Ma retranscription du séminaire de Sophie Duval me gêne par deux défauts contraires : il me semble ne pas rendre d'une part "l'intérêt du propos" — comme dirait Tlön — et la capacité des remarques de Sophie Duval à éveiller la curiosité, d'autre part la difficulté de la suivre à l'oral — prendre des notes relevait de la mission impossible— et donc de paraître injuste avec la conférencière.

Je recopie un extrait de l'article de Sophie Duval paru dans la Revue d'histoire littéraire de la France afin d'illustrer ces deux caractéristiques, l'intérêt et la difficulté. A l'écrit — ou à la lecture — la précision de l'analyse de Sophie Duval devient facile à suivre et passionnante, mais cet extrait vous permettra de juger de la difficulté pour des béotiens de la suivre en amphithéâtre.
J'hésite à acheter le livre paru d'après sa thèse car il coûte une petite fortune: 85 euros.

Si Proust ennuie ou fait peur à certains lecteurs de ce blog, je leur recommande de lire au moins les deux extraits qui suivent: Proust est décidément très drôle, cela aura été ma grande découverte quand j'ai commencé à le lire. On parle toujours de la longeur de ses phrases, ce n'est franchement pas cela le plus marquant. Il est très drôle.


L'extrait que j'ai choisi étudie la politesse de la jeune Mme de Cambremer lors de sa première rencontre avec le narrateur:

«Mais j'aurais pu être bien plus familier encore qu'elle n'eût été que douceur moelleuse et fondante; je pouvais dans la chaleur de cette belle fin d'après-midi butiner à mon gré dans le gros gâteau de miel que Mme de Cambremer était si rarement et qui remplaça les petits fours que je n'eus pas l'idée d'offrir.»
Sodome et Gomorrhe, Pléiade 1982 t.3 p.206

La métaphore filée conjoint deux isotopies dominantes, celle de la sociabilité (comparé) et celle de la friandise (comparant). La croisée entre les deux est assurée par le substantif «douceur», connecteur fonctionnant comme syllepse grâce à son double sens moral et matériel et servant de motif à la métaphore du «gros gâteau de miel». Mais l'analogie pâtissière repose sur un autre motif, ici ironiquement crypté. Pour découvrir le terme matriciel qui a probablement engendré la métaphore, il suffit de superposer les deux expressions clés, «douceur moelleuse et fondante» et «gâteau de miel». «Miel» entre en effet en rapport phonétique avec «moelleuse», et la superposition des deux signifiants fait surgir le terme d'où découlent les deux isotopies, l'adjectif «mielleuse»: au sens propre, qui a le goût ou l'odeur du miel; au sens figuré, qui a une douceur affectée. De mielleuse, Mme de Cambremer devient, par un transfert métaphorique de l'abstrait au concret et par un jeu sur les mots, miellée. Le fait que le terme générateur soit ironiquement dissimulé dans les signifiants du dispositif topique corrobore son sémantisme: l'amabilité de Mme de Cambremer se limite à un effet de surface, comme le confirme sa métamorphose ultérieur chez les Verdurin en un gâteau tout aussi sec que la «première» de ses deux «politesse»:

«Et j'eux peine à reconnaître la chose fondante et savoureuse que j'avais eue l'autre jour auprès de moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la galette normande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussent en vain essayé de mettre la dents.»
Ibid p.307

L'analogie satirique fait ainsi résurgence, en un second temps, une centaine de pages plus loin, modulée par ce que Genette nomme le fondement métonymique de certaines métaphores proustiennes: devant un ami des Guermantes à l'heure du goûter, Mme de Cambremer est un savoureux gâteau de miel; devant les Verdurin qui s'enorgueillissent de servir des spécialité local (Ibid p.360) et qui séjournent sur la côte normande, elle devient une «galette» dure comme un caillou, le terme «galette» étant issu par dérivation du terme «galet». La dénonciation satirique de la stratégie sociale opère donc sur la métaphore un travail de fragmentation, de variation et de substitution: la scission en deux temps de l'analogie figure dans l'espace textuel la division interne du personnage; les inflexions métonymiques de cette métaphore impliquent que le comportement de Mme de Cambremer se module en fonction du statut de l'interlocuteur; et la transformation du moelleux gâteau de miel en dure galette révèle, par un processus de retardement, la véritable nature de l'arriviste, qui n'était qu'ironiquement suggérée dans la première occurence.
Mme de Cambremer est ainsi construite comme un personnage schizoïde et contradictoire. or cette fracture qui la scinde est en rapport direct avec la conception de l'histoire de l'art qu'elle défend ardemment.»

Sophie Duval, "Ironie, humour et «réminiscences anticipées»: la construction des dames de Cambremer et l'histoire de l'art selon Proust", in Revue d'histoire littéraire de la France juillet 2006 n°3, p.672


Toujours lorsque je lis ce genre d'article me revient la question de Matoo: «A quoi bon?» D'une certaine façon, c'est totalement inutile, tout le monde remarque l'ironie de Proust dans les portraits de Mme de Cambremer. Ce qui est précieux ici, c'est le rapprochement de ces deux passages séparés par une centaine de pages, seule une lecture attentive et une bonne connaissance du texte permet d'opérer ce rapprochement. Tout le reste essaie de montrer comment joue les comparaisons et métaphores, mais relève finalement davantage du plaisir que l'on a de parler d'un texte que l'on aime que de véritable «utilité». J'exagère un peu : un tel article permet de mieux voir, d'apprendre à voir et à lire, il rend plus attentif. Le lecteur devient méfiant, désormais il cherche les sens cachés et les jeux de miroir qu'il sait dissimulés derrière pratiquement chaque mot ou expression.