Nous avons placé cette série d’émission sous l’instance du fétiche et de la cavatine. Aujourd’hui, j’aimerais vous faire entendre une œuvre dont on ne pense pas qu’on peut dire qu’elle est une cavatine car elle est trop longue. J’aurais aimé vous la faire entendre en entier, car c’est une œuvre que j’aime de bout en bout, et peut-il y avoir un goût fétichiste pour une œuvre entière? Non probablement pas, parce que le fétiche, par définition, prend la partie pour le tout. Là, il n’y a pas de partie de plaisir, si on peut dire, pour une œuvre assez austère d’inspiration puisqu’il s’agit d’un requiem. C’est donc une œuvre que je trouve magnifique de bout en bout, c’est une œuvre fétiche.

Nous n’aurons pas le temps d’écouter le dernier mouvement. Il s’agit du Requiem à la mémoire de Luis de Camoëns de Joao Domingos Bontempo.

Bontempo est le contemporain presque exact de Beethoven, de Cherubini. Il a vécu de 1775 à 1842. Il a connu de son temps une très grande réputation, à la fois comme pianiste et comme compositeur et il est tombé dans un oubli qui est un peu plus que relatif. Je me sens une très grande responsabilité car je me demande même si ce Requiem à la mémoire de Camoëns ne connaît pas ici et maintenant sa première audition française sur les ondes d’une radio française (enfin, si je me trompe, je suis sûr que quelqu’un se fera un plaisir de me le signaler).

Ce Bontempo a eu une existence qui frappe un peu par des aspects curieusement contemporains, contemporains de nous, je veux dire, qui pose des problèmes qui sont toujours des problèmes d’aujourd’hui. Il a eu la malchance de devoir faire la plus grande partie de sa carrière à l’étranger parce qu’il venait d’un pays, le Portugal, qui n’offrait pas la possibilité de s’exprimer ou tout simplement de trouver ses moyens d’expression. Je pense que le problème se pose encore aujourd’hui, on peut le poser d’ailleurs en terme de champ, comme dirait Pierre Bourdieu, le Portugal de la fin du XVIIIe siècle, en tant que champ culturel et plus spécialement musical, n’était certainement pas favorable à la formation et à l’expression d’un compositeur de niveau international. Il n’y avait pas d’auditeurs assez nombreux, il n’y avait pas d’école qui puisse former un musicien international, donc Bontempo a fait une grande partie de sa carrière à l’étranger, à Paris où il était sous l’Empire. J’aime à penser qu’il a pu entendre en 1804 la fameuse première audition française du Requiem de Mozart (ce sera d’ailleurs la dernière audition avant 1840), et ensuite à Londres.
Autre aspect assez contemporain pour nous de la carrière, ou tout simplement de la vie, de Bontempo : de grands malheurs politiques. Parce qu’il était portugais et ô combien légitimement travaillé par la nostalgie de son pays, la saudad, il a fait plusieurs tentatives pour retourner au Portugal, une en 1814, en 1816, et la 1820, la bonne, ou la mauvaise. En tout cas ensuite il y est resté, mais il a eu beaucoup de malchance, parce qu’il a été pris dans une guerre qui a beaucoup occupé les esprits dans les années 20 du XIXe siècle, on s’en souvient mal aujourd’hui, la guerre civile portugaise entre don Miguel et sa nièce la petite reine Dona Maria, et la lutte des absolutistes et des libéraux. Le pauvre Bontempo, qui avait vécu à Londres, en France, était bien entendu libéral, et il a passé cinq ans de sa vie, c’est ça que je trouve assez moderne, réfugié, enfermé, au consulat de Russie à Lisbonne. Il n’en est sorti qu’en 1833.
L’œuvre que nous allons entendre a été écrite en 1817, 1818. Elle est donc tout à fait contemporaine du Requiem de Cherubini. Il me semble que c’est entre Beethoven et Cherubini qu’il faut placer Bontempo. La musique de Bontempo est moins savante que celle de ces deux maîtres mais elle a un caractère tout à fait particulier de majesté et de poésie, c’est un requiem il ne faut pas oublier, à la mémoire de Camoëns, c’est un grand requiem marin.

Je me permets de dédier cette audition à tous les Portugais de France.