Ce fut très difficile, mes notes sont pleines de trous. Anne Simon était passionnante mais parlait trop vite de concepts et d'écoles qui ne me sont pas suffisamment familiers pour que je puisse les reconstituer de chic sans risquer de grossiers contresens (ou plus grave, de subtils contresens).


Antoine Compagnon commence par présenter Anne Simon:
La première fois que j'ai rencontré Anne Simon je faisais partie de son jury de thèse sous la direction de Jean-Yves Tadié. Le sujet en était "Proust et le réel retrouvé", inspiré par la phénoménologie, en particulier par Merleau-Ponty. Elle a été publiée sous le titre Proust ou le réel retrouvé. Elle a dirigé les actes d'un colloque sur Merleau-Ponty et a publié un livre au Seuil À leurs corps défendants: les femmes à l'épreuve du nouvel ordre moral avec Christine Détrez.
Elle va nous parler aujourd'hui de Proust et les philosophes, c'est-à-dire comment les philosophes aujourd'hui parlent de Proust.

Anne Simon commence à parler, beaucoup trop vite à mon gré (et pour mes facultés), et sans se répéter.

Faut-il avoir peur de Proust? Sartre disait ainsi en 1939 en commentant la phénoménologie de Husserl: «Nous voilà délivrés de Proust.».

De nombreux passages dans La Recherche nous montre Proust se moquant de l'idéalisme. Le potin... l'apparence... (pas réussi à noter: il faudra lire son prochain livre, j'en ai peur). Voici quelques exemples:

Certes je savais bien que l’idéalisme, même subjectif, n’empêche pas de grands philosophes de rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l’Académie.[1]

On se rappelle de Brichot et les arbres:

Il suffit de voir combien, dans les noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de la houille. Un de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces de Freycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et de frênes, salix et fraxinetum; son neveu M. de Selves réunit plus d’arbres encore, puisqu’il se nomme de Selves, sylva. »[2]

A propos du philosophe norvégien, lors du dîner à la Raspelière:

ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. [...] [rires dans la salle] – Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui convenait, j’ai une sorte de – désir pour savoir s’il y a d’autres arbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française – latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que vous saviez toutes choses. N’est-ce pas précisément le moment ? – Non, c’est le moment de manger », interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n’en finissait pas.[3]

Et enfin, à propos de Mme de Cambremer:

Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position.[4]

Si l'on considère le dogme métaphysique, la recension des thèmes proustiens (la réflexion sur le temps, l'espace, les deux côtés, l'être, l'essence, le songe, le rapport au corps (etc, je n'ai pas tout noté) montre qu'il s'agit des lieux communs de la métaphysique, et que Proust ne constitue donc pas un danger.

«Nous voilà délivrés de Proust» disait Sartre: cette assertion est fausse en ce qui concernent les philosophes français depuis la seconde guerre mondiale.
Il faut souligner l'étonnante plasticité de l'œuvre de Proust. Il est possible d'établir une typologie de la réception de Proust par les philosophes, appropriation plus ou moins fusionnelle, simple utilisation ou trahison, la trahison n'étant jamais qu'une adoration renversée comme le note Proust à propos de Mlle de Vinteuil. Il s'agit d'une façon créatrice de lire, qui rompt avec la simple adoration qui empêche le "rendez-vous avec soi-même"

Un soi multiple

Les philosophes construisent et réinventent La Recherche continuellement.
Proust a eu pour professeur Darlu, il a obtenu en 1895 une licence de philosophie dont le programme était très lourd à l'époque. Le programme portait sur l'idéalisme au détriment du corps et de la sensibilité.
En 1908, Proust se demande s'il doit écrire une étude de mœurs, un essai critique ou un roman. Après la guerre, tous les philosophes vont se confronter à ce jeu entre la fiction et la réflexion.

Proust est inclassable, ou plutôt la classification de Proust varie d'un philosophe à l'autre (ici Anne Simon donna très vite huit à dix catégories philosophiques que je n'ai pas pu noter à mon grand regret. Cela donnait à peu près): pour ... (pas compris) Proust est idéaliste, pour Sartre c'est un bourgeois snob, pour Deleuze c'est une araignée, un phénoménologue pour Merleau-Ponty, etc

Il faut se souvenir, et j'insiste, que Proust ouvre le XXe siècle à partir du XIXe. Il note en 1908 dans son carnet: «Aucun homme n'a jamais eu d'influence sur moi que Darlu, et je l'ai reconnue mauvaise.»

Ici mes notes contiennent une simple référence: page 477, tome 4 (donc Pléiade Tadié), mais je ne sais absolument plus de quoi il pouvait s'agir)

Il faut imaginer l'époque de Proust, il était le contemporain d'Einstein, d'Husserl, de Freud, ie la relativité, le questionnement et la sexualité; on était comme l'a dit Foucault dans une "configuration discursive généralisée".
La phénoménologie française récuse la notion d'arrière-monde et décrit les enjeux du fait que nous avons un corps.
Le sujet stable prend définitivement fin. Le moi est une construction indéfinie qui passe par l'action. le sujet est "englué dans le monde", comme l'a si joliment écrit Gracq. Il est la proie de la temporalité. Le changement et l'oubli nous constituent autant que la mémoire à moins de ne pas les opposer.
Deux exemples: la grand'mère comme étrangère :

moi pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.[5]

et soi-même comme étranger :

Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait.[6]

Nous sommes multiples. Le moi est ce qui échappe et ne peut se trouver que dans l'introspection. Se connaître soi-même revient à se construire soi-même.
J'ai ensuite noté "grave incertitude", entre guillemets. Je ne me souviens plus de quoi il s'agissait (je ne note que des mots-clés dans les citations afin de les retrouver plus tard). Peut-être s'agit-il de ce passage (ce serait assez logique)

L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle.[7]

L'écriture fictionnelle est la seule façon de se construire un soi. La plasticité du soi explique sans doute la plasticité de la réception de Proust. Rappelons le titre, À la recherche, avec ce "à" actif, qui relance l'action. Dès le début le narrateur est insaisissable, il a plusieurs âges, c'est le narrateur vieilli qui se souvient de ses insomnies d'homme mûr quand il revoyait ses rêves d'avenir d'enfant. Il s'agit d'un roman pour reconstituer ce qu'on est devenu.

Une multiplicité de réceptions

Rappelons que plastique vient de modelage, création, imagination. Le mélange des genres produit une tension fructueuse entre la philosophie et la littérature.

Les philosophes ont considéré Proust de diverses façons: comme un compagnon de route, un étranger, un alter ego, un ennemi. Attention, ce n'est pas un classement et il n'y a pas de jugement de valeur dans cette liste.

1/ le compagnon de route : Merleau-Ponty
On retrouve dans le style de Merleau-Ponty des expressions directement tirées de la Recherche: "visible et mobile", "choses en cercle autour de soi", "étoffe du corps". cf L'œil et l'esprit ou Sens et non-sens.
Merleau-Ponty va tenter de faire de la philosophie à partir de la métaphore. Il va moins s'agir de servir la langue que de l'attaquer, ce qui donnera le célèbre "style oblique".

2/ l'étranger : Paul Ricœur
Pour Ricœur, la philosophie a pour tâche d'éclairer la littérature. La Recherche est métaphysique. Dans La métaphore vive, qui est le livre de Ricœur qui parle le plus de proust sans jamais le citer, Ricœur étudie l'interpénétration de champs hétérogène dans la réalité.
Pour Ricœur, le texte littéraire n'est pas capable d'exposer lui-même ses concepts philosophiques. La littérature est le pré-texte, la philosophie constitue le texte.

3/ l'alter ego : Roland Barthes
A partir de 1978, Barthes va modifier son rapport à la littérature. On peut changer de philosophie mais si on veut changer de vie il faut changer son rapport au texte.
Jusqu'aux années 70, Barthes dédaigne Proust, il l'utilise comme auteur de référence.
Il se produira un retournement du jour où, avec la mort de sa mère, Barthes va se sentir mortel. Je ne dis pas se savoir (il se savait mortel), mais se sentir, mortel.
Proust devient un modèle d'écriture autant qu'un modèle de vie. Il infuse la vie de Roland Barthes qui ne sort pas de l'idôlatrie. Peut-être est-ce pour cela que Barthes ne pouvait devenir romancier, que sa pente était peut-être plutôt la poésie ou l'essai, comme l'a montré Antoine Compagnon (référence à un article de A. Compagnon, je suppose).

4/ l'ennemi : Jean-Paul Sartre
Sartre vit dans une inquiétante familiarité avec Proust. Sans doute peut-on comparer cela à son rapport à Flaubert, son frère ennemi. Sartre lit Proust en continu, mais non sans mauvaise foi. Il s'attache à la lettre du texte.
Finalement Sartre et Proust se ressemblent beaucoup. Par exemple, ils ont la même façon de considérer que deux regards ne se partagent pas un paysage, mais se le disputent. Il y a conflit. Ainsi dans La Prisonnière: «[...] Albertine admira, et par sa présence m’empêcha d’admirer, les reflets de voiles rouges sur l’eau hivernale et bleue, une maison blottie au loin comme un seul coquelicot [...]»[8]
On songe à la scène chez Sartre du voyeur vu, identique à la scène de Charlus et Morel voyant Charlus dans le miroir dans la chambre de Maineville[9]

5/ Proust digéré : Gilles Deleuze
Je parle ici uniquement du Deleuze de Proust et les signes. Il ne s'agit plus d'un miroir proustien mais de l'inverse. Il y a appropriation, on ne sait plus s'il s'agit d'une analyse du signe chez Proust ou d'une analyse du signe chez Deleuze.
Proust tendait vers une fusion du signifiant et du signifié tandis que Deleuze maintenait le dualisme.

6/ l'absence : Michel Foucault
L'ultime posture est l'absence de références à Proust. C'est le cas chez Foucault, on pourrait également penser à Gaston Bachelard. Pour Michel Foucault, Proust est l'écrivain faisant de la littérature. Il ne veut peut-être pas voir que Proust fait partie des fondateurs de la discursivité, du discours. (Anne Simon donne alors la liste des thèmes proustiens exactement étudiés par Foucault. C'est impressionnant, mais elle les récite vraiment trop vite, je suis dépassée).

                                               ***

Je n'ai rien noté de l'échange qui a suivi. Compagnon lui a fait remarqué qu'elle avait réussi à ne pas parler de Nietzsche, et surtout de Bergson, ce qui a rempli Anne Simon de confusion.
Je parie qu'elle aura une chaire au Collège de France d'ici vingt ans.


Ajout le 29/01/2007 : La version de sejan. Les échanges de la fin sont repris, et surtout la chute!

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.204/ Tadié t2 p.501-502

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.929/ Tadié t3 p.320

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.930/ Tadié t3 p.321

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.924/ Tadié t3 p.314

[5] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.141/ Tadié t2 p.439

[6] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.171/ Tadié t2 p.469

[7] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.637/ Tadié t3 p.37

[8] La prisonnière Clarc t3 p.174/ Tadié

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p1080/ Tadié t3 p.468