Certains me demandent quel est l’intérêt de lire ainsi que je le fais, de décrypter ainsi les mots, de chercher les références, de faire de l’analyse de texte et de se poser des questions encore et toujours.

Honnêtement, je ne sais pas. D’une certaine façon, ça n’a pas d’intérêt en soi, ça n’a aucune importance.
Peut-être.

La question que je me pose, moi, qui n’est pas la même mais qui rejoint celle-ci, est : Quel est l’intérêt d’exposer sur le net mes petites découvertes ? Qui cela peut-il bien intéresser, cela ne paraît-il pas un peu ostentatoire, n’est-ce pas mortellement ennuyeux ?

A cela, deux ou trois lecteurs de RC ont eu la gentillesse de répondre (je les remercie d’avoir pris ma question au sérieux et de ne pas l’avoir prise pour un geste de coquetterie). Leur réponse, sans qu’ils se soient concertés (d’ailleurs ils ne se connaissent pas), est la même, à peu près : parce que je ne lis pas comme eux, parce que je cherche des choses qu’ils ne cherchent pas, et que cela les intéresse de prendre connaissance de mes petites découvertes sans avoir à chercher, surtout qu’ils ne chercheront pas (dans la mesure où ils sont moins fous et moins obsessionnels que moi, ajouté-je in petto).


Ce que ne peuvent savoir ceux qui me demandent « quel intérêt ? », c’est qu’ils me reposent le sujet d’une dissertation de première. A cette question, j’avais répondu à peu près : « aucun », et pour remplir les quatre pages requises, j’avais parlé de démembrement, écartèlement, dépeçage et autre torture, au grand désarroi de ma professeur de français (Madame Squinabol, merveilleuse professeur de français, à qui je dois d’avoir appris à lire) qui s’ingiénait à nous apprendre l’analyse de texte linéaire.

En y repensant, je crois que c'est son obstination qui a fini par me convaincre, non pas que cela présentait un intérêt, mais que c'était intéressant. Je me souviens de mon progressif émerveillement (non, ce ne fut pas une révélation, ce fut une lente persuasion) à m'apercevoir que tout passage d'un "grand" auteur présentait une unité interne telle qu'il se suffisait à lui-même. Je me souviens du corrigé d'un commentaire de texte qui portait sur le repas qu'offre Gervaise exactement au milieu de L'Assommoir, ou de l'étude de l'incipit de l'Education sentimentale, je me souviens des "trucs" (car ce sont des "trucs", des ficelles), de la façon de passer le texte à travers plusieurs filtres, d'abord les sensations (quelles couleurs, quels bruits, quelles odeurs, quels goûts?), puis le narrateur, les temps employés, la présence ou l'absence de dialogues, je me souviens de l'interdiction absolue de "sortir" du texte, c'est-à-dire de faire référence à l'avant ou l'après, sauf en troisième partie, sauf en conclusion... C'était magique, on arrivait toujours à dire quelque chose, à pondre quelques pages!

La clé de tout cela, "l'intérêt", je l'ai compris par hasard, deux ans plus tard, en écoutant une conversation à la cantine entre deux khâgneuses. J'étais assise à leur table. L'une expliquait à l'autre qu'on venait de leur rendre un devoir sur Stendhal, et que tout le monde avait de mauvaises notes :
— Mais enfin, avait tempêté la professeur, personne n'a vu que ce texte était drôle?
— Et c'était vrai, ajouta la khâgneuse, j'avais eu envie de rire. Mais je n'avais pas osé l'écrire.»
Ça m'a fait un choc. Stendhal drôle? On avait le droit de trouver Stendhal drôle? On n'était pas obligé de l'entourer de déférence? Et on avait le droit, et même le devoir, de l'écrire?

Et c'est ainsi que j'ai compris "l'intérêt" de l'analyse, ou plutôt son but. L'analyse n'est que seconde. En premier vient la sensation. L'analyse permet dans un second temps, doit permettre dans un second temps, de cerner d'où naît la sensation, et le sens.

Finalement, je dirais en souriant, car il ne faut pas prendre ces mots trop au sérieux, que l'analyse de texte est peut-être davantage une analyse du lecteur que du livre (sans compter que le lecteur parle davantage de lui que du livre), elle est peut-être davantage l'analyse de ce qui nous fait hommes capables de comprendre les mêmes sentiments et les mêmes sensations derrière les mêmes mots, et donc l'analyse du sens, de la naissance, de l'émergence, du sens.
L'analyse de texte, j'en ai le soupçon persistant, n'est que l'astuce qu'ont trouvé des amoureux de littérature pour parler de littérature. C'est une lettre à l'aimée, c'est une lettre qui parle de l'aimée, c'est la possibilité d'écrire et encore écrire en sortant du simple bavardage, en s'appuyant sur le texte pour en faire le témoin et la dernière preuve de tout ce qu'on avance.

Quid de la liguistique et de la structure? Je me souviens de la première fois, en cours de philosophie, où j'ai entendu parler de signifiant et de signifié, et de la première fois où j'ai entendu parler d'analyse structurelle des contes (le gentil, le méchant, la quête, la récompense, etc), je me souviens d'avoir réellement compris ce qu'était un narrateur et des personnages grâce à des cours de cinéma donnés par Jean Collet,...
Il s'agit sans doute moins de comprendre une esthétique, "le beau", davantage de comprendre les structures de nos pensées et de nos sentiments. Cela me convient parfaitement.

Comment dire? Vous pouvez dépecer votre poste de radio, le décomposer en transistors, résistances et condensateurs, être capable de le construire ou de le réparer, savoir qu'il décode des ondes : jamais vous ne répondrez exactement à la question "Pourquoi, comment, retransmet-il des paroles émises à des kilomètres de là?". Il reste toujours de l'inexplicable. Toutes les explications de texte du monde n'ont finalement comme ambition que de faire reculer, mais également de rendre plus évident, plus inatteignable, ce reste.


A quoi bon chercher les références des Eglogues?
Imaginons que vous vous promeniez dans Paris sans rien connaître de l'histoire de Paris. Paris vous plaira sans doute, s'il fait beau, si les filles ou les garçons sont jolis, si vous pouvez rêver à la terrasse d'un café.
Si vous savez qui est Jeanne d'Arc quand vous êtes place des Pyramides, si vous savez ce que représente l'Arc-de-Triomphe, si vous avez une idée de ce que sont le Val-de-Grâce ou les vestiges de l'enceinte de Philippe-Auguste, si vous pensez aux tableaux que contient un musée en passant devant sa façade, Paris n'en sera pas plus beau objectivement, et pourtant, vous l'aimerez davantage. Il vous appartiendra un peu, vous serez devenu complice. Vous ne penserez pas à tout ce que vous savez, mais vous le saurez.
Si vous ajoutez à toutes ces connaissances des souvenirs personnels, si un café, une rue, rappelle un souvenir, si vous connaissez parfaitement les moindres ruelles d'un quartier, le plaisir de se promener dans ce quartier, inexplicablement, sera accru. Il y a un plaisir de la reconnaissance, de la connivence, de la possession ("mon" quartier).
C'est cela que je tente avec les Eglogues: j'en dresse la cartographie. J'explore, je découvre, je comble quelques blancs de la carte, en sachant parfaitement qu'il en restera. Mon plaisir est celui des explorateurs. Mon plaisir est d'accroître ma complicité avec l'œuvre, de la connaître en ses méandres.
Je mets mes petites découvertes sur le Net pour le cas, dans l'espoir, que cela puisse être utile à quelques autres, dans l'espoir que nous soyons plus nombreux à être plus heureux (une bonne dose d'idéalisme dans tout cela, c'est exact.)


Il y a une autre raison, plus secrète, à mon amour des Eglogues : je crois aux coïncidences. J'expérimente régulièrement les coïncidences; je ne peux que croire aux coïncidences. Comment pourrait-il en être autrement alors que rédigeant plus ou moins mentalement ce billet, j'entends à midi ce passage qui évoque la puissance d'une citation, le besoin compulsif d'en retrouver la source :

Mais justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de quarante-huit heures à la force qui les conduisaient vers le volume où étaient reliés les Orientales et les Chants du Crépuscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d'Automne, et je l'envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre, et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités Mme de Guermantes.

Du côté de Guermantes p.549 - Pléiade tome 2 (1954)