Hypotèse sur la critique

La critique littéraire existe-t-elle ? Est-elle possible ? Aucun système de critique littéraire n'a jamais été retenu par la postérité. Mieux, tout système de critique littéraire apparaît nécessairement comme la tête de turc obligée de la génération qui le suit, et sans espoir de repêchage ultérieur. Les Faguet d'aujourd'hui se moquent des Faguet d'hier, confortablement installés dans la charrette même qui est en train de les conduire, comme leurs prédécesseurs, à la guillotine. Les grandes œuvres, à l'instar de ces reines qui font régulièrement exécuter à l'aube leurs amants d'un soir, étendent avec ponctualité raides morts sur le terrain leur ration périodique de cadavres critiques.

Jean-François Revel, Sur Proust

La critique (littéraire) n'a sans doute nulle autre raison d'être que de gloser à l'infini sur le texte aimé; ce serait finalement une sorte de lettre d'amour. Si cette hypothèse est juste, il est sans doute normal que chaque lettre (chaque système critique) ne survive pas à celui qui l'a écrite, chacun préférant écrire sa propre lettre d'amour que reprendre celle du voisin.

D'autre part, ou plutôt de ce fait, la critique est, peu ou prou un acte d'appropriation, et chaque critique aimerait réussir à prouver que lui seul a compris l'œuvre, et que c'est ainsi qu'il faut la comprendre et l'aimer. Il y a dant tout cela beaucoup de jalousie, de besoin d'être reconnu et préféré. J'imaginerais plus volontiers des amants qui s'assassinent les uns les autres qu'une reine qui envoie à l'échafaud l'amant tombé en disgrâce.

Domaine privé : Cavatina cavatina

Bonsoir. Nous arrivons à peu près, si mes calculs sont exacts, vers le milieu de cette série d’émissions que j’ai souhaité consacrer à la cavatine. Aussi bien serait-il temps d’entrer dans le vif du sujet, dans le cœur du sujet, à ce mi-parcours, c’est-à-dire en l’occurrence à Beethoven, et plus précisément, à la cavatine selon Beethoven, à la cavatine dans Beethoven.
Lorsqu'on me demande, et on me le demande beaucoup, ce que je veux dire par cavatine, si l'on m'interroge, comme faisait Claude Maupomé, "Comment l'entendez-vous?", ce terme de cavatine, je pourrais répondre tout simplement pour me couvrir, et de quelle façon somptueuse, je pourrais répondre "je l'entends comme Beethoven dans la cavatine du fameux 13e quatuor à cordes en si bémol majeur opus 130, dans son cinquième mouvement", et ce cinquième mouvement, intitulé expressément cavatine, adagio molto espressivo, est en quelque sorte le mouvement éponyme de cette série d'émissions. C'est la cavatine par excellence, ce que les ornithologues ou les naturalistes pourraient appeler cavatina cavatina, c'est-à-dire ce qui sert absolument de référence, sinon à toute les autres cavatines, du moins à la cavatine telle que je l'entends.

Cette cavatine a été composée dans la douleur, Beethoven le dit lui-même, pendant l’été de 1825. Le 13e quatuor est le dernier de ces quatuors dédiés au prince Galitzine, c’est-à-dire les quatuors Galitzine. Nous entrons ici, je crois pouvoir le dire, en priant qu’on m’excuse d’employer un terme aussi galvaudé, et je l’emploie ici en son sens premier, qu’on pourrait presque dire kantien, nous entrons dans le sublime pur. La cavatine du 13e quatuor était d’ailleurs considéré par Beethoven comme le couronnement de toute sa musique de chambre, et comme un des ses chefs-d’œuvre dans l’absolu. J’ai parlé à plusieurs reprises au cours de ces émissions de musiques qui n’allaient nulle part, voilà un exemple de musique qui ne va nulle part, non pas certes au sens où elle ne serait pas porteuse d’avenir, Dieu sait, car cette cavatine a eu une postérité abondante et glorieuse, mais elle ne va nulle part parce qu’elle creuse son être-là, si je puis dire, elle creuse l’ici ; elle est toute présence, et peut-être encore une fois, présence de la douleur.

Voici donc le cinquième mouvement, cavatine, de l’adagio molto expressivo du 13e quatuor en si bémol majeur opus 130 de Beethoven par la quatuor Alban Berg.

[musique]

C’était donc la cavatine par excellence, la cavatine du 13e quatuor de Beethoven. Elle est indiquée comme étant molto espressivo, adagio molto espressivo ; je ne trouve pas personnellement qu’elle soit extrêmement expressive, au sens où elle ne dit rien, elle ne parle pas, elle est profonde, mais elle ne s’exprime pas par des phrases : c’est en ce sens qu’elle est la cavatine pure, la cavatine de référence. Dans les autres exemples beethoveniens que j’ai choisis pour cette émission d’aujourd’hui, la cavatine est, à mon avis, plus proprement expressive et psychologique. C’est peut-être l’occasion de comparer la sensibilité beethovenienne à la sensibilité schubertienne, qui est peut-être la plus proche, ne serait-ce que chronologiquement, malgré des différences d’ordre psychologiques absolument évidentes.

Nous allons entendre maintenant le deuxième mouvement largo assai et espressivo, du trio avec piano en ré majeur opus 70 n°1 —il s’agit du fameux trio fantôme, ou trio des Esprits— nous en entendrons donc le largo en ré mineur. Ces trios de l’opus 70 sont dédiés à une grande amie de Beethoven, cette aristocrate hongroise paralysée qui était la comtesse Marie von Erdödy. On a une description tout à fait touchante par Louis Spohr d’une interprétation catastrophique, apparemment, de ce trio fantôme ou trio des esprits.
« L’expérience, écrit Louis Spohr, n’avait rien de plaisant. Tout d’abord le piano était affreusement désaccordé, ce qui n’inquiéta pas Beethoven le moins du monde puisqu’il ne l’entendait pas. De plus, il ne restait presque rien de la brillante technique tant admirée autrefois. Dans les forte, le pauvre sourd frappait les touches de toutes ses forces, transformant des groupes de notes en bouillie, au point que, si l’on ne suivait pas la partition, on perdait totalement le sens de la mélodie. Je fus très ému de cette tragédie ; la mélancolie chronique de Beethoven avait cessé d’être un mystère à mes yeux. »

Cependant, la mélancolie chronique de Beethoven est ici très clairement, très profondément exprimée. J’ajoute un détail qui doit avoir quelque signification : ce fameux thème qui donne son nom au trio fantôme, ce thème, ce motif rapsodique, avec son usage du tremolando, a été noté par Beethoven en marge d’esquisses d’un opéra inspiré du Macbeth de Shakespeare.

Voici donc le deuxième mouvement largo assai et espressivo, du trio des esprits, ou trio fantôme, par le Mozart trio.

En 1808 Beethoven dédicaçait donc ce Geister trio, trio fantôme, trio des Esprits, à son amie Marie von Erdödy, que la tradition germanique appelle Marie von Erdödy, mais enfin qu’il serait sans doute préférable d’appeler Maria Erdödy puisqu’elle était hongroise ; et en 1815 c’est à elle qu’il dédie de nouveau la cinquième sonate pour piano et violoncelle, l’opus 102 —la cinquième sonate est le deuxième numéro de l’opus 102— dont nous allons entendre, autre exemple de cavatine, de cavatine impure peut-être puisque de cavatine ultra expressionniste, enfin très sentimentale, cette cinquième sonate pour piano et violoncelle, nous allons entendre l’adagio con molto sentimento d’affeto.
Nous sommes ici très près, je suppose, du fameux, je demande qu’on pardonne ma catastrophique prononciation allemande, du fameux mit der innigsten Empfindung, avec le sentiment le plus profond, qu’a utilisé Beethoven pour un mouvement du quatuor et également pour un mouvement d’une sonate pour piano.

Et donc c’est l’adagio con molto sentimento d’affeto de la cinquième sonate pour piano et violoncelle opus 102 dédié à cette comtesse Maria Erdödy, et je trouve que ces dédicaces à la même personne, à sept ou huit années d’écart, dessinent de cette femme un portrait merveilleusement évocateur et émouvant ; je dois dire, on pourrait tomber amoureux de la comtesse Erdödy si on se met à l’imaginer à partir de ces deux œuvres bouleversantes que Beethoven a choisi de lui dédier.

[musique]

« Vous écoutez France-Musique et êtes au cœur du domaine privé de Renaud Camus. — Oui, tout à fait au cœur ! J’espère que vous avez bien remarqué au passage la cellule motivique, comme diraient voluptueusement nos contemporains, de Autant en emporte le vent : [la li lala nananala la] Euh… néanmoins il s’agissait de l’adagio con molto sentimento d’affeto de la cinquième sonate pour piano et violoncelle de Beethoven interprétée par Eugène Istomin et Léonard Rose.

A propos de la cavatine chez Beethoven, quid du piano, évidemment : y a-t-il des cavatines pianistiques ? Non seulement il y a à mon sens des cavatines pianistiques, mais on pourrait même trouver, à parler proustien cette fois-ci, « l’air national de la cavatine » comme il il y avait « l’air national de notre amour », en l’occurrence la fameuse sonatine de Vinteuil, l’air national de la cavatine, qui n’est guère un air et qui est évidemment fort peu national, pourrait être l’arietta de la 32e sonate de Beethoven dont je vous propose l’interprétation par Ivo Pogorelich. J’avais demandé quelque chose d’un peu délicat à nos amis de la console technique, parce que cette arietta est très difficile à séparer de l’adagio molto simplice e cantabile qui suit, qui bien entendu est tout à fait admirable, mais qui est admirable pour des raisons peut-être intellectuelles, parce que c’est une construction formelle absolument prodigieuse, où d’ailleurs Pogorelich, je ne sais pas si certains d’entre vous s’en souviennent, va vers des effets de bastringue au Nebraska qui sont, c’est le moins que l’on puisse dire, extrêmement singuliers, qu’on peut approuver ou… approuver moins. Cela dit, dans l’arietta il est tout à fait magnifique, je trouve, donc c’est l’interprétation que j’ai choisi de vous faire entendre de cet air national de la cavatine.

[musique]

Cette émission, on l’aura compris, n’est pas placée sous l’instance d’une extrême futilité, à mes petites interventions près. La cavatine est par essence grave et je crois que nous touchons ici à… les musiques qui sont parmi les plus denses, les plus sérieuses, les plus nobles, de toute l’histoire de la musique. C’est pourquoi parmi les variations Diabelli, par exemple, je choisirais comme autre exemple de cavatine dans le piano beethovenien la quatorzième variation qui est donnée comme grave et maestoso, cette fois-ci interprétée par Claudio Arrau.

[musique]

Dans le 13e quatuor nous entendions distinctement tout à l’heure les coups de pioche de l’excavateur, du cavateur, de l’auteur de cavatine ; ici, dans le lento assai, cantante e tranquillo du 16e quatuor, nous voyons distinctement, à mon avis, la pierre. J’ai tendance peut-être à voir la pierre partout parce qu’en vous parlant je suis ravagé moi-même par la pierre, par les coliques néphrétiques, mais je trouve que le 16e quatuor, en tout cas son lento assai, est extrêmement pierreux ; il fait penser à ces peintures de la première Renaissance italienne où l’on voit des saints dans des paysages artificiellement minéraux. Voilà une musique en voie de minéralisation, de pétrification, comme certains Saint Jérôme, par exemple le Saint Jérôme de Léonard de Vinci, sans compter que le corbeau lui-même apporte un petit caillou, j’en ai bien peur. J’aurais voulu faire entendre le tout début grave du dernier mouvement, mais nous n’en aurons pas le temps. Nous entendrons donc le lento assai du 16e quatuor par le quatuor Berg et nous entendrons à mon avis la pierre, cœur de la cavatine et son matériau.

musique

Ce voyage sur la lune, c’était donc le troisième mouvement lento assai e cantante tranquilo du 16e quatuor en fa majeur opus 135 de Beethoven, par le quatuor Alban Berg.

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