D'un cheveu

A la lecture de Roland furieux présenté par Italo Calvino (GF Flammarion), j'ai vu se lever les contes de mon enfance débusqués dans les livres de prix de mes tantes (couverture rouge ou bleue, cartonnée, caractères au plomb, relief des pages, odeur particulière des anciens greniers à foin, chaleur torride sous les tuiles, absence de réponse aux voix qui m'appelaient), j'ai retrouvé les changements de paysages si particuliers des Neuf princes d'Ambre, leurs combats et la multiplication des magiciens, des palais enchantés et des labyrinthes, j'ai reconnu dans Bradamante et Angélique les modèles lointains d'Éowyn, et dans Rabican, né du vent et de la flamme, un ancêtre de Shadowfax, j'ai eu l'impression d'être tombée sur une source vive de la littérature et de la BD fantastiques d'aujourd'hui.

Je ne sais que mettre en ligne, chaque passage me plaît pour une raison particulière et les commentaires de Calvino ne sont pas le moins amusant. (Calvino en fait un peu trop, d'ailleurs, nous ne sommes pas si bêtes, il n'est pas obligé de paraphraser chaque passage et de souligner les effets. Je crois qu'il finit par oublier qu'il a, qu'il aura, des lecteurs, et qu'il ne commente plus que pour lui-même, proprement ravi.)

Je vais donc mettre en ligne non ce que j'ai préféré (je serais bien en peine de dire ce que j'ai préféré), mais ce qui m'a fait rire parce que je l'ai spontanément rapproché d'une autre histoire :

Dans le delta du Nil, il est une tour que des crocodiles entourent de toutes parts. C'est le domicile du brigand Orille. Ce brigand a une particularité : il ne peut guère être abattu car, si on lui coupe un bras, il ramasse ce bras en ricanant et le recolle à son épaule, si on lui coupe un pied, il le remet en place comme s'il n'avait fait que perdre une chaussure, si on lui arrache une oreille, il l'attrape au vol ainsi qu'un papillon et la replace où elle était. Et si on parvient à lui couper la tête et à la jeter dans le Nil, il plonge et en nageant sous l'eau va la rattrapper tout au fond.
Deux garçons, des jumeaux, Griffon et Aquilant, sont en train de se battre avec Orille depuis un temps infini. Ils l'ont déjà démembré et mis en pièces des quantités de fois : et, chaque fois, les membres d'Orille retournent à leur place tout comme font les gouttes de vif argent dans le baquet d'un alchimiste.
Ces deux jumeaux sont les fils d'un paladin de Charlemagne, Olivier : dans leur âge tendre, ils ont été enlevés par deux fées, l'une toute blanche, l'autre toute noire. C'est bien pour empêcher qu'ils courent aux champs de bataille que ces fées les ont envoyés se battre avec le brigand Orille, assurées qu'ils en auraient pour une bonne pièce de temps.
En dehors de son cor magique, Astolphe a reçu un autre cadeau, un livre d'enchantement, bien pratique à consulter, vu qu'il comporte une table des enchantements dans l'ordre alphabétique. Il cherche donc dans cet index : «M... N... O, voilà! Ogresse... Orgelet... Orille, voilà! Il meurt si l'on parvient à lui arracher un certain cheveu qu'il a sur la tête.» Sapristi, c'est vite dit! Orille a en effet le chef couvert d'une chevelure fournie, qui lui va des sourcils à la nuque.
Eh bien, Astolphe, lui livrant combat, commence par lui fendre net le cou, en détachant la tête du buste. Une babiole, pour Orille, mais qui va l'occuper un moment : il faut qu'il aille retrouver le chef tronqué dans la poussière, à tâtons vu qu'il n'a plus d'yeux pour voir. Mais Astolphe, plus prompt que lui, ramasse la tête saignante et démarre au galop, la tenant par les cheveux.
Orille tâte le sol un peu partout, à l'aveuglette, comprend bien que son adversaire s'est joué de lui, remonte à cheval et se lance à la poursuite d'Astolphe. Il voudrait crier : — Arrête! Ce n'est pas régulier! — mais comment faire, pas moyen de crier, il ne dispose plus de bouche à cet effet.
Astolphe, lui, trouve un coin tranquille au bord du Nil, s'y assied avec la tête coupée sur les genoux et entreprend de l'effeuiller cheveu après cheveu, comme il ferait d'une marguerite. Mais il y a là de quoi passer toute sa vie, avec cette chevelure si longue, si drue, si graisseuse, et si pelliculeuse! Alors Astolphe dégaine, en tenant la tête par le nez, et comme son épée est aussi aiguisée qu'un rasoir, il la dénude à ras, mieux encore, la scalpe carrément. Sous la lame, le cheveu fatal tombera tout comme les autres : et, en effet, la tête devient blême comme une serpillière, ses yeux se tordent, ses mâchoires s'ouvent, elle n'est plus qu'un crâne tout desséché. C'est justement le moment où Orille étêté rejoint Astolphe, sur sa monture : il a un soubresaut, frissonne, et roule par terre les bras grand ouverts. (65-88)
Italo Calvino racontant Roland furieux de L'Arioste, p.160-161, édition GF Flammarion

Cela m'a rappelé (lointainement, bien sûr) le tome 1 de Trolls de Troy : à la fin de l'album, le troll et sa fille vont voir un grand sorcier car leur tribu a été ensorcelée. Le sorcier demande deux choses pour briser l'enchantement: du feu prélevé sur le feu originel, et une mèche de cheveux du magicien qui a jeté le sort à la tribu.
Le troll et sa fille s'éloignent :

— Il y a quand même une chose embêtante pour la mèche de cheveux...
— Oui, p'pa ?
— Leur grand sage. Celui qui a lancé son enchantement depuis son dragon... il est chauve.

Prudence

The Institute assumed it might be wise
Not to expect too much of paradise

Vladimir Nabokov, Pale Fire, Canto Three

Conseil pour la dissertation : exemple

Je dédie ce billet à Gv.

Ayant à faire quelques recherches sur la biographie de René de Obaldia, j'ai découvert avec délice son discours sur la vertu.

J'aime beaucoup l'humour qu'il y a à donner, année après année, le même sujet de dissertation à des écrivains maniant parfaitement la langue française, j'aime beaucoup l'humour avec lequel ils se plient à cet exercice à contraintes, respectant la forme, le fond, tout en se moquant de l'exercice, et sachant malgré tout, ce qui doit être désagréable, que leur discours sera comparé à ceux de leurs confrères.
J'aime beaucoup la façon dont ressortent, quelle que soit la somme de contraintes imposées, le style et la personnalité de chacun.

Je crois qu'un lycéen ou un étudiant qui voudrait faire des progrès dans la rédaction de ses dissertations aurait tout intérêt à imprimer et étudier les différentes versions de ces discours sur la vertu.

Pour les fatigués du clic, pour ceux qui ont une connexion lente, je livre (pour appâter) le début et la fin du discours de Obaldia :
Mesdames, Messieurs,

Je dois me rendre à l’évidence : c’est mon tour !
Je veux dire que, suivant la tradition établie à l’Académie française — et, bizarrement, de nos jours, toute tradition prend à mes yeux allure d’avant-garde — je suis invité, après maints de mes illustres confrères, à discourir de la Vertu.
Si nous ouvrons le Dictionnaire de la conversation, paru dans les années 1830, qui se définit comme « un inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous », nous pouvons lire au mot discours : « La première vertu d’un discours est de ne pas s’étirer au-delà de l’ennui. » Aussi, malgré l’ampleur du sujet, je vais tendre à ne point m’étirer.

Permettez-moi tout d’abord, en guise d’ouverture, de vous conter un apologue :
Cela se passe aux Indes. Un sage, particulièrement vénéré (visage émacié, regard venu d’une autre planète, barbe touchant terre) a élu domicile au pied d’un somptueux palétuvier. De tous les horizons, on vient le consulter. Voici que s’approche de lui un vieil homme.
— Auguste vieillard, interroge le sage, pourquoi t’avances-tu vers moi ?
— Pour connaître si mon désir de recommencer ma vie est légitime.
— As-tu été vertueux dans ta vie ?
— Maître, je le fus.
— Alors, pourquoi veux-tu recommencer une chose aussi triste qu’une existence vertueuse ?

[…]

En ces jours épais, où règnent la confusion des valeurs, le mensonge, la violence, le laxisme (Ah ! comme devraient être remis à l’honneur ce vieil adage : «On ne s’appuie que sur ce qui résiste», ou encore: «L’obstacle est le père de l’homme»), le laxisme, la bêtise galopante, où les médias — la télévision en particulier — donnent droit de cité, le plus souvent, à la vulgarité, à l’infantilisme, à la pornographie considérée comme un des beaux-arts: tous ces plein feux braqués sur l’insignifiance… alors, oui, vive la Vertu !
Comme l’a confié, un soir de grand vent, Sancho Pança à son maître le Chevalier à la triste figure : « L' homme est comme Dieu l’a fait — et bien souvent pire.»

Les vertus ne viennent-elles pas au secours de l’homme pour éviter le pire, précisément, afin qu’il puisse vivre en harmonie avec ses semblables?
J’irai jusqu’à vous confier que, parmi celles-ci, qui s’épaulent et s’enrichissent mutuellement, je placerai au premier rang l’humilité, pierre de touche, à mon sens, de toutes les autres vertus: en découlent la charité (le pouvoir de dire non, selon saint Paul), le courage — superbement magnifié ici, il y a peu, en l’honneur de notre chancelier, M. Pierre Messmer —, l’espérance, et autres petites sœurs…
Toutefois, c’est l’une d’elles, des plus modestes, qui me va droit cœur en ce moment même : la patience.
La patience dont vous avez fait preuve, Mesdames et Messieurs, en m’écoutant discourir, tant bien que mal, sur ce noble sujet.
Je ne puis que vous exprimer ma gratitude.

Conseils pour les rédactions et les dissertations

Devant le succès du billet "Comment écrire une carte postale", je m'en vais recopier quelques conseils pour les rédactions et dissertations.

Il s'agit du premier chapitre de La Prédominance du crétin, de Fruttero et Lucentini, livre paru en 1985 qui rassemble les meilleures chroniques, ou tout au moins les plus intemporelles, que ces deux écrivains ont écrites dans La Stampa entre 1972 et 1985.

Rédaction : les sujets de rédaction

Les Pléiades se couchent, les générations passent, mais les sujets de rédaction ne varient pas ; le même gémissement de désespoir, le même murmure d'impuissance continue à s'élever des bancs (naguère en bois, aujourd'hui en plastique) alignés dans les salles de classe : « J'sais pas quoi dire ! »

Pendant les années de la contestation, et pas seulement en Italie, on a tenté diverses voies. Des compositions collectives auxquelles chacun participait par une idée, un mot, une virgule ; des collages d'inspiration vaguement dada-montessorienne, avec des titres de journaux découpés ; des mots sur des bandes de papier, en vrac, que l'écolier devait « structurer » selon sa sensibilité, sa fantaisie ; et puis, bien sûr, les enquêtes et les travaux « de groupes », terreur de milliers de mamans, papas, grand-mères, tantes.

Les plus braillards et les plus ingénus parmi les novateurs tombèrent dans le piège du contenu ; on n'en a rien à foutre de Dante, c'est Gramsci qui nous intéresse. Comme si les Lettres de prison ne provoquaient pas, chez le malheureux cloué devant sa page blanche, la même paralysie abjecte, la même perplexité abattue qui afflige le jeune éxégète de la Divine Comédie.

En vérité, les divers réformateurs et expérimentateurs, ceux des ministères comme les babas barbus, furent tous victimes du même préjugé inconscient selon lequel écrire ne serait pas vraiment compliqué, au fond ; ce serait comme lire et même, carrément, comme parler ; aussi suffit-il de connaître les mécanismes élémentaires de la langue, quelques centaines de mots pour exprimer avec une précision exquise ce qu'on a dans la tête.

Les autres arts ne se prêtent pas à semblables illusions et gardent brutalement leurs distances : dans le public qui se presse pour le concert de Rostropovitch, ou l'exposition de Picasso, le pourcentage de ceux qui savent tenir un archet ou un pinceau est bien faible ; tandis que tous les lecteurs de Manzoni, tous sans exception, savent manier matériellement la plume plus ou moins comme lui, et cela leur procure la sensation, non pas, bien entendu, d'être Manzoni, mais quand même, de piocher, eux aussi, en bordure du même champ, de ne pas en être exclus par des ravins infranchissables.

C'est peut-être de cet antique aveuglement (signalé avec férocité par Kraus voilà déjà de nombreuses décennies) que naissent les sujets de rédaction qui sont toujours, d'une façon ou d'une autre, tellement difficiles, tellement épineux qu'ils donneraient la tremblote à n'importe quel écrivain professionnel.

Aux enfants de nos amis qui nous demandent conseil, nous recommandons en général de choisir les sujets « de cours », dont nous avons constaté le retour avec un vrai soulagement. Ce sont les plus inoffensifs, les plus fonctionnels, et en réalité les moins coercitifs, les moins sournois pour les élèves. Seuls des esprits immensément obtus ont pu considérer ces honnêtes contrôles, ces ternes péages d'autoroute, comme un ennemi à abattre. Avec un minimum d'application et de mémoire, n'importe qui est capable de reproduire en bon ordre sur une feuille un certain nombre d'opinions d'autrui sur la Renaissance, la Révolution française, Cavour, Lénine, les poètes romantiques et la Première Guerre mondiale. L'important, c'est de ne pas oublier qu'il s'agit, dans tous les cas, de questions ouvertes, controversées, incroyablement compliquées, sur lesquelles un adolescent ne peut pas, et surtout ne doit pas, « avoir une opinion personnelle ».

Malheureusement, l'école fait tout pour brouiller les cartes en formulant les sujets comme si l'écolier était appelé à rédiger un mémoire pour un congrès de spécialistes. Préambules longs et solennels, phrases entortillées et menaçantes, et, pour finir, le coup de canon du sujet proprement dit. Alors qu'il faudrait dire : « Tu ne sais pas grand-chose sur la polémique autour du Vérisme, et tout ce que tu sais est de seconde ou de troisième main. Nous voulons simplement vérifier si tu as au moins compris les termes du débat et si tu as en tête quelques dates, quelques titres et les points de vue de deux ou trois spécialistes qui ont passé des années à s'en occuper. Si tu te permets d'utiliser des expressions comme " d'après moi " et " à mon avis ", tu seras recalé d'office. »



Qu'ils soient paresseux ou terrorisés par les formulations grandiloquentes et absconses du sujet d'histoire et de littérature, de nombreux lycéens préfèrent cependant le sujet dit « libre » ou « d'invention » et s'exposent ainsi à des dangers mortels. Car ils affrontent alors avec une inconscience aveugle et des moyens d'expression rudimentaires (mais personne ne les a mis en garde) rien de moins que la prose d'art, le petit poème en prose, le billet littéraire.

« Le printemps est parmi nous » ; « Vous décrirez les impressions et les sentiments que la vue de la mer suscite en vous » ; « Mon meilleur ami » sont des sujets qui, sous une apparente facilité, cachent un défi aux maîtres de l'image fulgurante, de l'adjectif lapidaire, de l'analyse psychologique minutieuse.

Ce qui se présentait comme une échappatoire se révèle bien vite un piège : le malheureux en est réduit à racler le fond de sa pauvre culture littéraire, d'où il ne peut tirer que gazouillis d'oiseaux, fleurs écloses et bouillonnement d'écume. Mais la banalité, qui dans le sujet de cours était en fait considérée comme une qualité, devient ici une faute. L'enseignant lit ces images rabâchées, ces lamentables déchets, ces tentatives malhabiles, et il sent poindre en lui, qu'il le veuille ou non, des comparaisons meurtrières avec D'Annunzio et Mallarmé, Melville et Proust. Irritation et découragement le poussent à la sévérité : comment se peut-il que ce petit crétin ne sache rien tirer d'autre d'un inséparable camarade de jeu, d'une balade en Sardaigne ? Et l'imprudent rentre chez lui avec une appréciation désastreuse.

Reste le sujet « de rhétorique » ou « d'actualité », mise au goût du jour des sujets d'autrefois sur la clairvoyance du Duce, la Victoire du Quatre-Novembre, l'Empire d'Abyssinie, l'orgueil d'être Ballilla[1]. Le thème précis est sans importance ; il peut porter indifféremment sur le tremblement de terre, la drogue, la propreté des villes, la faim dans le monde, la peine de mort ; il s'agit seulement de vérifier le degré de conformisme de l'élève. Si ce dernier prenait au sérieux l'invitation à s'exprimer librement et écrivait, par exemple, qu'il a considéré le tremblement de terre comme un spectacle grandiose, que tout ce Tiers Monde mal nourri ne lui fait ni chaud ni froid, qu'il rêve d'assister à une belle pendaison publique, il irait au-devant de sérieux désagréments.

Mais une fois ce point éclairci, il pourra affronter cet exercice de rhétorique sans risques ni efforts excessifs, car il suffit de lire un peu les journaux et de regarder un peu la télévision (ce qui sert déjà à démontrer une louable « prise de conscience » des problèmes contemporains) pour rédiger un texte acceptable. Ici, la banalité est à nouveau de rigueur ; toutefois, il est conseillé de lui imprimer un mouvement dialectique du genre : les usines polluent / mais par ailleurs elles font vivre beaucoup de monde / quoi qu'il en soit l'Homme saura certainement trouver une solution.

En tout cas, il est essentiel de garder à l'esprit qu'il s'agit d'un test sur « les bons sentiments » : compassion pour les faibles, solidarité avec les opprimés, indignation envers les tyrans, réprobation envers les riches oisifs et corrompus, haine envers la violence et la guerre, amour de la paix et du travail, confiance dans la démocratie et l'avenir, non sans la conscience virile des difficultés à affronter.

Toutes ces formules moralistes seront donc profitablement introduites dans le développement pour culminer dans l'indispensable conclusion finale, au ton responsable et réfléchi.

Le meilleur entraînement à ce genre d'exercice reste la lecture ou à la relecture de Cuore[2], les matériaux émotifs n'ayant pas bougé depuis. L'élève pourra aisément pourvoir aux transpositions évidentes en substituant aux lieux communs du siècle dernier ceux qui sont en vigueur de nos jours ; seringue du drogué, au lieu de bouteille de l'alcoolique ; camarade handicapé, au lieu de camarade tuberculeux ; commémoration syndicalo-résistante, au lieu de militaro-patriotique ; main chaleureuse du président de la République, au lieu de main chaleureuse d'Humbert Ier, et ainsi de suite.

Quant à manier la langue avec désinvolture et élégance, inutile de songer désormais à l'apprendre à l'école. Il faudrait des réformes drastiques et, en premier lieu, la suppression du téléphone et le retour à la carte postale primale de Varazze : « Chère maman, je t'écris pour te faire savoir que... »

Par ailleurs, le téléphone est devenu un instrument indispensable de la vie moderne.

Quoi qu'il en soit, l'Homme saura certainement trouver une solution.

Malgré l'ironie de la fin de ce billet, je ne saurais trop encourager ceux qui arriveraient ici en cherchant réellement des conseils pour leur rédaction et leur dissertation de suivre au pied de la lettre les recommandations de Fruttero et Lucentini:

«L'important, c'est de ne pas oublier qu'il s'agit, dans tous les cas, de questions ouvertes, controversées, incroyablement compliquées, sur lesquelles un adolescent ne peut pas, et surtout ne doit pas, « avoir une opinion personnelle »
et
«Nous voulons simplement vérifier si tu as au moins compris les termes du débat et si tu as en tête quelques dates, quelques titres et les points de vue de deux ou trois spécialistes qui ont passé des années à s'en occuper.»

C'est tellement évident, quand j'y pense. Pourquoi ne le dit-on pas?
(Attention, lycéen, étudiant : n'avoue pas, ne montre pas que tu as découvert ce secret, tes professeurs pourraient t'en vouloir. Pourquoi? Je ne sais pas, mais il ne faut pas prendre de risque.)
Incidemment cela me rappelle l'échec de Sartre la première fois qu'il présenta l'agrégation de philosophie : il avait voulu donner "son point de vue personnel", tandis que Raymond Aron suivit sagement les règles académiques. (source : Sartre, Aron : deux intellectuels dans le siècle)

Notes

[1] Mouvement des jeunesses fascistes jusqu'à douze ans (N.d.T)

[2] Ecrit en 1886 par un « socialiste modéré », Edmondo De Amicis, ce livre du genre édifiant-larmoyant est resté longtemps une lecture presque obligatoire pour la jeunesse italienne. (N.d.T.)

Une pièce montée

C'est d'ailleurs une constante : que le mariage soit simple ou spectaculaire, les parents et beaux-parents au mieux s'impliquent, au pire se surinvestissent, et ce n'est que justice puisqu'ils continuent de financer en partie la noce de leurs enfants. «Qu'on ne s'y trompe pas, le mariage est un moment fort de la famille, pas du couple!» met en garde le psychiatre Philippe Brenot. D'où les tensions. Car aux classiques pourparlers souvent délicats entre famille, belle-famille et enfants s'ajoutent aujourd'hui quelques nouveaux éléments explosifs. La recomposition des familles modernes et son lot de questions insolubles: «Comment placer les parents divorcés ?», «Peut-on inviter la nouvelle compagne sans froisser l'ex-femme ?» La moyenne d'âge des époux modernes, qui, à 30 ans, acceptent mal qu'on leur impose les coutumes familiales ; l'augmentation du nombre de mariages mixtes et leurs traditions parfois inconciliables. Mélangez ces ingrédients, ajoutez-y l'inévitable bouffée de stress des futurs époux, l'émotion des parents qui, avec l'union de leur progéniture, se voient brutalement vieillir, secouez, et... dégustez. On survit tout de même, en général, à l'enfer des préparatifs, parfois au prix de compromis délirants - comme ces deux familles qui, n'ayant jamais réussi à s'entendre sur la composition du menu, proposaient le jour du mariage deux buffets concurrents...
[…]
Tout le monde croit au conte de fées le jour d'un mariage. Chacun prend le pouls de son propre couple ou la mesure de sa solitude et forme autour des mariés une sorte de foule galvanisée, réussissant à se contenir tant que le Champagne n'a pas trop coulé. Mais l'alcool aidant, tous les dérapages sont possibles. Le moment à haut risque étant celui des discours. Tant que ce sont les petits-cousins qui massacrent une chanson inaudible, vous pouvez continuer d'ingurgiter tranquillement votre part de pièce montée. Mais lorsqu'un adulte un peu éméché prend le micro, relevez la tête et tenez-vous prêt à intervenir. Du père de la mariée qui sous-entend entre deux sanglots combien sa fille méritait mieux au vieil ami de la famille trahissant une intimité plus que louche avec la mère du marié, «Ah, Marie-Jo, te souviens-tu de cet été 1993... », tout a déjà été entendu dans ce domaine.
Le Point, 3 août 2006

Mardi, j’ai découvert par hasard cet article, « Le mariage, quelle épreuve ! ». Il donnait la référence d’un livre, Une Pièce montée, de Blandine Le Callet. Je l’ai acheté en sortant du bureau, englouti dans la soirée.

Hilarant et cruel, disait Le Point. Oui, tout à fait, il n’y a pas un chapitre qui ne donne envie tout à la fois de rire et de hurler. Le titre représente finalement davantage la mise en scène de l'événement ("une représentation", dira la future mariée) que le gâteau, contrairement à ce que voudrait nous faire croire la quatrième de couverture. Le milieu représenté est trop bourgeois pour que j'y retrouve directement des expériences vécues, mais les grands principes sont là. L'auteur frappe juste car elle évite la caricature, elle dresse de petits tableaux en changeant de narrateur à chaque chapitre et croise les points de vue.

Ce livre amusant et vite lu m'a plutôt attristée.
J'ai pensé comme souvent à la phrase de Malraux: «les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit…»
Depuis, j'ai le cafard.

Lecture fortuite

Aujourd'hui, je n'ai eu le temps que de parcourir de l'œil L'île du crâne, d'Anthony Horowitz, qui traînait sur la table du salon. Il est probable que ce livre tient une place importante dans les sources d'inspiration d'Harry Potter.
Il est facile de comprendre pourquoi il n'a pas eu de succès : il n'est pas tissé assez serré, malgré ses allusions évidentes à Bram Stoker et Edgar Poe. Pas facile de doser peur et séduction : ici, on ne comprend pas réellement ce que risque le héros, à part perdre son âme. Mais est-ce si important, une âme, lorsqu'on vous offre de devenir sorcier, et que vous avez treize ans ?


en parlant d'âme à perdre

Je viens de faire un petit tour de blog et je vous signale cela.

De l'attrait de la lecture

Interview de Marc Fumaroli dans Le Nouvel économiste du 31 août 2006 suite à la parution de son livre Exercices de lecture.

N'êtes-vous pas déçu de l'accueil réservé à votre livre par les grands médias, qui ne le jugent pas assez «glamour» — terme proféré par un ténor qui tient une émission littéraire ?
Je vous remercie de m'avoir fait connaître cette critique qui m'honore.

Quels remèdes au recul croissant de la lecture?
Enseigner, écrire et publier des livres qui ne soient pas «glamour».

Occupation

— «Vous voyez bien qu'elle n'était pas vraie, votre histoire!»
— «Pourquoi pas vraie? — parce qu'ils sont six au lieu d'un! — J'ai fait Tityre seul, pour concentrer cette monotonie; c'est un procédé artistique; vous ne voudriez pourtant pas que je les fasse pêcher tous les six à la ligne?»
André Gide, Paludes, p 38

Je lis Paludes, et c'est presque aussi amusant que l'écrire, en tout cas bien plus amusant qu'attendre Godot, bien que ce soit à peu près la même chose.

Je suis contente, en vérifiant grâce à quelques mots-clés la présence – ou l'absence – de citation issue des Faux-monayeurs dans Vaisseaux brûlés, j'ai enfin trouvé l'origine de "mon grand ami Hubert". Au début de mes lectures, je pensais qu'Hubert, c'était Flatters. J'ai cherché des Hubert partout, j'ai soupçonné Hubert Juin, le préfacier de Toulet, et puis j'ai abandonné, faisant confiance au hasard. La réponse était si simple.
— Mais pourquoi Flatters s'appelle-t-il Flatters? demandé-je le jour où je croisais quelques vieux lecteurs (comme il y a de vieux croyants).
— Vous ne savez pas? Parce qu'il habitait rue Flatters.


Cher Joyce : Je suis vraiment très heureux que tu veuilles venir. Je ne pense pas que le voyage soit mortel pour un homme seul accompagné de son pyjama et de sa brosse à dents.
Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, p.185

Je lis ces lettres, et je suis bien embêtée. Me voilà dévorée par l'envie de lire les Cantos et Ulysse : puis-je vraiment me permettre de passer plusieurs semaines sur un seul livre?

Il ne faut pas y penser. Il faut s'y mettre et s'y tenir, un jour on a fini et on est content. (Dans cette phrase, on reconnaîtra l'influence des livres de self-help américains, des traducteurs d'Hemingway, aussi. Reginald Hill appelle ce genre de phrases "de la morale pour éphémérides". J'adore leur niaiserie et leur justesse, que le juste soit si niais est d'un grand réconfort.)


précision le 27 décembre 2006

Flatters (que j'appelle Flatters parce qu'il habitait, quand je l'ai rencontré, rue Flatters)
Renaud Camus, Notes achriennes p.62

Obstination

En novembre 1915, les efforts en vue de trouver un éditeur pour Dédalus, dont la parution s'achevait dans l'Egoist de septembre, s'intensifièrent. Le roman avait été refusé en mai par Grant Richards, l'éditeur de Joyce (si tant est qu'on ait pu dire qu'il en eût un). Martin Secker le refusa en juillet et Herbert Jenkins en octobre (Pound écrivit à Joyce par la suite que Secker «pensait que Dédalus était du bon travail mais ne croyait pas à sa réussite financière»). Lorsque Joyce dit à Pinker de retirer le manuscrit des mains de Duckworthet de l'envoyer à l'éditeur français Louis Conard, Pinker et Pound l'en dissuadèrent. En novembre, Miss Harriet Weaver offrit de le faire publier aux frais de l'Egoist, mais elle ne put trouver un imprimeur pour le faire (selon la loi anglaise non seulement l'auteur et l'éditeur mais aussi l'imprimeur sont passibles de poursuites). Pound et Pinker continuèrent de chercher un éditeur commercial.

présentation de Forrest Read
in Lettres d'Ezra Pound à James Joyce, p.69




Si tous les imprimeurs refusent de faire votre roman je dirai à Miss Weaver de le publier avec des blancs et puis nous mettrons et collerons à ces endroits les passages supprimés, tapés à la machine sur un bon papier. Même si je dois le faire moi-même.

lettre de Pound datée du 16 mars 1916
Op. cit., p.85
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