Fin août, il n'y a qu'une boulangerie ouverte dans le centre de ma ville:
— Il y avait une queue immense devant la boulangerie, je n'avais pas de livre, alors j'ai laissé tomber.
H., abasourdi et exaspéré :
— Tu n'as pas acheté de pain parce que tu n'avais pas de livre?
— Ben oui, je n'avais rien pour attendre. (un temps) Ce n'est pas si grave, tu sais, je savais qu'il en restait un peu.

Ce midi, il y avait la queue devant le distributeur de billets. (J'avais un livre, mais du théâtre, pas envie de le lire par petits morceaux, on perd trop facilement le fil.) Je décidai de faire un tour à la librairie où quelques commandes m'attendaient (auraient dû m'attendre). Elles n'étaient pas arrivées, mais j'en profitai pour acheter, après l'avoir feuilleté, Et tout ça en cinq minutes, de Georges Kolebka. Il s'agit de trente très courts récits, de trois à cinq pages, relatant des événements survenus entre dix heures et dix heures cinq.
C'est totalement loufoque. Je vous livre en exemple le septième :

Au même instant, sur une scène pleine de fureur, de passions et d'alexandrins.

À la fin du troisième acte, Don Diègue engage le Cid, son fils Rodrigue, à se montrer glorieux, d'autant plus que l'occasion se présente : des Maures sont arrivés, avec des desseins pas nets.
Mais désirant faire un break, le Cid ôte son chapeau, desserre sa collerette qui lui tient chaud, déboutonne son pourpoint et quitte la scène pleine de fureur et d'alexandrins. Il traverse la rue, entre en face, au Café des Artistes. Don Fernand, le roi, est déjà attablé devant une grande bière. Francis, le bistrotier, s'approche du Cid :
— Bonjour m'sieur Rodrigue, qu'est-ce que je vous sers ?
— Un pastis avec des cacahuetas, s'il te plaît.
Sur ces entrefaites, entre Chimène :
— Il fait une de ces calors! On va crever, ma parole.
A l'aide d'un mouchoir en papier, elle pompe l'excès de transpiration dans son décolleté, hésite sur ce qu'elle veut boire :
— Donne-moi un jus d'orange, Francis... Oh! et puis non, un Vittel menthe.
Le Cid boit une, puis deux gorgées de pastis, et se tourne vers Chimène :
— Tu veux des cacahuetas ? Des bretzelos ?
— Arrête tes conneries ! répond, glaciale, Chimène.
Le Cid se dit qu'il vaut mieux cesser de plaisanter. Chimène est capable de tout. De sortir un poignard de sa manche et de vous en donner un coup si vous l'agacez. Un poignard de théâtre certes, mais tout de même.
Elle est comme ça, Chimène : une passionaria, un fichu caractère, une qui, après vous avoir attrapé dans les rets de sa libido glaciale, vous examine avec dédain, puis vous jette comme un ticket de métro ! Voilà, c'est ça Chimène !
Rien que de penser à la fin du cinquième acte, Rodrigue en a la chair de poule. Surtout quand elle dira :

Après avoir vaincu les Maures sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre

Elle est marrante : aller chez les Maures pour les combattre ! Et s'il tombe sur des types exaltés aux petits yeux noirs ardents, portant des pains de TNT en guise de ceinture ?
Ou sur un qui a passé toute une nuit à creuser fiévreusement le talon d'une de ses chaussures afin d'y glisser une bombe ?
Rodrigue se dit qu'avant de se lancer dans une entreprise à caractère belliqueux, il est prioritaire de repenser aux vertus bienfaisantes d'un thé à la menthe. Surtout lorsqu'on a affaire à quelqu'un d'énervé. Rodrigue pense qu'il ira même jusqu'à partager un petit gâteau avec cette personne. Il est peu de gens qui haïssent les macarons ou les madeleines.

En cela, Rodrigue est d'accord avec Freud, qui écrit dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901): « Il arrive qu'un homme ne puisse s'empêcher de satisfaire sa pulsion d'agressivité aux dépens d'un voisin. Même si ce dernier vient de lui offrir un ou deux verres de cidre. »
Freud ajoute, à la page suivante : « Cette tendance brutale peut être parfois évitée lorsqu'on accompagne le verre de cidre d'une crêpe au sucre. »

Avouons-le, ce sont les conclusions de ces récits qui m'ont décidée.