7. Une onomastique exemplaire : Les Gommes

A l'ouverture du discours (ou du moins de sa partie actuellement visible), Les Gommes représente, et de très loin, le roman à cet égard le plus pléthorique. Plus de trente noms de «personnages», plus de vingt toponymes. Avec, par le jeu des lettres et des phonèmes (télégramme et téléphone encore: Wallas n'est-il pas pris par Anna pour un employé des Postes) d'étranges répercussions, d'étranges combinaisons. La bonne Anna reprend Bona, André VS rime avec Fabius et se trouve, tout autant que par Wallas, reformé par V. Daulis en ce qui concerne les lettres de son prétendu nom et par Anna Smitte si l'on inclut son prénom dans la chaîne à tracer. Borex répercute Bax, Silbermann Lebermann. Le Dr Gelin renvoie à Dr Juard et Jeannette se retrouve dans la rue (Joseph) Janeck. Un système d'échos et d'accords d'autant plus lancinants qu'ils ne trouvent pas de résolution véritable impose peu à peu l'idée que tous ces noms se doivent combiner comme sur une grille de mots croisés. Il y a là une harmonique du gramme où la lecture voit se profiler insidieusement la possibilité de textes sous et à travers la narration visible.
La lettre n'est pas seulement son et graphe, elle est aussi chiffre. Ainsi, la toponymie semble répondre aux exigences abécédaires d'un dictionnaire. Je cite, dans l'ordre de leur apparition textuelle: Arpenteurs, Alliés, Boulevard Circulaire, Christian-Charles, pont Gutenberg, etc. Mieux, les séquences narratives semblent parfois respecter le même ordre par les majuscules qu'elles font apparaître. Par exemple, de la page 52 à la page 58, les majuscules, sans compter celles des débuts de phrase et en omettant Wallas, forment : AC, BC, CC, D, BJEFEG.
Déjà, on le voit, cette ville imaginaire se donne toutes les apparences d'un livre (comme le rappelle aussi discrètement, le pont Gutemberg). L'usage social du nom est subverti d'être pris dans une «composition» au sens que l'imprimerie donne à ce mot. Un prote semble présider à la nomination.
Quelque raison textuelle qu'on puisse lui trouver, le nom apparaît déjà presque indifférent. Ou du moins c'est la tension née de la contradiction entre ces deux aspects qui lui donne son caractère particulier. Désignant provisoirement l'identité d'une « personne » fictive, il peut à tout moment se trouver projeté sur un objet, autorisant ainsi toutes sortes de liaisons, de lectures. Par exemple, la scène qui montre l'assassin manqué près du pont tournant peut être la résurgence: d'une nomination : Dupont et Garinati (par l'hypogramme «girant»). Tout concourt donc, dans Les Gommes à le décoller légèrement du «personnage» qu'il couvre. Ce qui prépare aussi dans les textes futurs le triomphe du pseudonyme en tant que mise en évidence de l'actant en lieu et place du traditionnel personnage.
Mais il y a plus: Les Gommes n'est pas seulement le texte des noms multiples en écho, il est aussi le roman du nom à trouver. Soit par la superposition de deux noms distincts, soit par la complétion d'un nom lacunaire dont la réalisation totale ne se fait qu'hors du texte (on ne saurait mieux représenter la liberté commandée de la lecture).
Dans le cas d'André VS, il conviendra de disjoindre les deux majuscules pour faire place à l'autre nom. Son nom apparaît donc réduit par collusion de l'initiale et ce qui se révélera être, par l'entremise de Wallas, la finale. C'est un espace caché qui rendra possible le palimpseste.
Dans le cas de la gomme, le nom est au contraire réduit par exclusion de l'initiale et de la finale (il s'agira ici non plus de lettres mais de syllabes). L'espace y est au contraire désigné : il faudra remplir les pointillés.
Ces deux propositions d écriture ont réponse en Wallas, puisque le nom de la gomme qui reste malgré tout non résolu (alors que Wallas devient VS par le jeu de la fiction) sera celui de la métaphore hors-texte ou, si l'on veut, intertextuelle, de ce même Wallas. C'est que, quand bien même il ne serait qu'un lieu paradoxal, c'est vers lui que converge le système. Sa position est encore ici centrale, ce qui ne sera déjà plus le cas, nous le verrons, pour Mathias.
Même si Wallas en est la résolution ambiguë, les contradictions qui opposent les deux noms lacunaires ainsi que celles qu'ils entretiennent tous deux avec la redondance des noms «accessoires» montrent déjà le texte, à ce niveau aussi, comme un lien de tensions, une machine dans les rouages de laquelle il y a du jeu. On notera que les deux systèmes inverses mis en place par la problématique du nom énigmatique rejoignent le système du dialogue qui repose quant à lui tantôt sur l'indication d'une homophonie (dont la formule alternative rituelle sera : «ou quelque chose d'approchant») c'est-à-dire sur une totalité rejouée, tantôt au contraire sur une lacune, par l'indication de chaînons manquants à reconstituer.
Nous trouverons aussi dans Les Gommes l'amorce d'un autre système qui jouera pleinement par la suite: le changement des prénoms: Albert et David pour Dupont (cf. par exemple, Jean et Pierre pour Robin dans Le Voyeur) ou le même prénom répété, voire transformé en nom: Jeannette, Jean (Bonaventure), Jean (Dupont), Mme Jean. Remarquons à cet égard qu'un nom : Wallas (qui peut être malgré tout déjà un prénom : quelque chose comme Wallace) donnera intertextuellement un prénom (qui peut être un nom): Mathias. Ainsi nom et prénom ne fonctionnent plus selon l'usage social. Ils sont ambigus, interchangeables et l'énoncé d'un prénom par le texte ne saurait produire certaine familiarité narrative, puisqu'aucune différence de nature n'oppose ce prénom au nom. Plus tard, par le jeu des initiales une telle indifférence se laissera bien percevoir dans l'inversion des lettres qui donne, par exemple, à partir de Ralph Johnson, Joan Robeson. L'onomastique des Gommes est, on le voit, un patron, une matrice, pour d'autres systèmes. Sorte de réserve, le discours ultérieur y puisera. Mais aussi, il proposera à partir de cette pléthore initiale, une progressive diminution jusqu'au presque anonymat. Après quoi, les noms, comme lavés, définitivement pseudonymes, pourront ressurgir en foule.
Mais voyons auparavant, comment dès le texte suivant, le nom opère certaine révolution.

8. Le décentrement de Mathias et la naissance d'un prototype

Si l'on veut bien voir, avec nous, la désignation d'un engendrement dans la proximité phonique et graphique de Wallas et de Mathias, on ne manquera pas de prendre garde à l'inversion (déjà analysée) de l'initiale. Il se pourrait bien qu'elle désigne une inversion plus radicale encore. Cernons-la: la problématique des Gommes, c'est celle d'un nom à effacer finalement par le palimpseste d'un autre nom. La fable se caractérise, à ce niveau, par un processus de remplacement qui finit par conjoindre ce qui était au départ disjoint (l'enquêteur et l'assassin).
Or, dans Le Voyeur, la fable, « policière » elle aussi, est au contraire en latence. Et elle est le résultat d'une surimpression posée dès le départ: la superposition d'un nom transparent (Violette) sur un autre opaque (Jacqueline). Violette est en effet une grille à placer sur le nom, sur les noms, car il ne me semble pas opportun de réaliser la «mise au point», de focaliser ce qui reste toujours tremblé, c'est-à-dire la rime jamais écrasée de plusieurs actants : fillette du bateau, voix du quartier St-Jacques, femme dans la chambre, serveuse, Jacqueline, jeune fille attachée à Jean Robin. C'est le nom de Violette qui propose l'unification de ces multiples communs en un autre propre, répétitif. Celui qui semble devoir être élu, à la différence de Wallas par rapport à VS, est décidément trop différent pour que le palimpseste soit réalisé ailleurs que dans les blancs du texte.
Violette, c'est la référence qui force les diverses séquences narratives à converger vers un réfèrent qui ne sera jamais trouvé, qui est toujours à faire. C'est pourquoi Jacqueline et les autres ne sont toujours que «Violette jeune», un futur qui est un passé.
Et passé parce que déjà Violette dit tout : le viol, le voile, la vue. C'est un générateur considérable, le nom comme discours, presque le maître mot d'un texte qui n'en est que la dérivation. Voyons comment il ordonne le texte.
Sur toutes choses portée, la vue de Mathias est filtrée par Violette. Violette est aussi «voilette». C'est ça, aussi bien, le double circuit de Monsieur X, une double vue, un double foyer. Cet effet de filigrane est même clairement représenté par l'impression de ses lettres initiales sur le corps d'une victime virtuelle: «Un peu au-dessous de la hanche droite elle avait une petite tache en relief (...) dont la configuration en étoile à trois pointes rappelait curieusement celle d'un v ou d'un i grec» (p.133). On remarquera un procédé déjà empoyé: l'autre lettre (i), accompagnée d'une épithète, à la place de la lettre unique : y.
Ce roman est bien l'allégorie de la vue, dont le paradoxe est d'être ce qu'elle voit. La vue c'est la (fille) vue (ou l'A vue). La vue est le véritable «personnage» du texte.
Car qui ne voit que le problème de Mathias c'est d'être lui-même vu (toute la troisième partie et déjà, comme une angoisse, dans toute la deuxième), qui ne voit que son métier c'est la montre de montres («vous allez voir», annonce-t-il constamment). Violette dit bien aussi: «Elle te voit.»
Or le véritable voyeur, caché derrière les lames narratives de cette jalousie (déjà) qui ne lui fait apparaître que des bribes dont la réunion par lui seul peut produire la scène absente, le véritable voyeur, c'est le lecteur. Et ce qu'il jouit de contempler, c'est ce qu'il fait : la réalisation d'une fable que la machine textuelle présente comme un agencement à faire. Le texte n'est qu'une gigantesque métonymie, le saut métaphorique représenté par la conjonction de deux métonymies, c'est au lecteur qu'il revient de le faire. Je vais en proposer un exemple.
Qui voudra lire Mathias, y découvrira un mât, l'archétype des nombreuses érections (d'objets) qu'énonce le texte. Il s'arrêtera à la description transparente du piton dans la pierre, p. 17: «au centre du huit, on voyait une excroissance rougêâtre qui semblait être le pivot, rongé par la rouille, d'un ancien piton de fer» ou à ce «tronc de pin» qu'un «grossièrement» fort heureux vient séparer du «e» qui le menace en tête de son épithète: «écorché». Il sera fort troublé par ces nombreux «nœuds» de ficelle. Il s'étonnera que cette mouette sur un piquet soit si proche d'être une «mouflette» et la ficelle aux nœuds une «fillette». N'est-il pas conduit peu à peu à soupçonner que ce que le texte énonce comme étant à côté ou formé par (métonymie) devrait bien finir par se trouver dans (métaphore), inclus, coïncidé. Il sera tenté d'ajuster le texte «tremblé» et se dira que ce n'est pas à un pin qu'est attachée Violette mais à une «pine» qu'elle est empalée, que ce ne sont pas des nœuds que forme la ficelle mais des nœuds qui forcent les fillettes et que c'est une «mouflette» que, par le biais d'un dessin, Mathias juche sur un piquet. Si le lecteur fait cela, il est pris par Violette. Sa lecture du texte passe par un «personnage» qui n'est qu'un mot, éloquent au point que les diverses lettres à fonction descriptives éparpillées dans le texte en forment l'hypogramme : viols, en énonçant le programme qu'il contient.
Comme on peut voir, le nom de Violette est un révélateur qui repousse celui de Mathias à la périphérie d'une fiction dont il n'est que la scène. Il ne brûle et ne précipite que du papier (journal, enveloppes de bonbons) : le lecteur devra avoir le bon goût d'y lire une métaphore. Et d'oublier que Mathias est là pour faire l'article, celui du «Phare de l'Ouest». Car il ne vend guère que ses boniments.
Mathias désigne l'illusion référentielle (n'en est-il pas lui-même, dans la fiction, victime) comme une métaphorisation irrésistible et secrète de ce qui n'est que métonymie.
Et si Mathias, comme Wallas, fait signe, ce n'est pas pour s'énoncer solution de la fiction mais pour désigner le texte autour de lui. Il nous dit qu'il y a «mat» mais c'est en grande partie le lecteur qui l'est. Mathias n'est que le porteur de nouvelles : le texte persan qui annonce la mort du roi peut même se lire au complet dans son nom («shah mat»). Les descriptions en cases des cuisines, des chambres, relèvent alors de la symbolique échiquéenne. La folie hypothétique du voyageur est la désignation de la fonction stratégique de cette pièce qu'il est. Et ses parcours ont aussi plus d'un point commun avec les déplacements du cavalier (on remarquera la «pointe des chevaux» et le phare, comme une tour).
Mais ce nom nous dit aussi qu'il y a Maths : désignation, par-delà la géométrie des descriptions, d'une algèbre textuelle dont le huit couché est bien le plus notoire exemple. Ce signe reste pour moi, malgré les dénégations de Robbe-Grillet, le symbole mathématique de l'infini. Non pas métaphysique mais nécessité logique, nécessité de discours. Ne dit-on pas que « deux parallèles se rejoignent à l'infini ». C'est dire que dans et par le discours l'infini est capturé dans la jonction proposée des deux droites. Enfin, Mathias désigne une qualité de couleur. Il propose la peinture, le vernis, le revêtement, le faux semblant.
Le discours onomastique du Voyeur passe par ces deux noms: Mathias, Violette (dont on remarquera la ressemblance à Wallas, dans certaine lecture que nous en avons faite). Et le système d'ensemble repose maintenant sur deux familles : les «Mareck» et les «Leduc» avec échos encore : Maria (Leduc) et Mareck, Joseph (Leduc) et Joséphine Mareck (on pense aussi au «Joseph-Janeck » des Gommes), Jeanne et Jacqueline Leduc, Joséphine et Julien Mareck. Les explosives finales communes aux deux patronymes ainsi que la proximité alphabétique de leurs initiales (L M) sont encore l'indice d'un rapport évident.
Mais l'écho ne se limite pas aux deux familles et nous passerons par celui qui unit Robert à Robin pour voir surgir du texte ce nom qui aura la vie dure. Avant d'être, peut-être par la grâce et pour le plaisir d'une rime, le marin Jean Robin, puis une identité usurpée, un pseudonyme déjà, Robin, c'est d'abord le patron du café. Comment apparaît-il?
Appuyé (p. 57) contre le chambranle d'une porte, touchant du bois (comme plus tard «Jean Robin» sera une trace de craie sur du bois), ce patron est à proximité d'une robe. Et d'une robe qui, parce qu'elle est «noire» le porte déjà en paragramme. La femme qui la porte sert à boire (hypogramme de «Robin»). Avec ses «longs cils de poupée dormeuse» et la beauté de ses yeux, elle n'est pas loin d'être là «Belle au Bois Dormant». Mais alors ce Robin ne serait-il pas celui auquel tout le monde ici pense maintenant et d'autant plus que du bois, justement, il en touche.
Que, dans T.E.E., un certain «abbé petit jean», lui aussi marqué à la craie, semblera comme un écho amusé du Voyeur''. Cet «amateur de gueuze» ne renvoie-t-il pas en effet au « mateur de gueuzes » qu'est Mathias.
On remarquera aussi que cet immortel Robin s'amuse à tracer un hypogramme d'Alain Robbe. Saussure l'eût trouvé remarquable par la proximité des lettres utilisées.
Un nom venu d'ailleurs et en même temps produit du texte? Mais que sera donc «Laura» dans le Projet, sinon la reprise d'une trace nominale de ''L'Homme qui ment'' en même temps qu'une lecture du contexte où il apparaît (p. 13): «au milieu d'une surface brumeuse aux profondeurs bleuâtres d'aquarium», elle est une «silhouette un peu floue, gracieuse, lointaine». Laura n'est-elle pas «l'aura», «l'eau» également? Elle amène d'ailleurs la pluie au texte.
Mais notre Robin, ne peut-on justifier encore l'engendrement textuel que nous venons de lui proposer, par îa façon dont, devenu «Boris» dans L'Homme qui ment, il se souviendra de ses origines, pour devenir un générateur d'au moins le début du film. Boris en effet apparaît dans les bois, il boit et se trouve lié à un bris de verre produit par certaine serveuse à l'air craintif. Tout cela est bien sûr dans son nom, mais c'est aussi dans Le Voyeur.
Le Voyeur semble donc mettre en scène, beaucoup plus spectaculairement que Les Gommes, ce double processus de textualisation du nom: son rôle producteur et son caractère de produit.
Est-il nécessaire d'ajouter que, si nous établissons d'aussi nettes distinctions, si nous semblons distinguer deux temps différents de la production nominale, ce n'est que pour la commodité de l'exposé. En fait, et c'est un des paradoxes du texte, ces deux temps sont synchrones.
Après Le Voyeur, quelles avaries peuvent encore bien survenir à notre souverain? Au moins ces deux-ci : la réduction à la lettre et la disparition. Nous en profiterons pour prendre, sans conclusion, congé avec lui.


La lettre exhibée et le nom sur le mur : inventaire avant liquidation
Il y a, dans La Jalousie, bien des absences exhibées. Un nom tout entier y a basculé dans la narration qui le cache, exigeant du lecteur qu'il fasse l'appel, qu'il «extraie» le «personnage» confondu avec le texte et lui trouve un nom, un nom commun: le mari.
Mais l'onomastique tout entière s'est réduite. Elle se limite à deux prénoms, un toponyme et une initiale. Et c'est assez pour faire une phrase. Une phrase dont Franck est le sujet. Son explosive finale c'est l'initiale de sa femme: Christiane. C'est aussi l'initiale de la ville («Kanda») au bout de laquelle il retrouve A qu'il étreignait déjà entre ses consonnes. Peut-être faut-il aussi que l'américanité de son nom fasse apparaître la ville comme une simple copule, l'ailleurs où il se trouve lié à A: «Franck and A».
Mais celle-ci, A, qu'en dira-t-on?
Elle est la presque nommée, la presque capturée par ce silence où gît son maître. Ses points de suspension sont l'alliance qu'elle en a reçu et qui l'attire vers l'identité secrète dont elle est la propriété. Mais il lui suffit d'une lettre pour s'unir ailleurs. Elle reste, malgré tout, échangeable. Une lettre de trop, une lettre libre, en jeu. Comme dans d'autres textes, elle était bien souvent le reste de tout hypogramme. Comme elle sera aussi le point d'orgue d'Eve dans La Maison de Rendez-Vous.
La lettre exhibée ici, c'est la lettre initiale, le début, ironiquement alphabétique, d'une génération. C'est aussi le code: celui des romans-photos où elle suffit à transformer la prosaïque en étrangère.
Faut-il donc bien prendre la peine de lui ajouter d'autres lettres pour lui donner un nom? N'est-elle pas tous les noms, déjà? N'est-elle pas tous les lieux: l'Afrique d'ici, l'Asie et l'Amérique de plus tard, son alternative E initialant le reste. Elle est aussi un lieu, l'espacement du nom.
A partir d'elle, le nom du lieu sera l'espace du nom. Dans Le Labyrinthe, le nom ne parvient à nommer que son propre parcours. Il est une des surfaces du labyrinthe, une surface qui bouge. A part cet essentiel toponyme, tout le reste n'est plus que commun : des fonctions (le soldat, l'infirmier, etc.), des états ou des sexes (l'enfant, l'invalide, la jeune femme). Ou d'autres noms encore sous la plaque du coin de la rue, d'autres noms littéraires : Baudelaire et Mallarmé, Stendhal et Flaubert, Roussel enfin. Un panthéon onomastique amené par la lacune initiale: « ..na.. », cette affirmation d'enfant buté, ce «pourquoi pas?» ironique. Pourquoi pas, en effet, «Henri Martin»?
Et pourquoi ce «na» ne serait-il pas l'entêtement qui répond à l'ordre («...di...»: dis) et qui n'y répond rien en la lacune des Gommes! Pourquoi ne servirait-il pas à former, de trois textes en ajoutant La Jalousie à ces deux-là, un prénom en réserve : «Diana»?
Aussi bien, quelle image peut bien produire le nom? Quelle image peut le porter?
Sur une toile où se simule un homme, où est le nom?
C'est le corps et le jeu de l'acteur qui donnent poids au nom. Dans le texte, c'était au contraire le nom qui donnait permanence à l'actant. Dans la chambre obscure, cette figure si forte, si identique à elle-même qu'elle se passe de nom, c'est elle qui sera travaillée, c'est son jeu, son aspect. Ses prétentions nominales ne viendront qu'en renfort. Le pseudonyme, ici, ce n'est que de la figuration intelligente. Puisque de toute façon chacun sait qu'il s'appelle Trintignant, qu'on l'a reconnu et qu'on se doute bien que ce Trintignant-là n'est pas ce Trintignant-ci.
Et puisqu'on parle de reconnaissance, que j'ai de mes yeux vu «Robin des bois» derrière le patron, je risquerai enfin ceci: les initiales de l'auteur, si je les manipule un peu, bien qu'elles m'incitent à la prudence, je ne sais quelle rage me pousse, en envoi, à braver ses éventuels grognements en proférant que si plus d'un critique a assimilé le Projet à Tintin en Amérique, certaine signature n'y est pas pour peu.