Antoine Compagnon commence par présenter Sollers (durant toute l'heure il sera d'une exquise politesse tandis que nous contemplerons, navrés, les pirouettes de Sollers. Tlön me dira en riant ce jour-là (16 janvier): «Il [Sollers] a feuilleté l'index des noms et des lieux de La Recherche dans la Pléiade un quart d'heure avant d'arriver ici», tandis qu'hier il [Tlön] m'a présenté les choses sous un jour plus favorable pour Sollers: «Je crois avoir compris ce qu'il a voulu faire, il a voulu nous montrer le Proust des bas-fonds, de la déchéance, par opposition au Proust mondain des salons.»)


Antoine Compagnon présente Sollers:
Je vous ai invité afin que nous ayons un témoignage de la mémoire de Proust plutôt en amont, du côté de l'écriture, qu'en aval, du côté de l'analyse. Les deux premiers invités, Jean-Yves Tadié et Pierre-Louis Rey, nous ont parlé de sujets tirés de l'Antiquité : comment l'Antiquité était transposée par La Recherche du temps perdu.
Ce n'est pas un hasard: la littérature pour Proust, c'est d'abord la littérature classique.

On pourrait étudier la fortune de Proust, fortune, encore un mot vieilli qui signifie tradition, tandis que dans un sens allemand on dirait la réception.
Proust a connu le purgatoire dans les années 30, à l'époque où les auteurs insistaient sur les questions morales et politiques (Malraux, Céline puis Sartre, de même chez Claudel et Valéry.)
Il en est sorti dans les années 50 (pour ma part, j'ai tendance à penser: «une fois que tous les témoins sont morts») avec la parution de Jean Santeuil et des volumes de la Pléiade.

Je voudrais donc connaître la façon dont Philippe Sollers a lu Proust. En effet, c'est un écrivain qui n'est jamais évoqué par Tel Quel. (On trouve, Céline, Joyce, Dante, Ponge, Bataille,...)
Mais avec Fleurs et L'œil de Proust, Proust prend sa place dans votre œuvre, et —ce n'est peut-être pas du tout ce que vous avez prévu de nous dire—, mais j'aimerais qu'on en parle. D'ailleurs la première phrase d'Une curieuse solitude, en 1970, est assez proustienne.

Philippe Sollers prend la parole.
Proust fait partie de moi, de ma circulation, mais j'ai mis des années à le connaître.
Nous menions à Tel Quel un combat très précis. Il s'agissait de réfléchir à comment le faire revenir de façon gênante pour les avant-garde faussement érudites qui oubliaient Proust. C'est ainsi parfois, il faut marcher en claudiquant ni trop à droite, ni trop à gauche.
Le seul qui me parlait de Proust, c'était Mauriac. Lui ne me parlait que de Proust. Il me disait: «Le soleil s'est levé, c'était Proust». C'était le seul à cette époque. On allait dîner ensemble.
Céline a tout de suite compris que c'était son adversaire principal.
Proust était méconnu par la NRF. Proust avait été accueilli par Jacques Rivière, mais Paulhan ne parle jamais de lui. C'était l'époque des surréalistes. Ce qu'il apporte d'essentiel va donc être oblitéré pendant de longues années.

Tous les jours quelque chose de Proust me revient. J'en parle avec ma femme Julia Kristeva, comme on peut le voir dans Le Temps sensible. Le temps subit une transformation catégorique, radicale, il subit une contraction.
C'est Arthur Cravan qui discutait avec Gide. Il lui demanda: «Et où en sommes-nous avec le temps?» Gide regarda sa montre et répondit: « «Il est six heures et quart.»

Proust a senti l'esprit frondeur des grands mémorialistes français, il a compris que le génie de la langue était détenu par le peuple et l'aristocratie. Saint-Simon, le cardinal de Retz, la marquise de Sévigné : nous assistons à l'insurrection du temps entré en présence de deux continents qui dégagent du temps à l'état pur. [?? mes notes disent exactement: «Saint-Simon, cardinal de Retz, marquise de Sévigné. insurrection du temps entré en présence de 2 continents qui dégagent du temps à l'état pur»].
Il faudrait prendre l'habitude de vivre au temps retrouvé.

Il y a ce très beau titre des souvenirs de Nabokov, très beau en anglais : Speak, Memory.

Il faut penser aux deux Marcel [je vous assure que c'était aussi décousu que cela]. On oublie Marcel Duchamp, dont Housez vient de publier une biographie. Il faut comparer les deux Marcel aux alentours de 1910-1911. Duchamp s'empare du puritanisme américain. Il s'agit des mêmes mécanismes que ceux mis à jour par Proust.

Où en suis-je aujourd'hui? Proust a utilisé les cinq sens à la fois. Steinberg affirme qu'il y a très peu d'hommes qui permettent d'utiliser les cinq sens.

Il y a un livre qui vient de paraître que les biographes feraient bien d'étudier avant d'écrire, il s'agit des archives de la police des mœurs de la IIIe République, Le livre des courtisanes.Vous me direz, rien n'a changé, ça continue de plus belle, on découvre les pérégrinations d'un mafieux russe à Courchevel. Un autre livre que j'aime dans le genre, en plus actuel, c'est La Putain de la République. [Il rit, content de lui. Il a l'air de toute façon depuis le début très content de lui, comme s'il venait de faire une bonne farce. À côté, Antoine Compagnon, pâle, frêle, souriant dans son costume sombre, rêveur et tolérant. Il n'a pas l'air déluré, ni grivois, ni amateur de gaudriole, mais est d'une grande bienveillance envers Sollers. Tlön me murmure (en réponse à mon étonnement): «Normal, c'est son éditeur». Et comme je proteste qu'il me semble que Compagnon n'a pas besoin de Sollers, Tlön insiste: «Gallimard, c'est très important.» Moi, plus romantique, je préfère mettre cette bienveillance sous le haut patronage de Barthes]

Voyons donc la question des femmes dans La Recherche.
On se souvient que Swann a fait un mauvais mariage.

«Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville.»[1]

à mettre en parallèle avec cette phrase de La prisonnière, où Charlus nous apprend que c'est lui qui a présenté Odette à Swann:

– Mais est-ce que vous avez connu la sienne [la femme de Swann] ? – Mais, voyons, c’est par moi qu’il l’a connue. Je l’avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu’elle jouait Miss Sacripant ; j’étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien que je n’eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c’est affreux ce que le monde est méchant, que j’avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m’embêter, et j’avais cru m’en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d’orthographe, c’est moi qui faisais ses lettres. Et puis c’est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c’est que d’avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste, je ne la méritais qu’à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu’avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un pauvre Swann aveuglé par la jalousie et par l’amour, tels ces hommes dont pas un seul l’avait été deviné par lui tour à tour, supputant les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu’une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu’il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s’il avait récité la liste des Rois de France.[2]

La première fois que le narrateur l'a rencontré, c'est chez son oncle, c'est encore Odette de Crécy, la "dame en rose".

De l’escalier j’entendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir, et, tandis qu’il allait pourtant le prévenir, la même voix que j’avais entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher ; finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d’habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. [...]
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille, notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte [...]

Le narrateur ne voit pas le visage du mal. Le regard «vif et bon» fait la différence.

[...] Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait.
– Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit œil pour les femmes : il tient de son oncle. [3]

Il y a tous les passages sur la jalousie de Swann, et sa non-découverte du métier de sa maîtresse, ou le refus de comprendre.

Il crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante.[4]

Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais.[5]

On voit ici un exemple de prostitution enfantine, et l'importance de ces femmes qu'on appelait les procureuses.
Charlus résumera ainsi le premier mariage d'Odette avec M. de Crécy: « un monsieur très bien, qu'elle avait ratissé jusqu'au dernier centime.» [6] On sait qu'Odette devenue veuve de Swann, puis veuve de Forcheville deviendra la maîtresse du vieux duc de Guermantes, tout en se faisant offrir des cadeaux par son gendre Saint-Loup. On s'aperçoit effectivement que tout le monde est cousin, tandis que par un jeu de double ascenseur social (si on peut dire), on assiste à l'élévation de Mme Verdurin et à l'abaissement d'Odette.
La question de l'aristocratie se pose de façon tout à fait nouvelle. On pense à Nietzsche, qui affirmait qu'il fallait une nouvelle aristocratie, et demandait: «Qu'est-ce qui est noble?»
A cela Proust répond: «la noblesse d'esprit», la pensée liée à une forme du langage dans un corps convenable.

Odette trompe et soigne M. de Guermantes sans charme et sans grâce:

Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d'amour, elle redevenait maintenant simple cocotte pour m'intéresser.[7]

Ainsi la boucle est magnifiquement bouclée. Rappelons qu'elle a été entretemps la maîtresse du docteur Cottard, liaison évoquée ainsi: «comme les bonnes maisons fournissent pour rien des boutons»

Une autre cocotte, c'est Rachel. On se rappelle que c'est Bloch qui emmène le narrateur dans une maison de passe : «ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe.» Le narrateur entend parler de Rachel:

La patronne qui ne connaissait pas l’opéra d’Halévy ignorait pourquoi j’avais pris l’habitude de dire : « Rachel quand du Seigneur ». Mais ne pas la comprendre n’a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle et c’est chaque fois en riant de tout son cœur qu’elle me disait : – Alors, ce n’est pas encore pour ce soir que je vous unis à « Rachel quand du Seigneur » ? Comment dites-vous cela : « Rachel quand du Seigneur ! » Ah ! ça c’est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas.
Une fois je faillis me décider, mais elle était « sous presse », une autre fois entre les mains du «coiffeur»
[8]

On remarque bien sûr l'énigmatique position de ce narrateur qui est dedans/dehors de l'aristocratie, de la judéité, de l'homosexualité; qui est en train de construire "l'aristocratie de l'esprit".

Plus tard le narrateur découvre que la maîtresse de Saint-Loup, c'est Rachel:

Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l’amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l’objet encore sur lequel travaillait sans cesse l’imagination de mon ami, qu’il sentait qu’il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu’elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l’instant « Rachel quand du Seigneur », celle qui, il y a quelques années – les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent – disait à la maquerelle : « Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu’un, vous me ferez chercher.»
[...]
Je comprenais que ce qui m’avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m’avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c’était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu’un million, [...][9]

Puis dans Sodome et Gomorrhe, Saint-Loup évoque une maison de passe avec des jeunes filles :

Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de... je crois d’Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l’Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane.[10]

ce qui nous rappelle que tout le monde est cousin.

Je voudrais vous indiquer un deuxième livre, Les comtesses de la Gestapo, qui explique certains aspects de la spoliation des juifs en France sous Vichy.
Les biographes de Sarah Bernhardt se sont peu renseignés, la passe était à un prix exhorbitant.

                                           ***

Sollers a fini. Antoine Compagnon amorce une conversation:
A.C. : La maison de passe, c'est la littérature. Il y avait déjà eu un livre sur le sujet, Le troisième sexe, de Laure Murat[11], dans lequel figure un rapport de police: «M. Proust, rentier,...»
Je voudrais que vous nous parliez de vos Fleurs, c'est un livre de mémoires, c'est finalement votre herbier, dans la tradition des mémoratifs de Rousseau...

(j'ai très mal noté les réponses de Sollers. Son dilettantisme commençait à sérieusement m'agacer)
Sollers: Oui... D'ailleurs chez Proust, ça commence avec une orchidée... choix sur lequel il y aurait beaucoup à dire quand on sait que les deux fleurs françaises sont le lys et la rose...
Je me suis beaucoup amusé à écrire ce livre; comme ma bibliothèque est à la fois paradisiaque et infernale, les fleurs ont commencé à sortir des livres...

Est-ce Compagnon ou Sollers qui a finalement cité Premier amour de Beckett et l'épisode de la jacinthe sur la cheminée? Je ne sais plus. Et je n'ai pas ce livre de Beckett pour reconstituer la citation. Cela commence par «Un jour, je lui demandai d'apporter une jacinthe.» La jacinthe se fâne, on entend du bruit derrière la cloison. La citation se terminait par «le jour que la nuit».[12]


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de chez Swann, Pléiade, Clarac t1 p.34/ Tadié t1 p.34

[2] la Prisonnière Clarac t3 p.299/ Tadié

[3] Du côté de chez Swann Clarac p.75-79/ Tadié t1 p.75-79

[4] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.313/ Tadié t1 p.307-308

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.367/ Tadié t1 p.362

[6] la Prisonnière Clarac t3 p.301/ Tadié

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1020/ Tadié

[8] A l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.576/ Tadié t1 p.566

[9] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.157/ Tadié t2 p.455

[10] Sodome et Gomorrhe Clarac, t2 p.694/ Tadié t3 p.93

[11] la loi du genre: une histoire culturelle du troisième sexe, de Laure Murat

[12] citation donnée par Guillaume dans les commentaires (merci à lui)