Je dois avouer qu'intérieurement j'ai bien ri durant cette heure de cours. Pour résumer, il s'agissait de montrer que si finalement Proust ne semblait pas avoir accordé plus d'importance que cela au mythe d'Orphée, il aurait pu le faire, s'il l'avait choisi.
Je crois que ça n'a pas été du goût de tous dans l'assistance. J'ai trouvé cela très amusant, il y a un humour dans cette démarche, une légèreté, qui gagnerait à être mise en scène par des masques un peu moins sérieux.
En somme, nous avons assisté en live à l'émergence du projet de Pierre Ménard. C'était bien. Surprenant, un peu incroyable, mais bien.


Antoine Compagnon commence par présenter Pierre-Louis Rey: «Je le connais depuis que nous avons travaillé côte à côte dans la réserve du cabinet des manuscrits rue Richelieu, lui préparait la copie de A l'ombre des jeunes filles en fleurs, moi celle de Sodome et Gomorrhe. Je n'étais pas encore proustien, je le suis devenu alors.
Pierre-Louis Rey a quitté Paris III où il était professeur et a accepté la charge de la direction de La Revue d'histoire littéraire de la France.
Pierre-Louis Rey prend alors la parole.

Je vais traiter de "Proust et le mythe d'Orphée.

Les mythes ne sont pas connus que par les livres, et Orphée est sans doute davantage connu par la pièce puis le film de Cocteau. En 1959 le mythe sera réactivé par Marcel Camus qui transpose le mythe au Brésil dans Orfeu Negro. Les mythes présentent une grande capacité d'adaptation.
A l'époque de Proust, beaucoup ne connaissent qu'Orphée aux Enfers, d'Offenbach.

La présence des mythes chez Proust a été plus particulièrement étudiée par Marie Miguet-Ollagnier dans Mythologie chez Marcel Proust.
On trouve quatre références explicites à Orphée dans La Recherche:
- la première dans Un amour de Swann quand Swann cherche Odette parmi les ombres du boulevard :

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.[1]

- la deuxième durant la soirée chez Mme de Saint-Euverte. On peut d'ailleurs se demander si la référence à Orphée est valorisante pour Orphée. En effet, on sait que la référence à Parsifal, présente sur les brouillons, a soigneusement été enlevée de la copie finale par Proust qui ne voulait pas dévoiler de façon trop explicite l'analogie avec le narrateur. A contrario, il faut donc supposer que si Orphée apparaît explicitement, c'est qu'il est de moindre importance.

Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, [...][2]

- la troisième à l'époque des jeux avec Gilberte. Il y a là d'ailleurs un peu d'ironie envers le goût de l'adolescent, pour qui un décor de carton-pâte présente l'idéal de la beauté. Le jeune homme a encore besoin de référence extérieure pour admirer.

Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter longuement; c’est que la nuit étant venue, ses colonnes dématérialisées par le clair de lune avaient l’air découpées dans du carton et me rappelant un décor de l’opérette: Orphée aux Enfers, me donnaient pour la première fois une impression de beauté.[3]

- la quatrième à l'occasion d'une absence d'Albertine, l'amour a disparu mais la jalousie subsiste :

La décroissance du jour me replongeant par le souvenir dans une atmosphère ancienne et fraîche, je la respirais avec les mêmes délices qu’Orphée l’air subtil, inconnu sur cette terre, des Champs-Élysées.[4]

A vrai dire, la présence des Champs-Elysée à cet endroit du texte est sans doute due au hasard, mais le hasard est généreux avec les grands créateurs. Les mythes offrent suffisamment de ressources pour qu'on puisse y puiser même inconsciemment.
Plus tard, les Champs-Elysées évoqueront autant Gilberte qu'Albertine; ces deux noms si proches ne paraissent ne plus faire qu'une dans les souvenirs du narrateur. Elles fusionnent, le narrateur nous apprend que finalement nous n'aimons toujours qu'une seule femme. Il s'agit finalement d'un retournement du mythe, Orphée triomphant et oublieux d'Eurydice.

Nous avons vu que le narrateur était une sorte d'Orphée oublieux d'Eurydice. Dans la plupart des versions du mythe, Orphée se retourne pour vérifier si Proserpine tient sa promesse. Ce n'est pas le cas dans la version de Gluck: ici, Orphée se retourne dans un geste d'amour, il ne peut plus supporter les cris d'angoisse d'Eurydice qui ne comprend pas pourquoi il ne se retourne pas.
Nous avons un cas d'un amour semblable dans La Recherche: il s'agit de l'amour que porte le narrateur à sa grand-mère (ou sa mère, car elles aussi se confondent). Le téléphone est l'obstacle qui empêche le narrateur de voir sa grand-mère, et il s'inquiète pour elle. La grand-mère est la véritable image d'Eurydice dans le livre.

Ma grand’mère ne m’entendait plus, elle n’était plus en communication avec moi, nous avions cessé d’être en face l’un de l’autre, d’être l’un pour l’autre audibles, je continuais à l’interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle aussi devaient s’égarer. Je palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j’avais éprouvée autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l’avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu’elle me cherchait, de sentir qu’elle se disait que je la cherchais; angoisse assez semblable à celle que j’éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu’on ne leur a pas dit, et l’assurance qu’on ne souffre pas. Il me semblait que c’était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l’appareil, je continuais à répéter en vain: «Grand’mère, grand’mère», comme Orphée, resté seul, répète le nom de la morte.[5]

De la même façon, on peut voir une allusion à Orphée lorsque le narrateur rêve de sa grand-mère, et qu'il a oublié sa grand-mère, dans Sodome et Gomorrhe. Le rêve se finit ainsi: «Mais déjà j’avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais remonté à la surface où s’ouvre le monde des vivants, [...]».[6] Il s'agit d'une allusion qui peut être interprétée de diverses façons, et il y a sans doute de ma part surinterprétation.
De même, l'épisode des trois arbres d'Hudimesnil évoque les ombres des Enfers: «Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie.» [7] On sait combien cet épisode est important, il fait pendant à l'épisode des trois clochers de Martinville selon une même structure : l'analyse du trouble du jeune homme puis la récapitulation des point qui ont menés le narrateur à écrire.

Dans l'interprétation intervient la liberté du lecteur. Les mythes s'interpénètrent, la descente aux Enfers n'est pas un motif exclusif d'Orphée. Homère ne connaissait pas ce mythe (si véritablement il date de Pindare), pourtant, Ulysse descend aux Enfers. Ajoutons Virgile, Dante,... On en vient à se féliciter qu'il y ait quelques références explicites à Orphée (cette réflexion me fait rire, car s'il n'y en avait pas eu, Rey aurait tout simplement choisi un autre sujet de conférence, or il réfléchit comme s'il aurait traité ce sujet malgré tout..), cela nous sert de balises, de points d'identification : Proust connaissait et a utilisé le mythe d'Orphée. La mémoire des mythes est indissociable de la mémoire de la littérature (Pindare, Cocteau, Gluck,...)

On peut distinguer trois formes de mémoire chez les écrivains :
- la mémoire diffuse/confuse : la source précise est insaisissable, peut-être même n'existe-telle pas: "ça me dit quelque chose". Virgile, Dante, Homère, tous ont pu servir de référence, consciente ou inconsciente, d'ailleurs. On ne le saura pas.
- la mémoire ordonnée : la référence est précise. Lorsque Proust évoque l'amour de Phèdre, il songe à Racine. Il a des souvenirs précis de Mme de Sévigné, Nerval, Saint Simon,...
- la mémoire immédiate, qui est la mémoire des livres que l'auteur lit dans le même temps qu'il écrit. On prendra pour exemple le livre cité au début, sur la rivalité entre François Ier et Charles Quint.
Cette influence dépend des écrivains. Dans une lettre à Robert de Billy en mars 1910, Proust écrit à propos de La bien aimée de Thomas Hardy: «Une très belle chose qui ressemble malheureusement (en mille fois mieux) à ce que je fais.» La lettre procède à une véritable lecture orphique de La bien-aimée, décrivant l'ancienne image qui reparaît puis se dérobe, et le requiem qui suit cette disparition.
Attention : je ne suis pas en train de dire que parce qu'il a lu Hardy et en a fait une interprétation orphique, Proust a réactivé le mythe d'Orphée dans La Recherche.

Un autre auteur que Proust lisait attentivement à eu une grande importance. Il s'agit de Nerval. Proust lui a consacré un article célèbre, mais il n'a pas évoqué Aurélia. Or c'est dans Aurélia qu'apparaît le mythe d'Orphée et dès la première page fait référence à Dante et Swedenborg. L'épigraphe exclamative de la seconde partie est «Eurydice! Eurydice!» et éclaire une phrase de la première page: «Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi.»
Admettons que Proust n'ait pas lu Aurélia. Mais il est certain qu'il a lu El Dedichado qui fait explicitement référence à Orphée dans son second tercet:

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.»

Peut-on deviner la présence d'Orphée dans Sylvie?
Gérard poursuit Aurélie, figure de la nuit. L'ayant perdue, il part à la recherche de Sylvie, figure du jour, mais justement la seule nuit où elle ne dort pas et se couche à l'aube. Gérard perd deux fois deux femmes, Aurélie et Sylvie, Aurélie et Adrienne. Il conclut à l'échec de l'expérience : «Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience.»[8]

Chez Proust il n'y a pas échec de l'expérience. Il distingue la porte basse de l'expérience et la porte haute de l'imagination. Le narrateur réussit le deuil que Gérard n'a pas su mener à bien. Dans le mythe traditionnel, Orphée continue à chanter après la disparition d'Eurydice, mais le chant se fait plaintif. De même le héros de La bien-aimée connaît une modeste victoire.

Proust conclut un article sur Flaubert par un éloge de Nerval. Jamais il ne désigne l'œuvre de Proust comme orphique. Mais était-ce nécessaire? Proust conclut sur la folie qui termine Sylvie et qui annonce Aurélia:«Sa folie [de Nerval] est alors comme un prolongement de son œuvre ; il s'en évade bientôt pour recommencer à écrire.» Proust écrit sur Sylvie en prévoyant Aurélia, qui n'était pas encore écrit. C'est aussi cela, connaître véritablement un écrivain; c'est moins connaître ses écrits que ce qu'il aurait pu écrire, et qu'il a peut-être écrit, sans qu'on le sache.

L'article "le regard d'Orphée"[9] de Maurice Blanchot commence par ces mots: «Quand Orphée descend vers Eurydice, l'art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit.» En allant chercher Eurydice aux cœur de la nuit, Orphée transgresse les lois du jour. Ce faisant il perd les deux, et le jour, et la nuit. L'erreur d'Orphée est l'impatience. Il a voulu posséder Eurydice au lieu de continuer à la chanter. Blanchot interroge l'inspiration: «L'œuvre est tout pour Orphée, à l'exception de ce regard désiré où elle se perd, de sorte que c'est aussi seulement dans ce regard qu'elle peut se dépasser, s'unir à son origine et se consacrer dans l'impossibilité.»[10] L'œuvre en somme doit être perdue pour être retrouvée. Elle naît (ou renaît) d'un mouvement d'insouciance, le regard est le mouvement du désir qui traduit l'impatience et l'oubli quelques secondes de l'œuvre à accomplir. L'œuvre naît de l'oubli de l'œuvre:

Ecrire commence avec le regard d'Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée de l'insouciance, atteint l'origine, consacre le chant. Mais pour descendre vers cet instant, il a fallu à Orphée déjà la puissance de l'art. Cela veut dire: l'on écrit que si l'on atteint cet instant vers lequel l'on ne peut toutefois se porter que dans l'espace ouvert par le mouvement d'écrire. Pour écrire, il faut déjà écrire.[11]

Dans Le livre à venir, Blanchot se penche sur l'expérience de Proust. Il réconcilie les deux visions de la vocation, celle qui veut la vocation soit un déclic au moment où l'on devient écrivain, et celle qui veut que la vocation existe depuis toujours au sein de l'écrivain. Pour Blanchot, il fallait que Proust fut déjà écrivain pour le devenir.
La mort est la limite de l'œuvre, au sens le plus matériel: la mort peut empêcher de finir l'œuvre. Proust a fait preuve d'une étonnante patience en se détournant de Les Plaisirs et les jours si vite publié, en interrompant Jean Santeuil, et en attendant la maturité. C'est la quête de l'origine qui assure la réussite de La Recherche, quête symbolisée par la recherche de la source de la Vivonne ou l'origine du nom de Guermantes. Proust a pris soin de l'annoncer dès les premières pages du livre. C'est cette annonce, cette construction, qui est méconnue par Paul Valéry lorsqu'il écrit, dans un article qui se veut un hommage à Proust, qu'on peut ouvrir La Recherche où on veut, on comprendra toujours. Pour Paul Valéry, c'est la caractéristique du poème et c'est donc un compliment.
Pour Blanchot, l'espace de La Recherche est une sphère, un monde complet et fermé sur lui-même. Blanchot éclaire la façon dont Proust revivifie le mythe.

La parentée avec Parsifal nous est dérobée, de la même façon que la source, l'origine (ce n'est pas la même chose, mais ici, oui) n'est jamais réellement atteinte: ainsi la source de la Vivonne s'avère décevante, un lavoir avec des bulles :

Un de mes autres étonnements fut de voir les «sources de la Vivonne», que je me représentais comme quelque chose d'aussi extra-terrestre que l'Entrée des Enfers, et qui n'était qu'une espèce de lavoir carré où montait des bulles.[12]

Proust joue avec le mythe et se réfère à Offenbach; il cache toute référence à Wagner et au Graal, à l'art et à la religion, mais il ne se gêne pas avec le mythe antique.

Il n'y a pas si longtemps, il était à la mode de soutenir que le livre que nous étions en train de lire (La Recherche) était celui que le narrateur décidait d'écrire à la fin du livre.
Non : cette analyse est réductrice. Je préfère imaginer le livre suivant (Le livre à venir) qui n'aurait pas à passer par la porte basse de l'expérience.


PS : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de chez Swann, Clarac p.230 t1/ Tadié p.225-229 t1

[2] Du côté de chez Swann, Clarac p.328 t1/ Tadié p.322-323 t

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.489 t1/ Tadié p.480 t

[4] La Prisonnière Clarac p.30 t3/ Tadié p.

[5] Du côté de Guermantes Clarac p.136 t2/ Tadié p.433-437 t2

[6] Sodome et Gomorrhe, Clarac p.762 t2/ Tadié p.158-159 t2

[7] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac p.719 t1/ Tadié p.114-118 t2

[8] Sylvie, dernier chapitre

[9] L'espace littéraire, p.225, édition Folio

[10] Ibid, p.230

[11] Ibid, p.232

[12] Le temps retrouvé Clarac p.693 t3/ Tadié p.