Au poil

Le Palais de Tokyo accueille ce week end «les états généraux du poil»[1], sur une proposition du Collège de pataphysique. Ce Collège créé en 1948 prône la philosophie du Dr Faustroll, un personnage imaginé par Alfred Jarry (1873-1907). La pataphysique donne des solutions imaginaires à des problèmes qui ne se posent pas. Parmi les divers intervenants scientifiques, Catherine Vidal, directrice de recherche à l'Institut Pasteur, dissertera sur «la modification des cellules cérébrales quand le poil pousse dans la main». Claude Gudin, biologiste du végétal[2], nous apprendra tout sur «la pilosité des femmes jalouses» et Pascal Picq (Collège de France) nous éclairera sur «Bosse-de-Nage et la mutation PCR». Bosse-de-Nage était le souffre douleur simiesque du Dr Faustroll à qui ce dernier avait greffé la peau des fesses sur le visage. Le cinéaste Fernando Arrabal et le compositeur Bernard Lubat interpréteront pour la première fois en public un air composé pour l'occasion : «le chant du cheveu», en hommage à la cantatrice chauve d'Eugène Ionesco. Ce concert sera précédé par «Poils bretons», interprété par le duo celtique composé de Yann Fanch Kemener et d'Aldo Ripoche. Tandis que Jean-Christophe Averty, grand innovateur du petit écran présentera une série de chansons «le poil et les poilus» et que bien d'autres artistes célébreront le poil dans toutes ses dimensions.

Isabelle Brisson, in Le Figaro du 30 mars 2007


PS: pour se procurer le numéro de la revue, écrire ici.

Notes

[1] 13, av. du Président-Wilson, Paris, du 30 mars à 14 h au 1er avril 2007, entrée 6 euros.

[2] Une histoire naturelle du poil, Éditions du Panama.

Antoine Compagnon, impressions 2006-2007

Laura a laissé le commentaire suivant en fin de la transcription du dernier cours d'Antoine Compagnon :

«Je m'attendais juste pouvoir lire vos appréciations sur le cours, vos observations subtiles des gestes, des commentaires sympas sur les flashes de la fin de la dernière séance.
Vos notes sont super bien faites et utiles mais... on aime aussi vos impressions. En fait, c'est ce que l'on aime le plus lors de la lecture un journal: croire que l'on est en train de dévoiler une personne. Ce n'est qu'un masque, mais on aime bien ce jeu de "croire".»

Oui, mais non: d'une part j'ai conçu ces billets exactement comme des notes de cours, et ce sont des notes de cours. La subjectivité ne s'y glisse que dans leurs lacunes qui sont autant de moments où mon attention s'est relâchée, lacunes qui ne peuvent être perceptibles qu'aux personnes ayant assisté aux cours. D'autre part, mes "observations subtiles", voilà qui me fait rire, quant aux commentaires "sympas", euh...
Si vous voulez connaître ma personne, je, chère Laura, lisez le reste du blog, ou bien mieux (car rien à faire, il me semble que ce blog est et restera très artificiel, une sorte de façade; son but est surtout dans mon esprit de mettre en ligne du texte et encore du texte au profit de tous ceux qui cherchent à identifier des citations), cherchez mes commentaires dans les autres blogs, c'est là que je me sens le plus tranquille pour écrire ce qui me passe par la tête. Et puis c'est beaucoup plus amusant de fragmenter ainsi son être pour le disséminer ça et là.


Cela étant posé, je vais faire part de quelques réflexions nées autour de ces cours.

La première concerne ma joie d'y avoir assisté et ma frustration d'avoir réalisé que j'aurais pu assister au cours de Bonnefoy dans les années 90... si j'avais su à l'époque qui était Bonnefoy.
En octobre (2006), je ne savais même pas que Compagnon avait été nommé au Collège de France. Je cherchais son adresse sur Google dans l'intention de lui demander les horaires de ses cours à la Sorbonne et l'autorisation d'y assister en auditeur libre. Mon engouement pour ce professeur datait de la lecture des Antimodernes, lecture elle-même due à une critique d'Enthoven dans Le Point en avril-mai 2005. Avant cette date, je ne connaissais pas Antoine Compagnon. À quoi tiennent les choses.
Sensation de hasard et d'inéluctable, donc, comme souvent en ce qui concerne mes rapports à la littérature: inévitable et par hasard.

Ma deuxième réflexion est une sorte de méditation sur le décalage entre les cours d'Antoine Compagnon et ceux de la plupart des intervenants: les cours d'Antoine Compagnon se suivent avec une déconcertante facilité, comme une promenade au cours de laquelle un guide tendrait le bras pour montrer tels fleur ou détail architectural sous nos yeux et que nous n'aurions pas vus sans lui. Rien d'extraordinaire, rien de difficile, et pourtant émergent une nouvelle organisation, un nouveau sens, une capacité à voir, à lier des extraits et des notions: le grand professeur serait celui qui nous rend attentif aux détails, qui nous apprend et nous encourage à ne repousser aucune réflexion, aucune remarque, même humble, même bête, même qui-va-sans-dire. Rien ne va jamais sans dire.
Les séminaires, en revanche, à l'exception de ceux de Tadié et Rey (je laisse Sollers de côté, comme une bizarre anomalie, pas désagréable d'ailleurs parce que anomalie), ont été très difficiles à suivre. J'ai parfois failli abandonner la prise de notes: trop rapide, trop difficile, pas de table, plus d'entraînement... Souvent, ce n'est qu'en transcrivant mes notes ici, puis en les relisant tant bien que mal, que j'ai compris l'organisation de ce que j'avais entendu, la démonstration vers laquelle était tendu tout cela. Est-ce dû à la nature même du séminaire, à un manque d'expérience des intervenants, à leur désir de trop bien faire? Je ne sais.

Je vais distribuer des appréciations: l'intervenant que j'ai préféré est Anne Simon, sans doute parce qu'elle a parlé de philosophie, de Merleau-Ponty qui m'est cher, et à cause de sa phrase «Proust, notre plus grand auteur comique», qui est si vraie et si drôle, et que je n'ai même pas citée dans mes notes... (heureusement, je l'ai retrouvée dans le billet de sejan).
Le sujet que j'ai préféré est sans doute «L'effacement d'une source flaubertienne», l'illustration de l'éclatement des brouillons dans le texte définitif et la découverte que toute la fin de La Recherche n'est finalement qu'une hypothèse.

Si je repense aux cours eux-mêmes et me demande ce qu'ils ont laissé en moi, j'ai aussitôt l'impression d'un grand blanc: mais que s'est-il passé durant ses quatorze semaines? Si je fais défiler les billets du blog, tout me revient par bribes. Certains points étaient pour moi évidents, le roman comme espace de promenade ou d'exploration, par exemple, d'autres étaient familiers, le roman comme lieu de mémoire (mais c'est parce que je connaissais Frances Yates), d'autres notions étaient nouvelles et ou mais évidentes (ces choses que l'on sait sans les avoir jamais formulées): l'importance des cathédrales, «l'air de famille», l'aspect profanatoire du roman qui ne sauve rien ni personne, d'autres enfin ont été des découvertes totales, en particulier les références à Baudelaire, Flaubert, Balzac, Joubert, l'inscription du roman dans une tradition littéraire alors que je le pensais un ovni, sans racine ni précédent. J'ai été, puérilement, heureuse de retrouver certains noms, Weinrich, Curtius, Auerbach, et de savoir que même non lus, leurs livres m'attendaient dans ma bibliothèque, d'autres noms, Riffaterre en particulier, m'étaient inconnus, et si je cite Riffaterre, c'est que la notion d'«intertextualité aléatoire» m'a beaucoup plu.

«Intertextualité aléatoire», allusions nouées par le lecteur en toute indépendance de l'auteur, comment ne pas songer à Pale Fire? La lecture reste un jeu de passe-passe.

J'ai passé beaucoup de temps sur ces notes à retrouver les références des citations. Il y avait là de la coquetterie, de la maniaquerie, le souci de mettre en ligne un outil réellement utile; c'était également l'occasion de me familiariser avec l'organisation de La Recherche. Ce fut l'occasion de découvrir les textes critiques de Proust.

Comment expliquer le soulagement et la reconnaissance éprouvés il y a quelques jours, mardi je crois, en parcourant du regard l'article de Proust sur Flaubert? Une envie de pleurer, un soulagement indicible, un peu de colère aussi, toujours cette phrase: «Mais pourquoi ne pas l'avoir dit plutôt, pourquoi n'ai-je pas appris cela?»
(Cela doit paraître exagéré, je peux difficilement expliquer ce désir de comprendre ce qui se passe. C'est pour cela, par exemple, que j'affectionne ce genre de billet, même si je n'ai aucune idée de ce qu'est un mi bémol (à l'oreille, je veux dire). Réussir à cerner au plus près d'où viennent, où naissent, les impressions, qu'est-ce que je sens, pourquoi, réussir à voir ou à entendre le moment où une phrase, littéraire ou musicale, bascule, sur quel mot, sur quelle note, est une obsession comme une autre, je suppose.)
Flaubert est un grand styliste, phrase répétée à l'envi, qui à mon sens ne veut strictement rien dire. Quid de l'ennui suscité par Flaubert, quid de l'insupportable ennui, qui m'a fait abandonner deux fois déjà la lecture de La Tentation de Saint Antoine, qui m'a fait comprendre, à la lecture de Salambô, que la littérature n'avait pas à être "intéressante" (ce qui est totalement faux, bien sûr, mais cependant... Je reste désormais surprise qu'un grand livre puisse ne pas être ennuyeux, et je crois que c'est le même préjugé qui éloignent de nombreuses personnes de la littérature: la faute à Flaubert).
Je découvre donc l'article de Proust sur Flaubert:

Et il n'est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu'elles sont sans précédent dans la littérature.

Je ne rêve pas, ce que Proust est en train d'écrire, c'est qu'on s'ennuie. Quel soulagement, il est possible désormais de l'écrire, Proust nous couvre. Je continue ma lecture:

Laissons de côté, je ne dis même pas les simples inadvertances, mais la correction grammaticale ; c'est une qualité utile mais négative (un bon élève, chargé de relire les épreuves de Flaubert, eût été capable d'en effacer bien des fautes). En tout cas il y a une beauté grammaticale, (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.) qui n'a rien à voir avec la correction. C'est d'une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. Sans doute cette beauté pouvait tenir parfois à la manière d'appliquer certaines règles de syntaxe. Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu par exemple: «Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus; il était terrible dans la colère; elle le rendait cruel.» Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n'était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu'en permettant de faire jaillir du coeur d'une proposition l'arceau qui ne retombera qu'en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l'étroite, l'hermétique continuité du style. Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l'emploi du pronom personnel. Mais dès qu'il n'a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes. Ainsi dans la deuxième ou troisième page de L'Education sentimentale, Flaubert emploie «il» pour désigner Frédéric Moreau, quand ce pronom devrait s'appliquer à l'oncle de Frédéric, et quand il devrait s'appliquer à Frédéric pour désigner Arnoux. Plus loin le «ils» qui se rapporte à des chapeaux veut dire des personnes, etc. Ces fautes perpétuelles sont presque aussi fréquentes chez Saint-Simon. Mais dans cette deuxième page de L'Education, s'il s'agit de relier deux paragraphes pour qu'une vision ne soit pas interrompue, alors le pronom personnel, à renversement pour ainsi dire, est employé avec une rigueur grammaticale, parce que la liaison des parties du tableau, le rythme régulier particulier à Flaubert, sont en jeu: «La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
«Des arbres la couronnaient», etc.

Voilà, tout y est: la beauté du style, les tournures fautives, l'explication exacte de ce qui se passe: «Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l'emploi du pronom personnel. Mais dès qu'il n'a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes.», suivi d'exemples.
De même les cours et séminaires de cette année m'auront été précieux pour ce qu'ils auront éclairé du style proustien, les analyses d'Annick Bouillaguet sur la construction de la phrase proustienne m'ont fait prendre conscience des caractéristiques concrètes de cette phrase (car lorsqu'on a dit qu'elle était longue, on n'a pas dit grand chose). (Et j'ai trouvé très drôle qu'elle évoque la possibilité que Proust se pastiche lui-même par moments: mais oui, bien sûr, cela expliquerait cette indéfinissable impression que Proust en fait trop par endroits. Il faudrait chercher des exemples).

J'attends des cours, des livres critiques, qu'ils me montrent et m'expliquent ce qui depuis toujours est devant moi. Je n'ai pas été déçue.

Trois exergues

  • Jean Ricardou, Pour une théorie du Nouveau roman, 1971

Je vous instruirai avec plaisir de la partie technique de notre art et nous lirons ensemble les œuvres les plus remarquables.
Novalis


  • Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, 1973

Les êtres les plus imaginatifs ont le sens de la théorie parce qu'ils n'ont pas peur qu'elle bride leur imagination, au contraire. Mais les faibles redoutent la théorie et toute espèce de risque, comme les courants d'air.
Pierre Boulez


  • Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, 1978

Il est des solutions plus étranges que les problèmes. Car le problème au moins n'était q'UNE question; mais la solution en pose mille.
Paulhan

séminaire n°13 : Kazuyoshi Yoshikawa, Du "Contre Sainte-Beuve" à "La recherche du temps perdu"

Ce fut un séminaire très difficile. Cette fois-ci l'intervenant ne parlait pas trop vite, mais son exposé était si technique, chaque phrase ayant son importance, que prendre des notes était une gageure. Heureusement je bénéficie à nouveau d'un enregistement ainsi que du support des citations qu'il a fait distribuer en début de cours.
La question posée était la suivante: faut-il lire dans Contre Sainte-Beuve l'origine ou une origine d'À la Rechercher du temps perdu ou ne doit-on le considérer que comme une œuvre purement critique? La thèse défendue par Yoshikaya est que le Contre Sainte-Beuve fait en quelque sorte partie intégrante du roman car la dimension "critique de la littérature" est inséparable du roman. L'exposé de Yoshikawa consistera à étayer cette hypothèse, pas à pas, preuve à preuve.

                                      ***

Antoine Compagnon présente Kazuyoshi Yoshikawa :
Lorsque j'ai commencé à travailler sur les manuscrits de Proust à la Bibliothèque nationale en 1981, il n'y avait que quelques manuscrits entrés à la bibliothèque dans les années 1960 et il n'y avait que quelques travaux sur ses manuscrits. Le travail qui faisait autorité, celui qui était le plus impressionnant par sa qualité et sa précision était le travail de Kazuyoshi Yoshikawa. Il avait soutenu sa thèse en 1976 sous la direction de Michel Raimond, thèse intitulée étude sur la genèse de la Prisonnière d'après des brouillons inédits. Je l'ai lue au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale.
Kazuyoshi Yoshikawa appartient à cette grande école de proustiens japonais qui s'est mise à travailler dans les années 70. je dois citer deux noms, celui de Yoshikawa, mais je ne peux pas ne pas citer l'autre nom, qui est celui de Jo Yoshida qui avait également fait une thèse avec Michel Raimond. Malheureusement Yoshida est décédé il y a peu de temps, je n'aurais pas manqué de l'inviter ici. Donc voilà l'un des très grands proustiens japonais; il y en a beaucoup d'autres, de plus jeunes, de la nouvelle génération, vous en avez entendu un la semaine passée, ils sont nombreux.
Il faut aussi citer le grand travail fourni par Yoshikawa, indispensable à tout proustien, qui est un Index général de la correspondance de Marcel Proust, ouvrage monumental publié en 1998 aux presses de l'université de Kyoto. On le trouve dans les bonnes bibliothèques, il a été distribué par Plon en France. C'est un travail dont Kazuyoshi Yoshikawa a pris l'initiative et qui a été mené par une équipe importante de chercheurs japonais. Ces dernières années il a écrit notamment des articles qui sont allés vers la peinture; je ne sais plus si c'est l'année dernière ou il y a deux ans, comme professeur associé à la Sorbonne il donnait des conférences qui portaient sur la peinture. Je voudrais aussi signaler qu'il est également un traducteur important, il a traduit notamment la grande biographie de Jean-Yves Tadié. Il a d'autres traductions en cours et Kazuyoshi Yoshikawa est maintenant professeur à l'université de Kyoto où il a justement repris le poste de Jo Yoshida.

Son titre aujourd'hui est «Du Contre Sainte-Beuve à La Recherche du Temps perdu».

                                      ***

Je vous remercie pour cette très aimable présentation, un peu trop élogieuse. [A-t-il fait une petite grimace? La salle rit.]

Avant la rédaction de La Recherche du Temps perdu, Proust s'était consacré, on le sait, à une œuvre inachevée, Contre Sainte-Beuve. Son chapitre sur la méthode de Sainte-Beuve a été considéré dans les années 60 comme l'un des textes précurseurs de la nouvelle critique, dans lequel Proust condamne la méthode biographique de Sainte-Beuve en se fondant sur la thèse selon laquelle un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies. Il a également mis en valeur les fragments sur Nerval, sur Balzac, sur Baudelaire, écrivains contemporains qu'avait méconnu Sainte-Beuve. Mais la structure globale du Contre Sainte-Beuve reste encore énigmatique, même pour les meilleurs spécialistes de Proust. Nous en avons deux éditions, fort différentes, celle de Bernard de Fallois publiée en 1954 et reprise dans la collection "Folio essais", et celle de Pierre Clarac publiée en 1971 pour la bibliothèque de La Pléiade.

Fallois ayant découvert, déchiffré et classé les manuscrits des premiers cahiers de Proust avait incorporé dans son édition non seulement les fragments critiques sur Sainte-Beuve et sur ses contemporains mais aussi les morceaux romanesques qui seraient finalement intégrés dans le futur roman. Quant à Clarac, jugeant chimérique l'idée que le grand roman soit sorti d'un essai critique, il a exclu tous les brouillons romanesques de l'époque. Selon lui, les fragments romanesques étant directement destinés à La Recherche, une œuvre à la fois critique et romanesque n'a jamais existé. Le problème est que dans les premiers chapitres, numérotés 1 à 7 par la Bibliothèque nationale et écrits vraisemblablement à la fin de 1908 et dans les six premiers mois de 1909 se trouvent à la fois des fragments destinés à un essai critique sur Sainte-Beuve et des esquisses romanesques qui seront intégrés à la future Recherche. A cela s'ajoutent les cahiers 31, 36 et 51 de la même époque bien qu'ils ne contiennent aucun fragment de critique littéraire. Selon que ces fragments critiques et romanesques seront considérés comme indissociables ou non, la vision globale du Contre Sainte-Beuve s'avèrera toute différente, ainsi que l'interprétation de la genèse de La Recherche du Temps perdu.

prose ou vers, critique ou fiction

Proust avait longtemps été tiraillé entre un idéal romanesque difficile à réaliser et un travail de critique littéraire qu'il jugeait secondaire. Cette hésitation sur forme littéraire à adopter, on la retrouve lorsqu'il confie le projet d'un article sur Sainte-Beuve dans une lettre en décembre 1908: «Je vais écrire quelque chose sur Sainte-Beuve. J'ai en quelque sorte deux articles dans ma pensée. L'un est un article de forme classique, l'autre débuterait par le récit d'une matinée, maman viendrait près de mon lit et je lui raconterais un article que je veux faire sur Sainte-Beuve.»
Proust écrit en effet de deux façons dans les cahiers consacrés au Sainte-Beuve. On y trouve écrit sous forme classique le chapitre sur la méthode de Sainte-Beuve ainsi que les fragments sur Nerval, sur Flaubert, tandis que les chapitres concernant Balzac et Baudelaire sont entièrement rédigés sous forme d'une conversation avec maman. Cette hésitation semble suivre l'écrivain qui la reprend dans son carnet 1 avec une formule révélatrice, «ce qui me console» :

Ce qui me console c'est que Baudelaire a fait les poèmes en proses et les Fleurs du Mal sur les mêmes sujets, que Gérard de Nerval a fait en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII, le myrte de Virgile etc. En réalité ce sont des faiblesses, nous autorisons en lisant les grands écrivains les défaillances de notre idéal qui valent mieux que leur œuvre.
(Carnet 1, f 13 v°; Carnets, éd. Florence Callu et Antoine Compagnon, p.54)

Chez Baudelaire, on trouvera facilement le même sujet dans les Fleurs du Mal et dans Les petits poèmes en prose. Proust en cite lui-même un exemple dans un fragment consacré à Sainte-Beuve et Baudelaire.

[...] dans Baudelaire nous avons un vers : Le ciel pur où frémit l'éternelle chaleur [«La Chevelure»] et dans le petit poème en prose correspondant : un ciel pur où se prélasse l'éternelle chaleur [«Un Hémisphère dans une Chevelure»].
(Cahier 5, f°9 r°; CSB, 235)

Bien que les citations de Proust soient approximatives, Baudelaire a bien traité un même sujet tantôt en vers, tantôt en prose. Dans la citation n°1, Proust fait remarquer que Nerval a fait «en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII»: Nerval évoque en effet dans son poème «Fantaisie» un château de briques sous Louis XIII, mais dans Sylvie, il n'y a aucune allusion au château Louis XIII, et Proust l'a sans doute confondu, puisqu'aucun autre château n'y figure, avec un château du temps de Henri IV. Chez Nerval, dit Proust, ses vers et ses nouvelles ne sont que des tentatives différentes pour exprimer la même chose. Le génie vraiment déterminé créerait sa forme d'art en même temps que sa pensée, mais chez Baudelaire ainsi que chez Nerval, je cite Proust : «La vision intérieure est bien certaine, bien forte. Mais, maladie de la volonté ou manque d'instinct déterminé, prédominance de l'intelligence qui indique plutôt les voies différentes qu'elle ne passe en une, on essaye en vers, puis pour ne pas perdre la première idée on fait en prose, etc.».
Ce que représente le vers et la prose pour un poète, ce sont, me semble-t-il, la fiction et la critique pour un romancier. Proust avait dû trouver dans cette hésitation des deux poètes une sorte de consolation à sa propre incertitude.

Je voudrais montrer qu'aux fragments sur Nerval, Balzac et Baudelaire et aux remarques de Proust sur ses trois précurseurs littéraires correspondent et font pendant des morceaux romanesques mis en place dans les brouillons du Contre Sainte-Beuve.

Nerval et la nuit d'insomnie

Les morceaux sur Sylvie destinés au Contre Sainte-Beuve se trouvent dans les cahiers 5 et 6 rédigés vraisemblablement entre février et juin 1909. Proust y critique, plutôt que Sainte-Beuve qui avait méconnu Nerval, la lecture traditionaliste de Sylvie manifestée dans le discours de réception à l'Académie française prononcé par Maurice Barrès en janvier 1907 que Proust cite mot à mot, dans le Jean Racine de Jules Lemaître publié en 1908 et dans l'article d'André Hallays, Adriana, publié le 10 juillet 1908 dans le Jounal des débats. C'est un traditionalisme qui consiste à voir dans Sylvie la peinture naïve de la douce Ile-de-France tandis que Proust songeant à la folie de Nerval met en valeur les rêves et les souvenirs nervaliens visibles en particulier dans les tableaux aux couleurs irréels de Sylvie.
Sylvie est un récit dont le héros — qui dis "je" comme celui de La Recherche — hanté par l'image d'une jeune fille adorée dans sa jeunesse retourne à Loisy, pays de ses souvenirs. Ce retour au passé est motivé, comme l'explique Proust, par les souvenirs de jeunesse que le héros se remémore dans son lit, je cite: «Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état [...] permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d'une longue période de la vie.»
Poussé par ses souvenirs, le héros prend un fiacre, et d'après Proust :

[...] tout en allant en cahotant vers Loisy, [il] se rappelle et raconte. Il arrive après cette nuit d'insomnie, et ce qu'il voit alors, pour ainsi dire détaché de la réalité par cette nuit d'insomnie, par ce retour dans un pays qui est plutôt pour lui un passé qui existe au moins autant dans son cœur que sur la carte, est entremêlé si étroitement aux souvenirs qu'il continue à évoquer, qu'on est obligé à tout moment de tourner les pages qui précèdent pour voir où on se trouve, si c'est présent ou rappel du passé.
(Cahier 5, f° 14 r°; CSB, 238)

Ce qu'il faut noter c'est que cette nuit où le héros «se rappelle et raconte», Proust l'appelle deux fois «cette nuit d'insomnie». Proust se servira de la même appellation, «nuit d'insomnie», pour évoquer la scène nocturne au cours de laquelle il revoie ses chambres, au début de "Nom de pays: le nom", troisième partie du Côté de chez Swann:

Parmi les chambres dont j'évoquais le plus souvent l'image dans mes nuits d'insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray [...] que celle du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec.
(RTP, I, 376)

Cette appellation joue pour l'écrivain, noyé dans cette nuit nervalienne, la même fonction de réminiscence qu'il développera au début de son futur roman. Nul doute que le chef d'œuvre de Nerval a joué un rôle primordial dans l'avènement de La Recherche. Si Proust a souligné la fonction de réminiscence remplie par cette nuit d'insomnie dans Sylvie, c'est qu'il écrivait dans le même temps et à plusieurs reprises de pareilles scènes nocturnes pour le préambule de son Contre Sainte-Beuve. Prenons comme preuve la coexistence dans le cahier 5 de deux brouillons romanesques consacrés à la nuit d'insomnie occupant les feuillets de quatre rectos de 54 verso à 109 verso et une l'analyse de Sylvie occupant dans le même cahier les feuillets 6 recto à 18 recto [NB: je ne suis pas sûre des numéros de feuillets, je les cite donc en italique]. L'écrivain a ainsi utilisé le même cahier 5 pour rédiger à la fois un échantillon de sa propre nuit romanesque dotée de réminiscences et un morceau théorique sur la nuit nervalienne, analyse de Sylvie. Le récit d'une matinée précédée d'une nuit d'insomnie n'est pas pour Proust un simple préambule du Contre Sainte-Beuve mais constitue une série d'exemples de sa propre création romanesque.

Balzac et les personnages proustiens

Si les premiers cahiers de Proust consacrés au ¢ontre Sainte-Beuve paraissent fort disparates au premier abord, c'est qu'il les a remplis de fragments à la fois théoriques et romanesques tout en les complétant les uns pour les autres. Certes les fragments sur Nerval n'étant pas écrits sous la forme d'une conversation avec sa mère, on les rattache difficilement au récit romanesque du Contre Sainte-Beuve. Mais dans les deux longs morceaux consacrés à Sainte-Beuve et Balzac et rédigés dans le cahier 1, on trouve constamment le pronom "tu" qui désigne la mère du narrateur:

Un des contemporains qu'il a méconnus est Balzac. Tu fronces le sourcil. Je sais que tu ne l'aimes pas.
(Cahier 1, f° 54 r°; CSB, 263)

Claude ? avait proposé pour la rédaction de ce cahier 1 la date de mars 1909, mais comme je l'ai montré ailleurs, la rédaction principale de Sainte-Beuve et Balzac doit être située plutôt vers mai 1909. Si le pastiche de l'œuvre de Balzac publié en février 1908 était pour Proust un exercice romanesque consistant à représenter un morceau imaginaire de La Comédie humaine, ce fragment de mai 1909 pourrait être considéré comme un éclaircissement théorique du monde balzacien. Pour analyser le style de Balzac et le langage de ses personnages, Proust a recours non seulement aux principaux romans de La Comédie humaine, mais encore à des lettres adressées à Mme Hanska et à la sœur de l'écrivain.
En plein milieu de cet essai critique sur Balzac, on voit une brusque apparition de personnages centraux du futur roman proustien. Le comte, le marquis de Guermantes, sa tante Mme de Villeparisis, Mme de Cardaillec, etc. Ce qui me paraît capital à cet égard, c'est que le nom de Guermantes apparaît pour la première fois dans la correspondance de Proust dans une lettre adressé à ? en mai 1909: «Savez-vous si Guermantes, si le nom de comte ou de marquis de Guermantes était un titre de parents de Paris et s'il est entièrement éteint et à prendre pour ?» Cette date de 1909 coïncide exactement, comme on l'a constaté, avec l'apparition des Guermantes dans un essai critique sur Balzac.

On sera peut-être surpris par cette brusque apparition romanesque dans les pages de critiques sur Balzac. Mais tous ces personnages ont pour rôle de jouer chacun un type de lecteur qui met sur le même plan la fiction et la réalité. La marquise de Cardaillec, par exemple, veut restaurer dans la ville d'Alençon le décor de La vieille Fille, tout un monde imaginaire issu de ce roman de Balzac. A propos de cette jeune marquise, le narrateur du Contre Sainte-Beuve dit:

Le lecteur de Balzac sur qui son influence se fit le plus sentir fut la jeune marquise de Cardaillec, née Forcheville. Parmi les propriétés de son mari, il y avait à Alençon le vieil hôtel de Forcheville, avec une grande façade sur la place comme dans Le Cabinet des antiques, avec un jardin descendant jusqu'à la Gracieuse comme dans La Vieille Fille.
(Cahier 1, f° 20 r°; CSB, 293)

Le narrateur se déclare un peu déçu de cette idolâtrie et ajoute ceci:

Quand j'avais appris que Mme de Cardaillec habitait à Alençon l'hôtel de Mlle Cormon ou de Mme de Bargeton, de savoir qu'existait ce que je voyais si bien dans ma pensée m'avait donné une trop forte impression pour que les disparates de la réalité puissent la reconstituer.
(Cahier 1, f° 19 r°; CSB, 294)

Ce qui nous paraît intéressant du point de vue de la genèse des personnages proustiens, c'est un commentaire du narrateur sur l'origine de Mme de Cardaillec.

Les personnes peu au courant voyaient dans cette pieuse restitution de ce passé aristocratique et provincial un effet du sang Forcheville. Moi, je savais que c'était un effet du sang Swann, dont elle avait perdu le souvenir, mais dont elle avait hérité l'intelligence, le goût [...].
(Cahier 1, f 18 r°; CSB, 294)

Pierre Clarac, l'éditeur de ce passage, y voit une incohérence de la part de Proust, je cite: «Si cette jeune marquise est du sang Swann, comment est-elle née Forcheville?» Mais il aurait fallu bien lire que «Mme de Cardaillec qu'on croyait née Forcheville» était en réalité du sang de Swann. Si je ne me trompe, la marquise de Cardaillec est un prototype de Gilberte, car celle-ci est elle aussi née Swann, devenue Mlle de Forcheville à la suite du remariage d'Odette et marquise de Saint-Loup. le personnage de Gilberte a donc été créé par Proust par sa lecture passionnée, idôlatre même, de Balzac, comme un personnage tenant son idolâtrie du sang de Swann et les silhouettes à peine formées dans les premiers brouillons vivent désormais leur propre vie pour devenir des personnages du futur roman.

Si les nuits d'insomnie qui ouvrent La Recherche sont issues des nuits de Nerval, ses principaux personnages ont largement leur origine dans les romans de Balzac. Mais ce n'est pas tout. A ces morceaux du cahier 1 consacrés à Balzac s'ajoute un fragment de deux pages du cahier 4 en tête duquel court une note «à ajouter au Balzac de M. de Garmantes.» Dans ce fragment manuscrit où on lit partout "Garmantes" — six occurrences, comme l'a indiqué Claude ? dans son article sur les deux versions anciennes des côtés de Combray — et non pas "Guermantes", le son donné par l'édition Pléiade. Le narrateur dit:

Quand je vois M. Faguet dire dans ses Essais de critique [...] que dans Le Père Goriot tout ce qui se rapporte à Goriot est de premier ordre et tout se qui se rapporte à Rastignac du dernier, je suis aussi étonné que si j'entendais dire que les environs de Combray étaient laids du côté de Méséglise mais beaux du côté de Garmantes.
(Cahier 4, fos 50 r°-51 r°; CSB, 295).

Cette curieuse allusion aux deux côtés de Combray serait incompréhensible si ce fragment sur Balzac ne s'incorporait pas à un ensemble romanesque déjà largement construit. A l'inverse, l'allusion romanesque intervient ici dans un fragment critique comme le montre cette citation «À ajouter au Balzac de M. de Garmantes». Ce fragment du cahier 4, Proust l'a improvisé dans le même cahier (Cahier 4, fos 49 r°-52 r°) en interrompant un long morceau consacré précisément au côté de Combray (Les deux côtés de Combray, Cahier 4, fos 23 r°-49 r°, 52 v°-65 r°). C'est une des raisons pour lesquelles se trouve dans ce fragment sur Balzac des allusions aux côtés de Combray et aux lectures d'enfance. Cet état du manuscrit nous révèle ici encore que Proust avait rédigé les pages de critique littéraire en liaison étroite avec les pages romanesques de la même époque.

Baudelaire

Comme essai critique sous forme de conversation avec sa mère, on peut citer deux morceaux sur Baudelaire, rédigés vers mai-juin 1909 dans les cahiers 7 et 6 dans l'ordre chronologique. Dans la première moitié rédigée dans le cahier 7, Proust fait remarquer comment Sainte-Beuve a méconnu le plus grand poète du XXe siècle tout en en profitant souvent pour raconter des anecdotes sur la vie du poète. La première étude de synthèse sur Baudelaire fut publiée en 1907 par Eugène et Jacques Crépet. Dans la seconde moitié, rédigée dans le cahier 6, Proust quitte la biographie de Baudelaire pour analyser l'univers poétique des Fleurs du Mal selon une méthode qu'on baptisera plus tard thématique. Contrairement aux fragments relatifs à Nerval et à Balzac, cet essai critique sur Baudelaire n'a apparemment aucun rapport avec les fragments romanesques écrits dans les mêmes cahiers. Dans le cahier 7 se trouvent le salon Verdurin, l'homosexualité du marquis de Quercy, futur baron de Charlus, et dans le cahier 6, l'église de Combray, la lanterne magique, le drame du coucher, etc, qui n'ont aucune parenté thématique avec le fragment sur Baudelaire.
Toutefois dans ces deux cahiers apparaissent des fragments romanesques qui s'emboîtent bien sur le plan narratif avec les fragments sur Baudelaire. Il s'agit de quatre fragments que j'ai notés de A à D ''[sur la feuille distribuée].

A : Cahier 7, fos 10 r°-14 r° (CSB, éd. Fallois, 284-288; NPL, II, CG, 1045-1048)
B : Cahier 6, fos 68 v°-67 v° (Ibid., 288-289; NPL, I, Sw, 738)
C : Cahier 6, fos 71 v°-68 v° (Ibid., 289-291; NPL, I, Sw, 736-738)
D : Cahier 6, fos 7 r°-9 r° (Ibid., 298-300)

Ces fragments évoquent déjà la mère, la grand-mère, Mme de Villeparisis ainsi que Combray et Guermantes. Combray, certes, est considéré comme un brouillon de La Recherche; en effet l'édition de la Pléiade les a présentés séparément comme esquisse soit Du côté de Guermantes, soit Du côté de chez Swann, mais a les lire attentivement, on y aperçoit une unité textuelle cohérente toute indépendante du futur grand roman.
Cette cohérence textuelle me semble suggérer une structure romanesque fort différente envisagée à l'aube des brouillons du Contre Sainte-Beuve. Dans le long fragment A tiré du cahier 7, le héros qui dit "je" rapporte des souvenirs de ses séjours à Guermantes où il a découvert le temps dans les ruines du château. Ce qu'il faut remarquer dans ce fragment A, comme c'était le cas des morceaux consacrés à Balzac et à Baudelaire, c'est un tutoiement constaté à plusieurs reprises et visiblement adressé à sa mère:

[A] [...] Te souviens-tu comme tu recevais avec plaisir les simple cartes si heureuses que je t'envoyais de Guermantes? [...] Je ne t'ai jamais raconté Guermantes. Tu te demandais pourquoi, quand tout ce que j'ai vu, sur quoi tu comptais pour me faire plaisir, a été une déception pour moi [,] Guermantes ne l'a pas été. [...] Ce qui est beau à Guermantes, c'est que les siècles qui ne sont plus y essayent d'être encore; le temps y a pris la forme de l'espace [...] C'est le XIe siècle, avec ses lourdes épaules rondes, qui passe là, furtivement encore, qu'on a muré, et qui regarde étonné le XIIIe siècle, qui se mettent devant lui, qui cachent ce brutal et qui nous sourient.
(Cahier 7, fos 10 r°-11 r°; CSB, éd. Fallois, 284-285; NPL, II, 1046)

C'est un texte qui sera finalement intégré dans la description de l'église Combray occupant un espace à quatre dimension, la quatrième étant celle du temps. Mais ce texte révèle surtout l'existence dans le même cahier 7 et à côté des fragments sur Baudelaire d'un fragment romanesque raconté également à la mère. C'est d'ailleurs ce qu'on peut constater dans le fragment B, la citation 15 racontée dans le cahier 6 et que Fallois avait eu raison de rattacher au fragment A, car le héros y explique à sa mère pourquoi il revient de Guermantes plus vite que prévu:

[B] Mais si tu étais si bien, pourquoi es-tu revenu ? Voilà. Un jour, contrairement à nos habitudes[,] nous avions été faire une promenade dans la journée. A un endroit où nous étions déjà passés quelques jours auparavant et où l'œil embrassait une belle étendue de champs, de bois, de hameaux, soudain à gauche une bande du ciel sur une petite étendue sembla s'obscurcir, puis prendre une consistance, une sorte de vitalité, d'irradiation que n'aurait pas eue un nuage, et enfin cristalliser selon un système architectural, en une petite cité bleuâtre dominée par un double clocher. Immédiatement je reconnus la figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres!
(Cahier 6, fos 68 v°-67 v°, CSB, 288; NPL, I, 738)

Si le héros est revenu de Guermantes, c'est qu'il avait aperçu furtivement le clocher de Chartres. Dans la longue phrase qui commence par l'«étendue des champs» et qui finit par la «figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres!», on reconnaît déjà l'un des traits caractéristiques du style proustien consistant à décrire des impression successives qui flattent l'œil du héros. Mais pourquoi la «figure irrégulière, inoubliable, chérie» du clocher de Chartres était-elle par lui «redoutée»? Pour comprendre cela, il faut lire le fragment [C], la citation 16 qui se trouve dans le même cahier 6 et qui est rédigé cette fois sous la forme d'un récit classique au passé:

[C] Moi je ne voyais au contraire jamais sans tristesse les clochers de Chartres, car souvent c'est jusqu'à Chartres que nous accompagnions Maman quand elle quittait Combray avant nous. Et je voyais[,] et la forme inéluctable des deux clochers m'apparaissait aussi terrible que la gare.
(Cahier 6, f° 69 v°; CSB, éd.Fallois, 291; NPL, I, 737).

Combray se situait dans la Beauce jusqu'à la première édition de 1913, c'est seulement à partir de la seconde édition de 1919 que la ville sera transférée en Champagne en raison de la guerre de 14. Pour revenir à Paris par le train, comme c'était le cas de son modèle, Illiers, il fallait passer par Chartres dont le clocher était pour le jeune héros un symbole de la séparation d'avec sa mère. Quels sont alors les rapports qui existent entre le séjour à Combray rapporté dans le fragments C et le séjour à Guermantes rapporté dans les fragments A et B?
Guermantes, propriété de cette famille aristocratique, se trouvait sans doute aux environs de Combray, tout comme dans le roman imprévu. Alors que le séjour à Combray se situe dans un passé fort lointain, dans l'enfance du héros, l'expérience de Guermantes me semblent être rapportée à sa mère comme un passé tout récent. La phrase du fragment A «quand tout ce que j'ai vu a été une déception pour moi, Guermantes ne l'a pas été» montre que le héros avait déjà éprouvé bien des déceptions dans sa vie. Le héros sans doute assez tard dans sa vie retourne ainsi à Guermantes pour y découvrir le temps qui a pris la forme de l'espace.
Rappelons-nous ici le séjour à Tansonville dans Le Temps retrouvé. Le héros assez âgé y rend visite à Gilberte Swann devenue alors Mme de Saint-Loup. Il s'aperçoit que les deux promenades si opposées de son enfance, du côté de Guermantes et du côté de chez Swann, ne sont pas si incompatibles que cela mais en fait reliées entre elles. La découverte à Guermantes du temps qui a pris la forme de l'espace ne remplissait-elle pas dans les brouillons de 1909 une même fonction que le séjour à Tansonville dans le roman définitif? Ce passage du fragment [B] me semble confirmer cette hypothèse : «un jour contrairement à nos habitudes, nous avions été faire une promenade dans la journée». Cela signifie qu'à Guermantes il se promenait d'habitude dans la soirée, et je ne peux pas ne pas songer à ce passage de La Recherche racontant l'opposition du séjour à Combray et du séjour à Tansonville:

Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c'étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre genre de vie qu'on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu'à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil»
(NPL, Sw, I, 7).

De longues années après l'enfance passée à Combray, où l'on se promenait dans la journée, maintenant on a l'habitude de ne sortir qu'à la nuit: cette situation commune ne suggère-t-elle pas les nouvelles fonctions que remplissent le séjour à Guermantes dans les brouillons de 1909 et le séjour à Tansonville dans Le Temps retrouvé? Dans cette promenade de la journée faite contrairement à ses habitudes, qui accompagnait le héros puisqu'il dit «nous »? S'agissant d'un séjour à Guermantes, l'hôtesse n'était nullement un membre de la famille Swann comme c'est le cas d'un séjour à Tansonville. Pour répondre à cette question, je vous propose de prendre la citation 18:

[D] C'est comme cela que je l'avais vu quand je rentrais des promenades du côté de Guermantes et que tu ne devais pas venir me dire bonsoir dans mon lit, comme cela que je le voyais quand nous l'avions mise en chemin de fer[,] et que je sentais que c'était dans une ville où tu ne serais plus qu'il allait falloir vivre. Alors j'ai eu ce besoin que j'avais alors, ma petite Maman, et que personne ne pouvait entendre, d'être près de toi et de t'embrasser. [...] Et Mme de Villeparisis, qui ne comprenait pas, mais qui sentait que la vue de Combray m'avait remué, se taisait. [...] Cela me fait de la peine, mon pauvre loup, me dit Maman d'une voix troublée, de penser qu'autrefois mon petit avait du chagrin comme cela, quand je quittais Combray. Mais mon loup, il faut nous faire un cœur plus dur que cela; tu étais bien à Guermantes, et tu es revenu pour cela !
(Cahier 6, fos 7 r°-8 r°; CSB, éd. Fallois, 298-299)

Au milieu de ce passage, la mention de Mme de Villeparisis indique clairement qu'elle était l'hôtesse à Guermantes. Si le héros est revenu à Paris alors qu'il «était bien à Guermantes», c'est qu'il s'était rappelé que sa mère ne viendrait pas lui dire bonsoir quand il rentrerait de longues promenades du côté de Guermantes.

Mais l'origine de sa tristesse est divergente entre les fragments B et C, le clocher de Chartre, et le fragment D, la ville de Combray. Malgré une contradiction inévitable dans ce genre de brouillon sur ce qui rappelait au héros la séparation d'avec sa mère, les quatre fragments A à D racontant le séjour à Guermantes s'avèrent très tôt constituer une histoire cohérente.
Chose importante, le tutoiement réitéré dans ses fragments et visiblement adressé à la mère du héros ressemble particulièrement à celui que nous avons constaté dans les fragments consacrés à Balzac et à Baudelaire, et ces quatre fragments du retour à Guermantes se trouvent rédigés dans les cahiers 7 et 6 à côté des morceaux consacrés à Baudelaire. Ne faudrait-il pas supposer alors que la conversation matinale avec la mère contre Sainte-Beuve contenait non seulement les morceaux sur Balzac et sur Baudelaire mais aussi ces fragments autour de Guermantes que nous venons d'examiner, sauf bien sûr le fragment C, qui est un récit fragmenté au passé et non pas rédigé sous forme d'une conversation avec la mère. Dans ces conditions, à quel endroit, sous quel récit, faut-il situer ces histoires racontées dans les quatre fragments du retour à Guermantes?

Un roman né au cœur des fragments critiques

Le Contre Sainte-Beuve de 1909 semblait épouser une structure binaire fortement accentuée d'une part par les nuits d'insomnie et de l'autre par la matinée de la conversation avec la mère. La première partie du récit, consacrée au récit des nuits d'insomnie et inspirée de Sylvie de Nerval, recouvre un vaste panorama de souvenirs, les vacances d'enfance à Combray, les deux côtés de promenade, le portrait de Swann, le salon Verdurin et son habitué Cottard, les membres de Guermantes seulement lecteurs de Balzac et l'homosexualité de Quercy, etc., les épisodes principaux du futur roman qui constituent presque la totalité de la vie du héros sont déjà évoquées dans ces nuits d'insomnie de la première partie du Contre Sainte-Beuve.
A la clôture de ces nuits de réminiscence s'ouvre une matinée de longue conversation avec la mère. Y devaient être intégrés non seulement les morceaux consacrés à Sainte-Beuve, à Balzac, à Baudelaire, etc, mais aussi des fragments sur le séjour à Guermantes accompagné d'une révélation esthétique sur le temps qui a pris la forme de l'espace.
Il s'avère ainsi que les brouillons des premiers cahiers des années 1908 à 1909 sont orientés vers une œuvre unique et globale sans démarcation décelable entre la critique et le roman. Cette structure binaire va fournir à l'écrivain, me semble-t-il, l'occasion de mettre en place à la fois ses propres pratiques romanesques et leurs fondements théoriques. Les nuits d'insomnie romanesques placées au début de cette œuvre devaient être éclairées et justifiées par la revalorisation de la nuit d'insomnie nervalienne. De même, la lecture idolâtre de Balzac chez les Guermantes racontée dans la première partie romanesque s'avérait soumise à la critique du héros dans la conversation sur Balzac dans la seconde partie du Contre Sainte-Beuve.

Ce n'est pas une simple hypothèse de ma part. En août 1909, cette construction binaire du Contre Sainte-Beuve, partie roman et partie critique, se révèle dans une lettre à Alfred Valette, directeur du Mercure de France:

Je termine un livre qui malgré son titre provisoire : Contre Sainte-Beuve, Souvenir d'une Matinée est un véritable roman [...]. Le livre finit bien par une longue conversation sur Sainte-Beuve et sur l'esthétique [...], on verra [...] que tout le roman n'est que la mise en œuvre des principes d'art émis dans cette dernière partie, sorte de préface si vous voulez mise à la fin.
(À Alfred Vallette, août 1909: Corr., IX, 155-156)

Document précieux qui atteste l'existence, sinon achevée, au moins dans l'esprit de l'écrivain, d'un Contre Sainte-Beuve, œuvre à la fois romanesque et théorique. Certes, les brouillons de l'époque étant restés à l'état fragmentaire sans avoir jamais abouti à une rédaction suivie et cohérente, on ne peut pas dire que cette œuvre ait réellement existé, nous savons, par ailleurs, que tous les morceaux n'avaient pas été écrits sous forme d'une conversation avec la mère. Même les morceaux rédigés sous cette forme, sur Balzac, sur Baudelaire, aussi bien que sur le retour à Guermantes, auraient pu paraître trop longs et dépourvus de vraisemblance pour une conversation matinale suivie avec la mère. Il s'agit en fait d'une œuvre rêvée et inachevée que Proust a finalement abandonnée, le récit d'une matinée sur Sainte-Beuve.

Il n'y a qu'un pas à franchir, me semble-t-il, pour passer de ce Contre Sainte-Beuve, récit dont le héros, après bien des péripéties remémorées, finit par écrire un essai critique Contre Sainte-Beuve, à La Recherche du temps perdu, récit dont le héros a bien écrit un roman sur sa propre vie. Si la partie critique mise en avant du Contre Sainte-Beuve est remplacée par une esthétique sur son propre roman, on sera dès lors en présence d'A la recherche du temps perdu. Les choses se sont ainsi déroulées. De 1909 à 1910, les essais critiques sur Sainte-Beuve s'effacent peu à peu dans les cahiers de Proust au profit de morceaux romanesques qui s'y amplifient en un roman. Cependant, même après la disparition de cette pratique critique, cette analyse du grand roman n'en reste pas moins justifiée par les théories littéraires formulées vers 1909 contre Sainte-Beuve. Par exemple, les souvenirs involontaires provoqués par la nuit d'insomnie et placés au début du roman ne restent-ils pas toujours justifiés par le critique littéraire Proust qui s'était inspiré de la même fonction de réminiscence découverte en 1909 dans Sylvie de Nerval.

Ainsi, ne pourrait-on pas considérer A la recherche du temps perdu comme un vate panorama mis en action de la critique littéraire, chaque épisode romanesque ayant ses fondements théoriques? Même si l'on s'attache seulement à Combray, depuis la lecture à haute voix par la mère de François le Champi, exemple de la première déception littéraire dans l'enfance jusqu'au snobisme littéraire de Legrandin, symbole de la lecture idôlatre de Balzac qui serait justement l'objet d'une mise en garde dans le fragment du Contre Sainte-Beuve en passant par la lecture de Bergotte, qui évoque Anatole France, idole de la jeunesse qu'il faut savoir dépasser et les pastiches des Lettres de Mme de Sévigné transformées en paroles prononcées par la grand-mère, tous les épisodes du roman n'ont-ils pas été inventés et mis en place par le critique littéraire Proust, à l'instar de ces études littéraires approfondies lors de la rédaction du Contre Sainte-Beuve? Le roman de Proust ne s'est-il pas écrit sur une vaste assimilation, et sur une critique aussi, de plusieurs œuvres de ces prédécesseurs? Ce processus, qui va de la réception à la création me semble inscrit dans ces mots de Proust sur l'idolâtrie artistique: «Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond, c'est notre pensée elle-même que nous mettons avec la sienne au jour.»[1]

Certes Proust a vivement critiqué l'idolâtrie artistique qui empêche souvent la vraie création, mais sans adoration il n'y aurait pas de vraie création; je serais tenté d'y voir une voie indispensable à la naissance d'A la recherche du temps perdu. Après l'abandon de son premier roman, Jean Santeuil, et avant la rédaction de La recherche, qui débute vers 1909, Proust s'était consacré à plusieurs travaux relevant plutôt de la critique littéraire: la traduction, l'annotation de Ruskin, de 1900 à 1906, les pastiches de grands écrivains du XIXe siècle au début de 1908 et des critiques sur Sainte-Beuve et ses contemporains de 1908 à 1909. Ce sont des travaux que Proust lui-même avait considéré comme secondaires, il les a dépassés vers 1909 pour accéder à son roman, à son travail idéal rêvé depuis l'abandon de Jean Santeuil.
J'ai longtemps pensé ainsi tout comme la plupart des auteurs, des chercheurs sur Proust. Mais comment expliquer alors le fait que soient nés et se soient développés des fragments romanesques dans les premiers carnets de Proust en même temps que les essais critiques et s'inspirant plutôt de ses travaux originellement considérés comme secondaires. Je ne peux pas être indifférent à cet égard au sort de Jean Santeuil que l'écrivain avait abandonné vers 1899, au bout de cinq ans à l'état de fragments inachevés. La véritable cause de l'échec de cette première tentative romanesque de Proust ne réside-t-elle pas peut-être dans le manque de bases critiques et théoriques nécessaires à l'œuvre pour prendre son ampleur?

Pierre Clarac jugeant contraire à la vraissemblance l'idée que le grand roman soit sorti d'un critique littéraire a établi son édition de Contre Sainte-Beuve uniquement avec les essais critiques de l'époque. Mais je vois dans ce Contre Sainte-Beuve, dans cette œuvre étrange, à la fois romanesque et technique, l'origine de La Recherche, une sorte d'essai critique romancé, synthèse du récit et de la critique, du récit qui se veut miroir de sa propre théorie.


La version de sejan.

Notes

[1] préface de La Bible d'Amiens de John Ruskin

Angelina Jolie

J’aime Angelina Jolie. Evidemment, c’est beaucoup plus banal qu’aimer les mitocondries, mais tant pis, j’assume.

La première fois que je l’ai vue, cela devait être dans Une vie volée, avec cette folle de Winona Ryder. L’histoire se déroule dans un asile psychiatrique pour adolescentes déboussolées (anorexie, tentative de suicide, violence, etc). Le film était nul, je crois, mais j’avais découvert Angelina Jolie. Elle était folle à lier, débordante de vitalité, drôle, violente et incontrôlable. J’ai cherché son nom et l’ai retenu.
Plus tard j’ai dû la voir dans Sept jours et une vie. J’adore ce film, l’histoire est très simple : Angelina est une jeune journaliste ambitieuse, un clochard lui prédit qu’elle va mourir dans sept jours. Faut-il y croire, que va-t-elle faire de ces sept jours?
Les quelques minutes où une troupe de CRS faisant barrage à des manifestants bat la mesure sur Satisfaction chanté a capella par une Angelina Jolie joliment beurrée se classent très haut dans mes moments préférés de cinéma.
J’ai également traîné des amis à Lara Croft II. Ce sont encore des amis, mais désormais ce sont eux qui choisissent les films : c’était naze grave.

Imaginez mon plaisir à découvrir un long article à elle consacré par le supplément de L’Express du 8 mars :

Elle sort tout juste du tournage de Lara Croft, Tomb Raider et elle vient de découvrir le Cambodge. Elle a alors cette idée saugrenue de fuguer du décor. De s'aventurer dans les villages. L'expérience prend des allures de révélation : pays dévasté, champs truffés de mines antipersonnel, pauvreté, orphelinats... C'est Siddhârtha quittant pour la première fois son palais et qui se voit frappé en plein coeur par la misère du monde. «J'ai mesuré à quel point j'étais ignorante : je ne savais rien de ce qui se passait en dehors des Etats-Unis.» Le jeune prince devient Bouddha, la jeune Américaine frappe à la porte du HCR, c'est pareil: «J'ai cherché à m'améliorer, en devenant moins égoïste, moins futile.» Dans la foulée, elle adopte un enfant orphelin, un petit garçon cambodgien qu'elle appelle Maddox. Entre la jeune femme et le bébé se noue une histoire d'amour. Elle achète une maison et des terres au pays, finance des villages et des réserves, se met à l'étude de la culture khmère et du bouddhisme, dénonce l'industrie de l'armement, les mines antipersonnel... Elle fait Siddhârtha et Lara Croft à la fois.
Enragée volontaire, elle n'y gagne pas que des amis. Avant de se coller un pavé diplomatique sur la langue, elle ne se gêne pas pour dire tout le mal qu'elle pense du gouvernement américain et de sa politique étrangère. Elle fait pire. A la fin de septembre 2001, elle envoie 1 million de dollars au Pakistan, dans les camps de réfugiés afghans. Elle sait ce qui se passe là-bas, elle y était quelques semaines plus tôt: «Ces gens allaient mourir ou geler à mort.» La réaction est immédiate : un flot de lettres d'insultes et de menaces de mort. «Quand j'ai envoyé l'argent, le pays avait déjà donné 275 millions de dollars pour les victimes du World Trade Center, plaide-t-elle. J'ai été triste une seconde, avant d'être vraiment en colère.»
[…]
Elle a divisé son budget en trois : un tiers pour ses dépenses, un tiers pour ses enfants, un tiers pour donner. Elle gagne des sommes folles, et heureusement.
[…]
Elle exploite son capital de notoriété, et elle redistribue les bénéfices. On peut regretter que les foules sentimentales prêtent plus de crédit à une actrice qu'à un directeur d'ONG. On peut regretter que l'émotion soit un levier plus efficace que la raison. On peut regretter que les dons privés remplacent l'argent public. Mais c'est comme ça. Elle avance sans se poser de questions paralysantes. Une fois qu'on a vu, dit-elle, on n'hésite plus. Fille de Babylone touchée par la grâce, Angelina Jolie est l'incarnation laïque et contemporaine de la rédemption. Une sorte de saint Augustin, sans Dieu mais avec une grande bouche.
[…]

Cette plume alerte est celle de Marie Desplechin.

Dernier cours : bilan et prétéritions

Voici le dernier cours de cette session.
Je rappelle le rappel, que je n’ai pas rappelé depuis le 2 février :
- il s'agit d'une prise de notes renarrativisées: les tournures employées, et notamment fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, les notes sont parfois décousues lorsque je n'ai pas noté les transitions. Tout ce que j'écris pourra/devra être confronté aux enregistrements disponibles sur le site du Collège de France.
- Cela peut être également confronté aux compte-rendus de sejan. Nous avons pris le parti de ne nous lire qu'après nos propres transcriptions.
- J'utilise ce texte en ligne, l'édition de la Pléiade de 1954 (notée "Clarac") et la table de transcription Clarac/Tadié de Tlön.

                                            ***

Bilan des rapports professeur/auditoire

C’est aujourd’hui le dernier cours et je voudrais d’abord dire quelques mots pour vous remercier. Vous avez été des auditeurs nombreux, assidus et attentifs. J’ai été un peu surpris par la demande intense de littérature, elle était insoupçonnée de moi. Dans ma leçon inaugurale je m’inquiétais pour l’état de la littérature, vous m’avez démontré que j’avais tort.
La semaine dernière, nous avons vu que Proust opposait les cours froids donnés au Collège de France à la communion des grands-messes des cathédrales. Par votre silence et votre dévotion quasi-religieuse vous lui avez donné tort. [la salle rit].
Je vous disais aussi que ces cours ont été pour moi l’apprentissage de la liberté: pas d’examen de fin d’année, pas de bibliographie à donner, de programme à respecter, d'état de la question à établir. J’avais prévu un certain nombre de cours introductifs à quelques notions de base, je les ai d’abord retardés puis annulés car ils m’ont paru inutiles.

Vous avez remarqué que je préparais mes cours au fur à mesure. Je me suis laissé guider par un fil capricieux puisqu’il s’agit d’un roman capricieux qui illustre et exprime la dimension spatiale de la littérature et de la mémoire. Nous avons évoqué un jour cet idéal d’hodologie chère à Weinrich, qui voulait que la littérature soit espace de promenade, d'exploration. J’espère vous avoir montré également qu’un bon chercheur est un chasseur.

Je voudrais aborder deux points, deux attentes auxquelles je n’ai pas répondu : d’abord on m’a demandé les références de mes citations, je n’ai pas réussi à m’y astreindre, restant un conférencier traditionnel. J’ai été sur ce point plus traditionnel que mes invités qui ont distribué des feuilles de références ou même utilisé power point. D’autre part, certains ont exprimé une frustration, ils espéraient un dialogue à la fin des séminaires, et je l’avais effectivement promis. Mais au début des séances je ne savais pas que vous seriez si nombreux, et les séances se sont de fait transformées en seconde heure de cours.

Enfin, j’ai appris par le vieux téléphone arabe qu’il y a au moins deux auditeurs qui donnent des compte-rendus sur internet, ce qui est un autre lieu pour le débat. J’ai résisté à la tentation d’aller les lire car j’ai craint d’être influencé. Que ces personnes soient remerciées.


Je vais avancer aujourd’hui un peu par prétérition, car j’ai le sentiment de n’avoir fait qu’effleurer un certain nombre de sujets. Je vais ouvrir quatre ou cinq sujets qui auraient mérité chacun une heure de cours.

La littérature à rebours

Nous avons vu que le classissisme de Proust n’était ni scolaire ni naturaliste ni puriste, un autre classissisme que celui de Brunetière ou Lanson ou Gide à la NRF. En 1920 Jacques Rivière a écrit un article important sur Proust et la tradition classique. Quelle est cette autre tradition classique? Il s’agit d’un classissisme impur, complexe, ouvert, en expansion, cosmopolite, indiscipliné, qui inclut le romantisme et XIXe siècle. Proust tente de déconstruire le clivage entre romantisme et classissisme. On se rappelle Emile Deschanel évoqué lors de la leçon inaugurale, et qui a écrit Le Romantisme des classiques. Racine n’est jamais plus baudelairien que lorsqu’il peint ses héroïnes et Baudelaire racinien quand il décrit "les femmes damnés", avance Proust.
Proust réinvente son XVIIe siècle, sa propre généalogie de classiques.

On lit l’histoire à rebours. Le narrateur évoque le côté Dostoïevski de la littérature classique. Il y a une tradition de mémoire, un parti-pris anti-progressiste, anti-logique, anti-linéaire. Il s’agit de lire le monde du point de vue des effets, non des causes, ainsi que le narrateur l’expose à Albertine :

Il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevsky, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevsky présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés après d'apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire. [1]

Mme de Sévigné, Dostoïevsky, Elstir, cette liste hétérogène plaît à Proust et revient souvent: association entre une épistolière du XVIIe, un romancier russe du XIXe et un peintre imaginaire du XXe siècle. Tout les distingue, l’époque, la langue, le genre, le « média », et cependant, ils ont, comme on l’a déjà vu, «un air de famille» entre ses trois artistes:

[...] Mme de Sévigné est une grande artiste de la même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses. Je me rendis compte à Balbec que c’est de la même façon que lui qu’elle nous présente les choses dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause. […], je fus ravi par ce que j’eusse appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même façon que lui les caractères ?) le côté Dostoïevsky des Lettres de Madame de Sévigné.[2]

Proust est méfiant envers les explications par les causes, comme le montre par exemple cette remarque :

À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevsky raconterait une vie. [3]

Proust insiste beaucoup sur cette dimension hétérochronique de sa démarche littéraire qui donne sa place à l'erreur et à l'illusion. Il ne s’agit pas de l’histoire littéraire des professeurs qui avance des causes vers les conséquences. L'histoire des écrivains procède à rebours, l'œuvre vraiment nouvelle réordonne l’ensemble de la littérature en modifiant les lectures ultérieures des autres romanciers. Après Dostoïevsky, on relit autrement Mme de Sévigné, après Proust on relit autrement Baudelaire.
Cette seconde histoire est composite, enchevêtrée, compliquée, contradictoire. Elle fait surgir des « réminiscences anticipées », des influences à rebours, des plagiats par anticipation, comme dirait Borgès. Proust l’évoque dans Sodome et Gomorrhe pour se moquer du progressisme de Madame de Cambremer jeune :

Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait de dire une nouveauté en les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru. Et on allait même chercher, dans un passé isolé, quelques talents indépendants sur la réputation de qui ne semblait pas devoir influer le mouvement actuel, mais dont un des maîtres nouveaux passait pour citer le nom avec faveur. Souvent c’était parce qu’un maître, quel qu’il soit, si exclusive que doive être son école, juge d’après son sentiment original, rend justice au talent partout où il se trouve, et même moins qu’au talent, à quelque agréable inspiration qu’il a goûtée autrefois, qui se rattache à un moment aimé de son adolescence. D’autres fois parce que certains artistes d’une autre époque ont, dans un simple morceau, réalisé quelque chose qui ressemble à ce que le maître peu à peu s’est rendu compte que lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un précurseur; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu.[4]

De même, Flaubert était ravi de retrouver une phrase de Flaubert dans Montesquieu.

Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu par exemple: «Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel.»[5]

Il y a on le voit une conception linéaire de l’histoire et une mémoire qui fonctionne à rebours. Le nouveau influence l’ancien, Poussin réévalué par l'approbation de Degas, Chopin par celle de Debussy.

Peut-être faut-il poser une limite à ces réminiscences anticipées : ne sont-elles pas une construction, un caprice du lecteur? Riffaterre distinguait l'intertextualité obligatoire, dont on trouve des traces explicites dans le texte (l'allusion), et l’intertextualité aléatoire, qui provient de mon propre imaginaire qui fournit des échos que je suis peut-être le seul à reconnaître.
A l'opposé de Riffaterre, Roland Barthes n’hésitait pas à favoriser cet imaginaire personnel; il raconte comment les deux courrières du Grand Hôtel de Balbec lui rappelle Stendhal:

Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n'est pas de lui), j'y retrouve Proust par un détail minuscule. [...] Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Je comprends que l'oeuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, [...] ce n'est pas une «autorité»; simplement un souvenir circulaire.[6]

La rumeur

Une autre prétérition consisterait à envisager d’explorer cette mémoire complexe dans son aspect de rumeur, d’échos, de bruit, la littérature comme bruit de fond, bruit blanc. Il y a un roman américain, White Noise, de Don DeLillo, qui évoque cette saturation de bruits à laquelle nous sommes exposés. C’est un bruit obtenu en combinant toutes les fréquences, de même, si cent ou mille personnes parlent à la fois, notre cerveau n’est plus en mesure de suivre une voix. Tout paraît vacarme ou charivari.

On peut imaginer cette mémoire de la littérature comme superposition de voix, cacophonie. C'est toute la littérature qui bruit dans La Recherche du temps perdu.

Je vais prendre pour exemple cette phrase découverte la semaine passée: «Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les voeux des morts» dit Proust dans La mort des cathédrales. Proust reprenait Barrès citant Auguste Comte,«les vivants sont gouvernés par les morts» comme je l’ai découvert il y a quelques semaine par hasard, et ce hasard est important.
De même l'adjectif «intégral»: Proust évoquait «la vie intégrale» des cathédrales et «la résurrection intégrale» par la grand'messe. Or le lendemain, en lisant Jules Michelet, j'ai retrouvé cet adjectif dans sa préface à L’histoire de la France en 1869.
Le plus curieux, c’est que j’avais justement l’intention de parler de ce texte aujourd’hui, nous le verrons tout à l'heure. Michelet parle de Géricault dans cette préface, Géricault prétendait s'approprier toutes les peintures du Louvre en les copiant, et Michelet compare sa situation à celle de Géricault.

Plus compliqué encore, plus effrayant encore était mon problème historique posé comme une résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds.[7]

On peut voir dans cette opposition entre surface et profondeur une réminiscence proustienne. Ce serait un autre sujet de prétérition, l'étude de cette façon de donner du volume et de l'épaisseur.

Les notes fournies par les éditeurs en fin de tome ne déterminent pas nos associations personnelles, la littérature baigne dans la littérature, il y a trop d’images, C'est comme une mer ou un bain, elle est trop brumeuse. Tout part toujours de la rumeur dans La Recherche du temps perdu, c'est le roman du bavardage, du cancan, du potin littéraire. Le narrateur en fait la théorie:

Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis et qui, bientôt après, parlent tendrement l’un de l’autre; [...].[8]

Tout est construit sur la rumeur, on écoute la rumeur de la littérature dans La Recherche un peu comme on porte un coquillage à l’oreille et on entend la mer; la mer est rumoreuse (selon un vieux mot français).
Proust évoque à un moment les médicaments qui font perdre la mémoire, mais ce qu'on n'oublie pas, c'est un vers de Baudelaire: «Ta mémoire, pareille aux choses incertaines,/ fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon.»[9] Le tympanon, c'est ce qui bruit à l'oreille du lecteur.

Nous avons rencontré l’image de la mémoire comme une forêt, nous rencontrons une image concurrente et équivalente, celle de l’océan. Dans Le Père Goriot, Balzac comparait Paris à un océan, cette image lui venait du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, où elle désignait la forêt.

Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n' en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le: quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire, quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s' y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d' inouï, oublié par les plongeurs littéraires.[10]

Chez Baudelaire on songera à "Obsession" et à la mer rumoreuse de la forêt de la mémoire :

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;
Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis.

Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer
De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,
Je l’entends dans le rire énorme de la mer.

Il y a là tout un fil à tirer entre l’océan et la forêt de la mémoire. Le voici chez Proust:

[...] comme ma fenêtre donnait, au lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j’entendais pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j’avais, avant de m’endormir, confié, comme une barque, mon sommeil, j’avais l’illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer en moi la notion de leur charme, à la façon de ces leçons qu’on apprend en dormant. [11]

Ce passage rassemble beaucoup de choses et est lui-même un écho à un autre extrait où un collégien lit ses leçons avant de s’endormir :

Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.[12]

La littérature comme une personne

Je saute par-dessus quelques prétéritions pour arriver à une métaphore, encore : nous avons vu la littérature comme mémoire et la mémoire de la littérature, la littérature peut également être vue comme une personne. Dans un entretien donné au Monde il y a quelques jours, Pierre Nora, auteur des Lieux de mémoire, observe que l’identité nationale a longtemps été pensée comme une continuité dynastique, territoriale et historique. Une nation selon Renan, c’était «le culte des ancêtres, la volonté de vivre ensemble, la conscience d'avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore.» Or selon Nora,

la nation selon Renan est morte. Cette vision, sur laquelle nous vivons encore, correspond à l’ancienne identité nationale, celle qui associait le passé et l’avenir dans un sentiment de continuité, de filiation et de projet. Or ce lien est rompu, nous faisant vivre dans un présent permanent. J’y vois l’explication de l’omniprésence du thème de la mémoire, et de son corollaire, l’identité.[13]

Dans cette conscience de l'identité nationale, la littérature se présente comme une continuité exceptionnelle. Même ceux qui l’ont rejetée, comme Breton, se cherchent des précurseurs.
On peut donc se demander si en littérature aussi ce lien est rompu. Est-ce que cette vocation de la littérature qui a été de transporter la littérature du passé vers l'avenir existe-t-elle toujours? Cette question est présente dans La Recherche:

Notre mémoire et notre cœur ne sont pas assez grands pour être fidèles. Nous n'avons pas assez de place dans notre pensée actuelle pour y garder les morts à côté des vivants.[14]

Cette réflexion nous ramène vers Michelet qui a souvent définie la France comme personne. Dans la préface de son Introduction à l'histoire universelle, Michelet écrit

L'Allemagne n'a pas de centre, l'Italie n'en a plus. La France a un centre ; une et identique depuis plusieurs siècles, elle doit être consi-dérée comme une personne qui vit et qui se meut. Le signe et la garan-tie de l'organisme vivant : la puissance de l'assimilation, se trouve ici au plus haut degré.[15]

Dans le Tableau de la France, texte qui contient la phrase préférée de Proust, Michelet écrit:

Mais il ne faut pas prendre ainsi la France pièce à pièce, il faut l’embrasser dans son ensemble. [...] L’Angleterre est un empire, l’Allemagne un pays, une race ; la France est une personne.»
La personnalité, l’unité, c’est par là que l’être se place haut dans l’échelle des êtres.

Curtius et Hofmannsthal considéraient que la France était une personne parce qu'elle était représentée par sa littérature, une littérature continue et pleine.
D'ailleurs la littérature est omniprésente dans ''L'histoire de France de Michelet.

Enfin, évoquons Thibaudet puisque ses œuvres vont être prochainement rééditées.
Dans un article de 1929 intitulé «Sur la géographie littéraire», Walter Benjamin a demandé à Gide quel écrivain français mettrait-il à côté de Goethe comme représentant de la littérature française. Gide, qui travaillait alors sur Montaigne, répondit Montaigne.
Thibaudet réagit à ce choix:

Il y a quelques semaines un Allemand me posait une question analogue à celle qui fut posée à Gide. Il me demandait de lui indiquer le livre qui me semblait exprimer le plus complètement, le plus profondément, le génie de la littérature française. Je lui répondis: «Prenez le petit Pascal de Cazin avec les notes de Voltaire. C'est un joli bibelot de la librairie élégante du XVIIIe siècle, et ce dialogue Pascal-Voltaire, ce contraste, cette antithèse, donnera précisément la littérature française dans son mouvement de dialogue vivant jamais terminé, de continuité qui change et de choses qui durent.

C'est du Bergson, la littérature comme élan vital. Thibaudet refuse immédiatement d'identifier la littérature française à un seul. Pascal cependant est inséparable de Montaigne, puis Thibaudet ajoute encore Chateaubriand... Chateaubriand répond à Voltaire comme Voltaire à Pascal et Pascal à Montaigne.
Aujourd'hui on ajouterait Proust.
On se souvient du texte de Pascal dans la préface pour son traité du vide:

De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.

Cette image de la littérature, on la retrouve chez Proust, une littérature qui est une personne. En évoquant la photographie de Baudelaire par Nadar dans Contre Sainte-Beuve, Proust défend l'idée que les poètes sont un seul poète:

Il a surtout sur ce dernier portrait une ressemblance fantastique [l'air de famille] avec Hugo, Vigny, et Leconte de Lisle, comme si tous les quatre n'étaient que des épreuves un peu différentes d'un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde, dont la vie intermitentte, et aussi longue que celle de l'humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles, dont les chants, contradictoires parfois comme il est naturel dans une si grande œuvre, malgré tout, au sein d'une ténébreuse et profonde unité, se résoud.[16]

Il n'y a qu'un poète éternel, une longue lignée d'Homère à Hugo, Baudelaire. Si «Une ténébreuse et profonde unité» nous renvoie au poème Les correspondances, «Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité», à la symphonie et à la musique, la lignée nous rappelle les rois, les dynasties, la littérature comme un royaume. Ainsi l'historien Kantorowicz parlait du corps mystique du roi qui ignore la mort et représente la perpétuité de la dynastie: dignitas non moritur. Il y a continuité dynastique de la littérature.
Il y a continuité dynastique de la littérature comme mémoire.
Cela se retrouve dans les personnages essentiels de La Recherche du temps perdu: Françoise, («ces Français de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine».[17]), Charlus («car je crois dit Charlus à la communion des saints et à leur velléité d’intervention dans le destin des vivants»[18]), la mère du narrateur qui se met à ressembler à sa propre mère après la mort de celle-ci: «Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre [...], ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue.[...] C’est dans ce sens-là [...] qu’on peut dire que la mort n’est pas inutile, que le mort continue à agir sur nous.»[19]

Les morts gouvernent les vivants, disait Auguste Comte. C'est la vision de la littérature comme continuité, qui donne vie à la littérature suivant cette résurrection de la vie intégrale. Et concluons par les derniers mots de Michelet dans sa préface à L'histoire de France en 1869, texte que Proust connaissait:

Eh bien! ma grande France, s'il a fallu pour te redonner ta vie, qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici.[20]


En ligne, la version de sejan.

Notes

[1] La prisonnière, Clarac t3 p.378

[2] À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.653/ Tadié t2 p.13

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.983

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[5] article de Proust sur Flaubert, 1er janvier 1920

[6] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil 1993, p.58-59.

[7] Jules Michelet, préface à L'histoire de France

[8] Le Côté de Guermantes, t2 p.269/ Tadié t2 p.565

[9] Charles Baudelaire, "La vie antérieure", repris dans Sodome et Gomorrhe, t2 p.984/ Tadié t3 p.373

[10] Le Père Goriot, 1ère partie

[11] À l’ombre des jeunes filles en fleurs tome 5 p304

[12] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[13] Le Monde, 18 mars 2007

[14] Le Côté de Guermantes, Clarac t2 p.532/ Tadié t2 p.821

[15] trouvé de façon indirecte dans ce très beau texte de Lucien Febvre.

[16] Contre Sainte-Beuve, fin de l'article consacré à Baudelaire, Pléiade (La version folio est assez différente)

[17] Le Côté de Guermantes, Clarac t2 p.24/ Tadié t2 p.324

[18] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.992/ Tadié t3 p.381

[19] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.769/ Tadié t3 p.165

[20] Jules Michelet, préface à L'histoire de France (merci, Tlön), tome I

Courtoisie

Vingt-trois mille ans de courtoisie (dont certains mythologiques) avaient compliqué d'angoissante façon le cérémonial de bienvenue.

Jorge Luis Borges, Histoire universelle de l'infamie, "Le peu civil maître de cérémonie Kotsuké No Suké", p.72

séminaire n° 12 : Hiroya Sakamoto, «La guerre et l’allusion littéraire dans Le Temps retrouvé»

Ce fut un séminaire calme, le plus tranquille depuis longtemps. Je bénis l'intervenant qui nous avait distribué une feuille avec les citations qu'il devait utiliser (Les citations dont les références sont données immédiatement, sans note de bas de page, proviennent de cette feuille).

Antoine Compagnon le présente: Hiroya Sakamoto termine sa thèse à la Sorbonne sur le sujet «Proust et les inventions techniques». Il a grande qualité de chien de chasse (sic), par exemple il a trouvé l'image du petit personnage barométrique de l'occuliste de Combray. je l'ai détourné de sa thèse quelques instants pour qu'il vienne nous présenter «La guerre et l’allusion littéraire dans Le Temps retrouvé».

Je regarde ce jeune homme en me disant que c'est un étrange destin que de venir des antipodes pour parler de Proust au Collège de France.

                                                                ****

Je vais commencer par citer deux phrases:

... ce sont elles [les allusions] qui font du roman un "lieu de mémoire", un trésor ou un dépotoir de la culture française, une sorte de livre des livres
L'allusion offre le moyen de réconcilier philologie et poétique, passion du texte et souci du contexte, afin de rendre compte de toutes les virtualités de la signification de la littérature.
Antoine Compagnon, «L'allusion et le fait littéraire», L'Allusion dans la littérature, textes réunis par Michel Murat, p.242 et 248

Qu'en est-il dans les épisodes de guerre de La Recherche? Comment contribuent-ils à une mémoire de Paris? Jean-Yves Tadié a montré ici il y a quelques semaines que la représentation de Paris pendant la guerre empruntait à la Bible et l'Antiquité grecque (Pline le jeune), sans compter une «mémoire du présent», comme dirait Baudelaire. La mémoire de Paris dans Le Temps retrouvé est une mémoire personnelle et sociale, politique et poétique, antiwagnérienne. Elle emprunte à la culture de la guerre et utilise des clichés. Elle supperpose une mémoire collective sur un jeu intertextuel, ce qui est finalement exactement la définition de la culture.

I. La poétique de l'allusion

...j'abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice, plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l'empreinte laissée sur la terre par le pied d'un géant.
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.337

Nous avons là une allusion à La Légende des siècles, «Booz endormi»:

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ; / La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet / Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait, / Était encor mouillée et molle du déluge.
Victor Hugo, «Booz endormi», La Légende des siècles, éd. Claude Millet, Le Livre de poche, 2000, p.82

Cette allusion relie la première guerre au temps du déluge, la nimbant d'une auréole romantique et biblique. De même Saint-Loup, décrivant les avions d'un raid aérien d'un point de vue esthétique, évoque l'Apocalypse de Saint-Jean.

Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. "Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu'on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n'aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place ? [...]
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.337-338

«faire constellation», «faire apocalyse», on se souvient de cette utilisation de «faire» par Saint-Loup qui l'emploie pour «avoir l'air»,?«Ça «fait» assez «vieille demeure historique» dit Saint-Loup dans Le côté de Guermantes[1] et à propos de Mme Cambremer «elle lance des bêtises pour « faire gratin »[2]
Cette comparaison des avions avec l'Apocalypse n'est pas exceptionnelle, on la trouve par exemple chez Paul Morand en juillet 1917 dans une lettre à Mme Strauss.

...je me suis mis au balcon et y suis resté plus d'une heure à voir cette Apocalypse admirable où les avions montant et descendant venaient compléter ou défaire les constellations. Quand cela n'aurait fait que faire regarder le ciel, cela aurait déjà été très beau tant il était merveilleux.
Lettre à Mme Straus de [vers la fin de juillet 1917], Correspondance, éd. Philip Kolb, Pion, t.XVI, 1988, p. 198

Il ne s'agit pas d'une comparaison très originale mais de l'utilisation d'une mémoire eschatologique. Un article du Mercure cherche ainsi une prédiction dans la Bible qui annonce la première guerre mondiale, tout naturellement elle reprend Saint Jean: «Alors il y eut un combat dans le ciel».
Il y a cependant une différence entre l'Apocalypse, où les étoiles «tombent», tandis que pour Saint-Loup elles changent de place.

...les étoiles du ciel sont tombées sur la terre [...] toute montagne ou île ont été bougées de leur lieu.
Apocalypse de Jean, VI, 12-14, Nouveau Testament, «Pléiade»

L'avion est assimilé à une étoile, là encore ce n'est pas original, on le retrouve par exemple dans Apollinaire:

Hauteurs inimaginables où l'homme combat / Plus haut que l'aigle ne plane / L'homme y combat contre l'hormue / Et descend tout à coup comme une étoile filante
Guillaume Apollinaire, «La petite auto». Calligrammes : Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Œuvres poétiques, éd. Marcel Adéma et Michel Décaudin, «Pléiade», 1965, p.207

On remarque l'utilisation de l'abstraction «homme» (et non d'«avion» ou d'«aviateur»). Les allusions bibliques sont remplacées par des allusions plus modernes.

Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles, et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces "étoiles nouvelles".
Ibid

Les guillemets autour d'«étoiles nouvelles» prouvent la citation, on y a vu une référence à Hérédia, allusion qu'on retrouve souvent dans sa correspondance.

Ils regardaient monter en un ciel ignoré / Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
José-Maria de Heredia, «Les Conquérants», Les Trophées, éd. Anne Bouvier Cavoret, «Poésie / Gallimard», 1981, p.135

Heredia est né à Cuba, le citer c'est introduire un certain exotisme, un certain dépaysement dans le ciel parisien.

La fonction de ces références est poétique, esthétique, comique aussi, lorsque Saint-Loup et le narrateur évoquent une pièce de Feydeau riche en quiproquos qui se déroule dans un hôtel minalble.[3].
L'allusion permet de mettre à distance la guerre, permettant une déréalisation de la guerre. Proust multiplie les allusions pour ajouter une épaisseur littéraire à la destruction de Paris, pour créer des résonnances entre les œuvres modernes et anciennes.

II. La politique de l'allusion

Il s'agit de clichés chauvins. La culture de guerre crée ou entretient une confusion entre nationalité et patriotisme.

«Culture de guerre» : cet ensemble de représentations, d'attitudes, de pratiques, de productions littéraires et artistiques qui a servi de cadre à l'investissement des populations européennes dans le conflit.
Stéphane Audouin-Rouzeau, L'Enfant de l'ennemi, 1914-1918, Aubier, 1995, p.10

Les lieux communs contribuent à la mobilisation des esprits. Il y là bourrage de crâne, même si Proust remarque «Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l’espérance»[4]
L'esthétique et le poétique se confondent de façon ambiguë.

1er cliché: les Walkyries
Nous en trouvons l'illustration dans les allusions aux Walkyries de Wagner. Proust n'est pas le premier à utiliser cette comparaison, ce qui ne veut pas dire que les allusions aux Walkyries que l'on trouve dans des textes antérieurs à La Recherche font partie des sources de Proust. Il peut s'agir simplement d'une coïncidence dans le temps. Il s'agit de textes contemporains qui permettent de donner une impression de l'époque, qui fonctionnent comme des points de repère:

Vers le sud, à cent mètres environ au-dessus des eaux, chevauchant, telles des Valkyries [sic], les étranges montures dont la mécanique européenne avait été l'inspiratrice, les Japonais s'avançaient sur leurs monoplans rouges.
H. G. Wells, La Guerre dans les airs, trad. Henry-D. Davray et B. Kozakiewicz, [Mercure de France, 1910], «Folio», 1984, p.257-258.

Il s'agit d'une bataille entre Américains, Japonais et Chinois qui se termine au-dessus des chutes du Niagara. C'est le thème du péril jaune, utilisant tous les clichés du genre puisque, nous dit Wells, «les aviateurs étaient, conformément à la tradition japonaise, armés d'un sabre.» [La salle rit, la voix de Sakamoto s'est faite incrédule].
Grâce à Halévy, nous savons que Proust a lu L'Homme invisible et La Guerre des mondes, mais rien ne montre qu'il ait lu La Guerre dans les airs. Il s'agit quoi qu'il en soit de Walkyries japonaises, ce qui pour Proust pouvait difficilement passer pour une allusion à Wagner.

Un deuxième exemple contemporain peut être trouvé chez Cocteau:

Rendons hommage à GUYNEMER, chasseur de Walkyries [...].
Jean Cocteau, Dans le ciel de la patrie, Société Spad, 1918, [p.4]

Vous savez que Guynemer est mort en septembre 1917. Cocteau rend également hommage à Roland-Garros:

Le camarade de pirate
cor de Roland
cor de Tristan


chasse
les Walkyries
Jean Cocteau, Le Cap de Bonne-Espérance, Œuvres poétiques complètes, éd. Michel Décaudin et al, «Pléiade», 1999, p.60

et

Celui-là, corsaire, est seul aux altitudes froides / Il chasse les hullulantes [sic] Walkyries, / Sa mitrailleuse, tel un lambeau d'azur, crachant la mort à travers l'hélice. Ibid., p.90 [première version]

On trouve ici également une référence à Tristan et son cor (anglé), image qui annonce l'image de la Walkyrie. Jusqu'ici, les Walkyries sont associés aux aviateurs allemands, elles représentent l'ennemi.

Proust a-t-il connu ces lignes? C'est indécidable. L'allusion de Saint-Loup est inorthodoxe car ce sont les Français qui sont représentés en Walkyries:

«[...] Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale, Wacht am Rhein; c'était à se demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient.» Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l'expliqua d'ailleurs par des raisons purement musicales: «Dame, c'est que la musique des sirènes était d'un Chevauchée! Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris.
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.338

Il y a ici un détournement ironique, un détournement un peu trop subtil puiqu'un critique a cru qu'il s'agissait ici d'aviateurs allemands: non, il s'agit des sirènes d'alerte françaises. Pour vous en donner un aperçu, nous allons écouter quelques minutes de la Chevauchée.

[musique]
GERHILDE (postée tout en haut et appelant vers le fond, d'où arrive un épais nuage) : Hoïotoho ! Hoïotoho ! / Heiaha ! Heiaha ! / Helmwige ! Ici ! Amène ton cheval ! / LA VOIX DE HELMWIGE (au fond) : Hoïotoho ! Hoïotoho ! / Heiaha ! / (La nuée est transpercée par la lueur d'éclairs qui laissent voir une Walkyrie à cheval: en travers de la selle pend un guerrier mort. L'apparition se rapproche et passe en bordure du rocher de gauche à droite.) I GERHILDE, WALTRAUTE ET SCHWTRTLEITE (lançant leurs appels à l'adresse de l'arrivante) : Heiaha ! Heiaha ! [...]. Wagner, La Walkyrie, acte III, scène 1, trad. Françoise Ferlan, L'Avant-Scène Opéra, n°228, 2005, p.69-70.

Cette allusion est une sorte d'énigme. Saint-Loup la justifie par des raisons purement acoustiques. Dans ces lettres, Saint-Loup n'hésite pas à citer Romain Rolland ou même Nietzsche pour décrire «l'enchantement d'une matinée» (entre guillemets: référence à l'enchantement du Vendredi Saint dans Parsifal?): les gens du front sont les seuls à citer les noms allemands avec une entière liberté.[5] Pour le reste de la population se produit une sorte de nationalisation de l'esthétique. En contradiction avec ces sentiments, Saint-Loup semble se réjouir de l'arrivée des Allemands: «Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris.» Saint-Loup est patriote, mais non nationaliste. On peut comparer cette attitude à celle de Bloch, par exemple, qui déteste Wagner.

Le wagnérisme devient une figure paradoxale, qui ne s'oppose pas au patriotisme français. Proust assume ici la position inverse de celle de Saint-Saëns, par exemple:

«Le wagnérisme, sous couleur d'art, fut une machine merveilleusement outillée pour ronger le patriotisme en France» ; «la machine la plus puissante employée par l'Allemagne pour germaniser l'âme français» ; «une machine de guerre contre la France».
Camille Saint-Saëns, Germanophilie, Dorbon-Ainé, 1916, p.23, 32, 41

En créant un patriote wagnérien, Proust s'oppose à Saint-Saëns.

2ième cliché: assimilation des bombardements à Wagner
Un cliché classique assimile la musique de Wagner a du bruit, ainsi que le montre très tôt cette allusion:

l'intransigeante conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme de cercle qu'il n'y a pas que du bruit dans La Walkyrie.
Le Côté de Guermantes, Tadié t2 p.524

Cette comparaison sera largement utilisée pendant la guerre, comme le prouve une chanson populaire de 1915, par exemple:

...Sur le sol, un grand rond lumineux se prom'na. / Je m' dis: "Tiens, ça, c'est chouette... Ils font du cinéma ! [...] Mais la lumièr' s'éteint, et l'orchestre, dans l'air, / Recommence à nous f... d' la musiqu' de Wagner. / Ah! Badaboum! Badazim! Badaboum!
Dominique Bonnaud, «La Visite d'un Zeppelin sur Nancy», Les Annales politiques et littéraires, n°1648, 24 janvier 1915, p.130

Les obus lancés par la grosse artillerie sont assimilés à du Wagner, ainsi que l'a dit un critique, tandis que Proust détache dans la musique wagnérienne des airs, des solos, des duos, etc.

3ième cliché: l'art germain est grossier
Un autre cliché consistera à peindre les manœuvres allemandes comme des mouvements scéniques grandiloquents et sans intérêt militaire, il ne s'agit que d'une mise en scène de mauvais goût:

Le grand spectacle que Paris attendait avec une curiosité méprisante s'est déroulé la nuit dernière d'une manière assez médiocre.
Maurice Barrès, «L'Échec du Pirate des Airs», L'Écho de Paris, 22 mars 1915.

Le spectacle est médiocre, et le peuple allemand est un peuple crédule qui se laisse facilement par un spectacle trompeur, une mauvaise mise en scène:

Il s'établit tout un réseau d'images germanophobes, ainsi que le prouve un texte de Jacques-Emile Blanche. Blanche était un ami de Proust qui a publié pendant la guerre quelques textes personnels un peu romancés. Proust a corrigé certaines des épreuves de ces "lettres". Proust a-t-il eu le texte de Blanche entre les mains?
Blanche raconte ici une soirée en compagnie de Sonia Delaunay et André Gide:

Quel spectacle, quand s'aventurera la flotte du Commodore aérien, baleines, requins dans les nuages, Fafiier le monstre sur le musée du Louvre, dandinant son gros corps d'aluminium et de gutta-percha, dardant de ses yeux-phares sur la Cité endormie, des rayons électriques ! Cette guerre, mise en scène par Guillaume, Sonia la voit telle qu'une affiche berlinoise "sécessionniste". Ses accessoires de la terreur appartiennent au théâtre, comme la polyphonie de l'artillerie.
Jacques-Emile Blanche, «Cahiers d'un Artiste. I», La Revue de Paris, 15 août 1915, p.721-765, ici p.746

Le motif wagnérien s'accompagne de la dénonciation de la mise en scène de l'empereur. Le musée du Louvre, symbole de l'art français, est opposé à Wagner. L'article continue:

En repensant à l'art germain, [...] vous constaterez un grossissement de l'effet, par multiplication, par accumulation des moyens brutaux. Il en est de même pour les engins destructeurs et les œuvres d'art. Esthétique et science du coup de poing ; l'excessif, le monstrueux, le gigantesque, jamais la mesure ni la nuance.
Ibid, p.746-747

Le sentiment national sert de critère esthétique, il confond l'art et la politique, la musique et la guerre. Les stéréotypes nationaux servent à dévaloriser l'Allemagne.

III. Le lien secret entre l'aviation et l'inversion

La mythologie découvre les désirs secrets. Les Walkyries aapartiennent à la mythologie de la guerre et de la mort. Elles sont traversties en guerrière, sorte de Miss Sacripant à la guerre. L'explication purement musicale de Saint-Loup semble dès lors destinée à dissimuler son désir pour les combattants.
Les Walkyries sont les figures féminines qui choisissent les morts sur le champs de bataille et les conduisent au Walhalla, ce sont des figures androgynes, amantes guerrières. Les Walkyries tombent parfois amoureuses du guerrier qu'elles recueillent ainsi; Saint-Loup semble ainsi exposer son désir de mourir en inspirant un amour fanatique à ses hommes. D'autre part il voue une admiration passionnée aux aviateurs. C'est ainsi que Saint-Loup va avouer son intérêt pour le liftier de Balbec:

«A propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier de l'hôtel?» me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer. «Il s'engage et m'a écrit pour le faire "rentrer" dans l'aviation». Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus.
Le Temps retrouvé, Tadié, t4 p.325

On rencontre ainsi souvent l'assimilation entre ascenseur/avion dans La Recherche. L'aviateur se fait symbole de l'inversion et le liftier se convertit en aviateur. Or on se rappelle le témoignage d'Aimé dans Albertine disparue, qui raconte que Saint-Loup et le liftier se sont enfermés ensemble sous prétexte de développer les photographies de la grand-mère du héros.

La trahison et l'homosexualité sont assimilée. L'aviateur est le reflet de la droiture et d'une certaine discipline militaire. En devenant aviateur, le liftier renonce à l'homosexualité.

Si un mouvement singulier avait conduit à l'inversion — et cela dans toutes les classes — des êtres comme Saint-Loup qui en étaient le plus éloignés, un mouvement en sens inverse avait détaché de ces pratiques ceux chez qui elles étaient le plus habituelles. [...] C'est ainsi que l'ancien liftier de Balbec n'aurait plus accepté ni pour or ni pour argent des propositions qui lui paraissaient maintenant aussi grave que celles de l'ennemi.
Le Temps retrouvé, Tadié, t4 p.359-360

On se rappelle de la conversation entre les deux ouvriers dans la maison de passe, quand l'un des deux est sûr de ne pas être tué. Un aviateur intervient à ce moment dans la conversation; plus tard, il disparaît. Qui était-il, faisait-il partie du personnel ou des clients?

Le rapprochement aviation/inversion apparaît également dans des brouillons non publiés d'Albertine disparue; d'autre part députés et aviateurs constituent la clientèle privilégiée de Jupien. Dans le passage où le narrateur affirme que Saint-Loup aurait été élu s'il n'était pas mort, il confond chambre des députés et chambre d'aviateurs: La chambre des aviateurs devient synonyme de la chambre des députés.

Mais peut-être aimait-il [Saint-Loup] trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d'aviateurs.
''Le Temps retrouvé, Tadié t4 p.432

Conclusion

En conclusion, je voudrais revenir sur les Walkyries pour montrer que tout n'est pas si simple. Le narrateur utilise le terme de "Walkures", qui est le mot utilisé par Saint-Loup citant une chanson de Schumann. Saint-Loup est présenté à plusieurs reprises comme un homme d'une intelligence médiocre. Ce n'est pas tant le démon de l'inversion que le démon de la conversation qui l'habite: il cherche avant tout à briller.

Ainsi le texte proustien se compose de plusieurs niveaux, plusieurs épaisseurs, c'est une machine à mettre en perspective et à révéler les ambiguïtés. Il nous montre que la mémoire de Paris en guerre ne cessera jamais d'être ambivalente.

                                                  ****

Compagnon réexposera le plan de l'intervenant avec bienveillance et se montrera encourageant. Je suis soulagée et heureuse pour ce jeune homme qui vient de connaître un sacré baptême du feu: une intervention au Collège de France.


La version de sejan, avec l'explication du jeu de mot final.

Notes

[1] Clarac t2 p.71

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.753

[3] «Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur seins décatis le collier de perles qui leur permettra d'épouser un duc décavé. l'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l'Hôtel du libre échange». Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.759

[4] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.773

[5] Le Temps retrouvé

Pavé noir

Il est rare qu'un livre m'attire par son aspect extérieur. Cet aspect peut me rebuter; m'attirer, c'est beaucoup plus rare.
Jonathan Strange & Mr Norrell est noir, tout noir, la couverture, le dos et les trois tranches, et il est gros, et le titre est argenté.
Je l'ai ouvert au hasard.

Il a été remarqué (par une dame infiniment plus sagace que l'auteur*) combien le monde en général se sent aimablement disposé envers les jeunes gens qui meurent ou se marient. Imaginez alors l'intérêt qui entourait Miss Wintertowne! Aucune demoiselle n'avait joui de tels avantages auparavant: en effet elle était morte le mardi, était revenue à la vie aux premières heures du mercredi matin et se mariait le jeudi, ce que certains estimèrent trop de sensations fortes en une seule semaine.

Susanna Clarke, Jonathan Strange & Mr Norrell, p.104

Je l'ai acheté.

cours n°12 : Remarques sur Rousseau d'abord, le catholicisme ensuite

Les deux dernières leçons ont été conscrées à l'oubli des Lumières et la persistance de l'Ancien Régime dans La Recherche.

Je voudrais commencer par deux compléments.

1/ Rousseau
La semaine dernière j'ai mentionné que l'on m'avait posé une question sur les rapports de Proust et Rousseau. Lucien Daudet, proche ami de Proust, fils d'Alphonse Daudet, frère de Léon Daudet, auteur de l'un des premiers articles sur Du côté de chez Swann dans le Figaro en 1913, commenta cet article (donc son propre article) en 1929 lors de sa republication. Il note «Enfin, Marcel Proust qui avait une profonde admiration pour les Confessions ne s'apparente-il pas quelques fois à Rousseau, surtout dans le premier Swann, voire dans Swann, certains passages d'un cynisme tout naturel, et dans les ''Confessions, telle page assez proustienne?»
Lucien Daudet cite les Confessions:

Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon ; je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à ma main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.[1]

Autre passage cité:

Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau.[2]

La mémoire de la littérature fonctionne non seulement de Rousseau à Proust, mais également de Proust à Rousseau. Le rapprochement entre Proust et Rousseau était déjà de l'ordre du cliché du vivant de Proust.
Par exemple, Edmond Jaloux écrit en septembre 1922, c'es-à-dire peu avant la mort de Proust, «A la recherche du Temps perdu risquera bien de paraître un jour le plus extraordinaire monument que l'on ait dressé à la nature humaine depuis les Essais de Montaigne et les Confessions de Jean-Jacques. Henri Guéon, qui était un transfuge de la NRF et appartenait à l'Action française, écrit en août 1922: «Les uns nous livrent leurs secrets en clair, ils se déboutonnent, ils se confessent, sans doute n'écrirait-ils points s'ils n'éprouvaient le besoin de se confesser, tel un Montaigne, un Rousseau, un Stendhal, un Proust...» Cela déplaisait sans doute à Proust qui insistait sur le fait que La Recherche était une œuvre de fiction et non ses souvenirs.

Le Rousseau qui lui ressemble est le romantique, non l'homme des Lumières. Proust reconnaît davantage pour précurseur Chateaubriand que Rousseau. A la fin du Temps retrouvé, il évoque le Chateaubriand de la grive entendu à Montboissier sur le chemin de Combourg:

N’est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe: «Hier au soir je me promenais seul... je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive.»[3]

A côté de Chateaubriand le narrateur évoque Sylvie de Nerval. Ce ne sont jamais les Confessions qui sont évoquées.

Cependant, Proust est moins hostile à Rousseau que Barrès. En 1912, Barrès s'élève contre la célébration de l'anniversaire de Rousseau. Il s'explique de son hostilité dans un célèbre discours: il existe deux Rousseau:

J’admire autant que personne l’artiste, tout de passion et de sensiblité, le musicien, pourrais-je dire, des Rêveries d’un promeneur solitaire, des Confessions et de la Nouvelle Héloïse.'' [...]
Vous voulez que j’adhère aux principes sociaux, politique et pédagogiques de l’auteur du Discours sur l’Inégalité, du Contrat Social et de l’Emile. Je ne le peux pas, [...]
Quelle orgueilleuse confiance en soi! C’est que Rousseau ignore les méthodes de la science. Il n’observe pas. Il imagine. A ses constructions purement idéologiques, nous opposons les résultats de l’esprit d’observation et, j’oserai dire, d’expérimentation par l’histoire.

Il y a donc un Rousseau de la rupture avec la tradition, que Barrès refuse.

Examen, enquête, analyse, cela s’est opposé longtemps à tradition. Mais des maîtres sont venus qui ont examiné, analysé, et c’est pour aboutir à découvrir la force bienfaisante de la tradition. Un d’eux, que vous ne pouvez pas renier, car vous lui avez dressé une statue en face de la Sorbonne, Auguste Comte, a résumé ce vaste travail d’un mot: “Les vivants sont gouvernés par les morts.” Les morts sont nos maîtres, nous pouvons adapter leurs volontés à la nécessité présente, nous ne pouvons ni ne devons les renier. Rousseau est par excellence le génie qui essaie de nous lancer dans cette révolte néfaste, et d’ailleurs impuissante, et qui nous conseille d’agir comme si nous avions tout à refaire à neuf, comme si nous n’avions jamais été civilisés.
[...] Je ne voterai pas ces crédits; je ne proclamerai pas que Rousseau est un prophète que doit écouter notre société. Il est un grand artiste, mais limité par des bizarreries et des fautes que seul l’esprit de parti peut nier. Que d’autres fassent leur Bible de l’Emile, du Discours sur l’Inégalité et du Contrat Social. Pour moi, je l’écoute comme un enchanteur dans ses grandes symphonies, mais je ne demanderai pas de conseils de vie à cet extravagant musicien.[4]

L'attitude de Maurice Barrès est donc beaucoup plus hostile que celle de Proust.
Pour sa part, Proust envisage d'aller à Ermenonville à l'occasion du bi-centenaire de la naissance de Rousseau. Il n'ira pas. Mais cet attachement suffit à l'éloigner de Maurras et Léon Daudet.

2/ L'Ancien Régime
Si l'on considère l'Ancien Régime dans ces deux composantes essentielles, monarchique et catholique, il est vrai que j'ai insisté sur la mémoire du côté de la monarchie. Je n'ai pas parlé de la mémoire catholique. Dans une lettre m'est donc posée la question suivante: y a-t-il oubli de la religion chez Proust?
Non, la religion est bien présente. La cathédrale est le lieu-même de la mémoire.
On l'a vu apparaître la dernière fois par exemple quand Proust déclare que «les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe»[5] et seconde allusion à la cathédrale, l'aristocratie au fond de la cour et autour de cette cour toute une communauté: «voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées»[6]
Ces deux thèmes font de la cathédrale le nœud de la remonte de la mémoire catholique: la cathédrale est à la fois le signe de la vraie démocratie et le lieu de la rédemption esthétique du Moyen-Âge.
Il y a des réminiscences d'Emile Mâle (les deux sources de Proust sur le Moyen-Âge sont Ruskin ou Emile Mâle) qui faisait remarquer que «dès la seconde moitié du XVIIe siècle, l'art du Moyen-Âge devint une énigme. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, les Bénédictins de St Maur quand ils parlent de nos vieilles églises font preuve d'une ignorance choquante chez de si grands érudits». Il y eut oubli d'une tradition. Le Moyen-Âge survivait tapi dans la mémoire des lieux; et Viollet-le-Duc, c'est l'esthétique d'ingénieur du XIXe siècle, une conception pure d'ingénieur sans mémoire, une conception presque grecque, digne de l'Acropole. De l'autre côté, c'est une conception impure, dense, épaisse.

Le narrateur se situe entre les deux, entre l'oubli de la cathédrale et la reconstitution de l'ingénieur. Il a une mémoire catholique, notamment au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, second engagement politique de Proust.

En 1892, très jeune encore, Proust écrivit un article dans Le Banquet, sur L'irreligion d'Etat[7] la revue des élèves de Condorcet. Cet article est signé Lawrence mais il est attribué à Proust de façon certaine par son ami Fernand Gregh. C'est l'époque où Proust pouvait faire dire à Jean Santeuil qu'il était allé voter «avec l'émotion contenue que donne à tout conservateur le sentiment de la solidarité et de la tradition.»[8] Le Moyen-Âge, c'est l'époque où n'existait pas encore les «écoles sans Dieu qui conduisent à préférer à la prière le vote, au vote la dynamite». (On voit ici une allusion aux attentats anarchistes).

Les radicaux se dressent contre l'Eglise, dit-il dans l'article du Banquet. La France doit au christianisme ces plus purs chefs-d'oeuvre, les cathédrales. Cette thèse est repris dans l'article le plus fameux de Proust, La mort des cathédrales, en 1904, avant même les articles de Barrès repris dans La grande pitié des églises de France. Proust proteste contre la désaffectation des églises, ces églises assassinées qui vont être transformées en musées, salles de conférence, casinos.

On peut dire que grâce à la persistance dans l'Eglise catholique des rites, et d'autres part, de la croyance catholique dans le coeur des Français, les cathédrales ne sont pas seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui vivent encore de leur vie intégrale.

La «persistance» renvoie au rite et à la croyance, tandis que «vie intégrale» est la signature d'une certaine proximité avec l'Action française. Proust s'oppose aux reconstitutions artificielles pour y préférer la mémoire vivante que constitue la liturgie. Dans la cathédrale tout fait corps, la liturgie et l'architecture.

Tout, jusqu'au moindre geste du prêtre, jusqu'à l'étole qu'il revêt, est d'accord pour symboliser avec le sentiment profond d'animer la cathédrale toute entière. Jamais spectacle comparable, miroir aussi géant de la science, de l'art et de l'histoire ne fut offert aux regards et à l'intelligence de l'homme. [...] Une représentation de Wagner à Bayreuth, à plus forte raison d'Emile Augier de Dumas sur une scène de théâtre subventionnée, est peu de chose auprès de la célébration de la grand'messe dans la cathédrale de Chartres.

Proust souligne que l'Etat subventionne les cours du Collège de France qui ne s'adressent qu'à un petit nombre de personnes, cours qui paraissent bien froids à côté de cette complète résurrection d'une grand-messe dans une cathédrale. Cette pique contre le Collège de France est sans doute une réaction à l'anticléricalisme de Bergson qui avait obtenu l'éviction de Brunetière. Il y a une fracture nette entre le Collège de France et son anticléricalisme d'une part et l'Académie française qui représentait le catholicisme libérale d'autre part.

Le secrétaire d'Anatole France, Jean-Jacques Brousson, a publié ses mémoires dès la mort d'Anatole France, livre intitulé Anatole France en pantoufles. Il cite les paroles d'Anatole France à propos de l'Académie française: «Nous gérons notre fortune sans en rendre compte à personne. Le rabbinique G.B. m'a dit: «Cela est monstrueux, cela est inouï, cela est illégal. Exigez désormais qu'aucune somme ne soit payé à l'Académie ou par l'Académie sans un ordonnancement du ministère des Finances: puisqu'on supprime une congrégation, pourquoi conserver celle-là?»
Qui est G.B? un ami de lycée de Proust, Paul Grunebaum-Ballin. Proust qui lui écrit pour le remercier d'avoir cité son article "La Mort des cathédrales". Paul Grunebaum n'est pas tout à fait d'accord avec Proust, il pense que la destination des œuvres d'art désaffectées n'est pas la mort, les monuments de la Grèce antique en sont la preuve. Vous voyez qu'on est dans un débat entre une mémoire vivante contre une mémoire pure, reconstituée.

Proust est favorable à la démocratie qu'incarnent les cathédrales: Reims, la représentation du peuple sur les vitraux, la reine, les nobles, les artisans, les paysans, les bourgeois,

«les tonneliers, pelletiers, épiciers, pélerins, laboureurs, armuriers, tisserands, tailleurs de pierre, bouchers, vanniers, cordonniers, changeurs, grande démocratie silencieuse, fidèles obstinés à entendre l'office n'entendront plus la messe qu'ils s'étaient assurée en donnant pour l'édification de l'église le plus clair de leurs deniers. Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les voeux des morts.»[9]

Il s'agit là d'une allusion à Auguste Comte. Ainsi, disait Comte, la vrai sociabilité se trouve dans la continuité successive que la solidarité actuelle. «Les vivants sont de plus en plus gouverner par les morts. Telle est la loi fondamentale de leur rôle.» Les vivants s'insurgent contre les morts, comme en témoigne une réprobation du Moyen-Âge mal compensée par une irrationnelle admiration pour l'Antiquité. Il y a donc une insurrection des vivants contre les morts.

Ce que Proust condamne, c'est l'idée d'une rupture. Il fait l'éloge d'une démocratie silencieuse, celle de la communauté avec la terre et les morts, par opposition à la démocratie de la vox populi et du vote.
Ce qui est en débat, comme aujourd'hui d'ailleurs, c'est de savoir si les cathédrales doivent être une mémoire vivante ou une mémoire statufiée. C'est la question centrale dans La Bible d'Amiens: Ruskin soutient que les charmes des cathédrales ne sont accessibles qu'avec la foi.
Proust sur ce sujet est du côté de Léon Brunschvicg: il est possible d'apprécier les cathédrales avec l'état interne de la conscience actuelle.
Une œuvre cathédrale est une œuvre d'art. Proust soutien que la contemplation doit être désintéressée pour que la cathédrale soit belle. Il n'est pas favorable aux restaurations, mais à une mémoire vivante.

Terminons sur une certaine défense de cette France catholique à travers le symbolisme de Saint-André-des-Champs pendant la guerre de 1914.

mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d’où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction, qui était la frontière.[10]

Nous retrouvons les deux faces de l'esprit français. Les morts gouvernent les vivants, c'est ce que nous verront la prochaine fois.

Essayons de conclure sur le classissisme de Proust. Il ne peut se réduire à l'académisme que l'on trouve dans le devoir de Gisèle, ni au nationalisme de l'Action française, ni au classissisme puriste de la NRF. Il n'y a jamais défense du dépouillement, de l'harmonie, de l'équilibre du classissisme tel qu'on le suppose en 1911.
Dans une lettre à Barrès en 1911, Proust, qui a du mal à décrire son roman, parce que manque des repères, des précurseurs. Il écrit: «C'est une espèce d'immense roman». Il s'interroge alors sur ce qu'on dit du roman aujourd'hui (en 1911). Il s'insurge contre la prééminence de La princesse de Clèves, modèle du classissisme pour la NRF, représentation du goût français contre le roman russe ou anglais. Proust fait allusion à un article de la NRF qui disait ceci: «Il y a dans le roman français une tradition qui remonte à La princesse de Clèves et qui confère à ce genre littéraire une esthétique très ferme et très différente de celle du roman russe et du roman anglais.» Le roman français est un récit généralement bref, extrêment construit et qui va droit au but. L'article continue: «La vie est observée ni dans ses détails, ni dans sa complexité, mais dans ses grandes lignes». Le type du roman français est marqué par la logique et l'absence d'ornement.
On comprend dès lors que Proust doute de lui. Il lui faut trouver une mémoire rivale, celle de Dostoïevsky, Mme de Sévigné, Elstir. Proust est en délicatesse avec cette tradition française.

Dans une préface à Tendres stocks de Paul Morand, Proust entreprend de réfuter la phrase d'Anatole France et tranche: «On écrit mal depuis la fin du XVIIIe». Proust commente Les lettres sur les Imaginaires de Racine: «Rien d'aussi sec, d'aussi court, d'aussi pauvre.» Il n'est pas amateur de la correspondance de Racine et de Boileau mais il aime les lettres de Madame de Sévigné.
Dans la fameuse lettre à Madame Strauss en 1908, Proust écrit: «Et quand on veut défendre la langue française, en réalité, on écrit tout le contraire du français classique. Exemple: les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck "tiennent" à côté de Bossuet. Les néo-classiques du dix-huitième et commencement du dix-neuvième siècle, et la "bonhomie souriante" et l'"émotion discrète " de toutes les époques, jurent avec les maîtres.» Il s'agit donc d'une langue néo-classique.
Il n'y a pas de rupture. A la fin de La Recherche, Proust l'illustre en reprenant le thème du progrès en art:

Je me rendais compte que le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même que tel auteur du XVIIe siècle, qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit, à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même temps qu’Elstir, avait consacré son génie.[11]

La mémoire de la littérature dans son opposition à l'histoire signifie le refus de cette voie moderne qui celle de la rupture et de la solidarité avec l'actuel; c'est l'affirmation que c'est toute la littérature qui est portée par l'œuvre de mémoire.




La version de sejan.

Notes

[1] Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre premier

[2] Ibid, livre troisième

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.919

[4] Maurice Barrès, Cahiers tome IX.

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.455/ Tadié t2 p.746

[6] Le côté de Guermantes Clarac t2 p.15-16/ Tadié t2 p.313

[7] ici (en anglais) la page comporte la liste des articles de Proust

[8] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 857

[9] voir ici.

[10] le Temps retrouvé Clarac t1 p.739

[11] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.1003

La politesse de Madame de Cambremer-Legrandin

Ma retranscription du séminaire de Sophie Duval me gêne par deux défauts contraires : il me semble ne pas rendre d'une part "l'intérêt du propos" — comme dirait Tlön — et la capacité des remarques de Sophie Duval à éveiller la curiosité, d'autre part la difficulté de la suivre à l'oral — prendre des notes relevait de la mission impossible— et donc de paraître injuste avec la conférencière.

Je recopie un extrait de l'article de Sophie Duval paru dans la Revue d'histoire littéraire de la France afin d'illustrer ces deux caractéristiques, l'intérêt et la difficulté. A l'écrit — ou à la lecture — la précision de l'analyse de Sophie Duval devient facile à suivre et passionnante, mais cet extrait vous permettra de juger de la difficulté pour des béotiens de la suivre en amphithéâtre.
J'hésite à acheter le livre paru d'après sa thèse car il coûte une petite fortune: 85 euros.

Si Proust ennuie ou fait peur à certains lecteurs de ce blog, je leur recommande de lire au moins les deux extraits qui suivent: Proust est décidément très drôle, cela aura été ma grande découverte quand j'ai commencé à le lire. On parle toujours de la longeur de ses phrases, ce n'est franchement pas cela le plus marquant. Il est très drôle.


L'extrait que j'ai choisi étudie la politesse de la jeune Mme de Cambremer lors de sa première rencontre avec le narrateur:

«Mais j'aurais pu être bien plus familier encore qu'elle n'eût été que douceur moelleuse et fondante; je pouvais dans la chaleur de cette belle fin d'après-midi butiner à mon gré dans le gros gâteau de miel que Mme de Cambremer était si rarement et qui remplaça les petits fours que je n'eus pas l'idée d'offrir.»
Sodome et Gomorrhe, Pléiade 1982 t.3 p.206

La métaphore filée conjoint deux isotopies dominantes, celle de la sociabilité (comparé) et celle de la friandise (comparant). La croisée entre les deux est assurée par le substantif «douceur», connecteur fonctionnant comme syllepse grâce à son double sens moral et matériel et servant de motif à la métaphore du «gros gâteau de miel». Mais l'analogie pâtissière repose sur un autre motif, ici ironiquement crypté. Pour découvrir le terme matriciel qui a probablement engendré la métaphore, il suffit de superposer les deux expressions clés, «douceur moelleuse et fondante» et «gâteau de miel». «Miel» entre en effet en rapport phonétique avec «moelleuse», et la superposition des deux signifiants fait surgir le terme d'où découlent les deux isotopies, l'adjectif «mielleuse»: au sens propre, qui a le goût ou l'odeur du miel; au sens figuré, qui a une douceur affectée. De mielleuse, Mme de Cambremer devient, par un transfert métaphorique de l'abstrait au concret et par un jeu sur les mots, miellée. Le fait que le terme générateur soit ironiquement dissimulé dans les signifiants du dispositif topique corrobore son sémantisme: l'amabilité de Mme de Cambremer se limite à un effet de surface, comme le confirme sa métamorphose ultérieur chez les Verdurin en un gâteau tout aussi sec que la «première» de ses deux «politesse»:

«Et j'eux peine à reconnaître la chose fondante et savoureuse que j'avais eue l'autre jour auprès de moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la galette normande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussent en vain essayé de mettre la dents.»
Ibid p.307

L'analogie satirique fait ainsi résurgence, en un second temps, une centaine de pages plus loin, modulée par ce que Genette nomme le fondement métonymique de certaines métaphores proustiennes: devant un ami des Guermantes à l'heure du goûter, Mme de Cambremer est un savoureux gâteau de miel; devant les Verdurin qui s'enorgueillissent de servir des spécialité local (Ibid p.360) et qui séjournent sur la côte normande, elle devient une «galette» dure comme un caillou, le terme «galette» étant issu par dérivation du terme «galet». La dénonciation satirique de la stratégie sociale opère donc sur la métaphore un travail de fragmentation, de variation et de substitution: la scission en deux temps de l'analogie figure dans l'espace textuel la division interne du personnage; les inflexions métonymiques de cette métaphore impliquent que le comportement de Mme de Cambremer se module en fonction du statut de l'interlocuteur; et la transformation du moelleux gâteau de miel en dure galette révèle, par un processus de retardement, la véritable nature de l'arriviste, qui n'était qu'ironiquement suggérée dans la première occurence.
Mme de Cambremer est ainsi construite comme un personnage schizoïde et contradictoire. or cette fracture qui la scinde est en rapport direct avec la conception de l'histoire de l'art qu'elle défend ardemment.»

Sophie Duval, "Ironie, humour et «réminiscences anticipées»: la construction des dames de Cambremer et l'histoire de l'art selon Proust", in Revue d'histoire littéraire de la France juillet 2006 n°3, p.672


Toujours lorsque je lis ce genre d'article me revient la question de Matoo: «A quoi bon?» D'une certaine façon, c'est totalement inutile, tout le monde remarque l'ironie de Proust dans les portraits de Mme de Cambremer. Ce qui est précieux ici, c'est le rapprochement de ces deux passages séparés par une centaine de pages, seule une lecture attentive et une bonne connaissance du texte permet d'opérer ce rapprochement. Tout le reste essaie de montrer comment joue les comparaisons et métaphores, mais relève finalement davantage du plaisir que l'on a de parler d'un texte que l'on aime que de véritable «utilité». J'exagère un peu : un tel article permet de mieux voir, d'apprendre à voir et à lire, il rend plus attentif. Le lecteur devient méfiant, désormais il cherche les sens cachés et les jeux de miroir qu'il sait dissimulés derrière pratiquement chaque mot ou expression.

séminaire n°11 : Sophie Duval, « Les réminiscences travesties : trope parodique et adaptation dépravée »

Cette fois-ci, j'ai failli abandonner. Ce ne fut pas un cours difficile, ce fut une parodie de cours. La technicité des termes était gênante pour des personnes comme nous, peu familières du vocabulaire. L'intervenante lançait en rafale trois mos techniques par phrase. La grande difficulté de l'exercice, c'est que Sophie Duval a donné des définitions précises à des mots qui dans le vocabulaire courant sont plus ou moins synonymes: parodie, humour, ironie, travestissement, retournement, burlesque, etc, ce qui fait que retranscrire à peu près, c'est pratiquement à coup sûr retranscrire un faux-sens ou un contresens. C'est dommage. Et la cassette est à nouveau inutilisable.
J'ai failli poser mon stylo et vous remettre à la sauvegarde de Sejan. Un reste de je-ne-sais-quoi, le refus de se reconnaître battue, m'a fait prendre quelques notes en travers de la page et remplir finalement les huit pages habituelles (car toujours une heure de cours se traduit par huit pages de notes, avec une régularité que je ne m'explique pas). Pourtant, le fond était intéressant, très intéressant, même; il montrait comment tous les mots, tous les passages, étaient toujours à double ou triple fond. Je pense que Sophie Duval publiera un article sur le sujet, qu'il faudra lire. Elle publie beaucoup, on peut s'en rendre compte en interrogeant fabula.org.

10 juin 2007 : Je profite de la diffusion du séminaire de Sophie Duval par France Culture pour en faire une transcription exacte.

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Sophie Duval est maître de conférence à l'université de Bordeau III. Elle a fait sa thèse sur l'ironie proustienne et la vision stéréoscopique, elle est spécialiste de la langue française. Elle a également écrit un livre sur la satire. Ces travaux rejoignent ceux d'Isabelle Serça.

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Peu avant sa mort Proust apprend que le titre de la traduction anglaise de son œuvre sera Remembrance of Things Past. Ignorant qu'il s'agit d'une citation d'un vers d'un sonnet de Shakespeare, Proust écrit à son traducteur pour lui expliquer que son titre ne signifie pas «souvenirs de choses passées», et pour lui expliquer aussi que, je cite, «l'amphibologie voulue de temps perdu qui se retrouve à la fin de l'ouvrage, le temps retrouvé». Or le terme amphibologie que Proust utilise ici vient du grec "amplibolos qui signifie "à double sens, équivoque", et en un sens matériel, "à double pointe, qui peut se lancer des deux côtés".
Une amphibologie, selon sa stricte définition, est un énoncé qui peut se comprendre en deux sens, en général à cause de sa construction syntaxique. C'est par exemple le cas de l'expression "mémoire de la littérature". Mais Proust parle d'amphibologie ici parce que le temps perdu suppose son inverse, son autre côté, le temps retrouvé. Ce que Proust appelle amphibologie consiste donc à faire pivoter le mot "temps" en deux sens différents, dont l'un seulement apparaît dans le titre général en appelant et en contenant en puissance celui qui n'est explicité que par le titre du dernier volume; le titre est un énoncé lancé vers les deux côtés du temps. L'amphibologie donc entendue selon Proust, c'est-à-dire au sens étymologique d'énoncé qui peut se lancer des deux côtés, dote ainsi l'expression usuel "temps perdu" d'une charge sémantique nouvelle, bidirectionnelle, qui en réactive le sens en le dédoublant.

Ce titre auquel Proust tient tant donne à lire une conception du style marquée par l'équivoque et une esthétique qui lie temps et double sens en apposant sur la couverture du livre un signe en forme paradoxale de flèche à double pointe.
Cette conception de l'amphibologie n'est pas sans rappeler ce que Proust appelle dans le langage qu'il adopte avec quelques intimes louchonnerie, terme ironique créé par Proust désigne une expression cliché, dont le ridicule et le mauvais goût vont d'après lui jusqu'à faire loucher. Ce néologisme vient de l'adjectif "louche", louche qui a d'abord signifié en français "qui ne voit pas bien" et ensuite "qui est atteint de strabisme", et à partir de l'idée de "manque de netteté", louche a pris le sens de suspect, "qui n'est pas honnête", et à partir de l'idée de divergence, il en est venu à qualifier un énoncé ambigü. La louchonnerie, formule stéréotypée à potentiel comique, au sens de Proust, permet d'associer les domaines visuel, moral et verbal.
Amphibologie et louchonnerie au sens de Proust s'articulent elles-mêmes comme les deux côtés d'un même concept. Elles proposent deux points de vue possibles sur un énoncé usuel dont l'ambiguïté recèle une possibilité de réactivation sémantique. L'amphibologie le considère du point de vue esthétique de la recréation ludique de la langue, et en cela, elle s'apparente à un humour poétique, un humour poétique que l'on pourrait figurer par une flèche à deux pointes. La louchonnerie l'envisage, elle, d'un point de vue stirique, pour en faire saillir le ridicule, et en cela elle relève de l'ironie, l'ironie que l'on pourrait figurer par la superposition de deux flèches divergentes, disposées en sens contraire, pour reprendre des mots de Proust.
Mais dans un cas comme dans l'autre, c'est la substance même de la langue, figée par son usage, qui offre à l'écrivain un matériau à travailler pour "se faire sa langue", selon une expression que Proust utilise dans une lettre à Madame Strauss. Cette créativité verbale, qui ré-anime et singularise la langue en la renversant frappe aussi une autre expression très remarquable de Proust, qui associe aussi temps et double sens, et dont il a été question ici, l'expression de réminiscence anticipée.
Cet énoncé paradoxal, qui est lui aussi lancé vers les deux côtés du temps, constitue quant à lui une amphibologie in presentia puisqu'y sont explicités les deux sens contraires. Mais si on le regarde d'un peu plus près on voit que s'y enchâssent une autre amphibologie, un peu plus discrète, sur le seul terme de "réminiscence". Réminiscence en effet a ici un sens mémoriel, celui de souvenirs qui est imposé par l'adjectif "anticipé", mais réminiscence a aussi un sens littéraire, celui d'influence, en raison du contexte élargi où Proust parle de la création littéraire, et le tout, donc, désigne un double sens, une sorte d'intertextualité à l'envers.
Or selon Proust la réminiscence au sens temporel découvre ce qu'il appelle une vérité, une vérité au point d'intersection analogique du présent et du passé, comme dans l'épisode de la madeleine.
Donc on peut se demander si la réminiscence, ou double sens mémoriel et littéraire, ne pourrait pas elle aussi, à la façon du miracle d'une analogie, c'est-à-dire à la façon de la métaphore, ne pourrait pas elle aussi dégager une vérité du rapport de deux objets différents, selon la définition de la métaphore qui est donnée dans Le Temps retrouvé: deux objets différents, qui seraient en l'occurence un texte antérieur et le texte de Proust lui-même.

L'intertextualité se prête en outre particulièrement bien au processus de l'amphibologie et de la louchonnerie, puisque justement elle joue sur le figement de l'énoncé appartenant à un texte du passé à l'intérieur d'un nouveau texte qui se l'approprie en le réactivant. L'intertextualité louchonne ou amphibologique propose donc à l'écrivain tout un éventail d'équivoque littéraire pour se faire sa langue.

La chute de Sodome
La fin de Sodome et Gomorrhe I fournit un cas d'ironie intertextuelle assez louchonne avec la réécriture de l'histoire de Sodome que Proust adapte de la Genèse. Globalement, ce texte est un travestissement burlesque, c'est-à-dire une réécriture à visée satirique qui reprend la trame d'origine en lui appliquant abaissement, carnavalisation et outrance caricaturale.
Mais Proust y mêle aussi de véritables détournements parodiques de situation, et surtout, il détourne l'histoire elle-même par un complet renversement, ce qui fait donc de ce texte un mixte de parodie et de travestissement burlesque.

Le principe central de cette récriture, c'est l'inversion ironique. En voici la version proustienne; dans cette version, les anges chargés de monter la garde aux portes de Sodome pour refouler les fuyards, je cite, «avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur». Ces esprits, un peut trop angéliques, se laissent berner par les sodomistes honteux, qui se font passer pour des hétérosexuels, s'évadent, engendrent une nombreuse postérité et essaiment finalement sur toute la terre.[1]
Proust superpose au texte biblique une flèche ironique qui va en sens inverse si bien que le châtiment se renverse en salut, le tragique en comique, le récit de destruction en mythe étiologique, et grâce à un détournement parodique, l'extermination en fécondité.
En effet, comme le note Antoine Compagnon dans ces éditions, Proust adapte aux sodomistes un verset qui vient d'un autre passage de la Bible: le verset dans lequel Dieu promet à Abraham une postérité innombrable qui possèdera la terre de Canaan. Je cite: «Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité».[2] Par substitution de référents, la citation, transférée, métamorphose parodiquement la race maudite en peuple élu. Il y a aussi un autre décalage, interne à l'histoire de Sodome, par lequel les sodomistes en fuite qui aperçoivent un jeune garçon se voient attribuer le geste de la femme de Loth, je cite: «sans être comme elle changés en statues de sel», geste, dit le parodiste, qui est resté habituel chez leurs nombreux descendants.

Quant au travestissement burlesque de la Genèse, il va de pair avec le travestissement des sodomistes eux-mêmes, qui contrefont les hétérosexuels forcenés. Par exemple, il y en a un qui arrive à passer en disant à l'ange, sans hésiter à forcer un peu sa vertu, «Père de six enfants, j’ai deux maîtresses». La louchonnerie ironique traverse tous les niveaux du texte, depuis les sodomistes qui lorgnent impunément vers les jeunes garçons jusqu'à la profanation du texte sacré en passant par le strabisme divergent de la prophétie faite à Abraham. L'ironie véhicule une lourde charge satirique, dont les flèches s'abattent tant sur le texte de la Genèse, inversé et perverti, que sur les sodomistes eux-mêmes, invertis qui ne doivent le salut qu'au reniement.
La fin du texte rattache le récit à l'époque contemporaine, c'est la première citation que vous avez sur l'écran:

leurs descendants entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite.

Le segment «le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite» réfèrent évidemment au mensonge effectif des habitants de Sodome quand ils ont fui, mais surtout si on le prend à part, il peut aussi s'entendre comme cette sorte de mensonge du parodiste qui a travesti la vérité biblique de façon à permettre aux ancêtre de quitter la ville maudite. Dans ce cas, c'est ce qu'on appelle "un mensonge joyeux". un mensonge joyeux, c'est un mensonge qui s'affiche comme une plaisanterie, ici comme une fiction ironique. Il y aurait donc là une amphibologie dont l'un des deux sens peut s'appliquer à la réécriture elle-même.

Ce commentaire métatextuel ne fait d'ailleurs que formuler une évidence: la réécriture ne peut être reçue par le lecteur qu'en tant que mensonge joyeux. Aucun lecteur ne songerait à accorder la moindre vraisemblance à un texte dont la nature même de travestissement burlesque proscrit toute lecture au prmeier degré (ce n'est pas une histoire à laquelle on peut croire). Pourtant, une lecture qui se bornerait à voir dans ce récit une espèce de galéjade érudite et tendancieuse ruinerait la construction du raisonnement esthétique qui conduit à la conception de l'art exposée dans Le Temps retrouvé.
Pour comprendre la fonction de cette réminiscence travestie de la Genèse, il faut remonter à la phrase qui la précède et qui l'introduit:

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges ...

etc, c'est le début de la réécriture. Or si après avoir lu cela le lecteur appréhende l'histoire des sodomistes comme une simple réécriture goguenarde et louchonne de la Bible, certainement il ne peut pas y voir — en dépit du connecteur "car" qui l'introduit très visiblement — il ne peut pas y voir une véritable explication au fait qu'il existe plus d'invertis qu'on le croit. Et dans ce cas-là, il est conduit à se figurer que la fin de l'ouvrage va vraiment dénouer un stupéfiant mystère; et dans ce cas, voici comment il lit, ainsi que vous le voyez dans la première version, avec ellipse du segment central:
Le même extrait est projeté deux fois sur un écran géant. Dans la seconde version, certains fragments de phrase apparaissent en gras.

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin

Mais on peut lire autrement, surtout qu'à la fin on ne trouvera rien qui explique cela. On peut lire aussi:

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin

Dans ce cas, le nombre des sodomistes n'est plus particulièrement mystérieux, en outre la parodie lui donne une explication immédiate: «car les deux anges...». Autrement dit, la double incidence du segment «pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin» provoque une amphibologie, amphibologie qui tend un piège ironique au lecteur qui ne prendrait pas la réminiscence travestie pour argent comptant.
Ce piège est à double détente, puisque l'explication est tellement énorme et qu'elle renchérit tellement sur la multiplication des sodomistes que l'on risque fort de ne pas la voir tant elle crève les yeux. On obtient donc deux niveaux d'ironie. A l'intérieur de la réécriture, une première ironie inverse le récit biblique et exhibe le texte en tant que mensonge joyeux, et à l'extérieur, une seconde ironie piège le lecteur qui s'imagine que le texte n'est à recevoir qu'en tant que canular, le tout articulant donc le dispositif d'une double contrainte.
Pour sortir de cette double contrainte, il faut voir que la réécriture burlesque constitue en fait la réminiscence anticipée d'une révélation qui n'interviendra que dans Le Temps retrouvé. Cette réécriture montre à sa façon, qui est une façon ironique, que les sodomistes sont une foule, ce qui explique le nombre de personnages d'invertis qui défileront ensuite dans l'ouvrage, ce qui servira finalement à alimenter la fameuse leçon d'idéalisme du Temps retrouvé (Tadié t4 p482). Cette leçon générale qui mène à la création artistique s'appuie sur le cas particulier de l'amour, l'amour qui enseigne, je cite, que «la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l’amour; [...]»[3]. Autrement dit, l'amour homosexuel, plus incompréhensible encore que l'amour hétérosexuel, est exemplaire de la subjectivité de tout amour, raison pour laquelle il est instructif, dit le narrateur, d'observer une foule d'invertis.

Donc c'est précisément parce qu'il est dépourvu de crédibilité référentielle que la réminiscence travestie de la Bible sert la leçon d'idéalisme, et cela, en ouvrant les yeux sur deux points: tout d'abord, comme toute reprise parodico-burlesque, la réécriture proustienne grossit, et donc met à nu les caractéristiques du texte cible et ici, sa boufonnerie accuse le caractère fictif du mythe biblique, qui est donc donné pour ce qu'il est, c'est-à-dire un mythe; du même coup la réécriture invalide la malédiction qui en était l'antique leçon, et par inversion de perspective, l'amour sodomiste devient infiniment précieux, il devient même la vérité de l'amour, il est exemplaire. Ensuite, en dénudant le caractère fictionnel du texte sur lequel il se greffe, le travestissement marque aussi sa propre fictionnalité, donc si la Bible suppose que les sodomistes ont été exterminés, le mythe ironique proustien, par contrepied et amplification, va les gratifier d'une prolifération quasiment exponentielle. L'exagération ironique administre ainsi une leçon de vision aux naïfs qui, comme le héros, ne savent pas voir.
La réécriture sert de loupe ironique à la vérité liminaire — qui était déjà elle-même ironisante — qu'elle développe: «ces êtres d'exception sont une foule.»

Après avoir découvert ces vérités livrées par équivoques intertextuelles, on peut voir que la réminiscence travestie de la Genèse est à lire fort sérieusement comme la Genèse par réminiscence anticipée de la leçon d'idéalisme. Dans les termes de Bakhtine, on dirait qu'elle relève de l'alliance du sérieux et du comique, de comico-sérieux. Encadrée par deux amphibologies, elle constitue elle-même, à un niveau supérieur à la louchonnerie, au niveau de l'humour, elle contitue elle-même une magistrale amphibologie. Elle demande à être lue comme une fiction burlesque, et à ce tite même, comme fondement sérieux de la leçon d'idéalisme. Selon un paradoxe propre à l'humour, la construction peut reposer sur une plaisanterie, sans pour autant cesser de fonctionner, mais à condition que l'on prenne cette plaisanterie au sérieux. Le travestissement aboutit à inverser les mythes bibliques en même temps que les idées reçues pour les rendre productifs, en attribuant aux homosexuels une fécondité phénoménale. Le raisonnement humoristique est imparable. il suffit d'appliquer le principe de l'inversion à l'inversion pour qu'elle se reproduise. Non seulement les sodomistes déferlent sur le monde, mais l'inversion, en tant que principe poétique, devient créatrice. Elle régénère le texte cible par un burlesque profanateur, engendre la réécriture elle-même qui explique la multiplication des invertis sous le regard du héros, ce qui alimente la leçon d'idéalisme, qui elle-même est liée au projet d'écriture du protagoniste par quoi le temps perdu se renverse en temps retrouvé. Sodome fonde implicitement une poétique de la réminiscence de la réminiscence travestie humoristique.

Mais Sodome et Gomorrhe I établit aussi un lien explicite entre travestissement sexuel et réminiscence littéraire. Proust y décrit un jeune homme, je cite, qui «était si évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient avec désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au même désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un adolescent»[4], travestissement du sexe qui est, dit Proust, «une source de fantaisiste poésie»[5]. C'est ici Shakespeare qui sert de référence au travestissement par le biais d'une allusion au personnage de Viola. Viola dans La Nuit des rois séduit une frère sous les habits de son frère jumeau.
Selon un autre passage de Sodome et Gomorrhe I, les invertis remonteraient à ce que Proust appelle "un hermaphrodisme initial". On peut penser que Viola et son frère serait comme les deux moitiés d'un androgyne, d'un homme-femme, réunion de deux éléments inverses dont la structurarion correspond exactement à celle de l'humour, l'humour, source de fantaisiste poésie.

Cette poétique trouve un écho dans le compte-rendu que Poust fait des Eblouissements d'Anna de Noailles. Proust rapproche, pour lui rendre hommage, la figure d la femme poète d'Anna de Noailles et la figure du poète femme qu'il voit dans les tableaux de Gustave Moreau. Je cite:

Je ne sais si Gustave Moreau a senti combien, par une conséquence indirecte, cette belle conception du poète femme était capable de renouveler un jour l'économie de l'œuvre poétique elle-même.[6]

Donc si l'on adopte Sodome comme fondement d'une poétique générale du travestissement, on peut préciser deux modèles de réminiscence, correspondant à deux sortes d'équivoques génératrices et à deux types sexuels: la louchonnerie ironique, ou strabisme divergent, qui procède par inversion et qui satirise les sodomistes, menteurs et amateurs de jeunes gens, et l'amphibologie humoristique, ou strabisme convergent, qui féconde le texte originel, par une poésie créatrice et fantaisiste, dont l'androgyne serait la source et la jeune fille travestie la métaphore.

Autre exemple de travestissement, du personnage et du texte: Legrandin
De l'autre côté du temps, à l'opposé de cette origine mythique des sodomistes, dans l'univers familiers de Combray, c'est par l'ironie satirique que se révèle le secret de Legrandin.
Legrandin est d'abord présenté à la sortie de la messe, avec son regard bleu et ses tirades enflammés contre le snobisme. Suivent ensuite quelques autres rencontres, où Legrandin, parce qu'il est en aristocratique compagnie, fait semblant de ne pas voir Legrandin et son père et un soir le héros est invité à dîner seul chez lui. L'adolescent sait que Legrandin connaît des aristocrates et il est troubé par le souvenir d'une femme qu'il avait aperçu dernièrement. il pose cette question à Legrandin:

« Est-ce que vous connaissez, monsieur, la... les châtelaines de Guermantes ? », [...]. Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas »,[...]

Le héros commente cette réaction, il a deviné la vérité, qu'il explicite pour le lecteur: il était snob. Et le portrait se continue ainsi:

[...] un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme.[7]

Ce portrait de Legrandin commence par proposer une petite énigme ironique, qui repose sur le principe de la réminiscence anticipée stylistique.
La comparaison finale, «comme un saint Sébastien du snobisme», donne en effet la clé du mystère du début. Au départ le lecteur se demande ce que Legrandin a bien pu recevoir dans l'œil, la «petite encoche brune» ne semblant pas avoir de réalité référentielle. C'est seulement à partir de la fin que l'encoche brune est comprise comme une métaphore pour le regard sombre et douloureux du snob blessé par cette flèche qu'est la question du héros. Entretemps le portrait s'organise en un parcours interprétatif qui est balisé par des signaux de plus en plus visibles. Vous avez «percé», «une pointe invisible », «beau martyr», «hérissé de flèches», «mille flèches» et enfin, «Saint Sébastien». L'image ironique affleure de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle perce elle même in fine dans le texte, où elle fait pointe, si vous voulez. La révélation satirique de l'image du martyre, c'est que Legrandin n'a en réalité de dévotion que pour l'aristocratie et que les aspirations célestes de son regard d'azur masquent le culte de réalités sociales terrestes. La dénonciation est explicitée par l'espèce d'oxymore ironique «saint Sébastien du snobisme», ou par strabisme divergent, le mysticisme est corrigé par la flèche inverse de la mondanité. Cette explicitation vient conforter l'interprétation du tout, et en même temps refermer sur le lecteur, ici encore, un second piège ironique.

En effet l'ironie satirique, ostensiblement présentée comme une énigme et pourvue d'un itinéraire herméneutique très, et même trop, visiblement fléchée pour ne pas être un guide-âne, l'ironie satirique ne fait que disposer dans le texte un secret écran, destiné à en travestir un autre. Pour qui ne reçoit pas soi-même cette aveuglante flèche satirique dans la prunelle, ce qui sort de l'œil de Legrandin, avec l'image de Saint Sébastien, comme l'a vu Jo Yoshida dans un article de 2004, ce sont deux allusions, une allusion à une tradition iconographique et une allusion à une œuvre de D'Annunzio datant de 1911, deux réminiscences travesties par le snobisme et servant d'interprétant caché à la véritable dépravation de Legrandin.

Selon La Légende dorée, qui est un peu à l'origine de tout cela, Sébastien, officier de Dioclétien, dissimule sa religion pour être utile aux chrétiens. C'est ainsi qu'il raffermit dans leur foi deux frères condamnés à mort et qu'il provoque toute une série de conversions. Alors, je cite Jacques de Voragine, «Dioclétien le fit lier au milieu d'une plaine et ordonna aux archers qu'on le perçât à coups de flèches.» Laissé pour mort, Sébastien en fait en réchappe et il ne périra ensuite que sous le fouet. Et après sa mort il produit un miracle en faisant cesser la peste à Pavie.

Dans la tradition iconographique, le saint est d'abord représenté âgé, barbu et vénérable, souvent aussi habillé, comme vous le voyez sur cette mosaïque ou ce retable qui est au Louvre. [Une série de tableaux est montrée et commentée.]
À partir du XIVe siècle, c'est-à-dire à l'époque de la grande épidémie de peste noire, les flèches sont assimilées par métaphore à celles de la peste lancées par Dieu; et pour montrer aux fidèles que les flèches de la peste ne peuvent pas infecter celui qui met sa foi en Dieu, le saint est doté d'un corps rajeuni, plein de santé et de fraîcheur, et pour que le miracle soit évident, il devient nécessaire que ce corps soit dénudé et offre à la vue la chair d'un véritable humain, sexué, vivant, et surtout, rayonnant d'une incorruptible beauté.
Le charme de ce corps gracieux se fait de plus en plus érotique, les flèches connaissent une nouvelle inflexion métaphorique par rapprochement avec celle du dieu Eros, donc là vous avez un Sébastien qui tient une flèche (tableau), les peintres en viennent surtout à traiter Sébastien en modèle de nu érotisé, éventuellement en cultivant l'ambiguïté entre saint et éphèbe, et finalement leurs successeurs au XXe siècle n'hésitent plus à expliciter la composante homosexuelle de cette figure androgyne percée de flèches phalliques. (Je précise que la totalité de mes commentaires sur l'iconographie sont empruntés à Daniel Arasse et à Karim Ressouni-Demigneux).

Pour son espèce de Legrandin en icône gay Proust a pu plus particulièrement s'inspirer des Sébastien de Gustave Moreau (en voici un autre) mais aussi surtout de la toile de Mantegna dont on est sûr qu'il la connaissait. Elle a été acquise par le Louvre en 1910 et Proust était allé la voir avec Cocteau. Ce Saint Sébastien est d'ailleurs mentionné dans La Prisonnière, où l'on apprend par l'intermédiaire d'Albertine qui y reconnaît le Trocadéro à l'arrière-plan, que le héros en possède une reproduction.
[Sur l'écran sont projetés des Saint Sébastien successifs, de peintre en peintre et de siècle en siècle, le dernier, de Gilbert & Georges, très "Jean-Paul Gaultier", fait rire la salle]

A ces réminiscences picturales se joint celle du drame de D'Annunzio, Le Martyr de Saint Sébstien, mystère en cinq actes à la représentation duquel Proust assista en compagnie de Montesquiou, ami de l'auteur, le 22 mai 1911. Dans ce mystère composé en français avec une musique de Debussy, D'Annunzio donne une interprétation dépravée très appuyée de la légende. Sébastien, un adolescent d'une beauté merveilleuse et androgyne y devient le chef des archers d'Emèze qui lui vouent un culte quasi amoureux, et il est aussi le favori de l'empereur à qui il inspire une passion violente. D'Annunzio a écrit ce drame pour une femme; Ida Rubinstein, qui incarnait le saint, (que vous avez ici en photo et dessinée par Bakst). Le Martyr, bric-à-brac d'orientalisme érotisé et de sado-masochiste, connut un succès assez mitigé, l'admiration du public allant surtout aux costumes et aux décors de Bakst et au bout d'une dizaine de représentations, la pièce a été frappée de l'interdit épiscopal.
Proust a écrit ensuite à Montesquiou, pour lui déclarer son admiration, et à Reynaldo Hahn pour lui confier l'ennui que lui avait infligé ce four noir.

Mais on peut penser que Proust put trouver quelques éléments propres à l'intéresser dans ce drame qu'il croise principalement avec le tableau de Mantegna pour en monter la double adaptation dans le portrait de Legrandin.
L'allusion, forme de renvoi crypté, fonctionne donc comme clé d'un secret qui ne sera explicité que bien plus tard dans le roman. Mais Proust manie ici l'allusion avec une grande ingéniosité, qui consiste à la rendre la plus visible possible pour qu'on cesse de la voir. Pour cela, donc, il recourt à la figure de Saint Sébastien, sbien connue pour être codée comme signe de l'homosexualité. Il dissocie ce signe de son sens notoire pour l'associer à un nouveau sens, arbitraire, inédit et fantaisiste, le snobisme. La tactique a commencé par construire en énigme le signifiant lui-même de Saint Sébastien en s'abstenant aussi, obstensiblement, de lui conférer un sens. Puis Proust fait comprendre progressivement que l'image est celle de Saint Sébastien, et en parallèle, que Legrandin est snob, en précisant donc le signifiant et le signifié en parallèle. Enfin, Proust fait apparaître en position terminale du texte le signifiant explicite, Saint Sébastien, en lui associant le signifié snobisme, union qui fait l'objet d'une révélation retardée, qui par effet d'une illumination sémantique scelle l'alliance de l'image et de sa signification. Ainsi constitué en clé ultime d'un texte auquel il donne rétroactivement une cohérence aveuglante, le snobisme s'étend comme un écran sur l'analogie filée, pour faire disparaître de sa surface le signe pourtant évident de l'homosexualité. L'association tout à fait saugrenue de Sébastien avec le snobisme réussit à éclipser son codage homo-érotique pluriséculaire. Proust parvient ainsi à faire du signe flagrant et figé de l'inversion la figure cryptée et invisible d'un secret de Polichinelle.
Le corps de Sébastien porte donc deux sens: l'inversion et le snobisme, et il a aussi deux fonctions, deux fonctions simultanées et contradictoires: c'est lui qui à la fois cache et indique le second secret de Legrandin. Il figure exactement le double sens amphibologique de l'expression figée et ici resémantisée qui constitue elle aussi une des clés véritable du texte, "il crève les yeux". L'allusion n'est donc pas seulement ici littéraire et picturale, elle est aussi, selon la troisième catégorie d'allusions distinguée par Fontanier, elle est aussi verbale, cas où elle constitue, selon Fontanier, un jeu de mots. Bien plus que chez D'annunzio, Sébastien est devenu le héros d'un mystère, un mystère qui ne se révèle qu'aux seuls initiés par ce triple système d'allusions.

L'alignement de ces allusions trace une nouvelle perspective qui va modifier la vision du texte et montrer pourquoi Legrandin reçoit la première flèche dans l'œil, l'œil qui constitue en quelque sorte le point de fuite de ce portrait. La petite encoche brune, détail éminemment étrange, peut se comprendre de deux façons: on peut voir dans l'encoche une incision ménagée dans l'œil par la flèche, et l'œil est alors percé. Mais une encoche, c'est aussi cette entaille au talon de la flèche pour que la corde de l'arc puisse s'y loger, et dans ce cas l'encoche appartient à la flèche qui est vue par un raccourci de perspective, de derrière, fichée dans la prunelle. Par amphibologie, l'encoche peut signifier aussi bien la flèche que l'orifice. Il suffit maintenant de suivre la flèche qui indique l'œil en tant qu'ouverture en fonction des allusions pour comprendre. Si on veut on peut aussi consulter le dictionnaire érotique de Pierre Guiraud pour vérifier qu'y figure bien le verbe "encocher", et que le terme "œil" désigne par métaphore un orifice qui est d'ordinaire dissimulé du corps humain. [Tlön me murmure, hilare: «Ça va, on a compris, le trou du cul», je suis abasourdie et secouée d'un rire nerveux, ce n'est pas possible, l'intervenante est complètement obsédée]. Ces sens figurés indiquent la direction pour lire le texte, le secret dans le secret, l'image dans l'image. Tous les termes de l'analogie sagittaire, flèche, fiché, etc, se chargent d'un sens érotique filé, et le texte bascule dans l'obscénité. La flèche, symbole phallique, est aussi un signe directionnelle qui guide la lecture. Legrandin exhibe maintenant dans son œil le siège de son secret et l'image de son désir.

Proust ne fait là en fait qu'adapter en dépravant, car les flèches, qui sont des métaphores des traits de la peste, du désir ou de la chair, sont aussi des métaphores du regard. Les peintres les ont utilisés pour guider l'œil du spectateur vers le corps du saint ainsi constitué en cible du regard. Proust quant à lui utilise le fléchage de la première pointe pour indiquer l'envers de la représentation et le faire apparaître au milieu de la figure. Le snobisme est un trompe-l'œil, il fait croire que l'image a révélé le secret de sa profondeur alors qu'elle reste plane tant qu'on ne la lit pas en fonction de la flèche. La flèche fichée dans la prunelle indique au spectacteur le point par rapport auquel il faut se placer pour mettre en espace la psychologie de Legrandin. C'est le point de vue adéquat à partir duquel l'image du saint surgit dans le relief d'une anamorphose, ce que Baltrusaitis appelle une perspective dépravée. Une image est dépravée quand sa représentation est déformée par l'application régulière de lois rigoureuses et qu'il faut adopter un point de vue particulier pour la lire. C'est cette déformation régulière qui donne sa logique poétique au filage métaphorique du passage.
Le travestissement ostensiblement a-référentiel du texte, et le travestissement de Legrandin en Sébastien deviennent source d'une fantaisiste poésie qui est celle de l'humour.

L'humour, cette paradoxale flèche à double sens, réunit la plus triviale obscénité et l'épiphanie d'un beau corps nu masculin, la dépravation sodomiste et l'esthétisation d'une toile de maître, le ridicule d'un snob mortifié et le supplice d'un martyr, ou encore, le clinquant de D'Annunzio et le sublime de Mantegna.
La lecture satirique du premier secret de Legrandin est imposée par le texte parce que l'ironie est in presentia. La lecture du second secret ne s'ajoute à la première qu'en surplus, sans infirmer le premier. Autrement dit, le texte structure ses deux niveaux de significations selon le shéma de l'allégorie, une allégorie humoristique de D'Annunzio et Mantegna, à ranger dans la galerie des Vices et des Vertus de Combray et de Padoue.

Ces deux lectures supposent néanmoins des rapports fort différents avec le texte. Si l'ironie requiert une certaine distanciation, l'humour, lui, instaure une relation empathie comme y invite d'ailleurs la lecture du tableau. L'œil du spectateur suit la direction des flèches, vecteur du regard. Or d'une part, la topique de la rhétorique amoureuse a fait depuis longtemps des traits décochés par le regard les flèches d'Eros dont le corps du saint devient la cible, d'autre part, le spectateur du tableau, placé exactement en face du saint, occupe la position de l'archer, comme on le voit très bien avec cette toile d'Antonello de Messine, où les flèches sont tirées depuis le plan du spectateur.
Le regard fléché que le spectateur est conduit à décocher au saint est bien un regard de désir, au départ impliqué par le fonctionnement religieux du tableau, puisque le dévot vient contempler un corps assez désirable pour vouloir se l'approprier. Le corps de Sébastien, selon Daniel Arasse, agit sur son spectateur. Par un retournement du sens de la flèche, c'est le spectateur du tableau qui est lui-même percé par les traits du désir. Et enfin, à la dernière phase du processus, le spectateur en vient même à s'identifier au séduisant adolescent, puisque c'est ce corps-là, protégé de la peste, qu'il désire pour lui-même. L'échange optique et affectif aboutit ainsi à l'identification du regardant au regardé et du regardé au regardant.

Le texte de Proust construit le même dispositif optique. Chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. La reconnaissance de l'allusion exhibe forcément le beau corps nu de Legrandin aux yeux du lecteur archer, impliquant une complicité entre le voyeur et ce corps qui s'offre à lui, entre le regard du lecteur et ce qui, soudain, le regarde. La flèche d'Eros désigne aussi l'archer comme sujet désirant. La flèche dans l'œil désigne inéluctablement deux sortes inverses de lecteurs: l'aveugle et le voyeur, la dupe et le suspect. mais pour retourner encore une fois à cette énigme liminaire, il faut quand même en venir à une dernière évidence: c'est qu'aucun Saint Sébastien n'a jamais reçu la moindre flèche dans l'œil.
Selon le principe du travestissement qui est magistralement mis en œuvre par ce texte, le principe de la double flèche, qui consiste à faire de ce qui montre ce qui cache, et de ce qui cache ce qui montre, un secret peut en travestir, et donc en indiquer, un autre et un Mantegna peut en travestir, et don en cacher, un autre.
À partir de là, on peut essayer de suivre la flèche pour trouver l'œil, parcours qui ne mène plus au Louvre, mais évidemment à Padoue, à Padoue où Proust s'est rendu en 1900 pour voir les fresques de Giotto à l'Aregna, mais aussi celles de Mantegna aux Eremitani. Mantegna y a peint sur une fresque Saint Christophe décapité. Cette fresque est aujourd'hui extrêmement endommagée, mais il y en a une réplique, réplique qui avait été acquise à l'époque de Proust par Madame André, et dont il parle dans une lettre à Montesquiou : «la réplique de la fresque du Mantegna des Eremitani, une des peintures que j'aime le plus au monde».
Elle se trouve donc aujourd'hui au musée Jacquemart André.

Selon La La légende dorée, avant de faire décapiter Christophe, le roi l'avait fait lier à un poteau et avait commandé à quatre cents archers de tirer sur lui. Mais les flèches restèrent suspendues dans les airs. le roi qui n'avait pas vu et qui croyait que le saint était mort se mit à l'insulter. Alors une flèche se retourna et vint frapé le roi dans l'œil pour l'aveugler, et Mantegna, dans l'encadrement de la fenêtre en haut à gauche de la colonne a représenter ce miracle, Legrandin et le héros.
La flèche symbolise la cécité du roi devant l'évidence du miracle, mais le peintre en fait aussi une métaphore de la perspective dont les lignes convergent vers les yeux du spectateur qui est représenté à l'intérieur de la fresque sous les traits du roi.
Proust a probablement fait coïncider Sébastien et Christophe en fusionnant les miracles inverses et en forgeant une flèche à deux pointes. Les doubles sens du textes se condensent de cette façon en figures uniques, le viseur et le visé, le bourreau et la victime, et ce processus agit, exactement comme chez Mantegna, à l'extérieur comme à l'intérieur de la représentation.
En effet à l'intérieur de l'histoire le héros est partie prenante, c'est lui qui décoche la flèche, qui séduit Legrandin, qui le met au supplice. Legrandin est martyrisé pour sa foi secrète, pour son culte des jeunes corps masculins. Le texte révèle, tracé en une encre jusque là invisible, les lettres qui composent le mot cher aux anciens Grecs, et en ce sens, Legrandin, par une autre amphibologie, est un Saint Sébastien du snobisme du héros. En effet Legrandin, le soir où il l'invite seul chez lui au clair de lune sur la terrasse, l'adolescent ne trouve à lui demander que s'il connaît la/les châtelaines de Guermantes. Cette flèche ne va pas dans le bon sens et elle révèle aussi que le héros, exactement comme Legrandin, est snob et dissimulateur. Le snobisme aussi est une flèche à double pointe et la position du héros ressemble aussi beaucoup à celle du spectateur du tableau ou du lecteur puisque lui aussi décoche le trait sur le corps qui s'offre et lui aussi est le témoin d'un martyr qui le regarde.
L'homosexualité n'est pas l'un des traits caractérisant le personnage du héros, mais le texte l'inclut dans le mystère du martyre de Saint Sébastien.

L'affleurement des affects les plus intimes, éventuellement les plus différents, s'ils passent par l'humour, s'inscrivent aussi chez Proust dans les références culturelles. Philippe Chardin les liens particulièrement fort qui unissent chez Proust la culture et l'affect, l'intellect et le sentiment. Je cite: «En raison de cette exceptionnelle capacité d'articuler la référence culturelle la plus anodine (par exemple D'Annunzio) et l'affect le plus intense, les références culturelles sont sans doute ce qu'il y a de plus autobiographiques chez Proust.» Le voyeurisme, le désir pédérastique, les jeux de rôles sado-masochistes, investissent ainsi les allusions picturales et littéraires, mais elles passent peut-être ici par une œuvre moins anodine que celle de D'Annunzio car un Sébastien peut aussi en cacher, et donc en flécher, un autre.

Dans La Nuit des Rois, pièce modèle du travestissement, la jeune héroïne dont j'ai parlé tout à l'heure séduit Olivia en prenant les habits de son frère jumeau, et ce frère s'appelle Sébastien. Ajoutons que dans La Légende dorée, les deux frères suppliciés pour leur culte interdit sont aussi des jumeaux, dont l'un est féminisé par D'Annunzio dans sa pièce, et ils s'appellent Marc et Marcelien.
La flèche à double sens indique aussi la vérité du couple gémellaire qu'est l'homme/femme. Si la flèche de l'ironie satirique frappe les louchonneries de Legrandin comme celles de ces ancêtres, l'amphibologie humoristique retrouve le temps perdu de l'hermaphrodite initial avec la figure d'un saint supplicié par la réactivation d'un saint pluriséculaire, mais la mutiplication des allusions intriquées et des flèches à double sens aboutit à un brouillage généralisée des catégories et des positions, chacune donnant des autres des images inversées, dédoublées, spéculaires, ou substitutives. Le texte met en figure la prolifération amphibologique sur ces trois modes équivoques que sont le poétique, le comique et l'érotique dans un mixte de tableaux, de jeux de mots et de mystère.

Conclusion
Et pour terminer très vite, je voudrais essayer de dégager une dernière vérité proustienne de ces deux textes, de ces deux côtés du temps en prenant pour interprétant deux intermédiaires qui sont Racine et Shakespeare.
Sodome et Gomorrhe II fait courir une parodie d'Esther et d'Athalie à la façon d'un leitmotiv pédérastique selon l'expression d'Antoine Compagnon qui marque l'affinité de la tragédie de Racine avec le travestissement. Et il se trouve que dans les zones des tragédies raciniennes se dessine une théorie, une des différentes théories proustiennes, selon laquelle les garçons naissent filles puis se revêtent de corps d'hommes à l'adolescence, période équivoque où le masculin ne l'emporte pas encore sur le féminin. Par exemple Nissim Bernard a jeté son dévolu sur, je cite, «un de ces servants qui étaient encore des filles», et plus loin il est question, je cite toujours, «de ces jeunes enfants qui n'avaient pas encore atteints l'âge où le sexe est entièrement formé». Selon cette vérité racinienne, le sexe d'origine, féminin, est donc travesti par une enveloppe physiologique masculine. Avant cette métamorphose, les jeunes gens, selon les vers d'Esther, sont encore d'innocentes beautés, de jeunes et tendres fleurs.
Il y a donc au moment de l'adolescence une amphibologie du sexe. Et si certains messieurs sont fascinés par les jeunes gens, c'est peut-être parce que, comme dit Proust, ce sont encore des filles travesties et en cela, ils servent aussi d'exemplum à une loi générale qui rejoint la leçon d'idéalisme. Si le sexe féminin constitue l'origine de l'être, et qu'il se perd en même temps que la jeunesse, rechercher le temps perdu, c'est rechercher la jeune fille qu'on a été. Les messieurs qui louchent vers les jeunes garçons ne font ainsi que manifester, sous le verre grossissant de la satire, leur désir de retrouver leur origine, l'inversion consistant à la rechercher sous un travesti masculin. Ils indiquent ainsi, à l'envers évidemment, comment lire le sens de la fascination du héros pour les jeunes filles en fleurs, puisque lui aussi est attiré par la jeunesse, et cet appel contribue à sa leçon d'idéalisme.
Je cite Albertine disparue:

Mon amour pour Albertine n’avait été qu’une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n’aimons hélas,! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur.[8]

Dans Le Temps retrouvé, le héros demande à Gilberte de lui faire connaître de très jeunes filles et Gilberte lui présente sa propre fille, Mlle de Saint-Loup. Je cite: «Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.»

C'est pour avoir vu la jeune fille qui ressemble analogiquement à sa jeunesse que le héros pourra se mettre à écrire et trouver l'autre côté du temps. La leçon d'idéalisme va de pair avec une leçon de vision. Être artiste, c'est apprendre qu'on a une vision. C'est ainsi que le héros apprend à voir sa jeunesse, par le miracle d'une analogie, sous la métaphore de Mlle de Saint-Loup, qui est, dit-il, l'étoile où convergent les deux côtés de Combray et toutes les routes de sa vie et qui est aussi la réminiscence anticipée du passé retrouvé par l'écriture. Le héros va devenir artiste pour retrouver qon propre passé perdu, c'est-à-dire non plus une jeune fille extérieure, mais la jeune fille en fleur perdue, qui est en lui, la petite princesse racinienne aux aubépines.
La théorie du créateur androgyne, la figure du poète homme/femme, que Proust voit dans les toiles de Gustave Moreau, ce n'est jamais qu'un poncif fin de siècle. Mais Proust, à la façon dont il défige les clichés de langue, les lieux communs et les textes du passé, Proust régénère ce stéréotype d'époque en faisant de la part féminine une origine perdue mais conservée dans la mémoire de la littérature. La flèche inversive de son ironie indique que le sens du Temps perdu vers lequel elle remonte et la double flèche de son humour recomposent la dualité originelle. Ceux qui dans le roman recherchent cette origine, dont leur inversion garde une réminiscence confuse, en guignant les jeunes garçons, ceux-là sont ces être louchons sur qui s'abattent les traits ironiques de la satire, et le créateur, qui l'a retrouvée en la voyant en lui-même, féconde son œuvre en y multipliant les humoristiques amphibologies des flèches à double sens.

                                                    ***

Suite à une question de Compagnon:
La notion de syllepse de Riffaterre est derrière cette interprétation, à cela près que Riffaterre utilise deux textes, tandis qu'ici l'amphibologie concerne un seul texte.

                                                    ***

La version de sejan.

Notes

[1] voir le passage in Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.631/ Tadié t3 p.32-33

[2] Ibid

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.910/ Tadié t4 p.482

[4] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.621/ Tadié t3 p.23

[5] idem

[6] Voir la fin de cet article et notamment la note 216 qui recoupe la démonstration de Sophie Duval)

[7] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.127/ Tadié t1 p.127

[8] La Fugitive, Clarac t3 p.644

Vent de folie

Voici le moment d'utiliser l'exergue de Pale Fire :

This reminds me of the ludicrous account he gave Mr. Langton, of the despicable state of a young gentleman of good family. "Sir, when I heard of him last, he was running about town shooting cats." And then in a sort of kindly reverie, he bethought himself of his own favorite cat, and said, "But Hodge shan’t be shot: no, no, Hodge shall not be shot."

James Boswell, The Life of Samuel Johnson


Soit (merci à francofou):

Cela me rappelle l'histoire ridicule qu’il raconta à M. Langton, à propos de l’état abject d’un jeune gentleman de bonne famille. "Monsieur, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il courait la ville en tirant sur les chats." Puis, dans une sorte de rêverie bienveillante, il songea à son chat favori et dit: "Mais on ne va pas tirer sur Hodge: non, non, on ne tirera pas sur Hodge."

James Boswell, La vie de Samuel Johnson

cours n° 11 : La persistance du Grand Siècle

Nous essayons donc de voir comment La Recherche se souvient de la littérature, mais aussi comment elle ne s'en souvient pas. Le XVIIIe siècle en particulier brille par son absence, le XVIIIe siècle dans ses trois aspects: les Lumières et les philosophes, l'art — rénventé par les Goncourt— et les femmes et les salons.

(J'ai reçu une lettre qui m'interroge sur les relations entre Proust et Rousseau; comme je l'ai découverte il y a quelques minutes je ne peux y répondre, j'y reviendrai la semaine prochaine.)

La semaine dernière, vous avez certainement ressenti dans ce cours une certaine inflexion. Après coup, j'ai eu l'impression de vous avoir noyés sous les noms: Brunchvicg (qui fut l'éditeur de Pascal), Juliette Adam, Antoinette Faure, Félix Faure, Mme du Deffand, les frères Reinach [1], Halévy, Monsieur de Traves (Anatole France) et Monsieur Beulier (Alphonse Darlu), Madame de Beausergent... j'ai voulu vous exposer à cette extraordinaire mémoire proustienne et vous montrez que lorsqu'on tire un fil, tant de choses remontent (on en reviet à la polysémie de ce mot "remonte"). Il s'agit d'une mémoire monstrueuse.

Après l'absence du XVIIIe siècle, cette sorte de trou de mémoire, je voudrais m'intéresser aujourd'hi à la présence intense du Grand Siècle, ce qu'on pourait appeler le "classissisme" de Proust, au moment même où l'on parle d'un "classissisme moderne" à la NRF ou chez Moréas, par exemple. Trouve-t-on les mêmes références chez Proust, de quel XVIIe siècle s'agit-il chez Proust?
Je vous renvoie bien sûr aux sujets que Gisèle a eu pour le certificat d'étude:

L’un était: «Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie»; l’autre: «Vous supposerez qu’après la première représentation d’Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de la Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence.»[2]

Ce sont bien sûr deux sujets très académiques. Je vous renvoie à ces pages et aux commentaires des jeunes filles. Gisèle a choisi le premier sujet et a commencé sa lettre par «Cher ami», ce qui ne plaît pas à Albertine. Ici c'est tout le classissisme scolaire qui est ridiculisé.

Le choix du XVIIe contre le XVIIIe siècle correspond à une grande division qui partage les Français: d'un côté la religion, la monarchie, (etc), de l'autre la République, la laïcité. On se souvient de Roland Barthes déclarant en 1971 lors d'une interview: «J'ai lu, hélas peut-être, plus de Bossuet que de Diderot», ce qui était, surtout de la part d'un lycéen protestant, une remarque très révélatrice de l'enseignement de l'entre-deux-guerres. Le progrès s'opposait à la réaction, le mouvement à l'ordre.
Le XVIIe siècle est un lieu de mémoire. Cela reprend le thème des deux France, un thème encore opératoire aujourd'hui, comme le prouve un livre sorti avec ce titre sur un tout autre sujet... encore que...

On se rappelle de Brunetière cité par Péguy, (mais l'anecdote est célèbre et se trouve rapportée par d'autres que Péguy). Une dame avait envoyé ses écrits à La Revue des deux Mondes dans l'espoir d'une publication. Brunetière la rencontre et lui dit:
— Madame, je ne puis malheureusement prendre votre roman, c'est du pur XVIe.
— Comment? Aurais-je la chance, moi, d'écrire dans ce style si pur?
— Madame, je voulais dire du pur XVIe arrondissement.

Voyons comment nous pouvons situer Proust par rapport à Maurras. On se souvient que Léon Daudet, ami de Proust, est proche de Maurras.
On touve dans Le Temps retrouvé un éloge d'Aimée de Coigny de Maurras. Charlus s'exclame: «Vous m'avez fait lire autrefois l'admirable Aimée de Coigny de Maurras.»[3]
Il sagit en fait de Mademoiselle Monk, sorte de réécriture des mémoires d'Aimée de Coigny dans lesquels celle-ci raconte son rôle pour ramener la royauté en France. La Restauration, pour Mauras, c'est une bonne fortune, le kairos. Pour Maurras, elle résulte d'une conversation entre une mondaine et Talleyrand. Charlus continue: «Si l'Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles? Je ne le désire pas.»
Les attitudes de Proust et de Maurras sont donc radicalement différentes. Maurras, c'est la lutte contre la Révolution, le romantisme, la République, la Réforme: cet assemblage est très peu proustien.
Proust s'inspire également peu de Bossuet. Le romantisme est nullement honni par Proust, au contraire des convictions de l'Action française, pour qui le romantisme incarne le mal français, surtout au féminin.
On trouve simplement chez Proust une ironie envers la République et l'égalité qu'il appelle égalitarisme.

On observe ce qu'Arno Mayer a appelé dans un très bon livre La Persistance de l'Ancien Régime. Il y a cette persistance dans La Recherche, suivant cette remonte. D'après Arno Mayer, l'Ancien Régime persiste jusqu'à la guerre de 1914 dans l'économie, la politique, les mœurs. L'un des intérêt de La Recherche est justement d'avoir été écrit à cheval sur la guerre: il voit la fin de l'Ancien Régime. [Je salue ici la modestie de Compagnon qui ne fera aucune référence à son propre livre, Proust entre deux siècles, livre qui paraît malheureusement épuisé.]

Un pemier passage susceptible d'illustrer cette thèse se trouve au début de La Prisonnière.

Quand j’avais dit à Albertine, à notre arrivée de Balbec, que la duchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le même hôtel, elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu’indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées.

L'indifférence, l'hostilité et le mépris sont immédiatement interprétés comme les signes d'une frustration.

Celle d’Albertine avait beau être magnifique, les qualités qu’elle recélait ne pouvaient se développer qu’au milieu de ces entraves que sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été obligés de renoncer – comme pour Albertine le snobisme – et qu’on appelle des haines.

La haine, c'est un goût frustré.

Celle d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution – c’est-à-dire amour malheureux de la noblesse – inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes.

Aristocratie et révolution sont l'avers et l'envers du caractère français, on retrouve ce thème des deux France aux caractères opposés.

Ce genre aristocratique, Albertine, par impossibilité de l’atteindre, ne s’en serait peut-être pas souciée, mais s’étant rappelé qu’Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s’habillait le mieux, le dédain républicain à l’égard d’une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt pour une élégante.[4]

Ce passage est retors:
1/ La haine résulte d'une passion blessée, d'un snobisme déçu, c'est une haine entièrement négative.
2/ Il s'agit d'une proposition générale: la haine résulte d'une inclination à laquelle on a été obligé de renoncer.
3/ La Révolution est l'autre face d'un amour malheureux pour la noblesse, le dédain républicain et l'amour aristocratique sont les deux faces d'un même mouvement. Ce dédain ne demande qu'à se rendre, il n'aspire qu'à quelque chose comme de la reconnaissance.

Cela nous amène à un second passage qui montre la persistance de l'esprit de cour à la fin du XIXe siècle. Il s'agit de l'analyse de la façon dont la princesse de Parme reçoit les hommages, c'est une analyse de la dialectique de la courtoisie, où l'amabilité répond à la déférence.
Le narrateur analyse la disparition progressive de cette politesse, c'est une analyse à la manière de Tocqueville.

Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire.

Proust procède à une analyse de l'humilité et de l'amabilité:

Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n’est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d’un état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont cru qu’une république ne pourrait avoir de diplomatie et d’alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l’Église et de l’État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l’utilisation militaire de l’aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? C’est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu’ils n’ont plus ni États, ni armée ; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la princesse de Parme avait été souveraine d’un État, sans doute eussé-je eu l’idée d’en parler à peu près autant que d’un président de la république, c’est-à-dire pas du tout.[5]

Ce passage est typique de la prolifération d'hypothèses qu'on retrouve couramment chez Proust. La politesse disparaît avec la disparition de la déférence et de l'affabilité par rapport à une valeur imaginaire.
On retrouve dans ce passage l'hypothèse que la république est incompatible avec la diplomatie, ce qui est on s'en souvient l'opinion de Norpois. Il existe une autre hiérarchie sous l'égalité, une hiérarchie différente et secrète, la rémanence de l'ancien dans le nouveau. Trois exemples nous en sont donnés:
1/ Le pape n'a plus de pouvoir politique depuis 1870, et curieusement c'est cette perte de pouvoir que Proust appelle son pouvoir politique.
2/ Les cathédrales n'ont plus qu'une valeur esthétique mais ont par là plus d'influence sur un athée du XXe siècle qu'un croyant du XVIIe. Cette thèse avait été développée par Proust dans un article de 1903. Proust s'oppose à Ruskin qui soutenait qu'on ne pouvait apprécier les cathédrales sans foi et rejoint Léon Malle pour qui c'était possible.
3/ La dimension littéraire de la princesse de Parme provient directement de son prestige d'appartenir à une aristocratie déchue. La princesse est entourée du sentiment de la décadence, de la perte ou de la nostagie. Tout cela lui compose l'aura liée en République à ce qui est en train de mourir. Cela peut faire penser à Chateaubriand, il y a ici une esthétique de la décadence liée à la démocratie.
Le Temps retrouvé intervient après la disparition de l'ancien Régime:

J’aurais dû penser qu’on appelle ancien régime ce dont on n’a pu connaître que la fin ; c’est ainsi que ce que nous apercevons à l’horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu’on ne reverra plus;[6]

C'est le thème de la douceur de vivre de la fin de l'Ancien Régime, selon le mot de Talleyrand («quiconque n’a pas vécu avant 1789 ne connaît pas la douceur de vivre»).
On peut dire que dans ce régime égalitaire le pape, les cathédrales, la princesse font contrepoids; ils sont les moyens par lesquels l'art restaure une élite, une hiérarchie.

Revenons sur la chute de la citation: la princesse de Parme peut figurer dans La Recherche, pas un président de la République.
Ce n'est pas tout à fait exact, d'ailleurs, plusieurs présidents figurent dans La Recherche, et tout d'abord Jules Grévy, qui fut le premier président de la IIIe République. On se rappelle de ce mot de Jules Grévy qui inaugurait le Salon des Champs-Elysées si l'année avait était bonne. On lui répond: «Rien d'extraordinaire, mais une bonne moyenne» et Grévy conclut: «C'est cela, messieurs, c'est cela. Pas de génie, mais une bonne moyenne, voilà ce qu'il faut à notre démocratie!»
Chaque fois que le président de la République passe dans La Recherche, c'est l'occasion d'un moment de gêne. A chaque fois il y a malentendu. Ainsi lorsque Swann promet d'obtenir des billets pour les Danicheff pour le petit groupe Verdurin, il explique:

– Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à l’Élysée.
– Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
– Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie :
– Ça vous prend souvent ?
Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait : « Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace d’émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.
– Comment ça, M. Grévy ? Vous connaissez M. Grévy ? dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots « à qui il a affaire », comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale du dépôt.
– Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République.[7]

L'Elysée est toujours un faux-pas. Il y a un malaise dans les rapport avec les nouvelles couches. Ce passage souligne en fait l'incongruïté de la présence de Swann chez les Verdurin. On retrouve ce malaise lorsque Charlus rencontre Legrandin lors du mariage de la nièce de Jupien avec le jeune Cambremer, ce mariage qui aurait tant choqué la grand-mère du narrateur et qui lui fait dire que l'aristocratie ose des alliances que ne conçoit pas la bourgeoisie.

et presque personne ne remarqua qu’en lui disant bonjour M. de Charlus lui adressa un sourire difficile à percevoir, plus encore à interpréteri; ce sourire était pareil en apparence, et au fond était exactement l’inverse, de celui que deux hommes qui ont l’habitude de se voir dans la bonne société échangent si par hasard ils se rencontrent dans ce qu’ils trouvent un mauvais lieu (par exemple l’Élysée où le général de Froberville, quand il y rencontrait jadis Swann, avait en l’apercevant le regard d’ironique et mystérieuse complicité de deux habitués de la princesse des Laumes qui se commettaient chez M. Grévy).[8]

La situation est inversée, l'Elysée devient la référence des mauvais lieux. De la même façon, le duc de Guermantes et scandalisé de ce que sa femme a mis une carte à l'Elysée suite à un dîner chez l'ambassadrice d'Angleterre où ils ont été présentés:

[...] Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l’honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l’Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très convenablement sa place, était le petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres. »
– Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à Chantilly ? Le duc d’Aumale n’était pas moins petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.[9]

La mémoire de l'Ancien Régime est aussi active que dans un roman de Balzac ou chez Barbey d'Aurevilly.

Enfin, nous trouvons une autre illustration de la disparition et de la résurgence de la politesse au début du Côté de Guermantes dans la description de la demeure:

C’était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d’honneur – soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour du seigneur – avait souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées, un concierge savetier, qui élevait des poules et cultivait des fleurs – et au fond, dans le logis « faisant hôtel », une « comtesse » qui, quand elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à côté du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui passaient à ce moment-là et qu’elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire.[10]

Le «flot montant» de la démocratie est un cliché; on pense à cette phrase de Royer-Collard en 1822: «Oui, la démocratie coule à pleins bords dans cette belle France plus que jamais favorisée au Ciel.» Royer-Collard fait parti du «grand parti conservateur libéral intelligent», sa république est celle que Proust appelle de ses vœux. (La monarchie de Juillet a vu disparaître la prairie héréditaire, laminant la noblesse.) Le «flot montant de la démocratie» a été analysé par Rémy de Gourmont et par Jean Paulhan dans Les fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres.
On remarque les oxymoron «la dédaigneuse affabilité» et la «morgue égalitaire».
Sous la surface égalitaire, le peuple garde une mémoire de l'Ancien Régime. Bien sûr, cette conclusion de Proust tien aussi au fait qu'il a surtout connu le peuple des domestiques, c'est-à-dire le peuple sans doute le plus proche de l'aristocratie.
On se rappelle que si Proust se moque de la chambre bleu horizon, il remarque que Saint-Loup aurait été élu s'il avait survécu:

J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, [...] L’élection de Saint-Loup, à cause de sa « sainte » famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques.[11]

Les Guermantes sont donc une «sainte famille». Le peuple considère que les idées démocratiques sont une lubie d'aristocrate.

La mémoire est le réceptacle d'une sensibilité à la persistance de l'Ancien Régime, d'autant plus charmant qu'il est devenu impuissant.


La version de sejan.

Notes

[1] qui raflent tous les prix au Concours Général, nous avait dit Compagnon la semaine dernière. Voir lien dans les commentaires.

[2] À l'ombre des jeunes filles en fleurs Clarac t1 p.911/ Tadié p.261

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.797

[4] La Prisonnière, Clarac t3 p.32

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.455/ Tadié t2 p.746

[6] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.929

[7] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.216/ Tadié t1 p.213

[8] La Fugitive Clarac t3 p.667

[9] Le côté de guermantes Clarac t2 p.585/ Tadié t2 p.872

[10] Du côté de Guermantes Clarac t2 p.15-16/ Tadié t2 p.313

[11] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.853

Tout cela n'est pas très rassurant

Extrait d'un compte-rendu de lecture paru dans le Quotidien du médecin du 27 février 2007 à propos du livre Ces fous qui nous gouvernent, de Pascal de Sutter.

[...] Le pouvoir rend-il fou ? Pour l'auteur, «la folie, chez un homme politique, c'est un peu comme la tuberculose pour les mineurs du siècle de Zola, une maladie professionnelle, un risque difficilement évitable». Et il ne cache pas son admiration pour ces hommes et ces femmes qui font preuve de «résistance hors du commun» et qui sont, «à leur manière, des héros antiques».

Des traits psychopathiques.
Faut-il être un peu fou pour accéder au pouvoir ? Pascal de Sutter est allé aux Etats-Unis demander à de célèbres profileurs, psychiatres, psychologues (dont Jerrold Post et Antonio Damasio), s'il fallait avoir «des traits de personnalité psychopathique pour atteindre le sommet du pouvoir. Aucun, rapporte-t-il, n'a jugé la question impertinente et aucun n'a répondu par la négative. L'homme politique, dit De Sutter, en évoquant Mitterrand et Chirac, «doit immanquablement être capable de tuer politiquement ses amis et ses ennemis. Il n'est pas obligé d'aimer cela. Ce qui le distingue du psychopathe». Il doit aussi savoir mentir et cela n'en fait pas pour autant un mythomane.
Alors, les dirigeants des grands pays démocratiques sont-ils effectivement fous ? L'hypothèse de l'auteur est que ce sont des résilients, dont les capacités d'adaptation hors du commun viennent précisément de « leur grain de folie», «qui leur permet de rebondir, de ne pas se remettre en question, d'attribuer la responsabilité d'un échec ou d'une erreur aux autres». Le narcissisme, la mégalomanie, une tendance paranoïde sont dans leur cas des « mécanismes de défense» qui les préservent d'une dépression grave ou d'un burn-out total. Tandis que «la dimension psychopathique de leur personnalité (l'agressivité, l'absence d'empathie) leur permet d'agresser, d'éliminer, en un mot d'agir et non de subir passivement». L'action étant «le garant d'une stabilité mentale». Enfin, grâce à leur tendance schizoïde, ils sont capables de détachement et de se réfugier dans leur jardin secret («la seconde vie de Mitterrand, la part d'ombre de Chirac»).

Des intrépides.
S'inspirant notamment de la méthode d'Aubrey Immelman, qui permet d'établir des profils psychologiques sans rencontrer les sujets, Pascal de Sutter n'hésite pas, dans la deuxième partie de son livre, à se pencher, après Bush et Clinton, sur les cas Sarkozy et Royal. Non sans avoir lu et décortiqué interviews, biographies, revues de presse, ainsi qu'interrogé l'entourage par questionnaire validé scientifiquement. Avec ses étudiants et d'autres chercheurs, il a appliqué au candidat UMP l'index de Millon.
Résultat : un profil ambitieux-dominant avec une personnalité inventive mais aussi narcissique compensatoire (cela semble du jargon mais cela correspond à des catégories psychologiques bien définies). Un profil, affiné par la méthode CIA et la méthode non verbale, dans lequel on trouve aussi l'intrépidité et l'hyperactivité. Avec les mêmes techniques, Ségolène Royal apparaît méticuleuse-ambitieuse avec une personnalité consciencieuse-contrôlante dont le revers est un profil rigide-autoritaire. La candidate du PS a également de nombreux traits de la personnalité intrépide. Et son succès montre l'importance de la communication non verbale en politique. [...]
« Votons-nous pour les plus fous ? ». Sa réponse [de Pascal de Sutter] : «Nous élisons les menteurs et les enjoliveurs», parce que leurs défauts nous rassurent sur nous-mêmes et que nous préférons ceux qui nous ressemblent. Et, pour les mêmes raisons, «nous préférons les hommes politiques qui ont un grain de folie aux hommes politiques rationnels et académiques».

article signé Renée Carton

(Petit cours de mise en scène — politique — télévisuelle: ne pas manquer ça.)

ajout le 20 avril 2007

Pascal de Sutter, psychologue, est « profiler » pour l’Otan. […]

Officier de réserve de 43 ans, Pascal de Sutter a débuté la psychosociologie dans la marine belge, il a ensuite vécu plus de dix ans au Canada, notamment comme ethnopsychiatre dans une réserve d'Indiens Crees, à 1 800 kilomètres au nord de Montréal. «Un souvenir mêlé de grand froid et de désarroi, de sujets alcooliques et de victimes de grande violences», explique-t-il rapidement. Imprégné de psychologie américaine, Pascal de Sutter prend goût à la psychologie politique. La psyché occidentale recèle d'autres noirceurs qui n'ont rien à envier aux Indiens : professeur-chercheur en psychologie à l'université de Louvain-la-Neuve, ses cours traitent de sexologie et de pouvoir. Pascal de Sutter a également ouvert un cabinet très lucratif à Bruxelles de coaching pour chefs d'entreprise et élus belges «comme français», précise-t-il dans un sourire énigmatique.

emmanuel.lemieux@nouveleconomiste.fr in Le nouvel économiste n°1383 du12 avril 2007

Henri Troyat

J'avais prévu d'écrire ce billet dès lundi mais je voulais absolument mettre en ligne le séminaire d'Isabelle Serça avant le séminaire suivant; les lignes citées en fin du précédent billet conviennent parfaitement à l'introduction de ce billet: «si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre [...]»



En CM2, invitée à passer un week-end chez une amie (c'était la première fois que cela m'arrivait depuis que j'étais en France), je trouvais dans la bibliothèque familiale Les semailles et les moissons d'Henri Troyat que j'empruntais.
En classe, nous avions le droit de lire quand nous avions fini notre travail. Je déposai ce livre sur le coin de mon bureau. Cette fois-là, pour une raison que j'ignore car ce n'était pas habituel (était-ce parce que le livre était plus gros que d'habitude?) l'instituteur me demanda au moment de la leçon de lecture de lire un passage de mon livre.
— Qu'est-ce que c'est? me demanda-t-il.
Les semailles et les moissons.
— Ah, il me semblait bien que cela me disait quelque chose.
Est-ce de ce petit moment de frime qu'est né mon attachement à Henri Troyat?

De ce livre je ne me souviens pas de grand chose: la campagne, la carriole, le début de la guerre de 1914, l'installation dans le café du mari. Je me souviens que l'héroïne, Amélie, perd sa mère vers quatorze ans. Elle prend alors en charge l'épicerie du village et découvre que les merveilleux bibelots de plâtre représentant des pâtres et des bergères qui lui paraissaient si attirants et qu'elle regrettait que sa mère ne vendît pas dans l'épicerie lui semblent désormais sans intérêt. La mort de sa mère l'a fait accéder à un autre stade du goût. Or j'aimais alors beaucoup les bergères de plâtre, leurs couleurs pastels et leurs joues roses. Je me mis à moins les aimer, puis à ne plus les aimer.
C'est à ce passage que j'ai pensé la première fois que j'ai lu la phrase de Renaud Camus: «Il n'y a pas de goût, il n'y a que des états culturels».
Je n'ai jamais lu les tomes suivants même si j'ai fait acheter l'intégralité du cycle à ma mère. Je l'ai donnée il y a quelques années à une kermesse de la paroisse.

Pendant mes années de collège, j'ai lu plusieurs fois deux cycles, Tant que la terre durera et Les Eygletière, dans les beaux volumes reliés de la bibliothèque de la ville. Je retrouve à leur propos exactement ce que décrit Proust dans Sur la lecture: je me souviens moins des livres que du contexte dans lesquels je les ai lus et des sentiments qui m'agitaient alors.

Je crois me souvenir que Tant que la terre durera est une saga russe. Je me souviens de deux anecdotes: un petit garçon au début du livre rêve qu'une catastrophe menace sa famille qu'il sauverait alors, devenant un héros (et je cessai alors de rêver qu'une catastrophe ébranlât ma famille pour que je devinsse un héros (j'ai ri en découvrant des sentiments voisins prêtés à Tante Léonie [1])) et un avortement à l'aiguille à tricoter: une femme, personnage important, avortait à la demande de son amant qui, satisfait, songait que tout allait se poursuivre comme avant, elle le quittait aussitôt pour ne jamais le revoir, à sa grande incompréhension. Il me semblait que je la comprenais très bien.

Quant aux Egletyères, je leur dois sans doute mes premiers émois sensuels. J'aimais les titres, La Faim des lionceaux et La Malandre.

Et puis j'ai abandonné Troyat pour passer à autre chose. Il m'en reste la sensation de ce que j'appelle la littérature "honnête", sans esbrouffe et sans surprise, une sorte d'idéal pour honnête homme.

Je ne peux pas dire que la mort d'Henri Troyat me fasse véritablement de la peine. Mais elle laisse une ombre, une absence, un regret, comme la mort en son temps de Maurice Genevoix, l'autre écrivain que l'on me faisait lire, parce que nous habitions en bordure de la Sologne. Il faisait partie de ces gens dont l'existence va de soi et ne peut être mise en question, ce qui fait qu'on ne pense pas souvent à eux jusqu'au jour où on apprend leur mort.


Notes

[1] «[...] survenant à un moment où elle se sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, [...] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.116

séminaire n°10 : Isabelle Serça, « Proust, littérature de la mémoire : écrire le temps »

La cassette dont je dispose pour ce séminaire est inutilisable. Retour donc aux notes et à leurs lacunes.
Isabelle Serça a eu la bonne idée de nous faire distribuer les extraits sur lesquels elle allait travailler. Elle parlera nettement moins vite que les précédentes oratrices, mais d'une voix plutôt monocorde, soporifique. Je finis par regretter que les intervenants ne parlent pas debout, en marchant de long en large et en faisant de grands gestes avec les mains.

Isabelle Serça est maître de conférence à l'université de Toulouse. Elle a écrit une thèse sur les parenthèses chez Proust. Les parenthèses sont essentielles, peut-être pourrait-on se contenter de lire les parenthèses, qui contiennent le sel de La Recherche. [sourire de Compagnon]
Elle a poursuivie ses recherches sur d'autres formes, elle est la spécialiste de la ponctuation chez Proust. L'une des décisions les plus difficiles lors de la mise au net de la nouvelle édition de la Pléiade a concerné la ponctuation: devait-on reprendre la ponctuation classique établie dans la première édition ou respecter la ponctuation originale des manuscrits?

                                             ***

Entre littérature et mémoire s'établit un chassé-croisé. Il s'agit d'un thème rebattu. Il ne s'agit pas de dresser un mémorial: La Recherche n'est pas un livre de souvenir, et ce n'est pas un monument. Il s'attache à retracer le mouvement de la mémoire dans le même temps que le mouvement de l'écriture. D'une certaine façon il s'agit du même mouvement. La faculté de se souvenir donne le style et est donnée par le style, il y a une analogie entre le travail de la mémoire et le travail de l'écriture. Il n'est pas possible, ni même souhaitable, de se souvenir de tout. On se souvient de Funes dans la nouvelle de Borges qui finit par se noyer dans ses souvenirs.
Lorsqu'on essaie de se souvenir, des mondes se rebâtissent, la mémoire compare, classe et sélectionne ce que nous pensons être notre passé de la même façon que Proust taille et retaille dans ses souvenirs. On se souvient de l'image évoquée par Antoine Compagnon, de Proust dans son lit au milieu de ses cahiers, une image de Proust en rhapsode, c'est-à-dire celui qui coud, raccommode, mais aussi le chanteur qui va de ville en ville.

épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe.[1]

On pense également à Bergson dont le philosophe norvégien rapporte la question: «Qu'est-ce qu'un souvenir qu'on ne se rappelle pas?»[2] C'est une question paradoxale. Oublier est différend d'ignorer, car pour oublier il faut avoir su tandis qu'ignorer c'est n'avoir jamais su. Un souvenir peut toujours revenir, c'est l'expérience de la madeleine: «tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.»[3] On l'a dit, il y a une stratification géologique du souvenir:

Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux – entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris – sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui, dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de «formation».[4]

Cette allusion à la géologie se retrouve également dans la disparition du souvenir:

Sous l’action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l’avais crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s’étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et précaires, relatifs à Albertine.[5]

L'effritement estun phénomène autant géologique que psychologique. On entraperçoit ici les rapports entre Freud et Proust: la mémoire est comme un langage, avec ses troubles et ses manques. La mémoire travaille pour donner une forma à notre temps, qui n'est pas le temps des horloges. L'écriture vise à donner une forme au temps:

Alors je pensais tout d'un coup que si j'avais encore la force d’accomplir mon œuvre cette matinée — comme autrefois à Combray certains jours avaient influé sur moi — qui m'avait, aujourd'hui même, donné à la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j’avais pressentie autrefois dans l’église de Combray, et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps.[6]

On pense également au bal des têtes: «le Temps qui d’habitude n’est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique.»[7] Les êtres et les objets s'inscrivent autant dans le temps que dans l'espace.

Le temps s'inscrit dans l'écriture par la longueur de la phrase. Le mouvement d'expansion de la phrase est quasi biologique, botanique, la phrase semble s'étendre par scissiparité, par divisions successives et infinies. On connaît la façon dont la phrase rebondit à partir d'un mouvement de relance en s'appuyant sur la reprise d'un mot, ce qui repousse d'autant l'apparition du verbe. Cette façon d'écrire est tout à fait contraire aux recommandations d'Aristote. Proust intercale des mots, on a affaire à la figure appelée "hyperbate", figure qui vient pertuber l'ordre naturel des mots et de l'exposition des pensées. Cette figure, l'art d'accumuler les parenthèses et de divertir le sens, crée la confusion et mélange les mots.

Selon Aristote, Proust serait un cancre. La phrase de Proust ne saurait correspondre au schéma classique; elle ne tient que par le mouvement qui la pousse en avant, et ne se termine parfois que grâce à un rétablissement in extremis. C'est une écriture sur le fil dont le fil est parfois rompu. Le contenant l'emporte sur le contenu, le commentaire sur le principal, grâce au «ballon des parenthèses» (expression de Paul Morand). Cette expansion est endiguée par le point final, il ne s'agit pas de la phrase étale de Claude Simon, la phrase court à sa fin, vers le point final, de même que seule la mort — ou la séparation— mettra un terme à l'action.

La phrase est informée par sa lutte avec ou contre le temps tandis que l'écriture informe le temps. La parenthèse joue ce rôle d'informateur puisqu'elle se rattache au mot qu'elle suit et le précise ou le développe. La parenthèse permet d'écrire sur plusieurs lignes de sens parallèles, sur un axe paradigmatique. Les mots sont intercalés, il y a interpolation. Prenant par exemple l'extrait n°2:

Et après avoir repris quelque force, je revenais vers l’hôtel, vers l’hôtel où je savais qu’il était désormais impossible que, si longtemps dussé-je attendre, je retrouvasse ma grand’mère, que j’avais retrouvée autrefois, le premier soir d’arrivée.[8]
[...] je retrouvasse ma grand-mère comme ce premier soir d'arrivée | md ma grand-mère que j'avais autrefois retrouvée autrefois, le premier soir d'arrivée || (N.a.fr.'' 16739)

Plusieurs procédés proustiens sont ici à l'œuvre: le rebond sur le mot «hôtel», la subordonnée relative qui développe ce mot, «désormais», longtemps et «autrefois» qui se répondent, le préfixe -re de repris et retrouver, c'est-à-dire l'utilisation de la polyptote, les deux modes utilisés pour le verbe retrouver, une fois au subjonctif, temps du virtuel et de l'absence, une fois à l'indicatif, temps de l'actualisation, ajoutage entre virgule qui étire la phrase.

De même, ce passage présente un exemple d'étirement par apposition:

Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes.[9]

On sait que le début et la fin de La Recherche étaient prévus dès le début. Cependant ce n'est certainement pas si simple; Nathalie Mauriac nous a montré comment un texte original pouvait éclater en plusieurs fragments et se disséminer. Le phénomène devient significatif quand l'interpolation vient insérer du passé dans du présent:

C’était, ce Guermantes, comme le cadre d’un roman, un paysage imaginaire que j’avais peine à me représenter et d’autant plus le désir de découvrir, enclavé au milieu de terres et de routes réelles qui tout à coup s’imprégneraient de particularités héraldiques, à deux lieues d’une gare; [...][10]

Le «paysage imaginaire» se rapporte à la mémoire tandis que les «routes réelles» se rapportent aux véritables voies de communication, lieu d'un souvenir imaginaire. Il y a là une science de la topographie de la réalité et de la mémoire, comme cela a déjà été dit ici. Il faut donc posséder des repères intérieurs: «et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue... mais... c’est dans mon cœur...»[11] Proust est sensible à tout ce qui rappelle le passé, à une parlure archaïsante, une lustrine verte, des meubles, ainsi qu'on le voit pour Brichot qui retrouve dans le nouveau salon des Verdurins des traces de l'ancien:

Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés ici [...] intégraient dans le salon actuel des parties de l’ancien qui par moments l’évoquaient jusqu’à l’hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d’évoquer au sein de la réalité ambiante des fragments d’un monde détruit [...]. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que comme une personne il avait un passé, une mémoire [...]; encombrement joli [...] des cadeaux de fidèles [...]; profusion des bouquets de fleurs, des boîtes de chocolat, qui systématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un mode de floraison identique ; interpolation curieuse des objets singuliers et superflus qui ont encore l’air de sortir de la boîte où ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu’ils ont été d’abord, des cadeaux du Premier Janvier; [...][12]

Toute beauté passe par la reconnaissance. La mémoire supprime la dimension du temps.
La parenthèse possède ses propres points de repère, elle peut posséder un verbe. Elle permet d'éloigner la psychologie plane. Elle est un signifiant graphique qui met en scène le signifié. Elle permet d'ajouter une quatrième dimension au texte:

[...] tout cela faisait d’elle pour moi quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –, déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux; dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l’épaisseur de ses murs, [...][13]

On remarque que la parenthèse explique aussitôt «quatre», elle présente un continuum spatio-temporel.

De même dans Contre Sainte-Beuve, l'espace prend explicitement la forme du temps: «Ce qui est beau à Guermantes, c'est que les siècles qui ne sont plus essayent d'être encore; le temps y a pris la forme de l'espace, mais on le reconnaît bien.»[14]

Proust est un virtuose des tempi. Le mouvement de son écriture suit les irrégularités de la mémoire.

[...] si, (bien que ce fût la distraction – le désir de Mlle d’Éporcheville – qui m’eût rendu tout d’un coup l’oubli effectif et sensible) il reste que c’est le temps qui amène progressivement l’oubli, l’oubli n’est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l’espace. [...] cet oubli de tant de choses, me séparant, par des espaces vides, d’événements tout récents qu’ils me faisaient paraître anciens, puisque j’avais eu ce qu’on appelle « le temps » de les oublier, c'était son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire – comme une brume épaisse sur l’océan, et qui supprime les points de repère des choses – qui détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l’étais en réalité.[15]

Les erreurs d’optique permettent d’accéder aux vérité esthétiques. La parenthèse distend la temporalité, il ne s’agit pas du temps des mathématiciens, comme s’il y avait des séries temporaires différentes et parallèles. Ainsi la préface de Sésame et les lys, édité à part sous le titre Sur la lecture, commence ainsi:

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

Ce passage nous rappelle bien sûr cet autre du Temps retrouvé:

Bien plus, une chose que nous vîmes à une certaine époque, un livre que nous lûmes ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu’il y avait autour de nous ; il le reste aussi fidèlement à ce que nous étions alors, il ne peut plus être repassé que par la sensibilité, par la personne que nous étions alors ; si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu’il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu’il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. Que je revoie une chose d’un autre temps, c’est un autre jeune homme qui se lèvera.[16]

Le temps est écartelé, le présent lourd de tout ce que nous fûmes:

Souvent dans l’Évangile de saint Luc, rencontrant les deux points qui l’interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé, j’ai entendu le silence du fidèle qui venait d’arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s’étant scindée pour l’enclore, en avait gardé la forme ; et plus d’une fois, tandis que je lisais, il m’apporta le parfum d’une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l’Assemblée et qui ne s’était pas évaporé depuis près dix-sept siècles.[17]

On a ici une mise en abyme de la lecture même: le lecteur lisant Saint Luc songe au lecteur lisant Saint Luc songeant à la Bible...
La préface se poursuit et se termine ainsi, les parenthèses protégeant les espaces du passé [Isabelle Serça s'est excusée de ne pas avoir le temps de tout lire et de massacrer le passage par des extraits, je vous livre l'intégralité du passage]:

Que de fois, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi, inséré dans l’heure présente, un peu du passé, cette impression de rêve qu’on ressent à Venise sur la Piazetta, devant ses deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux grecs, l’une le Lion de Saint-Marc, l’autre saint Théodore foulant aux pieds le crocodile, – belles étrangères venues d’Orient sur la mer qu’elles regardent au loin et qui vient mourir à leurs pieds, et qui toutes deux, sans comprendre les propos échangés autour d’elles dans une langue qui n’est pas celle de leur pays, sur cette place publique où brille encore leur sourire distrait, continuent à attarder au milieu de nous leurs jours du XIIe siècle qu’elles intercalent dans notre aujourd’hui. Oui, en pleine place publique, au milieu d’aujourd’hui dont il interrompt à cet endroit l’empire, un peu du XIIe siècle, du XIIe siècle depuis si longtemps enfui, se dresse en un double élan léger de granit rose. Tout autour, les jours actuels, les jours que nous vivons circulent, se pressent en bourdonnant autour des colonnes, mais là brusquement s’arrêtent, fuient comme des abeilles repoussées ; car elles ne sont pas dans le présent, ces hautes et fines enclaves du passé, mais dans un autre temps où il est interdit au présent de pénétrer. Autour des colonnes roses, jaillies vers leurs larges chapiteaux, les jours actuels se pressent et bourdonnent. Mais, interposées entre eux, elles les écartent, réservant de toute leur mince épaisseur la place inviolable du Passé : – du Passé familièrement surgi au milieu du présent, avec cette couleur un peu irréelle des choses qu’une sorte d’illusion nous fait voir à quelques pas, et qui sont en réalité situées à bien des siècles ; s’adressant dans tout son aspect un peu trop directement à l’esprit, l’exaltant un peu comme on ne saurait s’en étonner de la part du revenant d’un temps enseveli ; pourtant là, au milieu de nous, approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil.


La version, beaucoup plus précise il me semble, de sejan.

Notes

[1] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1033

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2

[3] Le Côté de chez Swann Clarac t2 p.985

[4] Du côté de chez Swann Clarac t1/ Tadié t1 p.184

[5] La Fugitive, Clarac t3 p.592

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1044

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.924

[8] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p. / Tadié t3 p.169

[9] Du côté de chez Swann, Clarac t1 p. / Tadié t1 p.101

[10] Le Côté de Guermantes Clarac t2 p.14/ Tadié t2 p.315

[11] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.67

[12] La Prisonnière Clarac t3 p.285 / Tadié t3 p.789

[13] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.61/ Tadié t1 p.60

[14] Contre Sainte-Beuve, Folio p.279 (début du chapitre Retour à Guermantes)

[15] La Fugitive, Clarac t3 p.593/ Albertine disparue Tadié t4, p.173

[16] Le Temps retrouvé Clarac t3 p885

[17] Sur la lecture, dernières pages

cours n° 10 : le XVIIIe siècle dans La Recherche

Voici donc le début de l’acte III. Il reste encore quatre leçons et il est temps d’aller au cœur des choses après avoir autant tourné autour : nous avons parlé de l’espace, de l’épaisseur, de géologie, de botanique…

Il nous faut maintenant étudier les rapports entre la création littéraire et la conscience historique, comment la littérature passe dans la littérature, comme la littérature passe par la littérature, comment la littérature infléchit notre conception de la littérature : comment la littérature se souvient de son propre présent, comment elle transforme, elle infléchit, la société.

La littérature est épaisse, on ne peut la réduire à une source unique ou une référence. Les sources sont diffuses, l’allusion dénote une source et se dissémine dans le texte, nécessitant des fouilles compliquées dans la géologie et l’archéologie des textes.
C’est particulièrement vrai pour Proust. On a parfois appelé La Recherche un roman total, une sorte de mémoire absolue. Barthes disait «La Recherche du Temps perdu est l’une des grandes cosmogonies que le XIXe siècle a su produire après Balzac, Dickens, Zola, dont le caractère statutaire est d’être des espaces infiniment explorables.»
Comme vous le savez, on ne relit jamais les mêmes pages et on n’en sort pas une fois qu’on y est entré.

Barthes disait: «Je comprends que l'œuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire.» Elle est comme une montrueuse éponge de tous les savoirs et de l’air du temps, elle comprend tout, non seulement la littérature, mais tous les arts, tous les savoirs contemporains, médecine, diplomatie, généalogie, héraldique, toponymie, stratégie militaire, cuisine, bonne manières,… Il s’agit d’un dépôt des savoirs de la culture française, dépôt peut-être daté, d’ailleurs.

Je voudrais essayer de prendre les choses à rebours. La question devient donc : qu’est-ce qui n’y est pas ? Essayons de reprendre La Recherche du côté de ses lacunes.
Si l’on reprend l’index de La Recherche ou l’index de la correspondance établie par les chercheurs japonais, que ne trouve-t-on pas dans La Recherche, et pourquoi?
Le trou de mémoire le plus fameux, et bien connu, dans la culture littéraire de Proust, concerne la littérature du XVIIIe siècle. Cela pose une importante question.

Proust était lycéen au début des années 1880 à Condorcet, à l’école de la IIIe République, l’école de Jules Ferry, qui favorisait la connaissances des philosophes et des Lumières. Comment Proust a-t-il pu échapper à cette influence?
Il semble que, très jeune, Proust lui résistait, son tempérament était étranger à cette littérature. En 1889, il a 18 ans et passe le baccalauréat es-lettres. Marcel est à Ostende et sa mère dans le Béarn. Ils s’écrivent tous les jours. Sa mère lui écrit:«Cher petit pauvre loup, je ne puis rien te dire de mes lectures, mon grand, parce que je suis toute à Mme du Deffand et que tu dédaignes, je crois, le XVIIIe siècle.».
Plus haut dans la même lettre de septembre 1889, Mme Proust évoque les études de Robert. Il a pour précepteur Léon Brunschvicg. (Léon Brunschvicg est professeur à Condorcet qui a été au début du XXe siècle une pépinière pour la bourgeoisie juive: les trois fils les plus fameux sont les Reynac, il y a aussi les Halévy.) Il donne pour sujet de dissertation à Robert: «Comparez les deux révolutions du Cid et d'Andromaque». «Moi je ne connaissais que 89 et 48», [rires dans la salle] note Mme Proust. Elle ne parle ni de 1830 ni de 1871, la Commune. (On se souvient que Proust est né l’année de la Commune). Nous sommes en septembre 1889, c’est l’année de la crise du boulangisme et du centenaire de la Révolution française, cetterévolution qui a émancipé les Juifs de Paris, leur a donné les libertés civile et politique, Mme Proust ne l’oublie pas.
Derrière ce mépris de Proust pour le XVIIIe siècle, il y a à la fois le mépris des salons et des Lumières.

Dans la lettre suivante, Mme Proust écrit «Mme du Deffand est la seule relation que je ne dédaigne pas et que je cultive, elle m’amuse mais jamais nous ne nous lieront d'une intimité cordiale comme avec Mme de Rémusat». Mme de Rémusat était la dame de compagnie de l'impératrice de Joséphine, on s’en souvient, elle servira de modèle parmi d'autres à Mme de Beausergent dans La Recherche. Proust s'en moquera:

Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d’à propos Sophocle, Schiller et l’Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand’mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.[1]

En septembre 1889, nous sommes à la veille des élections législatives, celles qui vont marquer la fin du boulangisme, entreprise qui fut la dernière à menacer véritablement la République. La mère de Proust écrit à son fils: «En politique, je suis comme toi, mon grand, du grand parti «conservateur libéral intelligent». Réfléchissons à cette expression «conservateur libéral intelligent», ça fait rêver [rires], ces mots sont entre guillemets comme si Mme Proust citait son fils, ou comme si c’était un cliché, ou comme si c’était une utopie. C'est le parti du journal Le Temps (Anatole France), c'est la Revue des deux-Mondes (Brunetière). Juliette Adam parlera de la « République athénienne » à propos de la République de Gambetta, république bourgeoise, modérée, orléaniste.

Deux ans plus tôt, le 14 juillet 1887, Proust qui avait alors 16 ans écrivit à Antoinette Faure, fille de Félix Faure, futur président de la République, alors député du Havre. Proust lui raconte que sa mère a déchiré la lettre qu'il lui avait écrite. «Croirez-vous que Maman m'a déchiré une lettre pour vous. L'écriture était trop mauvaise. Au fond, je crois qu'un grand éloge de notre brave général, du soldat simple et sublime comme dit le petit Boulanger, a excité les vieux sentiments orléanistes républicain de Madame Jeanne Proust.» On était alors à l’apogée du boulangisme. Boulanger avait été limogé en juillet et envoyé à Clermont-Ferrand. Une manifestation empêche son départ de Paris. Le jeune Proust est emporté par l’enthousiasme pour Boulanger, ce qui va à l’encontre des «vieux sentiments orléanistes républicains» —citation de la lettre de Proust— de Mme Proust. Il s’agit du sentiment de la vieille bourgeoisie israélite parisienne qui n’a jamais été aussi heureuse que sous la monarchie de Juilliet, qui s'est ralliée au second Empire et s’est accommodée à la République. Le boulangisme est la queue de la Révolution, la queue du XVIIIe siècle.

En septembre 1889, Proust à Ostende écrit à son grand-père à Paris. Il s’inquiète des résultats du premiers tours des élections du 22 septembre 1889: «Serais-tu assez gentil de m'écrire ce soir ce que tu penses des résultats actuels.» La majorité est-elle révisionniste, monarche/boulange/bonape ou républicaine ? Nous assistons ici à la queue des Lumières.
Le refus des Lumières est donc ancien et constant.
Pour Proust, à la différence de sa femme, les valeurs de la République sont acquises et irréversibles. Julien Benda, qui était au lycée Charlemagne, contemporain de Prousrt, raconte lui aussi dans La Jeunesse d'un clerc les opinions familiales: l'égalité civique, la laïcité et la liberté individuelle ne peuvent être remises en cause.
En ce qui concerne l'égalitarisme politique, la justice sociale, le XIXe siècle doit s'arrêter là.

Dans Jean Santeuil on perçoit également cette méfiance à l'égard du XVIIIe siècle. Quand il s'agit de montrer la défiance de Santeuil envers l'écrivain, Proust oppose M. de Traves, génial romancier, mais matérialiste et sceptique, dont le modèle serait Anatole France, à M. Beulier, professeur de philosophie, dont le modèle est Alphonse Daru. Jean Santeuil penche vers M. Beulier et l'idéalisme.
Proust penche vers le spiritualisme. Il considère que le matérialisme n'est qu'un fatigant monceau d'erreurs.

De quoi qu'on parlât, M. de Traves s'attachait en tout à des choses qui laissait Jean si indifférent qu'il cessait bientôt d'écouter: jamais de vue générale dans le genre de celles que développait M. Beulier, jamais de vues oraculaires sur l'art, sur l'intelligence, mais un fait, le sens des mots. [...] Ranger des bibliothèques, chercher des bibelots, tels étaient ses plus vifs désirs, auxquels Jean demeurait tout à fait étranger.[2]

Monsieur de Traves incarne l'esprit du XVIIIe siècle: la bibliophilie, le goût des objets. Il rencontre l'opposition de Jean Santeuil:

Quant à la littérature, il [M.de Traves n'aimait que celle du XVIIIe] que Jean tenait pour nulle, puisqu'elle n'était nullement, à sa manière, comme la littérature du XIXe siècle, l'expression des vérités mystérieuses qui était pour lui la seule vérité.

On voit là se dessiner une opposition très nette entre la matière et le mystère. Cette idée se retrouve dans la Recherche du temps perdu. Contre la thèse de M.de Traves que la beauté est dans les choses et non dans la manière dont les choses sont vues. Par exemple quand le narrateur découvre Miss Sacripant chez Elstir, le narrateur en profite pour attaquer cette conception du beau:

comme si, ce charme, le peintre n’avait eu qu’à le découvrir, qu’à l’observer, matériellement réalisé déjà dans la nature et à le reproduire. Que de tels objets puissent exister, beaux en dehors même de l’interprétation du peintre, cela contente en nous un matérialisme inné, combattu par la raison, et sert de contrepoids aux abstractions de l’esthétique.[3]

Cette littérature que Jean tient pour nulle, c'est celui du scepticisme rationnel franc-maçon, mais c'est aussi celle d'Anatole France ou des Goncourt, qui ont véritablement promu Watteau, Fragonard, Chardin dans leur livre L'Art du XVIIIe siècle. On tient là une opposition fondamentale. Chaque fois que Proust évoque le XVIIIe siècle, il y a cette dimension. Il reproche à Stendhal son goût pour Voltaire et son ironie à la Voltaire. Proust n'éprouve que de l'indifférence, voire de la haine, à l'égard du XVIIIe siècle. Paradoxalement, "le XVIIIe siècle" est cité vingt-sept fois, beaucoup plus que tous les autres dans La Recherche. Alors que le XIXe siècle est pratiquement absent en tant que siècle et qu'on rencontre Balzac, Hugo, Wagner, Baudelaire, comme le XVIIe siècle, représenté par une série d'individus — La Fontaine, Racine, Molière, Sévigné —, par des hommes, et non résumés sous un style, le XVIIIe siècle n'est qu'un style, un style au sens Goncourt, au sens des historiens de l'art.
La seule occurence dans La Recherche du temps perdu où les artistes du XVIIIe siècle sont sauvés, c'est face aux révolutionnaires:

N’imitons pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s’ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution.[4]

On pense à Anatole France et Les Dieux ont soif dans lequel les révolutionnaires veulent détuire des peintures du XVIIIe siècle.

A l'opposé ontrouve les Goncourt, qui se sont affirmés comme les inventeurs de ce siècle. Dans sa préface de ''Chérie'', Jules de Goncourt dit à son frère combien ils ont été importants:

Or la recherche du vrai en littérature, la résurrection de l'art du XVIIIe siècle, la victoire du japonisme : ce sont, sais-tu, - ajouta-t-il après un silence, et avec un réveil de la vie intelligente dans l'œil, - ce sont les trois grands mouvements littéraires et artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle… et nous les aurons menés, ces trois mouvements… nous, pauvres obscurs. Eh bien! quand on a fait cela… c'est vraiment difficile de n'être pas quelqu'un dans l'avenir.»

Cela explique la densité des références au XVIIIe siècle dans le pastiche des Goncourt. Le XVIIIe siècle, c'est celui qui entretient le goût des curiosités et de l'antiquariat, comme on le voit avec L'enseigne du petit Dunkerque, boutique voisine de l'hôtel des Verdurin:

une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d'oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères [5]

Un peu plus loin :

le rayonnement d'une ondée, d'une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d'un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle[6]

Voltaire, Rousseau et Diderot sont à peu près totalement absent de La Recherche, tout comme le XVIIIe siècle des salons, des femmes, tels que le décrivent les Goncourt.
Pratiquement la seule référence à Diderot dans La Recherche apparaît dans le pastiche des Goncourt:

l'eau me vient à la bouche de la vie qu'elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon si vaste qu'il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me faisant penser à celle qu'évoque ce chef-d'œuvre de Diderot, les Lettres à Mademoiselle Volland.[7]

Charlus pour sa part s'étonne durant la guerre de la conversion de Brichot qui était jusque là un classique. La guerre a fait de lui un moderniste:

Tout au plus est-il étrange qu’un partisan aveugle de l’Antiquité comme Brichot, qui n’avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d’Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu’Austerlitz même, ce n’était rien à côté de Vauquois.[8]

On peut évoquer la mauvaise blague qui intervient à plusieurs reprises à propos de Watteau, Watteau à vapeur, que l'on trouve dans la bouche de Saniette.

– Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j’aime mieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe siècle fébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire.[9]

Le XVIIIe siècle est le seul siècle à posséder une réalité d'ensemble, tandis que le XVIIe et le XIXe siècle n'ont aucune unité, il s'agit d'écrivains individuels. On assiste en corrolaire à l'apologie du XVIIe siècle, monarchiste, catholique et classique. Il y a une résistance au XVIIIe siècle mais pas dans un sens monarchiste à la Maurras, qui assimile révolution, romantisme et République.

Proust se montre régulièrement ironique envers la Révolution, les Lumières et l'égalitarisme mais pour lui la République est acquise.
Revenons aux éléctions de 1893. Ce sont les premières auquelles Proust ait voté. Elles sont évoquées dans Jean Santeuil. Jean Santeuil rentre chez lui et à une conversation avec sa mère et son père est absent:

C'était jour d'élection. — Pour qui votes-tu, lui dit sa mère. — Pour Denys Cochin. Et papa? — Il aurait voté pour Passy. — Eh bien je voterai Passy, car je suis son fils avant d'être moi. [10]

Frédéric Passy était un bon Républicain, prix Nobel de la paix. Il était opposé à Denys Cochin, orléaniste, catholique, favorable à la monarchie constitutionnelle.
Le texte se poursuit ainsi:

Jamais il ne vota avec tant de plaisir. Il revint joyeux de la mairie avec l'émotion contenue que donne à tout conservateur le sentiment de la solidarité et de la tradition.

Le jeune Jean Santeuil renonce à voter pour le candidat conservateur au nom d'un sentiment encore plus conservateur.

Frédéric Passy sera battu.
Plus tard, Proust s'opposera à la séparation de l'Eglise et de l'Etat et rejoindra le parti de Cochin.


ajout le 5 mars 2007 : la version de sejan.

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.492

[2] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 479-480, voir la citation intégrale dans les commentaires

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.847

[4] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.888

[5] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.710/ Tadié t4 p.285

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.714/ Tadié t4 p.288

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.713/ Tadié t4 p.288

[8] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.779

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.938

[10] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 857, voir la citation intégrale dans les commentaires

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