Je commence la partie consacrée à Renaud Camus. Le vocabulaire technique me décourage. Les citations en corps plus petit se détachent. Je les lis, je lis ce qu'il y a autour. Catherine Rannoux a fait un étonnant travail d'identification des sources.
Rannoux étudie les différents modes de citation, de la citation explicite avec source à l'appropriation avec légère réécriture, en passant par l'allusion. De ces citations, elle tire des conclusions quant à la vision du monde et le vivre au monde de Renaud Camus. Il me semble que ses conclusions sont juste, disons qu'elle ne dit rien qu'on ne sache déjà, mais elle s'appuie sur le texte du journal pour étayer ses conclusions, «ça change», comme dirait un ami. C'est jargonnant, dommage (mais est-ce vraiment évitable? Chaque mot technique ne pourrait être évité qu'au prix d'une périphrase) mais je trouve cela passionnant.

Quelques exemples d'identification donnés par C. Rannoux. Les notes de bas de page sont de son fait:

On devine que rien n'interdit l'accumulation de références à des discours autres, combinant les différentes configurations du mode semi-allusif comme dans ces lignes où une première modalisation autonymique semi-allusive (segment délimité, source donnée de façon allusive) sert de commentaire à une citation d'Ella Maillart, puis une nouvelle citation déclenche une deuxième modalisation interdiscursive dont la source n'est pas donnée bien qu'elle diffère de la première (segment non délimité, source non désignée) :
«Excitées par l'exploration de Bayezid, nous n'eûmes pas de répit jusqu'à ce que, parmi les criailleries des choucas indignés, nous ayons gagné le sommet des falaises faisant face à la citadelle.» L'image pousse son cri, comme pour le pauvre Crusoé dans Londres, chez Perse : c'est celui des choucas indignés, qu'affrontent à la varape les Suissesses intrépides... «En 1835, un voyageur nommé Brant écrivait au sujet de Bayezid que c'était le palais le plus splendide de toute l'Anatolie [...]» Oh! Partir, partir! Que me veut cet at home obèse?[1] (Fendre l'air p.316)

ou encore

Malgré la combinaison (mais tellement singulière) d'éléments qui pour la plupart nous sont assez familiers, somme toute, il y a là quelque chose qui ne ressemble à rien qu'on connaisse, sinon dans quelque haut Moyen-Age rêvé, qu'aggraverait sous la lune d'hiver une Arabie de sombre fantaisie, peuplées d'assassins souriants, et de bourreaux qui tranchent/le cou des innocents. (Fendre l'air p.316)
[...]
Les vers proviennent d'un poème de Tristan Klingsor, «Asie», extrait de la Shéhérazade mise en musique par Ravel. La forme originale en est :
Je voudrais voir des assassins souriants
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent
Avec son grand sabre recourbé d'Orient

C'est toujours la même surprise de constater à quel point je ne vois pas ce qui est devant mes yeux: le journal est parsemé de citations non dissimulées, en italiques ou entre guillemets, et d'une certaine façon, je ne les avais pas remarquées. Mais comment est-ce possible?
L'écrivain baigne dans la littérature et le moindre paragraphe le transpire.

Deux autres exemples choisis par C. Rannoux:

Et pour le reste, Octave, rentre en toi-même. Je ne sais pas, moi: pourquoi ne tiendrais-tu pas ton journal? Fendre l'air p.392[2]

Un jeune gardien y lisait au soleil, sur un janséniste balcon. Or nous fûmes au chemin de Racine, à Saint-Lambert, à Dampierre même. And then to bed, contents mais fatigués... Fendre l'air p.185

[...] Mais l'excursion dans un dire familier collectif est susceptible d'ouvrir la voie vers d'autres dires encore: à la voix de la communauté, indifférente au temps, se superpose l'écho possible d'un nouveau dire, singulier celui-ci, surgissement d'une voix du XVIIe siècle spontanément associée au commentaire de la visite de Port-Royal. C'est en effet par le banal «And then to bed» que Samuel Pepys concluait fréquemment les entrées de son Journal, sur un modèle repris ici par l'énonciation de Fendre l'air. Jouant d'une même forme de clôture, le discours laisse percevoir en lui l'équivalence de dires multiples, sur le mode d'un possible «je dis comme disent les Anglais, qui disent comme disait Pepys au XVIIe siècle», et ce alors que la façon de dire en français joue simultanément à imiter les voix du passé. C'est donc à une forme de puits discursif sans fond que l'on a affaire, chaque voix semblant pouvoir s'ouvrir sur d'autres voix, dans une familiarité des dires, mais si rapide, si ténue, qu'elle peut laisser de côté le lecteur dont elle sollicite tant, à moins qu'elle ne l'entraîne à son tour dans le soupçon des échos infinis.

Catherine Rannoux, Les fictions du journal littéraires p.165

(C'est moi qui souligne)


''commentaire le 25/08/08: la découverte de ces lignes a infléchi ma lecture de Camus vers la recherche des sources. C'est à partir de ce moment que je me suis plongée dans Robbe-Grillet, par exemple. Il s'agit maintenant de trouver un équilibre entre la recherche ludique et maniaque des sources, et l'analyse globale de l'œuvre, construction complexe d'échos où rien ne se trouve où cela devrait se trouver (les détails appartenant au journal se trouvent dans les Eglogues, par exemple).''

Notes

[1] L'image pousse son cri est empruntée aux «Images à Crusoé», dans Eloges de Saint-John Perse. La deuxième modalisation fait appel aux mots de «Laeti et errabundi» dans Parallèlement de Verlaine.

[2] il s'agit d'un vers de Cinna, extrait de la tirade d'Auguste (IV, 2): «Rentre en toi-même Octave, et cesse de te plaindre.»