Lire un journal contemporain

Lorsque nous lisons un journal se rapportant à une année dont nous avons un souvenir relativement précis, la lecture s'opère sur deux plans : c'est autant un an de notre vie que nous relisons que le journal de l'écrivain.

(Ce phénomène ne cesse de me surprendre.)

Portrait de l'artiste en bibliothèque

Sous la peau fine, la construction hardie, l'architecture féodale apparaissaient. Sa tête faisait penser à ces tours d'antique donjon dont les créneaux inutilisés restent visibles, mais qu'on a aménagées intérieurement en bibliothèque.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade 1954, p.819

Vœux

Puisqu'on n'est entouré que de canailles ou d'imbéciles dans ce bas monde (il y en a qui cumulent), que ceux qui ne se croient être ni des uns ni des autres, se rejoignent et s'embrassent. C'est ce que je fais en vous envoyant à tous mille amitiés et souhaits pour cette année et les subséquentes (selon la formule).

Lettre de Flaubert à son oncle Parain, [vers le 1er janvier 1853], Correspondance, éd. Jean Bruneau, Pléiade, t.II, p.226

Pour un usage naïf de la langue

Usage de "fort" et "cela":

fort: Fort et bien s'appliquent à des verbes, à des adjectifs, à des adverbes. Fort reste vivant dans le fr. parlé en Belgique et dans certaines provinces de France, il est très courant dans la langue écrite.

ça et cela: Les deux formes sont, du point de vue syntaxique, presque toujours interchangeables, mais la première prédomine dans la langue écrite et la seconde dans la langue parlée. Il serait exagéré pourtant de considérer que, dans l'écrit, ça n'apparaît que là où l'auteur fait parler un personnage. Relevons notamment:
Pellisson avait trop de goût pour parler de ça. (Chateaubriand, Vie de Rancé) Les criminels dégoûtent comme les châtrés: moi je suis intact, et ça m'est égal (Rimbaud, Saison en enfer''), etc.

source : Grevisse

J'utiliserai ça ou cela selon les cas pour des raisons d'euphonie, pour des raisons de temps, aussi: "cela" à l'oral ralentit la phrase, il suppose un débit moins rapide, une pensée qui se cherche (il me semble, cela n'engage que moi). Utiliser "cela", ne pas élider le "ne" de la négation, c'est parler lentement, réfléchir avant de parler, ou en parlant.

J'ai dit que le sens et l'oreille soutenaient le choix des mots et de la syntaxe, Vaugelas ajoute un troisième critère: l'usage, et pas n'importe quel usage, mais l'usage naturel, celui qui vient naturellement à l'esprit. Il développe tout un art de l'interrogation afin de ne pas attirer l'attention sur le point qui le tracasse, de façon à obtenir une réponse spontanée, non savante ou raisonnée:

Par exemple, si je suis en doute s'il faut dire elle s'est fait peindre ou elle s'est faite peindre, pour m'en éclaicir, qu'est-ce qu'il faut faire? [...] Si je m'adressais donc à une personne qui ne sût point d'autre langue que la française, je lui dirais dans l'exemple que j'ai proposé les paroles suivantes. Il y a une dame qui depuis dix ans ne manque point de se faire peindre deux fois l'année par des peintres différents. Je vous demande, si vous vouliez dire cela à quelqu'un, de quelle façon vous le lui diriez sans répéter les mêmes paroles que j'ai dites. [...] tôt ou tard, cette personne seule, ou plusieurs ensemble dans une compagnie, à qui je me serai adressé, ne manqueront point de dire elle s'est fait peindre ou elle s'est faite peindre, et de ce qu'elle diront ainsi naïvement sans y penser et sans raisonner sur la difficulté, parce qu'elles ne savent point quelle elle est, on découvrira le véritable usage, et par conséquent la façon qui est la bonne et qui doit être suivie.

Claude Fabre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, p.304

Une page avant, Vaugelas conseille de ne pas interroger les savants, qui savent le latin ou le grec, car ceux-ci risquent de répondre selon des règles grecques ou latines, mais d'interroger «les femmes et ceux qui n'ont point étudié, je n'entends pas parler de la lie du peuple [...]. J'entends donc parler seulement des personnes de la cour ou de celles qui la hantent [...].»

Evidemment, trouver de telles personnes n'est pas sans poser quelques problèmes aujourd'hui.

Qu'on et que l'on

Il faut qu'on sache et il faut que l'on sache sont tous deux bons, mais avec cette différence néanmoins, qu'en certains endroits il est beaucoup mieux de mettre l'un que l'autre.

Plusieurs mettent qu'on et non pas que l'on, quand il y a un l immédiatement après le n, comme je ne crois pas qu'on lui veuille dire et non pas que l'on lui veuille dire, à cause du mauvais son des deux l, je ne crois pas qu'on laisse et non pas que l'on laisse.

Il faut mettre qu'on aussi et non pas que l'on quand il y a plusieurs que dans une période, comme cela arrive souvent en notre langue qui s'en sert avec beaucoup de grâce en différentes façons, par exemple: il n'est que trop vrai que depuis le temps que l'on a commencé, etc. Il est bien mieux de dire qu'on a commencé pour diminuer le nombre des que, qui n'offensent pas seulement l'oreille de celui qui écoute, mais aussi les yeux ne celui qui lit, voyant tant de que de suite. Il faut encore mettre qu'on et non pas que l'on quand le mot qui le précède immédiatement se termine par que, comme on remarque qu'on ne fait jamais ainsi, etc., et non pas on remarque que l'on ne fait jamais ainsi.

Il faut mettre que l'on et non pas qu'on devant les verbes qui commencent par com ou con, comme je ne dirais pas qu'on commence, qu'on conduise, mais que l'on commence, que l'on conduise. Mais comme j'ai déjà dit, tout cela n'est que pour une plus grande perfection et ce n'est pas une faute que d'y manquer.

L'usage de ces deux termes différents, qu'on et que l'on, est encore très commode en prose et en vers, mais surtout en vers pour prendre ou quitter une syllabe selon qu'on a besoin de l'un ou de l'autre dans la versification. Il est superflu d'en donner des exemples, les poètes en sont pleins. Mais pour la prose peu de gens comprendront l'avantage qu'elle tire d'allonger ou d'accourcir d'une syllabe une période, s'ils n'entendent l'art de l'arrondir et s'ils n'ont l'oreille délicate.

Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, p.46

Renaud Camus à la radio

C'est quelque chose que j'aime beaucoup dans les enregistrements de "Domaine privé" : l'évolution de la voix. La voix de la première émission est coincée, vaguement déclamatoire et prononce les formules consacrées ("Bonsoir", "la semaine prochaine vous pourrez...", etc) en en marquant le côté artificiel par des sortes de guillemets vocaux, puis peu à peu la voix s'apprivoise : RC chante dans la quatrième émission, à la fin de cette même émission il est tout joyeux de pouvoir ajouter un morceau imprévu, il me semble que c'est dans la septième qu'il râle parce qu'on ne l'a pas prévenu que la retransmission avait lieu du Grand Palais, dans la huitième la voix se fait confidence, dans la neuvième nous avons un vivant portrait de Toulet ("Il était anti-tout et n'aurait pas fait de mal à une mouche" Tiens tiens...)

Le ton juste n'est pas trouvé d'emblée et c'est un charme des enregistrements que de permettre d'entendre l'évolution vers l'aisance.

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