Et donc j'y étais, non sans une vague appréhension et une sorte d'ironie intérieure (du type "A Dieu vat"), puisque j'accompagnais Rémi Pellet qui m'avait appris le vernissage et gentiment proposé de partager sa voiture tout en m'avertissant "C'est la première fois que je vais revoir Renaud Camus, l'atmosphère sera peut-être un peu tendue".

Par hasard (? ce point n'est pas très clair, mais sans importance), Jean-Paul Marcheschi a pris une chambre dans le même hôtel que RP, ce qui fait que nous le rencontrons dans le hall. Jean-Paul nous invite à venir prendre un thé au bar d'à côté, invitation que j'accepte tandis qu'RP préfère aller acheter un parapluie. — Je suis sûr qu'il va pleuvoir, il me faut un parapluie, je déteste me mouiller.
— Mais comme vous êtes bien élevé, vous abriterez les dames, et vous vous mouillerez quand même.
Plus tard, il pleuvra, et RP me dira avec satisfaction "J'avais raison" et je penserai "moi aussi".

Je prends donc un thé avec Flatters et cigarettes a-camusiennes (non mais). Il est pressé, il a rendez-vous dans dix minutes au musée, il est à Rodez depuis mardi, il me dit que tout le monde a été charmant, et que comme la conservatrice du musée était malade, il a pu visiter la ville sans cornac. Il a l'air très satisfait de ce qu'il a pu y découvrir.
Il me parle un peu du musée que j’ai vu en arrivant, une bâtisse de deux étages pas très grande mais bien proportionnée, avec de curieuses statues au niveau du haut des fenêtres du deuxième étage, des chiens dorés. Comme je sais que sont exposés des pétrés, je lui parle de la lumière (les pétrés selon moi ne donnent leur meilleur qu’à la lumière naturelle), il m’apprend que le musée n’est électrifié que depuis dix ans, et que le musée dispose d’un très bel éclairage naturel.

JPM file à son rendez-vous, RP arrive avec son parapluie. Nous gagnons le musée à pied.



La salle d’exposition fait tout l’étage. Le thème en est les bagnes de Cayenne. En face de l’escalier se trouve une première série de bagnards, couchés. Imaginez une série de silhouettes grandeur nature, dans ces poses torturées qui semblent naître de la cire, douze bagnards silhouettes blanches sur fond noir, arc-boutées ou bandantes, les bras souvent figés à l’équerre comme des poupées ou des mannequins dans un geste de défense ou d’imploration. Cela évoque parfaitement la souffrance, la douleur, et je ne sais si cela naît des tableaux, mais ce que je ressens le plus, au milieu de tous ces tableaux de bagnards, c’est la solitude infinie de chacun au milieu des corps de tous les autres. Est-ce parce que les bagnard ont taille humaine et qu’ils sont chacun enfermés dans les limites de leur tableau, dans la nuit de leur toile individuelle; ou est-ce parce que je ne peux imaginer cette condamnation, cet emprisonnement, que comme une immense solitude dans la promiscuité ?

A gauche se trouvent d’autres bagnards, debouts, à droite des pétrés. Je fais cette expérience si commune de la re-connaissance, ce sont les tableaux que je connais déjà qui me plaisent le plus, ils se distinguent des autres par je ne sais quoi d’amical, ils m’accueillent, pensée pour Proust et Bergson. C’est la première fois que je vois autant de bagnards d’un coup, je crois qu’ils n’étaient pas destinés à une telle présentation initialement, ils devaient être répartis dans les cellules même du bagne de Cayenne. «Faire masse» leur convient bien (à mon avis, d’autres personnes sont plus hésitantes sur ce point); comment donner à imaginer 52000 bagnards si ce n’est par le nombre, nombre cependant suffisamment petit pour qu’on puisse encore avoir la notion claire de l’individualité de chaque silhouette, individualité clairement marquée par la taille et la posture de chacune, individualité qui permet au tableau de renvoyer le spectateur à sa condition humaine et qui permet au spectateur de s'identifier au tableau: si nous étions bagnards, nous serions cela.

Dans la partie gauche se trouvent les pétrés. Ce sont des tableaux construits cire sur cire, c’est l’épaisseur de la cire, le nombre de couches de cire dans des teintes et des fluidités différentes qui constituent le tableau, ce qu’il y a à voir. C’est très étrange, je suis sûre qu’un pétré pourrait se retrouver à la poubelle: «Cette toile est fichue, elle est pleine de cire.»
Ce sont mes toiles préférées, elles sont très lentes à se dévoiler, elles demandent du temps et une lumière naturelle. C’est à peine nous qui les regardons, c’est plutôt elles qui viennent à nous, elles rayonnent doucement, elles nous atteignent, les détails se dégagent lentement. Elles me font penser aux icônes, ce sont des toiles qui invitent à la méditation, qui la provoque. Je suis très heureuse de voir les deux immenses pétrés que j’avais déjà vus dans l’atelier de JPM pendus sur le mur du fond du musée: le fleuve Maroni, je crois. J’aurais bien aimé les voir en plein jour, ce sera mon regret.

Des pétrés ont été abîmés pendant le transport, on dirait qu’on a appuyé des caisses lourdes dessus, il y a de profondes lignes dans la cire, le visage d’une madone est divisé en trois, un Christ en croix est marqué de plusieurs de ses indentations. Collection particulière, propriétaire(s) indigné(s) et surtout malheureux. Et pourtant, il me semble que ces outrages vieillissent les tableaux, leur donnent davantage de charme. Enfin bon, ça m’est facile de penser cela, ces pétrés ne sont pas à moi, ce n’est pas moi qui ressent l’impression de mutilation et d’irréversible que je sais que je ressentirais.

La conservatrice du musée fait un discours de présentation, je l’entends mal, certains amis de JPM le trouvent plutôt (voire tout à fait) nul et semblent très énervés par l’absence du maire, représenté par son adjoint. Il est vrai que ces deux-là (la conservatrice et l'adjoint au maire) lisent à peu près le catalogue édité pour l’occasion, mais enfin... Luc et là, et Jimmy Rodriguez, et Mme Lloan, et Madeleine Gobeil, et Renaud Camus (sans Pierre).
J’apprends qu’il y aura demain des lectures de Pascal Quignard, et que Jean-Paul (Bayol) sera là :
— Vous ne restez pas ? Pascal Quignard donne une lecture demain.
— Vous ne restez pas ? Jean-Paul Bayol arrive demain.
— Vous ne restez pas ? Moi qui comptais vous faire visiter la ville et ses environs...

Non je ne reste pas. Il fallait prévenir ! Le temps de me tromper de dessert et de décommander une soupe d’agrumes pour la remplacer par une poire, et je file.