Minuit et demi. L'heure a passé vite,
depuis qu'à neuf heures j'ai allumé la lampe,
et suis venu m'assoir ici. Je suis resté sans lire,
et sans parler. À qui aurais-je pu parler,
moi qui vis seul dans cette maison.

Le fantôme de ma jeunesse,
depuis qu'à neuf heures j'ai allumé la lampe,
est venu me trouver et me remettre en mémoire
le parfum des chambres fermées
et le plaisir passé — un plaisir d'une telle audace!
De même m'a-t-il remis sous les yeux
des rues qu'on ne pourrait pas reconnaître aujourd'hui,
des rendez-vous très fréquentés qui n'existent plus,
et des théâtres et des cafés qui ont fait leur temps.

Le fantôme de ma jeunesse
est venu m'apporter aussi sa part de chagrin;
deuils de famille, séparations,
opinion de proches, volontés
des morts si peu respectées.

Minuit et demi. Comme l'heure a passé.
Minuit et demi. Comme les années ont passé.

Constantin Cavafis in En attendant les barbares traduit par Dominique Grandmont (Gallimard poésie)