Véhesse

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mercredi 16 novembre 2005

Domaine privé : Quatuor à cordes, fétiche et cavatine - Chostakovitch

Bonsoir. Je remarque que mes illustres collègues de promotion du Domaine privé se sont bien gardés de communiquer à l’avance leur programme comme on leur demandait, alors que moi, discipliné, j’ai donné un programme, et maintenant je m’en mords les doigts, parce que l’émission que j’avais prévu pour la date du 2 avril étant essentiellement ordonnée autour du quinzième quatuor de Chostakovitch, je dois dire que si j’avais su qu’elle serait diffusée du Grand Palais, j’aurais certainement pensé à autre chose, car c’est une œuvre peu faite pour des espaces aussi grands, à cause de son caractère on ne peut plus intime.

On dit généralement des quatuors à cordes que c’est une conversation entre les instruments, mais là, il n’y a même pas de conversation. On est dans le registre de la confidence, et même peut-être, de la confidence à soi-même. D’ailleurs elle fait penser aux moments les plus intimes de l’existence, et même elle peut leur servir, peut-être aux moments d’amour. Il est toujours difficile de trouver la musique pour l’amour, peut-être que celle-là qui est pourtant au premier chef une musique pour la mort est également une musique pour l’amour. Je dirais même, puisque notre ami Vincent a parlé l’autre jour de l’orgasme, que celle-ci est assez post-orgasmique, ou post-coïtale.

C’est une musique évidemment désespérée, c’est aussi une musique du non-désir, mais éventuellement au sens positif du terme. Espoir et désir sont toujours espoir et désir d’ailleurs, d’autre chose, de quelque chose qui n’est pas là, qui n’est pas encore là, ils sont désir de métaphore, de ce qui va nous porter ailleurs, tandis que ce quatuor, ce quinzième quatuor de Chostakovitch, le dernier, lui, est pure cavatine. Il creuse l’ici. Libérés du désir, nous sommes rendus à la présence.
Camus disait qu’il n’y a rien de pire que l’espoir, peut-être qu’il n’y a rien de pire en ce sens que le désir [xxx] en ce sens uniquement, toujours est-il que là, nous n’aspirons plus à quelque chose d’autre, nous sommes peut-être, enfin, pleinement, ici. Peut-être également que l’intemporalité stylistique dont il témoigne —c’est une œuvre qui date de 1974, mais elle serait pour quelqu’un qui viendrait de la Lune bien difficile à dater— peut-être que cette intemporalité stylistique a quelque chose à voir avec ce temps retrouvé qu’elle nous donne, cette présence exceptionnelle où elle nous rend ce moment, nous ne sommes plus portés par le désir vers autre chose, nous sommes rendus à nous-mêmes ou à l’autre peut-être, mais en tout cas au présent.

J’ai un autre regret, léger regret, celui d’avoir choisi cette œuvre peut-être pour aujourd’hui, mais peu importe parce qu’au fond, l’archi-auditeur dont j’ai parlé un jour, l’auditeur idéal auquel je me rends compte on songe quand on présente des émissions à la radio, cet auditeur idéal est peut-être perdu dans quelque campagne dans l’attente, toujours plus longue en cette saison Dieu merci, de la nuit. Mon autre regret porte sur le fétiche auquel pour une fois je ne me suis pas abandonné, j’ai fait entendre cette œuvre en entier, et peut-être qu’elle est trop longue pour une écoute pleinement attentive de bout en bout. Je n’en sais rien, moi, je ne parle que de ma propre expérience.

Je crois, je l’avais déjà dit, qu’il n’y a que le fétiche qui voit bien, et bien sûr qui écoute bien, ce qui sélectionne. Les gens sans fétiche ne savent pas décrire, les gens qui ne sont pas fétichistes, quand ils vous parlent par exemple de quelqu’un qu’ils désirent, ne vous en donne aucune idée, ou plutôt ne vous en donnent qu’une idée mais aucune image. Quand elles sont poussées dans leurs derniers retranchements, elles disent « c’est tout un ensemble ». Là j’ai un investissement particulier, bien sûr, sur certains mouvements de cette œuvre, en particulier, ça tombe bien, le premier. Le premier mouvement, qui est un adagio, comme tous les mouvements de cette œuvre —cette œuvre est bizarrement, comme Les sept paroles du Christ de Haydn, que nous entendrons en partie vendredi prochain, à l’occasion du Vendredi Saint, cette œuvre est composée, c’est une rareté, de six adagios. A mon avis, le premier est peut-être le plus beau, encore que je me permets de vous recommander tout particulièrement également le nocturne, parce que les nocturnes sont très liés, je crois que nous l’avons établi au cours de cette série d’émissions, à la cavatine, le nocturne qui est je crois le cinquième, qui intervient à peu près vingt minutes après le début de l’œuvre.

Donc il faudrait écouter de manière fétichiste chacun des mouvements de ce quatuor, mais, si ce n’est pas possible, je vous souhaite tout de même des moments de plaisir particuliers. Donc voici le quinzième quatuor en mi bémol mineur de Dimitri Chostakovitch par les vaillants archets du quatuor Borodine, à qui la gloire de Chostakovitch et la gloire de sa musique de chambre doivent beaucoup.

Voilà, nous passons notre temps à remettre à plus tard de vivre pleinement, quand nous aurons fini notre livre, quand les travaux de la maisons seront terminés, quand les enfants seront pleinement élevés, quand Adélaïde ou Pierre-Antoine nous aimera, quand la belle saison sera revenue ; cette musique qui, elle, n’attend plus rien, cette musique d’au-delà du désir, c’était donc le quinzième quatuor de Dimitri Chostakovitch en mi bémol mineur par le quatuor Borodine.

Ce programme va se continuer avec une œuvre également dés-espérée, d’au-delà de l’espoir, qui est un lamento, genre bien connu —sa référence absolue étant évidemment le lamento d’Ariane de Monteverdi— ce lamento-ci qui est un lamento d’Olympia est lui tout à fait contemporain. C’est l’œuvre d’un compositeur dont pour commencer j’aime beaucoup le nom : il s’appelle Sigismondo d’India. Sigismondo d’India est tout à fait contemporain de Monteverdi, encore qu’il soit né après lui, mais il est mort avant lui ; il a vécu beaucoup moins longtemps, de 1582 à 1629, c’est un compositeur palermitain, donc ici nous passons de Mantoue à la Sicile, un aristocrate qui a vécu de cour en cour et qui a achevé sa vie à la cour du duc de Savoie à Turin.

Olympia, qui a également inspiré Monteverdi d’ailleurs, parce qu’il existe un lamento d’Olympia de Monteverdi, Olympia est un personnage du Tasse, de La Jérusalem délivrée, ici interviennent tous ces beaux noms et toutes ces géographies imaginaires, folles, constamment déplacées dont a parlé merveilleusement en son temps dans une préface à l’Arioste et non pas au Tasse Italo Calvino.

Olympia est la fille d’un roi de Frise, je crois, et elle aime un certain Bireno, où j’aime à retrouver peut-être à tort, je n’en sais rien, le nom de Biron car tous les noms des paladins, des chevaliers, des villages et des châteaux de France défilent dans l’Arioste et le Tasse souvent très bizarrement transformés, comme ce Rinaldo di Chiaramonte dans lequel il est un peu difficile de retrouver notre plus familier Renaud de Montauban.

A propos de cette géographie imaginaire, ici la pauvre Olympia est abandonnée, elle, sur une île de la côte occidentale de l’Ecosse, îles qui sont absolument superbes. J’ai un souvenir lointain de les avoir vues, de les avoir vues souvent dans mon adolescence, Rome, Iona, des îles totalement inhabitées et magnifiques et Olympia est abandonnée là. Il s’agit évidemment d’une variante du thème d’Ariane ou de celui d’Andromède, ou encore d’Angélique chez Robbe-Grillet. D’ailleurs Robbe-Grillet qui s’est tellement intéressé à l’Andromède d’Ingres, —comme quoi nous revenons à Montauban, Ingres le peintre de Montauban—, aurait beaucoup aimé la couverture de ce disque qui est un de ses agréments, je dois dire. C’est peut-être ce qui m’a séduit dans cette musique : elle est en soit très belle mais elle apporte avec elle toutes sortes d’autres plaisirs poétiques : Sigismondo d’India, son nom, ses géographies imaginaires, les îles de l’Ouest de l’Ecosse et ce très beau tableau, très étrange, qui est reproduit sur la couverture de ce disque qui est l’œuvre d’un peintre dont je dois reconnaître qu’il m’est totalement inconnu, qui peignait sans doute vers le milieu du XIXe siècle. Il s’agit de Daniel Maclise, le tableau qui s’appelle the Origin of the Harp est au musée de Manchester.

Olympia est ici interprétée par Emma Kirkby qui est accompagnée par Anthony Rooley, et donc, elle regrette désespérément, abandonnée sur son île, le départ de Bireno Bireno qu’elle appelle constamment, son nom revient très fréquemment et elle parle aussi du van disio, du vain désir ; donc une autre œuvre d’au-delà du désir, d’au-delà de l’attente, le lamento d’Olympia de Sigismondo d’India.

lundi 14 novembre 2005

Hypotèse sur la critique

La critique littéraire existe-t-elle ? Est-elle possible ? Aucun système de critique littéraire n'a jamais été retenu par la postérité. Mieux, tout système de critique littéraire apparaît nécessairement comme la tête de turc obligée de la génération qui le suit, et sans espoir de repêchage ultérieur. Les Faguet d'aujourd'hui se moquent des Faguet d'hier, confortablement installés dans la charrette même qui est en train de les conduire, comme leurs prédécesseurs, à la guillotine. Les grandes œuvres, à l'instar de ces reines qui font régulièrement exécuter à l'aube leurs amants d'un soir, étendent avec ponctualité raides morts sur le terrain leur ration périodique de cadavres critiques.

Jean-François Revel, Sur Proust

La critique (littéraire) n'a sans doute nulle autre raison d'être que de gloser à l'infini sur le texte aimé; ce serait finalement une sorte de lettre d'amour. Si cette hypothèse est juste, il est sans doute normal que chaque lettre (chaque système critique) ne survive pas à celui qui l'a écrite, chacun préférant écrire sa propre lettre d'amour que reprendre celle du voisin.

D'autre part, ou plutôt de ce fait, la critique est, peu ou prou un acte d'appropriation, et chaque critique aimerait réussir à prouver que lui seul a compris l'œuvre, et que c'est ainsi qu'il faut la comprendre et l'aimer. Il y a dant tout cela beaucoup de jalousie, de besoin d'être reconnu et préféré. J'imaginerais plus volontiers des amants qui s'assassinent les uns les autres qu'une reine qui envoie à l'échafaud l'amant tombé en disgrâce.

Domaine privé : Cavatina cavatina

Bonsoir. Nous arrivons à peu près, si mes calculs sont exacts, vers le milieu de cette série d’émissions que j’ai souhaité consacrer à la cavatine. Aussi bien serait-il temps d’entrer dans le vif du sujet, dans le cœur du sujet, à ce mi-parcours, c’est-à-dire en l’occurrence à Beethoven, et plus précisément, à la cavatine selon Beethoven, à la cavatine dans Beethoven.
Lorsqu'on me demande, et on me le demande beaucoup, ce que je veux dire par cavatine, si l'on m'interroge, comme faisait Claude Maupomé, "Comment l'entendez-vous?", ce terme de cavatine, je pourrais répondre tout simplement pour me couvrir, et de quelle façon somptueuse, je pourrais répondre "je l'entends comme Beethoven dans la cavatine du fameux 13e quatuor à cordes en si bémol majeur opus 130, dans son cinquième mouvement", et ce cinquième mouvement, intitulé expressément cavatine, adagio molto espressivo, est en quelque sorte le mouvement éponyme de cette série d'émissions. C'est la cavatine par excellence, ce que les ornithologues ou les naturalistes pourraient appeler cavatina cavatina, c'est-à-dire ce qui sert absolument de référence, sinon à toute les autres cavatines, du moins à la cavatine telle que je l'entends.

Cette cavatine a été composée dans la douleur, Beethoven le dit lui-même, pendant l’été de 1825. Le 13e quatuor est le dernier de ces quatuors dédiés au prince Galitzine, c’est-à-dire les quatuors Galitzine. Nous entrons ici, je crois pouvoir le dire, en priant qu’on m’excuse d’employer un terme aussi galvaudé, et je l’emploie ici en son sens premier, qu’on pourrait presque dire kantien, nous entrons dans le sublime pur. La cavatine du 13e quatuor était d’ailleurs considéré par Beethoven comme le couronnement de toute sa musique de chambre, et comme un des ses chefs-d’œuvre dans l’absolu. J’ai parlé à plusieurs reprises au cours de ces émissions de musiques qui n’allaient nulle part, voilà un exemple de musique qui ne va nulle part, non pas certes au sens où elle ne serait pas porteuse d’avenir, Dieu sait, car cette cavatine a eu une postérité abondante et glorieuse, mais elle ne va nulle part parce qu’elle creuse son être-là, si je puis dire, elle creuse l’ici ; elle est toute présence, et peut-être encore une fois, présence de la douleur.

Voici donc le cinquième mouvement, cavatine, de l’adagio molto expressivo du 13e quatuor en si bémol majeur opus 130 de Beethoven par la quatuor Alban Berg.

[musique]

C’était donc la cavatine par excellence, la cavatine du 13e quatuor de Beethoven. Elle est indiquée comme étant molto espressivo, adagio molto espressivo ; je ne trouve pas personnellement qu’elle soit extrêmement expressive, au sens où elle ne dit rien, elle ne parle pas, elle est profonde, mais elle ne s’exprime pas par des phrases : c’est en ce sens qu’elle est la cavatine pure, la cavatine de référence. Dans les autres exemples beethoveniens que j’ai choisis pour cette émission d’aujourd’hui, la cavatine est, à mon avis, plus proprement expressive et psychologique. C’est peut-être l’occasion de comparer la sensibilité beethovenienne à la sensibilité schubertienne, qui est peut-être la plus proche, ne serait-ce que chronologiquement, malgré des différences d’ordre psychologiques absolument évidentes.

Nous allons entendre maintenant le deuxième mouvement largo assai et espressivo, du trio avec piano en ré majeur opus 70 n°1 —il s’agit du fameux trio fantôme, ou trio des Esprits— nous en entendrons donc le largo en ré mineur. Ces trios de l’opus 70 sont dédiés à une grande amie de Beethoven, cette aristocrate hongroise paralysée qui était la comtesse Marie von Erdödy. On a une description tout à fait touchante par Louis Spohr d’une interprétation catastrophique, apparemment, de ce trio fantôme ou trio des esprits.
« L’expérience, écrit Louis Spohr, n’avait rien de plaisant. Tout d’abord le piano était affreusement désaccordé, ce qui n’inquiéta pas Beethoven le moins du monde puisqu’il ne l’entendait pas. De plus, il ne restait presque rien de la brillante technique tant admirée autrefois. Dans les forte, le pauvre sourd frappait les touches de toutes ses forces, transformant des groupes de notes en bouillie, au point que, si l’on ne suivait pas la partition, on perdait totalement le sens de la mélodie. Je fus très ému de cette tragédie ; la mélancolie chronique de Beethoven avait cessé d’être un mystère à mes yeux. »

Cependant, la mélancolie chronique de Beethoven est ici très clairement, très profondément exprimée. J’ajoute un détail qui doit avoir quelque signification : ce fameux thème qui donne son nom au trio fantôme, ce thème, ce motif rapsodique, avec son usage du tremolando, a été noté par Beethoven en marge d’esquisses d’un opéra inspiré du Macbeth de Shakespeare.

Voici donc le deuxième mouvement largo assai et espressivo, du trio des esprits, ou trio fantôme, par le Mozart trio.

En 1808 Beethoven dédicaçait donc ce Geister trio, trio fantôme, trio des Esprits, à son amie Marie von Erdödy, que la tradition germanique appelle Marie von Erdödy, mais enfin qu’il serait sans doute préférable d’appeler Maria Erdödy puisqu’elle était hongroise ; et en 1815 c’est à elle qu’il dédie de nouveau la cinquième sonate pour piano et violoncelle, l’opus 102 —la cinquième sonate est le deuxième numéro de l’opus 102— dont nous allons entendre, autre exemple de cavatine, de cavatine impure peut-être puisque de cavatine ultra expressionniste, enfin très sentimentale, cette cinquième sonate pour piano et violoncelle, nous allons entendre l’adagio con molto sentimento d’affeto.
Nous sommes ici très près, je suppose, du fameux, je demande qu’on pardonne ma catastrophique prononciation allemande, du fameux mit der innigsten Empfindung, avec le sentiment le plus profond, qu’a utilisé Beethoven pour un mouvement du quatuor et également pour un mouvement d’une sonate pour piano.

Et donc c’est l’adagio con molto sentimento d’affeto de la cinquième sonate pour piano et violoncelle opus 102 dédié à cette comtesse Maria Erdödy, et je trouve que ces dédicaces à la même personne, à sept ou huit années d’écart, dessinent de cette femme un portrait merveilleusement évocateur et émouvant ; je dois dire, on pourrait tomber amoureux de la comtesse Erdödy si on se met à l’imaginer à partir de ces deux œuvres bouleversantes que Beethoven a choisi de lui dédier.

[musique]

« Vous écoutez France-Musique et êtes au cœur du domaine privé de Renaud Camus. — Oui, tout à fait au cœur ! J’espère que vous avez bien remarqué au passage la cellule motivique, comme diraient voluptueusement nos contemporains, de Autant en emporte le vent : [la li lala nananala la] Euh… néanmoins il s’agissait de l’adagio con molto sentimento d’affeto de la cinquième sonate pour piano et violoncelle de Beethoven interprétée par Eugène Istomin et Léonard Rose.

A propos de la cavatine chez Beethoven, quid du piano, évidemment : y a-t-il des cavatines pianistiques ? Non seulement il y a à mon sens des cavatines pianistiques, mais on pourrait même trouver, à parler proustien cette fois-ci, « l’air national de la cavatine » comme il il y avait « l’air national de notre amour », en l’occurrence la fameuse sonatine de Vinteuil, l’air national de la cavatine, qui n’est guère un air et qui est évidemment fort peu national, pourrait être l’arietta de la 32e sonate de Beethoven dont je vous propose l’interprétation par Ivo Pogorelich. J’avais demandé quelque chose d’un peu délicat à nos amis de la console technique, parce que cette arietta est très difficile à séparer de l’adagio molto simplice e cantabile qui suit, qui bien entendu est tout à fait admirable, mais qui est admirable pour des raisons peut-être intellectuelles, parce que c’est une construction formelle absolument prodigieuse, où d’ailleurs Pogorelich, je ne sais pas si certains d’entre vous s’en souviennent, va vers des effets de bastringue au Nebraska qui sont, c’est le moins que l’on puisse dire, extrêmement singuliers, qu’on peut approuver ou… approuver moins. Cela dit, dans l’arietta il est tout à fait magnifique, je trouve, donc c’est l’interprétation que j’ai choisi de vous faire entendre de cet air national de la cavatine.

[musique]

Cette émission, on l’aura compris, n’est pas placée sous l’instance d’une extrême futilité, à mes petites interventions près. La cavatine est par essence grave et je crois que nous touchons ici à… les musiques qui sont parmi les plus denses, les plus sérieuses, les plus nobles, de toute l’histoire de la musique. C’est pourquoi parmi les variations Diabelli, par exemple, je choisirais comme autre exemple de cavatine dans le piano beethovenien la quatorzième variation qui est donnée comme grave et maestoso, cette fois-ci interprétée par Claudio Arrau.

[musique]

Dans le 13e quatuor nous entendions distinctement tout à l’heure les coups de pioche de l’excavateur, du cavateur, de l’auteur de cavatine ; ici, dans le lento assai, cantante e tranquillo du 16e quatuor, nous voyons distinctement, à mon avis, la pierre. J’ai tendance peut-être à voir la pierre partout parce qu’en vous parlant je suis ravagé moi-même par la pierre, par les coliques néphrétiques, mais je trouve que le 16e quatuor, en tout cas son lento assai, est extrêmement pierreux ; il fait penser à ces peintures de la première Renaissance italienne où l’on voit des saints dans des paysages artificiellement minéraux. Voilà une musique en voie de minéralisation, de pétrification, comme certains Saint Jérôme, par exemple le Saint Jérôme de Léonard de Vinci, sans compter que le corbeau lui-même apporte un petit caillou, j’en ai bien peur. J’aurais voulu faire entendre le tout début grave du dernier mouvement, mais nous n’en aurons pas le temps. Nous entendrons donc le lento assai du 16e quatuor par le quatuor Berg et nous entendrons à mon avis la pierre, cœur de la cavatine et son matériau.

musique

Ce voyage sur la lune, c’était donc le troisième mouvement lento assai e cantante tranquilo du 16e quatuor en fa majeur opus 135 de Beethoven, par le quatuor Alban Berg.

samedi 12 novembre 2005

Interprétation

Cet exercice de retranscription est étonnant. Je prends conscience à quel point l'écriture, la technique de l'écriture, est pauvre pour retranscrire une voix. Il manque les pics, les attaques de la voix ("C’est une œuvre qui COmmence"... "DAns un lyrisme ABsolument échevelé), les moments qu'elle se perd dans la fin du souffle (Pessoa lointainement), tous les moments que la voix semble au-dessus ou en-dessous du souffle..

Il y a les virgules et les points que je place arbitrairement, conventionnellement, alors que le plus souvent les phrases ne s'interrompent pas, elles semblent ne former qu'une seule longue mélopée (Sauf que c'est justement moins vrai pour cet enregistrement-là, hésitant, haché. C'était davantage vrai pour Nono, par exemple).

Il y a le sourire que l'on sent "C’est la première œuvre du wagnérisme lusitanien" dans la voix, impression renforcée par les précisions données après la diffusion de la pièce, comme s'il s'agissait d'expliquer que la plaisanterie, l'exagération, n'en était pas une ("Après tout, Richard Wagner lui-même, en 1854 ou 1855, a hésité pendant quelques semaines à accepter la proposition de l’empereur Pierre II du Brésil"): je ne peux m'empêcher d'imaginer qu'hors antenne, des explications ont été demandées, ou de légers reproches ont été adressés, et que donc un complément d'informations a été donné...

Bref, tout cela me permet, tandis que je retranscris les mots, le sens, et que je sens tout ce que je ne retranscris pas, tout ce que je ne fais pas "passer", de mieux comprendre ce que ce doit être d'interpréter un texte théâtral (et combien l'auteur doit pouvoir se sentir déposséder quand l'interprétation s'éloigne de ce qu'il imaginait), de mieux comprendre aussi à quel point une partition musicale donne finalement peu d'indications sur ce que le compositeur avait en tête.

mardi 1 novembre 2005

Michel Houellebecq

Réponse à un jugement de Guillaume:
c'est trop mal écrit, trop farci de clichés et trop kitsch pour que je pense sérieusement à poursuivre le sillon de ces proses fadasses.
Je ne suis absolument pas d'accord. Ce n'est pas mal écrit. C'est un style délibérément plat, sec, sans fioriture. Cela me fait penser à une écriture "américaine", mais je n'arrive pas à trouver à quel auteur américain je pense quand j'écris cela. Il est fort possible que ce soit un auteur dans un genre que vous méprisez, un auteur de science-fiction.

Les clichés sont une composante de ce style. Il est toujours à la limite du too much, à la limite de basculer dans le grotesque. C'est une écriture de et sur la bêtise.
Soit la phrase (entre cent du même acabit): «La remarque de sa mère, certes, n'avait rien de bien surprenant; le tabou de l'inceste est déjà attesté chez les oies cendrées et les mandrills.» (Les particules élementaires, p.93) : phrase cliché, toute prête, phrase qui met mal à l'aise, phrase qui peut faire sourire si on décide de la prendre au second degré, comme si elle était ironique, phrase plate, sans aucune marque d'ironie, dont il nous faut bien accepter ce qu'elle nous dit de l'homme, même si ce n'est pas agréable, phrase vraie et donc bête (phrase dite alors qu'elle allait sans dire), sans grand intérêt pour le texte lui-même, phrase qui ne sert qu'à mettre le lecteur en condition. Tout le style de Houellebecq vise à mettre le lecteur en condition, à le mettre mal à l'aise, en ce sens il est une provocation.
Ce qui est dit est toujours vrai (jamais faux), rarement agréable à entendre, pas forcément utile ou nécessaire, paraît souvent exagéré tandis qu'à la relecture de chaque phrase, rien n'est exagéré. C'est l'accumulation de phrases vraies non exagérées qui donne cette impression d'exagération. Il me semble que le génie de cette écriture est dans cette tension qu'elle fait naître entre l'obligation pour le lecteur de reconnaître que chaque phrase est vraie ou plausible, et le refus de ce même lecteur de reconnaître pour vrai le monde décrit au total par l'ensemble des phrases. Houellebecq oblige à voir, à reconnaître l'ambiguïté de notre vision du monde, notre souhait d'aveuglement.

Je n'ai pas de définition du kitsch, mais intuitivement, je pense que l'une des caractéristique du kitsch est de se démoder. Je crois que Houellebecq ne se démodera pas, qu'il sera l'un des rares qu'on lira encore dans trente ou cinquante ans (ou plus, mais restons modestes.)

C'est dans ce livre, Les particules élementaires, qu'il me semble trouver un autoportrait de l'auteur:
Travaillant dans les conditions du reportage, avec un matériel d'éclairage léger, il composait en déplaçant quelques objets des scènes troublantes, à la fois réalistes, tranquilles, et parfaitement désespérées, qui pouvaient évoquer le travail d'Edward Hopper. Il promenait sur les célébrités qu'il côtoyait un regard indifférent et filmait Bardot ou Sagan avec autant de considération que s'il s'était agi de calmars ou d'écrevisses. Il ne parlait avec personne, ne sympathisait avec personne; il était réellement fascinant. (p.38)
(C'est moi qui songe à un autoportrait, pas Houellebecq qui le proclame. Mais si j'ai raison, la dernière proposition est intéressante dans ce qu'elle dévoile de construction du personnage Houellebecq.)

Enfin, chose sans doute étrange, certaines thèses de Houellebecq (monde industriel déshumanisé, perte du désir et de la puissance sexuelle), me rappellent irrésistiblement L'Amant de lady Chatterley.
Taveshall! C'était là Tavershal! La joyeuse Angleterre! L'Angleterre de Shakespeare! Non certes; mais l'Angleterre d'aujourd'hui; Constance s'en rendait bien compte depuis qu'elle était venue y vivre. Cette Angleterre était en train de produire une nouvelle race d'hommes ultra-sensibles à l'argent et au côté politique et social de la vie; mais pour tout ce qui est spontané et intuitif, plus morte que des morts. Des demi-cadavres : mais dont la moitié vivante vivait avec une étrange résistance. Il y avait dans tout cela quelque chose de sinistre. C'était un monde souterrain, et imprévisible. Comment pourrions-nous comprendre les réactions d'un demi-cadavre? Constance vit passer de grands camions pleins d'ouvriers des aciéries de Sheffield, de pauvres petits êtres misérables, tordus, qui ressemblaient à des hommes, en route pour une excursion à Matlock, et elle se sentait défaillir dans ses entrailles; elle pensait: «Ah! Dieu, qu'est-ce que l'homme a fait à l'homme? Qu'est-ce que les conducteurs d'hommes ont fait à leurs semblables? Ils les ont retranché de l'humanité, et maintenant il ne peut plus y avoir de fraternité! Ce n'est plus qu'un cauchemar!

D.H. Lawrence, L'Amant de lady Chatterley, chapitre XI (p.259 dans mon vieux livre de poche imprimé en 1963)


« — Non, dit-il. Ça lui était bien égal. Seulement, il ne les aimait pas. Il y a une différence. Parce que, disait-il, les simples soldats sont en train de devenir aussi pédants, aussi dépourvus de couilles, aussi étroits de boyaux. C'est le sort de l'humanité, de devenir ainsi.
— Même les gens du peuple, les ouvriers?
— Tous. Leur nerf est mort. Les autos, les cinémas, les aéroplanes leur sucent tout ce qui leur reste. Croyez-moi: chaque génération engendre une génération plus abâtardie, avec des tubes de caoutchouc en guise de boyaux, et des jambes et des visages de fer-blanc! C'est une sorte de bolchevisme qui est en train de tuer tranquillement la chose humaine pour adorer la chose mécanique. L'argent, l'argent, l'argent! Tout le monde modernen'a qu'une idée au fond, c'est de tuer chez l'homme le vieux sentiment humain, et de hacher le vieil Adam et la vieille Ève en chair à pâté. Ils sont tous les mêmes. Tout le monde fait la même chose: anéantir la réalité humaine: une livre pour chaque prépuce, deux livres pour chaque paire de couilles! L'amour même n'est qu'une machine à baiser. C'est partout la même chose. Donnez-leur de l'argent, de l'argent, de l'argent, pour enlever tout le nerf de l'humanité et ne laisser que de petites machines trépidantes!»
Il était assis là, dans la cabane, le visage tiraillé par l'ironie et la moquerie. Mais, même ainsi, il tendait une oreille aux bruits de l'orage sur le bois qui lui donnaient une telle impression de solitude.
«Mais, est-ce que cela ne finira jamais? dit-elle.
— Oui, certes. Le monde accomplira son propre salut. Quand le dernier homme, vraiment homme, aura été tué, et que nous seront apprivoisés, devenus tous des animaux apprivoisés de toutes couleurs, blancs, noirs, jaunes, alors tous seront insensés. Parce que la santé de l'esprit a sa racine dans les couilles. Alors ils seront tous insensés, et feront leur grand autodafé. Savez-vous que autodafé signifie acte de foi? Eh bien, ils feront leur magnifique petit acte de foi; ils s'immoleront l'un l'autre.»

Ibid, chapitre XV
Cependant, finalement, un peu d'accord : on se lasse.
La peinture de l'homme moderne, obsédé et impuissant, m'avait fait rire avec une joie mauvaise, avec férocité, lorsque je l'avais découverte dans Extention du domaine de la lutte: j'avais quelques exemples à l'esprit… Si certains donnent l'impression d'avoir eu une révélation (mais n'avaient-ils jamais regardé autour d'eux?), j'ai eu l'impression d'une vengeance: enfin on tournait en ridicule ce monde sans culture, sans élévation, sans curiosité, et ces hommes pathétiques (désolée… Je ne suis pas androphobe, plutôt l'inverse, d'où ma colère, si vous comprenez ce que je veux dire: un peu de dignité, que diable!).

Maintenant qu'on a compris le fond de la pensée de Houellebecq (une illustration d'un roi sans divertissement de Pascal, un romantisme comme on n'en fait plus, l'espoir de s'en sortir (ou pas) dans une solution à la Huxley, l'ambition (le rêve caressé) d'écrire à la Balzac (mais Balzac était la force et la vie, la générosité, aussi, l'amour de la vie, tout le contraire de l'homme dépressif et angoissé)), cela devient un peu répétitif. Lorsque le fond n'est plus intéressant, il faut que la forme soit puissamment envoûtante, et ce n'est pas vraiment le cas.

Il reste que cela "est", comme dirait Flatters, et constituera dans le futur une excellente photographie d'une époque.

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