Quand j'eus découvert le nom de Vladimir Volkoff, je fis quelques recherches. Je découvris un romancier plus ou moins journaliste/enquêteur, spécialiste de la désinformation, fervent orthodoxe, ayant des positions contestables sur la guerre de Yougoslavie et soutenant Poutine.
J'achetai au hasard de mes promenades Le Montage (1982) à la brocante paroissiale de notre-Dame de La Trinité. Je ne l'ai toujours pas lu.
Sur Amazon, je trouvai la référence d'Opération Barbarie, qui m'intriga: apparemment c'était le premier livre écrit par Volkoff, c'était un roman qui traitait de la torture en Algérie, et à l'époque, en 1961, il avait été refusé par tous les éditeurs. Il venait enfin d'être édité. Je l'achetai, avec l'intention de l'offrir à O. (le premier livre du Lieutenant X !)
Je le lus et ne l'offris pas.
Je l'ai feuilleté hier soir pour préparer ce billet. Aujourd'hui encore, je ne peux lier intellectuellement le fait que le jeune homme qui écrivit Opération Barbarie en 1961 soit le même que celui qui écrivit Langelot agent secret en 1965. Le premier est trop sombre et le deuxième trop guilleret. Je ne sais si j'en veux au Lieutenant X d'avoir connu des événements qui lui ont permis d'écrire Opération Barbarie ou si j'en veux à Vladimir Volkoff d'avoir été capable d'écrire Langelot après avoir écrit Opération Barbarie.
C'est stupide, je sais. Mais c'est un peu comme si je découvrais que Nounours, dans une vie antérieure, avait eu une vie d'ours sauvage dans un livre de Fenimore Cooper.

Dans son premier livre, Vladimir Volkoff démontre une étonnante maîtrise de narration La succession des événements est raconté à tour de rôle par trois narrateurs différents. L'histoire n'est pas linéaire, elle se présente comme un flash-back. Il subsiste des maladresses, sans doute quelque chose de trop appliqué dû à cette structure artificielle difficile à maîtriser pour un premier livre : parfois, entre l'ironie, les sous-entendus et les surnoms, on ne sait plus bien où on en est. Mais cela reste une réussite pour un débutant.

Parti deuxième classe le 9 septembre 1957 pour faire son service militaire, Vladimir Volkoff s'est porté volontaire pour l'Algérie. Il a servi dans les troupes de marine et a été démobilisé le 7 janvier 1962 comme lieutenant, avec la croix de la Valeur militaire.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, quatrième de couverture

Le présent volume est composé de deux parties.
Le roman Opération Barbarie, ouvrage de jeunesse, a été écrit en Algérie, dans la vallée de la Soummam, en 1961.
À l'époque, le manuscrit avait été refusé par des éditeurs de droite parce qu'il traitait de la torture et par des éditeurs de gauche parce qu'il ne visait pas à discréditer l'armée française.
Si l'auteur s'est décidé à publier ce texte quarante ans après son écriture, c'est à la suite de la campagne de désinformation déclenchée en 2000 et visant, entre autres, à déstabiliser l'armée française.
Le texte est publié tel quel. L'action est métaphorique et l'ambiguïté du mot « Barbarie » voulue.
L'essai Quarante ans après, écrit en 2001, expose en deux chapitres les réflexions de l'auteur :
— sur la guerre d'Algérie considérée comme une grande occasion manquée ;
— sur la « torture » ou, plus précisément, la question.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, avertissement situé avant la page de titre

L'arrivée de rebelles au camp militaire, le choix d'un cachot en attendant de les soumettre à la question. Le narrateur est une femme, maîtresse d'un militaire présent:

Bien. L'après-midi, le Minotaure du blockhaus réclama une pitance plus substantielle. On lui en ramena un camion. Tout le monde alla les voir, et j'y fus aussi.
Ils descendaient maladroitement, appendus du bout des ongles aux hautes ridelles, un orteil sur le pneu, l'autre pied à la verticale, comme les danseuses, ou plutôt comme si, déjà, on les écartelait. Des vieux, accrochés à mi-hauteur, voulaient remonter, s'embarrassaient dans les longs manteaux gris qu'ils portaient presque pour tout vêtement; les barbes grises sous les chèches blanchâtres traînaient dans la poussière de la caisse et la hâte générale suggérait une ignoble bonne volonté à se laisser supplicier. Il n'y avait pas assez de menottes pour tout le monde, et on les avait affectées aux jeunes : un gaillard à chèche orange, les mains jointes comme pour le plongeon, sauta. Toute une chaîne de jeunes garçons, une paire de menottes pour deux, se déroula par à-coups et vint se ranger devant le camion comme au pied d'un mur. Les visages, terreux, immobiles, me surprirent : nulle épouvante, nul désespoir visibles ; aucune résignation, même. Simplement, ils étaient devenus encore plus impénétrables que tous les jours, encore plus étrangers. Et c'étaient les haillons, la crasse, les épaules voûtées, les poitrines creuses, les paupières bouffies, qui pourtant n'avaient pas changé depuis hier, qui paraissaient chargés d'exprimer la détresse de l'heure.
N'allez pas vous imaginer que j'eusse à me défendre contre la moindre sensiblerie. Mais d'aimer les hommes, d'en regarder dans les yeux une petite cargaison, et de les savoir tous, sans exception, promis à une séance plus ou moins prolongée de ce qu'il faut bien appeler par son nom: la torture, cela écœure un peu, malgré qu'on en ait.
[...]
Il fallait parer aux évasions, aux indiscrétions, prévoir un accès facile, des issues bien gardées, le moins de publicité possible. Gabriel suggéra un bâtiment qui servait de magasin; mais il y avait des fenêtres; le capitaine, l'infirmerie: elle était trop petite.
[...]
- Trouvé! jappa le roquet roux.
- Où?
- Ici.
Du soulier, il cogna le plancher, qui sonna creux. Burbura :
- Essayez.
On pratiqua une trappe dans le plancher du bureau et l'on vit que l'on disposait, dans l'espace vide entre le plancher et la terre, d'une prison encastrée dans les fondations du bâtiment et déjà partagée en cellules correspondant aux pièces du rez-de-chaussée. Des cellules sans air et d'un mètre de haut, mais à la guerre comme à la guerre : il ne s'agissait pas de confort. Le capitaine s'éclipsa pour n'avoir pas à donner son avis, Gabriel eut un haussement d'épaule qui acquiesçait, et moi, j'écarquillai les yeux pour me contraindre à regarder. Pourquoi me sentais-je responsable ?
- Allez ! Dedans ! jappa le roquet.
- Là? questionna un vieil homme, sans indignation ni horreur, comme pour demander qu'on voulût bien préciser l'information.
- Oui: là. Tu veux que je te prenne dans ma chambre ? Dépêche-toi.
- Je me dépêche.
- Tais-toi.
- Je me tais.
Un à un, les hommes s'affaissèrent dans le trou. Les vieux s'accrochaient aux lattes du plancher puis se laissaient tomber avec une souplesse surprenante ; les jeunes jetaient un regard autour d'eux, comme s'ils ne devaient jamais revoir la lumière du jour, puis sautaient, tels des parachutistes nerveux. Un troufion blond, torche électrique à la main, se déplaçait à quatre pattes dans le souterrain et réglait en rigolant le ballet des taupes humaines.
Je m'approchai de la trappe, et je vis se mouvoir au fond les plantes de pieds et la croupe d'un homme qui gagnait sa cellule en quadrupédie. Le suivant, un vieillard à barbiche blanche, attendait patiemment son tour au bord du trou. Je me forçai à lever les yeux jusqu'aux siens. Il y eut un sourire sur sa vieille petite figure de papier mâché jaune. Je me sentais trop embarrassée pour garder le silence:
- Tu ne seras pas bien, là-bas, murmurai-je honteusement... Et lui, avec courtoisie, il plaisanta :
- Si ce n'est pas pour longtemps...
Rationnelle installation! A présent, dès que nous entrions dans un bureau ou à la popote, nous savions que sous nos semelles grouillaient des hommes, que nous marchions sur de la souffrance humaine, comme les hommes marchent sur l'enfer. Rarement, nous entendions remuer ; rarement, un mot inconnu montait troubler notre digestion à travers un interstice du plancher: la plupart du temps, nos damnés restaient cois, et personne n'aurait pu deviner qu'ils étaient là, croupissants sous le lit, sous la table, sous le soulier clouté. Tout à coup, des cris retentissaient, mais avec l'accent du faubourg ou de Cavaillon; un nom mal prononcé résonnait comme une insulte; un «présent» serviable d'outre-tombe répondait après une hésitation; une bousculade; retombait la trappe: les soldats étaient venus chercher quelqu'un.
- Sont sages, nos clients, disait Burbura en se badigeonnant une tartine de mayonnaise.
- Bande de feignants ! glapissait le roquet roux dès qu'il avait six ou sept anisettes dans le nez. Nous, on bosse toute la nuit par votre faute, et vous, là-dessous, vous vous vautrez sur le ventre toute la journée, et vous ne voulez même pas nous dépanner un bout?
Coups de pied dans le plancher.
- Quand vous aurez passé le pied à travers... sifflait Gabriel.
Dès le deuxième jour, le silence de nos emmurés devint insoutenable.
Sauvagiot se plaignait:
- Ils ne pourraient pas geindre un peu ? Ça serait tout de même moins terrible pour nous.
Le ric avançait le museau :
- On pourrait leur dire.
Le roquet bondissait sur place :
- Mais vous n'avez qu'à faire comme s'ils n'étaient pas là ! Je ne sens pas du tout qu'ils y sont, moi.
Et alors Gabriel, brusquement penché sur la table:
- Question d'odorat, monsieur. Moi, je sens.
Nous reniflâmes. Et, en effet, la tranche épaisse d'humanité compressée sous nos pieds commençait à dégager une odeur compacte qui évoluait vers le haut, par couches successives et de plus en plus nauséabondes, par vagues où se brassaient tous les relents les plus offensants pour la narine, comme une silencieuse et abominable protestation :
«Nous ne pouvons ni écrire, ni chanter, ni parler, ni gémir : que notre puanteur nous serve de témoignage!»
- Mon cher Gaby, tu as raison, dit Burbura. Ils commencent à empester : il faudra en relâcher quelques-uns.
- Vous les relâcherez après leur avoir fait sentir ça !
- Mais, mon cher Gaby, nous aussi, nous sentons ça.
- Oui, dit Gabriel, pédantesque. Seulement nous respirons, et ils exhalent.

Ibid, extraits de la page 107 à la page 111