Je reprends la transcription des documents "audio" du site.

Le but est triple:
- donner envie de les écouter
- permettre à ceux qui n'ont pas les moyens ou le savoir-faire informatiques d'avoir une idée de ce qui s'y dit.
- me permettre de retrouver plus tard le passage ou l'anecdote que je cherche grâce au moteur de recherche, sans être obligée de fouiller dans les dix documents du "domaine privé".

La retranscription est un exercice périlleux. Le plus simple et le plus juste (le plus honnête) serait de ne prendre que des notes, ainsi je ne trahirais pas le texte, le document, original. Mais en faisant ainsi, j'atteindrais mon troisième objectif, mais pas le deuxième.
Mais dès que je commence à être plus précise et à faire des phrases, l'obligation morale monte de faire une transcription exacte, de peur qu'on puisse croire que Renaud Camus a prononcé des phrases qui ne sont en fait que ma transcription. Je me plie à cette obligation quelques minutes, puis ma paresse reprends le dessus, je fais des raccourcis... (sans compter la ponctuation, qui est une interprétation, forcément).

Donc le texte suivant est proche, il ne trahit rien je pense, mais ce n'est pas une transcription exacte. Pour savoir ce qu'a dit Renaud Camus, il faut écouter l'émission.

Dernier point : a été mis sur le site des enregistrements provenant de vieilles cassettes audio. Si les morceaux de musique grincent un peu, décidez que cela n'en a que davantage de charme...


M’interroger avec vous sur ce qui fait la réalité de nos rapport avec les œuvres, ce qui nous fait passer de l’indifférence à l’obsession, de l’obsession à la lassitude, pourquoi les longues fréquentations fidèles, pourquoi les éblouissements à éclipse.

Il s’agira surtout de mon rapport avec les œuvres, dans l’espoir que c’est du plus particulier qu’on puisse atteindre au général.

Or quand je m’interroge sur mon rapport avec les œuvres, je me rends compte que ce qui le constitue, c’est un caractère fétichiste. Je n’aime pas tant les œuvres que des morceaux d’œuvres, des phrases, des fragments, des mouvements… En ce sens je pourrais parler d’un fétichisme musical, assez semblable à cette figure de style, la métonymie, qui prend la partie pour le tout, les voiles pour le bateau, l’âme pour les êtres, [etc]. La métaphore transporte d’un point à un autre. En grec moderne, d’ailleurs, on appelle métaphoros ce petit instrument qui permet de transporter des objets lourds : la métaphore, c’est le diable. La métonymie, elle, ne transporte pas ou plutôt elle transporte sur place. Elle ne vise pas à l’ailleurs, elle creuse l’ici. Elle est liée à ce que j’aime peut-être le plus en musique, qui est la cavatine, du latin cavare, ce qui creuse le pas dans son vrai lieu. Une cavatine est ce qui tente d’aller au plus profond de l’heure ou au plus profond de nous-mêmes. Cavatine dans mon esprit tend à désigner plutôt des adagios. Je crois que c’est assez attesté par l’expérience.
Je voudrais vous offrir comme première cavatine une de celles qui m’est le plus chère, l’adagio du quatuor de Wolf. Je n’ai pas trop de scrupules à dépecer le quatuor de Hugo Wolf parce qu’il a été composé tout à fait dans le désordre, le premier morceau composé étant le scherzo, qui a été terminé le 16 février 1879. Je vous rappelle que Wolf était né en 1860. L’adagio, mon adagio fétiche, a été commencé lui à Mayerling dans le Wienerwald le 9 juillet 1880. Mayerling, il ne faut le prendre que comme une métonymie, n’est-ce pas, il ne faut surtout pas que cela produise de sens, la métonymie par rapport à la métaphore ne produit pas de sens, elle ne donne pas une vérité des œuvres, elle offre une harmonique, une harmonique de plus.

[l'adagio (3e mouvement) du quatuor en ré mineur de Hugo Wolf]

L’inconvénient avec les compositeurs dont on sait qu’ils sont devenus fous, c’est qu’on a tendance à entendre la folie, sans doute très abusivement, dans chacune de leurs œuvres. Tout de même, dans cet adagio, il y a un staccato extrêmement inquiétant. J’avais un vieil ami, un vieux monsieur qui est mort depuis, qui lui-même avait été très lié à Raymond Queneau. Il racontait avoir assisté en compagnie de Raymond Queneau à cette extraordinaire représentation qu’avait donné Antonin Artaud du seul deuxième acte du Partage de midi de Claudel. Et Artaud avait fini cette fameuse représentation en s’avançant sur le devant de la scène et en déclarant avec sa voix extraordinaire (ici, imitation de la voix) « Nous venons d’interpréter pour vous le deuxième acte du Partage de midi de Monsieur Paul Claudel, ambassadeur de France, qui est un traître !» Toujours est-il que Raymond Queneau, sortant de cette représentation du deuxième acte du Partage de midi, avait déclaré : «Si ce n’est pas cela, le génie !»

Je vais vous faire entendre maintenant, pour vous prouver qu’on peut aimer la partie et aimer le tout, être fétichiste et amoureux, le premier mouvement, grave allegro. Je prends la responsabilité de dire «Si ce n’est pas cela, le génie !», à vous d’en juger dès les premières mesures.

[1er mouvement, grave allegro, du quatuor en ré mineur de Hugo Wolf, par le quatuor Artis]

Nous nous sommes un peu éloignés de la cavatine, encore qu’il y ait des cavatines dans ce 1er mouvement grave allegro, mais la cavatine c’est tout de même l’adagio du quatuor de Wolf.
Bien entendu on peut difficilement ne pas penser à Wagner et plus spécialement à Lohengrin, mais pas du tout de manière imitative, mais parce qu’il y a des points communs à l’inspiration. On connaît le culte absolument frénétique de Wolf pour Wagner, on connaît cet épisode extraordinaire de Wagner venant assister à une représentation de l’un de ses opéras à Vienne et Wolf et ses amis du conservatoire l’attendant à sa sortie de l’opéra, détachant les chevaux de la voiture de Wagner et ramenant Wagner à son hôtel en tirant eux-mêmes la voiture. Il y a dans les accords planants, dans l’aigu des violons de l’adagio quelque chose qui rappelle le prélude de Lohengrin. Ce que ces musique ont en commun avec la cavatine, c’est que ce sont des musique qui ne vont nulle part, des musiques non directionnelles, ainsi que Les métamorphoses de Strauss. Musiques qui creusent l’ici. Je pense à ce livre de Heidegger Chemins qui ne mènent nulle part, je pense également au poème de Rilke qui fait partie des Quatrains valaisans qui s’appelle aussi « Chemins qui ne mènent nulle part » : Chemins qui ne mènent nulle part/entre deux prés,/que l'on dirait avec art/de leur but détournés,/chemins qui souvent n'ont/devant eux rien d'autre en face/que le pur espace/et la saison.
S’ils ne mènent nulle part, c’est non pas qu’ils ne conduisent à rien, mais qu’ils sont suspendus en l’air : sur les chemins de montagne, il y a un tournant, un virage, et tout d’un coup on ne voit plus le chemin, mais l’espace, et la saison, en effet. Je connais des chemins de cette espèce, en Gascogne, sur une route qui mène à Florence, à partir de l’Ile Bouzon , je connais un petit chemin, qui pour moi est le chemin Köchel 540 parce que il est lié à cette musique qui par excellence ne mène nulle part. Mozart ici creuse le présent. Bien entendu, puisque c’est Mozart, il ne creuse pas avec une pioche très lourde, il creuse avec une infinie délicatesse…

[adagio en si mineur K. 540 de Wolfgang Amadeus Mozart interprété par Claudio Arrau.]

Voilà, « le pas dans son vrai lieu», comme dirait Yves Bonnefoy, ce qui pourrait être une autre définition de la cavatine.