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"Le sujet de la phrase est davantage dans l'action." Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment.

We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation— the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobe unit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as "shaded" or "spacious" or "landscaped" grounds.
Vladimir Nabokov, premier chapitre de la deuxième partie de Lolita.

Avec nous connûmes, je vois Humbert au volant de sa voiture, Lolita à côté de lui, en train de parcourir l'Amérique et découvrir ses hôtels (Il n'y a pas une chasse d'eau des journaux camusiens, de Journal romain à Outrepas, qui ne m'évoque Lolita).
Avec "nous avons connu", je vois Humbert penché sur son cahier, en train de raconter ses voyages.
C'est ce que j'appelle "un sujet davantage dans l'action".


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réponse de Rodolphe (l'inconscient!)

We came to know — nous connûmes, to use a Flaubertian intonation— the stone cottages under enormous Chateaubriandesque trees, the brick unit, the adobe unit, the stucco court, on what the Tour Book of the Automobile Association describes as "shaded" or "spacious" or "landscaped" grounds.
Vladimir Nabokov, premier chapitre de la deuxième partie de Lolita.

Cet exemple me met un peu mal à l'aise. Nabokov commence par employer le prétérit anglais ("we came to know") avant de continuer en français dans le texte (nous connûmes). Est-ce cependant la traduction? "To use a Flaubertian intonation" peut suggérer au contraire que connûmes s'impose en vertu de ses qualités sonores. En outre, le prétérit anglais ne se traduit pas systématiquement par un passé simple. Selon le contexte, le sémantisme du verbe, etc., la logique impose parfois l'imparfait ou le passé composé. Quelle connaissance Nabokov avait-il du français? Votre exemple pourrait certes s'avérer pertinent: vous n'avez néanmoins pas choisi la facilité.


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ma réponse

"To use a Flaubertian intonation" peut suggérer au contraire que "connûmes" s'impose en vertu de ses qualités sonores.
Quelle connaissance Nabokov avait-il du français?

Nabokov est connu pour avoir construit des résonnances, allusions, jeux de mots, transversaux au russe, à l'anglais et au français. Son aisance à ces jeux paraît si grande qu'elle en est devenue mythique.
(Ah Rodolphe, que vous me permettiez d'étaler mes connaissances toutes fraîches (elles datent de quelques recherches suite à la lecture des trois premières Églogues) suffirait à ce que je vous embrassasse (non parce que j'étale (quoique), mais parce que c'est une telle joie de se plonger dans Nabokov)).

Disons tout d'abord que lorsque Nabokov utilise nous connûmes, il sait très précisément ce qu'il évoque ou invoque en utilisant ce temps, et que c'est peut-être justement parce que la même nuance ne peut s'exprimer en anglais qu'il utilise le français. Que la sonorité vienne compléter son dessein est un plaisir supplémentaire et nécessaire, quelque chose qui va de soi, d'une certaine façon, comme dans tout usage poétique de la langue.

Je ne sais pas trop par quoi commencer. Voici les souvenirs d'un élève de Nabokov :

After the initial lecture on good literature and good readers (the course was taught in Goldwin Smith Hall, by the way, a fact which might be of interest to anyone doing research into the sources of the names in Pale Fire), we were told to be sure to bring our copies of the novel to the next class, for the first lecture on each novel consisted largely of a long list of corrections of the inevitably wretched translation.
"Turn to page 15, line eight — cross out 'violet' and write in 'purple'. 'Violet', he would blurt out in a kind of disdainful glee. "Imagine, 'violet' ", he would almost quiver in delight at the exquisite vulgarity of the translator's word-choice.
"Page 18, third line from the bottom — change 'umbrella' to 'parasol'. " He would hold up the book like something damp and greenish found under the sink: "This wingless Penguin..."
I almost remember the translation corrections better than the novels. In Madame Bovary for instance, "steward" became "butler", "fluttered" became "rippled", "pavement" became "sidewalk" — but was Rudolf Emma's first or second lover? Never mind. [...]
Ross Wetzsteon in TriQuaterly number seventeen, winter 1970, p.245

ou (évidemment, ce serait plus parlant en anglais, mais je n'ai que le français sous la main)

«L'if, arbre sans vie! Ton grand Peut-Être, Rabelais:
La grande patate. I.P.H., un très laïque
Institut (I) de Préparation (P)
A l'Hadès (H), ou If, comme nous
L'appelions — grand si !— m'invita à discourir sur la mort
Pendant un semestre («pour traiter du Ver»,
M'écrivit le Président Mc Aber).»

Ligne 501 : L'if
Yew en français. Il est amusant de constater que le mot zemblais pour saule pleureur est également if (yew se traduit par tas)

Ligne 502 : La grande patate Un exécrable jeu de mots, délibérément placé dans cette position épigraphique pour souligner le manque de respect envers la mort. De mes années d'études, il me souvient des soi-disant «derniers mots» de Rabelais, parmi d'autres brillants traits d'esprit dans quelque manuel de français: Je m'en vais chercher le grand peut-être.»
Vladimir Nabokov, Feu Pâle, Canto trois


This is only one facet of Nabokov's multi-lingual nature. His translations, re-translations, pastiches, cross-linguistic imitations, etc., form a dizzying cat's craddle. No biographer has, until now, fully unraveled it. Nabokov has translated poems of Ronsard, Verlaine, Supervielle, Baudelaire, Musset, Rimbaud from French into Russian. Nabokov has translated the following English and Irish poets into Russian: Rupert Brooke, Seumas O'Sullivan, Tennyson, Yeats, Byron, Keats and Shakespeare. His Russian version of Alice in Wonderland (Berlin, 1923) has long been recognized as one of the keys to the whole Nabokov œuvre. Among Russian writers whom Nabokov has translated into French and English are Lermontov, Tiuchev, Afanasi Fet and the anonymous of The Song of Igor's Campaigne. His Eugene Oneguine, in four volumes with mammoth textual appartus and commentary, may prove to be is (perverse) magnum opus. Nabokov has published a Russian text of the Prologue to Goethe's Faust. One of is most bizarre feats is a re-translation back into English of Konstantin Bal'mont's "wretched but famous" (Andrew Field: Nabokov, p.372) Russian version of Edgar Allan Poe's The Bells. Shades of Borges's Pierre Menard!
Equally important, if not more than these translations, mime, canonic inversions and pastiches of other writers —darting to and fro between Russian, French, German, English and American—are Nabokov's multi-lingual recastings of Nabokov, the principal translator into English of his own early Russian novels and tales, but he has translated (?) Lolita back (?) into Russian, and there are those who consider this version, published in New York in 1967, to be Nabokov,s crowning feat.
George Steiner in TriQuaterly number seventeen, winter 1970, p.122


C'est en 1948, je crois, que Vladimir Nabokov vint enseigner à l'université de Cornwell [...]
Si l'on s'était attendu à ce que Nabokov enseignât le russe, cette illusion fut vite dissipée. non seulement il n'entendait rien à l'enseignement des langues aujourd'hui, mais, dans la mesure où il s'en instruisait, il n'avait que dédain pour des méthodes où il ne voyait que préjugés et défis à la culture. Pour lui, le langage était un instrument extrêmement sensible, que rien ne pouvait éprouver mieux, et finalement éclairer, que la littérature elle-même. Vouloir étudier le russe, ou n'importe quelle autre langue, par voie de phonèmes ou de morphèmes, lui répugnait tout simplement.
[...]
Il constituait un mélange curieux de sens esthétique et de simple bon sens: cette combinaison étonnait sans cesse ses collègues. la littérature pour lui n'était pas tant un moyen d'expression qu'une façon de dominer le langage, et presque de l'exténuer. [...]
David Daiches in L'Arche n°99, 1985, réédition du numéro de 1964 consacré à Nabokov, p.65 et 66


[...] he has translated (?) Lolita back (?) into Russian, and there are those who consider this version, published in New York in 1967, to be Nabokov's crowning feat.
George Steiner

My private tragedy, which cannot, and indeed should not, be anybody's concern, is that I had to abandon my natural idiom, my untrammeled, rich, and infinitely docile Russian tongue for a secon-rate brand of English, devoid of any of those apparatuses —the baffling mirror, the black velvet backdrop, the implied associations and traditions— which the narrative illusionist, frac-tails flying, can magically use to transcend the heritage in his own way.
dernière phrase de la postface de Nabokov à Lolita

A propos de la traduction de Lolita en russe :

I am only troubled now by the jangling of my rusty Russian strings. The history of this translation is a history of disillusion. Alas, that "marvellous Russian" which, I always thought, constantly awaited me somewhere, blooming like true spring behind hermetically sealed gates to which I kept the key for so many years — that Russian turns out to be non-existent. And behind the gates there is nothing, except charred stumps and a hopeless automn vista, the key in my hand is more like a lock-pick.
Nabokov dans la postface de sa Lolita russe Traduction de Irwin Weil dans TriQuaterly (op. cit.), p.282