La complexité de l'univers

— Cher époux, dit-elle de sa voix basse et sonore, vous comprendrez bien que pour une femme ambitieuse, il est dur, en entrant dans une salle de bal, de savoir que c'est au bras d'un cocu.
Tandis que très calmement et sans un mot de plus, elle franchissait la porte, le gentilhomme s'assit, s'étonnant comme il ne l'avait jamais fait de la complexité de l'univers.

Karen Blixen, Nouveaux contes d'hiver

Sympathie

— Qu'est-ce qu'une personne sensible ? dit la Gerbe à la Chandelle romaine.
— C'est une personne qui, parce qu'elle a elle-même des cors, marche toujours sur les pieds des autres, répondit la Chandelle romaine à voix très basse.
Et la Gerbe faillit éclater de rire.
— Qu'avez-vous donc à rire ? demanda la Fusée. Je ne ris pas, moi.
— Je ris parce que je suis heureuse, répondit la Gerbe.
— C'est là une raison bien égoïste, dit la Fusée d'un ton courroucé. Quel droit avez-vous d'être heureuse? Vous devriez penser aux autres. A la vérité, vous devriez penser à Moi. Moi, je pense toujours à moi, et je demande à tous les autres d'en faire autant. C'est cela qu'on appelle la sympathie. C'est une fort belle vertu et je la possède à un degré éminent. […]

Oscar Wilde, La Fusée remarquable

Embrasser une fille qui fume, c'est comme lécher un cendrier

Biff a dix-huit ans, c'est un garçon intelligent, doux et coincé, Heidi a seize ans, un peu peste, un peu paumée. A la demande d'une amie de sa sœur, Biff tient compagnie à Heidi.

Il se mit à pleuvoir plus fort quand la préposée, sa capuche remontée, leur fit signe d'avancer et de monter sur le ferry. Ils sortirent de voiture parmi les bruits de moteurs qui ronflaient, de pneus qui crissaient et de portières qui claquaient. Instinctivement, Biff prit un livre.
— Ça porte malheur si tu n'en as pas, dit-il à Heidi. En cas de naufrage.
Il lui en offrit un mais elle secoua la tête et lui montra son paquet de cigarettes.
— Ça porte malheur si tu n'as pas ça.

Randy Powell, Embrasser une fille qui fume, p.197


Il se pencha vers elle et l'embrassa.
Elle rouvrit les yeux.
— Et alors ? dit-elle, en passant son bras sous le sien comme il recommençait à marcher.
— Et alors quoi?
— C'était comme lécher un cendrier ?
— Je ne sais pas, dit-il après un instant de réflexion. Je n'ai jamais léché de cendrier.

op. cité, dernières phrases du livre.

Ecrit en pensant à Skot.

Pour le plaisir de quelques mots de gallois

Le problème de la thèse de Florence, c'est qu'elle fait plus de six cents pages. Même si elle est imprimée recto-verso, cela consiste à se promener avec presque une ramette de papier sous le bras. Ce n'est pas très pratique pour lire en attendant le bus, debout dans une rame de RER ou de métro, en marchant, sans compter les dizaines d'autres occasions où un livre permet d'oublier qu'on attend.

Voilà un excellent prétexte pour emporter en plus de la thèse de Florence un livre de poche, un texte facile afin de pouvoir l'ouvrir et le fermer sans vraiment avoir besoin de se concentrer (parce que la thèse de Florence... J'attends les exemples de jurisprudence entre deux passages théoriques pour me reposer).

Prétexte dis-je, car l'esprit (du moins le mien) étant naturellement paresseux, je me retrouve à ne plus lire que le poche, abandonnant la thèse. C'est ainsi que j'ai passé une semaine plongée dans la série policière des Joe Sixsmith, de Reginald Hill.
C'est une petite série, quatre livres. (La grande série de Hill, c'est "Pascoe et Dalziel", qui est d'ailleurs devenue une série télévisée en Angleterre.) C'est l'histoire d'un ouvrier mécanicien de Lutton que les années Thatcher ont mis au chômage (Hill déteste Thatcher) et qui décide de devenir détective privé, au grand désespoir de sa tante Mirabelle.


Voici un passage qui va me permettre de copier une phrase en gallois dans ce blog. (Il n'y a pas de petits plaisirs.)
Le contexte est le suivant: de passage au pays de Galles, Joe Sixmith a l'occasion de sauver une jeune femme d'un incendie. Pour le remercier (et l'interroger), les notables du coin (les Lewis) l'invitent à dîner en compagnie d'un couple de riches Londoniens (Fran and Franny). Les Lewis dirigent une école privée. C'est la fin du repas.

«A bread pudding which wouldn't have made above two decent sandwiches was soon polished off. Then came coffee in an elegant silver jug, but Joe recognized the flavour as belonging to the supermarket instant he himself favoured. He piled in two sugars and an inch of cream and dranck it quick. He was beginning to feel seriously knackered and the sooner this evening was done, the better.
He waited for his moment, then coughed, wich was easy with his throat, and said, 'Time for me to be off. Still a bit achy from, you know, last night...'
Sounded like he was wanting to milk the applause, he thought.
'Of course, my dear chap. How inconsiderate of us to keep you so long,' said Lewis.
'No, that's OK. I mean, I've enjoyed it. Thanks for a lovely dinner, Mrs Lewis. And thanks everyone...'
For the second time that night he sought a good exit line. The quote from 'Men of Harlech' that had got him out of the Goat didn't quite fit there, but there was that other bit of Welsh Bronwen has used. ''Thanks for your company'', she said it meant.
He conjured up the memory of her voice and said clairfully 'Sugnwch fy nhetau, bachgen bach.'
He thought he'd got it just about perfect. Certainly everyone looked amazed.
Franny said, 'Joe, am I right, is that Welsh? My, my, you even speak the lingo. What a man of hidden talents you are.'
That hand on his legs again, this time unambiguously on the upper tigh. This rate of progress, it was definitely time to leave.
'So are we going to be let into the secret?' said Fran the Man. 'What does it mean?'
'Perhaps you should do the honours, Mr Sixsmith', said Lewis.
Maybe his book-earned Welsh didn't run to everyday conversation, thought Joe.
'Don't really speak the language,' he said to Franny. "Just a phrase I picked up earlier. It means, thanks for your company, something like that.'
'Well, I'm still very impressed', said the woman. 'All the time I've been coming here and I never picked up a word. Don't you think it's amazing, Leon?'
'Indeed I do,' said Lewis. 'Mr Sixsmith, I compliment you on the excellence of your ear'.
Wain stood up so abruptly he knocked his chair over.
'You're not going to tell him, then?' he demanded. 'You're going to wait till he's gone, then have a quiet little chuckle at his expense?'
'Owain, that's enough,' thundered Lewis in a voice wich probably had the sixth form trembling and the first form wetting themselves. But it had no effect on his son.
'You disgust me, you know that?' said the youth, suddenly sounding more mature than his father. 'Mr Sixmith, someone's been playing a joke on you and my father obviously thinks it would be funny to let it happen again. But if you spend all your life with children, what's how you end up —childish— isn'it?'
'Sorry?' said Joe.
'What you said doesn't mean anything like thanks for your company,' said Wain. 'What it actually means is Sucks my tits, little man.' »

Singing the Sadness, de Reginald Hill, p84.
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.