J'ai assisté à une soutenance de thèse pour la première fois de ma vie en décembre dernier. Mon amie Florence Macrez-G'sell (je donne son nom car j'espère que cette thèse va être publiée dans les prochains mois) soutenait une thèse en droit public : «Recherches sur la causalité dans la responsabilité civile»

Ce fut passionnant. Je pourrais accumuler les détails, disons simplement que cela m'a beaucoup plu.
J'ai été impressionnée de retrouver à travers les commentaires et questions plus ou moins acides du jury tout le caractère et les convictions de Florence. On lui a reproché le caractère philosophique de sa thèse, et il est vrai que c'est une amoureuse de Kant. On a loué son sérieux («Vous avez vraiment lu tout ça?» lui a demandé, impressionné, l'un des professeurs), son humilité («Vous n'avez pas cherché à apporter de réponse définitive à une question qui n'en a pas»), on s'est gentiment moqué de son idéalisme et de ses convictions moralisatrices.
(Je me rappelle, enfant, avoir eu le souffle coupé en entendant Me Vergès dire à la télévision: «La justice ne recherche pas le bien (Bien?), elle applique la loi.» Un gouffre s'était ouvert devant moi, une méfiance définitive envers le monde des adultes.
Florence en est encore là, je crois, elle souhaite encore faire coïncider la justice et le bien, et je suis rassurée à me dire qu'elle, elle est avocat, elle est docteur en droit, avec un peu de chance elle sera professeur : qu'ils soient nombreux comme elle, c'est mon seul souhait.)

Je me suis promis de ne pas la recontacter avant d'avoir lu sa thèse. Cela fait six mois...
Donc je lis sa thèse, et c'est passionnant. Instinctivement, on a l'impression de savoir ce qu'est une cause, avant de commencer à lire. C'est en fait très compliqué. Il s'agit moins de punir que de trouver un responsable qui dédommagera la victime, ce qui peut mener à des résultats curieux : par exemple, si une personne est renversée par un bus d'on ne sait quelle société, qu'il y a deux sociétés de bus dans la ville détenant respectivement 80 et 20 % de la flotte de bus, on peut soit ne pas dédommager la victime, soit condamner la société majoritaire au prétexte que c'est le plus probable, soit condamner les sociétés à payer respectivement 80 et 20 % des dédommagements...


Après ce petit préambule, voici quelques extraits pris dans les cents premières pages.

Le premier concerne le naufrage du Titanic, qui sert de fil rouge à l'ensemble de la thèse (p.19 et 20):

«Le 15 avril 1912, à 2h20 du matin, sombrait, corps et biens, à l’exception de 700 rescapés, le paquebot Titanic qui transportait, pour sa première croisière transatlantique, 2200 personnes à son bord [1] Quelles furent donc les causes du naufrage ? La présence inhabituelle d’un iceberg sur la route du navire [2] ? Le choix du trajet suivi par le paquebot, motivé par des raisons commerciales malgré la forte probabilité de glaces ? La légèreté du directeur de la compagnie maritime, intervenu auprès du commandant pour obtenir le renforcement de la vitesse du navire (21,5 nœuds lors du choc) ? La négligence de l’opérateur de TSF qui omit de transmettre au commandant un télégramme précisant la position de l’iceberg [3] ? Celle du commandant, qui s’abstint de réunir ses officiers de quart en fin de journée afin de faire le point sur la situation générale ? L’absence de fourniture de jumelles aux veilleurs qui, installés à 30 m de haut, dans la hune du grand mât, les avaient réclamées et n’aperçurent l’iceberg qu’au dernier moment ? La réaction de l’officier de quart qui ordonna, peu avant le choc, de virer à bâbord, provoquant un choc latéral qui fut fatal au paquebot [4] ? La superficie du safran, qui, trop faible, ne permit qu’avec retardement au navire de se dérouter sur la gauche et l’empêcha d’éviter totalement l’iceberg ? La conception du paquebot, qui ne pouvait supporter plusieurs voies d’eau et ne disposait ni d’un double fond, ni d’un compartimentage suffisant pour retarder, sinon empêcher, le naufrage ? La mauvaise qualité de l’acier des joints de la coque, qui cédèrent bien trop facilement sous le choc et la pression de l’eau ?
A quoi imputer, en outre, le nombre impressionnant de victimes ? A l’insouciance de l’armateur qui, persuadé de l’insubmersibilité de cet immense paquebot, avait prévu un nombre de chaloupes correspondant au tiers des personnes embarquées ? Au manque d’expérience et d’organisation de l’équipage dans les opérations de sauvetage ? A la passivité du navire le plus proche qui ferma sa TSF [5], ne tint pas compte des fusées de détresse émises par le Titanic et n’arriva sur les lieux que le lendemain matin ? Peut-on, enfin, tracer un lien, comme le firent alors les médias américains, entre le drame et le suicide, 17 ans plus tard, à la veille de son mariage, de l’un des rescapés, sauvé du naufrage à l’âge de 14 ans, qui ne s’était jamais remis de la catastrophe ? Ou avec celui, en 1965, de l’un des veilleurs qui avait aperçu l’iceberg à la dernière minute ? Par son ampleur, ses effets, l’enchevêtrement de ses causes, l’illusion techniciste qui l’a engendrée, la catastrophe du Titanic illustre idéalement l’accident moderne tel que nous le connaissons. Malchance, négligences, accumulation de détails... Comme pour chaque drame, les circonstances se sont incroyablement combinées pour aboutir au résultat final. Et comme pour chaque drame, on n’eut d’en cesse de déterminer les causes.




Le deuxième extrait pose la question de l'origine, ce qui forcément intéresse une camusienne (p.21 et 22) La réponse est sans appel : la seule origine possible est transcendante.

Le principe de causalité. L’idée selon laquelle tout a une cause est, pour le sens commun, évidente [6]. Ex nihilo nihil fit. On ne peut concevoir l’être sans envisager logiquement la possibilité de son inexistence. « Rien n’arrive sans qu’il y ait une cause ou, du moins, une raison déterminante, c’est-à-dire quelque chose qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon » [7]. La cause est donc ce qui génère, ce qui engendre. C’est la substance même de l’être que la causalité dévoile en expliquant sa survenance [8] . Ainsi, celui qui, prenant le Droit comme objet d’étude, souhaite en percer l’essence se tourne vers les « sources » du Droit, définies comme « ce qui l’engendre ». Mais penser la génération, suppose de concevoir, a priori, ce qui a été créé. De même que définir et analyser le Droit renvoie à la question de sa production, la démarche revient à prendre parti sur le critère du Droit [9] Tout être présuppose sa cause, de même que toute cause implique l’être qu’elle engendre. L’aporie est évidente si l’on énonce le principe de causalité de la manière tautologique qu’il prend parfois : « toute cause a nécessairement un effet » ou « tout effet a une cause ». Le principe de causalité est mieux traduit par l’idée selon laquelle tout ce qui existe a nécessairement commencé à exister un jour, et a donc, nécessairement, une cause. « Tout ce qui arrive (ou commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède, d’après une règle » [10]. Pour constituer une explication satisfaisante, la cause doit donc être extérieure à ce qu’elle explique. Cette conception implique une prise de distance avec la tradition des Anciens. Concevoir la cause, c’est envisager l’extériorité ou l’altérité agissante, tel le nourrisson qui, progressivement, perçoit le monde et le pouvoir de sa mère. Cette connaissance n’est pas gratuite : elle permet elle-même l’action. Il reste qu’ultimement, seule une transcendance, quelle qu’elle soit, semble pouvoir véritablement faire sens [11].



Je voulais recopier la conclusion de ce tour des philosophies de la cause, mais cela commence à être vraiment long, et j'ai un peu peur que ce ne soit très pénible à lire en colonne étroite. J'abrège le dernier extrait, qui résume le passage du "Pourquoi" des Anciens au "Comment" des Modernes pour aboutir au "Quand", ou "A quelles conditions" du monde actuel (p.50) :

L’évolution que nous avons grossièrement tenté de retracer montre que la causalité des Anciens, d’essence divine ou métaphysique, chargée d’expliquer pourquoi les choses sont ce qu’elles sont, a laissé place à une causalité « laïque » qui se présente, dans la physique classique, en termes mathématiques, au moyen d’un rapport fonctionnel. La pensée moderne a évacué de l’analyse causale toute considération relative aux fins. On se concentre sur la causalité efficiente, définie comme « l’agent ou la force efficace qui produit l’effet » [12]. Si certains courants de l’épistémologie contemporaine, déçus des limites d’une causalité réduite à l’idée de loi constante, voudraient ressusciter la causalité des Anciens, le modèle dominant de relation causale reste une liaison formelle, exprimable en termes mathématiques et traduisant une régularité sinon invariable, du moins probable.
A cet égard, si le recours aux probabilités était autrefois considéré comme la manifestation de l’ignorance de certaines lois naturelles, on s’est mis, progressivement, à le percevoir comme un « fait naturel » lui-même, ce qui a rendu légitime l’étude des processus aléatoires. Le modèle déterministe, porté par la mécanique classique, s’est ainsi profondément altéré. Les théories probabilistes ont eu même tendance à se prévaloir de leurs succès en physique et en biologie, pour tenter d’imposer une forme d’ « ontologie du hasard », où ce dernier aurait pris le relais du Dieu de Platon. Autrement dit, le probable, l’aléa n’est pas la manifestation des limites de nos connaissances, mais constitue la structure même du réel.

Notes

[1] Philippe Masson, Le drame du Titanic, Taillandier, 1998. Le naufrage donna lieu à trois enquêtes principales. Celle du Tribunal des naufrages britannique, celle du Board of Trade, limitée aux moyens de sécurité, et celle d’un sous-comité du Ministère du Commerce américain, sous la direction du Sénat, mandaté spécialement par le gouvernement américain en raison de l’émotion provoquée par le naufrage.

[2] L’hiver 1912, d’une douceur exceptionnelle, avait permis à de grandes masses de glace de dériver vers le sud, à des latitudes anormalement basses. Le phénomène était connu des marins et des compagnies maritimes. P. Masson, op. cit. pp 125-126.

[3] Selon un officier rescapé, cette négligence constitua une des « causes directes » du naufrage. P.Masson, op. cit. p. 118.

[4] Si le Titanic avait heurté l’iceberg de front, le naufrage n’aurait sans doute pas eu lieu. Seuls les trois compartiments de l’avant auraient été inondés, ce qui aurait permis au paquebot de se maintenir à flot. Mais en mettant la barre à gauche toute, l’officier de quart ne fit qu’obéir à une date lorsqu’un obstacle arrive droit devant. P. Masson, op. cit. p. 126.

[5] Le SOS émis par la TSF du Titanic à 0h45 fut le premier de l’histoire de l’assistance en mer. On utilisa également le code antérieur : CQD.

[6] Historiquement, il semble que l’homme ait, de tout temps, utilisé l’idée de cause, fût-ce de manière spontanée et non raisonnée. Le sens commun « se nourrit » de causalité. Il serait « totalement désorienté dans un monde sans causes où tout serait surprise et événement. Il admet spontanément que tout est lié selon une nécessité qui peut souffrir des exceptions mais qui a assez de fermeté et d’uniformité pour que l’on puisse se reposer sur elle », Michel Malherbe, Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, Vrin, coll. Pré – textes, 1994, p. 6

[7] Leibniz, Théodicée, §44, V° « Cause », Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit. p.127

[8] « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe », Spinoza, L’éthique, Définitions I, trad. Roland Caillois, Gallimard, Folio essais, 1954, Axiome IV, p. 67.

[9] V° « Sources du Droit (problématique générale) », in Dictionnaire de la culture juridique, par P. Deumier et T. Revet, p. 1430 et s. Les auteurs relèvent logiquement que, par hypothèse, le phénomène des sources se confond avec celui du Droit. Ils évoquent également la nécessité, au moins scientifique, de distinguer les deux problématiques du Droit et de ses sources. De fait, la notion de cause, à mesure qu’elle s’est éloignée de sa dimension métaphysique, fut progressivement conçue comme nécessairement extérieure à l’effet qu’elle engendre.

[10] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Quadrige, 1993, Analytique transcendantale, Livre II chap. II, Deuxième analogie de l’expérience, p.182

[11] C’est pourquoi il n’est pas possible de définir le Droit sans prendre parti sur un fondement qui le dépasse. En cela, le positivisme ne peut être qu’une position efficace d’un point de vue épistémologique – pour l’étude de l’objet Droit- mais qui laisse ouverte la question du fondement, si indispensable, pourtant, à la compréhension du phénomène juridique.

[12] Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire p. 195