Bonsoir.
Qui n’a jamais vu Michel Larigauderie interpréter dans le vide, sans violon, le cantabile de Paganini qui sert d’indicatif à cette émission n’a jamais rien vu. Et pour le remercier de superviser avec tellement de gentillesse et de patience à mon égard cette série d’émissions, nous allons lui donner une œuvre pour violon on ne peut plus violonistique — on dit ça ? — qui est certainement un des grands concertos de violon du XXe siècle. (Je crois que pour les concertos du XXe siècle, le pluriel est concertos tandis que pour les concertos baroques le pluriel est concerti, n’est-ce pas? Il me semble que c’est ça la règle.) Enfin, c’est un des grands concertos de violon du XXe siècle, le concerto de Karol Szymanowski, qui date de 1915.

C’est une œuvre qui commence avec un tout petit peu d’agressivité, encore que très très mesurée, mais qui ensuite tombe dans un lyrisme absolument échevelé, auquel, personnellement, je suis, je dois le dire, extrêmement sensible. Il n’est pas exclu que quelques fois elle soit au bord de ce que nous appellerions le too much, mais dans l’ensemble c’est une œuvre extrêmement tenue que je trouve très émouvante. Ce n’est pas une cavatine, non, ce n’est pas une cavatine. C’est l’objet d’une élection fétichiste de ma part, certainement, parce que c’est une œuvre que j’entends souvent avec beaucoup de plaisir, et pour rester dans la cohérence de cette série d’émissions, c’est tout de même un nocturne, puisqu’elle est inspirée par un poème de Micinsky qui s’appelle Une nuit en mai.

Je m’étais laissé dire, ou j’avais lu dans le défunt Gai Pied, que cette œuvre avait été dédicacée à un violoniste qui était, comment dit-on, l’amant de Szymanowski, en somme. On me dit qu’il n’en est rien, enfin que ce point n’est pas assuré, peu importe. Je dois dire que j’aimais assez cette idée de la dédicace à un être aimé d’un concerto de violon, parce que beaucoup de compositeurs ont dédié ou ont écrit pour les femmes qu’ils aimaient, ou peut-être les hommes, ou les garçons, des œuvres lyriques, des œuvres d’opéra, mais le rapport, le rapport amoureux, ou le rapport aussi physique, impliqué par l’écriture d’une œuvre pour violon, qui concerne en somme le corps tout entier, qui prévoit de prévoir la pose, la situation du corps, les attitudes, me paraissait très émouvante. Enfin, je ne sais ce qu’il en est historiquement de ce point qui est d’une importance, je le reconnais, secondaire.

L’inspiration de l’œuvre est légèrement orientalisante, me semble-t-il, par moments. D’ailleurs Szymanowski est l’auteur de ces merveilleuses chansons d’Hâfiz, qui sont légèrement antérieures au premier concerto. Il y a une tendance à se tenir dans l’extrême aigu du violon qui est un peu… straussienne, enfin, cette façon de se maintenir dans le suraigu fait penser au traitement de la voix, par exemple chez Strauss, mais c’est tout à fait le seul rapport avec Strauss, parce que, à ce point près, cette musique n’a pas grand rapport avec Strauss. Enfin c’est une musique, tout simplement, que je trouve incitatrice à la rêverie, à la rêverie heureuse, d’ailleurs, et que j’ai plaisir à vous faire entendre.
Voici donc le premier concerto pour violon de Karol Szymanowski, par par Wanda Wilkomirska, violon, et l'orchestre national philarmonique de Varsovie.

Les auditeurs de France-Musique sont gavés cette semaine d’Alexandre von Zemlinsky grâce à l’émission de Stéphane Goldet et le concert d’hier soir qui a permis d’entendre justement la Symphonie lyrique retransmise du Concertgebow d’Amsterdam, dans une interprétation qui avait peut-être pris exagérément le… du bon beurre hollandais, moi je trouve que la symphonie lyrique doit conserver euh…. quelque chose que j’appellerais volontiers chlorotique ! : par exemple, madame Julia Varady a un côté vierge folle que je trouve assez satisfaisant, une voix à la fois nerveuse et… en tout cas beaucoup moins épaisse que la chanteuse d’hier, qui chantait bien mais qui me semblait moins adéquate dans ce rôle.

Ce que je voulais vous faire entendre (je l’avais inscrit à ce programme depuis longtemps) était le quatrième mouvement, le quatrième lied de la Symphonie lyrique. Je crois que je vais dire un mot aussi des paroles qui sont magnifiques. Quand j’étais enfant, ma sœur m’avait offert une collection absolument merveilleuse de tous les prix Nobel de littérature, ce qui fait que j’étais fou de gens les plus inattendu, d’un tas de scandinaves genre Verner von Heidenstam, Karl Gjellerup; et dans cette liste il y avait aussi Rabindranath Tagore, qui est l’auteur des poèmes qu’on entend dans la symphonie lyrique, et par exemple de ce que chante la femme dans ce quatrième mouvement, Sprich zu mir Geliebter. Evidemment, ce que je vais vous donnez est retraduit de l’allemand et on est bien loin du bengali: «Parle moi,mon amour, Dis moi les mots que tu chantais, La nuit est sombre, Les étoiles sont perdues dans les nuages, Le vent soupire à travers les feuilles,…» etc, etc

Pourquoi aimes-t-on les œuvres musicales? Pour des raisons qui ne tiennent pas toujours exclusivement à leurs qualités intrinsèques. Je crois qu’on peut élaborer une théorie esthétique de la boule ou du nid d’oiseau : il y a une accumulation d’idées, de caractères, qui sont là, encore, grâce aux vésanies dont je parlais l’autre jour, «ces œuvres chargées de vésanies» selon l’expression de Bachelard. L’œuvre que je vais vous faire entendre maintenant, dont je soupçonne qu’elle ne vous est pas extrêmement familière, n’est pas absolument un chef d’œuvre, encore que ce soit une œuvre de très bonne venue, je trouve, surtout peut-être si l’on considère qu’elle est l’œuvre d’un garçon de dix-sept ans, Luis de Freitas Branco. Elle a été composée (voilà: je trouve que tout ce qu’on peut dire d’elle fait rêver) elle a été composée aux Açores, elle a été achevée le 1er janvier 1908 par ce jeune Freitas Branco, qui l’avait appelée Sur une lecture d’Antero de Quental, la référence étant évidemment Sur une lecture de Dante de Liszt. Freitas Branco avait écrit trois poèmes symphoniques sur une lecture d’écrivains portugais, une sur une lecture de Julio Dinis, une autre sur une lecture de Guerra Junqueiro.

Cet Antero de Quental est l’un de ces merveilleux poètes portugais qui sont des annonciateurs en quelque sorte de la gloire de Fernando Pessoa, tous ces Cesario Verde, Antonio Nobre… Antero de Quental, qui est le grand poète des Açores, qui est à la fois un peu Baudelaire, un peu Nerval, qui s’est suicidé aux Açores… Il en est question, beaucoup, dans ce livre merveilleux de Antonio Tabucchi qui s’appelle Donna di Porto Pim, ce livre tellement larbaldien, qui est à la fois un roman, une méditation sur les voyages, sur les lieux (sur les Açores en l’occurrence), sur la lecture, sur la littérature en général… Je dois dire que toutes ces choses s’accumulent dans le goût que j’ai pour ce poème symphonique Antero de Quental de Luis Freitas Branco, qui est en soi une œuvre évidemment très wagnérienne. C’est la première œuvre du wagnérisme lusitanien et qui, je trouve, est extrêmement émouvante, en raison peut-être de toutes ces associations que j’y apporte moi-même, avec les Açores, avec Tabucchi, avec Antero de Quental, avec Pessoa lointainement…

Voici donc le poème symphonique «Sur une lecture d'Antero de Quental» de Luis de Freitas Branco par l'orchestre philarmonique de Budapest. Avouez que ce caractère inattendu ajoute encore au moins au pittoresque de la chose et de l’œuvre.

[musique]

Vous venez d’entendre le chef d’œuvre du post-wagnérisme açoréen, le véhément et océanique poème symphonique Sur une lecture d’Antero de Quental composé en 1908 par le jeune Luis de Freitas Branco. Après tout, Richard Wagner lui-même, en 1854 ou 1855, a hésité pendant quelques semaines à accepter la proposition de l’empereur Pierre II du Brésil, qui lui offrait la direction de l’opéra de Rio de Janeiro. Si l’on songe combien la face du monde aurait été changé, le festival de Bayreuth aurait lieu à Rio de Janeiro, ou à Petropolis, ou à Manaos,… Enfin toutes ces supputations font qu’il n’est pas si déplacé, après tout, que des œuvres composées aux Açores au tout début du siècle aient un caractère lointainement parsiphalesque… Pourquoi le château du Graal ne serait-il pas à Porto Pim ?

Voici le quatrième mouvement de la Symphonie lyrique d’Alexandre von Zemlinsky par Julia Varady et l’orchestre philarmonique de Berlin sous la direction de Lorin Maazel.