Véhesse

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vendredi 31 décembre 2004

La douceur à l'oreille

Le critère de l'oreille est un critère qui me paraît tout à fait valable, mais trop personnel pour pouvoir être défendu publiquement, pensais-je jusqu'à il y a quelques jours. Et puis, en feuilletant dans une librairie L'introduction à l'Œuvre-kavi, je remarque dans les rayonnages un livre bien moins effrayant, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, de Claude Favre de Vaugelas. Ce livre est très intéressant. Il contient quelques remarques qui n'ont plus lieu d'être («Persécuter - Ce mot est mal prononcé par une infinité de gens qui disent perzécuter comme si au lieu du s il y avait un z [...]» p.100, j'ai également noté plusieurs remarques qui précisent le genre d'un nom (ivoire, toile, préface,...), apparemment le genre d'un certain nombre de mots courants est resté longtemps indécis, ce qui me paraît étrange) et beaucoup de remarques qui trouvent à s'appliquer encore aujourd'hui, je suis même surprise par leur nombre.

Et ô bonheur, Vaugelas fait grand cas de la cacophonie, qui semble bien être pour lui un critère valable pour juger de la langue :

À cause de la rencontre des deux voyelles en ces deux petits mots, si on, plusieurs écrivent toujours si l'on, excepté en un seul cas qui est quand après le n il suit immédiatement un l. Par exemple ils diront si on le veut et non pas si l'on le veut, parce qu'il y a un l immédiatement après le n, et que des deux cacophonies il faut choisir la moindre; car si si on blesse l'oreille, si l'on le, à mon avis, la blesse encore davantage. [...]
Claude Fabre de Vaugelas, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire p.45

ou encore

À la Cour on prononce beaucoup de mots écrits avec la diphtongue oi, comme s'ils étaient écrits avec la diphtongue ai, parce que cette dernière est incomparablement plus douce et plus délicate. À mon gré c'est une des beautés de notre langue à l'ouïr parler, que la prononciation d'ai pour oi''. [...]
Ibid., p.92

Résumons-nous: le sens, l'oreille, les règles apprises à l'école, les règles découvertes en lisant, un peu d'humour, de goût (dans le sens de gôuter avec plaisir, «ce petit faste», comme dit Syntaxe («Mais si elle y faut, c'est parce qu'elle n'est pas assez société», p.193, cette utilisation de faillir me ravit)), beaucoup d'humilité, la certitude qu'on se trompe et qu'on doit fait faire beaucoup d'erreurs ou de fautes, mais que ce n'est finalement pas si grave, puisque nous aimons la langue, et que nous progresserons au hasard de nos lectures.

En écrivant cela je tente de consoler "les complexés de la langue" et de tenir à distance "les tyrans de la langue", pour maintenir un espace où l'usage courant permet encore de se comprendre.

vendredi 24 décembre 2004

Ponctuation

De Guiche :
Portez-les lui.

Cyrano tenté et un peu charmé :
Vraiment...

De Guiche
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers...

Cyrano, dont le visage s'est immédiatement rembruni :
Impossible, Monsieur; mon sang se coagule
En pensant qu'on y peut changer une virgule.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte II, scène 7.

lundi 20 décembre 2004

Nativité

[…] «On aura peut-être besoin de vous cette nuit», dit la Vierge au boeuf et à l'âne.
Les bêtes se regardent longuement pour tâcher de comprendre, puis se couchent.
Une voix légère mais qui vient de traverser tout le ciel les réveille bientôt.
Le bœuf se lève, constate qu'il y a dans la crèche un enfant nu qui dort et, de son souffle, le réchauffe avec méthode, sans rien oublier.
D'un souriant regard, la Vierge le remercie.
Des êtres ailés entrent et sortent feignant de ne pas voir les murs qu'ils traversent avec tant d'aisance.
Joseph revient avec des langes prêtés par une voisine.
«C'est merveilleux» dit-il, de sa voix de charpentier, un peu forte en la circonstance. «Il est minuit, et c'est le jour. Et il y a trois soleils au lieu d'un. Mais ils cherchent à se joindre.»
À l'aube, le bœuf se lève, pose ses sabots avec précaution, craignant de réveiller l'enfant, d'écraser une fleur céleste, ou de faire mal à un ange. Comme tout est devenu merveilleusement difficile!
[…] Le bœuf et l'âne sont allés brouter jusqu'à la nuit. Alors que les pierres mettent d'habitude si longtemps à comprendre, il y en avait déjà beaucoup dans les champs qui savaient. Ils rencontrèrent même un caillou qui, à un léger changement de couleur et de forme, les avertit qu'il était au courant.
Il y avait aussi des fleurs des champs qui savaient et qui devaient être épargnées. C'était tout un travail de brouter dans la campagne sans commettre de sacrilège. Et manger semblait au bœuf de plus en plus inutile. Le bonheur le rassasiait.
Avant de boire aussi, il se demandait:
«Et cette eau, sait-elle?»
Dans le doute il préférait ne pas boire et s'en allait un peu plus loin vers une eau bourbeuse qui manifestement ignorait tout encore.
Et parfois, rien ne le renseignait sinon une douceur infinie dans sa gorge au moment où il avalait l'eau.
«Trop tard, pensait le bœuf, je n'aurais pas dû en boire.»
Il osait à peine respirer, l'air lui semblait quelque chose de sacré et de bien au courant. il craignait d'aspirer un ange.
[…] Quand ils paissaient ensemble dans les champs, il arrivait souvent au bœuf de quitter l'âne:
«Où vas-tu ainsi?
— Je reviens tout de suite.
— Où vas-tu ainsi? insistait l'âne.
— Je vais voir s'il n'a besoin de rien. On ne sait jamais.
— Mais laisse-le donc tranquille!»
Le bœuf partait. Il y avait à l'étable une espèce de lucarne —ce qu'on devait nommer plus tard, pour cette raison même, un œil-de-bœuf — par où le bovin regardait du dehors.
Un jour, le bœuf remarqua que Marie et Joseph s'étaient absentés. Il trouva le flageolet sur un banc, à portée de son museau, et ni trop loin ni trop près de l'Enfant.
«Qu'est-ce que je vais pouvoir lui jouer? se dit le bœuf qui n'osait aller jusqu'à l'oreille de Jésus que par cet intermédiaire musical. Une chanson de labour? le chant guerrier du petit taureau courageux ou la génisse enchantée?»
Souvent les bœufs font semblant de ruminer alors qu'au fond de leur âme ils chantent.
[…] «J'ai vu le Seigneur en songe. Il faut que nous partions sans tarder. Hérode, oui, à cause de lui qui veut s'en prendre à Jésus.»
La Vierge prend son fils dans ses bras comme si le roi des Juifs était déjà là, dans l'embrasure de la porte, à la main un coutelas de boucherie.
«Et celui-là? dit Joseph à la Vierge en désigant le bœuf.
— Il me semble qu'il est bien faible pour venir avec nous.»
[…] — La nuit est très belle, reprend la Vierge, et nous en profiterons pour faire prendre l'air à l'enfant, il est un peu pâlot ces jours-ci.
— C'est parfaitement vrai», dit le saint homme.
C'est le pieux mensonge. Le bœuf le comprend et ne voulant pas gêner les partants dans leurs préparatifs, il feint de tomber dans un profond sommeil. C'est sa façon de mentir.
«Il s'est endormi, dit la Vierge, mettons tout près de lui la paille de la crèche pour qu'il n'est besoin de rien quand il se réveillera. Laissons-lui le flageolet à portée de son souffle, poursuit-elle tout bas, il aime en jouer quand il est seul.»
Ils se disposent à partir. La porte de l'étable crisse.
«J'aurais dû l'huiler», pense Joseph, qui craint d'éveiller le bœuf, mais celui-ci fait toujours semblant de dormir.
La porte est refermée avec soin.
Tandis que l'âne de la crèche devient peu à peu celui de la fuite en Égypte, le bœuf reste les yeux fixés sur cette paille où tout à l'heure encore reposait l'Enfant Jésus.
Il sait bien que jamais il n'y touchera, non plus qu'au flageolet.
La constellation du Taureau, d'un bond, regagne le zénith et d'un seul coup de corne, se fixe au ciel, à la place qu'elle ne devait plus jamais quitter.

Quand la voisine entra, un peu après l'aube, le bœuf avait cessé de ruminer.

"Le bœuf et l'âne de la crèche", in L'enfant de la haute mer de Jules Supervielle

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