3. Anagramme et paronomase, métaphore et métonymie: voilà Wallas.

Lorsqu'apparaît ce nom pour la première fois, c'est au cours d'un dialogue («Monsieur Wallas, s'il vous plaît», p.14). C'est dire qu'intervient une fiction de voix du prononcé. Comment donc Garinati (et le lecteur) l'a-t-il énoncé?
Gide, dans Les Caves du Vatican prenait bien soin de dissocier la graphie de «Lafcadio Wluiki» de sa phonie. Invité à prononcer «Louki», le lecteur lit, par contrecoup, « lui qui est un Loup », le W supprimé devenant alors le sigle du vivat italien que «Lafcadio» autorise. Et on peut s'émerveiller que la «transcription» opère en même temps une traduction puisque «Wluiki» procède sans doute d'une même racine indo-européenne que celle qui donne, en vieux slave, son presque homonyme : [vlûkû] : le loup. Le texte parlerait-il plusieurs langues? Nous y reviendrons.
Mais Wallas? Doit-il même se prononcer? N'est-il pas au contraire le signe d'une radicale aphonie textuelle? Cette problématique se trouve partout désignée dans les Gommes où toutes sortes de messages s'échangent justement par le truchement significativement contradictoire du téléphone et du télégramme. Choisissons pour le moment de phonétiser le gramme.
L'ambiguïté de prononciation du W produit plusieurs possibilités de lecture, selon la valeur ([V] ou [W]) que l'on attribue à cette lettre et selon la prononciation ou non du s final.
1) Valas = « va, las » où se lit la fatigue (les pieds enflés) de Wallas dans la fiction mais aussi une représentation de «l'usure» du «personnage» dont plus spectaculairement Lady Ava témoignera dans La Maison de Rendez-vous. Encore s'agira-t-il surtout d'une usure ponctuelle (tel «personnage» dont les possibilités narratives s'épuisent) alors que Wallas, dès le texte inaugural, vise l'archétype même. Son nom déjà l'énonce.
Se trouve en outre désignée, dans cette première lecture de son nom, sa principale fonction: la marche, le parcours fictif mais aussi le déplacement narratif.
Mais cela ne saurait être tout. La lecture opère en tous sens. Le patron du café qui lit (p. 13) l'envers de l'inscription dont la narration n'offre à ce moment que l'endroit («chambres meublées»), lui encore qui épelle Wallas au téléphone, le faisant ainsi apparaître textuellement autre, autorise d'autant plus ce genre de lecture qu'il est justement «patron», c'est-à-dire non seulement une des figures césariennes dont les traces nominales abondent (Roy-Dauzet, Bona, Borex, V. Daulis dans la lecture anagrammatique qu'en donne Morrissette) mais surtout parce qu'il est modèle («patron») d'une lecture de confection.
Ainsi la prononciation «valas» autorise-t-elle le palindrome «ça lav(e)» (cf. Dans L'Homme qui ment: «Boris Varissa» = «ça varie»), autant dire « ça gomme ». Ce que cherche Wallas, c'est lui.
En miniature, le nom est la réponse de la narration à la fiction. Et l'inversion qui est un des ressorts de la fable (le futur c'est le passé, l'assassin c'est l'enquêteur, etc.) est ici désignée, raison de l'opacité du nom, clé de sa traduction en cette occurrence.
2) Que le s final soit maintenant aphone et c'est encore la marche de Wallas, doublée ici de sa destination ambiguë : «va là» ou «vas là», constatation ou ordre.
Inversée à son tour, la formule donne « A lav(e) ». Cette lettre à la présence obsédante dans toute l'œuvrede Robbe-Grillet, nous en reparlerons plus d'une fois et à plus d'un titre.
Ces quatre lectures concurrentes mais convergentes dont nous venons de rendre compte, il semble inutile, tant elles tiennent à la trame du texte, d'en donner des exemples. Ils abondent et se renforcent même d'une rime ainsi instituée entre le nom et son contexte narratif: « Wallas va... » ou « Wallas s'avance » aux multiples occurrences. Il arrive même qu'un véritable paragramme en découle: « Wallas s'avance à travers cet intervalle fragile» (p.50).
3) En énonçant maintenant un [W] dans son nom, le patronyme n'est plus qu'une désignation de la présence, la sienne («voilà») mais aussi toute autre à venir («vois là »). C'est un index qui redonde et efface à la fois, tel le «Illia» de Révolutions minuscules. Bien plus, si on l'articule comme ce dernier nom qui dit aussi «il y a île», on obtient « voile a ». Et en effet, l'assassin s'avance bien masqué d'être donné pour l'enquêteur.
La lecture, dans ce cas, ne se peut inverser que syllabiquement: La voie, La voix. Wallas est bien cette voie offerte à la fiction par de multiples voix narratives.
4) Prononçons enfin le s final : « voix lasse » ou «vois, las!». Concience et déploration dans le second cas. Ce qui rend bien compte de la scène finale du chapitre 5, d'autant plus que l'insistance est alors mise sur la vue. Avant le crime : « Wallas voit maintenant la fente de lumière » (p. 254). Après : « légitime défense. Il a vu l'homme tirer sur lui» (p. 255). Une paire de lunettes introduit alors le motif de la duplication, du miroir, et de la voix : « Pouvez-vous dire si c'était le verre droit qui était le plus foncé, ou bien le gauche? » Quant à la lassitude qu'a fait apparaître aussi notre lecture, elle prend part à la même séquence narrative : « il a plutôt envie de s'asseoir. Il est très fatigué » (p. 255).
On le voit, ce nom énigmatique est multiplié à l'intérieur de ses limites par les textes qui le forment, représentant une sorte d'épuré de la narration. Il est la narratiori minimale. Et la mise en abymé révélatrice de sa fiction de «personnage» (et même de la fiction du «personnage») en même temps que la réponse secrète au problème de la fiction où celui-ci est pris. Il est le plus petit centre de production et le plus petit produit du texte. Il imprègne la narration d'autant plus fortement que ses diverses métonymies se redoublent de multiples paronomases, programmant une sorte de bégaiement textuel. Comme si le nom attirait par la répétition d'une de ses parties d'autres signifiants par lesquels le personnage qui le porte se voit proposer une fiction qui le lit en le liant. Voilà sans doute pourquoi Garinati ne peut que tirer («Garinati a tiré», p.26) quand Wallas assassine. Ou, comme le dit le texte (p. 55), accréditant une de nos lectures: «Voila ce que c'est que d'inventer des histoires».
On renverra ceux qui douteraient d'un tel mode de production par extraction de syllabe avec effet de bégaiement à telles séquences de Projet pour une révolution à New York: «ulve oluptueuse» (p.68) et «sexe axial» (p.116). S'il n'est pas besoin d'insister sur le deuxième exemple, le premier, parce qu'il touche aussi à certain développement ultérieur de notre propos, mérite qu'on s'y arrête un instant. Il présente en effet ce qu'on pourrait appeler le nom propre d'une séquence antécédente où se figurait sans se dire la description d'un sexe féminin. Mais un «nom propre» qui vacille encore au bord de la littéralité. En effet, l'adjectif apparaît dès l'abord initiale d'une absence. Une absence qu'il répercute sur son antécédent, le transformant en lapsus (ce qu'il n'est évidemment pas). La même lettre ainsi supposée à la tête de chaque mot se promène quelque part dans le texte, non loin de là (p.79), majuscule certes, mais sous l'innocente apparence d'une forme géométrique : « les deux lames aiguës, ouvertes en V ». On ne saurait s'étonner de la trouver alors presque contiguë à «la toison bouclée du pubis ». C'est que cette vulve que le texte paraissait sur le point de faire apparaître mais qu'il ne pouvait faute de ce « V » errant, voici que ce « V » justement la convoque ici sous la métonymie de sa toison.
Or le système pileux sans le sexe se trouvait, lui, déjà dans la formule lacunaire, par le jeu du seul «V» présent, celui de «l'ulve», qui grâce à l'«e» muet qui le termine, forme au prononcé «voluptueuse» en faisant apparaître une filigraphie du «e»: «velu(ptueuse)». Les deux premières syllabes ainsi saturées par la présence superposée de deux signifiants acquièrent une certaine autonomie et le mot, à peine formé par la prononciation, se rescinde aussitôt pour faire réapparaître le «tueuse» (comme par hasard lié à «chevelure rousse») qui amorçait la séquence (p.67).
Nul doute qu'on ne puisse parler, à cet égard, de télégraphie. Le patronyme sera lui aussi une télégraphie. Eparpillé dans le texte, mais reformé par la nécessité de tracer ce nom absent fait conjoindre. Une telle leçon devra nous inciter à capturer les lettres qui errent sous prétexte de représentation géométrique, est-il nécessaire d'insister sur le fait que la narration explosée que nous venons brièvement d'analyser prend justement pour objet ce qui est, par quelque glissement, une «matrice». A l'évidence, des forces centrifuges travaillent le gramme du texte et le nom propre plus que tout autre. Avec une force telle qu'elles le décollent de son «personnage».

4. Le nom déborde

Si le premier stade de la capture du nom aura consisté à le faire signifier, le second, plus radical le fait jouer en tant que signifiant décollé de son réfèrent. Cellule débloquée, il perd alors son pouvoir spéculaire ou générateur quant au seul « personnage » dont il était le propre. Non plus indice d'une présence fictive mais présence lui-même et strictement narrative. Principe métonymique, sa présence contaminera le contexte des fragments de sa secrète explosion, devenus comme indépendants.
Ainsi la lassitude que le nom de Wallas porte et attribue à une voix se peut transporter ailleurs que dans la fiction propre à ce «personnage». «Sa voix (Mme Bax) est à l'image de sa figure, douce et fanée. Wallas est une vieille relation...» (p. 111). N'est-ce pas faire apparaître, par un Wallas en quelque sorte épithète, à quelque niveau que je qualifierai d'«infratextuel», en harmonique: «voix lasse»?
Le texte ne porte ici qu'en filigrane (ce qui d'ailleurs rend d'autant plus passionnant le phénomène) la fragmentation du nom comme commentaire, redondance et synonyme générateur de «voix... douce et fanée». Mais il est d'autres exemples d'une telle redistribution du nom dans son espace environnant. Un autre patronyme, pris dans son unité cette fois, nous en fournira un, et des plus évidents, dans le même roman. «Marchat trouve que c'est du sans gêne, tout simplement; et il faudrait par-dessus le marché qu'il eût l'air charmé!» (p.35). Trois lignes plus bas «chambre» poursuit la série commencée par une paronomase (mieux, une «anaphonie» comme dirait Saussure) du nom propre transformée par un anagramme répercuté à son tour par une autre anaphonie. Le patronyme a ici indiscutablement généré la narration sans que celle-ci le désigne vraiment (il s'agit d'un discours indirect). Premier signe d'une dérive signifiante affichée dont nous trouverons l'exemple le plus frappant dans les toponymes de Dans le labyrinthe. Mais aussi dans cette séquence de La Maison de Rendez-vous où c'est maintenant sa couleur sonore que le nom projette sur son environnement, justement sur des noms encore, mais de lieu, et en passant par un véhicule qui rime fort opportunément avec sa syllabe initiale : «Johnson répond qu'il va quitter Hong-Kong dans la nuit, sur une jonque, pour rejoindre Macao ou Canton» (p.202). Une bonne partie des phonèmes de cette phrase se trouve déjà dans le nom et les deux mots que, sujet, il commande.
A la limite, on aura «Lady Ava», pris comme une simple succession de phonèmes et produisant par collusion avec un autre nom : «Azy», simple suite phonétique lui-même, une formule : «Vas-y.»
Ce «lâchage» du «personnage» par son nom connaîtra bien sûr des manifestations moins radicales, notamment celle qui consiste à n'opérer cet abandon qu'au niveau de la fiction, par un minimum onomastique servant indifféremment à un maximum de «personnages». Le nom sera alors mobile par rapport à son réfèrent mais il ne se disloquera pas. Et ceci concernera essentiellement les textes formant cette deuxième «période» dont je ne m'occupe ici que dans la mesure où j'en décèle l'indice.
Mais cette étiquette de nom, nous l'avons déjà vue se décoller quelque peu. Nous l'avons vue perdre des lettres. Elles vont maintenant lui revenir et lui donner du jeu.