Cette fois-ci, j'ai failli abandonner. Ce ne fut pas un cours difficile, ce fut une parodie de cours. La technicité des termes était gênante pour des personnes comme nous, peu familières du vocabulaire. L'intervenante lançait en rafale trois mos techniques par phrase. La grande difficulté de l'exercice, c'est que Sophie Duval a donné des définitions précises à des mots qui dans le vocabulaire courant sont plus ou moins synonymes: parodie, humour, ironie, travestissement, retournement, burlesque, etc, ce qui fait que retranscrire à peu près, c'est pratiquement à coup sûr retranscrire un faux-sens ou un contresens. C'est dommage. Et la cassette est à nouveau inutilisable.
J'ai failli poser mon stylo et vous remettre à la sauvegarde de Sejan. Un reste de je-ne-sais-quoi, le refus de se reconnaître battue, m'a fait prendre quelques notes en travers de la page et remplir finalement les huit pages habituelles (car toujours une heure de cours se traduit par huit pages de notes, avec une régularité que je ne m'explique pas). Pourtant, le fond était intéressant, très intéressant, même; il montrait comment tous les mots, tous les passages, étaient toujours à double ou triple fond. Je pense que Sophie Duval publiera un article sur le sujet, qu'il faudra lire. Elle publie beaucoup, on peut s'en rendre compte en interrogeant fabula.org.

10 juin 2007 : Je profite de la diffusion du séminaire de Sophie Duval par France Culture pour en faire une transcription exacte.

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Sophie Duval est maître de conférence à l'université de Bordeau III. Elle a fait sa thèse sur l'ironie proustienne et la vision stéréoscopique, elle est spécialiste de la langue française. Elle a également écrit un livre sur la satire. Ces travaux rejoignent ceux d'Isabelle Serça.

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Peu avant sa mort Proust apprend que le titre de la traduction anglaise de son œuvre sera Remembrance of Things Past. Ignorant qu'il s'agit d'une citation d'un vers d'un sonnet de Shakespeare, Proust écrit à son traducteur pour lui expliquer que son titre ne signifie pas «souvenirs de choses passées», et pour lui expliquer aussi que, je cite, «l'amphibologie voulue de temps perdu qui se retrouve à la fin de l'ouvrage, le temps retrouvé». Or le terme amphibologie que Proust utilise ici vient du grec "amplibolos qui signifie "à double sens, équivoque", et en un sens matériel, "à double pointe, qui peut se lancer des deux côtés".
Une amphibologie, selon sa stricte définition, est un énoncé qui peut se comprendre en deux sens, en général à cause de sa construction syntaxique. C'est par exemple le cas de l'expression "mémoire de la littérature". Mais Proust parle d'amphibologie ici parce que le temps perdu suppose son inverse, son autre côté, le temps retrouvé. Ce que Proust appelle amphibologie consiste donc à faire pivoter le mot "temps" en deux sens différents, dont l'un seulement apparaît dans le titre général en appelant et en contenant en puissance celui qui n'est explicité que par le titre du dernier volume; le titre est un énoncé lancé vers les deux côtés du temps. L'amphibologie donc entendue selon Proust, c'est-à-dire au sens étymologique d'énoncé qui peut se lancer des deux côtés, dote ainsi l'expression usuel "temps perdu" d'une charge sémantique nouvelle, bidirectionnelle, qui en réactive le sens en le dédoublant.

Ce titre auquel Proust tient tant donne à lire une conception du style marquée par l'équivoque et une esthétique qui lie temps et double sens en apposant sur la couverture du livre un signe en forme paradoxale de flèche à double pointe.
Cette conception de l'amphibologie n'est pas sans rappeler ce que Proust appelle dans le langage qu'il adopte avec quelques intimes louchonnerie, terme ironique créé par Proust désigne une expression cliché, dont le ridicule et le mauvais goût vont d'après lui jusqu'à faire loucher. Ce néologisme vient de l'adjectif "louche", louche qui a d'abord signifié en français "qui ne voit pas bien" et ensuite "qui est atteint de strabisme", et à partir de l'idée de "manque de netteté", louche a pris le sens de suspect, "qui n'est pas honnête", et à partir de l'idée de divergence, il en est venu à qualifier un énoncé ambigü. La louchonnerie, formule stéréotypée à potentiel comique, au sens de Proust, permet d'associer les domaines visuel, moral et verbal.
Amphibologie et louchonnerie au sens de Proust s'articulent elles-mêmes comme les deux côtés d'un même concept. Elles proposent deux points de vue possibles sur un énoncé usuel dont l'ambiguïté recèle une possibilité de réactivation sémantique. L'amphibologie le considère du point de vue esthétique de la recréation ludique de la langue, et en cela, elle s'apparente à un humour poétique, un humour poétique que l'on pourrait figurer par une flèche à deux pointes. La louchonnerie l'envisage, elle, d'un point de vue stirique, pour en faire saillir le ridicule, et en cela elle relève de l'ironie, l'ironie que l'on pourrait figurer par la superposition de deux flèches divergentes, disposées en sens contraire, pour reprendre des mots de Proust.
Mais dans un cas comme dans l'autre, c'est la substance même de la langue, figée par son usage, qui offre à l'écrivain un matériau à travailler pour "se faire sa langue", selon une expression que Proust utilise dans une lettre à Madame Strauss. Cette créativité verbale, qui ré-anime et singularise la langue en la renversant frappe aussi une autre expression très remarquable de Proust, qui associe aussi temps et double sens, et dont il a été question ici, l'expression de réminiscence anticipée.
Cet énoncé paradoxal, qui est lui aussi lancé vers les deux côtés du temps, constitue quant à lui une amphibologie in presentia puisqu'y sont explicités les deux sens contraires. Mais si on le regarde d'un peu plus près on voit que s'y enchâssent une autre amphibologie, un peu plus discrète, sur le seul terme de "réminiscence". Réminiscence en effet a ici un sens mémoriel, celui de souvenirs qui est imposé par l'adjectif "anticipé", mais réminiscence a aussi un sens littéraire, celui d'influence, en raison du contexte élargi où Proust parle de la création littéraire, et le tout, donc, désigne un double sens, une sorte d'intertextualité à l'envers.
Or selon Proust la réminiscence au sens temporel découvre ce qu'il appelle une vérité, une vérité au point d'intersection analogique du présent et du passé, comme dans l'épisode de la madeleine.
Donc on peut se demander si la réminiscence, ou double sens mémoriel et littéraire, ne pourrait pas elle aussi, à la façon du miracle d'une analogie, c'est-à-dire à la façon de la métaphore, ne pourrait pas elle aussi dégager une vérité du rapport de deux objets différents, selon la définition de la métaphore qui est donnée dans Le Temps retrouvé: deux objets différents, qui seraient en l'occurence un texte antérieur et le texte de Proust lui-même.

L'intertextualité se prête en outre particulièrement bien au processus de l'amphibologie et de la louchonnerie, puisque justement elle joue sur le figement de l'énoncé appartenant à un texte du passé à l'intérieur d'un nouveau texte qui se l'approprie en le réactivant. L'intertextualité louchonne ou amphibologique propose donc à l'écrivain tout un éventail d'équivoque littéraire pour se faire sa langue.

La chute de Sodome
La fin de Sodome et Gomorrhe I fournit un cas d'ironie intertextuelle assez louchonne avec la réécriture de l'histoire de Sodome que Proust adapte de la Genèse. Globalement, ce texte est un travestissement burlesque, c'est-à-dire une réécriture à visée satirique qui reprend la trame d'origine en lui appliquant abaissement, carnavalisation et outrance caricaturale.
Mais Proust y mêle aussi de véritables détournements parodiques de situation, et surtout, il détourne l'histoire elle-même par un complet renversement, ce qui fait donc de ce texte un mixte de parodie et de travestissement burlesque.

Le principe central de cette récriture, c'est l'inversion ironique. En voici la version proustienne; dans cette version, les anges chargés de monter la garde aux portes de Sodome pour refouler les fuyards, je cite, «avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur». Ces esprits, un peut trop angéliques, se laissent berner par les sodomistes honteux, qui se font passer pour des hétérosexuels, s'évadent, engendrent une nombreuse postérité et essaiment finalement sur toute la terre.[1]
Proust superpose au texte biblique une flèche ironique qui va en sens inverse si bien que le châtiment se renverse en salut, le tragique en comique, le récit de destruction en mythe étiologique, et grâce à un détournement parodique, l'extermination en fécondité.
En effet, comme le note Antoine Compagnon dans ces éditions, Proust adapte aux sodomistes un verset qui vient d'un autre passage de la Bible: le verset dans lequel Dieu promet à Abraham une postérité innombrable qui possèdera la terre de Canaan. Je cite: «Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité».[2] Par substitution de référents, la citation, transférée, métamorphose parodiquement la race maudite en peuple élu. Il y a aussi un autre décalage, interne à l'histoire de Sodome, par lequel les sodomistes en fuite qui aperçoivent un jeune garçon se voient attribuer le geste de la femme de Loth, je cite: «sans être comme elle changés en statues de sel», geste, dit le parodiste, qui est resté habituel chez leurs nombreux descendants.

Quant au travestissement burlesque de la Genèse, il va de pair avec le travestissement des sodomistes eux-mêmes, qui contrefont les hétérosexuels forcenés. Par exemple, il y en a un qui arrive à passer en disant à l'ange, sans hésiter à forcer un peu sa vertu, «Père de six enfants, j’ai deux maîtresses». La louchonnerie ironique traverse tous les niveaux du texte, depuis les sodomistes qui lorgnent impunément vers les jeunes garçons jusqu'à la profanation du texte sacré en passant par le strabisme divergent de la prophétie faite à Abraham. L'ironie véhicule une lourde charge satirique, dont les flèches s'abattent tant sur le texte de la Genèse, inversé et perverti, que sur les sodomistes eux-mêmes, invertis qui ne doivent le salut qu'au reniement.
La fin du texte rattache le récit à l'époque contemporaine, c'est la première citation que vous avez sur l'écran:

leurs descendants entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite.

Le segment «le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite» réfèrent évidemment au mensonge effectif des habitants de Sodome quand ils ont fui, mais surtout si on le prend à part, il peut aussi s'entendre comme cette sorte de mensonge du parodiste qui a travesti la vérité biblique de façon à permettre aux ancêtre de quitter la ville maudite. Dans ce cas, c'est ce qu'on appelle "un mensonge joyeux". un mensonge joyeux, c'est un mensonge qui s'affiche comme une plaisanterie, ici comme une fiction ironique. Il y aurait donc là une amphibologie dont l'un des deux sens peut s'appliquer à la réécriture elle-même.

Ce commentaire métatextuel ne fait d'ailleurs que formuler une évidence: la réécriture ne peut être reçue par le lecteur qu'en tant que mensonge joyeux. Aucun lecteur ne songerait à accorder la moindre vraisemblance à un texte dont la nature même de travestissement burlesque proscrit toute lecture au prmeier degré (ce n'est pas une histoire à laquelle on peut croire). Pourtant, une lecture qui se bornerait à voir dans ce récit une espèce de galéjade érudite et tendancieuse ruinerait la construction du raisonnement esthétique qui conduit à la conception de l'art exposée dans Le Temps retrouvé.
Pour comprendre la fonction de cette réminiscence travestie de la Genèse, il faut remonter à la phrase qui la précède et qui l'introduit:

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges ...

etc, c'est le début de la réécriture. Or si après avoir lu cela le lecteur appréhende l'histoire des sodomistes comme une simple réécriture goguenarde et louchonne de la Bible, certainement il ne peut pas y voir — en dépit du connecteur "car" qui l'introduit très visiblement — il ne peut pas y voir une véritable explication au fait qu'il existe plus d'invertis qu'on le croit. Et dans ce cas-là, il est conduit à se figurer que la fin de l'ouvrage va vraiment dénouer un stupéfiant mystère; et dans ce cas, voici comment il lit, ainsi que vous le voyez dans la première version, avec ellipse du segment central:
Le même extrait est projeté deux fois sur un écran géant. Dans la seconde version, certains fragments de phrase apparaissent en gras.

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin

Mais on peut lire autrement, surtout qu'à la fin on ne trouvera rien qui explique cela. On peut lire aussi:

ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin

Dans ce cas, le nombre des sodomistes n'est plus particulièrement mystérieux, en outre la parodie lui donne une explication immédiate: «car les deux anges...». Autrement dit, la double incidence du segment «pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin» provoque une amphibologie, amphibologie qui tend un piège ironique au lecteur qui ne prendrait pas la réminiscence travestie pour argent comptant.
Ce piège est à double détente, puisque l'explication est tellement énorme et qu'elle renchérit tellement sur la multiplication des sodomistes que l'on risque fort de ne pas la voir tant elle crève les yeux. On obtient donc deux niveaux d'ironie. A l'intérieur de la réécriture, une première ironie inverse le récit biblique et exhibe le texte en tant que mensonge joyeux, et à l'extérieur, une seconde ironie piège le lecteur qui s'imagine que le texte n'est à recevoir qu'en tant que canular, le tout articulant donc le dispositif d'une double contrainte.
Pour sortir de cette double contrainte, il faut voir que la réécriture burlesque constitue en fait la réminiscence anticipée d'une révélation qui n'interviendra que dans Le Temps retrouvé. Cette réécriture montre à sa façon, qui est une façon ironique, que les sodomistes sont une foule, ce qui explique le nombre de personnages d'invertis qui défileront ensuite dans l'ouvrage, ce qui servira finalement à alimenter la fameuse leçon d'idéalisme du Temps retrouvé (Tadié t4 p482). Cette leçon générale qui mène à la création artistique s'appuie sur le cas particulier de l'amour, l'amour qui enseigne, je cite, que «la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l’amour; [...]»[3]. Autrement dit, l'amour homosexuel, plus incompréhensible encore que l'amour hétérosexuel, est exemplaire de la subjectivité de tout amour, raison pour laquelle il est instructif, dit le narrateur, d'observer une foule d'invertis.

Donc c'est précisément parce qu'il est dépourvu de crédibilité référentielle que la réminiscence travestie de la Bible sert la leçon d'idéalisme, et cela, en ouvrant les yeux sur deux points: tout d'abord, comme toute reprise parodico-burlesque, la réécriture proustienne grossit, et donc met à nu les caractéristiques du texte cible et ici, sa boufonnerie accuse le caractère fictif du mythe biblique, qui est donc donné pour ce qu'il est, c'est-à-dire un mythe; du même coup la réécriture invalide la malédiction qui en était l'antique leçon, et par inversion de perspective, l'amour sodomiste devient infiniment précieux, il devient même la vérité de l'amour, il est exemplaire. Ensuite, en dénudant le caractère fictionnel du texte sur lequel il se greffe, le travestissement marque aussi sa propre fictionnalité, donc si la Bible suppose que les sodomistes ont été exterminés, le mythe ironique proustien, par contrepied et amplification, va les gratifier d'une prolifération quasiment exponentielle. L'exagération ironique administre ainsi une leçon de vision aux naïfs qui, comme le héros, ne savent pas voir.
La réécriture sert de loupe ironique à la vérité liminaire — qui était déjà elle-même ironisante — qu'elle développe: «ces êtres d'exception sont une foule.»

Après avoir découvert ces vérités livrées par équivoques intertextuelles, on peut voir que la réminiscence travestie de la Genèse est à lire fort sérieusement comme la Genèse par réminiscence anticipée de la leçon d'idéalisme. Dans les termes de Bakhtine, on dirait qu'elle relève de l'alliance du sérieux et du comique, de comico-sérieux. Encadrée par deux amphibologies, elle constitue elle-même, à un niveau supérieur à la louchonnerie, au niveau de l'humour, elle contitue elle-même une magistrale amphibologie. Elle demande à être lue comme une fiction burlesque, et à ce tite même, comme fondement sérieux de la leçon d'idéalisme. Selon un paradoxe propre à l'humour, la construction peut reposer sur une plaisanterie, sans pour autant cesser de fonctionner, mais à condition que l'on prenne cette plaisanterie au sérieux. Le travestissement aboutit à inverser les mythes bibliques en même temps que les idées reçues pour les rendre productifs, en attribuant aux homosexuels une fécondité phénoménale. Le raisonnement humoristique est imparable. il suffit d'appliquer le principe de l'inversion à l'inversion pour qu'elle se reproduise. Non seulement les sodomistes déferlent sur le monde, mais l'inversion, en tant que principe poétique, devient créatrice. Elle régénère le texte cible par un burlesque profanateur, engendre la réécriture elle-même qui explique la multiplication des invertis sous le regard du héros, ce qui alimente la leçon d'idéalisme, qui elle-même est liée au projet d'écriture du protagoniste par quoi le temps perdu se renverse en temps retrouvé. Sodome fonde implicitement une poétique de la réminiscence de la réminiscence travestie humoristique.

Mais Sodome et Gomorrhe I établit aussi un lien explicite entre travestissement sexuel et réminiscence littéraire. Proust y décrit un jeune homme, je cite, qui «était si évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient avec désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au même désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un adolescent»[4], travestissement du sexe qui est, dit Proust, «une source de fantaisiste poésie»[5]. C'est ici Shakespeare qui sert de référence au travestissement par le biais d'une allusion au personnage de Viola. Viola dans La Nuit des rois séduit une frère sous les habits de son frère jumeau.
Selon un autre passage de Sodome et Gomorrhe I, les invertis remonteraient à ce que Proust appelle "un hermaphrodisme initial". On peut penser que Viola et son frère serait comme les deux moitiés d'un androgyne, d'un homme-femme, réunion de deux éléments inverses dont la structurarion correspond exactement à celle de l'humour, l'humour, source de fantaisiste poésie.

Cette poétique trouve un écho dans le compte-rendu que Poust fait des Eblouissements d'Anna de Noailles. Proust rapproche, pour lui rendre hommage, la figure d la femme poète d'Anna de Noailles et la figure du poète femme qu'il voit dans les tableaux de Gustave Moreau. Je cite:

Je ne sais si Gustave Moreau a senti combien, par une conséquence indirecte, cette belle conception du poète femme était capable de renouveler un jour l'économie de l'œuvre poétique elle-même.[6]

Donc si l'on adopte Sodome comme fondement d'une poétique générale du travestissement, on peut préciser deux modèles de réminiscence, correspondant à deux sortes d'équivoques génératrices et à deux types sexuels: la louchonnerie ironique, ou strabisme divergent, qui procède par inversion et qui satirise les sodomistes, menteurs et amateurs de jeunes gens, et l'amphibologie humoristique, ou strabisme convergent, qui féconde le texte originel, par une poésie créatrice et fantaisiste, dont l'androgyne serait la source et la jeune fille travestie la métaphore.

Autre exemple de travestissement, du personnage et du texte: Legrandin
De l'autre côté du temps, à l'opposé de cette origine mythique des sodomistes, dans l'univers familiers de Combray, c'est par l'ironie satirique que se révèle le secret de Legrandin.
Legrandin est d'abord présenté à la sortie de la messe, avec son regard bleu et ses tirades enflammés contre le snobisme. Suivent ensuite quelques autres rencontres, où Legrandin, parce qu'il est en aristocratique compagnie, fait semblant de ne pas voir Legrandin et son père et un soir le héros est invité à dîner seul chez lui. L'adolescent sait que Legrandin connaît des aristocrates et il est troubé par le souvenir d'une femme qu'il avait aperçu dernièrement. il pose cette question à Legrandin:

« Est-ce que vous connaissez, monsieur, la... les châtelaines de Guermantes ? », [...]. Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas »,[...]

Le héros commente cette réaction, il a deviné la vérité, qu'il explicite pour le lecteur: il était snob. Et le portrait se continue ainsi:

[...] un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme.[7]

Ce portrait de Legrandin commence par proposer une petite énigme ironique, qui repose sur le principe de la réminiscence anticipée stylistique.
La comparaison finale, «comme un saint Sébastien du snobisme», donne en effet la clé du mystère du début. Au départ le lecteur se demande ce que Legrandin a bien pu recevoir dans l'œil, la «petite encoche brune» ne semblant pas avoir de réalité référentielle. C'est seulement à partir de la fin que l'encoche brune est comprise comme une métaphore pour le regard sombre et douloureux du snob blessé par cette flèche qu'est la question du héros. Entretemps le portrait s'organise en un parcours interprétatif qui est balisé par des signaux de plus en plus visibles. Vous avez «percé», «une pointe invisible », «beau martyr», «hérissé de flèches», «mille flèches» et enfin, «Saint Sébastien». L'image ironique affleure de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle perce elle même in fine dans le texte, où elle fait pointe, si vous voulez. La révélation satirique de l'image du martyre, c'est que Legrandin n'a en réalité de dévotion que pour l'aristocratie et que les aspirations célestes de son regard d'azur masquent le culte de réalités sociales terrestes. La dénonciation est explicitée par l'espèce d'oxymore ironique «saint Sébastien du snobisme», ou par strabisme divergent, le mysticisme est corrigé par la flèche inverse de la mondanité. Cette explicitation vient conforter l'interprétation du tout, et en même temps refermer sur le lecteur, ici encore, un second piège ironique.

En effet l'ironie satirique, ostensiblement présentée comme une énigme et pourvue d'un itinéraire herméneutique très, et même trop, visiblement fléchée pour ne pas être un guide-âne, l'ironie satirique ne fait que disposer dans le texte un secret écran, destiné à en travestir un autre. Pour qui ne reçoit pas soi-même cette aveuglante flèche satirique dans la prunelle, ce qui sort de l'œil de Legrandin, avec l'image de Saint Sébastien, comme l'a vu Jo Yoshida dans un article de 2004, ce sont deux allusions, une allusion à une tradition iconographique et une allusion à une œuvre de D'Annunzio datant de 1911, deux réminiscences travesties par le snobisme et servant d'interprétant caché à la véritable dépravation de Legrandin.

Selon La Légende dorée, qui est un peu à l'origine de tout cela, Sébastien, officier de Dioclétien, dissimule sa religion pour être utile aux chrétiens. C'est ainsi qu'il raffermit dans leur foi deux frères condamnés à mort et qu'il provoque toute une série de conversions. Alors, je cite Jacques de Voragine, «Dioclétien le fit lier au milieu d'une plaine et ordonna aux archers qu'on le perçât à coups de flèches.» Laissé pour mort, Sébastien en fait en réchappe et il ne périra ensuite que sous le fouet. Et après sa mort il produit un miracle en faisant cesser la peste à Pavie.

Dans la tradition iconographique, le saint est d'abord représenté âgé, barbu et vénérable, souvent aussi habillé, comme vous le voyez sur cette mosaïque ou ce retable qui est au Louvre. [Une série de tableaux est montrée et commentée.]
À partir du XIVe siècle, c'est-à-dire à l'époque de la grande épidémie de peste noire, les flèches sont assimilées par métaphore à celles de la peste lancées par Dieu; et pour montrer aux fidèles que les flèches de la peste ne peuvent pas infecter celui qui met sa foi en Dieu, le saint est doté d'un corps rajeuni, plein de santé et de fraîcheur, et pour que le miracle soit évident, il devient nécessaire que ce corps soit dénudé et offre à la vue la chair d'un véritable humain, sexué, vivant, et surtout, rayonnant d'une incorruptible beauté.
Le charme de ce corps gracieux se fait de plus en plus érotique, les flèches connaissent une nouvelle inflexion métaphorique par rapprochement avec celle du dieu Eros, donc là vous avez un Sébastien qui tient une flèche (tableau), les peintres en viennent surtout à traiter Sébastien en modèle de nu érotisé, éventuellement en cultivant l'ambiguïté entre saint et éphèbe, et finalement leurs successeurs au XXe siècle n'hésitent plus à expliciter la composante homosexuelle de cette figure androgyne percée de flèches phalliques. (Je précise que la totalité de mes commentaires sur l'iconographie sont empruntés à Daniel Arasse et à Karim Ressouni-Demigneux).

Pour son espèce de Legrandin en icône gay Proust a pu plus particulièrement s'inspirer des Sébastien de Gustave Moreau (en voici un autre) mais aussi surtout de la toile de Mantegna dont on est sûr qu'il la connaissait. Elle a été acquise par le Louvre en 1910 et Proust était allé la voir avec Cocteau. Ce Saint Sébastien est d'ailleurs mentionné dans La Prisonnière, où l'on apprend par l'intermédiaire d'Albertine qui y reconnaît le Trocadéro à l'arrière-plan, que le héros en possède une reproduction.
[Sur l'écran sont projetés des Saint Sébastien successifs, de peintre en peintre et de siècle en siècle, le dernier, de Gilbert & Georges, très "Jean-Paul Gaultier", fait rire la salle]

A ces réminiscences picturales se joint celle du drame de D'Annunzio, Le Martyr de Saint Sébstien, mystère en cinq actes à la représentation duquel Proust assista en compagnie de Montesquiou, ami de l'auteur, le 22 mai 1911. Dans ce mystère composé en français avec une musique de Debussy, D'Annunzio donne une interprétation dépravée très appuyée de la légende. Sébastien, un adolescent d'une beauté merveilleuse et androgyne y devient le chef des archers d'Emèze qui lui vouent un culte quasi amoureux, et il est aussi le favori de l'empereur à qui il inspire une passion violente. D'Annunzio a écrit ce drame pour une femme; Ida Rubinstein, qui incarnait le saint, (que vous avez ici en photo et dessinée par Bakst). Le Martyr, bric-à-brac d'orientalisme érotisé et de sado-masochiste, connut un succès assez mitigé, l'admiration du public allant surtout aux costumes et aux décors de Bakst et au bout d'une dizaine de représentations, la pièce a été frappée de l'interdit épiscopal.
Proust a écrit ensuite à Montesquiou, pour lui déclarer son admiration, et à Reynaldo Hahn pour lui confier l'ennui que lui avait infligé ce four noir.

Mais on peut penser que Proust put trouver quelques éléments propres à l'intéresser dans ce drame qu'il croise principalement avec le tableau de Mantegna pour en monter la double adaptation dans le portrait de Legrandin.
L'allusion, forme de renvoi crypté, fonctionne donc comme clé d'un secret qui ne sera explicité que bien plus tard dans le roman. Mais Proust manie ici l'allusion avec une grande ingéniosité, qui consiste à la rendre la plus visible possible pour qu'on cesse de la voir. Pour cela, donc, il recourt à la figure de Saint Sébastien, sbien connue pour être codée comme signe de l'homosexualité. Il dissocie ce signe de son sens notoire pour l'associer à un nouveau sens, arbitraire, inédit et fantaisiste, le snobisme. La tactique a commencé par construire en énigme le signifiant lui-même de Saint Sébastien en s'abstenant aussi, obstensiblement, de lui conférer un sens. Puis Proust fait comprendre progressivement que l'image est celle de Saint Sébastien, et en parallèle, que Legrandin est snob, en précisant donc le signifiant et le signifié en parallèle. Enfin, Proust fait apparaître en position terminale du texte le signifiant explicite, Saint Sébastien, en lui associant le signifié snobisme, union qui fait l'objet d'une révélation retardée, qui par effet d'une illumination sémantique scelle l'alliance de l'image et de sa signification. Ainsi constitué en clé ultime d'un texte auquel il donne rétroactivement une cohérence aveuglante, le snobisme s'étend comme un écran sur l'analogie filée, pour faire disparaître de sa surface le signe pourtant évident de l'homosexualité. L'association tout à fait saugrenue de Sébastien avec le snobisme réussit à éclipser son codage homo-érotique pluriséculaire. Proust parvient ainsi à faire du signe flagrant et figé de l'inversion la figure cryptée et invisible d'un secret de Polichinelle.
Le corps de Sébastien porte donc deux sens: l'inversion et le snobisme, et il a aussi deux fonctions, deux fonctions simultanées et contradictoires: c'est lui qui à la fois cache et indique le second secret de Legrandin. Il figure exactement le double sens amphibologique de l'expression figée et ici resémantisée qui constitue elle aussi une des clés véritable du texte, "il crève les yeux". L'allusion n'est donc pas seulement ici littéraire et picturale, elle est aussi, selon la troisième catégorie d'allusions distinguée par Fontanier, elle est aussi verbale, cas où elle constitue, selon Fontanier, un jeu de mots. Bien plus que chez D'annunzio, Sébastien est devenu le héros d'un mystère, un mystère qui ne se révèle qu'aux seuls initiés par ce triple système d'allusions.

L'alignement de ces allusions trace une nouvelle perspective qui va modifier la vision du texte et montrer pourquoi Legrandin reçoit la première flèche dans l'œil, l'œil qui constitue en quelque sorte le point de fuite de ce portrait. La petite encoche brune, détail éminemment étrange, peut se comprendre de deux façons: on peut voir dans l'encoche une incision ménagée dans l'œil par la flèche, et l'œil est alors percé. Mais une encoche, c'est aussi cette entaille au talon de la flèche pour que la corde de l'arc puisse s'y loger, et dans ce cas l'encoche appartient à la flèche qui est vue par un raccourci de perspective, de derrière, fichée dans la prunelle. Par amphibologie, l'encoche peut signifier aussi bien la flèche que l'orifice. Il suffit maintenant de suivre la flèche qui indique l'œil en tant qu'ouverture en fonction des allusions pour comprendre. Si on veut on peut aussi consulter le dictionnaire érotique de Pierre Guiraud pour vérifier qu'y figure bien le verbe "encocher", et que le terme "œil" désigne par métaphore un orifice qui est d'ordinaire dissimulé du corps humain. [Tlön me murmure, hilare: «Ça va, on a compris, le trou du cul», je suis abasourdie et secouée d'un rire nerveux, ce n'est pas possible, l'intervenante est complètement obsédée]. Ces sens figurés indiquent la direction pour lire le texte, le secret dans le secret, l'image dans l'image. Tous les termes de l'analogie sagittaire, flèche, fiché, etc, se chargent d'un sens érotique filé, et le texte bascule dans l'obscénité. La flèche, symbole phallique, est aussi un signe directionnelle qui guide la lecture. Legrandin exhibe maintenant dans son œil le siège de son secret et l'image de son désir.

Proust ne fait là en fait qu'adapter en dépravant, car les flèches, qui sont des métaphores des traits de la peste, du désir ou de la chair, sont aussi des métaphores du regard. Les peintres les ont utilisés pour guider l'œil du spectateur vers le corps du saint ainsi constitué en cible du regard. Proust quant à lui utilise le fléchage de la première pointe pour indiquer l'envers de la représentation et le faire apparaître au milieu de la figure. Le snobisme est un trompe-l'œil, il fait croire que l'image a révélé le secret de sa profondeur alors qu'elle reste plane tant qu'on ne la lit pas en fonction de la flèche. La flèche fichée dans la prunelle indique au spectacteur le point par rapport auquel il faut se placer pour mettre en espace la psychologie de Legrandin. C'est le point de vue adéquat à partir duquel l'image du saint surgit dans le relief d'une anamorphose, ce que Baltrusaitis appelle une perspective dépravée. Une image est dépravée quand sa représentation est déformée par l'application régulière de lois rigoureuses et qu'il faut adopter un point de vue particulier pour la lire. C'est cette déformation régulière qui donne sa logique poétique au filage métaphorique du passage.
Le travestissement ostensiblement a-référentiel du texte, et le travestissement de Legrandin en Sébastien deviennent source d'une fantaisiste poésie qui est celle de l'humour.

L'humour, cette paradoxale flèche à double sens, réunit la plus triviale obscénité et l'épiphanie d'un beau corps nu masculin, la dépravation sodomiste et l'esthétisation d'une toile de maître, le ridicule d'un snob mortifié et le supplice d'un martyr, ou encore, le clinquant de D'Annunzio et le sublime de Mantegna.
La lecture satirique du premier secret de Legrandin est imposée par le texte parce que l'ironie est in presentia. La lecture du second secret ne s'ajoute à la première qu'en surplus, sans infirmer le premier. Autrement dit, le texte structure ses deux niveaux de significations selon le shéma de l'allégorie, une allégorie humoristique de D'Annunzio et Mantegna, à ranger dans la galerie des Vices et des Vertus de Combray et de Padoue.

Ces deux lectures supposent néanmoins des rapports fort différents avec le texte. Si l'ironie requiert une certaine distanciation, l'humour, lui, instaure une relation empathie comme y invite d'ailleurs la lecture du tableau. L'œil du spectateur suit la direction des flèches, vecteur du regard. Or d'une part, la topique de la rhétorique amoureuse a fait depuis longtemps des traits décochés par le regard les flèches d'Eros dont le corps du saint devient la cible, d'autre part, le spectateur du tableau, placé exactement en face du saint, occupe la position de l'archer, comme on le voit très bien avec cette toile d'Antonello de Messine, où les flèches sont tirées depuis le plan du spectateur.
Le regard fléché que le spectateur est conduit à décocher au saint est bien un regard de désir, au départ impliqué par le fonctionnement religieux du tableau, puisque le dévot vient contempler un corps assez désirable pour vouloir se l'approprier. Le corps de Sébastien, selon Daniel Arasse, agit sur son spectateur. Par un retournement du sens de la flèche, c'est le spectateur du tableau qui est lui-même percé par les traits du désir. Et enfin, à la dernière phase du processus, le spectateur en vient même à s'identifier au séduisant adolescent, puisque c'est ce corps-là, protégé de la peste, qu'il désire pour lui-même. L'échange optique et affectif aboutit ainsi à l'identification du regardant au regardé et du regardé au regardant.

Le texte de Proust construit le même dispositif optique. Chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. La reconnaissance de l'allusion exhibe forcément le beau corps nu de Legrandin aux yeux du lecteur archer, impliquant une complicité entre le voyeur et ce corps qui s'offre à lui, entre le regard du lecteur et ce qui, soudain, le regarde. La flèche d'Eros désigne aussi l'archer comme sujet désirant. La flèche dans l'œil désigne inéluctablement deux sortes inverses de lecteurs: l'aveugle et le voyeur, la dupe et le suspect. mais pour retourner encore une fois à cette énigme liminaire, il faut quand même en venir à une dernière évidence: c'est qu'aucun Saint Sébastien n'a jamais reçu la moindre flèche dans l'œil.
Selon le principe du travestissement qui est magistralement mis en œuvre par ce texte, le principe de la double flèche, qui consiste à faire de ce qui montre ce qui cache, et de ce qui cache ce qui montre, un secret peut en travestir, et donc en indiquer, un autre et un Mantegna peut en travestir, et don en cacher, un autre.
À partir de là, on peut essayer de suivre la flèche pour trouver l'œil, parcours qui ne mène plus au Louvre, mais évidemment à Padoue, à Padoue où Proust s'est rendu en 1900 pour voir les fresques de Giotto à l'Aregna, mais aussi celles de Mantegna aux Eremitani. Mantegna y a peint sur une fresque Saint Christophe décapité. Cette fresque est aujourd'hui extrêmement endommagée, mais il y en a une réplique, réplique qui avait été acquise à l'époque de Proust par Madame André, et dont il parle dans une lettre à Montesquiou : «la réplique de la fresque du Mantegna des Eremitani, une des peintures que j'aime le plus au monde».
Elle se trouve donc aujourd'hui au musée Jacquemart André.

Selon La La légende dorée, avant de faire décapiter Christophe, le roi l'avait fait lier à un poteau et avait commandé à quatre cents archers de tirer sur lui. Mais les flèches restèrent suspendues dans les airs. le roi qui n'avait pas vu et qui croyait que le saint était mort se mit à l'insulter. Alors une flèche se retourna et vint frapé le roi dans l'œil pour l'aveugler, et Mantegna, dans l'encadrement de la fenêtre en haut à gauche de la colonne a représenter ce miracle, Legrandin et le héros.
La flèche symbolise la cécité du roi devant l'évidence du miracle, mais le peintre en fait aussi une métaphore de la perspective dont les lignes convergent vers les yeux du spectateur qui est représenté à l'intérieur de la fresque sous les traits du roi.
Proust a probablement fait coïncider Sébastien et Christophe en fusionnant les miracles inverses et en forgeant une flèche à deux pointes. Les doubles sens du textes se condensent de cette façon en figures uniques, le viseur et le visé, le bourreau et la victime, et ce processus agit, exactement comme chez Mantegna, à l'extérieur comme à l'intérieur de la représentation.
En effet à l'intérieur de l'histoire le héros est partie prenante, c'est lui qui décoche la flèche, qui séduit Legrandin, qui le met au supplice. Legrandin est martyrisé pour sa foi secrète, pour son culte des jeunes corps masculins. Le texte révèle, tracé en une encre jusque là invisible, les lettres qui composent le mot cher aux anciens Grecs, et en ce sens, Legrandin, par une autre amphibologie, est un Saint Sébastien du snobisme du héros. En effet Legrandin, le soir où il l'invite seul chez lui au clair de lune sur la terrasse, l'adolescent ne trouve à lui demander que s'il connaît la/les châtelaines de Guermantes. Cette flèche ne va pas dans le bon sens et elle révèle aussi que le héros, exactement comme Legrandin, est snob et dissimulateur. Le snobisme aussi est une flèche à double pointe et la position du héros ressemble aussi beaucoup à celle du spectateur du tableau ou du lecteur puisque lui aussi décoche le trait sur le corps qui s'offre et lui aussi est le témoin d'un martyr qui le regarde.
L'homosexualité n'est pas l'un des traits caractérisant le personnage du héros, mais le texte l'inclut dans le mystère du martyre de Saint Sébastien.

L'affleurement des affects les plus intimes, éventuellement les plus différents, s'ils passent par l'humour, s'inscrivent aussi chez Proust dans les références culturelles. Philippe Chardin les liens particulièrement fort qui unissent chez Proust la culture et l'affect, l'intellect et le sentiment. Je cite: «En raison de cette exceptionnelle capacité d'articuler la référence culturelle la plus anodine (par exemple D'Annunzio) et l'affect le plus intense, les références culturelles sont sans doute ce qu'il y a de plus autobiographiques chez Proust.» Le voyeurisme, le désir pédérastique, les jeux de rôles sado-masochistes, investissent ainsi les allusions picturales et littéraires, mais elles passent peut-être ici par une œuvre moins anodine que celle de D'Annunzio car un Sébastien peut aussi en cacher, et donc en flécher, un autre.

Dans La Nuit des Rois, pièce modèle du travestissement, la jeune héroïne dont j'ai parlé tout à l'heure séduit Olivia en prenant les habits de son frère jumeau, et ce frère s'appelle Sébastien. Ajoutons que dans La Légende dorée, les deux frères suppliciés pour leur culte interdit sont aussi des jumeaux, dont l'un est féminisé par D'Annunzio dans sa pièce, et ils s'appellent Marc et Marcelien.
La flèche à double sens indique aussi la vérité du couple gémellaire qu'est l'homme/femme. Si la flèche de l'ironie satirique frappe les louchonneries de Legrandin comme celles de ces ancêtres, l'amphibologie humoristique retrouve le temps perdu de l'hermaphrodite initial avec la figure d'un saint supplicié par la réactivation d'un saint pluriséculaire, mais la mutiplication des allusions intriquées et des flèches à double sens aboutit à un brouillage généralisée des catégories et des positions, chacune donnant des autres des images inversées, dédoublées, spéculaires, ou substitutives. Le texte met en figure la prolifération amphibologique sur ces trois modes équivoques que sont le poétique, le comique et l'érotique dans un mixte de tableaux, de jeux de mots et de mystère.

Conclusion
Et pour terminer très vite, je voudrais essayer de dégager une dernière vérité proustienne de ces deux textes, de ces deux côtés du temps en prenant pour interprétant deux intermédiaires qui sont Racine et Shakespeare.
Sodome et Gomorrhe II fait courir une parodie d'Esther et d'Athalie à la façon d'un leitmotiv pédérastique selon l'expression d'Antoine Compagnon qui marque l'affinité de la tragédie de Racine avec le travestissement. Et il se trouve que dans les zones des tragédies raciniennes se dessine une théorie, une des différentes théories proustiennes, selon laquelle les garçons naissent filles puis se revêtent de corps d'hommes à l'adolescence, période équivoque où le masculin ne l'emporte pas encore sur le féminin. Par exemple Nissim Bernard a jeté son dévolu sur, je cite, «un de ces servants qui étaient encore des filles», et plus loin il est question, je cite toujours, «de ces jeunes enfants qui n'avaient pas encore atteints l'âge où le sexe est entièrement formé». Selon cette vérité racinienne, le sexe d'origine, féminin, est donc travesti par une enveloppe physiologique masculine. Avant cette métamorphose, les jeunes gens, selon les vers d'Esther, sont encore d'innocentes beautés, de jeunes et tendres fleurs.
Il y a donc au moment de l'adolescence une amphibologie du sexe. Et si certains messieurs sont fascinés par les jeunes gens, c'est peut-être parce que, comme dit Proust, ce sont encore des filles travesties et en cela, ils servent aussi d'exemplum à une loi générale qui rejoint la leçon d'idéalisme. Si le sexe féminin constitue l'origine de l'être, et qu'il se perd en même temps que la jeunesse, rechercher le temps perdu, c'est rechercher la jeune fille qu'on a été. Les messieurs qui louchent vers les jeunes garçons ne font ainsi que manifester, sous le verre grossissant de la satire, leur désir de retrouver leur origine, l'inversion consistant à la rechercher sous un travesti masculin. Ils indiquent ainsi, à l'envers évidemment, comment lire le sens de la fascination du héros pour les jeunes filles en fleurs, puisque lui aussi est attiré par la jeunesse, et cet appel contribue à sa leçon d'idéalisme.
Je cite Albertine disparue:

Mon amour pour Albertine n’avait été qu’une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n’aimons hélas,! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur.[8]

Dans Le Temps retrouvé, le héros demande à Gilberte de lui faire connaître de très jeunes filles et Gilberte lui présente sa propre fille, Mlle de Saint-Loup. Je cite: «Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.»

C'est pour avoir vu la jeune fille qui ressemble analogiquement à sa jeunesse que le héros pourra se mettre à écrire et trouver l'autre côté du temps. La leçon d'idéalisme va de pair avec une leçon de vision. Être artiste, c'est apprendre qu'on a une vision. C'est ainsi que le héros apprend à voir sa jeunesse, par le miracle d'une analogie, sous la métaphore de Mlle de Saint-Loup, qui est, dit-il, l'étoile où convergent les deux côtés de Combray et toutes les routes de sa vie et qui est aussi la réminiscence anticipée du passé retrouvé par l'écriture. Le héros va devenir artiste pour retrouver qon propre passé perdu, c'est-à-dire non plus une jeune fille extérieure, mais la jeune fille en fleur perdue, qui est en lui, la petite princesse racinienne aux aubépines.
La théorie du créateur androgyne, la figure du poète homme/femme, que Proust voit dans les toiles de Gustave Moreau, ce n'est jamais qu'un poncif fin de siècle. Mais Proust, à la façon dont il défige les clichés de langue, les lieux communs et les textes du passé, Proust régénère ce stéréotype d'époque en faisant de la part féminine une origine perdue mais conservée dans la mémoire de la littérature. La flèche inversive de son ironie indique que le sens du Temps perdu vers lequel elle remonte et la double flèche de son humour recomposent la dualité originelle. Ceux qui dans le roman recherchent cette origine, dont leur inversion garde une réminiscence confuse, en guignant les jeunes garçons, ceux-là sont ces être louchons sur qui s'abattent les traits ironiques de la satire, et le créateur, qui l'a retrouvée en la voyant en lui-même, féconde son œuvre en y multipliant les humoristiques amphibologies des flèches à double sens.

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Suite à une question de Compagnon:
La notion de syllepse de Riffaterre est derrière cette interprétation, à cela près que Riffaterre utilise deux textes, tandis qu'ici l'amphibologie concerne un seul texte.

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La version de sejan.

Notes

[1] voir le passage in Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.631/ Tadié t3 p.32-33

[2] Ibid

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.910/ Tadié t4 p.482

[4] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.621/ Tadié t3 p.23

[5] idem

[6] Voir la fin de cet article et notamment la note 216 qui recoupe la démonstration de Sophie Duval)

[7] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.127/ Tadié t1 p.127

[8] La Fugitive, Clarac t3 p.644