi-clos. Sans musique, le silence. Regardez la fumée. Essayez de faire des ronds de fumée. N'abandonnez pas avant de parfaitement maîtriser la technique. Puis sortez dans le monde et surprenez-le par votre maîtrise du rond de fumée.

Si vous n'avez pas de marteau ou de clou (ou si vous avez peur de vous taper sur les doigts), prenez du liquide vaisselle, de l'eau, une fourchette, des trombones. Pliez un trombone en forme de cercle. Fixez-le à la fourchette grâce aux autres trombones. Mélangez le liquide vaisselle et l'eau dans des proportions il est vrai toujours difficile à préciser (Là se reconnaît l'expérience. Mais vous avez le temps. N'ajoutez que très peu d'eau à la fois). Puis enroulez-vous dans votre couverture devant la fenêtre ouverte (s'il y a trop de bruits, choisissez une heure (relativement) silencieuse de la nuit) et faites des bulles de savon. Prenez votre temps. Regardez les enfler, se détacher, flotter, se poser sur les surfaces douces, éclater sur les surfaces dures... Soufflez doucement, fortement, des petites bulles, des grosses bulles, des énorMES bulles...

Dernière chose : songez à aérer votre couverture de cheval. Mettez-la au soleil, dans le vent (même pollué), dans la journée. Emmenez (oui, pas "emportez")-la sur les plages se poisser de sel et se charger d'iode. Elle n'en peut plus d'être enfermée.

Comment reconnaître un film X

Parfois on recherche la coïncidence des trois temps (de la fabula, du discours, de la lecture) à des fins très peu artistiques. La temporisation n'est pas toujours un signe de noblesse. Je me suis un jour demandé à quoi on reconnaît scientifiquement un film pornographique. Un moraliste répondrait qu'un film est porno s'il contient des représentations explicites et minutieuses d'actes sexuels. Pourtant, lors de nombreux procès pour pornographie, on a démontré que certaines œuvres d'art recourent à ce type de représentations par scrupule de réalisme, pour dépeindre la vie telle qu'elle est, pour des raisons éthiques (on représente la luxure afin de la condamner) et que de toute façon, la valeur esthétique de l'œuvre rachète sa nature obscène. Comme il est délicat de dire si une œuvre a vraiment des préoccupations de réalisme, si elle a de sincères intentions éthiques, et si elle atteint des résultats esthétiquement satisfaisants, j'ai établi (après avoir analysé maints hard-core movies) une règle infaillible.

Il faut savoir si, dans un film représentant des actes sexuels, lorsqu'un personnage prend une voiture ou un ascenceur, le temps du discours coïncide avec le temps de l'histoire. Flaubert met une ligne à nous dire que Frédéric a voyagé longtemps; dans les films normaux, quand un personnage monte en avion, on le voit débarquer au plan suivant. En revanche, dans un film porno, si quelqu'un […] ouvre un frigo et se verse une bière pour la siroter au creux d'un fauteuil, l'action prend autant de temps que cela vous prendrait chez vous pour faire la même chose.

La raison en est très simple. Le film porno est conçu pour satisfaire le public par la vision d'actes sexuels, mais il ne peut offrir une heure et demie d'accouplements ininterrompus, ce serait fatigant pour les acteurs et cela finirait par devenir assommant pour les spectateurs. Il faut donc distribuer l'acte sexuel au cours d'une histoire. Or, personne n'est dispensé à dépenser de l'argent et des trésors d'imagination pour concevoir une histoire digne d'intérêt, dont le spectateur se ficherait parce qu'il veut du sexe. L'histoire se réduit donc à une série minimale d'événements quotidiens — aller quelque part, mettre un pardessus, boire un whisky, parler de chose sans importance — […]. C'est pourquoi tout ce qui n'est pas sexuel doit prendre autant de temps que dans la réalité, alors que les actes sexuels doivent prendre plus de temps qu'ils n'en requièrent en général dans la réalité. Voici donc la règle : si dans un film, deux personnages, pour aller de A à B, mettent un temps égal à celui qu'il faut en réalité, nous avons la certitude de nous trouver face à film porno. Bien entendu, il doit y avoir aussi des actes sexuels sinon Im Lauf der Zeit de Wim Wenders, qui montre pendant presque quatre heures deux personnes voyageant en camion, serait un film pornographique, ce qu'il n'est pas.

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p 67 dans le livre de poche
Et c'est toujours avec un grand plaisir que je m'imagine le professeur Eco affalé dans son salon, une bière à la main, regardant films X après films X.
Sa femme entre :
— Qu'est-ce que tu fais, chéri?
— J'étudie le temps de la narration.

Définition du crétin

(NB : «Crétin des Alpes» est une des expressions de Josyane Savigneau pour désigner qui lui déplaît.)
Le crétin simple est pris d'irrépressibles crises de fou rire en lisant du Christine Angot, du Michel Rio ou du Guillaume Dustan, il considère d'un œil indifférent les critiques que publient les suppléments littéraires des grands quotidiens, voire les magazines spécialisés, il n'accorde guère de crédit aux prix littéraires.

Pierre Jourde, Le crétinisme alpin, in Petit déjeuner chez Tyrannie, p 123

Défense du français

— Récemment, lors d'un symposium consacré à la défense de la langue française, j'ai fait valoir au ministre de la Francophonie, l'importance du graffiti qui interpelle tout un chacun et que tout le monde lit obligatoirement. Je prétends qu'il est plus fâcheux de lire une faute d'orthographe ou de français écrite au goudron sur un mur qu'à l'encre d'imprimerie sur une page du Monde. Le graffiti oblitère l'esprit et ses éventuelles scories s'y fixent comme la mousse sur une souche. Les corriger est à mon avis une mesure d'urgence. Le ministre en est convenu et m'a donné carte blanche pour tenter d'enrayer le fléau, ce à quoi je m'applique à longueur de journée.
Pour l'heure, je me charge de Paris et de sa périphérie, mais je crée des sections en province. Lyon, Grenoble, Bordeaux, Toulouse, Angers et Bourges, villes sensibles à la culture, me suivent déjà dans cette croisade. Par contre Marseille ne m'a pas répondu; il est vrai que là-bas soixante pour cent des inscriptions murales sont rédigées en arabe!

San-Antonio, Foiridon à Morbac City, 1993

De l'usage du subjonctif imparfait (avertissement : leçon de morale)

Message en forme de cours de morale à la suite de messages dorrectifs omnipréents sur le forum de la SLRC.

"En particulier, après un conditionnel présent, , l'imparfait du subjonctif peut-être remplacé par le présent de ce même mode : Je voudrais qu'il vînt, ou qu'il vienne (Littré). Je lis : "Il vaudrait mieux que je m'éloignasse". L'action du premier verbe reste au présent malgré le temps du premier verbe. Il faut : que je m'éloigne. (A. Gide), Journal"

Bon, je préfère recopier des passages de Renaud Camus que de grammaires françaises.

L'usage du subjonctif imparfait, tombé en désuétude, devient de ce fait un acte gratuit, un plaisir secret ou partagé. En aucun cas il ne peut devenir une arme, à moins de prendre le risque d'évoquer certaines scènes du film Ridicule, où le moins ridicule n'est pas toujours celui qui a raison. L'usage du subjonctif imparfait s'apparente aujourd'hui au port d'un chapeau ou de bas couture (pour faire rêver Half (ne boudez pas, Laurent, je n'étais pas fâchée, vous savez, juste amusée que vous pensassiez faire de la provocation à si bon compte)), un usage élégant, désuet, un peu hors du temps, qu'il convient d'adapter aux circonstances.

Il s'agit donc d'utiliser le juste niveau de langage. Car si Renaud Camus déplore que l'on s'adresse à sa grand-mère comme à ses potes, cela ne signifie-t-il pas qu'il doit exister une différence entre la façon dont on s'adresse à ses potes et celle dont on s'adresse à sa grand-mère? Faut-il considérer que le style utilisé dans des messages sur un site électronique, où les fautes de frappes côtoient les impropriétés, voire les erreurs grossières, doit s'apparenter à celui utilisé dans les meilleures copies d'agrégation?

La forme, surtout ici, entre nous, est un jeu, dans tous les sens du terme. (Si j'ai relevé dernièrement "au temps pour moi", c'était avant tout parce que l'ancienne discussion sur le site m'avait fascinée, dans ce qu'elle décelait des profondeurs de la langue). La courtoisie me semble primer la forme. La forme sans la courtoisie manque son objet.

La virulence (la violence) de Fanny Seguin me dérange. Ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à évaluer si ses arguments sont recevables ou pas. En l'attaquant (je pense que le mot est approprié) sur la forme, vous ne contribuez pas à la réflexion. Vous déportez le problème : en choquant certains lecteurs du site par vos leçons de grammaire répétées, vous ne permettez pas une vision juste de vos arguments.

Nous y perdons tous. (Et pardonnez-moi ce message donneur de leçon, qui lui-même réitère les défauts qu'il veut dénoncer. Je ne recommencerai plus, promis.)



Suite à ce message, RC utilisa pour la première fois la forme Véhesse, après avoir utilisé VS et Véesse.

Au temps pour moi

extrait de dialogue repris sur le forum de la SLRC.

Note de bas de page, Eloge moral du paraître p 80 : «Tautologie toujours : la bonne pratique, c'est celle qui se pratique. De même qu'elle a cessé d'être un objet d'amour, la langue cesse d'être l'objet d'un idéal : elle est simple constation de ce qui est, adhésion résignée à l'étant.»


J'ai été enchantée de découvrir cet "au temps pour moi", et justement parce que, écrit comme cela, cela ne signifie quelque chose que pour ceux qui savent ce que cela signifie. Même si finalement, il est bien entendu qu'"autant pour moi" finira par l'emporter.
«Ô temps pour moi», a exactement écrit Renaud Camus. C'est drôle, c'est joli, c'est beau, ça dépend comment vous le lisez. Cela a peut-être encore moins de sens que "au temps pour moi", aussi peu de racines que "autant pour moi". Mais lire ces quatre mots me fait rire. On dirait un prisme, ils n'ont pas le même sens selon l'endroit d'où on les regarde (on pourrait repartir dans les passages, vous savez : ô temps, Lamartine, les élégies,...)


Message de Laurent Husser déposé le 05/02/2003 à 10h42 (UTC)

bonjour vous,

cela commence à bien faire, je m'emmêle les pinceaux. Alors, cet autant pour moi, qui veut bien dire ce qu'il veut dire, que je retrouve même dans Le Robert.......C'est celui là ou pas? parce que franchement, le coup du langage spécialisé de militaire, etc.....je peux le faire aussi avec le langage botanique ou d'obscurs mots récupérés chez mes chers Décadents de la fin du XIXe.......
Et puis, appel général. J'ai un Grevisse sur mon bureau, on s'en sert comment de ce truc-chose-machin-chouette? Ici, à Luxembourg, pour le français, on repassera. En plus il est édité chez Duculot, vous parlez d'un jeu de mot à deux balles....1762 pages de linguistique et de grammaire, je veux bien. Mais là, je suis bêtement démuni. Un mode d'emploi?On y trouve autant pour...?
Bien à vous, mes Sauveurs


ma réponse

C'est très simple :

si vous êtes cratylien, vous écrivez "au temps pour moi",
si vous êtes hermogénophile, vous écrivez "autant pour moi",

si vous voulez vous distinguer, vous écrivez "au temps pour moi",
si vous voulez être discret, vous écrivez "autant pour moi",

si vous voulez affirmer votre amour de la langue, vous écrivez "au temps pour moi",
si vous trouvez que la langue doit avant tout être pratique, vous écrivez "autant pour moi"

Pour simplifier, vous pouvez également opter pour le sobre et de bon goût "excusez-moi", toujours en usage.

Obscène

Je mets en ligne un billet de Rémi Pellet, parce que:
1/ je pense qu'il ne m'en voudra pas ;
2/ ce message m'a beaucoup vexé, c'est-à-cause de lui que j'ai longtemps pensé que Rémi me méprisait.

J’ai choisi de ne plus m’exprimer sur ce site depuis que RC a considéré que je l’y avais plus agressé que ne l’avaient fait ses procureurs au cours de l’affaire « Campagne de France ». Mais la lecture des messages que je trouve ici après plusieurs mois d’absence m’accable à ce point que je ne peux m’empêcher de réagir, sachant que je m’en voudrai pour cela demain. Pourquoi réagir ? Sans doute parce que j’ai de la peine.
Rien ne distingue plus le site de la Société de celui d’une secte et pour le dire en peu de mots, je trouve parfaitement obscène la glossolalie des thuriféraires hallucinés qui se manifestent désormais sur ce site. L’objet de tous les échanges qui peuvent s’y lire est de montrer et de vérifier que l’on pense et parle en « r-camusien », contre le reste du monde. On trouve ainsi sur un mode involontairement parodique, la reprise de tous les thèmes et opinions répétés déjà mille fois par RC. Or, ce psittacisme de zélotes s’exprime au nom de la défense du « feuilletage » du sens et d’une morale du doute radical !
Et les références et le style… Tout est affecté. On dirait de jeunes gens atteints d’une étrange maladie qui les pousserait à se comporter comme de très vieilles dames, frottées de culture classique et saoules de tisane tiède. On croit rêver.
Cela me fait penser à d’aucun(e)s qui avaient dit toute leur vie « bon appétit » à tous les repas, avant d’apprendre par RC que c’était très mal et qui depuis se mordent aux sangs et au premier plat pour ne pas fauter. Je comprends que RC déteste Molière : les précieuses ridicules (plus que les femmes savantes, chère MTL), sont désormais ses affidées.
Notez, vous êtes parfois touchants. Notamment quand l’une ou l’un apprend aux autres à lire l’Oeuvre. Là ça vaut vraiment son paquet de cacahouète.
Par ailleurs, j’admire votre grande culture. Mais vous en faites là encore un usage obscène, en défense toujours des valeurs consacrées : pour la musique classique (dite « musique », tout court, en langage r-camusien), contre le Jazz et la « variété » ; contre Mozart, pour Ligeti, etc… En résumé, contre tout ce qui est « populaire » et pour tout ce qui est érudit. Et bien sûr que vous avez raison, mille fois (mais comme des milliers d’autres aussi), contre les débiles qui mettent sur le même plan la « culture BD » (ou Baschung !!!!... Pauvre "Monde" !) et l’étude du grec ancien. Mais, mon Dieu, que c’est facile, que c’est facile… et que c’est donc bête d’avoir trop (italiques) raison, comme vous diriez….
Et puisque vous n’êtes qu’entre vous, que vous ne discutez qu’avec vos semblables, vos « mêmes », qu’avez-vous besoin de vous entre-flagorner avec cet esprit « critique » qui vous pousse à avoir les mêmes idées sur les mêmes sujets ? Et dire que vous le faites en plus au nom du refus de l’idéologie « soi-mêmiste » ! Vraiment c’est grotesque.
Et l'absence de contradicteur sur ce site, "cela ne vous interpelle pas quelque part" ?...
Quelque chose me dit d’ailleurs que vous n’écrivez pas pour être lus par vos semblables, mais sous l’instance du Maître, dont vous attendez les signes et auxquels s’adressent vos simagrées. Et quels silences de mort sur RC « politique »… Là manifestement vous flottez. Sauf Steevy, lesté de ses plaques chauffantes et de son humour Gotlieb.
Mais bon.
Rémi Pellet qui va au sauna.

Roman Roi, rêve d'enfant

CARTES

Enfant, je passais des heures à tracer des cartes de pays imaginaires, d'une folle complication. Tel Etat par exemple était divisé entre catholiques et protestants. Mais les régions protestantes n'étaient pas d'un seul tenant, et surtout, elles recelaient toujours en leur sein des provinces catholiques, lesquelles comptaient plusieurs enclaves protestantes, qui à leur tour, etc. (un raffinement particulièrement jouissif était que le fief le plus enclavé fût le fief familial du souverain (d'où il arrivait qu'il tentât de gouverner)).

Dans le même pays se parlaient au moins deux ou trois langues, mais les frontières linguistiques, bien que tout à fait aussi retorses, sinon davantage, que les frontières religieuses, ne coïncidaient en rien avec elles. A tout cela se greffaient des problèmes dynastiques inextricables.

Cette situation aboutissant régulièrement à de furieuses guerres civiles, tout en renversements d'alliance (selon qu'un facteur de regroupement en remplaçait un autre), mes cartes devaient encore faire état de fronts multiples, éternellement changeants. L'homme providentiel survenait au moment où sur la feuille de papier ne pouvait plus être introduit le moindre pointillé.

Buena Vista Park, (1980), p 61

Le mouton à grosses fesses

Le Mouton à grosses fesses

(Le lever)
Le soleil sort de la nuit noire
Le Mouton sort de sa baignoire
Il mange un yaourth à la poire.
Avant de partir à la foire
Il met ses roses bermudas,
Choix discutable je le confesse
Pour un Mouton à Grosses Fesses.

(le mouton au bureau)
Le soleil fait de gros efforts
Le Mouton sue par toutes ses pores
Mais il a beau baisser le store
La chaleur monte et monte encore
Car nous sommes en Ouganda
Pays un peu loin de la Perse
Patrie du Mouton à Grosses Fesses.

(le mouton au bureau, suite)
Le soleil dépasse les bornes
Le Mouton sue jusqu'à ses cornes
Il décroche son téléphone
Encore un appel du cap Horn
La sueur trempe son agenda
Cela fera fondre ma graisse
Pense le Mouton à Grosses Fesses.

(la sieste)
Le soleil penche sur les cimes
Le Mouton pense à son régime
Une biscotte? du gouda?
Hélas! il va dans la cuisine
Où le chocolat le fascine
Ensuite sous la véranda
Il sombre en une lourde sieste
Malheureux Mouton à Grosses Fesses!

(le soir) Le soleil rentre dans sa boîte
Le Mouton va danser en boîte
Il prend la biche entre ses pattes
La regarde de ses yeux moites
Et dit "aimez-vous Dalida?"
Choix surprenant je le confesse
Chez un Mouton à Grosses Fesses.

(le retour)
Le soleil dort dans la nuit noire
Le Mouton est au désespoir
La biche l'a chassé sans gloire
Elle a dit "non, mais quelle poire!"
En partant avec le panda
Il est très dur je le confesse
D'être un Mouton à Grosses Fesses.

Jacques Roubaud, Les animaux de personne
Marie Borel, illustrations


Ce livre est illustré par Marie Borel, que je rencontrerai à Plieux en octobre 2003, puis chez Marcheschi en novembre 2006 (Marie que j'aime beaucoup. Je me souviens de sa coiffure rose et hérissée à Plieux, et du sourire de RC, et de son geste en lui montrant ses cheveux (visiblement la coiffure était nouvelle).

Une église française

Que cette église était française! Au-dessus de la porte, les saints, les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles étaient représentés comme ils pouvaient l'être dans l'âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et Virgile, de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de Saint Louis, comme si elle l'avait personnellement connu, et généralement pour faire honte à mes grands-parents moins "justes". On sentait que les notions que l'artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XIXe) avaient de l'histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par autant d'inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d'une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann p.150, Pléiade Clarac


Et si Du sens était à Proust ce que Buena vista park est à Pascal? (Du sens, p167 et suivantes).

Les mois d'été de Renaud Camus de Sjef Houppermans

LES MOIS D'ÉTÉ DE RENAUD CAMUS
Extrait de Lecture du Désir de Sjef Houppermans 1997, pp. 359 à 384



Le Fétiche, c'est le désir même. Chroniques achriennes, p. 43

Introduction

Eté (Travers 2) est le quatrième volumes des "Eglogues" (1), "trilogie en quatre livres et sept volumes", vaste suite romanesque de la main de Renaud Camus (il faudrait mettre tous ces prédicats entre guillemets pour les raisons qu'on va voir). Saluée à l'époque comme une entreprise intéressante dans la lignée du Nouveau Roman, l'oeuvre a évolué depuis selon ses propres voies, sans trahir toutefois ses origines. Globalement on peut affirmer en effet que les "Eglogues" à leur façon (re)travaillent un certain nombre de procédés qu'ont inaugurés les Nouveaux Romanciers et qui ont été lus, sinon voulus, d'abord comme autant d'attaques contre le récit dit classique gagnant au fil des années une relative autonomie. Notre but ne sera pas d'en dresser l'inventaire, mais de nous concentrer sur quelques notions centrales comme la portée thématique, le jeu intertextuel ou encore la position du 'sujet', approches dont nous essayerons de montrer la cohérence. Vu que l'essentiel de la problématique (du jeu) se met en place dès les premiers romans du cycle, un détour par ces 'origines' paraît nécessaire d'abord.

Passage et Echange, les deux premiers textes, inscrivent d'emblée la décentralisation et la multitude dans leur titre : série de fragments venus d'ailleurs, qui essaient de se lier de toutes sortes de manières. On peut y inventorier un stock de passages, on peut essayer de formuler certaines règles de passage, mais il convient de ne pas oublier que l'être de passage est un être toujours déjà ailleurs. La traversée, la fuite, incurvent le passage allant du morceau choisi au changement constant. On le verra : le roman est familial à ses racines, mais les liens de parenté vont connaître une folle débandade. Cela va parler en passage, d'échange en échange, et, dès le début, de travers : un dire du fou opposé à la ligne droite des tours massives. La folie insiste partout (personnages, références) comme cet autre de la doxa (2) qui encore, en tant que pas-sage, se livre à "d'allègres copulations" de toute nature. Ce que le titre d' Echange met plus particulièrement en lumière, c'est l'interaction dans ce cadre (et débordant ce cadre justement), interaction entre textes, entre instances narratrices, entre joueurs, entre scripteurs et lecteurs aussi. Le jeu de la règle (celle de la surdétermination par exemple au niveau des signifiants, ou bien des signifiés pour le choix des éléments du livre) et du dérèglement (les brèches de l'ouverture, la fuite ailleurs, l'insistance de la pulsion) se lit par exemple à la fin de Passage dans l'évocation du tennis. Les règles du jeu s'y disent, mais il s'agit en même temps d'autre chose que de l'enregistrement d'un événement réglé ; c'est justement l'événement en tant que tel qui intervient : le tennis fait penser à Den(n)is et l'image de la beauté du joueur fausse le jeu, ou encore la partie rappelle Duras et l'hallucinante insistance hors image des balles qui rebondissent. On y suit un rythme, un tempo, qui dans sa régularité n'a rien de mécanique, mais qui fonctionne selon la répétitivité du désir, 'love-party' (mot qui ménage ici la transition entre tennis et jeu amoureux ; cf. fin Eté).

Passage

Quels sont donc les ingrédients que propose Passage? (3) D'abord ce que dit la postface : une série de (quasi) citations littéraires et d'anecdotes sur la vie d'un certain nombre d'auteurs plus ou moins connus. En outre des textes antérieurs de Renaud Camus - qui, pour troubler à jamais l'avant-après, se 'retrouvent' dans Echange (souvenirs d'enfance ou bien récits racontés par la grand-mère ou le père notamment)...sous une autre plume (celle de Denis Duparc, pseudonyme de Camus). La recherche peut se proposer de tracer un circuit des composantes, une circulation, mais, est-il possible d'y trouver un point de départ ? Il nous semble fondamental que celui-ci manque pertinemment (cf. les titres) : si Echange par exemple revient à une prime enfance anecdotique, celle-ci se montre bientôt trop éphémère, incertaine, emprunté (à Proust par exemple). Ce qui est donné comme réel s'avère être fictif dès le départ ; qu'on reprenne la première phrase du livre : «- Et de nouveau : Une table, une fenêtre, une table près d'une fenêtre, et la vue, les vues.» La phrase qui suit indique qu'il s'agit d'un tableau, et en la comparant avec le texte de la couverture on découvre que c'est le monde de Magritte qui est évoqué. Le texte continue alors par un enchaînement apparent avec la fenêtre «ouverte sur combien de paysages» et la mention des feuilles blanches. «Puis, entre la table et la fenêtre (but that's what Virginia Woolf is all about (my dear)) - Jacob! Jacob» Et le va-et-vient entre vue, souvenir et lecture est lancé.

Les auteurs qu'on rencontre en route ont un indéniable air de famille : Woolf, James, Nabokov, Proust, Roussel, Duras, Robbe-Grillet, Ricardou, pour ne nommer que les plus insistants, sont tous des chercheurs, des expérimentateurs dans le domaine de la narration ; tous se demandent d'une façon ou d'une autre ce que narrer peut être dans le monde moderne. Camus met donc cette interrogation à un second niveau.

Avec les grands navigateurs, explorateurs des "passages", les auteurs nous emmènent en voyage : à New York, aux Indes (s'y croisent par exemple le Perceval des Vagues de Virginia Woolf, le Vice-Consul de Duras et les personnages de Passage to India de Forster) ou encore à Venise, véritable plaque tournante. Les transitions et recoupements se font essentiellement selon trois séries : les transformations du signifiant, des données géographiques ou "vécues", des souvenirs littéraires ou historiques. Et insistent partout, sourdement, les thèmes inquiétants de la mort, du suicide et de la folie. Une dimension supplémentaire de passage est fournie par une série de photos - de vues - avec lesquelles le texte entretient une relation de renvoi (en biais, par des liens accidentels, ténus, relevant des détails, des bouts de phrase marginaux en apparence). (5) Tout ceci se présente (sans indications directes) comme souvenirs, lectures, imaginations, combinaisons du narrateur qui parfois intervient en tant que 'je' : évidemment, le livre ne tardera pas à miner une position trop centrale de cette instance : le 'je' se multiplie, et passe à d'autres personnages, de sorte qu'au niveau du livre entier il devient impossible de préciser qui dit quoi.
L'incertitude de la voix parlante se manifeste aussi dans l'emploi de formules qui expriment souvent le doute, l'hésitation, la multitude des possibilités, la contingence de la succession ; ainsi page 10 «ou bien», p. 12 «une chose que je sais», p. 116 «mais les dates ne coïncident pas», p. 30 «versions divergentes», p. 92 «Chacun y va de son petit récit».

Relisons enfin le texte de la couverture pour voir un abrégé de quelques lignes supplémentaires, une méditation sur la notion de 'passage' : le récit combine départ-voyage-destination et les retraverse : tout est en phrase - il s'agit de suivre leur illusion tout en se méfiant de leurs caprices.
En suivant les permutations (cf. Passage p. 151) entre partenaires, passons à Echange et notons le chiasme : début Passage = fin Echange et fin Passage = début Echange, respectivement le tableau de Magritte et les règles du tennis.

Echange

Le début d' Echange a l'air d'une mise au point : on se dit «voilà, tous les fragments de Passage vont retrouver leur berceau, constituer une belle unité!» Tout a donc commencé dans le parc de la grande maison de Chamalières (même si tous les noms ne sont pas donnés, il est aisé de retracer dans ces premières pages Clermont-Ferrand et ses environs), et le narrateur se met à raconter son enfance (le pastiche et la présence d'éléments comme le Bois Noir peuvent avertir le lecteur des dangers à venir). Mais tout comme Tristram Shandy, notre narrateur n'ira pas loin ou plutôt, bientôt il ira beaucoup trop loin. Les pistes se multiplient, les versions divergent, les histoires vont pulluler, les données valser, les noms tourbillonner. La population du quartier est uniforme et tout le monde a sa saga ; la disposition géographique ne cesse de changer, surtout quand les différentes époques vont se succéder sans ordre. Bientôt aussi l'histoire d'une petite ville s'ouvre sur l'encyclopédie, et vers le milieu du livre le texte, ayant infiniment compliqué les relais et réseaux, s'est complètement rebranché sur Passage. Le narrateur lui aussi a bientôt perdu sa position centrale et le lecteur doit essayer de se repérer parmi une foule de conteurs d'histoires, où seuls le père et la grand-mère ont un relief plus prononcé.

Indiquons d'abord les grands thèmes d' Echange en citant le texte (p. 155): «Episodes et détails ne cessent de changer, mais la trame demeure la même, de versions en versions, la ruine, l'amour, la folie, la mort.» Ajoutons les reines blanches, les grands voyageurs, les opéras de prestige et leurs compositeurs, les architectures compliquées, la généalogie, les périples de grands auteurs-chercheurs, les séjours dans les saunas et 'tasses', les recoupements entre films (cf. p. 170), livres, pièces, musique, tableaux (par exemple le coin de rue de Canaletto qui ne cesse de revenir). Roland Barthes dit sur la couverture : «L'écriture n'a-t-elle pas été pendant des siècles la reconnaissance d'une dette, la garantie d'un échange, le seing d'une représentation ? Mais aujourd'hui l'écriture s'en va doucement vers l'abandon des dettes bourgeoises, vers la perversion, l'extrémité du sens, la folie, le texte...» (cf. Eté, p. 160, où cette citation est réinsérée). L'auteur apparaît comme ce personnage qu'est le fou (la folle) d'Angèle (cf. p. 158), comme le pauvre hère des grands rois fous, les compagnons des clients du Dr. Blanche à Ivry ou des mystérieux docteurs provenant de Robbe-Grillet. A la page 173 nous tombons sur un phénomène qui va prendre une place importante dans la suite de l'univers de Renaud Camus ; une note se greffe sur le texte, scindant la page en deux et, qui plus est, cette note va continuer à buissonner sur le bas de page jusqu'à la fin du livre, p. 238. Là elle reste d'ailleurs inachevée, juste après l'introduction d'un ultime 'je' et une remarque picturale sur l'encrage de différentes couleurs, qui «ne coïncident pas exactement avec les contours de cha-». Une autre petite note termine la page, reprenant donc le début de Passage (il y a de la sorte un certain décalage dans le chiasme). L'importance que prend la première note permet de parler d'une véritable bifurcation, où le lecteur devra choisir quelle voie il va suivre - c'est comme si deux mains écrivaient à la fois. La hiérarchie entre les deux textes en devient indécise.

Travers

Travers va exploiter et étendre ce système de notes. Celles-ci vont tellement proliférer que le récit premier se rétrécit fortement, jusqu'à ne plus former le plupart du temps qu'une mince bande marginale, la première ligne des pages. Ce récit premier raconte l'histoire d'un voyage à New York (7), qui a lieu du 20 au 26 mars 1976. C'est une histoire assez simple, support et source des notes et qui a comme trait principal le morcellement propre au journal, renforcé par la nature des activités du couple qui raconte : promenades, visites à des amis, rencontres avec certains artistes, aventures érotiques, fréquentations de musées et d'expositions, conversations sur l'art en général, sur la peinture et la littérature en particulier. Si à ce niveau-là les noms propres (d'endroits à New York ou bien d'artistes tel que Warhol, George et Gilbert et Rauschenberg) désignent un référent réel, une autre dimension réintroduit l'ambiguïté et fait que réel et fictif se mêlent inextricablement. C'est que le voyage est en même temps une sorte de pastiche de Robbe-Grillet (on pense notamment à Projet pour une révolution à New York) : le départ imitant un roman d'espionnage, les périples dans les souterrains de New York, où Renaud va à la recherche du docteur Travers. Ce médecin a traité Denis, double de Renaud retrouvé dans la métropole et qui paraît être impliqué aussi dans de mystérieuses activités clandestines. Le statut des personnages devient incertain, état de cause aggravé par les complications de la narration : les auteurs s'y présentent comme les rédacteurs du texte qui essaient de composer un ensemble à partir de brouillons et de bouts de manuscrits, dans lesquels une bonne vingtaine d'écritures se mélangent et se superposent. La plupart du temps il devient indécidable quel "je" parle, ce qui vaut encore pour les rédacteurs eux-mêmes (et leur texte en italiques).
Revenons aux notes. En comparaison avec les livres précédents, le système (et par conséquent le brouillage des frontières entre la réalité et la fiction) se complique encore de deux façons. D'abord par le moyen de la superposition : une note peut toujours en engendrer une autre, ce qui donnera jusqu'à six étages de renvois, au cours desquels le sujet peut changer du tout au tout, créant de déconcertant va-et-vient dans la lecture. Ensuite par le fait que les aspects anecdotique, fictif, critique et métalangagier se renvoient constamment la balle.

Pour compléter la mosaïque nous trouvons mêlés au texte premier un grand nombre de passages en majuscules, constituant des citations en différentes langues, provenant de toutes sortes de textes et dont le lien avec le récit autour invite à un jeu de découvertes continuel. Un exemple : à la page 183 figure le début de Locus Solus de Raymond Roussel, entouré de fragments de conversation sur la directrice de galerie Illeana Sonnabend. Or, on sait que le parc de Martial Canterel est aussi une sorte de galerie en plein air, et la phrase qui suit la citation "combine" Illeana, Roussel et le livre qu'on est en train de lire : «Elle parle plusieurs langues et les confond un peu.» Citons encore la phrase suivante (p. 123), qui commente sa propre nature : «Or, l'efficacité de la notion d'intertextualité, c'est qu'elle frappe d'impertinence la question métaphysique par excellence qui est celle de l'origine.» C'est aux différents niveaux du livre qu'on retrouve cet auto-commentaire (pas dénué de contradictions) et une réflexion sur sa visée.

Pour résumer l'errance des trois premiers livres des "Eglogues", voici une citation qui à sa façon, prenant le "contexte" comme un «facteur de polysémie», trace les contours de l'entreprise, mais où, d'autre part, la fin de la phrase ne laisse pas de tout remettre en question (p. 275, nous soulignons) : «l'histoire, la géographie, l'étymologie, l'anagramme, la biographie, l'actualité, l'érudition la plus folle, la coïncidence, le précédent, jusqu'à l'erreur une seule fois commise, toutes les marques, claires ou moins claires, que d'autres ont laissées dans l'infinie forêt des associations, tous les signes, enfin, de la cohérence précaire, échevelée du monde, ouvrent à travers l'espace et le temps de merveilleux passages où s'échangent, défiant la mort et ses vertiges, réponse patiente et méticuleuse à la folie, à l'oubli et au manque d'amour, les petits caractères noirs, serrés, étonnamment réguliers, d'une seule et longue phrase sans césure (8), comme dirait le pauvre Duane, à jamais inintelligible.»

Eté

Eté est signé Jean-Renaud Camus et Denis Duvert (cf. l'auteur Tony Duvert)). Le sous-titre est "Travers II", ce qui indique déjà le lien étroit avec le livre précédent : c'est le journal d'une seconde semaine à New York, récit de départ sur lequel se greffe toute sorte d'autres énoncés, principalement des citations et des notes. Si la première semaine était datée (mars 1976), cette précision manque ici, de sorte qu'on ne peut pas dire avec certitude s'il s'agit de deux périodes qui se succèdent immédiatement dans le temps. Pourtant le début d' Eté paraît enchaîner avec la fin de Travers («reprise de la scène de la veille», p. 13), et il est bien question d'un séjour de deux semaines (cf. p. 304). Pourquoi alors cet escamotage de la date précise ? La raison pourrait en être qu'en ce qui concerne Eté le récit de départ fonctionne beaucoup moins comme vraie 'base' que dans le cas de Travers. La première cause en est que les notes prises aux Etats-Unis sont élaborées après et que des remarques parfois fort détaillées, concernant la période intermédiaire ou bien appartenant au présent de la narration, se mêlent au récit 'premier', sans que les limites soient toujours bien claires.

Cette perturbation d'une temporalité nettement fixée est aggravée par l'insertion des citations, changeant de registre de phrase en phrase, sautant d'époque en époque, créant ainsi une sorte d'achronie (selon la terminologie de Genette), un été suspendu où il convient de lire 'été' aussi comme participe : ce qui a été, le passé.

En ce qui concerne les notes, il faut remarquer que celles-ci perdent pour une grande partie leur fonction antithétique ; au lieu de saper, par une réaction hypertrophique, le récit premier, elles 'l'oublient' et continuent en toute indépendance après un rapide départ, se ramifiant à leur tour suivant la complexité des greffes. Ainsi on retrouve aux deux niveaux les mêmes énoncés se faisant écho, se renvoyant la balle (l'image du tennis insiste toujours). A la page 80 par exemple on retrouve les périples à New York dans la note (autre cas pareil p. 235) ; à la page 36 les propos concernant Mister Travers et Lady Ava passent et repassent du niveau 1 à la note, compliquant ainsi le mystère de leurs activités, tandis que dans Travers les énoncés en majuscules ne hantaient que le texte premier, ici on les trouve également dans les notes et le reste du texte. Ou plutôt, il faut dire que cet équilibre s'instaure peu à peu, se gagne sur un début qui forme la transition avec Travers : au début le texte s'enfonce vite dans la note, par le moyen d'un appel quasi-irrésistible en forme de devinette (p. 14). Dans ces notes commencent alors à s'ébaucher les bribes de récit qui reviendront ensuite au premier niveau.

Quant au contenu, la thématique élabore celle des livres précédents : on pourrait parler d'un essai d'embrasser la réalité et l'imaginaire dans leur entrelacement constamment changeant. En avançant dans le livre, l'alternance des sujets devient de plus en plus saccadée, tandis que les phrases elles-mêmes gardent leur élégance classique. Le texte commente ce mécanisme d'après Barthes (p. 202) : «Ce que le livre de Denis Duparc démontre brillamment, c'est que la toute-puissance narrative est venue se réfugier dans l'unité flaubertienne par excellence, la phrase, curieusement laissée intacte par le démantèlement du roman ; il apparaît alors une nouvelle catégorie, que l'on pourrait appeler le micro-récit, le récit minimal : toute une vie dans une phrase.» Et pour la lecture vaut le précepte suivant (p. 55) : «Ce qu'il faudrait, c'est que de chaque phrase on se demandât quel est son rapport, quel est l'ensemble de ses rapports, avec tout le reste ; de chaque mot». travail gigantesque que chacun n'accomplira que fort imparfaitement, démontrant ainsi la 'puissance' du texte (400 pages, chacune présentant une vingtaine de micro-récits - avec des répétitions, certes, mais qui ne font que multiplier les liens) (9). En ce qui concerne l'enchaînement on trouve encore une précision importante (pp. 202 et 356) : «Des liens multiples apparaissent, qui tissent un réseau que le savoir ignore mais que le désir irrigue après l'avoir fait naître.» La lecture complique le cheminement : «Tout lecteur multiplie ou caviarde le texte des branchements non programmés de sa propre culture» (p. 364). Lisons aussi : de son propre désir, de sa propre imagination. Car c'est d'abord et surtout le désir qui se manifeste selon 'l'oscillation métaphoro-métonymique' dont parle G. Rosolato (10). Les accouplements et ruptures miment les fixations et l'errance du désir. La répétition (obsessionnelle) de telle phrase, tels mots, tels noms dessine une figuration du travail inconscient. Ainsi ce système empêche le texte de se refermer sur soi : «Chacun des éléments distingués peut, certes, se prêter à une dialectisation représentative, mais ce qui importe, c'est ce principe de connexion comme tel qui, "oubliant" les effets de sens, maintient l'oeuvre ouverte à la production désirante» (p. 378). Revenons au contenu des énoncés.

On s'est déjà aperçu qu'il y a un vaste réseau 'théorique' allant de l'auto-commentaire (parfois contradictoire) et de l'insertion de propos d'autres critiques sur les "Eglogues" à une théorisation plus générale concernant la littérature, l'écriture, la logophilie, le sujet et son désir, etc. Répétons qu'il s'agit d'une partie intrinsèque du livre à cause des multiples concordances avec les autres niveaux. Le voyage à New York et les nombreux liens avec d'autres personnes qui se font là-bas comme à Paris (donnant lieu à des visites d'expositions, des discussions sur l'art, des pratiques homosexuelles, des expériences avec différentes drogues, etc.) se répercute dans une intertextualité fictionnelle : le livre se présente comme un recueil de manuscrit déchiffrés par une police secrète, qui cherche à détecter une mystérieuse conspiration, des réseaux clandestins, une sorte de 'French connection' (cf. la présence de ce mot dans la citation ci-dessus). L'intertextualité proprement dite réside surtout ici dans les innombrables références aux romans de Robbe-Grillet.

On peut conclure au niveau général qu'il faut lire le livre comme une vaste entreprise de sape contre des écritures garantes de l'ordre traditionnel. L'importance de l'intertextualité se remarque aussi quand on regarde toute la constellation de textes littéraires qui se présente selon des citations spécifiques ; celles-ci sont accompagnées d'une série de remarques concernant la vie de leurs auteurs (fixant surtout ces points où la biographie se pénètre d'éléments fictionnels mythiques). On trouve entre autre Carroll, Melville, Ramus, Chateaubriand, Proust, Woolf, Joyce, James, Nabokov, Poe, Duras, Perec, Roche, Pessoa, Roussel, Brisset, Wolfson, Camus - Albert ! - Leiris, Simon, Sand, Barthes, Loti, Gide, Maupassant, Flaubert, Virgile, Théocrite, Mann, Ricardou, Verne; entre eux s'établit un vaste champ de combinaisons autour de certaines notions-clef (l'été, la mort, les masques, la conception de la littérature etc.), et de noms propres privilégiés comme l'Inde ou Venise. Le livre par là accentue sa généalogie. Un texte n'existe, ne prend sa force que dans le champ culturel où il surgit. Ses choix dans ce domaine, ses points d'attache, dessinent la spécificité de son imaginaire.

Des réseaux parallèles s'établissent dans le domaine de la musique avec une prédilection pour l'opéra (Malher, Wolf, Berg, Duparc, Debussy, Ravel, Händel, Monteverdi, Verdi, Boulez, Wagner e. a.) et dans celui de la peinture (Monet, Canaletto, Cézanne, Léger, Duchamp, Man Ray, Matisse, Rauschenberg, Johns, George et Gilbert, Warhol e. a.) (11). Et ces réseaux communiquent aussi entre eux évidemment.

Un thème récurrent supplémentaire chez R. Camus est l'histoire des différentes maisons royales. Il semble alors donner la préférence aux anciens rois du Balkan dont les tribulations paraissaient mieux se situer dans un monde d'opéra et d'opérette que dans une réalité politique (depuis l'auteur a élaboré avec virtuosité cette thématique dans Roman Roi et Roman Furieux). Pourtant, il parle aussi longuement de Louis II de Bavière par exemple et de la reine Astrid de Belgique ou encore du Prince Charles d'Angleterre à l'occasion de son mariage dont l'impact mythique n'est pas moins insistant. A travers ces récits morcelés reviennent toujours les motifs de la mort, de la folie, de l'exil, de lents mouvements figés par les après-midi d'été. Il faut d'ailleurs que la problématique politique et sociale actuelle ne manque pas de s'introduire dans l'ensemble : l'affaire Jonestown, la torture à travers le monde, la situation au Cambodge, les enfants maltraités, le racisme par exemple qui, placés dans ce contexte, en reçoivent un éclairage particulier, celui-ci entre autres : «Il s'ensuit naturellement qu'il n'y a pas de rupture de substance entre le livre et le monde, puisque le "monde" n'est pas directement une collection de choses, mais un champ de signifiés : mots et choses circulent donc entre eux de plain-pied, comme les unités d'un même discours, les particules d'une même matière» (p. 39).
Sans vouloir être exhaustif, nommons encore comme réseaux complémentaires qui traversent le livre le récit des grands voyageurs, les précisions curieuses sur les vedettes de l'écran et le récit d'autres voyages du (des) narrateur(s), en Grèce par exemple, thèmes qui se laissent comprendre comme d'autres spécimens de la traversée et de l'exploration des signes.

Roussel en Eté

Revenons un moment au domaine de l'intertextualité littéraire pour donner une illustration détaillée des mécanismes du livre. On pourra voir ainsi comment les références à tel auteur se répartissent sur le texte et quelles sont les lois précises qui sur une page donnée président à l'insertion. Raymond Roussel est un exemple représentatif, choisi aussi parce que pour lui nous étions à peu près sûr de repérer toutes les allusions (12). Roussel occupe une place préférée dans l'univers littéraire d'Eté à cause d'une parenté spéciale entre les deux auteurs : la mise en texte du désir et de l'imaginaire passent par un travail méticuleux sur les signes. Roussel a expliqué sa méthode dans Comment j'ai écrit certains de mes livres. Or, comme "appendice" des "Eglogues" nous est annoncé un volume signé Denis Duparc s'intitulant "Lecture (Comment m'ont écrit certains de mes livres)". La relation et la distance entre arts poétiques passent par l'écart et la ressemblance entre deux titres. Aux yeux de Camus, Roussel possède en outre certaines qualités particulièrement intéressantes : son appartenance à une famille liée à la noblesse de l'empire ; son homosexualité ; son usage de stupéfiants ; ses séjours en clinique ; sa "folie" ; son suicide ; ses voyages ; l'exotisme dans ses livres ; son admiration pour Loti et pour Verne ; sa vie "cachée" ; sa visible recherche de l'ineffable. Voilà autant de traits qui le lient plus ou moins directement à d'autres personnages figurant dans le livre.

Cette insertion peut se lire aussi dans un schéma de la dérivation des noms et des mots (Eté, p. 199) ; Roussel s'y trouve à deux extrémités, un peu comme dans les récits brefs de cet auteur, cherchant la voie de fiction qui permet de lier deux phrases (quasi)homonymes. Dans le schéma Roussel enchaîne sur Michèle Morgan (la star dont le vrai nom de famille est Roussel - cf. p. 115) et l'Arc (un numéro important de cette revue lui a été consacré) pour arriver à sa doublure par les deux derniers pas suivants : mon nez (d'une évidence capitale pour un auteur nommé Camus) et Ney (la branche noble des parents de Roussel), passant par toute une série de termes intermédiaires élaborés dans Eté : car Otto, Renaud, Reno, Nero, Nemo, Monet, Monnaie ; on y détecte facilement le jeu des transformations. Ajoutons que dans la série des musiciens on n'est pas étonné de tomber sur Albert Roussel (p. 86, 198 e. a.), ni de trouver une mention des laboratoires Roussel (comparés à ceux de Roche naturellement, p. 190) et pas moins d'en arriver à Eric Roussel, l'historien, p. 340 ou encore à plusieurs personnages nommés Russell ou bien Russel (et ainsi de suite). Cadet Roussel enfin est présent p. 393 (on dirait que le numéro de cette page n'est pas dû au hasard), comme ailleurs la rousserolle qui imite si bien ses frères ailés (p. 38). C'est le texte de Camus qui échafaude ici une fascinante famille imaginaire. Voyons maintenant la présence directe de Roussel dans Eté sans entrer dans tous les détails.

D'abord il y a une suite sur la vie de Roussel concernant principalement son suicide à Palerme (avec une réfutation p. 346 de la thèse selon laquelle il se serait brûlé la cervelle - p. 109) - cf. pp. 22, 81, 170 ; on y apprend entres autre que l'année de la mort de Roussel (1933) est la même que celle de Duparc : voilà Roussel lié à la série 'parc' aussi. Suivent des remarques sur la famille (pp. 58, 257, 302, 321, 356) ; on a vu que Ney se lie à 'nez' - or le mot se retrouve encore retravaillé p. 405 : il s'agit d'une flûte de roseau "symboliquement considérée comme l'instrument substitut de l'âme" (et Roussel a écrit un poème intitulé Mon âme).

Ensuite on trouve quelques autres détails de sa vie, comme le fait qu'il se servait de détectives pour la confection de Comment j'ai écrit certains de mes livres (p. 288 ; cf. les policiers d'Eté), et surtout les notes sur son grand amour pour Venise, histoire construite par Georges Perec et qui figure dans le numéro de l'Arc (p. 99, 165 - Venise, ville-clef dans Eté). S'y ajoutent des détails biographiques empruntés à Comment... : le voyage sur la trace de Loti (pp. 51, 163), la crise lors de l'écriture de La Doublure (p. 202). Une autre catégorie est constituée par certaines remarques critiques sur les livres de Roussel (La Vue, p. 112 ; Mon Ame, p. 296 ; Nouvelles Impressions d'Afrique, dont le système d'imbrication est certainement une des sources des "Eglogues", p. 379) et sur Roussel et Duchamp (p. 258) ou bien de jugements généraux («tout cela est roussellien», p. 130 ; «néanmoins, n'est pas Roussel qui veut», variante d'une phrase de Comment...p. 392). On peut dire en général que c'est plutôt le "mythe Roussel" qui est mis en scène de la sorte.

Un autre groupe primordial est constitué par les citations : p. 64 se trouve la phrase initiale du conte "Parmi les Noirs" : «Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard formaient un incompréhensible assemblage», assemblage à démêler donc comme pour Eté (bandes, billards etc. reviennent souvent, cf. par exemple p. 363) ; p. 162 nous pouvons lire une citation de Mon Ame sur un pâtre au théâtre (deux autres motifs de Camus) ; p. 173 et p. 183 mentionnent la rencontre entre Séil-Kor et Nina (Impressions d'Afrique) dont certains éléments comme l'amour, le tremblement et le nom de Tulle entrent en frayage avec le texte environnant parlant de copulations ou d'amour théâtral, de peur, de menaces, de luttes ; p. 240 donne «Je prenais le mot palmier (...)» - il s'agit d'une illustration du Procédé roussellien exposé dans Comment... ; p. 251 présente le départ du Lyncée (Impressions d'Afrique), mot entrant dans le système de Camus ; pp. 282-284 se trouve le pedigree de Souann (Impressions d'Afrique) lié à la généalogie dans Eté, à Swann aussi et par là à cygne, signe, Tristan, Gilberte etc. ; p. 292 se lisent les reflets de La Vue - sorte de mise en abyme donc ; p. 293 nous trouvons : «On dominait de là l'ensemble du vaste jardin» : il s'agit du Béhuliphruen dans Impressions d'Afrique ; enfin, p. 318 on rencontre Canterel dans son parc (Locus Solus). Il s'agit donc de citations présentant des motifs qui sont également actifs dans Eté ou bien soulignant une parenté dans le processus d'écriture, tandis qu'il s'établit de subtiles connexions avec le contexte immédiat. Il s'agit là d'un jeu aussi, procédés qu'accentue une dernière série de renvois, rapprochant par exemple (implicitement) Carrousel et "cas Roussel" (p. 369), ou encore introduisant un docteur Roussel armé d'une seringue (dans ce dernier cas il y a une interférence aussi avec La Prise de Constantinople de Jean Ricardou).

Pour terminer examinons dans cette dernière catégorie l'exemple suivant (p. 246) :
Man Ray l'aveva già fotografato in un travestimento femminile che ha carrattere ironico, ma poi rientra perfattamente nella petica di Duchamp che in molto opere, e specialmente nel Grande Vetro, con sottile ambiguità ha giocato con l'ambivalenza dei sessi. Une main au-dessus des yeux, la rousse, elle, prend son temps pour observer le panorama dans ses moindres détails. (...) elle est la fille adorée d'un riche marchand d'Ussel, dans la Corrèze. Jouez, jouez donc, ce n'est pas de vous que nous parlons.

Dans notre collection figurait le lien Duchamp-Roussel (inspirateur du Grand Verre) (13), Roussel chez qui la subtile ambiguïté dans l'ambivalence des sexes est connue, et la citation de la devinette proposée à Séil-Kor sur le chef-lieu de la Corrèze (p. 284-285). Or de cette rencontre naît une nouvelle dilettante : (14) la rousse, elle, (fille d'Ussel en Corrèze. On a donc suivi l'incitation-emblème du livre (reprise de Passage), figurant ailleurs en italien : Giocate... Jeu gratuit, byzantinismes ? Nous ne le croyons pas : jouer avec les signes est notre liberté et nous entraîne à en détecter les pièges cernant toute réalité. Le livre invite donc à ces constructions de rapprochement pour toute mention faite concernant Roussel, comme pour chacun des autres noms surgissant dans le texte : le plaisir de jouer est virtuellement infini. Ce que nous a appris de toute façon notre petit voyage, c'est que Roussel, selon ses multiples aspects, l'homme, l'oeuvre, le mythe, son influence, a été parfaitement intégré dans la grande machinerie d' Eté.

Enfin, on pourrait dire que l'image de Roussel telle qu'elle apparaît ici fonctionne d'une façon plus générale comme emblème des intentions de Renaud Camus. C'est que pour l'un comme pour l'autre il s'agit de s'écrire, de se trouver à partir (essentiellement) du langage déjà dit (Roussel s'est servi comme matière première à soumettre à la machine du procédé, aussi bien d'extraits littéraires, de chansons populaires que de textes publicitaires, voire de l'adresse de son bottier).

Dans une interview (14) accordée par Michel Foucault quelque temps avant sa mort, à l'occasion de la traduction anglaise de son Raymond Roussel, l'auteur de Les Mots et les Choses s'est exprimé de la façon suivante :
«Nous vivons dans un monde dans lequel il y a eu des choses dites. Ces choses dites, dans leur réalité même de choses dites, ne sont pas, comme on a trop tendance à le laisser penser parfois, une sorte de vent qui passe sans laisser de traces, mais en fait, aussi menues qu'aient été ces traces, elles subsistent, et nous vivons dans un monde qui est tout tramé, tout entrelacé de discours, c'est-à-dire d'énoncés qui ont été effectivement prononcés, de choses qui ont été dites, d'affirmations, d'interrogations, de discussions etc. qui se sont succédé. Dans cette mesure-là, on ne peut pas dissocier le monde historique dans lequel nous vivons de tous les éléments discursifs qui ont habité ce monde et qui l'habitent encore.»

Selon nous, ces paroles concernent autant l'oeuvre de Renaud Camus que celle de Raymond Roussel. Or, il pourrait très bien souscrire aux paroles de Gilbert Lascaux dans l'Arc, «Roussel est nécessairement celui qui parle d'oeil» (15) (de la Vue à la Mort). Etudions donc à notre tour le lien entre le langage, le regard et la mort dans Eté pour préciser ensuite qui oriente le langage.

La mort l'été

Curieusement le roman Eté est "annoncé" sur la page hors-texte du même livre qui donne l'index de la série sous le titre La mort l'été. Finalement n'est resté qu' Eté comme titre (16) qui en tant que substantif et participe comporte aussi bien l'idée de la mort que celle de la saison estivale. En sourdine on peut encore entendre "Léthé" comme harmonique. La grande frénésie qui caractérise les activités dans ce livre trouve sa contrepartie dans la constante référence à la mort. On a même régulièrement l'impression de la présence tangible (lisible) d'un au-delà du principe de plaisir, de Thanatos entraînant irrésistiblement les sujets vers le néant. Examinons d'abord de plus près le lien mort-été comme point significatif.

La reproduction du tableau "Eté" de Monet au début du livre se combine dans un sens avec l'exergue provenant de Tony Duvert : «L'été passait, un peu moins clair chaque jour». Chez Monet aussi le ciel est lourd de menace, il y a comme un voile de poussière qui pétrifie les choses. «La mort nous affecte plus profondément sous le règne pompeux de l'été» (p. 350). C'est en effet toujours un cadre luxueux, baroque qui accompagne la mort dans le livre ; c'est souvent une mort poétique ou théâtrale ; l'on peut dire aussi que la mise en scène, d'une certaine manière, essaye de la conjurer. Voici par exemple p. 21 : «Avec les fleurs les plus belles tant que durera l'été et que je vivrai ici, Fidèle, j'adoucirai ta triste tombe» (variante en anglais p. 178) ; ou bien page 44 : «ce fut un bel été, fade, brisant et sombre, / Tu aimas la douceur de la pluie en été / Et tu aimas la mort qui dominait l'été / Du pavillon tremblant de ses ailes de cendres.» Parmi d'autres occurrences signalons encore vers la fin du livre (p. 410) : «Sommer lächelt erstaunt und matt - in den sterbenden Garten-Traum.» La mort se présente donc comme une sorte de séductrice dans son apparat de grande cérémonie ; elle est comme sacrée. Souvent se mêle à la comparaison mort-été un air sensuel ; on y sent «ces arômes touffus de cet été suspendu» (p. 340), un peu comme dans le Paradou de Zola ; l'érotisme des adolescentes fiévreuses y interfère avec l'orage. Pourtant l'opposition restera active et recreusera le récit : «Il se produit alors une antithèse terrible entre la profusion tropicale de la vie extérieure et la noire stérilité du tombeau. Nos yeux voient l'été et notre pensée hante la tombe» (p. 288). La mort, si elle prend peut-être son point de départ au coeur de l'été, se propage pourtant d'une façon beaucoup plus générale sur le livre.

D'une part une longue série de morts illustres revient à presque chaque page du roman, et d'autre part l'art (et l'écriture en particulier) est consubstantiellement lié à la mort. C'est surtout cette dernière circonstance qui impose l'importance globale du thème. Ainsi p. 309 : «Je veux dire que l'écriture nous rend à la mort.» Ceci doit se lire probablement selon l'insistance du principe de mort dans le texte, caractérisé par la dispersion et la dissémination. Cependant, une régression moins radicale parait déjà induire l'instance létale : «La mort, c'est le nom-de-la-Mère» (p. 385). En d'autres termes (et pour garder le vocabulaire lacanien qu'Eté cite et mime) : si la "sublimation" textuelle implique ses voies régressives, en pratiquant une invasion de l'aire symbolique par les dit-mentions de l'imaginaire et du réel, ceci ne va pas sans le risque majeur, sinon calculable, de la rencontre de la mort. Ainsi le texte peut répondre à la définition suivante : «Rien, donc, ici, qui ne désigne et vérifie, comme on passe le doigt sur une plaie béante, la perte incicatrisable : arrachement d'un Eden imaginaire, absence de l'autre en sa présence même, cri d'horreur à la face du réel, c'est-à-dire du mal» (p. 366). Oui, «La mort nous guette au tournant de chaque phrase» (p. 194). Il faut donc tromper la mort : montrer qu'elle 'est pas rien ; l'inscrire dans les règles - les séries, les dates, les coïncidences (ainsi selon le 13, «qui paraît être dans les "Eglogues" le chiffre de la mort(...)» - p. 21.

La mort en deviendra de moins en moins réelle (et cet autre moyen de dé-réalisation qu'est l'incorporation selon Abraham est également exposé dans le livre - p. 131). Jones et Moro, les enfants de Malher et les fils des impératrices Eugénie et Sissi, la reine Astrid ou encore la chienne Vania : tous meurent selon leur légende. Et s'il est vrai que «nous aimons qu'il en soit ainsi : le simulacre du représenté, c'est la légèreté de la mort. Il n'y a que des représentants ; la mort n'est rien. Mais ses représentants encore moins que rien» (p. 232), s'il est vrai que le texte est cette négativité, celle-ci se lira aussi comme refus, refus par exemple de ne pas inscrire la mort-limite. On pourrait ainsi considérer l'exemple de Maurice Roche (p. 32) : «Serai-je le dernier qui s'arme pour les morts ? » aurait été l'indication donnée par l'auteur de Macabré, et Camus vient donc prendre la relève.

Il n'y a qu'un pas de la mort à la folie : les pères perdant leurs filles s'égarent, les rois fous se suicident, la schizophrénie de Wolfson veut être "saturation" et "suturation" (p. 308) du langage contre la mort, l'incorporation met les mots à l'abri du deuil et risque d'ouvrir sur le deuil de soi-même. Les grandes folies de l'histoire et de la littérature se rencontrent dans Eté pour lui imprimer sa marque : les rois et les stars, Orlando et Tristan, Louis II et son frère, William Wilson et son collègue du "Horla", leur délire mime le texte : «Il parlait sans cesse et sans suite, avec une fébrilité frénétique, et mélangeait à des récits obscènes d'une précision dont elle n'avait que faire de vagues souvenirs de vacances en Grèce, le tout noyé, sous le signe de la mort, dans un vertigineux fatras historico-intellectuel» (p. 237) Mais cette allure de fou, cette marche de travers a son but stratégique comme celle de Tristan ou encore de Wolfson. L'écriture doit être schizophrénique, si «les schizophrènes se distinguent des témoins par la prédominance de mécanismes associatifs jouant sur le signifiant (contraintes phonologiques et syntagmatiques) ou sur le référent (associations idiosyncrasiques renvoyant à des éléments autobiographiques précis) au détriment de contraintes du niveau du signifié (...)» (p. 347 ; cf. encore p. 286). L'écriture est un délire réglé contre des affres du réel : «Car si des règles folles, et précises comme la folie, n'étaient là toujours pour nous contraindre et nous maîtriser, pourrions-nous jamais produire autre chose qu'un long cri d'amour, d'horreur et de désespoir, sur la basse continue du malheur ?» (p. 383).

Le mécanisme-clef de cette écriture paraît être la citation : «la citation, c'est la porte ouverte à la folie». Disons avec Antoine Compagnon (17) qu'il s'agit ici d'un emploi moderne, sériel, de la citation (comme chez Joyce, longuement présent dans Eté, bien sûr). Celle-ci devient "symptôme" à l'opposé de ses différents emplois traditionnels (18). Compagnon esquisse aussi les conséquences de cet emploi "moderne" de la citation pour la position du sujet dans le texte : «Mais le sujet du symptôme n'en est pas un, il n'est pas vraiment sujet, car il n'est pas un, mais dispersé, éclaté, éparpillé : il est effet du discours, c'est-à-dire sujet au symptôme.» (19) Dans ce qui suit il s'agira pour nous d'interroger la pertinence de cette affirmation pour Eté. Remarquons d'emblée que pour la folie, le livre (le sujet du livre) l'attribue plutôt au frère : «Certes le nombre de mots que s'interdisait votre frère, de noms propres qu'il refusait de prononcer, par exemple, a considérablement diminué : il a fait beaucoup de progrès de ce côté-là. En revanche la cohérence de ses propos semble s'amoindrir régulièrement, les sautes de discours vont croissant, et c'est cela qui me préoccupe, je ne vous le cacherai pas». (p. 327).

Narrateurs

Qui raconte donc, qui revendique ces paroles ? Qui soutient ce discours ? Examinons d'abord les aléas de la situation narratrice. Dès le début, une première instance de narration se présente qui n'est pas identique aux noms d'auteurs figurant sur la couverture ; elle ménage plutôt, avec plus de raffinement, un léger décalage à leur égard (n'oublions pas que la mention auctoriale trempe dans le jeu). On trouve donc p. 13-15 "nous", spécifié ensuite comme "Je et Renaud". Remarquons que ce nous-là se différencie également du couple à la fin de Travers dont Eté paraît reprendre le journal : "nous" y était Denise Camus et Duane (Marcus). Mais à l'intérieur d'Eté aussi les changements de registre vont bientôt proliférer. Ainsi se heurtera-t-on à un large va-et-vient entre "nous" et "ils" : dès la page 17 on lit "nos deux Parisiens". En outre, en poursuivant la lecture on s'aperçoit que les différents "nous" et "ils" ne recouvrent pas (toujours) les mêmes personnages : les prénoms font une sarabande continuelle. Si le narrateur est difficilement saisissable en tant que personne, il l'est encore dans le temps et l'espace. Il s'y crée plusieurs dimensions, comme celle-ci sentant le pastiche (de tradition dans l'espèce): «Comme tout cela me paraît loin, à relire encore une fois ces lignes dans ma petite maison perdue au fond des bois, si glaciale aujourd'hui malgré la saison» (p. 48) ou bien il s'y ajoute des remarques comme «écrit à Paris» (p. 141). Ce double registre reste mobile et sujet à l'extension : «Néanmoins comme je crains d'avoir oublié, plus tard, lorsque ma chronique les aura rattrapés, les événements que je suis en train de vivre, je les note également, entre parenthèses, puis entre crochets, s'il en survient de nouveau durant la narration de précédents, ou doubles crochets, ou triples etc.» (p. 260).

D'autre part une suite de remarques faites à d'autres niveaux s'ajoute au récit de "base", un commentaire métatextuel parlant entre autres de l'écriture et de la composition du livre présent. Il y est fait mention du travail du narrateur (20), des éditeurs (p. 80), des rédacteurs (p. 141) ou encore des "transcripteurs anonymes" (p. 264). Un va-et-vient, une certaine confusion entre ces différentes instances ne manquent pas de déboussoler le lecteur. Comme dernier ancrage (pas moins piégé que les autres néanmoins, ne serait-ce que par les allusions à la folie) il peut s'en tenir aux indications suggérant que l'ensemble constitue le dossier de la police qui a enquêté sur tous ces personnages (cf. p. 141). Pour en revenir au récit "premier" (si l'on ose dire), signalons encore qu'à côté des "nous" et des "ils" se présentent des "vous" et des "tu" comme sujets de la phrase (p. 48, 139, 364 par exemple). Et, en effet, ces pronoms indiquent peut-être une ultime ingérence, celle du lecteur qui, à son tour, s'empare du texte.

Tout est fait pour installer une motilité continuelle ; de multiples transitions sont ménagées pour aller d'un discours à l'autre, d'une référence à sa semblable, d'un personnage à son sosie. Motilité incessante, décentrée qui propulse sans cesse l'écrit et la lecture qui ne sauraient s'accrocher à aucun repère stable. Le livre commente : «Plus un texte est pluriel, plus il présuppose une voix narrative mobile, contradictoire et désoriginée» (p. 115), ou encore «Il y a une voix narrative mobile qui est en train de sautiller à travers le jeu du "je". Pourquoi s'agirait-il de la voix de l'auteur ? » (p. 378)

Il faut noter que ces pratiques auxquelles nouveaux-nouveaux romanciers et telquelistes avaient tant bien que mal initié le lecteur vagabond des années 70, dépassent chez Camus comme chez ces prédécesseurs le stade du jeu gratuit, des acrobaties formelles arbitraires. Les thèmes de la mort, de la folie, des longues errances exploratrices, de l'effervescence contactuelle dans une métropole comme New York, des flux incessants et entrecroisés de messages que nous délivrent les médias, du réseau inextricable de l'univers culturel, se lient intimement au traitement que subissent les voix du livre.

Un exemple typique est fourni par la scène homosexuelle ou les gais accouplements (21) entraînent maint échanges de personnalité. Ainsi, entre les pages 53 et 65, a lieu une longue partouze variée pendant laquelle, concurremment à la manipulation des corps, le récit saute de personnage en personnage. On commence en groupe : «Denis, Gilbert, Walter, Georges, Renaud et moi sommes donc allés sans lui au Toilet » (p. 53). L'endroit se présente tel un labyrinthe au-dessus de vastes entrepôts. Page 54 le texte se divise en deux colonnes pour décrire une scène m-s selon deux versions, dédoublant ainsi l'instance narratrice, étape de sa mise en jeu. C'est un certain "Bruno" qui se lance dans la mêlée (p. 57) pour changer en "je" (p. 60) voulant s'informer de ce que font les autres. Il ressurgit (p. 61) comme Arnaud, qui retrouve ces autres, et «essaie de décider avec eux de la suite des opérations (...)». Mais c'est une longue et difficile entreprise, car il en manque toujours un. Aussi, lorsqu'il revient vers son ami à la casquette à carreaux, celui-ci s'est perdu dans la foule, et il ne le retrouvera pas. Il caresse alors «un garçon torse nu, très jeune, assez beau, large d'épaules, avec quelques poils blonds, courts, soyeux, sur des pectoraux ronds et saillants, très durs, et un sexe lourd que je sors de sa braguette et caresse un moment.» Et ce va-et-vient entre prénoms et "je" continue. Les amis se perdent tout le temps et «nous n'avons plus une très grande conscience du temps» (p. 62). Ainsi «la soirée se prolonge interminablement, car chaque fois que nous sommes prêts à partir, quelqu'un a disparu, qu'il faut aller chercher, et alors le chercheur se perd, ou bien découvre des inconnus nouveaux qui l'excitent une fois de plus, de sorte que tous nos efforts pour reconstituer notre petit groupe ne font que l'effriter davantage.»

Je et Renaud se retrouvent pour rentrer en taxi, mais cette journée de samedi ne se terminera sans que survienne, sur le coup de minuit, un certain Tom qui fait bénéficier le je (assez "symboliquement" remarque-t-il) de son septième moment suprême. Juste avant ce bouquet final, on lit, comme dernière citation du chapitre cette phrase de Roussel : «Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard formaient un incompréhensible assemblage». On connaît la solution (Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres, p. 170) : «Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard», c'est-à-dire la paraphrase du titre d'un livre, "Parmi les Noirs", qui donne également son nom au conte de Roussel. Parmi les noirs, parmi les «Didots ou Garamonds se pressant dans les bas de casse» (22) : c'est là que se jouent les «allègres copulations», celles de la lettre, ponctuant le sujet. Ou bien comme le dit Eté : «Le premier paradoxe, c'est que celui qui écrit se trouve écrit» (p. 381). Faut-il conclure de tout ceci qu'il s'agit d'un sujet perdu ? Il convient d'y regarder de plus près.

Sujets

Une relecture patiente (23) de Freud fait apparaître le narcissisme originaire comme mythique, de formation comparable à l'androgyne de Platon. Tout sujet du désir ne surgit que sur fond d'identification (24) (celui qui a / n'a pas - comme l'autre - précédant celui qui est, qui croit être). Ainsi, exemplaire chez Freud, le rêve de la belle bouchère. «Dès lors que l'homme est toujours un enfant d'homme, soumis à la loi de la procréation, il est impossible qu'il soit sujet autrement que par fiction». (25)

Si la littérature est refonte - et refente - du sujet, c'est de l'exploitation de cette fiction qu'il s'agit. Le texte nous dit quelque chose de "vrai" sur le sujet, à cause de son caractère fictionnel. Une fiction fragmentarisée - comme celle de Camus - relance sans cesse la malléabilité du sujet, sa permanente ouverture. Ce n'est donc pas de la mort du sujet qu'il s'agit mais de son protéisme. Eté peut dire : «l'idée d'un sujet cohérent et unifié est mise en question par les images discontinues et logiquement incompatibles d'une imagination désirante» (p. 99). "Je" suis vagabond selon "mes" projections et ceci non pas selon une réception de l'autre par quelque foyer intime, mais dans ce néant subjectoral instauré par l'Autre. Le je est l'interstice ; le bâillement qui permet à la porte de s'ouvrir vers l'extérieur, et ce fors (26) permet de dire qu'il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. (27)

La survie du sujet se protège quand celui-ci renonce à s'exprimer - p. 136 - (il n'y a rien à exprimer sinon une stase narcissique aliénante) et on peut alors conclure - p. 138 - : «il parle peu de lui-même, mais il y pense beaucoup et ses livres après tout n'ont pas de sujet plus important.» C'est que le livre, comme l'a souligné Roland Barthes, "cité" dans le texte, est aussi «un espace pulsionnel, où il y a tout ce qui bouge dans le sujet» - p. 144 - permettant en deçà de la stase imaginaire le champ pervers «d'une littérature achrienne (28) inappropriable, inattribuable, inqualifiable, vacante» - p. 153. Ceci peut se poser par aphorismes : «J'existe de moins en moins et je jouis de plus en plus» - p. 260 - ou encore «Loin du corps dispersé, le discorps est un corps multiple.»
Le pôle contraire est mis en scène aussi comme piège et danger constant. Ainsi le paranoïaque qui note : «(...) où j'écris frénétiquement ceci, moi, MOI, la dernière voix et la dernière chance de la Vérité» (p. 194). Ainsi encore la mise en scène de la menace du double - Poe, Gogol, Nabokov e.a. -, à quoi parent ces mots de Rank disant que «l'angoisse du double peut être contournée par la dérive éternelle du corps des signes» (p. 394). Si le narrateur peut viser à «grouper en un même tableau toutes sortes de données hétéroclites relatives à ma personne pour obtenir un livre qui soit finalement, par rapport à moi-même, un abrégé d'encyclopédie (..)» - p. 268 - c'est à lire aussi avec le clin d'oeil qu'implique la phrase suivante : «Désarmés, comme Bouvard et Pécuchet, incapables de nous percevoir plus longtemps comme sujets constitués face au fourmillement innombrable des faits, des convictions, des discours, nous avons cherché au monde et à nous-mêmes du côté de l'écriture dans une mécanique maniaque de mots, de renvois, d'échanges, de substitutions une cohérence fraîche, avérée, méticuleuse et dérisoire» (p. 229).

On peut donc conclure que malgré l'accent mis sur la multiplicité, les échanges, le dialogue ou plutôt le polylogue, c'est tout de même un sujet qui cherche ainsi à se dire - ultérieurement, ou mieux simultanément, voire consubstantiellement. Narcisse a la peau tatouée de ses désirs de rencontre ; son derme n'est, n'a jamais été, que ce tatouage. (29)

Noms

Pour préciser quelque peu cette problématique, prenons comme ultime instance de cette altercation du mien et de l'Autre qui le constitue le Nom Propre. Le nom propre est un exemple-clef de l'oscillation constante dans le texte entre le narcissisme et le dialogue. Il y a un mouvement de va-et-vient qui projette le nom sur tous les chaînons du réseau scriptural, se l'appropriant et s'y engouffrant à la fois.

Le texte de la couverture précise : «les noms sont indices, sans doute, d'identités floues, prêtes à lâcher, et d'un roman du nom. Or, le nom propre, dit Barhes, "c'est la voie royale du désir". Mais Blanchot : "Je me nomme : c'est prononcer mon chant funèbre."
Lisons alors l'histoire de l'archi-nom, Renaud Camus. Renaud figure dans le schéma exemplaire de la page 199, à un endroit légèrement (mais essentiellement) décentré. Ce noyau se présente ainsi :
DAUPHIN - RENAULT - OTTO OTHON RENAUD - RENO - NERO
En fait ce schéma donne plusieurs indications sur la façon dont le nom concurremment envahit la langue et en est (re)pris. Renaud, dans le livre, s'empare des attributs et des histoires de ses homonymes (celui du Tasse et de Händel - alias Rinaldo - ; le chanteur populaire ; le héros de Montauban) et s'y fictionnalise ; d'autre part, il glisse vers les choses par un "nom" comme Renault, qui désigne l'objet standardisé, robotisé, fabriqué en série plutôt que tel baron de l'industrie. Pourtant, comme on sait, la publicité fait tout pour "personnaliser" la bagnole-fétiche (dissimulant que tout conducteur y roule vraiment "à tombeau ouvert") : ainsi les différentes appellations évoquant tout le champ de l'imaginaire. Ici par exemple Dauphine, qui devient un véritable sobriquet du 'je' (cf. pp. 76, 155, 185) - comme 'lupin' ouvrant à d'autres séries. "Othon" et "Otto" constitue de leur côté une seconde variante de la "remise en nom" de l'objet.

Mais reprenons l'itinéraire de "Dauphine" : si d'une part il donne lieu à une significative féminisation, d'autre part il permet de rejoindre le monde des animaux, mais là encore par voie indirecte, par subterfuge, vu que le dauphin est d'abord présenté comme emblème, figuration typique où l'objet se fait nom. Cet emblème est en première instance celui du fameux Aldo Manuce (p. 290), mais encore celui de la maison Thames and Hudson (p. 35, concernant un livre sur Joyce). Ensuite, bien sûr, surgit le gracieux poisson : «Voici, en bonds légers, le cou velu de soie, la face courte et camuse, chiens de mer à la marche agile, les dauphins qu'aiment tant les Muses.» La joie de la phrase fête comme une miraculeuse réunion : Renaud-Dauphine rejoint par court-circuit l'animal qui est camus par excellence et dont les muses font grand cas ; le fait que Manuce aussi anagrammatise le nom entérine et fixe l'image du désir -"delphis delphikos".

Sans vouloir être complet, suivons encore un moment le nom de famille Camus pour voir comment cette famille se dilate. D'une part le mot est exploité pour son allusion au nez (Gogol, Ney, Monet etc.). Puis ne manquent pas un grand nombre d'anagrammes, ainsi : Macus, Duane Marcus, Yma Sumac, la Sumac, Ranuce Dumas, Sumac Aparu, Marc du Saune e.a. (30). Mais, évidemment, les différents Camus qui ont fait plus ou moins histoire reviennent également, que ce soit Madame Camus portraiturée par Degas (p. 104), le cinéaste Marcel Camus (Orféo Negro), ou bien le boutiquier de Combray dans La Recherche (là où se concentre l'été, p. 62 ; là où se trouve le sel, p. 129). ce sont pourtant les homonymes-auteurs qui méritent une attention toute spéciale. Il y a d'abord bien sûr Albert Camus, auteur de L'Eté. Entre Eté et L'Eté il y a des traverses, des liens, des passages, et on pourrait gloser sur une méditation apparentée quant à la terre, la mort, l'art, la lumière etc. Pourtant on ne trouve pas de véritables citations et Eté paraît bien vouloir se donner surtout comme un texte plus "indéfini". Peut-être que cette lecture s'appuie sur une critique de Camus, un double sens introduit dans le titre ; ainsi on lit p. 50 : «Le plus étrange dans cette histoire de retour, c'est que le besoin de Camus qu'il révèle n'est pas celui d'une pensée mais d'une attitude.» (31) La question p. 278 reste ensuite ouverte : «Et quelles sont les raisons profondes de ce retour à Camus ?» Et puis c'est encore chez Barthes que le tout se met peut-être à glisser (cf. l'anecdote p. 172). Un enchaînement ludique se trouve énoncé p. 285 :
«Il ressortait en effet des propres réponses du nez qu'il n'y avait rien de sacré pour cet homme. A commencer ici par le nom même de "l'auteur" qui semble renvoyer avec rature et ironie à celui du romancier trop oublié du XVIIème siècle et à celui de L'Envers et l'Endroit. Je ne suis plus qu'été, et midi de l'été...»

Une citation d'Albert Camus prise dans le dernier texte nommé pourrait peut-être servir d'exergue à Eté : «Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre».
Mais il y a un autre renvoi qui se remarque ici : celui à Jean-Pierre Camus, l'évêque de Bellay, grand producteur de romans et de nouvelles, dont Coulet (32) dit qu'il écrit «d'un style fleuri, surchargé de métaphores, abondant en jeu de mots même dans les passages les plus graves» et que cet évêque indulgent et optimiste est un des authentiques précurseurs du roman noir.» Sur ces différents terrains Renaud Camus se montre son digne successeur. N'y aurait-il pas en plus une présence secrète ? Les noms des "auteurs" Jean-Renaud Camus et Denis Duvert ne renvoient-ils pas aussi à ce Jean-Denis François Camus, vicaire général du diocèse de Nancy, qui annonce en 1795 à Constance son livre Voyage fait en Italie pendant les années 1791, 1792 et 1793? On n'a pas retrouvé ce texte, resté probablement à l'état de manuscrit ; seuls nous restent deux exemplaires du "Prospectus" écrit pour le présenter et lancer une souscription. Le ton qui se dégage de cette présentation est proche de celui de Renaud Camus voyageur. (33) «Il Voyage dovebbre essere un saggio di scrittura felice olre che di profonda erudizione» conclut G. Toso Rodinio (34). Si notre lecture nous a conduit dans une région d'ombre ouvrant sur des horizons inconnus (35), exploration à laquelle invite d'ailleurs Eté, le livre contient aussi un ultime renvoi explicite, plongeant la pseudo-filiation du nom dans des lointains mythiques. Nous pensons au personnage de Cadmus dont le nom revient au moins cinq fois dans le texte (36). En deçà de toute histoire de peste, de sphynge et d'aveuglement, le fondateur de Thèbes fut aussi un inventeur de langue.

«Les Parques, à vrai dire, auraient inventé sept lettres, dont toutes les voyelles, et au fils de Nauplios ne seraient dues ainsi que les autres : Cadmus, quant à lui, tout en laissant alpha à sa place, à cause de la signification et de l'importance de l'aleph dans sa propre langue, transforma leur ordre» (p. 356).
Inventer sa propre langue par un vaste jeu de transpositions, de redistributions, de mises en réseau et sur orbite partant de la culture et de la littérature héritées, n'est-ce pas là le noyau de l'entreprise de Renaud Camus ?

Le livre réfléchit sur cette situation du nom propre à l'aide de textes théoriques cités (Barthes ; Derrida, Glas ; Cixous, Prénoms de personne) ou encore d'expériences onomastiques littéraires (Pessoa, Levet etc.). Ainsi peut-être formulé l'énoncé suivant : «Un texte n'existe, ne résiste, ne consiste, ne refoule, ne se laisse lire ou écrire que s'il est travaillé par l'illisibilité d'un nom propre» (p. 294). Rien ne lui est propre, au sujet, surtout pas son nom, indice de sa dépendance généalogique. Pourtant, ce nom propre marquant la place absente du sujet permet d'activer l'impropre de la langue. Le nom propre est illisible car il est le signifiant pur qui dynamise le texte, fait exister le texte comme vêtement multicolore et diapré de la subjectivité, masque ne déguisant rien. «Pessoa, en portugais, signifie personne ; qu'on veuille bien se souvenir qu'en latin persona veut dire masque» (p. 36), à rapprocher de ceux qui tirent l'épingle du jeu en se déclarant "Outis" ou encore Nemo. (37) «Le grand enjeu du discours - je dis bien discours - littéraire : la transformation patiente, rusée, quasi animale ou végétale, inlassable, monumentale, dérisoire aussi, mais se tournant en dérision, de son nom propre, rébus en chose, en noms de choses» (p. 335). Narcissisme fétichiste si l'on veut, mais, en aire de sublimation, aussi, par la même, dialogue inlassable avec le monde qui fait qu'un sujet prenne sens. (38)

«Mais de ce fait, le nom prend corps. Il se fait écriture. Il trouve lieu où le travail de la perte produit un propre et se construit un être-là» (p. 337).

Culture et Tragédie

De tous les genres littéraires, la tragédie est celui qui marque le plus un siècle, lui donne le plus de dignité et de profondeur. Les époques flamboyantes, indiscutées, sont les époques tragiques : cinquième siècle athénien, siècle élisabéthain, dix-septième siècle français. Hors de ces siècles, la tragédie – dans ses formes constituées – se tait. Que se passait-il donc à ces époques, dans ces pays, pour que la tragédie y fût possible, facile même ? Car le terrain paraît y avoir été si fécond que les auteurs tragiques y naissaient par grappes, s'appelant les uns les autres. On sent bien qu'une telle connexion entre la qualité du siècle et sa production tragique n'est pas arbitraire. C'est qu'en réalité ces siècles étaient des siècles de culture.

Mais ici, il nous faut définir la culture non pas comme l'effort d'acquisition d'un plus grand savoir, ni même comme l'entretien fervent d'un patrimoine spirituel, mais avant tout, selon Nietzsche, comme « l'unité du style artistique dans toutes les manifestations vitales d'un peuple ».

Ainsi comprendra-t-on qu'aux grandes époques tragiques, l'effort des génies et du public portait non pas tellement sur l'enrichissement des connaissances et des expériences que sur un dépouillement toujours plus rigoureux de l'accessoire, la recherche d'une unité de style dans les œuvres de l'esprit. Il fallait obtenir et donner du monde une vision avant tout harmonieuse – mais non pas nécessairement sereine –, c'est à dire abandonner volontairement un certain nombre de nuances, de curiosités, de possibilités, pour présenter l'énigme humaine dans sa maigreur essentielle.

Cette définition permet de penser que la tragédie est la plus parfaite, la plus difficile expression de la culture d'un peuple, c'est-à-dire, encore une fois, de son aptitude à introduire le style là où la vie ne présente que richesses confuses et désordonnées. La tragédie est la plus grande école de style ; elle apprend plus à interpréter le drame humain qu'à le représenter, plus à le mériter qu'à le subir. Dans les grandes époques de la tragédie, l'humanité sut trouver une vision tragique de l'existence et, pour une fois peut-être, ce ne fut pas le théâtre qui imita la vie, mais la vie qui reçut du théâtre une dignité et un style véritablement grands. Ainsi, dans ces époques, par cet échange mutuel de la scène et du monde, se trouva réalisée l'unité de style, qui, selon Nietzsche, définit la culture. Pour mériter la tragédie, il faut que l'âme collective du public ait atteint un certain degré de culture, c'est-à-dire non pas de savoir, mais de style.

Des masses corrumpues par une fausse culture peuvent sentir dans le destin qui les accable le poids du drame ; elles se complaisent dans l'étalage du drame, et poussent ce sentiment jusqu'à mettre du drame jusque dans les plus petits incidents de leur vie. Elles aiment, dans le drame, l'occasion d'un débordement d'égoïsme qui permet de s'apitoyer indéfiniment sur les plus petites particularités de leur propre malheur, de broder avec pathétique sur l'existence d'une injustice supérieure, qui écarte bien à propos toute responsabilité.

En ce sens la tragédie s'oppose au drame ; elle est un genre aristocratique qui suppose une haute compréhension de l'univers, une clarté profonde sur l'essence de l'homme. Les tragédies du théâtre n'ont été possibles que dans des pays et à des époques où le public présentait un caractère éminemment aristocratique, soit par le rang social (dix-septième siècle), soit par une culture populaire originale (chez les Grecs du cinquième siècle). Si le drame (dont le genre décadent fut le mélodrame, et l'un s'éclaire bien par l'autre) procède par un surenchérissement toujours plus débordant sur les malheurs humains, souvent dans ce qu'ils ont de plus pusillanime, la tragédie, elle, n'est qu'un effort ardent pour dépouiller la souffrance de l'homme, la réduire à son essence irréductible, l'appuyer – en la stylisant dans une forme esthétique impeccable – sur le fondement premier du drame humain, présenté dans une nudité que seul l'art peut atteindre.

La tragédie n'est pas tributaire de la vie ; c'est le sentiment tragique de la vie qui est tributaire de la tragédie. Voilà pourquoi les tragédies de théâtre n'ont pas suivi cette sorte d'évolution historique qui fait d'un stade premier sortir un stade second plus perfectionné, et ainsi de suite. Pour cela il eût fallu que la tragédie du théâtre épousât strictement la lente évolution des siècles, imitât la transformation des vies et des mentalités et, dans les époques de fausse culture, préférât se corrompre plutôt que de mourir. La tragédie ne l'a pas fait ; son histoire n'est qu'une succession de morts et de résurrections glorieuses. Elle peut décroître ou disparaître avec autant de sublime désinvolture qu'elle a paru : après Euripide, la tragédie se perd (en admettant qu'Euripide fût un vrai tragique, ce que n'a pas fait Nietzsche). Après Racine, il n'y a que des tragédies mortes, jusqu'à ce que naisse une nouvelle forme tragique – foncièrement distincte, souvent méconnaissable de la première.

Dans les tragédies du théâtre, l'intérêt n'est pas celui de la curiosité, comme dans les drames. Le public ne suit pas, haletant, les péripéties de l'histoire pour savoir quelle en sera l'issue. Dans les belles tragédies, le dénouement est toujours connu à l'avance ; il ne peut pas être autre que ce qu'il est : ni la puissance de l'homme ni même quelques fois celle du Dieu (et ceci est proprement tragique) ne peuvent améliorer ni modifier le sort du héros. Et pourtant l'âme du spectateur s'attache avec passion à la marche de la pièce. Pourquoi ?

C'est là le miracle de la tragédie ; il nous indique que notre enquête la plus intime ne va pas à l'issue des choses mais à leur pourquoi. Peu importe de savoir comment finira le monde, ce qu'il importe de savoir, c'est ce qu'il est, quel est son véritable sens – non point dans le Temps, puissance fort contestable et contestée, mais dans un univers immédiat, dépouillé des portes mêmes du Temps.

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De toutes les tragédies du théâtre, il se dégagerait alors la leçon suivante – s'il est vrai que l'art puisse jamais enseigner quelque chose : l'homme, ce demi-dieu, a pour marque distinctive dans l'univers sa pensée, son désir et son pouvoir de connaissance, source de richesses sensibles et de subtiles actions. Mais cette puissance élective de la pensée, en distrayant glorieusement l'homme du rythme universel des mondes, sans toutefois l'égaler à l'omnipotence divine, plonge l'âme humaine dans une souffrance indicible et inguérissable. C'est de cette souffrance qu'est formé le monde, notre monde, à nous, hommes.

La tragédie du théâtre nous enseigne à contempler cette souffrance dans la sanglante lumière qu'elle projette sur elle ; ou mieux encore, à approfondir cette souffrance, en la dépouillant, en l'épurant ; à nous plonger dans cette pure souffrance humaine, dont nous sommes charnellement et spirituellement pétris, afin de retrouver en elle non point notre raison d'être, ce qui serait criminel, mais notre essence dernière, et, avec elle, la pleine possession de notre destin d'homme. Nous aurons alors dominé la souffrance imposée et incomprise par la souffrance comprise et consentie ; et immédiatement la souffrance deviendra de la joie. Ainsi Œdipe roi, cœur en proie à la douleur rare d'avoir involontairement tué son père et épousé sa mère, parce qu'il accepte cette douleur sans cesser de la ressentir, parce qu'il la contemple et la médite sans essayer pourtant de s'en détacher, peu à peu se transfigure et rayonne, lui le criminel, d'un éclat surhumain quasi divin (dans Œdipe à Colone).

Sur les scènes grecques, les acteurs portaient des cothurnes qui les surélevaient au-dessus de la taille humaine. Pour que nous ayons le droit de voir la tragédie dans le monde, il faut aussi que ce monde chausse cothurnes et s'élève un peu plus haut que la médiocre coutume.

Tous les peuples, toutes les époques, ne sont pas également dignes de vivre une tragédie. Certes, le drame est généreusement dispensé à travers le monde. La tragédie y est plus rare, car elle n'existe pas à l'état spontané ; elle se crée avec de la souffrance et de l'art ; elle présuppose de la part du peuple une culture profonde, une communion de style entre la vie et l'art. Le propre du héros tragique, c'est qu'il maintient en lui, quand bien même il serait gratuit, « l'illustre acharnement de n'être pas vaincu » (Hugo).

Il faut donc une grande force d'héroïque résistance aux destins, ou, si l'on préfère, d'héroïque acceptation des destins pour pouvoir dire que ce qu'un homme ou un peuple crée dans la vie, c'est de la tragédie.

Ainsi notre époque, par exemple : elle est certainement douloureuse, dramatique même. Mais rien ne dit encore qu'elle soit tragique. Le drame se subit, mais la tragédie se mérite, comme tout ce qui est grand.

Roland Barthes dans Le Monde, mars 1986
Ce texte est cité par Renaud Camus à la page 262 de Journal romain (1985—1986).

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Ce blog a été créé le 21 mai 2006. Auparavant j'écrivais sur le forum de la SLRC (société des lecteurs de Renaud Camus).

Les billets déposés sur ce blog entre le 21 août 2002 et le 21 mai 2006 ont été écrits dans leur forme originelle sur le forum de la SLRC. Il s'agit de reprises, de copies, éventuellement modifiées.

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février 2010 : J'entreprends une indexation générale des thèmes, citations, auteurs.

avril 2010 : je commence à recopier également les documents que j'ai recueillis ici et là, car je crains toujours leurs disparitions du net. (J'en avais envoyé certains à la SLRC en leur temps).

Depuis octobre 2010, j'indexe sporadiquement les billets de ce blog. Depuis 2016 je dois également reprendre les quelques photos car le lien a été cassé par une évolution de Dropbox.

En mars 2012, Renaud Camus a annoncé son soutien à Marine Le Pen. Les choses n'ont fait qu'empirer depuis : il est devenu une source d'inspiration pour les White Supremacists du monde entier.
Qu'il soit clair que je dénonce absolument les positions d'extrême-droite de Renaud Camus devenues obsessionnelles.

Je demeure persuadée que sa langue et sa technique (les associations d'idées, techique adaptée au web avant la naissance du web) sont font parties des beautés de la littérature du XXe siècle qu'il faut désormais défendre contre leur auteur.

Ici, un billet de méthode pour lire le chapitre III de L'Amour l'Automne.

Ici, une astuce pour lire les longs billets de ce blog plus facilement.

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