J’aimerais faire entendre aujourd’hui la sonate pour violoncelle seul de Zoltan Kodály opus 8, qui date de 1915 qui est l’objet d’un fort engouement de ma part.

La première fois qu’il avait été question pour moi de faire cette émission du «Domaine privé», quand on en a parlé au printemps dernier, avant même que l’émission n’existe, la musique fétiche du moment était en ce qui me concerne le quatuor d’Hugo Wolf, et plus spécialement son adagio que je vous ai fait entendre il y a trois ou quatre semaines. Il avait été question de faire cette émission à l’automne, ce que je n’ai pas pu faire parce que j’étais à ce moment tout à fait à la campagne, et à cette époque-là mon goût fétichiste en matière de musique s’était un peu déplacé, et il s’était porté sur le troisième quatuor de Schumann, que je vous ai également fait entendre dans cette émission.

Ici, cette fois, avec la sonate pour violoncelle seul de Kodály, nous atteignons au goût fétichiste actuel : c’est la musique du moment, c’est-à-dire qui fait l’objet d’une sorte de manie, que j’écoute et je réécoute… Si je donne ces précisions géographiques, c’est que j’aimerais parler de cette façon qu’a la musique de fonctionner comme une sorte de métonymie des saisons. Chaque saison a sa musique et la musique, restant, continue de porter pour moi et je pense pour beaucoup de gens la couleur des saisons. Quand vous voulez savoir ce qu’était notre état d’esprit tel mois, telle année, telle période de notre vie, nous pourrions dire que c’était l’époque, peu importe de quoi, du quatuor de Foulds ou du trio des esprits de Beethoven. Il y a des musiques plus modestes qui n’ont peut-être pour briller auprès de nous qu’un jour, une heure, qui ne disposent que d’une très courte période. Je ne sais pas quelle sera la durée de séduction auprès de moi, aujourd’hui si forte, de la sonate pour violoncelle seul de Kodály, toujours est-il qu’elle est en ce moment extrêmement active. J’espère que vous partagerez cette engouement.

Ce rôle de la musique comme métonymie des saisons prend chez moi, puisque cette émission du Domaine privée se prête en somme à la confession, à la confession générale, un caractère un peu maniaque. Dès qu’il est question de fétichisme il est question sans doute de manie, d’exagération, et par exemple j’ai le tic d’écrire sur les disques, sur le petit livret qui accompagne le disque (c’est de plus en plus difficile maintenant avec les compacts, parce qu’on dispose d’espace toujours plus réduit) la date de chacune des auditions de cette œuvre. Ensuite quand je réentends l’œuvre, je sais quand je l’ai entendu pour la dernière fois, à quel endroit, avec qui, dans quelles circonstances, et ce rôle métonymique par rapport aux saisons de la musique en est extrêmement précisé, il prend presque un caractère de scientifisme délirant. Mais il s’agit toujours de pétrir la musique avec le temps.

On pourrait d’ailleurs aussi bien la pétrir avec le lieu, ce qu’elle fait elle-même très volontiers et très facilement. Je me souviens par exemple que New-York, pour moi, est très lié au seul disque qui se trouvait dans un appartement que j’avais loué lors de mon premier séjour à New York à Riverside drive, et ce disque, tout à fait par coïncidence, il n’est l’objet d’aucun choix de ma part, offrait ces concertos pour deux ou quatre pianos de Beethoven qui doivent être les BWV 1061 ou 1063, quelque chose comme ça. Je me souviens d’ailleurs, puisque nous en sommes aux confidences, qu’une fois déjà je parlais à la radio de ce concerto de Bach — je viens de dire, je crois, de Beethoven ? Il s’agit bien entendu (petit rire), pardon, de Bach, des concertos pour deux pianos et quatre pianos de Bach. Une fois où j’en parlais, j’avais déjà eu un lapsus, un lapsus encore beaucoup plus fâcheux d’autant plus que sur le moment il m’avait échappé, et j’avais parlé, horreur ! je m’en réveille encore la nuit tellement ce souvenir est mauvais, des concertos de Bach BMW 1060 et 1063. Ce qui était d’ailleurs une horreur à tiroirs, à double niveau, car tous les connaisseurs me disent maintenant qu’on ne dit même pas à propos des automobiles BM double V, mais que tous les connaisseurs savent qu’il faut dire BMV. Toujours est-il que c’était les concertos BWV 1061, je crois, je ne suis pas tout à fait sûr du numéro d’opus, qui sont pour moi, qui demeurent, New-York en 1969, je crois.

Le disque lui-même, l’objet, sa cassette, les circonstances de son achat, peuvent être l’objet de cet investissement presque poétique, c’est-à-dire se lier à la musique. Par exemple, pour en revenir à cette sonate pour violoncelle seul de Kodály, je me souviens très précisément des circonstances de son achat à Budapest. Vous savez, quand on est à Budapest, les connaisseurs vous disent, il y a deux choses qu’il faut absolument faire, c’est aller aux bains et aller chez Ungaroton, qui est un magasin de disques extraordinaire, en effet. Je regrettais beaucoup de n’être pas allé chez Ungaroton le dernier jour de mon séjour à Budapest qui se trouvait être un dimanche. J’ai malgré tout erré dans le quartier et j’ai eu la bonne surprise (c’était un dimanche pluvieux d’avril) de voir que le magasin Ungaroton était ouvert. C’est donc là que j’ai acheté ce disque. Il m’en souvient… La couleur pluvieuse et grise de cette journée de Budapest, d’un dimanche à Budapest est pour moi dans cette musique, comme doit y être aussi par exemple l’image même de Kodály, la grande beauté physique de Kodály, qui est peut-être le plus beau physiquement de tous les compositeurs, les manières de Kodály, telles qu’elles peuvent apparaître dans de nombreux livres publiés en Hongrie, puisqu’il est l’objet d’un culte beaucoup plus développé, beaucoup plus visible, que celui de Bartòck. J’ai toujours été très impressionné par les manières de Kodály, en particulier par son élégance, comme étant une forme subtile et dont on parle peu de résistance. Il y a des images extraordinaires de Kodály avec des ministres de la culture soviétiques et des compositeurs officiels hongrois, et la dignité maintenue du malheureux Kodály après l’occupation et l’humiliation sans nom de son pays consiste en une extraordinaire élégance physique et bien sûr morale, on sent bien que l’un est très lié à l’autre. Ici dans cette sonate pour violoncelle seul, ce n’est peut-être pas tant l’élégance qu’on remarque que la profondeur. Encore qu’on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas une profondeur de l’élégance. Quant à l’élégance de la profondeur, c’est sans doute ce qui s’appelle la pudeur.

Comme je suis fétichiste, je n’aime pas entièrement les œuvres, en général, ou pas d’une manière égale. J’aime moins, c’est-à-dire que je n’aurais pas élu d’un goût particulier, le troisième mouvement de celle-ci, qui a un caractère un peu léger, très inspiré par des thèmes paysans magyars ou transylvans qui d’ailleurs sont beaux, c’est un mouvement réussi, mais enfin il n’aurait pas fait l’objet d’une élection particulière de ma part. Non, l’objet du goût fétichiste, c’est l’adagio, ce serait l’homme qui aime les adagios, qui, lui, est tout à fait ce que j’appelle une cavatine, ce qui creuse l’ici.

Mais nous allons entendre néanmoins la sonate pour violoncelle seul opus 8 de Kodály en son entier par Miklos Perenyi.

Je disais tout à l’heure que les musiques étaient liées à des saisons, à des époques de notre vie, à des lieux, à des couleurs du temps, elles le sont aussi bien entendu à des êtres, et j’avais suggéré lors d’une émission précédente qu’elles pouvaient être lieu de rendez-vous, et de rendez-vous même au-delà de la mort.

C’est particulièrement vrai en ce qui me concerne pour cet allegretto de la septième symphonie de Beethoven, que nous allons entendre maintenant, qui est très lié dans mon esprit à un très vieux monsieur que j’ai bien connu à la fin de sa vie et que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Jean Puyaubert, et qui était, qui avait été, toute sa vie l’ami des poètes, en particulier de tous les surréalistes, par exemple de Roger Vitrac. On vient de publier récemment Les lettres à Jean Puyaubert de Roger Vitrac. Jean Puyaubert avait une maison en Corrèze qui avait inspiré à Vitrac une pièce qui n’a jamais été tout à fait achevée qui s’appelait Pastorale. Là, il ne s’agit pas de la Pastorale de Beethoven, mais de la septième symphonie, celle que Wagner appelait l’apothéose de la danse. Puyaubert aussi cet allegretto de la septième symphonie était l’objet d’une sorte de métonymie littéraire, d’une association avec des idées, un texte, un texte de Paul Morand. Je ne sais pas exactement où se trouve ce passage où Paul Morand entend avec un gramophone, dans le Hoggar je crois, enfin au bord du Sahara, la septième symphonie de Beethoven sur les sables, et Jean Puyaubert disait toujours quand il entendait ça qu’il voyait Paul Morand sur les sables avec son gramophone.

Cet allegretto de la septième est le titre d’un petit livre d’André Billy, personnage qui lui-même avait été l’ami des poètes et particulièrement d’Apollinaire, dont je me souviens que je lisais, dans Le Figaro de mes parents, dans mon enfance, des chroniques dont une m’avait beaucoup plu. Il y a une phrase qui est l’une de mes phrases préférées de la littérature française : il expliquait qu’il avait fait changer sa chaudière, à Barbizon où il vivait, qu’il avait dit au fumiste à la fin de l’opération « A la prochaine fois », le fumiste avait répondu « la prochaine fois ce ne sera plus moi », et André Billy concluait : « je suis fait de telle sorte qu’au lieu de me réjouir de la longévité des chaudières, je m’attriste de la brièveté des fumistes ».
Nous allons donc entendre l’allegretto de la septième symphonie de Beethoven, dit pour moi « de la brièveté des fumistes ».

[allegretto de la septième symphonie de Beethoven]

Vous venez de voir le lieu où se tient, j’aime à le penser, un peu de l’âme de feu mon ami Jean Puyaubert, l’ami des poètes, vous venez de voir Paul Morand sur les sables, un peu comme Robert Redford dans le concerto pour clarinette de Mozart sur les pentes du mont Kenya, et en l’occurrence, c’était donc le fameux allegretto de la septième symphonie de Beethoven par l'orchestre philarmonique de Vienne sous la direction de Carlos Kleiber.