La distribution d'images pieuses et de boules de gomme ne pouvait suffire à meubler les heures où nous étions rassemblés sous son aile protectrice. Portant la main à son chignon (mais oui, un chignon!), elle nous parlait d'abondance du petit Jésus. De son application à l'école, et comme il était bien élevé : quand une grande personne lui adressait la parole, il retirait toujours sa casquette. Le soir, rentré à la maison, après avoir terminé ses problèmes d'hébreu, de géographie et d'arithmétique, le petit Jésus trouvait encore le moyen d'aider son papa charpentier. Il ramassait les copeaux de bois épars sur le sol et les stockait dans une grande bassine en prévision d'un feu de joie pour le prochain Noël. Il aidait aussi sa maman (une très belle dame vêtue de bleu) à porter des chardons à l'âne; c'est fou ce que l'animal aux oreilles si douces, aux yeux de velours, raffolait de ces épineux! Lorsque le petit Jésus se piquait en transportant les chardons et qu'une goutte de sang perlait à son doigt, il offrait ce sang à Dieu pour le rachat de tous les ânes.

C'est lui aussi, le petit Jésus, qui était chargé de mettre une serviette autour du cou du bœuf au moment de passer à table. (Le ruminant bavait d'abondance.) Un bœuf pas ordinaire. D'une énorme gravité. Sa principale occupation consistait à souffler dans l'âtre afin de ranimer les braises. Mais on le voyait de temps à autre à la porte : il l'encadrait de sa forte présence, ce qui donnait à réfléchir aux indésirables qui auraient voulu s'introduire, ex abrupto, dans le saint des saints — le plus souvent des Romains, pas très catholiques.

Sa mission accomplie, le petit Jésus gagnait sa place, à la droite de son père (le charpentier). Alors, le bœuf, prenant appui sur ses pattes de derrière, se dressait à la verticale et récitait à haute et intelligible voix le bénédicité. La prière terminée, le petit cénacle honorait la sardine à l'huile, les rutabagas et la banane trempée dans du lait caillé qui constituaient l'ordinaire du repas; le dimanche s'y ajoutait une tranche de lard : la Sainte Famille ne roulait pas sur l'or.

Au fur et à mesure qu'elle nous contait ces histoires édifiantes, il arrivait que l'émotion gagnât la narratrice ; elle s'interrompait, se mouchait bruyamment ; après avoir repris son empire, elle nous regardait longuement, longuement, et finissait par affirmer que nous autres, petits garnements, étions aussi des petits Jésus !
— Moi, mam'zelle, z' suis un p'tit Zésus?
— Oui, toi aussi, Anatole.

Par bonheur, nous ignorions alors le sort que les adultes réservèrent au «petit Jésus» pour le punir d'avoir grandi.

René de Obaldia, Exobiographie, p.123