Comme d'habitude, Antoine Compagnon commence abruptement, comme s'il continuait un développement commencé quelques secondes plus tôt.

Nous avons vu que la représentation n'était pas étrangère à la mémoire chez Proust. Harald Weinrich, qui a enseigné ici plusieurs années et a écrit Léthé: art et critique de l'oubli (oubli qui chez Proust est aussi important que la mémoire); Harold Weinrich, donc, soutenait que rien dans l'œuvre de Proust n'indique qu'il ait en quoi que ce soit appliqué les leçons de la mémoire rhétorique.
Je vais essayer de lui répondre.

Tout d'abord, allons dans le sens de Weinrich et notons la profonde opposition entre mémoire proustienne et mémoire rhétorique. Pour Proust, la rhétorique n'a pas très bonne presse, c'est une matière scolaire, académique (Ce n'est qu'en 1902 que l'appellation "classe de rhétorique" disparaît au profit de l'appellation "classe de première". Proust a sans été en classe de rhétorique, et cette culture a dû lui paraître accessoire:

Notre excellent Norpois a beau écrire (en sortant un des accessoires de rhétoriques qui lui sont aussi chers que «l'aube de la victoire» et le «Général Hiver»): «Maintenant que l'Allemagne a voulu la guerre, les dés sont jetés», la vérité c'est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre.[1]

La rhétorique semble donc une somme de lieux communs destinés aux Brichots et aux Norpois. Nous arrivons au terme d'une tradition où le lieu commun n'est plus un contenant mais un contenu, une formule creuse qui se transporte de livre en livre.

Le deuxième élément qui met en cause une lecture rhétorique de Proust, c'est son peu de goût pour la collection. La collection est de l'ordre du mémoratif chez Rousseau, les exemples en étant l'air de musique ou de l'herbier.
Or Proust est très éloigné de ce goût pour la collection.

[...] ainsi s'entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j'avais cueillies dans mes promenades ou les objets qu'on m'avait donnés) une pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu'est morte la réalité pressentie que je n'ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. [2]

Il y a donc accumulation de matières vaines, la collection est un échec.
Il y a de fait une grande méfiance du narrateur à l'égard de la mémoire rationnelle, la mémoire qui collectionne: Swann est un artiste impuissant qui fait collection de tableaux, collection qui intéressera beaucoup Walter Benjamin.

Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray.[3]

Les éléments que la mémoire conserve du passé ne le concerne pas. Dans un entretien que Proust accorda en 1913 à un journal lors de la parution de son livre, Proust déclarait que la mémoire volontaire, la mémoire des yeux, était comme les couleurs sans vérité des mauvais peintres.

Proust oppose à la mémoire volontaire l'odeur et la saveur qui font surgir les souvenirs de la mémoire involontaire. Celle-ci nous rapporte les choses dans un exact dosage de la mémoire et de l'oubli. La mémoire des yeux ne nous donne que des faces; non, elle ajoute aux faces la couleur. Il y a par exemple cette image de la lustrine verte qui joue comme un leitmotiv à travers La Fugitive — enfin, de façon plus importante dans les brouillons que dans le texte définitif. On retrouve là l'opposition couleur/dessin, l'opposition Ingres/Delacroix, et cette opposition est encore un argument contre l'utilisation de la mémoire rhétorique par Proust. Cependant, cependant, selon Herrenius, les objets de la mémoire artificielle doivent être des objets colorés...

Cependant, deux arguments permettent de défendre la thèse que le roman joue comme un édifice de mémoire volontaire.

1/ La mémoire a une dimension architecturale.

Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.[4]

Les goutelettes sont décrites comme des palais (les édifices immenses) de mémoire. On entre dans La Recherche à travers des porches successifs, on franchit les chambres une à une; il n'y a pas, et on l'a beaucoup reproché à Proust lors de la sortie de son livre, de scène d'exposition. Le roman présente dès l'ouverture une structure topographique.

A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand'mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations.[5]

On voit l'importance de cette spatialisation (le point fixe).

Les images jouent un rôle capital. Les images de Golo, éphémères, s'opposent à celles des vitraux de l'église, intemporelles et lieux de mémoire. La construction du livre se présente comme une cathédrale.

2/ Remarquons l'importance de la géologie.
notamment dans Albertine disparue :

Soulevant un coin du voile lourd de l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l'univers et dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie quelque chose d'anodin qui ne procure pas de délices), ils [les souvenirs] me revenaient comme au premier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de printemps ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs. Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, et sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent.

On voit ici une conception géologique du temps, par couches et strates successives qui se recouvrent.

Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme dans une bibliothèque immense où il y a, des plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander.

La vision de la bibliothèque est sans doute celle du narrateur : dépôts de livres abandonnés, exemplaires rarement demandés. Le moi est une superposition de couches anciennes perpétuellement en train de s'ajouter.
On notera l'importance des images (le coucher de soleil —on a déjà vu un lever de soleil digne d'un crépuscule—, la sortie un jour de printemps, etc): la vivacité de l'image permettra de faire remonter l'ensemble des minutes vécues et associées à l'image.

Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier, alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors, et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes.[6]

La géologie nous apprend que ces couches apparaissent un peu partout, elles donnent une image d'un moi constitué de couches. Il s'agit d'une image spatiale de la personnalité, il y a stratifications géologiques.

PS : La version de sejan

Notes

[1] Le Temps retrouvé Clarac, p.796 t3/ Tadié, p.

[2] Du côté de chez Swann Clarac p.179 t1/ Tadié p.177 t1

[3] Du côté de chez Swann, Clarac p.44 t1/ Tadié p.43-44 t1

[4] Du côté de chez Swann, Clarac p.47 t1/ Tadié p.46-47 t1

[5] Du côté de chez Swann, Clarac p.9 t1/ Tadié p.9 t1

[6] La Fugitive, Clarac p.544 t3/ Tadié p.124 t4