Edgar Morin, juste d'Israël ? par Esther Benbassa

Ce n'est pas sans un certain plaisir que j'ai découvert la dernière page du numéro d'octobre 2005 du Monde diplomatique:

Titre : Edgar Morin, juste d'Israël ? par Esther Benbassa, directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études, titulaire de la chaire d'histoire du judaïsme moderne.

«Hannah Arendt condamnée le 27 mai 2005 par la cour d'appel de Versailles pour diffamation raciale après la publication de son Eichmann à Jérusalem... Inconcevable, mais possible. Aujourd'hui, rien n'empêcherait qu'elle connaisse l'humiliation infligée aux signataires de l'article «Israël-Palestine : le cancer», Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave, et à Jean-Marie Colombani, directeur du Monde, où cet article avait paru le 4 juin 2002.

[...] Or, traînés devant les tribunaux par Avocats sans frontières, représenté par Me Gilles William Golnadel, et par l'association France-Israël, dont le même est vice-président, les signataires de l'article «Israël-Palestine : le cancer» ont été condamnés pour ne pouvoir s'imaginer «qu'une nation de fugitifs issus du peuple le plus longtemps persécuté dans l'histoire de l'humanité (...) soit capable de se transformer en deux générations en peuple dominateur et sûr de lui, (...) [que] les juifs qui furent victimes d'un ordre impitoyables imposent leur ordre impitoyable aux Palestiens.» Tel est le genre de passages cités à l'appui du verdict qui les frappe.

[...] Entre conscience victimaire cultivée et identification à Israël, les juifs de la diaspora risquent d'oublier qu'ils sont aussi des citoyens du monde, ce qu'étaient Hannah Arendt, et comme Edgar Morin se plaît à se définir lui-même. Dans le climat de terrorisme intellectuel qu'on cherche à faire régner, il n'y a plus de place pour l'exercice libre de la pensée, notre bien commun, fondement de notre condition d'intellectuels, juifs ou non, à défendre coûte que coûte. Edgar Morin et ses amis l'ont fait, et Le Monde a rempli son rôle en publiant leur texte. Les journaux devront-ils désormais censurer les articles ne se situant pas dans l'axe «officiel» de la communauté? Tous les juifs de France sont loin de s'y reconnaître, beaucoup refusant de céder devant le spectre de l'antisémitisme renaissant, agité dès que l'image d'Israël s'écorne dans l'opinion publique. Cette instrumentalisation politique de l'antisémitisme mène en effet inéluctablement à sa banalisation. A un certain moment, il finira par ne plus alarmer grand monde.

[...] Mais Edgar Morin et ses amis ne sont pas des antisémites. On peut ne pas souscrire à l'ensemble de leurs propos, de leurs écrits, à leur manière de présenter leurs idées. Fallait-il pour autant les traîner au tribunal?

[...] La France est le seul pays où L'Industrie de l'Holocauste, de Norman G.Finkelstein, a valu un procès à son auteur, à son éditeur et au journal Libération, qui en avait rendu compte. A sa sortie aux Etats-Unis, le même ouvrage a recueilli des critiques parfois musclées, mais personne n'a songé à lancer une procédure. Qu'est-ce donc qui pousse la France à de tels errements? La peur de ne pas débusquer l'antisémitisme à temps ni assez clairement? La culpabilité du génocide? Une ancienne tradition de terrorisme intellectuel? Je n'ai pas de réponse, mais je sais comment on fait marcher la peur.

[...] Notons en passant que le héros de la lutte contre l'antisémitisme, Me Golnadel lui-même, n'hésitait pas, en 1999, à signer aux côtés d'Alain de Benoist une pétition contre l'attaque de la Serbie. Mais les temps changent, n'est-ce pas?

[...]»

Je crois que je vais écrire quelques mots gentils à cette dame.

Car cet homme [Maurice Maschino, du Monde diplomatique] qui, dans son article, s'était montré tellement injuste, sommaire, approximatif et agressif, il n'était pas un mot de ce qu'il émettait ce soir-là, à propos de l'école, auquel je n'eus souscrit des deux mains. Le meilleur est qu'il devait constamment se défendre, comme tous ceux qui se battent encore un peu pour une école qui enseigne vraiment, contre le reproche d'être réactionnaire : or l'article où il prenait si violemment à partie Finkielkraut et quelques autres était précisément intitulé, sans la moindre ironie, "Les nouveaux réactionnaires".
Renaud Camus, Outrepas, p.477

Domaine privé : Premier concerto pour violon de Szymanowski

Bonsoir.
Qui n’a jamais vu Michel Larigauderie interpréter dans le vide, sans violon, le cantabile de Paganini qui sert d’indicatif à cette émission n’a jamais rien vu. Et pour le remercier de superviser avec tellement de gentillesse et de patience à mon égard cette série d’émissions, nous allons lui donner une œuvre pour violon on ne peut plus violonistique — on dit ça ? — qui est certainement un des grands concertos de violon du XXe siècle. (Je crois que pour les concertos du XXe siècle, le pluriel est concertos tandis que pour les concertos baroques le pluriel est concerti, n’est-ce pas? Il me semble que c’est ça la règle.) Enfin, c’est un des grands concertos de violon du XXe siècle, le concerto de Karol Szymanowski, qui date de 1915.

C’est une œuvre qui commence avec un tout petit peu d’agressivité, encore que très très mesurée, mais qui ensuite tombe dans un lyrisme absolument échevelé, auquel, personnellement, je suis, je dois le dire, extrêmement sensible. Il n’est pas exclu que quelques fois elle soit au bord de ce que nous appellerions le too much, mais dans l’ensemble c’est une œuvre extrêmement tenue que je trouve très émouvante. Ce n’est pas une cavatine, non, ce n’est pas une cavatine. C’est l’objet d’une élection fétichiste de ma part, certainement, parce que c’est une œuvre que j’entends souvent avec beaucoup de plaisir, et pour rester dans la cohérence de cette série d’émissions, c’est tout de même un nocturne, puisqu’elle est inspirée par un poème de Micinsky qui s’appelle Une nuit en mai.

Je m’étais laissé dire, ou j’avais lu dans le défunt Gai Pied, que cette œuvre avait été dédicacée à un violoniste qui était, comment dit-on, l’amant de Szymanowski, en somme. On me dit qu’il n’en est rien, enfin que ce point n’est pas assuré, peu importe. Je dois dire que j’aimais assez cette idée de la dédicace à un être aimé d’un concerto de violon, parce que beaucoup de compositeurs ont dédié ou ont écrit pour les femmes qu’ils aimaient, ou peut-être les hommes, ou les garçons, des œuvres lyriques, des œuvres d’opéra, mais le rapport, le rapport amoureux, ou le rapport aussi physique, impliqué par l’écriture d’une œuvre pour violon, qui concerne en somme le corps tout entier, qui prévoit de prévoir la pose, la situation du corps, les attitudes, me paraissait très émouvante. Enfin, je ne sais ce qu’il en est historiquement de ce point qui est d’une importance, je le reconnais, secondaire.

L’inspiration de l’œuvre est légèrement orientalisante, me semble-t-il, par moments. D’ailleurs Szymanowski est l’auteur de ces merveilleuses chansons d’Hâfiz, qui sont légèrement antérieures au premier concerto. Il y a une tendance à se tenir dans l’extrême aigu du violon qui est un peu… straussienne, enfin, cette façon de se maintenir dans le suraigu fait penser au traitement de la voix, par exemple chez Strauss, mais c’est tout à fait le seul rapport avec Strauss, parce que, à ce point près, cette musique n’a pas grand rapport avec Strauss. Enfin c’est une musique, tout simplement, que je trouve incitatrice à la rêverie, à la rêverie heureuse, d’ailleurs, et que j’ai plaisir à vous faire entendre.
Voici donc le premier concerto pour violon de Karol Szymanowski, par par Wanda Wilkomirska, violon, et l'orchestre national philarmonique de Varsovie.

Les auditeurs de France-Musique sont gavés cette semaine d’Alexandre von Zemlinsky grâce à l’émission de Stéphane Goldet et le concert d’hier soir qui a permis d’entendre justement la Symphonie lyrique retransmise du Concertgebow d’Amsterdam, dans une interprétation qui avait peut-être pris exagérément le… du bon beurre hollandais, moi je trouve que la symphonie lyrique doit conserver euh…. quelque chose que j’appellerais volontiers chlorotique ! : par exemple, madame Julia Varady a un côté vierge folle que je trouve assez satisfaisant, une voix à la fois nerveuse et… en tout cas beaucoup moins épaisse que la chanteuse d’hier, qui chantait bien mais qui me semblait moins adéquate dans ce rôle.

Ce que je voulais vous faire entendre (je l’avais inscrit à ce programme depuis longtemps) était le quatrième mouvement, le quatrième lied de la Symphonie lyrique. Je crois que je vais dire un mot aussi des paroles qui sont magnifiques. Quand j’étais enfant, ma sœur m’avait offert une collection absolument merveilleuse de tous les prix Nobel de littérature, ce qui fait que j’étais fou de gens les plus inattendu, d’un tas de scandinaves genre Verner von Heidenstam, Karl Gjellerup; et dans cette liste il y avait aussi Rabindranath Tagore, qui est l’auteur des poèmes qu’on entend dans la symphonie lyrique, et par exemple de ce que chante la femme dans ce quatrième mouvement, Sprich zu mir Geliebter. Evidemment, ce que je vais vous donnez est retraduit de l’allemand et on est bien loin du bengali: «Parle moi,mon amour, Dis moi les mots que tu chantais, La nuit est sombre, Les étoiles sont perdues dans les nuages, Le vent soupire à travers les feuilles,…» etc, etc

Pourquoi aimes-t-on les œuvres musicales? Pour des raisons qui ne tiennent pas toujours exclusivement à leurs qualités intrinsèques. Je crois qu’on peut élaborer une théorie esthétique de la boule ou du nid d’oiseau : il y a une accumulation d’idées, de caractères, qui sont là, encore, grâce aux vésanies dont je parlais l’autre jour, «ces œuvres chargées de vésanies» selon l’expression de Bachelard. L’œuvre que je vais vous faire entendre maintenant, dont je soupçonne qu’elle ne vous est pas extrêmement familière, n’est pas absolument un chef d’œuvre, encore que ce soit une œuvre de très bonne venue, je trouve, surtout peut-être si l’on considère qu’elle est l’œuvre d’un garçon de dix-sept ans, Luis de Freitas Branco. Elle a été composée (voilà: je trouve que tout ce qu’on peut dire d’elle fait rêver) elle a été composée aux Açores, elle a été achevée le 1er janvier 1908 par ce jeune Freitas Branco, qui l’avait appelée Sur une lecture d’Antero de Quental, la référence étant évidemment Sur une lecture de Dante de Liszt. Freitas Branco avait écrit trois poèmes symphoniques sur une lecture d’écrivains portugais, une sur une lecture de Julio Dinis, une autre sur une lecture de Guerra Junqueiro.

Cet Antero de Quental est l’un de ces merveilleux poètes portugais qui sont des annonciateurs en quelque sorte de la gloire de Fernando Pessoa, tous ces Cesario Verde, Antonio Nobre… Antero de Quental, qui est le grand poète des Açores, qui est à la fois un peu Baudelaire, un peu Nerval, qui s’est suicidé aux Açores… Il en est question, beaucoup, dans ce livre merveilleux de Antonio Tabucchi qui s’appelle Donna di Porto Pim, ce livre tellement larbaldien, qui est à la fois un roman, une méditation sur les voyages, sur les lieux (sur les Açores en l’occurrence), sur la lecture, sur la littérature en général… Je dois dire que toutes ces choses s’accumulent dans le goût que j’ai pour ce poème symphonique Antero de Quental de Luis Freitas Branco, qui est en soi une œuvre évidemment très wagnérienne. C’est la première œuvre du wagnérisme lusitanien et qui, je trouve, est extrêmement émouvante, en raison peut-être de toutes ces associations que j’y apporte moi-même, avec les Açores, avec Tabucchi, avec Antero de Quental, avec Pessoa lointainement…

Voici donc le poème symphonique «Sur une lecture d'Antero de Quental» de Luis de Freitas Branco par l'orchestre philarmonique de Budapest. Avouez que ce caractère inattendu ajoute encore au moins au pittoresque de la chose et de l’œuvre.

[musique]

Vous venez d’entendre le chef d’œuvre du post-wagnérisme açoréen, le véhément et océanique poème symphonique Sur une lecture d’Antero de Quental composé en 1908 par le jeune Luis de Freitas Branco. Après tout, Richard Wagner lui-même, en 1854 ou 1855, a hésité pendant quelques semaines à accepter la proposition de l’empereur Pierre II du Brésil, qui lui offrait la direction de l’opéra de Rio de Janeiro. Si l’on songe combien la face du monde aurait été changé, le festival de Bayreuth aurait lieu à Rio de Janeiro, ou à Petropolis, ou à Manaos,… Enfin toutes ces supputations font qu’il n’est pas si déplacé, après tout, que des œuvres composées aux Açores au tout début du siècle aient un caractère lointainement parsiphalesque… Pourquoi le château du Graal ne serait-il pas à Porto Pim ?

Voici le quatrième mouvement de la Symphonie lyrique d’Alexandre von Zemlinsky par Julia Varady et l’orchestre philarmonique de Berlin sous la direction de Lorin Maazel.

Domaine privé : Toulet et Chopin

[Chopin]

Avril, dont l'odeur nous augure
Le renaissant plaisir,
Tu découvres de mon désir
La secrète figure.

Bonsoir. J’avais beaucoup aimé l’émission du Domaine privé de Philippe Meyer cet hiver, où il avait confronté des textes poétiques et de la musique. Et je dois dire que c’est à lui que j’emprunte l’idée de me livrer à une expérience similaire, une expérience qu’en l’occurrence j’avais envie de tenter depuis longtemps, et que je vais tenter avec vous ce soir, et qui est de rapprocher Paul-Jean Toulet de Chopin.

On a plutôt tendance, évidemment, à rapprocher Toulet de Debussy, puisque d’une part le poète et le musicien sont exactement contemporains, il est né en 1864, il est mort en 20, donc les dates sont à peu près les mêmes que celles de Debussy, en plus ils se sont connus et beaucoup appréciés, en tout cas Debussy aimait beaucoup la poésie de Toulet, on ne sait pas trop ce que Toulet pensait de la musique de Debussy. Mais ce n’est pas à un rapport chronologique que j’ai envie de me livrer, c’est plutôt à un rapport qui me reste à expliciter si possible.

On a beaucoup dit de Toulet, et je le déplore, parce que j’ai pour lui la plus grande admiration, et trouve que c’est un des plus grands poètes français, que c’était un poète mineur ; et il me semble que si l’on de Toulet que c’est un poète mineur, on pourrait en dire tout autant de Chopin, ce qu’à Dieu ne plaise et ce que personne ne prétend. Toulet, en effet, en tant que poète, n’a produit que des pièces tout à fait courtes, brèves, extrêmement concentrées, extrêmement savantes –ce sont presque comme des haïkus– et il ne s’est pas livré aux genres majeurs, pas même au sonnet, certainement pas au grand poème épique. Mais Chopin non plus, qu’on sache, ne s’est pas tellement livré aux genres majeurs de la musique, sinon éventuellement dans ces concertos, qui ne sont pas considérés comme ses plus grandes réussites.

Toulet est un personnage qu’on pourrait dire éminemment antipathique, et d’abord il est anti-tout : il est antisémite, pour commencer, mais ça, c’est on ne peut plus répandu, hélas, parmi les écrivains français de son époque, il est aussi anti-homosexuel, ça aussi, ça va presque sans dire de son temps –il est plutôt, comme il dirait, anti-pédéraste– il est anti-américain, allez savoir pourquoi, il est anti-glabre, oui, d’ailleurs ces deux choses sont liées : je crois qu’il reprochait aux Américains de ne porter pas de moustache et de barbe, c’était même à cela, disait-il, qu’on les reconnaissait, les Américains de son temps, il est anti-protestant, ce qui est quand même un racisme assez peu répandu, je crois, et je ne sais pas si pour celui-là il n’en est pas l’un des derniers tenants — euh… à ceci près tout de même qu’on en trouve des traces intéressantes chez Sollers, me semble-t-il. Notre ami Sollers, dans son extrême papisme, néo-papisme, semble témoigner à certains moments d’un gentil anti-protestantisme qui me semble digne de devoir être protégé pour son bel archaïsme. Toulet, cela dit, je pense, n’aurait pas fait de mal à une mouche, et certainement pas à aucun des objets de son animosité ou de sa bougonnerie. Il devait être bougon, plutôt que anti-ceci ou anti-cela, et de mauvaise humeur.

Cela dit, ses contemporains l’ont trouvé extrêmement sympathique, malgré tous ses préjugés. C’était sans doute un excellent ami, et il a une façon que je trouve absolument exquise d’aimer les femmes. Toulet a été fou des femmes, toute sa vie, et c’est lorsqu’il parle des femmes qu’il est le plus touchant et peut-être aussi le plus grand poète. Ses deux grandes réussites, en poésie, ce sont les femmes et les paysages. Il a une façon de parler des femmes qui, paradoxalement, ou pas si paradoxalement que ça, est très proche, je trouve, de la façon dont Cavafy parle des garçons. L’amour des femmes chez Toulet est assez proche de l’amour des garçons chez Cavafy, c’est-à-dire qu’il est immédiatement rétrospectif. Les femmes pour Toulet, comme les garçons pour Cavafy, sont immédiatement un souvenir, et peut-être ce qu’il aime en elles comme ce que Cavafy a aimé dans les garçons objets de son amour ou de son désir, c’est son passé ou les jours enfuis. Les poèmes de Cavafy s’appellent volontiers, ce sont parmi les plus beaux, « jours de 1896 », « jour de 1903 », « jour de 1907 », ce sont des titres qui conviendraient, extraordinairement, à la plupart des poèmes de Toulet. Donc un rapport d’un côté Toulet-Chopin, un autre, je crois, Toulet-Cavafy.

Toulet cependant est éminemment français. Je trouve d’ailleurs que la France, et les Français se trouvent pour une fois – ce n’est pas vraiment leur pente habituelle – extrêmement discrets en ce qui concerne Chopin et la francité, pardon de cet horrible mot, de Chopin. Chopin est considéré systématiquement, et à très juste titre bien entendu, comme « le » musicien polonais, comme « la » Pologne en musique. Je trouve qu’on insiste assez peu sur le côté extrêmement français de Chopin. On pourrait un peu se souvenir que Chopin a un nom français, a un père français, est d’origine française, a passé la plus grande part de sa vie en France, et certes Chopin ne serait pas Chopin sans la Pologne, mais je crois que Chopin ne serait pas non plus Chopin sans la France. Ce qu’il a peut-être de très français, au sens le plus traditionnel du terme, qu’il partage tout à fait avec Toulet, c’est une extrême pudeur. La pudeur de Toulet, c’est l’humour ; peut-être que Chopin n’a pas énormément d’humour, il le manifeste assez peu en musique, sinon la forme de sa pudeur serait plutôt l’élégance.

Enfin vous en jugerez, nous allons procéder à cette expérience à laquelle je procède pour la première fois, il est possible que je me trompe complètement. Nous allons voir, nous allons alterner donc des poèmes de Paul-Jean Toulet et des pièces de musique de Chopin.

(J'ai ajouté les références précises des poèmes qui ne sont pas données pendant l'émission).

Avril, dont l'odeur nous augure
Le renaissant plaisir,
Tu découvres de mon désir
La secrète figure.

Contrerimes I

[Chopin]

Ce n’est pas drôle de mourir
Et d’aimer tant de choses :
La nuit bleue et les matins roses,
Les fruits lents à mûrir.

Ni que tourne en fumée
Mainte chose jadis aimée,
Tant de sources tarir...

Ô France, et vous Île de France,
Fleurs de pourpre, fruits d’or,
L’été lorsque tout dort,
Pas légers dans le corridor.

Le Gave où l’on allait nager
Enfants sous l’arche fraîche
Et le verger rose de pêches

Paul-Jean Toulet, Vers inédits 1936

[Chopin]

La vie est plus vaine une image
Que l'ombre sur le mur.
Pourtant l'hiéroglyphe obscur
Qu'y trace ton passage

M'enchante, et ton rire pareil
Au vif éclat des armes ;
Et jusqu'à ces menteuses larmes
Qui miraient le soleil.

Mourir non plus n'est ombre vaine.
La nuit, quand tu as peur,
N'écoute pas battre ton coeur :
C'est une étrange peine.

Paul-Jean Toulet, Contrerimes LXX

[Chopin]

Le temps irrévocable a fui, l'heure s'achève.
Mais toi, quand tu reviens et traverses mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.

A travers le passé ma mémoire t'embrasse.
Te voici. Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s'embarrassent
Parmi les fleurs.

Par un après-midi de l'automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah ! verrais-je encor(e) se farder ton visage
D'ombre et de soleil ?

Paul-Jean Toulet, Chansons II

[Chopin]

Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.

Chansons I a.

[Chopin]

Trottoir de l’Élysé’-Palace
Dans la nuit en velours
Où nos cœurs nous semblaient si lourds Et notre chair si lasse ;

Dôme d’étoiles, noble toit,
Sur nos âmes brisées,
Taxautos des Champs-Élysées,
Soyez témoins ; et toi,

Sous-sol dont les vapeurs vineuses
Encensaient nos adieux —
Tandis que lui perlaient aux yeux
Ses larmes vénéneuses.

Paul-Jean Toulet, Contrerimes XVI

[Chopin]

Qu’importe si l’automne a fané le séjour
Où nous avons brûlé, Faustine, aux mêmes flammes.
Je sais d’autres secrets pour endormir les âmes ;
Et ma chambre de nacre irise encor le jour.

Boy, une pipe encor. Douce m’en soit l’aubaine
Et l’or aérien où s’étouffent les pas
Du sommeil. Mais non, reste, ô boy : n’entends-tu pas
Le dieu muet qui heurte à la porte d’ébène ?

Invisibles regards qu’on sait qui nous verront,
Fumée où se dérobe une présence abstraite,
Les flambeaux ont noirci. Quel mystère s’apprête,
Qui met une sueur d’épouvante à mon front ?

Paul-Jean Toulet, Coples XIII, XV et XIX

[Chopin]

Mais non, reste, ô boy : n’entends-tu pas
Le dieu muet qui heurte à la porte d’ébène ?

Ô nuit parmi les nuits de laque et de vermeil,
Es-tu l’aurore, — ou les degrés d’un noir sommeil ?

Je me rappelle un jour de l’été blanc, et l’heure
Muette, et les cyprès... Mais tu parles : soudain,
Je rêve, les yeux clos, à travers le jardin,
D’une source un peu rauque, et qu’on entend qui pleure.

Jardin qu’un dieu sans doute a posé sur les eaux,
Maurice, où la mer chante, et dorment les oiseaux.

Sous le soir jaune et vert nous ne reviendrons pas
Le long du chemin creux qui penche vers Bilhère,
Faustine. Ni, du bois embelli de bruyère,
L’argile n’a gardé la forme de tes pas.

Le Mardi gras, ni toi, ni moi, nous n’étions gais.
Des carreaux où du ciel le ciel semblait descendre
Sur notre âme, on eût dit qu’il pleuvait de la cendre :
— Ah, ah ! t’écriais-tu parfois en portugais.

Sur un tableau de Vinci.

Ah, mon frère aux beaux yeux, ce n’est pas sans douceur,
Ce n’est pas sans péril, que tu serais ma sœur.

Elle est noire, c’est vrai. Corail ni jameroses
Ne rient dans sa figure, ou l’or non plus des blés.
Mais, les charbons sont noirs comme elle. Allume-les :
On dirait un buisson de roses.

Paul-Jean Toulet, Coples XV, XXII, XXXI, XLIV, XLIX, LI, LX et LXI

[Chopin]

Mon chien s’appelait Tom, et ma chienne Djaly.
Ah, que de noms pompeux méritaient mieux l’oubli.

L’ombre, ni le mystère enchanté des fontaines,
Et l’éclair noir du merle, ou l’auberge aux murs bas :
Je n’ai rien oublié. Non plus quand tu courbas
Ce front trop orgueilleux, que paraient deux antennes.

... Le temps était couleur de pêche.
Sur le Saleys qui dort
Un oiseau d'émeraude et d'or
Fila comme une flèche.

À Pau, les foires Saint-Martin,
C’est à la Haute Plante.
Des poulains, crinière volante,
Virent dans le crottin.

Là-bas, c’est une autre entreprise.
Les chevaux sont en bois,
L’orgue enrhumé comme un hautbois,
Zo’ sur un bai cerise.

Le soir tombe. Elle dit : « Merci,
« Pour la bonne journée !
« Mais j’ai la tête bien tournée... »
— Ah, Zo’ : la jambe aussi.

L’Ingénue.

D’une amitié passionnée
Vous me parlez encor,
Azur, aérien décor,
Montagne Pyrénée,

Où me trompa si tendrement
Cette ardente ingénue
Qui mentait, fût-ce toute nue,
Sans rougir seulement,

Au lieu que toi, sublime enceinte,
Tu es couleur du temps :
Neige en Mars ; roses du printemps...
Août, sombre hyacinthe.

Paul-Jean Toulet, Coples LXXVIII, LXXXV Contrerimes XXXI, XXXII, XXXIII

[Chopin]

— « Bayonne ! Un pas sous les Arceaux,
Que faut-il davantage
Pour y mettre son héritage
Ou son cœur en morceaux ?

Ainsi, ce chemin de nuage,
Vous ne le prendrez point,
D’où j’ai vu me sourire au loin
Votre brillant mirage ?

Le soir d’or sur les étangs bleus
D’une étrange savane,
Où pleut la fleur de frangipane,
N’éblouira vos yeux ;

Ni les feux de la luciole
Dans cette épaisse nuit
Que tout à coup perce l’ennui
D’un tigre qui miaule.

Molle rive dont le dessin
Est d’un bras qui se plie,
Colline de brume embellie
Comme se voile un sein,

Filaos au chantant ramage —
Que je meure et, demain,
Vous ne serez plus, si ma main
N’a fixé votre image.

Un Jurançon 93
Aux couleurs du maïs,
Et ma mie, et l’air du pays :
Que mon cœur était aise.

Ah, les vignes de Jurançon,
Se sont-elles fanées,
Comme ont fait mes belles années,
Et mon bel échanson ?

Dessous les tonnelles fleuries
Ne reviendrez-vous point
À l’heure où Pau blanchit au loin
Par delà les prairies ?

Comme à ce roi laconien
Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
Fauste, il me souvient ;

De la nymphe limpide et noire
Qui frémissait tout bas
— Avec mon cœur — quand tu courbas
Tes hanches, pour y boire.

Paul-Jean Toulet, Contrerimes XLI, XLIII, XLV, XXXV et XXXVI

[Chopin]

Cet automne que nous fûmes à Venise, mon amie Nane et moi, nous étions partis de Bordeaux. C'est ainsi, mais par mer, qu'il faudrait toujours quitter la France; et les regrets qu'on emporte de ce beau royaume seraient moins vifs, SI on ne lui disait adieu qu'à travers cette cité de vin et de morues, couchée sur les bords noirs d'un port sans navires.

Car ces matins ne sont plus où se voyaient de riches armateurs, en pantalon de nankin, sur le damier des quais. Cependant on débarque le sucre et le précieux café que les noirs du Petit Goave ont enveloppé de pagne; et une belle dame à la taille haute regarde languissamment sous son ombrelle à franges, en rêvant peut-être aux aides de camp de M. le duc d'Angoulême.

Nous passâmes ensuite par ces villes du Sud, où il y a beaucoup, assure-t-on, de huguenots: Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac. Peut-être ne sont-elles pas citées dans l'ordre; et d'ailleurs nous ne les distinguâmes point, parce que c'était un train de nuit. Mais, à l'aube, ce fut Arles en robe lilas, des architectures gallo-romaines, et, sur le quai de la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui vendait du raisin très mûr. Alors, mon amie, s'étant soulevée sur sa couchette, demanda:

—Combien de stations y a-t-il encore?
—Soixante-dix-huit, répondis-je,—et elle retomba accablée.

Les topos de Nane manquent un peu de précision. Elle n'a pas reçu, étant d'extraction obscure, cette forte éducation géographique qui nous permet de ne pas confondre l'île de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare de Messine.

Elle a d'ailleurs peu de prétentions aux sciences, contente de régenter les lettres et les arts. Elle ne croit pas non plus que l'archéologie ni l'érudition historique lui soient tout à fait étrangères. Mais peut-être s'y exagère-t-elle quelque peu sa valeur.

Les douanes passèrent. Nous étions en Italie, et Nane s'indigna de n'apercevoir autour d'elle aucun changement. Les plus lointains regards qu'elle ait encore jetés sur le monde, c'est jusqu'à Mustapha-Supérieur; et longtemps elle caressa l'illusion que les pays étrangers sont autre chose qu'une espèce de France plus mal tenue, habitée par des professeurs de langues. Peut-être espérait-elle aujourd'hui qu'elle allait voir des gens se promener nus, les pieds en l'air, avec des yeux sur le ventre, ou toute autre chose de ce goût là; en sorte que d'être déçue elle devient injuste, tourne le dos au paysage éblouissant et mou, et ne veut même pas reconnaître dans l'air cette odeur d'épices, qui est proprement l'haleine de l'Italie. Car chaque pays a la sienne. C'est ainsi que l'Angleterre sent la marmelade et les houilles éteintes, tandis que l'Espagne est toute odorante de sang, de fleurs corrompues, de sueur; et pour l'Allemagne je n'en sais rien, sinon que la chambre de Fräulein exhalait le parfum du café au lait refroidi.

Mais Nane est insensible à ces nuances. Aussi ne lui parlerai-je point des petits ports hindous, où l'on respire le safran et le poisson salé; ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé de jonquille; non plus que de cette île créole qui répandait au loin, sur la mer nocturne, l'âme des cassies et des gérofliers.

Paul-Jean Toulet, Mon amie Nane, chapitre VIII

[Chopin]

«Quae est ista, quae progreditur ut luna?»
(Canticum canticorum)

Quelle est cette jeune personne qui s'avance vers nous, et dont les traits n'annoncent pas une vive intelligence?

Cette amie que je veux te montrer sous le linge, ô lecteur, ou bien parée des mille ajustements qui étaient comme une seconde figure de sa beauté, ne fut qu'une fille de joie — et de tristesse.

En vérité, si tu ne sais entendre que les choses qui sont exprimées par le langage, mon amie ne t'aurait offert aucun sens; mais peut-être l'eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent, ses paroles—que l'ivresse même les dictât—ne signifiaient rien, semblables à des grelots qu'agite un matin de carnaval; et sa cervelle était comme cette mousse qu'on voit se tourner en poussière sur les rocs brûlants de l'été.

Et pourtant elle a marché devant moi telle que si ma propre pensée, épousant les nombres où la beauté est soumise, avait revêtu un corps glorieux. Énigme elle-même, elle m'a révélé parfois un peu de la Grande Énigme: c'est alors qu'elle m'apparaissait comme un microcosme; que ses gestes figuraient à mes yeux l'ordre même et la raison cachée des apparences où nous nous agitons.

En elle j'ai compris que chaque chose contient toutes les autres choses, et qu'elle y est contenue. De même que l'âme aromatique de Cerné, un sachet la garde prisonnière; ou qu'on peut deviner dans un sourire de femme tout le secret de son corps; les objets les plus disparates—Nane me l'enseigna—sont des correspondances; et tout être, une image de cet infini et de ce multiple qui l'accablent de toutes parts.

Car sa chair, où tant d'artistes et de voluptueux goûtèrent leur joie, n'est pas ce qui m'a le plus épris de Nane la bien modelée. Les courbes de son flanc ou de sa nuque, dont il semble qu'elles aient obéi au pouce d'un potier sans reproche, la délicatesse de ses mains, et son front orgueilleusement recourbé, comme aussi ces caresses singulières qui inventaient une volupté plus vive au milieu même de la volupté, se peuvent découvrir en d'autres personnes. Mais Nane était bien plus que cela, un signe écrit sur la muraille, l'hiéroglyphe même de la vie: en elle, j'ai cru contempler le monde.

Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les noeuds de la vipère ivre de chaleur qui dort au soleil, toute noire, ne sont plus perfides que ses étreintes. Du plus beau verger de France, et du plus bel automne, quel fruit te saurait rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient mon coeur? Sache encore que l'architecture de ses membres présente toute l'audace d'une géométrie raffinée; et que, si j'ai observé avec soin le rythme de sa démarche ou de ses abandons, c'était pour y embrasser les lois de la sagesse.

Et voici, sous les trois robes du mot, que je te les présente, ô lecteur, pareilles à des captives d'un grand prix. Découvre-les, et avec elles le secret de ce livre. Va, ne t'arrête pas à la trivialité des fables, au vide des paroles, ni à ce qu'on nomme: l'ironie des opinions. Lève un voile, un voile encore; il y a toujours, sous un symbole, un autre symbole. Mais pour toi seul qui le savais déjà, puisqu'on enseigne aux hommes cette vérité-là seulement que d'avance ils portaient dans leur âme.

S'il t'ennuie toutefois de pénétrer aussi avant, tu pourras te récréer aux choses qui sont ici écrites touchant l'amour. Ne crois pas, au moins, que celui-là eût mérité le mépris, qui aurait aimé mon amie tout simplement. Car il y a une religion au fond de l'amour, comme du savoir. Et la volupté elle-même a ses mystères.

En cas que tu n'y veuilles souscrire, j'évoquerai pour toi,—par un après-midi d'août, tandis que le soleil éclate et dévore l'ombre bleue au pied des murs,—l'alcôve où mon amie, lasse de rayons et lasse d'aimer, repose dans le silence. Parfois elle soulève les paupières; et tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de chaleur au fond de la nuit.

Ibid, introduction

[Chopin]

Longtemps si j’ai demeuré seul,
Ah ! qu’une nuit je te revoie.
Perce l’oubli, fille de joie,
Sors du linceul.

D’une figure trop aimée,
Est-ce toi, spectre gracieux,
Et ton éclat, cette fumée
Devant mes yeux ?

Ta pâleur, tes sombres dentelles,
Le bal qui berçait nos pieds las,
Un corps qui plie entre mes bras :
Je me rappelle...

Paul-Jean Toulet, Chansons III

Phrase préférée

La phrase fétiche du moment (c'est un peu comme les musiques, ça change mais ça reste, ça change en restant) :

Je me suis pris d'amour pour Péc, et ce n'est pas une malheureuse rondelle de caoutchouc qui va renverser mes sentiments.

Renaud Camus, Notes sur les manières du temps p.180

Domaine privé: Venise

Ce n’est pas sans une légère provocation que je désirais associer aux Fragmente-Stille à Diotima, de Luigi Nono, qui sera l’essentiel de ce que j’aimerais vous faire entendre aujourd’hui, la fameuse mélodie de Gounod sur des paroles de Musset, Venise.
L’œuvre de Nono est évidemment, non pas évidemment, est vénitienne dans une mesure qu’il nous restera à envisager par la suite. Quant à savoir si la mélodie de Gounod est vénitienne, et dans quelle proportion, c’est à vous qu’il appartiendra d’en juger. Que ce soit une musique fétiche… c’est une musique qui peu faire l’objet d’engouement maniaque, je dois en prévenir les auditeurs qui n’en seraient pas familiers, une fois qu’on l’entend à deux ou trois reprises, il est difficile de s’en débarrasser. Elle est, comme disent les Anglo-Saxons, extrêmement catchy. Ça « s’attrape ». [Renaud Camus chante a capella] : « Dans Venise la rouge/ Pas un vaisseau qui bouge,/ Pas un pêcheur dans l’eau,/ Pas un falot./ Tout se tait, fors les gardes/ Aux longues hallebardes,/ Qui veillent aux créneaux/ Des arsenaux.»
Mais rassurez-vous, nous allons entendre une version autrement plus distinguée et surtout plus exacte qui est celle que j’aime beaucoup qui est celle de Bruno Laplante avec Madame Lachance.

[la mélodie Venise de Charles Gounod par Bruno Laplante accompagné au piano par Janine Lachance]

Nous venons d’entendre donc la mélodie Venise de Charles Gounod, dans l’interprétation que je trouve pour ma part tout à fait magnifique de Bruno Laplante avec au piano Janine Lachance. Comme on dit, il est bien regrettable que ce disque noir n’est pas été transporté sur compact-disque.

Nous allons passé maintenant un peu plus austère, oui, il faut le dire, assumons, c’est une œuvre assez austère, mais après tout le quatuor à cordes est austère par définition : donc les Fragmente-Stille à Diotima, de Luigi Nono.
Il y a évidemment dans le titre, dans l’allusion à Diotima, une référence à Hölderlin. J’associe, plus ou moins, les Fragmente-Stille à Venise, c’est de façon abusive, je le reconnais, mais je voulais prendre sur moi cet abus. Le lien ne se fait évidemment pas par Hölderlin, encore qu’il y ait, bien sûr, une Italie d’Hölderlin, mais c’est plutôt une Italie plus méridionale, la Sicile d’Empédocle, qui est plutôt la grande Grèce que l’Italie, donc, et qu’est-ce qui lient les Fragmente-Stille à Venise, c’est plusieurs choses, mais c’est essentiellement un élément qui a été mal vu par la défunte modernité, c’est-à-dire le lien biographique. Luigi Nono est un compositeur lié à Venise, qui a vécu à Venise, qui a habité à la Giudecca, et pour moi Venise apparaît, disparaît, transparaît, apparaît en disparaissant dans les Fragmente-Stille.

Il est bien entendu que Venise n’est en rien la vérité des Fragmente-Stille, j’insiste sur ce point. Il ne s’agit pas de chercher dans la biographie une vérité des œuvres, mais des harmoniques, des couleurs complémentaires. Les Fragmente-Stille ne sont pas plus vénitiens que l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler n’est vénitienne. Et pourtant, il se trouve que par métonymie, réflexe de Pavlov, nous avons tendance, c’est peut-être dommage, je n’en sais rien, mais non, dans la mesure où c’est quelque chose en plus, ce n’est pas dommage, dans la mesure où, encore une fois, ce n’est pas la vérité de l’adagietto de la cinquième de Mahler, nous avons tendance à voir Venise, et peut-être justement ces canaux les plus larges, ceux de la Giudecca, cet endroit qui est plus précisément, comment dit-on ? nonesque, nonien, dans mon esprit. Je me souviens que sur ces Zaterre tellement aérées, lumineuses, il y a un petit restaurant où j’ai eu la surprise, un soir, de voir toutes sortes de photographies de Luigi Nono, parce qu’apparemment le patron de ce restaurant était un admirateur, peut-être un admirateur par accident, de Nono. Nono fréquentait ce petit restaurant, et l’homme qui le tenait avait tenu, juste après sa mort, c’était l’année dernière ou il y a deux ans, à mettre des photographies de Nono partout. J’ai tendance… dans cette partie de Venise qui est celle que je préfère, la plus marine, la plus aérienne, la plus ouverte à la lumière, les Zaterre, celle de Tiepolo, un peu l’église des Gesuati qui est là, la plus bleue au sens azuréen du terme, à penser à celle des œuvres de Nono que je préfère, que je trouve la plus noble peut-être, la plus grave, la plus dense, ces Fragmente-Stille à Diotima. C’est encore une fois abusive, mais peut-être peut-on citer cette expression de Bachelard, à propos d’ailleurs de tout à fait autre chose, « les musiques nous arrivent gonflées de vésanies », et là je n’hésite pas à introduire mes vésanies, mes fantaisies, dans l’écoute de cette œuvre.
Ecoute est d’ailleurs le terme plein, car je dois prévenir les auditeurs qui n’en seraient pas familiers que cette musique ne peut que s’écouter, c’est-à-dire qu’elle ne peut en aucune façon servir de toile de fond ou de musique de fond, elle ne peut pas être entendue sur des conversations d’amis, c’est une cavatine par excellence, c’est-à-dire qu’on ne peut qu’y sombrer si l’on si donne tout entier, si l’on s’offre à elle, si l’on y plonge, si on accepte de creuser sa présence. On pourrait dire sur son seuil ce que Valéry a écrit sur celui du Trocadéro : « N’entre pas sans désir », mais il s’agit d’un désir actif, de la nécessité d’une écoute qui s’investit entièrement dans ce qui est peut-être un archipel, où le silence tient autant de place que la musique elle-même, un peu comme Venise est un archipel où l’eau tient autant de place que la terre, là c’est un rapport qui lui au fond, peut-être, n’est pas tout à fait abusif.
Toujours est-il que nous allons entendre, donc, ces Fragmente-Stille à Diotima de Luigi Nono, dans une des interprétations les plus belles, c’est peut-être la plus belle, celle que personnellement je préfère, encore qu’il y en ait une autre par le quatuor Arditi qui est également très très intéressante, en tout cas celle que j’ai choisie est celle, magnifique, grandiose, le grandiose n’est pas ici déplacé, je crois, du quatuor LaSalle.

[le quatuor Fragmente-Stille, an Diotima de Luigi Nono par le quatuor LaSalle]

Nous venons d’entendre l’ensemble le quatuor Fragmente-Stille, fragments silence, à Diotima, de Luigi Nono par le quatuor LaSalle.
Musique de la nuit, une longue cavatine, musique du silence, musique de l’absence, de la présence-absence, musique de l’air, musique de l’éther, pour employer un terme éminemment hölderlinien, Hölderlin étant évidemment le grand présent-absent de cette œuvre, puisque Nono avait noté des fragments de poèmes d’Hölderlin en marge de sa composition, mais qu’il a interdit que ces fragments soient prononcés lors des exécutions de l’œuvre.

Ah mais ! Coup de théâtre sur les ondes sereines, on me signale que, contrairement à mes calculs, mais mes calculs sont toujours faux, nous disposons de quelques instants supplémentaires, et je vais en profiter pour faire entendre un tout petit morceau, objet de ma part d’un investissement fétichiste très marqué, que je n’ai pas pu faire diffuser lors d’une des émissions récentes. Il s’agit d’un passage, le premier, le tout début, de l’office de l’exaltation de la sainte croix, ce qui prend le plus long temps est de nommer la pièce, de l’heirmi du canon, c’est l’office du quatorze septembre, chant de la lithurgie slavonne, par le chœur des moines bénédictins de l’union à Chevetogne, sous la direction de Dom Grégoire Bainbridge.

[un chant de la liturgie slavonne, heirmi du canon de l'Office de l'exaltation de la sainte croix, par le chœur des moines bénédictins de Chevetogne dirigé par Dom Grégoire Bainbridge.]

Domaine privé: La musique comme métonymie : Kodály, Puyaubert, Morand, Billy

J’aimerais faire entendre aujourd’hui la sonate pour violoncelle seul de Zoltan Kodály opus 8, qui date de 1915 qui est l’objet d’un fort engouement de ma part.

La première fois qu’il avait été question pour moi de faire cette émission du «Domaine privé», quand on en a parlé au printemps dernier, avant même que l’émission n’existe, la musique fétiche du moment était en ce qui me concerne le quatuor d’Hugo Wolf, et plus spécialement son adagio que je vous ai fait entendre il y a trois ou quatre semaines. Il avait été question de faire cette émission à l’automne, ce que je n’ai pas pu faire parce que j’étais à ce moment tout à fait à la campagne, et à cette époque-là mon goût fétichiste en matière de musique s’était un peu déplacé, et il s’était porté sur le troisième quatuor de Schumann, que je vous ai également fait entendre dans cette émission.

Ici, cette fois, avec la sonate pour violoncelle seul de Kodály, nous atteignons au goût fétichiste actuel : c’est la musique du moment, c’est-à-dire qui fait l’objet d’une sorte de manie, que j’écoute et je réécoute… Si je donne ces précisions géographiques, c’est que j’aimerais parler de cette façon qu’a la musique de fonctionner comme une sorte de métonymie des saisons. Chaque saison a sa musique et la musique, restant, continue de porter pour moi et je pense pour beaucoup de gens la couleur des saisons. Quand vous voulez savoir ce qu’était notre état d’esprit tel mois, telle année, telle période de notre vie, nous pourrions dire que c’était l’époque, peu importe de quoi, du quatuor de Foulds ou du trio des esprits de Beethoven. Il y a des musiques plus modestes qui n’ont peut-être pour briller auprès de nous qu’un jour, une heure, qui ne disposent que d’une très courte période. Je ne sais pas quelle sera la durée de séduction auprès de moi, aujourd’hui si forte, de la sonate pour violoncelle seul de Kodály, toujours est-il qu’elle est en ce moment extrêmement active. J’espère que vous partagerez cette engouement.

Ce rôle de la musique comme métonymie des saisons prend chez moi, puisque cette émission du Domaine privée se prête en somme à la confession, à la confession générale, un caractère un peu maniaque. Dès qu’il est question de fétichisme il est question sans doute de manie, d’exagération, et par exemple j’ai le tic d’écrire sur les disques, sur le petit livret qui accompagne le disque (c’est de plus en plus difficile maintenant avec les compacts, parce qu’on dispose d’espace toujours plus réduit) la date de chacune des auditions de cette œuvre. Ensuite quand je réentends l’œuvre, je sais quand je l’ai entendu pour la dernière fois, à quel endroit, avec qui, dans quelles circonstances, et ce rôle métonymique par rapport aux saisons de la musique en est extrêmement précisé, il prend presque un caractère de scientifisme délirant. Mais il s’agit toujours de pétrir la musique avec le temps.

On pourrait d’ailleurs aussi bien la pétrir avec le lieu, ce qu’elle fait elle-même très volontiers et très facilement. Je me souviens par exemple que New-York, pour moi, est très lié au seul disque qui se trouvait dans un appartement que j’avais loué lors de mon premier séjour à New York à Riverside drive, et ce disque, tout à fait par coïncidence, il n’est l’objet d’aucun choix de ma part, offrait ces concertos pour deux ou quatre pianos de Beethoven qui doivent être les BWV 1061 ou 1063, quelque chose comme ça. Je me souviens d’ailleurs, puisque nous en sommes aux confidences, qu’une fois déjà je parlais à la radio de ce concerto de Bach — je viens de dire, je crois, de Beethoven ? Il s’agit bien entendu (petit rire), pardon, de Bach, des concertos pour deux pianos et quatre pianos de Bach. Une fois où j’en parlais, j’avais déjà eu un lapsus, un lapsus encore beaucoup plus fâcheux d’autant plus que sur le moment il m’avait échappé, et j’avais parlé, horreur ! je m’en réveille encore la nuit tellement ce souvenir est mauvais, des concertos de Bach BMW 1060 et 1063. Ce qui était d’ailleurs une horreur à tiroirs, à double niveau, car tous les connaisseurs me disent maintenant qu’on ne dit même pas à propos des automobiles BM double V, mais que tous les connaisseurs savent qu’il faut dire BMV. Toujours est-il que c’était les concertos BWV 1061, je crois, je ne suis pas tout à fait sûr du numéro d’opus, qui sont pour moi, qui demeurent, New-York en 1969, je crois.

Le disque lui-même, l’objet, sa cassette, les circonstances de son achat, peuvent être l’objet de cet investissement presque poétique, c’est-à-dire se lier à la musique. Par exemple, pour en revenir à cette sonate pour violoncelle seul de Kodály, je me souviens très précisément des circonstances de son achat à Budapest. Vous savez, quand on est à Budapest, les connaisseurs vous disent, il y a deux choses qu’il faut absolument faire, c’est aller aux bains et aller chez Ungaroton, qui est un magasin de disques extraordinaire, en effet. Je regrettais beaucoup de n’être pas allé chez Ungaroton le dernier jour de mon séjour à Budapest qui se trouvait être un dimanche. J’ai malgré tout erré dans le quartier et j’ai eu la bonne surprise (c’était un dimanche pluvieux d’avril) de voir que le magasin Ungaroton était ouvert. C’est donc là que j’ai acheté ce disque. Il m’en souvient… La couleur pluvieuse et grise de cette journée de Budapest, d’un dimanche à Budapest est pour moi dans cette musique, comme doit y être aussi par exemple l’image même de Kodály, la grande beauté physique de Kodály, qui est peut-être le plus beau physiquement de tous les compositeurs, les manières de Kodály, telles qu’elles peuvent apparaître dans de nombreux livres publiés en Hongrie, puisqu’il est l’objet d’un culte beaucoup plus développé, beaucoup plus visible, que celui de Bartòck. J’ai toujours été très impressionné par les manières de Kodály, en particulier par son élégance, comme étant une forme subtile et dont on parle peu de résistance. Il y a des images extraordinaires de Kodály avec des ministres de la culture soviétiques et des compositeurs officiels hongrois, et la dignité maintenue du malheureux Kodály après l’occupation et l’humiliation sans nom de son pays consiste en une extraordinaire élégance physique et bien sûr morale, on sent bien que l’un est très lié à l’autre. Ici dans cette sonate pour violoncelle seul, ce n’est peut-être pas tant l’élégance qu’on remarque que la profondeur. Encore qu’on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas une profondeur de l’élégance. Quant à l’élégance de la profondeur, c’est sans doute ce qui s’appelle la pudeur.

Comme je suis fétichiste, je n’aime pas entièrement les œuvres, en général, ou pas d’une manière égale. J’aime moins, c’est-à-dire que je n’aurais pas élu d’un goût particulier, le troisième mouvement de celle-ci, qui a un caractère un peu léger, très inspiré par des thèmes paysans magyars ou transylvans qui d’ailleurs sont beaux, c’est un mouvement réussi, mais enfin il n’aurait pas fait l’objet d’une élection particulière de ma part. Non, l’objet du goût fétichiste, c’est l’adagio, ce serait l’homme qui aime les adagios, qui, lui, est tout à fait ce que j’appelle une cavatine, ce qui creuse l’ici.

Mais nous allons entendre néanmoins la sonate pour violoncelle seul opus 8 de Kodály en son entier par Miklos Perenyi.

Je disais tout à l’heure que les musiques étaient liées à des saisons, à des époques de notre vie, à des lieux, à des couleurs du temps, elles le sont aussi bien entendu à des êtres, et j’avais suggéré lors d’une émission précédente qu’elles pouvaient être lieu de rendez-vous, et de rendez-vous même au-delà de la mort.

C’est particulièrement vrai en ce qui me concerne pour cet allegretto de la septième symphonie de Beethoven, que nous allons entendre maintenant, qui est très lié dans mon esprit à un très vieux monsieur que j’ai bien connu à la fin de sa vie et que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Jean Puyaubert, et qui était, qui avait été, toute sa vie l’ami des poètes, en particulier de tous les surréalistes, par exemple de Roger Vitrac. On vient de publier récemment Les lettres à Jean Puyaubert de Roger Vitrac. Jean Puyaubert avait une maison en Corrèze qui avait inspiré à Vitrac une pièce qui n’a jamais été tout à fait achevée qui s’appelait Pastorale. Là, il ne s’agit pas de la Pastorale de Beethoven, mais de la septième symphonie, celle que Wagner appelait l’apothéose de la danse. Puyaubert aussi cet allegretto de la septième symphonie était l’objet d’une sorte de métonymie littéraire, d’une association avec des idées, un texte, un texte de Paul Morand. Je ne sais pas exactement où se trouve ce passage où Paul Morand entend avec un gramophone, dans le Hoggar je crois, enfin au bord du Sahara, la septième symphonie de Beethoven sur les sables, et Jean Puyaubert disait toujours quand il entendait ça qu’il voyait Paul Morand sur les sables avec son gramophone.

Cet allegretto de la septième est le titre d’un petit livre d’André Billy, personnage qui lui-même avait été l’ami des poètes et particulièrement d’Apollinaire, dont je me souviens que je lisais, dans Le Figaro de mes parents, dans mon enfance, des chroniques dont une m’avait beaucoup plu. Il y a une phrase qui est l’une de mes phrases préférées de la littérature française : il expliquait qu’il avait fait changer sa chaudière, à Barbizon où il vivait, qu’il avait dit au fumiste à la fin de l’opération « A la prochaine fois », le fumiste avait répondu « la prochaine fois ce ne sera plus moi », et André Billy concluait : « je suis fait de telle sorte qu’au lieu de me réjouir de la longévité des chaudières, je m’attriste de la brièveté des fumistes ».
Nous allons donc entendre l’allegretto de la septième symphonie de Beethoven, dit pour moi « de la brièveté des fumistes ».

[allegretto de la septième symphonie de Beethoven]

Vous venez de voir le lieu où se tient, j’aime à le penser, un peu de l’âme de feu mon ami Jean Puyaubert, l’ami des poètes, vous venez de voir Paul Morand sur les sables, un peu comme Robert Redford dans le concerto pour clarinette de Mozart sur les pentes du mont Kenya, et en l’occurrence, c’était donc le fameux allegretto de la septième symphonie de Beethoven par l'orchestre philarmonique de Vienne sous la direction de Carlos Kleiber.

Ni fétiche ni cavatine

Nous avons placé cette série d’émission sous l’instance du fétiche et de la cavatine. Aujourd’hui, j’aimerais vous faire entendre une œuvre dont on ne pense pas qu’on peut dire qu’elle est une cavatine car elle est trop longue. J’aurais aimé vous la faire entendre en entier, car c’est une œuvre que j’aime de bout en bout, et peut-il y avoir un goût fétichiste pour une œuvre entière? Non probablement pas, parce que le fétiche, par définition, prend la partie pour le tout. Là, il n’y a pas de partie de plaisir, si on peut dire, pour une œuvre assez austère d’inspiration puisqu’il s’agit d’un requiem. C’est donc une œuvre que je trouve magnifique de bout en bout, c’est une œuvre fétiche.

Nous n’aurons pas le temps d’écouter le dernier mouvement. Il s’agit du Requiem à la mémoire de Luis de Camoëns de Joao Domingos Bontempo.

Bontempo est le contemporain presque exact de Beethoven, de Cherubini. Il a vécu de 1775 à 1842. Il a connu de son temps une très grande réputation, à la fois comme pianiste et comme compositeur et il est tombé dans un oubli qui est un peu plus que relatif. Je me sens une très grande responsabilité car je me demande même si ce Requiem à la mémoire de Camoëns ne connaît pas ici et maintenant sa première audition française sur les ondes d’une radio française (enfin, si je me trompe, je suis sûr que quelqu’un se fera un plaisir de me le signaler).

Ce Bontempo a eu une existence qui frappe un peu par des aspects curieusement contemporains, contemporains de nous, je veux dire, qui pose des problèmes qui sont toujours des problèmes d’aujourd’hui. Il a eu la malchance de devoir faire la plus grande partie de sa carrière à l’étranger parce qu’il venait d’un pays, le Portugal, qui n’offrait pas la possibilité de s’exprimer ou tout simplement de trouver ses moyens d’expression. Je pense que le problème se pose encore aujourd’hui, on peut le poser d’ailleurs en terme de champ, comme dirait Pierre Bourdieu, le Portugal de la fin du XVIIIe siècle, en tant que champ culturel et plus spécialement musical, n’était certainement pas favorable à la formation et à l’expression d’un compositeur de niveau international. Il n’y avait pas d’auditeurs assez nombreux, il n’y avait pas d’école qui puisse former un musicien international, donc Bontempo a fait une grande partie de sa carrière à l’étranger, à Paris où il était sous l’Empire. J’aime à penser qu’il a pu entendre en 1804 la fameuse première audition française du Requiem de Mozart (ce sera d’ailleurs la dernière audition avant 1840), et ensuite à Londres.
Autre aspect assez contemporain pour nous de la carrière, ou tout simplement de la vie, de Bontempo : de grands malheurs politiques. Parce qu’il était portugais et ô combien légitimement travaillé par la nostalgie de son pays, la saudad, il a fait plusieurs tentatives pour retourner au Portugal, une en 1814, en 1816, et la 1820, la bonne, ou la mauvaise. En tout cas ensuite il y est resté, mais il a eu beaucoup de malchance, parce qu’il a été pris dans une guerre qui a beaucoup occupé les esprits dans les années 20 du XIXe siècle, on s’en souvient mal aujourd’hui, la guerre civile portugaise entre don Miguel et sa nièce la petite reine Dona Maria, et la lutte des absolutistes et des libéraux. Le pauvre Bontempo, qui avait vécu à Londres, en France, était bien entendu libéral, et il a passé cinq ans de sa vie, c’est ça que je trouve assez moderne, réfugié, enfermé, au consulat de Russie à Lisbonne. Il n’en est sorti qu’en 1833.
L’œuvre que nous allons entendre a été écrite en 1817, 1818. Elle est donc tout à fait contemporaine du Requiem de Cherubini. Il me semble que c’est entre Beethoven et Cherubini qu’il faut placer Bontempo. La musique de Bontempo est moins savante que celle de ces deux maîtres mais elle a un caractère tout à fait particulier de majesté et de poésie, c’est un requiem il ne faut pas oublier, à la mémoire de Camoëns, c’est un grand requiem marin.

Je me permets de dédier cette audition à tous les Portugais de France.

Domaine privé : Notre rapport aux œuvres

Je reprends la transcription des documents "audio" du site.

Le but est triple:
- donner envie de les écouter
- permettre à ceux qui n'ont pas les moyens ou le savoir-faire informatiques d'avoir une idée de ce qui s'y dit.
- me permettre de retrouver plus tard le passage ou l'anecdote que je cherche grâce au moteur de recherche, sans être obligée de fouiller dans les dix documents du "domaine privé".

La retranscription est un exercice périlleux. Le plus simple et le plus juste (le plus honnête) serait de ne prendre que des notes, ainsi je ne trahirais pas le texte, le document, original. Mais en faisant ainsi, j'atteindrais mon troisième objectif, mais pas le deuxième.
Mais dès que je commence à être plus précise et à faire des phrases, l'obligation morale monte de faire une transcription exacte, de peur qu'on puisse croire que Renaud Camus a prononcé des phrases qui ne sont en fait que ma transcription. Je me plie à cette obligation quelques minutes, puis ma paresse reprends le dessus, je fais des raccourcis... (sans compter la ponctuation, qui est une interprétation, forcément).

Donc le texte suivant est proche, il ne trahit rien je pense, mais ce n'est pas une transcription exacte. Pour savoir ce qu'a dit Renaud Camus, il faut écouter l'émission.

Dernier point : a été mis sur le site des enregistrements provenant de vieilles cassettes audio. Si les morceaux de musique grincent un peu, décidez que cela n'en a que davantage de charme...


M’interroger avec vous sur ce qui fait la réalité de nos rapport avec les œuvres, ce qui nous fait passer de l’indifférence à l’obsession, de l’obsession à la lassitude, pourquoi les longues fréquentations fidèles, pourquoi les éblouissements à éclipse.

Il s’agira surtout de mon rapport avec les œuvres, dans l’espoir que c’est du plus particulier qu’on puisse atteindre au général.

Or quand je m’interroge sur mon rapport avec les œuvres, je me rends compte que ce qui le constitue, c’est un caractère fétichiste. Je n’aime pas tant les œuvres que des morceaux d’œuvres, des phrases, des fragments, des mouvements… En ce sens je pourrais parler d’un fétichisme musical, assez semblable à cette figure de style, la métonymie, qui prend la partie pour le tout, les voiles pour le bateau, l’âme pour les êtres, [etc]. La métaphore transporte d’un point à un autre. En grec moderne, d’ailleurs, on appelle métaphoros ce petit instrument qui permet de transporter des objets lourds : la métaphore, c’est le diable. La métonymie, elle, ne transporte pas ou plutôt elle transporte sur place. Elle ne vise pas à l’ailleurs, elle creuse l’ici. Elle est liée à ce que j’aime peut-être le plus en musique, qui est la cavatine, du latin cavare, ce qui creuse le pas dans son vrai lieu. Une cavatine est ce qui tente d’aller au plus profond de l’heure ou au plus profond de nous-mêmes. Cavatine dans mon esprit tend à désigner plutôt des adagios. Je crois que c’est assez attesté par l’expérience.
Je voudrais vous offrir comme première cavatine une de celles qui m’est le plus chère, l’adagio du quatuor de Wolf. Je n’ai pas trop de scrupules à dépecer le quatuor de Hugo Wolf parce qu’il a été composé tout à fait dans le désordre, le premier morceau composé étant le scherzo, qui a été terminé le 16 février 1879. Je vous rappelle que Wolf était né en 1860. L’adagio, mon adagio fétiche, a été commencé lui à Mayerling dans le Wienerwald le 9 juillet 1880. Mayerling, il ne faut le prendre que comme une métonymie, n’est-ce pas, il ne faut surtout pas que cela produise de sens, la métonymie par rapport à la métaphore ne produit pas de sens, elle ne donne pas une vérité des œuvres, elle offre une harmonique, une harmonique de plus.

[l'adagio (3e mouvement) du quatuor en ré mineur de Hugo Wolf]

L’inconvénient avec les compositeurs dont on sait qu’ils sont devenus fous, c’est qu’on a tendance à entendre la folie, sans doute très abusivement, dans chacune de leurs œuvres. Tout de même, dans cet adagio, il y a un staccato extrêmement inquiétant. J’avais un vieil ami, un vieux monsieur qui est mort depuis, qui lui-même avait été très lié à Raymond Queneau. Il racontait avoir assisté en compagnie de Raymond Queneau à cette extraordinaire représentation qu’avait donné Antonin Artaud du seul deuxième acte du Partage de midi de Claudel. Et Artaud avait fini cette fameuse représentation en s’avançant sur le devant de la scène et en déclarant avec sa voix extraordinaire (ici, imitation de la voix) « Nous venons d’interpréter pour vous le deuxième acte du Partage de midi de Monsieur Paul Claudel, ambassadeur de France, qui est un traître !» Toujours est-il que Raymond Queneau, sortant de cette représentation du deuxième acte du Partage de midi, avait déclaré : «Si ce n’est pas cela, le génie !»

Je vais vous faire entendre maintenant, pour vous prouver qu’on peut aimer la partie et aimer le tout, être fétichiste et amoureux, le premier mouvement, grave allegro. Je prends la responsabilité de dire «Si ce n’est pas cela, le génie !», à vous d’en juger dès les premières mesures.

[1er mouvement, grave allegro, du quatuor en ré mineur de Hugo Wolf, par le quatuor Artis]

Nous nous sommes un peu éloignés de la cavatine, encore qu’il y ait des cavatines dans ce 1er mouvement grave allegro, mais la cavatine c’est tout de même l’adagio du quatuor de Wolf.
Bien entendu on peut difficilement ne pas penser à Wagner et plus spécialement à Lohengrin, mais pas du tout de manière imitative, mais parce qu’il y a des points communs à l’inspiration. On connaît le culte absolument frénétique de Wolf pour Wagner, on connaît cet épisode extraordinaire de Wagner venant assister à une représentation de l’un de ses opéras à Vienne et Wolf et ses amis du conservatoire l’attendant à sa sortie de l’opéra, détachant les chevaux de la voiture de Wagner et ramenant Wagner à son hôtel en tirant eux-mêmes la voiture. Il y a dans les accords planants, dans l’aigu des violons de l’adagio quelque chose qui rappelle le prélude de Lohengrin. Ce que ces musique ont en commun avec la cavatine, c’est que ce sont des musique qui ne vont nulle part, des musiques non directionnelles, ainsi que Les métamorphoses de Strauss. Musiques qui creusent l’ici. Je pense à ce livre de Heidegger Chemins qui ne mènent nulle part, je pense également au poème de Rilke qui fait partie des Quatrains valaisans qui s’appelle aussi « Chemins qui ne mènent nulle part » : Chemins qui ne mènent nulle part/entre deux prés,/que l'on dirait avec art/de leur but détournés,/chemins qui souvent n'ont/devant eux rien d'autre en face/que le pur espace/et la saison.
S’ils ne mènent nulle part, c’est non pas qu’ils ne conduisent à rien, mais qu’ils sont suspendus en l’air : sur les chemins de montagne, il y a un tournant, un virage, et tout d’un coup on ne voit plus le chemin, mais l’espace, et la saison, en effet. Je connais des chemins de cette espèce, en Gascogne, sur une route qui mène à Florence, à partir de l’Ile Bouzon , je connais un petit chemin, qui pour moi est le chemin Köchel 540 parce que il est lié à cette musique qui par excellence ne mène nulle part. Mozart ici creuse le présent. Bien entendu, puisque c’est Mozart, il ne creuse pas avec une pioche très lourde, il creuse avec une infinie délicatesse…

[adagio en si mineur K. 540 de Wolfgang Amadeus Mozart interprété par Claudio Arrau.]

Voilà, « le pas dans son vrai lieu», comme dirait Yves Bonnefoy, ce qui pourrait être une autre définition de la cavatine.

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