En 1930, Albert Camus était le saint Pierre qui gardait les buts de l'équipe de football de l'Université d'Alger. Il s'était habitué à occuper ce poste depuis l'enfance, parce que c'était celui où l'on usait le moins ses chaussures. Fils d'une famille pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère inspectait ses semelles et lui flanquait une rossée si elles étaient abîmées.
Pendant ses années de gardien de but, Camus apprit beaucoup de choses :
— J'ai appris que le ballon n'arrive jamais par où on croit qu'il va arriver. Cela m'a beaucoup aidé dans la vie, surtout dans les grandes villes, où les gens ne sont en général pas ce qu'on appelle droits.
Il apprit aussi à gagner sans se prendre pour Dieu et à perdre sans se trouver nul, savoirs difficiles ; il apprit à connaître quelques mystères de l'âme humaine, dans les labyrinthes de laquelle il sut pénétrer plus tard, en un périlleux voyage, tout au long de son œuvre.

Eduardo Galeano, Le football, ombre et lumière - Climats, 19971


La morale de cet extrait a un petit côté Kipling.
L'ensemble du livre parcourt l'histoire et la géographie du football en procédant par bonds et gros plans, avec beaucoup de tendresse. C'est un livre purement anecdotique et exemplaire, dans tout ce que peut avoir de noble de tels qualificatifs (voir pour rire le commentaire sur Amazon d'un lecteur qui n'a pas du tout aimé).
Cette générosité du regard, cette plume qui n'en finit pas de raconter avec indulgence le monde dans sa dureté et de saisir les miracles quotidiens, m'ont rappelé le ton des Petites épiphanies de Caio Fernando Abreu. Peut-être sont-ce des traits typiquement latino-américains.



Note
1 : merci à Planes, suite à un tuyau de Tlön.