La langue abstraite de la grande culture

266. Que l’on sous-estime les résultats de l’enseignement du lycée.

On cherche rarement la valeur du lycée dans les choses que l’on y apprend vraiment et dont il nous enrichit pour la vie, mais au contraire dans celles que l’on y enseigne et que l’écolier ne s’assimile qu’à contrecœur pour s’en débarrasser aussi vite qu’il le peut. Telle qu’elle est pratiquée partout – cela, tout esprit cultivé l’accordera –, la lecture des classiques est une routine monstrueuse : devant les jeunes gens qui ne sont mûrs sous aucun rapport pour l’entendre, elle est faite par des professeurs dont chaque parole, dont la figure même suffit à noyer un bon auteur sous la poussière. Mais là est justement la valeur que l’on méconnaît ordinairement, – c’est que ces professeurs parlent la langue abstraite de la grande culture, lourde et ardue à comprendre telle quelle, mais gymnastique supérieure du cerveau ; c’est que dans cette langue paraissent constamment des notions, des termes techniques, des méthodes, des allusions que ces jeunes gens n’entendent presque jamais dans la conversation de leurs familles ni dans la rue. Quand les écoliers ne feraient qu’entendre, leur intelligence s’en trouve automatiquement préadaptée à une forme scientifique de pensée. Il n’est pas possible de sortir de cette discipline en pur enfant de la nature, entièrement vierge d’abstraction.

Nietzsche, Humain, trop humain, § 266. Traduction de Robert Rovini. Gallimard, 1968

Accord de demi

Grevisse (éd 1988 page 890)

Demi et mi, précédant le nom qu'ils qualifient et auquel ils sont joints par un trait d'union restent invariables :

Deux DEMI-douzaines.


Si le nom est précédé d'un autre adjectif, on supprime le trait d'union :

Ce n'est qu'une DEMI jeune fille.


Quand demi suit le nom, auquel il est joint par et, il s'accorde avec le nom en genre seulement : (en apparté : décidément, j'adore la grammaire. Je n'aurais jamais imaginé une règle pareille : en genre seulement !)

Deux heures et DEMIE. Trois litres et DEMI.


En dehors de la coordination, cela est assez rare :

Freydet n'en revenait pas : Danjou, le pâtre du Latium, une perruque! / — Oh ! seulement une DEMIE
(A. Daudet, Immortel, IV)

Encore de la littérature homosexuelle

Je me souviens d'un long moment passé chez W H Smith (librairie anglaise (note pour les non-Parisiens)) à chercher The Duffy Omnibus, de Dan Kavanagh (pseudonyme de Julian Barnes), habituellement classé parmi les romans policiers (il est édité en points Seuil en français).

Je fais faire une recherche via le logiciel de la maison, c'est long, je ne connais plus l'orthographe du nom, je ne me souviens plus du titre, j'insiste, j'empêche le libraire d'abandonner, je m'obstine, il finit par trouver, relève la tête, et me dit d'un drôle d'air : "— Il est en rayon. — Ah? Je ne l'ai pas vu".
Et il m'entraîne vers le rayon... littérature gay.
Je n'ai toujours pas compris pourquoi. Certes le détective privé de l'histoire est homosexuel. Mais est-ce que cela suffit à déplacer un livre de la catégorie "policier" vers la catégorie "littérature gay" (qui à moi (cela n'engage que moi) me paraît aussi réductrice que la catégorie "littérature féminine")?

Douceur des choses

Un jour que je m'étais trompée de références plusieurs fois de suite sur le site de la Société des Lecteurs.

Madame de Véhesse fatigue, mon cher Guillaume. Voilà donc deux fois en deux jours qu'elle confond les lieux, les personnes, les mots employés. Madame de Véhesse soupire. Oui, certes, il faudrait se reposer, mais que fait -elle donc d'autre, son plaid et son chat sur les genoux (pas un couverture de cheval, un plaid écossais, gris et rouge)?

Madame de Véhesse songe, elle regarde les toits, la lumière particulière du ciel sur les toits en zinc, elle se sent lasse, cette sortie à la banque ce matin, pour plaider sa cause, que le chèque d'adhésion au parti de l'in-nocence ne soit pas rejeté, l'a épuisée (et Madame de Véhesse rit : voilà qui aurait eu du panache, un chèque impayé pour adhérer à l'in-nocence! Si cela n'est pas vivre en camusien!).

Madame de Véhesse est sereine. Oui, certes, cet abonnement à l'ADSL ponctionne fortement sa pension de veuve, mais quelle importance, c'est désormais la seule chose qui la relie au monde, elle a si peu envie de sortir dans la rue, ce sixième étage est si haut (oui, il y a bien l'ascenceur, mais Madame de Véhesse est têtue, deux étages à pied au moins, on ne peut pas se confier entièrement à un ascenceur (et son médecin qui regrette tant qu'elle ne soit pas plus docile, qu'elle ne prenne pas ses médicaments sans faire d'histoire, comme tout le monde)). Elle fera des économies sur la nourriture, de la Floraline et des yaourts à la vanille, c'est bien suffisant, à son âge.

Madame de Véhesse est pensive. Il est bien gentil, ce petit Camus, de l'imaginer dans un grand domaine. Il lui semble soudain vivre dans une nouvelle de Maupassant, ou dans ce château de Virieu qu'elle a visité il y a quelques années. Elle pense aussi à Autant en emporte le vent, ce film qu'elle a tant aimé quand elle était jeune, à cette aristocratie déchue, au courage qu'il faut pour vivre après.

Madame de Véhesse feuillette Retour à Canossa. Oui, la grand-mère de Renaud Camus s'insurgeant contre les infirmières, elle le comprend si bien, ce qu'il faut de force pour se faire respecter quand on est vieille ou malade, comme tout le monde a tôt fait de ne plus prendre garde à vous en tant que personne. Elle songe avec chagrin qu'elle a beaucoup choqué sa petite-fille, lors de son dernier passage à l'hôpital, en s'étonnant que toutes les infirmières fussent noires. Qu'avait-elle besoin de dire cela, elles avaient de si beaux prénoms, Honorine, Eugénie, Hélène, comme s'il n'y avait plus que les département d'outre-mer pour aimer encore les prénoms français. Quelle détresse que ces derniers faire-parts reçus, Killian ou Cerise ou Gwendal...

Madame de Véhesse pense qu'elle a bien de la chance, dans sa solitude, d'avoir découvert Renaud Camus, elle qui ne pensait ne plus pouvoir lire que Yourcenar ou Claude Simon parmi les auteurs français contemporains. Elle sait que grâce à lui elle garde à distance la sénélité, la mémoire des dates lui revient, elle reprend goût à la grammaire, et se demande même s'il est encore temps de reprendre le latin ou l'allemand. Et pourquoi pas, le temps ne lui est plus compté que par la mort.
Et elle pense à cette omniprésence de la mort dans l'œuvre de Renaud Camus. Il est peut-être là, le secret de cet attachement à la forme. C'est si peu de choses, une vie, les années qui passent. Mais c'est tout ce que nous avons.

Madame de Véhesse somnole. Il est quatre heures et demi, bientôt elle dormira profondément. Encore une nuit de veille en perspective, ça ne la dérange pas, elle aime la nuit, son silence, le ralentissement de la vie et la plus grande acuité de l'esprit.
Mais il faut dormir, maintenant, sinon Dieu sait quelle confusion elle fera, la prochaine fois.

Pourquoi lire Renaud Camus ?

Si les écrivains savaient vraiment pour quelles raisons bizarres ils intéressent les trois quart de leurs lecteurs, ils seraient horrifiés : «J'vois j'ai la fille à ma belle-mère elle a un labrador, elle aussi — alors forcément...

Renaud Camus, Retour à Canossa, p 219

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