Antoine Compagnon va expliquer durant ce cours la joie, le bonheur qu'apportent l'intuition et la coïncidence qui étaye l'intuition. J'aurais pu intituler ce cours: "les joies d'un chercheur" ou "pour être chercheur, il faut avoir de la chance" ou "les coïncidences naissent sous les pas des gens dans le bon chemin", etc.


Comme j'en ai l'habitude, je reviens sur ce que j'ai dit la semaine dernière. Si j'avance ainsi en faisant des retours, c'est peut-être parce que j'essaie d'avancer sans être trop sûr de la direction. C'est un terrain, un pays à explorer, je me fie à mon sens de l'orientation mais j'ai parfois des doutes, ne suis-je pas en train de m'égarer, quand par exemple je parle de la mémoire et de l'espace ou de la mémoire et de l'aristocratie?
Je reviens alors sur mes pas, ce qui n'est jamais que la méthode de l'esprit critique. Quand on pratique la recherche en littérature, on a un certain nombre d'idées, puis on cherche des indices dans les textes pour les étayer, ce sont des "poteaux indicateurs", la recherche des "passages parallèles", comme on disait dans la vieille herméneutique.
Par exemple, il y a ce parallèle entre deux dîners, celui où le narrateur est perdu dans les titres et hiérarchie des titres des personnes présentes et celui où c'est Mme Verdurin qui ne peut concevoir que le baron de Charlus soit au-dessus d'un comte.

Quel passage parallèle trouver à cet extrait lu la semaine dernière:

Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j’entendis les mots de cousin et cousine. D’une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu’on prononçait, s’écriait : « Mais c’est un cousin d’Oriane ! » avec la même joie qu’un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d’un chiffre fort petit de kilomètres : « Belvédère Casimir-Perier » et « Croix du Grand-Veneur », et comprend par là qu’il est dans le bon chemin.[1]

L'image de la forêt est classique, il s'agit du lieu même de l'égarement. Peut-être n'ai-je pas assez insisté sur l'ironie des appellations trouvées sur les plaques: le grand veneur, c'est l'officier en garde des chasses royales sous l'Ancien Régime, tandis que Casimir Périer renvoie à trois générations d'hommes politiques, le premier fut président du Conseil sous Louis-Philippe Ier durant le régime de la Monarchie de Juillet, le second ministre sous Thiers, le troisième président de la République pendant quelques mois. Son témoignage fut important (et favorable) pour Dreyfus lors du premier jugement.
On voit donc dans l'indication de ces deux directions deux régimes politiques, ce qui reprend la thématique courante des deux côtés dans La Recherche.

Cet extrait des "plaques indicatrices" contient le mot "joie", mot qu'on rencontre pour la première fois dans La Recherche lors du passage sur la madeleine, c'est la joie procurée par la mémoire involontaire, et ce mot m'évoque toujours Pascal: «Joie, joie, joie, pleurs de joie!»
Ce passage me trottait dans la tête, avec ses "plaques indicatrices" (ce n'est pas un mot très courant, on utiliserait plutôt "panneaux indicateurs"). Il y avait sans doute un passage parallèle, mais où? Ce n'est pas facile de chercher dans la Recherche, entre les carnets, les brouillons, c'est un continent, c'est chercher une aiguille dans une meule de foin.
Mais comme souvent le hasard objectif a bien fait les choses. En lisant la thèse d'une étudiante cette semaine, j'ai trouvé l'expression "poteaux indicateurs", qui se trouve donc en note du cahier 4, ou encore à la page 311 du Contre Sainte-Beuve dans la Pléiade (ou encore, avant dernier paragraphe du livre en folio):

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation. Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l'avant et suivons notre voie, par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d'aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

Et là, j'ai eu envie de m'exclamer «Joie, joie, joie, pleurs de joie!» ou comme le narrateur «Zut, zut, zut, zut.»[2], car il me semblait trouver dans ce passage de quoi nouer les six semaines de cours qui viennent de s'écouler.

Je suppose d'ailleurs que certains d'entre vous le connaissaient déjà et auraient pu m'y renvoyer. C'est un peu comme La lettre volée de Poe en évidence sur la cheminée et que personne ne voit.

Ce passage m'a paru nouer tout ce que nous venons de voir car il parle de littérature.

Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation.

Il s'agit de l'aspirant écrivain qui se trouve seul devant la littérature. L'idée de Proust est anti-historique, il n'y a pas de progrès en littérature, chaque écrivain doit toujours tout reprendre à zéro. Il n'y a pas d'acquis.

L'autre jour lorsque je vous parlais de cette boussole intérieure, le contexte en était des peines d'amour (voir au 11 janvier). Je me demandais donc si je n'exagérais pas en généralisant l'idée de boussole et d'orientation: ce passage m'apporte la preuve que non. J'avais même parlé d'aimant interne, et voilà que Proust lui-même parle de cette aiguille aimantée pour parler du sens de l'orientation à travers la littérature. J'étais parti d'une phrase de Schopenhauer qui disait que suivre son propre chemin était le signe du génie. Or cette phrase de Proust «nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur, le sens de notre orientation» reprend cette idée et constitue la preuve par neuf que nous nous étions pas perdus sur de mauvais chemins.

Mais tandis que guidés par cet instinct intérieur nous volons de l'avant et suivons notre voie

Proust a écrit "cette" au féminin et "intérieur" au masculin, "instinct" n'est qu'une conjecture, il faudra que j'aille vérifier sur les brouillons, car on ne sait jamais, c'est peut-être "boussole" (ajoute Antoine Compagnon d'un air malicieux ou illuminé, plein d'espoir. La salle rit doucement, entre instinct et boussole, elle imagine mal une confusion graphique possible).

par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'œuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés, ou, tandis que nous nous reposons un instant dans un bois, nous nous sentons confirmés dans notre route par le passage tout près de nous à tire-d'aile de ramiers fraternels qui ne nous ont pas vus.

"Réminiscences anticipées" est un formidable oxymoron qu'on trouvait déjà dans Pyrrhon. La littérature est circulaire. Il s'agit de plagiat par anticipation. Proust a pratiqué le pastiche pour se débarrasser des pastiches involontaires.

Arrêtons-nous aux quatre noms cités. Les relations avec Francis Jammes se développeront surtout lorsque Jammes condamnera le passage de Monjouvin, Maeterlinck a déjà analysé les promenades en comparant le train et la voiture et a parlé des "intermittences du cœur", Emerson joue un rôle dans l'idée "d'orientation", et enfin Joubert.
Proust entretient des rapports très ambigus avec ces quatre écrivains.
Arrêtons-nous à Joubert dans la liste des ramiers fraternels, car Joubert faisait partie des auteurs qu'on trouvait dans les bibliothèques des châteaux: «Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à La Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d’un soir, la frivolité stérile.»[3] Proust reproche à Joubert de chercher à plaire. Joubert, c'est la culture aristocratique, un certain beuvisme, une certaine mémoire de la littérature, des attitudes et une forme d'écriture que Proust réprouve mais qui reste une tentation. Il y a une tentation Joubert.
Dans Jean Santeuil le professeur de Jean Santeuil prête les pensées de Joubert au héros. Joubert est l'anti-modèle, le "célibataire de l'art", celui qui, s'il s'était mis à écrire, aurait été meilleur que tous les autres.

Joubert est connu par Chateaubriand qui recueillit et publia après la mort de son ami un recueil de Pensées en 1838. Une seconde édition en 1842 par le neveu de Joubert s'appellera Pensées, Essais, Maximes et Correspondance. Joubert écrit tout le temps, au lit, debout, c'est un maniaque de l'écriture qui lit ensuite ses réflexions à son entourage.
Ce sont donc des fragments.

Il n'y a de beaux ouvrages que ceux qui ont été longtemps (sinon travaillés, au moins) rêvés. [4]

Je suis plus propre à semer qu'à bâtir ou à fonder, mes idées, c'est la maison où les loger qu'il me coûte à bâtir. (citation approximative)

Autre citation tirée de Sainte-Beuve dans ses Portraits littéraires dont Joubert fait partie:

«Inspirez, mais n'écrivez pas,» dit Le Brun aux femmes. —«C'est, ajoute M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux professeurs (aux professeurs de ce temps-là); mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses.» Eh bien! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l'orchestre, le chef du choeur qui écoute et qui frappe la mesure.

Il s'agit d'un idéal de conversation de salon que Sainte-Beuve décrit ainsi. Il faut écrire de temps en temps des choses agréables, en lire, mais surtout ne pas trop en écrire, préférer réserver son esprit pour le dépenser avec ses amis.
Les passages de Proust sur Joubert prouvent qu'il est un modèle ambivalent, réprouvé:

La culture pour Joubert est comme les bonnes manières des esprits. Il y a entre les esprits cultivés comme une franc-maçonnerie du monde élégant. On fait allusion vague à un certain écrivain, on n'a pas besoin de préciser, on sait à qui on a affaire. (citation approximative. source non retrouvée (pas dans la Recherche)).

Il s'agit donc d'une recherche de connivences. Ici Proust condamne ce jeu sur ou avec la mémoire de la littérature, de la littérature utilisée comme "reliques" et non "comme un instrument pour atteindre la vérité".
Plus bas Proust fait allusion à Robert de Montesquiou, qui présente le même défaut. Joubert, c'est l'écrivain sans œuvre, celui pour qui la mémoire de la littérature est celle qui empêche d'écrire.
Qui fait entrer Joubert dans La Recherche? C'est Legrandin, en offrant à Mme de Villeparisis Les Pensées de Joubert. Mme de Villeparisis, c'est la beuvienne par excellence. Legrandin cite pour lui faire plaisir, on est bien là dans cet usage franc-maçonnique de la littérature.

J’aurais voulu ce soir prendre en note toutes les choses que vous dites ; mais je les retiendrai. Elles sont, d’un mot qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n’avez jamais lu Joubert ? Oh ! vous lui auriez tellement plu ! Je me permettrai dès ce soir de vous envoyer ses œuvres, très fier de vous présenter son esprit. Il n’avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la grâce.[5]

Les mots "amis de la mémoire": dans la deuxième édition des Pensées de Joubert on trouve ceci:

Bien choisis, les mots sont des abrégés de phrases. L'habile écrivain s'attache à ceux qui sont amis de la mémoire, et rejette ceux qui ne le sont pas. D'autres mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on puisse les lire sans obstacle, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; ils sont prudents. Les périodes de certains auteurs sont propres et commodes à ce dessein. Elles amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles. Elles passent, comme le son qui sort d' un papier feuilleté.[6]

On voit donc qu'il y a des écrivains qui souhaitent qu'on ne se souvienne pas de ce qu'ils écrivent. Ceux qui veulent qu'on se souvienne créeront un obstacle, une anomalie, quelque chose qui choque et qu'on retient.
La première édition publiée par Chateaubriand donne une version différente de cette citation:

Il est des mots amis de la mémoire; ce sont ceux-là qu'il faut employer. La plupart mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on les lise sans obstacle et sans difficulté, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; leurs phrases amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles; elles flattent, elles passent comme un son qui sort d'un papier qu'on a feuilleté.[7]

Les mots en italique de cette citation sont exactement ceux repris par Legrandin. On retrouve chez Joubert la notion de boussole:

Les maximes sont à l'intelligence ce que les lois sont aux actions : elles n'éclairent pas, mais elles guident, elles dirigent, elles sauvent aveuglément. C'est le fil dans le labyrinthe, la boussole pendant la nuit.[8]

Peut-on trouver un rapport avec Bergotte? Bergotte est l'occasion de la première scène de reconnaissance anticipée:

[...] persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue,...

«Joie, joie, joie, pleurs de joie!» encore une fois...

...l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres.[9]

On retrouve le culte mondain, la littérature dont on fait des épigraphes. D'ailleurs joubert sert d'épigraphe aux lettres de Proust à sa mère.

Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j’avais si souvent faite à ma grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois que je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M.Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé.[10]

encore la joie, encore la vérité.


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan

Notes

[1] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.534/ Tadié t2 p.823-824

[2] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p.155/ Tadié t1 p.154

[3] Du côté de Guermantes, Pléiade Clarac t2 p.550/ Tadié t2 p.838

[4] Joseph Joubert, Carnets t.1, p.242, Gallimard, 1994

[5] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.201/ Tadié t2 p.499

[6] Joseph Joubert, Pensées p.52

[7] cité par Sainte-Beuve in Portraits littéraires II

[8] Joseph Joubert, Pensées p.270

[9] Du côté de chez Swann Clarac t1 p95/ Tadié t1 p.94

[10] Du côté de chez Swann Clarac t1 p96/ Tadié t1 p.95