Il y a quelques années, j'ai emprunté Le Gang des philosophes, de Tibor Fischer, à la bibliothèque rue Mouffetard. Le livre m'a plu (encore un livre dans la catégorie loufoque), j'ai donc entrepris Sous le cul de la grenouille.

"Tibor Fischer est né en 1959 à Londres de parents hongrois", nous indique laconiquement la quatrième de couverture. Sous le cul de la grenouille décrit la survie d'un jeune homme, Gyuri, dans Budapest de décembre 1944 à octobre 1956. C'est un livre drôle et désolant, racontant les mille et une malices de quelques jeunes gens devenus basketteurs pour échapper (un peu) à la chappe communiste. Les anecdotes sont tristes, amères ou totalement déjantées. Les détails révoltants, injustes ou stupides s'insèrent naturellement dans la vie quotidienne, seul Gyuri, poète, amoureux, rêveur, semble en souffrir et ressentir un malaise: fuir, donc, mais fuir où?
On avance ainsi dans le récit, de scène en scène, sans jamais s'ennuyer, même si le tout est un peu décousu.

Une escapade hors de Budapest (je rajoute des sauts de ligne pour faciliter la lecture à l'écran):

Ladanyi revenait chez lui à cause du camarade Farago. Ce Farago avait été longtemps, semblait-il, un élément clé de la vie à Halas. Ladanyi en gardait un vif souvenir, bien qu'il fut parti à quatorze ans pour étudier à Budapest. «Farago était à la fois l'idiot du village et le voleur du village. Dans un petit coin comme ça, il faut cumuler.» Mais ce petit village ne montrait une très grande tolérance vis-à-vis des fauteurs de troubles autochtones.

La guerre et la Croix Fléchée changèrent cela. Octobre 1944 était bien le dernier moment auquel les villageois s'attendaient à voir Farago. Il était passé des méfaits à la petite semaine — faucher des tournesols, piquer des abricots, kidnapper des cochons — à l'administration du district sous contrôle nazi. Ladanyi ne s'étendit pas sur ses agissements de l'époque. «Mieux vaut pour vous les ignorer.»

Les citoyens de Halas ne s'attendaient pas à revoir Farago après 1944 parce qu'il avait pris six balles dans le buffet et que la carriole l'avait conduit à la morgue de Békéscsaba où la police déposait ses victimes non réclamées de décès inexplicables. A l'époque, les corps égarés intéressaient encore la bureaucratie; un peu plus tard personne n'y aurait pris garde.
C'est au moment où on étendait Farago sur une table de la morgue qu'il se plaignit, très bruyamment pour un cadavre, d'avoir le gosier sec.

Les villageois furent donc étonnés de le revoir. «On m'a juste donné un revolver à six coups, est-ce ma faute?» fit dans la csarda une voix chargée de reproche. Ce n'était pas la première fois qu'on attentait à la vie de Farago. Un mois auparavant, alors qu'il avait reçu l'hospitalité d'un fossé bien plus proche de l'endroit où il s'était soûlé à rouler que de son domicile, quelqu'un avait balancé là une grenade pour lui tenir compagnie. La grenade n'avait pas réussi à débarrasser le monde de Farago, même si elle l'avait débarrassé de sa jambe gauche, mais l'ardeur de celui-ci à servir ses mentors allemands n'en avait pas été attiédie, d'où l'exercice subséquent de tir à la cible.

C'est le curé du village qui suggéra alors un autodafé. Lorsqu'on apprit que Farago, une fois de plus, avait le nez enfoncé dans l'oreiller sous le poids d'une masse d'alcool, des mains anonymes mirent le feu à sa maison en pleine nuit. Il devait être carbonisé dans un vrai coma éthylique car le feu put carboniser la porte d'entrée, puis réduire les deux maisons voisines sans qu'il en perdît un ronflement. «Le curé avait suggéré ça? s'étonna Gyuri. — Qui sait? répondit Ladanyi. Si on disposait du texte original des Commandements, on y trouverait peut-être bien une note en bas de page prévoyant une dispense dans le cas de Farago.»

Quand Halas sut que Farago, tournant avec le vent politique, briguait le poste de secrétaire du parti communiste local, on décida de passer aux choses sérieuses. En pleine nuit, on le traîna hors de chez lui ivre mort et comme un poids mort. Ses mains furent liées dans son dos, une corde jetée en travers d'une branche, un nœud passé à son cou. On le hissa, la branche cassa, et ses hurlement éveillèrent la curiosité d'une patrouille russe qui passait par là.
De cette élévation nocturne, Farago conserva un collier de meurtrissures et l'habitude de porter un revolver : il avait senti que certaines personnes ne l'aimaient pas vraiment.
«Je tire, avait-il annoncé dans la csarda, et je ne prends même pas la peine de poser des questions après.» Cette déclaration suivait la mort du villageois auquel on attribuait le mérite de l'avoir six fois transpercé.

À l'origine du retour de Ladanyi se trouvait un petit vignoble de deux hectares, à bonne distance de Halas, qui produisait un vin si âcre que Farago était pratiquement le seul à accepter d'en boire. Ce vignoble avait été légué à l'Église (sans doute par malveillance), bien que son revenu annuel suffît tout juste à faire épousseter l'autel.
Farago, en sa qualité de premier secrétaire et de maire de la commune de Halas-Murony, avait décrété que ce vignoble devait être retiré à la garde des fournisseurs d'opium du peuple et placé sous l'hégémonie du prolétariat. Le village se tourna alors vers Ladanyi parce que c'était quelqu'un qui avait été à Budapest, qui avait regardé dans les entrailles des livres, parce qu'il avait aspiré ses premières goulées d'air à Halas, parce qu'il était un membre à part entière de la Compagnie de Jésus et parce qu'il avait fait tomber le record des cinquante œufs.
Bien qu'il eût quitté le village quinze ans auparavant et n'y fût revenu en week-end qu'une fois dans l'intervalle, Ladanyi y restait une célébrité et la source d'une immense fierté. Combien d'autres localités pouvaient se vanter d'avoir leur juif du village chez les jésuites? Et puis il y avait les récits qui serpentaient jusqu'ici, sur la manière dont Ladanyi faisait son chemin à l'Université de droit, sur les tournois d'omelettes et sur sa participation aux guerres du goulasch qui avaient éclaté à la fin des années trente dans les restaurants de Budapest.
[...]
Mais celui-ci avait raccroché couteau et fourchette, non sans avoir battu pour la seconde fois le record des cinquante œufs, après que le rédacteur du Pesti Hirlap fut tombé mort face à lui d'un arrêt cardiaque non sans rapport avec l'omelette de quarante-six œufs qu'il venait d'avaler. Ce brusque trépas dînatoire, au moment, de surcroît, où Ladanyi réalisait qu'il voulait entrer dans la Compagnie, mit fin à sa carrière gastronomique, sans porter atteinte à sa renommée à Halas. Aussi, quand Farago apprit qu'il venait plaider pour le vignoble, il lança simplement ce défi: «Réglons ça à table.»
[...]
À présent, tout le village tendait le cou : Farago, visiblement, perdait pied, contemplant avec ressentiment son bol plein.
«Comme on dit, articula-t-il en cherchant son souffle, il n'y a pas de place pour deux joueurs de cornemuse dans la même auberge. Nous, la classe laborieuse... nous, l'instrument du prolétariat international... nous défendons les gains du peuple...» Là, il coinça, tomba de sa chaise et, comme s'il vomissait sa propagande, vida son estomac sur le plancher. Il sembla mûr à Gyuri pour les derniers sacrements.
Ladanyi ne parut pas s'en inquiéter. «Voici quelques documents que le père Orso a, je crois, préparés à votre signature», dit-il.
[...]
Neuman rompit le silence du pélerinage: «Est-ce que cet accord vaut réellement quelque chose? Si je peux me permettre, ce Farago m'a l'air capable de baiser sa grand-mère pour le prix d'un verre de rouge ou même pour rien.
— Ecoutez, dit Ladanyi, il faut se dire que nous avons joué ce soir une moralité. On m'a demandé de venir. Je ne pouvais pas refuser. Je doute qu'à l'avenir cela fasse la moindre différence, pas à cause de l'improbité de Farago, mais à cause de tout ce qui se passe dans le pays. C'était un soir de victoire miniature dans les longues années de défaites qui s'annoncent. J'espère qu'il comptera pour les gens de Halas.

Tibor Fischer, Sous le cul de la grenouille, p.75 et suivantes dans l'édition de poche