Un peuple nain

La souveraineté populaire était depuis longtemps la bête noire de De Maistre. A propos de «l'admirable Burke», il demandait à un ami dès janvier 1791 : «Comment trouvez-vous que ce rude sénateur traite le grand tripot du Manège et tous les législateurs Bébés? Pour moi j'en ai été ravi, et je ne saurais vous exprimer combien il a renforcé mes idées anti-démocrates et anti-gallicanes. Mon aversion pour tout ce qui se fait en France devient de l'horreur.»
La «canaillocratie» et les «législateurs Bébés»: de Maistre ne perd jamais l'occasion de ces pointes assassines ironisant sur le peuple souverain. Suivant le Petit Robert, la première attestation de bébé en français, de l'anglais baby, daterait de 1841. Suivant le Grand Robert, cependant, qui se réfère à Dauzat, la date serait 1793. Comme la citation de De Maistre le montre, les choses sont imprécises et plus compliquées. Suivant Littré, en effet, «Bébé», avec la majuscule — or de Maistre met, semble-t-il, cette majuscule —, était le surnom du nain du roi Stanislas, duc de Lorraine (1739-1764), diminutif et pauvre d'esprit, avant que le substantif ne désignât une personne de petite taille, puis un tout petit enfant. Parlant de «législateurs Bébés», de Maistre pense donc vraisemblablement à des nains plutôt qu'à des nouveaux-nés, au peuple diminué, rabougri déchu, plutôt au peuple enfant, en puissance, prêt à grandir [...]»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.139

Paradoxe des antimodernes

«Les Royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques», apprend Lousteau à Rubempré dans Illusions perdues: «par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature, tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et le thème classique[1].» C'est le début d'un chiasme dont Baudelaire se moquait : pas plus conservateurs en art que les adeptes du progrès social, «des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société[2]» — précoce anticipation de la thèse de Thibaudet sur le tempérament dextrogyre des lettres en face d'une vie politique d'inclination sinistrogyre.
L'ambiguïté de Chateaubriand, modèle de l'antimoderne, est exemplaire. Rêvant à son destin si la Révolution n'avait pas eu lieu, il voyait un médiocre portrait dans un grenier oublié: «[...] si l'ancienne monarchie eût subsisté [...], je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. "C'est votre grand-oncle François, le capitaine du régiment de Navarre: il avait bien de l'esprit! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots: Retranchez ma tête, et dans l'Almanach des Muses la pièce fugitive: Le Cri du cœur[3].» En lui, nageur entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves[4]»,s'accomplit une alliance étrange de penchants conservateurs et progressistes; son romantisme politique combine une révolution spirituelle et esthétique avec une réaction politique; il réclame silmutanément l'autorité (du roi) et la liberté (de la presse); il est à la fois authentiquement ultra et véritablement libéral; avec lui commence l'esthétisation de la politique.

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.127


Notes

[1] Balzac, Illusions perdues, Pléiade t.V, p.337

[2] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Pléiade, t.I, p.691

[3] Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe, Pléiade, t.II, p.654

[4] Ibid, p.1027

Le Quinconce, de Charles Palliser

Le Quinconce est un roman à la manière de Dickens que l'on pourrait qualifier de policier puisque son ressort principal est une énigme.
La solution de l'énigme n'est pas donnée. Les derniers mots du livre, "my grandfather's sword", constituent un indice décisif qui oblige le lecteur consciencieux à rouvrir le livre au début pour relire les mille pages qu'il vient de terminer (cinq tomes dans la traduction française) pour tenter de reconstituer un arbre généalogique qui ait un sens.

Les traducteurs suédois (il me semble que c'étaient les Suédois) se sont heurtés à un obstacle de taille : il n'existe pas de mot générique pour désigner un grand-père, il s'agit toujours du grand-père paternel ou maternel. Or cette précision est décisive au moment d'élaborer une solution à l'énigme. (L'auteur, Charles Palliser, raconte qu'à sa grande stupéfaction il a rencontré lors d'une séance de signatures deux lecteurs ayant chacun une hypothèse cohérente et tout à fait plausible sur ce qui c'était "réellement" (si je puis dire) passé dans le livre qu'il avait écrit. L'auteur ignorait qu'il avait écrit deux solutions).

Je ne sais pas comment les traducteurs se sont tirés de ce mauvais pas.

Citation d'une citation d'une citation

Pas de meilleure description de l'antimoderne qu'à la faveur du portrait croisé de de Maistre, et de Bonald par Emile Faguet, qui souligne combien «[l]eurs natures intellectuelles sont opposées.1». De Maistre «est un pessimiste» qui exagère à plaisir l'existence du mal, tandis que Bonald est «un optimiste» qui «voit l'ordre et le bien immanents au monde». «L'un est extrêmement compliqué, et captieux, et a mille détours. L'autre […] a le système le plus simple, le plus court et le plus direct. — L'un est est paradoxal à outrance, et croit trop simple pour être vraie une idée qui n'étonne point. L'autre voudrait ne rien dire qui ne fût absolument traditionnel et de toute éternité […]. — L'un est mystificateur et taquin, et risque scandale au service de la vérité. L'autre, grave, sincère et d'une probité intellectuelle absolue.» Bref, «l'un est un merveilleux sophiste, et l'autre un scolastique obstiné.2»
Notre préférence va au premier: pessimiste, compliqué, paradoxal et taquin.»

Antoine Compagnon, Les Antimodernes, p.19
Ce "taquin" m'enchante.



Note
1 : Emile Faguet, «Joseph de Maistre», Politiques et moralistes du XIXe siècle. Première série, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1891, p. 69.
2 : Idid, p. 69-70.

Ambition

La lecture des Antimodernes d'Antoine Compagnon m'amène à ouvrir Mon cœur mis à nu, de Baudelaire :

Saint-Marc Girardin a dit un mot qui restera : Soyons médiocres.
Pléiade t1, p 696

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