Ce fut un séminaire calme, le plus tranquille depuis longtemps. Je bénis l'intervenant qui nous avait distribué une feuille avec les citations qu'il devait utiliser (Les citations dont les références sont données immédiatement, sans note de bas de page, proviennent de cette feuille).

Antoine Compagnon le présente: Hiroya Sakamoto termine sa thèse à la Sorbonne sur le sujet «Proust et les inventions techniques». Il a grande qualité de chien de chasse (sic), par exemple il a trouvé l'image du petit personnage barométrique de l'occuliste de Combray. je l'ai détourné de sa thèse quelques instants pour qu'il vienne nous présenter «La guerre et l’allusion littéraire dans Le Temps retrouvé».

Je regarde ce jeune homme en me disant que c'est un étrange destin que de venir des antipodes pour parler de Proust au Collège de France.

                                                                ****

Je vais commencer par citer deux phrases:

... ce sont elles [les allusions] qui font du roman un "lieu de mémoire", un trésor ou un dépotoir de la culture française, une sorte de livre des livres
L'allusion offre le moyen de réconcilier philologie et poétique, passion du texte et souci du contexte, afin de rendre compte de toutes les virtualités de la signification de la littérature.
Antoine Compagnon, «L'allusion et le fait littéraire», L'Allusion dans la littérature, textes réunis par Michel Murat, p.242 et 248

Qu'en est-il dans les épisodes de guerre de La Recherche? Comment contribuent-ils à une mémoire de Paris? Jean-Yves Tadié a montré ici il y a quelques semaines que la représentation de Paris pendant la guerre empruntait à la Bible et l'Antiquité grecque (Pline le jeune), sans compter une «mémoire du présent», comme dirait Baudelaire. La mémoire de Paris dans Le Temps retrouvé est une mémoire personnelle et sociale, politique et poétique, antiwagnérienne. Elle emprunte à la culture de la guerre et utilise des clichés. Elle supperpose une mémoire collective sur un jeu intertextuel, ce qui est finalement exactement la définition de la culture.

I. La poétique de l'allusion

...j'abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice, plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l'empreinte laissée sur la terre par le pied d'un géant.
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.337

Nous avons là une allusion à La Légende des siècles, «Booz endormi»:

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ; / La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet / Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait, / Était encor mouillée et molle du déluge.
Victor Hugo, «Booz endormi», La Légende des siècles, éd. Claude Millet, Le Livre de poche, 2000, p.82

Cette allusion relie la première guerre au temps du déluge, la nimbant d'une auréole romantique et biblique. De même Saint-Loup, décrivant les avions d'un raid aérien d'un point de vue esthétique, évoque l'Apocalypse de Saint-Jean.

Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. "Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c'est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu'on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n'aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s'en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place ? [...]
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.337-338

«faire constellation», «faire apocalyse», on se souvient de cette utilisation de «faire» par Saint-Loup qui l'emploie pour «avoir l'air»,?«Ça «fait» assez «vieille demeure historique» dit Saint-Loup dans Le côté de Guermantes[1] et à propos de Mme Cambremer «elle lance des bêtises pour « faire gratin »[2]
Cette comparaison des avions avec l'Apocalypse n'est pas exceptionnelle, on la trouve par exemple chez Paul Morand en juillet 1917 dans une lettre à Mme Strauss.

...je me suis mis au balcon et y suis resté plus d'une heure à voir cette Apocalypse admirable où les avions montant et descendant venaient compléter ou défaire les constellations. Quand cela n'aurait fait que faire regarder le ciel, cela aurait déjà été très beau tant il était merveilleux.
Lettre à Mme Straus de [vers la fin de juillet 1917], Correspondance, éd. Philip Kolb, Pion, t.XVI, 1988, p. 198

Il ne s'agit pas d'une comparaison très originale mais de l'utilisation d'une mémoire eschatologique. Un article du Mercure cherche ainsi une prédiction dans la Bible qui annonce la première guerre mondiale, tout naturellement elle reprend Saint Jean: «Alors il y eut un combat dans le ciel».
Il y a cependant une différence entre l'Apocalypse, où les étoiles «tombent», tandis que pour Saint-Loup elles changent de place.

...les étoiles du ciel sont tombées sur la terre [...] toute montagne ou île ont été bougées de leur lieu.
Apocalypse de Jean, VI, 12-14, Nouveau Testament, «Pléiade»

L'avion est assimilé à une étoile, là encore ce n'est pas original, on le retrouve par exemple dans Apollinaire:

Hauteurs inimaginables où l'homme combat / Plus haut que l'aigle ne plane / L'homme y combat contre l'hormue / Et descend tout à coup comme une étoile filante
Guillaume Apollinaire, «La petite auto». Calligrammes : Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Œuvres poétiques, éd. Marcel Adéma et Michel Décaudin, «Pléiade», 1965, p.207

On remarque l'utilisation de l'abstraction «homme» (et non d'«avion» ou d'«aviateur»). Les allusions bibliques sont remplacées par des allusions plus modernes.

Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles, et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d'astres, d'errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s'insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces "étoiles nouvelles".
Ibid

Les guillemets autour d'«étoiles nouvelles» prouvent la citation, on y a vu une référence à Hérédia, allusion qu'on retrouve souvent dans sa correspondance.

Ils regardaient monter en un ciel ignoré / Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.
José-Maria de Heredia, «Les Conquérants», Les Trophées, éd. Anne Bouvier Cavoret, «Poésie / Gallimard», 1981, p.135

Heredia est né à Cuba, le citer c'est introduire un certain exotisme, un certain dépaysement dans le ciel parisien.

La fonction de ces références est poétique, esthétique, comique aussi, lorsque Saint-Loup et le narrateur évoquent une pièce de Feydeau riche en quiproquos qui se déroule dans un hôtel minalble.[3].
L'allusion permet de mettre à distance la guerre, permettant une déréalisation de la guerre. Proust multiplie les allusions pour ajouter une épaisseur littéraire à la destruction de Paris, pour créer des résonnances entre les œuvres modernes et anciennes.

II. La politique de l'allusion

Il s'agit de clichés chauvins. La culture de guerre crée ou entretient une confusion entre nationalité et patriotisme.

«Culture de guerre» : cet ensemble de représentations, d'attitudes, de pratiques, de productions littéraires et artistiques qui a servi de cadre à l'investissement des populations européennes dans le conflit.
Stéphane Audouin-Rouzeau, L'Enfant de l'ennemi, 1914-1918, Aubier, 1995, p.10

Les lieux communs contribuent à la mobilisation des esprits. Il y là bourrage de crâne, même si Proust remarque «Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l’espérance»[4]
L'esthétique et le poétique se confondent de façon ambiguë.

1er cliché: les Walkyries
Nous en trouvons l'illustration dans les allusions aux Walkyries de Wagner. Proust n'est pas le premier à utiliser cette comparaison, ce qui ne veut pas dire que les allusions aux Walkyries que l'on trouve dans des textes antérieurs à La Recherche font partie des sources de Proust. Il peut s'agir simplement d'une coïncidence dans le temps. Il s'agit de textes contemporains qui permettent de donner une impression de l'époque, qui fonctionnent comme des points de repère:

Vers le sud, à cent mètres environ au-dessus des eaux, chevauchant, telles des Valkyries [sic], les étranges montures dont la mécanique européenne avait été l'inspiratrice, les Japonais s'avançaient sur leurs monoplans rouges.
H. G. Wells, La Guerre dans les airs, trad. Henry-D. Davray et B. Kozakiewicz, [Mercure de France, 1910], «Folio», 1984, p.257-258.

Il s'agit d'une bataille entre Américains, Japonais et Chinois qui se termine au-dessus des chutes du Niagara. C'est le thème du péril jaune, utilisant tous les clichés du genre puisque, nous dit Wells, «les aviateurs étaient, conformément à la tradition japonaise, armés d'un sabre.» [La salle rit, la voix de Sakamoto s'est faite incrédule].
Grâce à Halévy, nous savons que Proust a lu L'Homme invisible et La Guerre des mondes, mais rien ne montre qu'il ait lu La Guerre dans les airs. Il s'agit quoi qu'il en soit de Walkyries japonaises, ce qui pour Proust pouvait difficilement passer pour une allusion à Wagner.

Un deuxième exemple contemporain peut être trouvé chez Cocteau:

Rendons hommage à GUYNEMER, chasseur de Walkyries [...].
Jean Cocteau, Dans le ciel de la patrie, Société Spad, 1918, [p.4]

Vous savez que Guynemer est mort en septembre 1917. Cocteau rend également hommage à Roland-Garros:

Le camarade de pirate
cor de Roland
cor de Tristan


chasse
les Walkyries
Jean Cocteau, Le Cap de Bonne-Espérance, Œuvres poétiques complètes, éd. Michel Décaudin et al, «Pléiade», 1999, p.60

et

Celui-là, corsaire, est seul aux altitudes froides / Il chasse les hullulantes [sic] Walkyries, / Sa mitrailleuse, tel un lambeau d'azur, crachant la mort à travers l'hélice. Ibid., p.90 [première version]

On trouve ici également une référence à Tristan et son cor (anglé), image qui annonce l'image de la Walkyrie. Jusqu'ici, les Walkyries sont associés aux aviateurs allemands, elles représentent l'ennemi.

Proust a-t-il connu ces lignes? C'est indécidable. L'allusion de Saint-Loup est inorthodoxe car ce sont les Français qui sont représentés en Walkyries:

«[...] Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l'arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale, Wacht am Rhein; c'était à se demander si c'était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient.» Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l'expliqua d'ailleurs par des raisons purement musicales: «Dame, c'est que la musique des sirènes était d'un Chevauchée! Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris.
Le Temps retrouvé, Tadié t4, p.338

Il y a ici un détournement ironique, un détournement un peu trop subtil puiqu'un critique a cru qu'il s'agissait ici d'aviateurs allemands: non, il s'agit des sirènes d'alerte françaises. Pour vous en donner un aperçu, nous allons écouter quelques minutes de la Chevauchée.

[musique]
GERHILDE (postée tout en haut et appelant vers le fond, d'où arrive un épais nuage) : Hoïotoho ! Hoïotoho ! / Heiaha ! Heiaha ! / Helmwige ! Ici ! Amène ton cheval ! / LA VOIX DE HELMWIGE (au fond) : Hoïotoho ! Hoïotoho ! / Heiaha ! / (La nuée est transpercée par la lueur d'éclairs qui laissent voir une Walkyrie à cheval: en travers de la selle pend un guerrier mort. L'apparition se rapproche et passe en bordure du rocher de gauche à droite.) I GERHILDE, WALTRAUTE ET SCHWTRTLEITE (lançant leurs appels à l'adresse de l'arrivante) : Heiaha ! Heiaha ! [...]. Wagner, La Walkyrie, acte III, scène 1, trad. Françoise Ferlan, L'Avant-Scène Opéra, n°228, 2005, p.69-70.

Cette allusion est une sorte d'énigme. Saint-Loup la justifie par des raisons purement acoustiques. Dans ces lettres, Saint-Loup n'hésite pas à citer Romain Rolland ou même Nietzsche pour décrire «l'enchantement d'une matinée» (entre guillemets: référence à l'enchantement du Vendredi Saint dans Parsifal?): les gens du front sont les seuls à citer les noms allemands avec une entière liberté.[5] Pour le reste de la population se produit une sorte de nationalisation de l'esthétique. En contradiction avec ces sentiments, Saint-Loup semble se réjouir de l'arrivée des Allemands: «Il faut décidément l'arrivée des Allemands pour qu'on puisse entendre du Wagner à Paris.» Saint-Loup est patriote, mais non nationaliste. On peut comparer cette attitude à celle de Bloch, par exemple, qui déteste Wagner.

Le wagnérisme devient une figure paradoxale, qui ne s'oppose pas au patriotisme français. Proust assume ici la position inverse de celle de Saint-Saëns, par exemple:

«Le wagnérisme, sous couleur d'art, fut une machine merveilleusement outillée pour ronger le patriotisme en France» ; «la machine la plus puissante employée par l'Allemagne pour germaniser l'âme français» ; «une machine de guerre contre la France».
Camille Saint-Saëns, Germanophilie, Dorbon-Ainé, 1916, p.23, 32, 41

En créant un patriote wagnérien, Proust s'oppose à Saint-Saëns.

2ième cliché: assimilation des bombardements à Wagner
Un cliché classique assimile la musique de Wagner a du bruit, ainsi que le montre très tôt cette allusion:

l'intransigeante conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme de cercle qu'il n'y a pas que du bruit dans La Walkyrie.
Le Côté de Guermantes, Tadié t2 p.524

Cette comparaison sera largement utilisée pendant la guerre, comme le prouve une chanson populaire de 1915, par exemple:

...Sur le sol, un grand rond lumineux se prom'na. / Je m' dis: "Tiens, ça, c'est chouette... Ils font du cinéma ! [...] Mais la lumièr' s'éteint, et l'orchestre, dans l'air, / Recommence à nous f... d' la musiqu' de Wagner. / Ah! Badaboum! Badazim! Badaboum!
Dominique Bonnaud, «La Visite d'un Zeppelin sur Nancy», Les Annales politiques et littéraires, n°1648, 24 janvier 1915, p.130

Les obus lancés par la grosse artillerie sont assimilés à du Wagner, ainsi que l'a dit un critique, tandis que Proust détache dans la musique wagnérienne des airs, des solos, des duos, etc.

3ième cliché: l'art germain est grossier
Un autre cliché consistera à peindre les manœuvres allemandes comme des mouvements scéniques grandiloquents et sans intérêt militaire, il ne s'agit que d'une mise en scène de mauvais goût:

Le grand spectacle que Paris attendait avec une curiosité méprisante s'est déroulé la nuit dernière d'une manière assez médiocre.
Maurice Barrès, «L'Échec du Pirate des Airs», L'Écho de Paris, 22 mars 1915.

Le spectacle est médiocre, et le peuple allemand est un peuple crédule qui se laisse facilement par un spectacle trompeur, une mauvaise mise en scène:

Il s'établit tout un réseau d'images germanophobes, ainsi que le prouve un texte de Jacques-Emile Blanche. Blanche était un ami de Proust qui a publié pendant la guerre quelques textes personnels un peu romancés. Proust a corrigé certaines des épreuves de ces "lettres". Proust a-t-il eu le texte de Blanche entre les mains?
Blanche raconte ici une soirée en compagnie de Sonia Delaunay et André Gide:

Quel spectacle, quand s'aventurera la flotte du Commodore aérien, baleines, requins dans les nuages, Fafiier le monstre sur le musée du Louvre, dandinant son gros corps d'aluminium et de gutta-percha, dardant de ses yeux-phares sur la Cité endormie, des rayons électriques ! Cette guerre, mise en scène par Guillaume, Sonia la voit telle qu'une affiche berlinoise "sécessionniste". Ses accessoires de la terreur appartiennent au théâtre, comme la polyphonie de l'artillerie.
Jacques-Emile Blanche, «Cahiers d'un Artiste. I», La Revue de Paris, 15 août 1915, p.721-765, ici p.746

Le motif wagnérien s'accompagne de la dénonciation de la mise en scène de l'empereur. Le musée du Louvre, symbole de l'art français, est opposé à Wagner. L'article continue:

En repensant à l'art germain, [...] vous constaterez un grossissement de l'effet, par multiplication, par accumulation des moyens brutaux. Il en est de même pour les engins destructeurs et les œuvres d'art. Esthétique et science du coup de poing ; l'excessif, le monstrueux, le gigantesque, jamais la mesure ni la nuance.
Ibid, p.746-747

Le sentiment national sert de critère esthétique, il confond l'art et la politique, la musique et la guerre. Les stéréotypes nationaux servent à dévaloriser l'Allemagne.

III. Le lien secret entre l'aviation et l'inversion

La mythologie découvre les désirs secrets. Les Walkyries aapartiennent à la mythologie de la guerre et de la mort. Elles sont traversties en guerrière, sorte de Miss Sacripant à la guerre. L'explication purement musicale de Saint-Loup semble dès lors destinée à dissimuler son désir pour les combattants.
Les Walkyries sont les figures féminines qui choisissent les morts sur le champs de bataille et les conduisent au Walhalla, ce sont des figures androgynes, amantes guerrières. Les Walkyries tombent parfois amoureuses du guerrier qu'elles recueillent ainsi; Saint-Loup semble ainsi exposer son désir de mourir en inspirant un amour fanatique à ses hommes. D'autre part il voue une admiration passionnée aux aviateurs. C'est ainsi que Saint-Loup va avouer son intérêt pour le liftier de Balbec:

«A propos de Balbec, te rappelles-tu l'ancien liftier de l'hôtel?» me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu'un qui n'avait pas trop l'air de savoir qui c'était et qui comptait sur moi pour l'éclairer. «Il s'engage et m'a écrit pour le faire "rentrer" dans l'aviation». Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l'ascenseur, et les hauteurs de l'escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus.
Le Temps retrouvé, Tadié, t4 p.325

On rencontre ainsi souvent l'assimilation entre ascenseur/avion dans La Recherche. L'aviateur se fait symbole de l'inversion et le liftier se convertit en aviateur. Or on se rappelle le témoignage d'Aimé dans Albertine disparue, qui raconte que Saint-Loup et le liftier se sont enfermés ensemble sous prétexte de développer les photographies de la grand-mère du héros.

La trahison et l'homosexualité sont assimilée. L'aviateur est le reflet de la droiture et d'une certaine discipline militaire. En devenant aviateur, le liftier renonce à l'homosexualité.

Si un mouvement singulier avait conduit à l'inversion — et cela dans toutes les classes — des êtres comme Saint-Loup qui en étaient le plus éloignés, un mouvement en sens inverse avait détaché de ces pratiques ceux chez qui elles étaient le plus habituelles. [...] C'est ainsi que l'ancien liftier de Balbec n'aurait plus accepté ni pour or ni pour argent des propositions qui lui paraissaient maintenant aussi grave que celles de l'ennemi.
Le Temps retrouvé, Tadié, t4 p.359-360

On se rappelle de la conversation entre les deux ouvriers dans la maison de passe, quand l'un des deux est sûr de ne pas être tué. Un aviateur intervient à ce moment dans la conversation; plus tard, il disparaît. Qui était-il, faisait-il partie du personnel ou des clients?

Le rapprochement aviation/inversion apparaît également dans des brouillons non publiés d'Albertine disparue; d'autre part députés et aviateurs constituent la clientèle privilégiée de Jupien. Dans le passage où le narrateur affirme que Saint-Loup aurait été élu s'il n'était pas mort, il confond chambre des députés et chambre d'aviateurs: La chambre des aviateurs devient synonyme de la chambre des députés.

Mais peut-être aimait-il [Saint-Loup] trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d'aviateurs.
''Le Temps retrouvé, Tadié t4 p.432

Conclusion

En conclusion, je voudrais revenir sur les Walkyries pour montrer que tout n'est pas si simple. Le narrateur utilise le terme de "Walkures", qui est le mot utilisé par Saint-Loup citant une chanson de Schumann. Saint-Loup est présenté à plusieurs reprises comme un homme d'une intelligence médiocre. Ce n'est pas tant le démon de l'inversion que le démon de la conversation qui l'habite: il cherche avant tout à briller.

Ainsi le texte proustien se compose de plusieurs niveaux, plusieurs épaisseurs, c'est une machine à mettre en perspective et à révéler les ambiguïtés. Il nous montre que la mémoire de Paris en guerre ne cessera jamais d'être ambivalente.

                                                  ****

Compagnon réexposera le plan de l'intervenant avec bienveillance et se montrera encourageant. Je suis soulagée et heureuse pour ce jeune homme qui vient de connaître un sacré baptême du feu: une intervention au Collège de France.


La version de sejan, avec l'explication du jeu de mot final.

Notes

[1] Clarac t2 p.71

[2] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.753

[3] «Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur seins décatis le collier de perles qui leur permettra d'épouser un duc décavé. l'hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l'Hôtel du libre échange». Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.759

[4] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.773

[5] Le Temps retrouvé