Voici donc le début de l’acte III. Il reste encore quatre leçons et il est temps d’aller au cœur des choses après avoir autant tourné autour : nous avons parlé de l’espace, de l’épaisseur, de géologie, de botanique…

Il nous faut maintenant étudier les rapports entre la création littéraire et la conscience historique, comment la littérature passe dans la littérature, comme la littérature passe par la littérature, comment la littérature infléchit notre conception de la littérature : comment la littérature se souvient de son propre présent, comment elle transforme, elle infléchit, la société.

La littérature est épaisse, on ne peut la réduire à une source unique ou une référence. Les sources sont diffuses, l’allusion dénote une source et se dissémine dans le texte, nécessitant des fouilles compliquées dans la géologie et l’archéologie des textes.
C’est particulièrement vrai pour Proust. On a parfois appelé La Recherche un roman total, une sorte de mémoire absolue. Barthes disait «La Recherche du Temps perdu est l’une des grandes cosmogonies que le XIXe siècle a su produire après Balzac, Dickens, Zola, dont le caractère statutaire est d’être des espaces infiniment explorables.»
Comme vous le savez, on ne relit jamais les mêmes pages et on n’en sort pas une fois qu’on y est entré.

Barthes disait: «Je comprends que l'œuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire.» Elle est comme une montrueuse éponge de tous les savoirs et de l’air du temps, elle comprend tout, non seulement la littérature, mais tous les arts, tous les savoirs contemporains, médecine, diplomatie, généalogie, héraldique, toponymie, stratégie militaire, cuisine, bonne manières,… Il s’agit d’un dépôt des savoirs de la culture française, dépôt peut-être daté, d’ailleurs.

Je voudrais essayer de prendre les choses à rebours. La question devient donc : qu’est-ce qui n’y est pas ? Essayons de reprendre La Recherche du côté de ses lacunes.
Si l’on reprend l’index de La Recherche ou l’index de la correspondance établie par les chercheurs japonais, que ne trouve-t-on pas dans La Recherche, et pourquoi?
Le trou de mémoire le plus fameux, et bien connu, dans la culture littéraire de Proust, concerne la littérature du XVIIIe siècle. Cela pose une importante question.

Proust était lycéen au début des années 1880 à Condorcet, à l’école de la IIIe République, l’école de Jules Ferry, qui favorisait la connaissances des philosophes et des Lumières. Comment Proust a-t-il pu échapper à cette influence?
Il semble que, très jeune, Proust lui résistait, son tempérament était étranger à cette littérature. En 1889, il a 18 ans et passe le baccalauréat es-lettres. Marcel est à Ostende et sa mère dans le Béarn. Ils s’écrivent tous les jours. Sa mère lui écrit:«Cher petit pauvre loup, je ne puis rien te dire de mes lectures, mon grand, parce que je suis toute à Mme du Deffand et que tu dédaignes, je crois, le XVIIIe siècle.».
Plus haut dans la même lettre de septembre 1889, Mme Proust évoque les études de Robert. Il a pour précepteur Léon Brunschvicg. (Léon Brunschvicg est professeur à Condorcet qui a été au début du XXe siècle une pépinière pour la bourgeoisie juive: les trois fils les plus fameux sont les Reynac, il y a aussi les Halévy.) Il donne pour sujet de dissertation à Robert: «Comparez les deux révolutions du Cid et d'Andromaque». «Moi je ne connaissais que 89 et 48», [rires dans la salle] note Mme Proust. Elle ne parle ni de 1830 ni de 1871, la Commune. (On se souvient que Proust est né l’année de la Commune). Nous sommes en septembre 1889, c’est l’année de la crise du boulangisme et du centenaire de la Révolution française, cetterévolution qui a émancipé les Juifs de Paris, leur a donné les libertés civile et politique, Mme Proust ne l’oublie pas.
Derrière ce mépris de Proust pour le XVIIIe siècle, il y a à la fois le mépris des salons et des Lumières.

Dans la lettre suivante, Mme Proust écrit «Mme du Deffand est la seule relation que je ne dédaigne pas et que je cultive, elle m’amuse mais jamais nous ne nous lieront d'une intimité cordiale comme avec Mme de Rémusat». Mme de Rémusat était la dame de compagnie de l'impératrice de Joséphine, on s’en souvient, elle servira de modèle parmi d'autres à Mme de Beausergent dans La Recherche. Proust s'en moquera:

Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d’à propos Sophocle, Schiller et l’Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand’mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.[1]

En septembre 1889, nous sommes à la veille des élections législatives, celles qui vont marquer la fin du boulangisme, entreprise qui fut la dernière à menacer véritablement la République. La mère de Proust écrit à son fils: «En politique, je suis comme toi, mon grand, du grand parti «conservateur libéral intelligent». Réfléchissons à cette expression «conservateur libéral intelligent», ça fait rêver [rires], ces mots sont entre guillemets comme si Mme Proust citait son fils, ou comme si c’était un cliché, ou comme si c’était une utopie. C'est le parti du journal Le Temps (Anatole France), c'est la Revue des deux-Mondes (Brunetière). Juliette Adam parlera de la « République athénienne » à propos de la République de Gambetta, république bourgeoise, modérée, orléaniste.

Deux ans plus tôt, le 14 juillet 1887, Proust qui avait alors 16 ans écrivit à Antoinette Faure, fille de Félix Faure, futur président de la République, alors député du Havre. Proust lui raconte que sa mère a déchiré la lettre qu'il lui avait écrite. «Croirez-vous que Maman m'a déchiré une lettre pour vous. L'écriture était trop mauvaise. Au fond, je crois qu'un grand éloge de notre brave général, du soldat simple et sublime comme dit le petit Boulanger, a excité les vieux sentiments orléanistes républicain de Madame Jeanne Proust.» On était alors à l’apogée du boulangisme. Boulanger avait été limogé en juillet et envoyé à Clermont-Ferrand. Une manifestation empêche son départ de Paris. Le jeune Proust est emporté par l’enthousiasme pour Boulanger, ce qui va à l’encontre des «vieux sentiments orléanistes républicains» —citation de la lettre de Proust— de Mme Proust. Il s’agit du sentiment de la vieille bourgeoisie israélite parisienne qui n’a jamais été aussi heureuse que sous la monarchie de Juilliet, qui s'est ralliée au second Empire et s’est accommodée à la République. Le boulangisme est la queue de la Révolution, la queue du XVIIIe siècle.

En septembre 1889, Proust à Ostende écrit à son grand-père à Paris. Il s’inquiète des résultats du premiers tours des élections du 22 septembre 1889: «Serais-tu assez gentil de m'écrire ce soir ce que tu penses des résultats actuels.» La majorité est-elle révisionniste, monarche/boulange/bonape ou républicaine ? Nous assistons ici à la queue des Lumières.
Le refus des Lumières est donc ancien et constant.
Pour Proust, à la différence de sa femme, les valeurs de la République sont acquises et irréversibles. Julien Benda, qui était au lycée Charlemagne, contemporain de Prousrt, raconte lui aussi dans La Jeunesse d'un clerc les opinions familiales: l'égalité civique, la laïcité et la liberté individuelle ne peuvent être remises en cause.
En ce qui concerne l'égalitarisme politique, la justice sociale, le XIXe siècle doit s'arrêter là.

Dans Jean Santeuil on perçoit également cette méfiance à l'égard du XVIIIe siècle. Quand il s'agit de montrer la défiance de Santeuil envers l'écrivain, Proust oppose M. de Traves, génial romancier, mais matérialiste et sceptique, dont le modèle serait Anatole France, à M. Beulier, professeur de philosophie, dont le modèle est Alphonse Daru. Jean Santeuil penche vers M. Beulier et l'idéalisme.
Proust penche vers le spiritualisme. Il considère que le matérialisme n'est qu'un fatigant monceau d'erreurs.

De quoi qu'on parlât, M. de Traves s'attachait en tout à des choses qui laissait Jean si indifférent qu'il cessait bientôt d'écouter: jamais de vue générale dans le genre de celles que développait M. Beulier, jamais de vues oraculaires sur l'art, sur l'intelligence, mais un fait, le sens des mots. [...] Ranger des bibliothèques, chercher des bibelots, tels étaient ses plus vifs désirs, auxquels Jean demeurait tout à fait étranger.[2]

Monsieur de Traves incarne l'esprit du XVIIIe siècle: la bibliophilie, le goût des objets. Il rencontre l'opposition de Jean Santeuil:

Quant à la littérature, il [M.de Traves n'aimait que celle du XVIIIe] que Jean tenait pour nulle, puisqu'elle n'était nullement, à sa manière, comme la littérature du XIXe siècle, l'expression des vérités mystérieuses qui était pour lui la seule vérité.

On voit là se dessiner une opposition très nette entre la matière et le mystère. Cette idée se retrouve dans la Recherche du temps perdu. Contre la thèse de M.de Traves que la beauté est dans les choses et non dans la manière dont les choses sont vues. Par exemple quand le narrateur découvre Miss Sacripant chez Elstir, le narrateur en profite pour attaquer cette conception du beau:

comme si, ce charme, le peintre n’avait eu qu’à le découvrir, qu’à l’observer, matériellement réalisé déjà dans la nature et à le reproduire. Que de tels objets puissent exister, beaux en dehors même de l’interprétation du peintre, cela contente en nous un matérialisme inné, combattu par la raison, et sert de contrepoids aux abstractions de l’esthétique.[3]

Cette littérature que Jean tient pour nulle, c'est celui du scepticisme rationnel franc-maçon, mais c'est aussi celle d'Anatole France ou des Goncourt, qui ont véritablement promu Watteau, Fragonard, Chardin dans leur livre L'Art du XVIIIe siècle. On tient là une opposition fondamentale. Chaque fois que Proust évoque le XVIIIe siècle, il y a cette dimension. Il reproche à Stendhal son goût pour Voltaire et son ironie à la Voltaire. Proust n'éprouve que de l'indifférence, voire de la haine, à l'égard du XVIIIe siècle. Paradoxalement, "le XVIIIe siècle" est cité vingt-sept fois, beaucoup plus que tous les autres dans La Recherche. Alors que le XIXe siècle est pratiquement absent en tant que siècle et qu'on rencontre Balzac, Hugo, Wagner, Baudelaire, comme le XVIIe siècle, représenté par une série d'individus — La Fontaine, Racine, Molière, Sévigné —, par des hommes, et non résumés sous un style, le XVIIIe siècle n'est qu'un style, un style au sens Goncourt, au sens des historiens de l'art.
La seule occurence dans La Recherche du temps perdu où les artistes du XVIIIe siècle sont sauvés, c'est face aux révolutionnaires:

N’imitons pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s’ils ne les détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution.[4]

On pense à Anatole France et Les Dieux ont soif dans lequel les révolutionnaires veulent détuire des peintures du XVIIIe siècle.

A l'opposé ontrouve les Goncourt, qui se sont affirmés comme les inventeurs de ce siècle. Dans sa préface de ''Chérie'', Jules de Goncourt dit à son frère combien ils ont été importants:

Or la recherche du vrai en littérature, la résurrection de l'art du XVIIIe siècle, la victoire du japonisme : ce sont, sais-tu, - ajouta-t-il après un silence, et avec un réveil de la vie intelligente dans l'œil, - ce sont les trois grands mouvements littéraires et artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle… et nous les aurons menés, ces trois mouvements… nous, pauvres obscurs. Eh bien! quand on a fait cela… c'est vraiment difficile de n'être pas quelqu'un dans l'avenir.»

Cela explique la densité des références au XVIIIe siècle dans le pastiche des Goncourt. Le XVIIIe siècle, c'est celui qui entretient le goût des curiosités et de l'antiquariat, comme on le voit avec L'enseigne du petit Dunkerque, boutique voisine de l'hôtel des Verdurin:

une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d'oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères [5]

Un peu plus loin :

le rayonnement d'une ondée, d'une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d'un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle[6]

Voltaire, Rousseau et Diderot sont à peu près totalement absent de La Recherche, tout comme le XVIIIe siècle des salons, des femmes, tels que le décrivent les Goncourt.
Pratiquement la seule référence à Diderot dans La Recherche apparaît dans le pastiche des Goncourt:

l'eau me vient à la bouche de la vie qu'elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon si vaste qu'il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me faisant penser à celle qu'évoque ce chef-d'œuvre de Diderot, les Lettres à Mademoiselle Volland.[7]

Charlus pour sa part s'étonne durant la guerre de la conversion de Brichot qui était jusque là un classique. La guerre a fait de lui un moderniste:

Tout au plus est-il étrange qu’un partisan aveugle de l’Antiquité comme Brichot, qui n’avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d’Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu’Austerlitz même, ce n’était rien à côté de Vauquois.[8]

On peut évoquer la mauvaise blague qui intervient à plusieurs reprises à propos de Watteau, Watteau à vapeur, que l'on trouve dans la bouche de Saniette.

– Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j’aime mieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe siècle fébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire.[9]

Le XVIIIe siècle est le seul siècle à posséder une réalité d'ensemble, tandis que le XVIIe et le XIXe siècle n'ont aucune unité, il s'agit d'écrivains individuels. On assiste en corrolaire à l'apologie du XVIIe siècle, monarchiste, catholique et classique. Il y a une résistance au XVIIIe siècle mais pas dans un sens monarchiste à la Maurras, qui assimile révolution, romantisme et République.

Proust se montre régulièrement ironique envers la Révolution, les Lumières et l'égalitarisme mais pour lui la République est acquise.
Revenons aux éléctions de 1893. Ce sont les premières auquelles Proust ait voté. Elles sont évoquées dans Jean Santeuil. Jean Santeuil rentre chez lui et à une conversation avec sa mère et son père est absent:

C'était jour d'élection. — Pour qui votes-tu, lui dit sa mère. — Pour Denys Cochin. Et papa? — Il aurait voté pour Passy. — Eh bien je voterai Passy, car je suis son fils avant d'être moi. [10]

Frédéric Passy était un bon Républicain, prix Nobel de la paix. Il était opposé à Denys Cochin, orléaniste, catholique, favorable à la monarchie constitutionnelle.
Le texte se poursuit ainsi:

Jamais il ne vota avec tant de plaisir. Il revint joyeux de la mairie avec l'émotion contenue que donne à tout conservateur le sentiment de la solidarité et de la tradition.

Le jeune Jean Santeuil renonce à voter pour le candidat conservateur au nom d'un sentiment encore plus conservateur.

Frédéric Passy sera battu.
Plus tard, Proust s'opposera à la séparation de l'Eglise et de l'Etat et rejoindra le parti de Cochin.


ajout le 5 mars 2007 : la version de sejan.

Notes

[1] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.492

[2] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 479-480, voir la citation intégrale dans les commentaires

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.847

[4] Le Temps retrouvé Clarac t3 p.888

[5] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.710/ Tadié t4 p.285

[6] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.714/ Tadié t4 p.288

[7] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.713/ Tadié t4 p.288

[8] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.779

[9] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.938

[10] Jean Santeuil, Pléiade Clarac p 857, voir la citation intégrale dans les commentaires