Quelques-uns d'entre vous m'ont demandé d'écouter le passage de Tristan évoqué par Proust.
Vous vous souvenez du contexte immédiat de cet air du pâtre de Tristan et Isolde quand il apparaît dans La Prisonnière. Pour le narrateur, il s'agit du coup de génie qui consiste à incorporer dans une œuvre un morceau venu d'ailleurs; l'après-coup est la griffe du génie: «[...] Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, [...]»1
Le narrateur reconnaît une mesure de Tristan en jouant la sonate et se met à réfléchir aux œuvres du XIXe siècles, «merveilleuses et manquées». L'air du pâtre apparaît comme une preuve de cette unité rétrospective des grandes œuvres de Balzac, Hugo ou Michelet.
Elle [l'unité] surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste.2
Remarquons cependant que rien n'indique que le morceau dont il est question ici soit l'air du pâtre dont on parlera plus tard.

Il s'agit du début du dernier acte. Tristan est en train d'agoniser et Kurnewal est prêt de lui. Ils attendent Isolde qui seule pourra le sauver.
En résumé, Kurvenal a transporté Tristan blessé en ce château ancestral en Bretagne. C'est là qu'il gît, veillé par Kurvenal, dans un profond évanouissement. Un pâtre souffle une mélodie plaintive sur son chalumeau. Il demande à voix basse à Kurvenal d'où viennent les souffrances de son maître. Mais Kurvenal évite de répondre et ordonne au pâtre de regarder attentivement si un navire arrive. (Je reprends ces lignes sur le site en lien plus haut. Il me semble que c'est exactement ce qu'a prononcé Antoine Compagnon).
Vous savez ce qu'est un chalumeau, c'est une tige de roseau percée de trous, le calamus antique, la flûte rustique symbole de toute la poésie pastorale. C'est aussi la "paille" qu'on utilise pour boire: à l'époque de Proust cela s'appelait un chalumeau.
Proust aimait beaucoup ce mot de chalumeau. Ce mot est utilisé au moins à une autre reprise, lorsque la grand-mère du narrateur est malade et que le docteur Cottard recommende qu'on prenne sa température.
On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute sa hauteur le tube était vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère. Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps ; la petite sorcière n’avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu’ait pu faire sur soi-même l'âme de ma grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir : 38°3.3
Page magnifique, quelque chose comme la lessiveuse de Ponge dans sa description très technique, animalisée, poétisée. Etait-ce une découverte récente pour que Proust s'y intéresse ainsi? Le thermomètre fut inventé en 1867 par Thomas Clifford Allbutt; auparavant, c'était très long de prendre la température de quelqu'un, ce que Proust remarque à sa manière: «nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps». L'autre particularité notée par Proust, c'est que le mercure ne redescend pas. Il s'agit d'une véritable description technique d'un objet qui aura bientôt disparu, puisque, comme vous le savez, le thermomètre à mercure est désormais interdit. Bientôt il faudra l'expliquer aux étudiants, comme je dois déjà leur expliquer ce qu'est une lessiveuse lorsque nous étudions ce texte. C'est aussi cela, "la mémoire de la littérature".

(Nous écoutons l'air du pâtre.)
L'interprétation que nous venons d'entendre est celle de Karl Böhm enregistrée en 1966 au festival de Bayreuth. L'air est ainsi évoqué: « La vieille chanson; pourquoi m'éveille-t-elle? »
Elle est jouée au cor anglais, qui n'est ni un cor, ni anglais. On ne sait pas d'ailleurs pourquoi cela s'appelle ainsi, est-ce anglais pour anglé, parce qu'il faisait un angle, ou anglais pour angélique?

Proust sait que Wagner s'est inspiré de la chanson des gondoliers de Venise, mais comme toujours chez Proust, les références sont fausses. Wagner raconte précisément dans Ma Vie:
Pendant une nuit d'insomnie, je m'accoudais au balcon du palais Giustiniani; et comme je contemplais la vieille ville romanesque des lagunes qui gisait devant moi, enveloppée d'ombre, soudain du silence profond un chant s'éleva. C'était l'appel puissant et rude d'un gondolier veillant sur sa barque, auquel les échos du canal répondirent jusque dans le plus grand éloignement; et j'y reconnus la primitive mélopée sur laquelle, au temps du Tasse, ses vers bien connus ont été adaptés, mais qui est certainement aussi ancienne que les canaux de Venise et leur peuple [...] et peut-être m'a-t-elle suggérée l'air plaintif et traînant du chalumeau.
(citation à peu près. à vérifier).
Il n'y a là aucun tiroir. Proust confond peut-être avec un autre morceau de Wagner, l'enchantement du Vendredi Saint de Parsifal. Celui-là a bien été trouvé dans un tiroir. Proust cite souvent cette anecdote, et déjà dans Contre Sainte-Beuve pour défendre Balzac contre ses détracteurs.
L'enchantement du Vendredi saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser à faire Parsifal et qu'il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus vivre séparées, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions?4
Nous rencontrons encore cette opposition de l'organique et du mécanique qui finissent par se fondre: toutes les parties deviennent solidaires.
Proust croyait fermement à cette idée d'un morceau tiré d'un tiroir. Pourtant, aucun critique, aucun musicologue, ne fait référence à une telle anecdote, sauf Albert Lavignac, dont on sait que Proust écrivait à la fille (ou sa nièce ou sa cousine, je ne sais plus).

Si c’et air est si présent chez Proust, c’est que c’est un air très riche. Déjà proche de la mort, Tristan est ramené à la vie par l’idée de l’arrivée d’Isolde. Tristan l’attend. L’air du pâtre résonne pour la deuxième fois. Kurneval secoue la tête, aucun bateau n’est en vue. Tristan revoit sa vie et se prépare à mourir.

(deuxième air du pâtre)
Nous avons entendu Wolfgang Windgassen dans le rôle de Tristan et Eberhard Waechter dans le rôle de Kurneval.
[...] Dois-je ainsi te comprendre, / vieille chanson grave / avec ton accent de lamentation? / Par la brise du soir / elle pénétra timidement / lorsque jadis fut annoncée / à l'enfant la mort de son père: / à l'aube du jour craintive, / encore plus craintive, / lorsque le fils / apprit le sort de sa mère. / Lorsqu'il m'engendra et mourut, / lorsqu'elle m'enfanta en mourant.
L’air rappelle deux morts, celle du père et de la mère de Tristan. Il annonce le destin de Tristan : brûler de désir et mourir.
Il s’agit du seul cas où le leitmotiv est ainsi commenté par le personnage lui-même. Le remède est aussi le mal, on reconnaît une thématique constamment présente chez Proust : l’amour est à la fois le mal et le remède, ce qui blesse et ce qui guérit.

Au bord de l’évanouissement il paraît voir Isolde. Le rêve se transforme en réalité, le navire approche, il est signalé par un air joyeux du pâtre.
C’est cette troisième occurrence qui est l’objet de l’allusion de Proust :
Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air d’un pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.5
Proust se trompe encore une fois, ici il s’agit de note joyeuse, tandis que la chanson des gondoliers renvoyait des notes plaintives. Proust effectue un déplacement de la note plaintive à l’air joyeux.
Proust fait assez souvent allusion à cet air joyeux. Ainsi quand le narrateur attend Albertine dans Sodome et Gomorrhe: Albertine est allée voir Phèdre tandis que le narrateur se rend chez la princesse de Guermantes. Il passe une soirée sereine dans l’idée qu’il va revoir Albertine. À son retour, elle n’est pas là, et il surveille le téléphone.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel; arrivé au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone.6
On reconnaît dans « l’écharpe agitée » le signal entre Tristan et Isolde à l’acte II, et l’air joyeux du chalumeau du pâtre, heureux augure. De la même façon, dans un texte intitulé Impressions de route en automobile (1907), la trompe de la voiture est comparée au chalumeau du pâtre et à l’écharpe agitée.
c'est [...] au chalumeau d'un pauvre pâtre, à l'intensité croissante, à l'insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l'expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l'âme humaine.7
«l'insatiable monotonie de sa maigre chanson» est opposé au plus sublime. Sont à la fois «mécanique[s] et sublime[s]» le téléphone, la trompe et l'air du pâtre. Ces sommets de l'émotion coïncident avec un air presque vulgaire.

Proust a entendu Tristan le 7 juin 1902. On jouait peu les intégrales de Wagner. La création de Tristan à Paris avait eu lieu en 1900. En 1902 Proust assista à une représentation en compagnie de ses amis Bibesco et Fénelon.

Ainsi le mécanique et le sublime se rejoignent, le haut et le bas coïncident souvent. Le sublime doit être profané. L'air le plus sublime s'associe au grotesque. On en trouve encore une preuve dans une lettre que Proust envoie à Sidney Schiff le 16 juillet 1921 pour s'excuser de ne pas lui avoir envoyé son livre plus tôt.
Proust a été malade de mai à juillet, c'est dans cet intervalle qu'il a visité le musée du Jeu de paume et qu'il a vu le "petit pan de mur jaune" qui provoquera la mort de Bergotte. Il l'écite donc que «Je l'aurais fait plus tôt [écrire] si je n'avais pas été tout à fait mourant. A force de dire Schiff, Schiff, je me voyais comme Tristan attendant la nef...»
On voit ici l'humour de Proust: «Schiff, Schiff», cela sonne comme «Das Schiff! Das Schiff!» mais aussi comme le bruit de la toupie.
Il y a donc un constant va-et-vient entre le plus sacré et le plus quotidien, une constante oscillation entre le plus grave et le plus profane. Les idôles doivent toujours être abaissées. On songe à Mme de Guermantes qui sert à moquer les opéras de Wagner:
Elle donne tout Molière pour un vers de l'Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse.8

— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d’oeuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.9
Voilà bien un exemple d'élévation et d'abaissement.

***


La semaine prochaine je ne donnerai pas cours. Il est donc temps de dresser une sorte de bilan de ses premières semaines de cours.
Je constate que j'ai tendance à me laisser guider de semaine en semaine sur le terrain que j'ai délimité, avec l'idée que les pièces du puzzle vont d'elles-mêmes se mettre en place. J'ai finalement repoussé le moment de traiter un certain nombre de chapitres obligés. Je n'ai pas parlé par exemple du statut de la citation, de l'allusion, du pastiche, peut-être parce que je l'ai déjà fait ailleurs et que je n'avais pas envie de me répéter. Je n'ai pas traité «Proust et Racine», «Proust et Balzac»...
Mais ici il n'y a pas d'examen, j'ai davantage de liberté que de l'autre côté de la rue Saint-Jacques; je ne fais pas cours dans l'idée qu'il faut avoir traité "l'état de la question". (Vous savez que c'est ainsi que Péguy se moquait de la Sorbonne.)
Je ne me sens pas véritablement coupable car ces sujets ont été traités par les intervenants en séminaire, en particulier Natahlie Mauriac Dyer a parfaitement analysé une seule allusion tandis qu'Annick Bouillaguet a fait l'analyse du pastiche des Goncourt et a montré l'importance du pastiche chez Proust.

Après coup on retombe sur ce qui était à l'origine du projet de ce cours. J'y pensais en lisant une citation d'Albert Thibaudet dans L'histoire de la littérature française:
Ces fouilles dans la mémoire de l'auteur s'accordent à des fouilles dans la mémoire épaisse de la littérature \[...]10
Il y a collusion, accord, entre la mémoire individuelle et la mémoire de la littérature, les deux ne sont pas séparables.
De sorte que dès qu'avec Proust une sorte de sentiment de familiarité s'est établi, on a reconnu qu'on l'attendait, que le roman français faisait là une de ces remontes naturelles et nécessaires.11
Qu'est-ce qu'une remonte?
1/ un ban de poisson qui remonte un cours d'eau. Cela consiste à nager à contre-courant.
2/ cela consiste à se pourvoir en chevaux: faire provision de.
Le Trésor de la langue française cite Thibaudet parlant de Chateaubriand: «Pour employer l'expression qu'il applique à un autre, il \[Chateaubriand] faisait au Saint-Sépulcre ses remontes de littérature et ses provisions d'amour (THIBAUDET, Hist. litt. fr., 1936, p. 36).»
Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant. Albert Thibaudet appelle également Bergson «le grand remontant», ce qui peut vouloir dire nage à contre-courant mais aussi reconstituant, fortifiant.
Péguy, lui, parle «des races remontantes», qui sont ces plantes qui fleurissent plusieurs fois dans l'année.

Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant pour produire des fleurs. (J'espère que sejan aura noté la formule exacte).

La version de sejan.



1 : La Prisonnière, Clarac t3 p.160
2 : Ibid, p.161
3 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.299
4 : Contre Sainte-Beuve, Folio p.213 (achevé d'imprimer octobre 2002)
5 : La Prisonnière, Clarac t3 p.161
6 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.731
7 : fin du texte
8 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.471
9 : Ibid, p.491
10 : éditions Stock, 1936, p.535
11 : Idem