revu et corrigé par GC le 27 mai. J'ai corrigé directement l'orthographe, j'ai ajouté ses précisions en notes de bas de page.

Guillaume ayant fini par répondre à ma question, j'arrivai donc à l'EHESS à l'heure de la pause, à temps pour écouter GC qui devait intervenir ensuite... pensé-je.
(Grand plaisir plus tard, lors du cocktail, de pouvoir répondre mystérieusement à un géant blond qui me demande :
— Et vous, à quel titre êtes-vous là?
— Oh moi, je suis venue voir Guillaume, mais il ne le sait pas encore, il ne me connaît pas.
Tête du type: — ??
— On se connaît via internet.
(J'adore cette phrase ambigüe, on voit l'interlocuteur penser "site de rencontres", écarter l'idée, et ne plus savoir à quelle branche se raccrocher.))

En fait, les interventions avaient été interverties, je n'ai donc pas entendu GC. J'ai assisté à la prestation de deux femmes sur le thème «Mouvements de femmes, poétique de la féminité», puis Jean-Christophe Rufin a dit quelques mots que j'ai trouvés très clairs (je n'ose dire très justes puisque je ne connais pas du tout le sujet). [1]

Je découvrais d'un coup Nuruddin Farah, ses livres (feuilleté Links emprunté à mon voisin), le sort des Somaliens qui paraissent pour la plupart être en exil, avoir quitté leur pays et être des réfugiés à travers le monde. Parler de l'œuvre de Nuruddin Farah, parler à Nuruddin Farah, c'est évoquer à la fois une œuvre littéraire et une situation politique, tant interne (en Somalie) qu'internationale (prise en charge des réfugiés).

Nurrudin Farah n'est pas très grand, pas très foncé (c'est un Noir "marron", si je puis dire), âgé d'une soixantaine d'années. Il est en jeans et porte une chemise bleue qui lui va fort bien (je suis très sensible à la façon dont les couleurs font rayonner ou éteignent les visages.) Ce qui m'a le plus impressionnée et le plus séduite, c'est son regard, attentif, sur le qui-vive, sur la réserve, prêt à sourire, secrètement et pas si secrètement moqueur.

Je retranscris ici les notes que j'ai prises, sachant que je n'ai pas toujours tout compris ni tout noté (il manque notamment les questions posées), que j'ai pris mes notes en français tandis que Farah parlait en anglais, que j'ai pris des notes et que je vais donc "renarrativiser" celles-ci dans ma transcription, que par moments, vers la fin surtout, je ne suis pas sûre d'avoir bien compris. Ce n'est donc qu'une idée de ce qui c'est dit ce soir-là. Guillaume et Livy corrigeront ou préciseront.

- première prise de parole de Nuruddin Farah
C'est la première fois que je passe une journée entière à entendre parler de moi, à entendre mon nom. Cela m'a fait penser à une nouvelle de Borges, Borges et moi. Nuruddin c'est moi, mais c'est Farah qui écrit. J'ai remarqué durant la journée que les intervenants utilisaient l'un ou l'autre nom, et parfois je pensais, quand l'un disait «Nuruddin écrit», non, là, c'est Farah qui écrit. (rires dans la salle)

- question
Je ne lis pas les critiques ni les livres sur mes livres. Je me considère comme un médiateur entre l'œuvre et son sens (work and understanding). Je ne me souviens pas des mots en détail des années plus tard, je ne me souviens que du livre que je viens de terminer, pas des autres. Quand le livre est fini, il devient la propriété des autres.
Il y a des années (où? je ne l'ai pas noté, il s'agit d'une ville d'Afrique [2]), mes livres étaient enseignés en philosophie et histoire des religions, pas en littérature.
Ecouter les interventions sur mes livres m'a fasciné, j'ai été fasciné par l'intelligence des intervenants, bien supérieure à la mienne.
Souvent quand les gens m'interrogent, je demande conseil à Guillaume pour savoir quoi répondre. (NB: GC était à côté de Nuruddin Farah afin de traduire si quelqu'un avait un problème avec une phrase ou une expression.) (rires)

- question sur Hier, demain, livre davantage documentaire que littéraire
Je vois mon œuvre comme un seul livre décrivant la même société à différents niveaux. Il y a plusieurs points très importants: les droits de l'Homme, les enfants, sont très importants, ainsi que les femmes. Les hommes aussi, ajoute-t-il malicieusement comme après réflexion. Dans mes livres chacun (ici, j'ai compris par «chacun» «mes personnages» [3]) a l'occasion de s'exprimer, cela produit des contradictions.
Parfois des collègues féminines me disent que je suis dur (harsh (avec ses personnages féminins, je suppose)); c'est vrai, car je n'ai aucune condescendance. Les femmes dès quinze ans (aurait-il dit treize? [4]) sont plus fortes, plus conscientes. Je les traite de la même façon que je traite les hommes. (Là encore, j'ai supposé qu'il parlait d'un traitement littéraire. [5] J'ai pensé, comparé, le cœur serré, la vie ou le destin ou le quotidien d'une gamine de quinze ans chez nous ou d'une Somalienne dans son pays ou en exil: pas les mêmes responsabilités et donc pas la même maturité. Peut-on réellement comparer?)

Les hommes (sous-entendu africains ?) ne voient pas les femmes. Je vais faire une comparaison qui va peut-être vous choquer (ici les yeux de Farah pétillent de malice, je crois qu'il se moque de nous, de toute notre bonne volonté, nos grands mots, notre sensiblerie. Décidément il me plaît), les hommes ne voient pas les femmes comme il y a fort longtemps les Blancs ne voyaient pas les Noirs, ou comme un Texan en bottes ne voit pas une fourmi sur le plancher, n'a pas conscience que la fourmi existe.
Les femmes sont comme les fourmis, elles ont développé une sensibilité au danger, elles ont développé des antennes comme les fourmis pour interpréter un sourire, un cadeau... (un cadeau n'est jamais gratuit).

Hier, demain est plutôt un essai. Il m'a pris beaucoup de temps, il a été difficile à financer (pas compris si beaucoup de temps car difficile à financer ou l'inverse). J'ai malgré tout continué à écrire sur les réfugiés, un peu par hasard: on m'avait demandé de le faire à la fin d'une conférence, stupidement j'ai dit oui (dit-il avec un grand sourire. Et l'on voit bien à l'obstination de ces yeux qu'il l'a fait parce qu'il voulait le faire, et qu'une fois qu'il avait décidé de le faire, rien ne l'aurait empêché de continuer. Cet homme transpire l'obstination, la volonté, non pas une force qu'il possèderait, mais une force qui le possède).

Hier, demain, Links et Knots constituent un seul et même livre. Pour écrire A country in exile, je suis retourné à Mogadiscio. Ma sœur m'a demandé: «Qu'est-ce que tu vas faire là-bas? Il n'y a plus personne là-bas.''
Links décrit la guerre civile à Mogadiscio. Je l'ai écrit en vivant sur place en 1996. C'était très dangereux. J'ai été pris en otage, j'ai eu de la chance car la BBC l'a appris en a parlé, j'ai été relâché. Ce texte est le texte de quelqu'un qui a quitté le pays, c'est un texte sur ceux qui sont visités par ceux qui sont partis et reviennent en visite, les visiteurs ont l'œil frais comparés à ceux qui sont restés.
Hier, demain est un texte sur les gens qui viennent de quitter la Somalie.
Links montre que l'échec n'est pas ressenti comme un échec par ceux qui vivent dans l'échec.

- Pourquoi vous êtes-vous installé au Cap? Est-ce pour des raisons politiques, ou pour la montagne, la mer, le grand air?
J'ai suivi ma femme, c'est elle qui m'a conduit là. C'est elle qui décide. (rires)

- question
J'écris tous mes textes à la main, puis je les recopie sur l'ordinateur. Parfois je ne peux écrire qu'un paragraphe par jour à la main, puis quand je le recopie sur l'ordinateur, ce passage devient trois pages. Le premier jet est souvent catastrophique («The first draft is often an awful draft».) Ecrire le premier jet ressemble à errer dans le noir les mains tendues en avant et à se heurter aux meubles et aux murs. Après vous connaissez vos personnages : certains sont obstinés, certains ne veulent pas donner leurs secrets, certains sont bavards et il faut apprendre à les contrôler.
Quand je suis face à un mur (ie un passage difficile), je continue à la main. Je ne passe à l'ordinateur que lorsque j'ai trouvé la solution.

- Quelle différence faites-vous entre réfugiés et exilés?
Je vais vous répondre avec cynisme. On me cite souvent comme cynique, je suis souvent cynique, surtout quand je parle de la Suisse ou du Canada. (Comment dire? Chez un autre, ce serait de l'amertume. Ici, l'ironie, l'état d'alerte (watchfulness? comment traduire? [6]) transforment ces paroles pas exactement en cynisme mais en constat combatif: «c'est comme ça, mais nous ne l'acceptons pas. Nous respectons les règles actuelles, mais nous les dénoncerons et nous les ferons changer, aujourd'hui, demain, plus tard. Ne comptez pas sur moi pour me taire.» (Cela n'est bien sûr que mon interprétation d'une voix, d'une intonation, d'un langage corporel.[7]) )

En Suisse, si vous avez de l'argent, on ne vous posera pas de question. Au Canada vous obtenez la nationalité en une semaine si vous possédez xxx dollars canadiens (pas compris le montant [8]). Or un exilé est souvent pauvre.

Le premier exilé est Adam. Qu'est-ce qu'un exilé? C'est quelqu'un qui n'est pas à (ou dans) la place à laquelle il appartient logiquement.
Moi je ne suis pas en exil. Les gens au pouvoir en Somalie sont les exilés. Ils sont obligés de se protéger quand ils traversent une rue.
Je ne suis pas un exilé car je vis en Afrique. L'Afrique est un pays pour moi. Quand vous répondez au douanier que vous venez de Somalie, il vous répond avec le sourire «Passez».

Techniquement parlant je suis un réfugié. Avec un passeport somalien, il était très difficile d'entrer dans un pays. Les pays ne veulent pas accueillir de pauvres. Ils vous voient comme un de plus dans la queue. Mais quand je leur réponds en anglais, dans un anglais potable, ils me disent aussitôt que je peux passer.
En Hollande, les chiens sont entraînés à repérer les Noirs.
Maintenant que j'ai un passeport d'un autre pays africain c'est plus facile.

- Pourquoi écrivez-vous en anglais? Ne souhaitez-vous pas écrire en somali, ne regrettez-vous pas de ne pas écrire en somali?
Quand j'ai commencé à écrire en 1965, le somali ne s'écrivait pas. L'écriture n'existe que depuis 1972. J'ai écrit en somali dans un journal et j'ai subi des pressions. D'autre part, fallait-il écrire en somali si je voulais être publié?
Puis j'ai écrit une pièce en anglais et j'ai découvert que je n'étais pas ennuyé par la censure.
J'écrirai un jour en somali, mais pas maintenant.

- Y a-t-il des éléments autobiographiques dans vos livres?
Non. Si dans les années 60 j'avais écrit l'histoire d'un garçon de la campagne arrivant en ville, j'aurais eu un succès immédiat, car c'est très à la mode. J'ai écrit sur une femme vivant à la campagne. ("Née de la cote d'Adam"? C'est ce que j'ai compris, sur Amazon je trouve "From a crooked Rib" [9]).
Ma vie ne m'intéressait pas. J'ai rencontré un jour une femme qui voulait partager mes droits d'auteur, car elle disait que j'avais raconté son histoire. Quelle est votre histoire? lui ai-je demandé. Elle a raconté, et c'était vrai, à quelques petites différences près, c'était la même histoire.
— J'ai écrit cette histoire pendant que j'étais étudiant en Inde, lui dis-je, étiez vous en Inde à l'époque?
— Non
— Alors je ne partagerai pas mes droits d'auteur.

Je ne lis pas les critiques car elle viennent souvent longtemps après que j'ai fini les livres : pour moi l'affaire est close, je n'ai pas envie d'y revenir.
Il y a très longtemps, j'ai rencontré un critique célèbre dans le bar d'un hôtel de Lagos. Il venait d'écrire une critique élogieuse qu'il devait faire publier, il voulait que je la lise, il est allé la chercher dans sa chambre, il me l'a tendue. Je l'ai remercié, la gardant à la main.
— Vous ne la lirez pas?
— Sans doute pas, mais merci beaucoup.
Il a réécrit sa critique en disant que j'étais le pire écrivain qu'il connaissait.

Une autre fois, un homme est venu me voir à la fin d'une conférence:
— Ma femme adore vos livres, nous avons tous vos livres à la maison. Je n'arrive pas à vous lire, je n'aime pas ce que vous écrivez. Que dois je faire?
— Donnez-moi encore une chance.

Notes

[1] Si, si, très justes

[2] à Makere

[3] je [GC]) pense que c’est une continuité, dans son esprit, entre les personnages de fiction et les idées ou les états humains « réels » qu’ils représentent

[4] Non, c’est bien 15, je crois

[5] Pas seulement, crois-je.

[6] vigilance?

[7] Interprétation très pertinente, je trouve.

[8] 150 000 dollars

[9] oui, il a été traduit par Née de la côte d’Adam : il y a deux traductions différentes publiées sous ce titre, d’ailleurs