Voici le dernier cours de cette session.
Je rappelle le rappel, que je n’ai pas rappelé depuis le 2 février :
- il s'agit d'une prise de notes renarrativisées: les tournures employées, et notamment fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, les notes sont parfois décousues lorsque je n'ai pas noté les transitions. Tout ce que j'écris pourra/devra être confronté aux enregistrements disponibles sur le site du Collège de France.
- Cela peut être également confronté aux compte-rendus de sejan. Nous avons pris le parti de ne nous lire qu'après nos propres transcriptions.
- J'utilise ce texte en ligne, l'édition de la Pléiade de 1954 (notée "Clarac") et la table de transcription Clarac/Tadié de Tlön.

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Bilan des rapports professeur/auditoire

C’est aujourd’hui le dernier cours et je voudrais d’abord dire quelques mots pour vous remercier. Vous avez été des auditeurs nombreux, assidus et attentifs. J’ai été un peu surpris par la demande intense de littérature, elle était insoupçonnée de moi. Dans ma leçon inaugurale je m’inquiétais pour l’état de la littérature, vous m’avez démontré que j’avais tort.
La semaine dernière, nous avons vu que Proust opposait les cours froids donnés au Collège de France à la communion des grands-messes des cathédrales. Par votre silence et votre dévotion quasi-religieuse vous lui avez donné tort. [la salle rit].
Je vous disais aussi que ces cours ont été pour moi l’apprentissage de la liberté: pas d’examen de fin d’année, pas de bibliographie à donner, de programme à respecter, d'état de la question à établir. J’avais prévu un certain nombre de cours introductifs à quelques notions de base, je les ai d’abord retardés puis annulés car ils m’ont paru inutiles.

Vous avez remarqué que je préparais mes cours au fur à mesure. Je me suis laissé guider par un fil capricieux puisqu’il s’agit d’un roman capricieux qui illustre et exprime la dimension spatiale de la littérature et de la mémoire. Nous avons évoqué un jour cet idéal d’hodologie chère à Weinrich, qui voulait que la littérature soit espace de promenade, d'exploration. J’espère vous avoir montré également qu’un bon chercheur est un chasseur.

Je voudrais aborder deux points, deux attentes auxquelles je n’ai pas répondu : d’abord on m’a demandé les références de mes citations, je n’ai pas réussi à m’y astreindre, restant un conférencier traditionnel. J’ai été sur ce point plus traditionnel que mes invités qui ont distribué des feuilles de références ou même utilisé power point. D’autre part, certains ont exprimé une frustration, ils espéraient un dialogue à la fin des séminaires, et je l’avais effectivement promis. Mais au début des séances je ne savais pas que vous seriez si nombreux, et les séances se sont de fait transformées en seconde heure de cours.

Enfin, j’ai appris par le vieux téléphone arabe qu’il y a au moins deux auditeurs qui donnent des compte-rendus sur internet, ce qui est un autre lieu pour le débat. J’ai résisté à la tentation d’aller les lire car j’ai craint d’être influencé. Que ces personnes soient remerciées.


Je vais avancer aujourd’hui un peu par prétérition, car j’ai le sentiment de n’avoir fait qu’effleurer un certain nombre de sujets. Je vais ouvrir quatre ou cinq sujets qui auraient mérité chacun une heure de cours.

La littérature à rebours

Nous avons vu que le classissisme de Proust n’était ni scolaire ni naturaliste ni puriste, un autre classissisme que celui de Brunetière ou Lanson ou Gide à la NRF. En 1920 Jacques Rivière a écrit un article important sur Proust et la tradition classique. Quelle est cette autre tradition classique? Il s’agit d’un classissisme impur, complexe, ouvert, en expansion, cosmopolite, indiscipliné, qui inclut le romantisme et XIXe siècle. Proust tente de déconstruire le clivage entre romantisme et classissisme. On se rappelle Emile Deschanel évoqué lors de la leçon inaugurale, et qui a écrit Le Romantisme des classiques. Racine n’est jamais plus baudelairien que lorsqu’il peint ses héroïnes et Baudelaire racinien quand il décrit "les femmes damnés", avance Proust.
Proust réinvente son XVIIe siècle, sa propre généalogie de classiques.

On lit l’histoire à rebours. Le narrateur évoque le côté Dostoïevski de la littérature classique. Il y a une tradition de mémoire, un parti-pris anti-progressiste, anti-logique, anti-linéaire. Il s’agit de lire le monde du point de vue des effets, non des causes, ainsi que le narrateur l’expose à Albertine :

Il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevsky, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevsky présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés après d'apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire. [1]

Mme de Sévigné, Dostoïevsky, Elstir, cette liste hétérogène plaît à Proust et revient souvent: association entre une épistolière du XVIIe, un romancier russe du XIXe et un peintre imaginaire du XXe siècle. Tout les distingue, l’époque, la langue, le genre, le « média », et cependant, ils ont, comme on l’a déjà vu, «un air de famille» entre ses trois artistes:

[...] Mme de Sévigné est une grande artiste de la même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses. Je me rendis compte à Balbec que c’est de la même façon que lui qu’elle nous présente les choses dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause. […], je fus ravi par ce que j’eusse appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même façon que lui les caractères ?) le côté Dostoïevsky des Lettres de Madame de Sévigné.[2]

Proust est méfiant envers les explications par les causes, comme le montre par exemple cette remarque :

À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevsky raconterait une vie. [3]

Proust insiste beaucoup sur cette dimension hétérochronique de sa démarche littéraire qui donne sa place à l'erreur et à l'illusion. Il ne s’agit pas de l’histoire littéraire des professeurs qui avance des causes vers les conséquences. L'histoire des écrivains procède à rebours, l'œuvre vraiment nouvelle réordonne l’ensemble de la littérature en modifiant les lectures ultérieures des autres romanciers. Après Dostoïevsky, on relit autrement Mme de Sévigné, après Proust on relit autrement Baudelaire.
Cette seconde histoire est composite, enchevêtrée, compliquée, contradictoire. Elle fait surgir des « réminiscences anticipées », des influences à rebours, des plagiats par anticipation, comme dirait Borgès. Proust l’évoque dans Sodome et Gomorrhe pour se moquer du progressisme de Madame de Cambremer jeune :

Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, tout un compartiment de valeurs en profitent, un certain nombre d’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ils ne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait de dire une nouveauté en les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru. Et on allait même chercher, dans un passé isolé, quelques talents indépendants sur la réputation de qui ne semblait pas devoir influer le mouvement actuel, mais dont un des maîtres nouveaux passait pour citer le nom avec faveur. Souvent c’était parce qu’un maître, quel qu’il soit, si exclusive que doive être son école, juge d’après son sentiment original, rend justice au talent partout où il se trouve, et même moins qu’au talent, à quelque agréable inspiration qu’il a goûtée autrefois, qui se rattache à un moment aimé de son adolescence. D’autres fois parce que certains artistes d’une autre époque ont, dans un simple morceau, réalisé quelque chose qui ressemble à ce que le maître peu à peu s’est rendu compte que lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien comme un précurseur; il aime chez lui, sous une tout autre forme, un effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu.[4]

De même, Flaubert était ravi de retrouver une phrase de Flaubert dans Montesquieu.

Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu par exemple: «Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel.»[5]

Il y a on le voit une conception linéaire de l’histoire et une mémoire qui fonctionne à rebours. Le nouveau influence l’ancien, Poussin réévalué par l'approbation de Degas, Chopin par celle de Debussy.

Peut-être faut-il poser une limite à ces réminiscences anticipées : ne sont-elles pas une construction, un caprice du lecteur? Riffaterre distinguait l'intertextualité obligatoire, dont on trouve des traces explicites dans le texte (l'allusion), et l’intertextualité aléatoire, qui provient de mon propre imaginaire qui fournit des échos que je suis peut-être le seul à reconnaître.
A l'opposé de Riffaterre, Roland Barthes n’hésitait pas à favoriser cet imaginaire personnel; il raconte comment les deux courrières du Grand Hôtel de Balbec lui rappelle Stendhal:

Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n'est pas de lui), j'y retrouve Proust par un détail minuscule. [...] Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Je comprends que l'oeuvre de Proust est, du moins pour moi, l'œuvre de référence, [...] ce n'est pas une «autorité»; simplement un souvenir circulaire.[6]

La rumeur

Une autre prétérition consisterait à envisager d’explorer cette mémoire complexe dans son aspect de rumeur, d’échos, de bruit, la littérature comme bruit de fond, bruit blanc. Il y a un roman américain, White Noise, de Don DeLillo, qui évoque cette saturation de bruits à laquelle nous sommes exposés. C’est un bruit obtenu en combinant toutes les fréquences, de même, si cent ou mille personnes parlent à la fois, notre cerveau n’est plus en mesure de suivre une voix. Tout paraît vacarme ou charivari.

On peut imaginer cette mémoire de la littérature comme superposition de voix, cacophonie. C'est toute la littérature qui bruit dans La Recherche du temps perdu.

Je vais prendre pour exemple cette phrase découverte la semaine passée: «Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les voeux des morts» dit Proust dans La mort des cathédrales. Proust reprenait Barrès citant Auguste Comte,«les vivants sont gouvernés par les morts» comme je l’ai découvert il y a quelques semaine par hasard, et ce hasard est important.
De même l'adjectif «intégral»: Proust évoquait «la vie intégrale» des cathédrales et «la résurrection intégrale» par la grand'messe. Or le lendemain, en lisant Jules Michelet, j'ai retrouvé cet adjectif dans sa préface à L’histoire de la France en 1869.
Le plus curieux, c’est que j’avais justement l’intention de parler de ce texte aujourd’hui, nous le verrons tout à l'heure. Michelet parle de Géricault dans cette préface, Géricault prétendait s'approprier toutes les peintures du Louvre en les copiant, et Michelet compare sa situation à celle de Géricault.

Plus compliqué encore, plus effrayant encore était mon problème historique posé comme une résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds.[7]

On peut voir dans cette opposition entre surface et profondeur une réminiscence proustienne. Ce serait un autre sujet de prétérition, l'étude de cette façon de donner du volume et de l'épaisseur.

Les notes fournies par les éditeurs en fin de tome ne déterminent pas nos associations personnelles, la littérature baigne dans la littérature, il y a trop d’images, C'est comme une mer ou un bain, elle est trop brumeuse. Tout part toujours de la rumeur dans La Recherche du temps perdu, c'est le roman du bavardage, du cancan, du potin littéraire. Le narrateur en fait la théorie:

Malgré cela il faut se rappeler que l’opinion que nous avons les uns des autres, les rapports d’amitié, de famille, n’ont rien de fixe qu’en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis et qui, bientôt après, parlent tendrement l’un de l’autre; [...].[8]

Tout est construit sur la rumeur, on écoute la rumeur de la littérature dans La Recherche un peu comme on porte un coquillage à l’oreille et on entend la mer; la mer est rumoreuse (selon un vieux mot français).
Proust évoque à un moment les médicaments qui font perdre la mémoire, mais ce qu'on n'oublie pas, c'est un vers de Baudelaire: «Ta mémoire, pareille aux choses incertaines,/ fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon.»[9] Le tympanon, c'est ce qui bruit à l'oreille du lecteur.

Nous avons rencontré l’image de la mémoire comme une forêt, nous rencontrons une image concurrente et équivalente, celle de l’océan. Dans Le Père Goriot, Balzac comparait Paris à un océan, cette image lui venait du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, où elle désignait la forêt.

Mais Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n' en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le: quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire, quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s' y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d' inouï, oublié par les plongeurs littéraires.[10]

Chez Baudelaire on songera à "Obsession" et à la mer rumoreuse de la forêt de la mémoire :

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;
Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis.

Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer
De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,
Je l’entends dans le rire énorme de la mer.

Il y a là tout un fil à tirer entre l’océan et la forêt de la mémoire. Le voici chez Proust:

[...] comme ma fenêtre donnait, au lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue, sur les champs de la mer, que j’entendais pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j’avais, avant de m’endormir, confié, comme une barque, mon sommeil, j’avais l’illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer en moi la notion de leur charme, à la façon de ces leçons qu’on apprend en dormant. [11]

Ce passage rassemble beaucoup de choses et est lui-même un écho à un autre extrait où un collégien lit ses leçons avant de s’endormir :

Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.[12]

La littérature comme une personne

Je saute par-dessus quelques prétéritions pour arriver à une métaphore, encore : nous avons vu la littérature comme mémoire et la mémoire de la littérature, la littérature peut également être vue comme une personne. Dans un entretien donné au Monde il y a quelques jours, Pierre Nora, auteur des Lieux de mémoire, observe que l’identité nationale a longtemps été pensée comme une continuité dynastique, territoriale et historique. Une nation selon Renan, c’était «le culte des ancêtres, la volonté de vivre ensemble, la conscience d'avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore.» Or selon Nora,

la nation selon Renan est morte. Cette vision, sur laquelle nous vivons encore, correspond à l’ancienne identité nationale, celle qui associait le passé et l’avenir dans un sentiment de continuité, de filiation et de projet. Or ce lien est rompu, nous faisant vivre dans un présent permanent. J’y vois l’explication de l’omniprésence du thème de la mémoire, et de son corollaire, l’identité.[13]

Dans cette conscience de l'identité nationale, la littérature se présente comme une continuité exceptionnelle. Même ceux qui l’ont rejetée, comme Breton, se cherchent des précurseurs.
On peut donc se demander si en littérature aussi ce lien est rompu. Est-ce que cette vocation de la littérature qui a été de transporter la littérature du passé vers l'avenir existe-t-elle toujours? Cette question est présente dans La Recherche:

Notre mémoire et notre cœur ne sont pas assez grands pour être fidèles. Nous n'avons pas assez de place dans notre pensée actuelle pour y garder les morts à côté des vivants.[14]

Cette réflexion nous ramène vers Michelet qui a souvent définie la France comme personne. Dans la préface de son Introduction à l'histoire universelle, Michelet écrit

L'Allemagne n'a pas de centre, l'Italie n'en a plus. La France a un centre ; une et identique depuis plusieurs siècles, elle doit être consi-dérée comme une personne qui vit et qui se meut. Le signe et la garan-tie de l'organisme vivant : la puissance de l'assimilation, se trouve ici au plus haut degré.[15]

Dans le Tableau de la France, texte qui contient la phrase préférée de Proust, Michelet écrit:

Mais il ne faut pas prendre ainsi la France pièce à pièce, il faut l’embrasser dans son ensemble. [...] L’Angleterre est un empire, l’Allemagne un pays, une race ; la France est une personne.»
La personnalité, l’unité, c’est par là que l’être se place haut dans l’échelle des êtres.

Curtius et Hofmannsthal considéraient que la France était une personne parce qu'elle était représentée par sa littérature, une littérature continue et pleine.
D'ailleurs la littérature est omniprésente dans ''L'histoire de France de Michelet.

Enfin, évoquons Thibaudet puisque ses œuvres vont être prochainement rééditées.
Dans un article de 1929 intitulé «Sur la géographie littéraire», Walter Benjamin a demandé à Gide quel écrivain français mettrait-il à côté de Goethe comme représentant de la littérature française. Gide, qui travaillait alors sur Montaigne, répondit Montaigne.
Thibaudet réagit à ce choix:

Il y a quelques semaines un Allemand me posait une question analogue à celle qui fut posée à Gide. Il me demandait de lui indiquer le livre qui me semblait exprimer le plus complètement, le plus profondément, le génie de la littérature française. Je lui répondis: «Prenez le petit Pascal de Cazin avec les notes de Voltaire. C'est un joli bibelot de la librairie élégante du XVIIIe siècle, et ce dialogue Pascal-Voltaire, ce contraste, cette antithèse, donnera précisément la littérature française dans son mouvement de dialogue vivant jamais terminé, de continuité qui change et de choses qui durent.

C'est du Bergson, la littérature comme élan vital. Thibaudet refuse immédiatement d'identifier la littérature française à un seul. Pascal cependant est inséparable de Montaigne, puis Thibaudet ajoute encore Chateaubriand... Chateaubriand répond à Voltaire comme Voltaire à Pascal et Pascal à Montaigne.
Aujourd'hui on ajouterait Proust.
On se souvient du texte de Pascal dans la préface pour son traité du vide:

De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.

Cette image de la littérature, on la retrouve chez Proust, une littérature qui est une personne. En évoquant la photographie de Baudelaire par Nadar dans Contre Sainte-Beuve, Proust défend l'idée que les poètes sont un seul poète:

Il a surtout sur ce dernier portrait une ressemblance fantastique [l'air de famille] avec Hugo, Vigny, et Leconte de Lisle, comme si tous les quatre n'étaient que des épreuves un peu différentes d'un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde, dont la vie intermitentte, et aussi longue que celle de l'humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles, dont les chants, contradictoires parfois comme il est naturel dans une si grande œuvre, malgré tout, au sein d'une ténébreuse et profonde unité, se résoud.[16]

Il n'y a qu'un poète éternel, une longue lignée d'Homère à Hugo, Baudelaire. Si «Une ténébreuse et profonde unité» nous renvoie au poème Les correspondances, «Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité», à la symphonie et à la musique, la lignée nous rappelle les rois, les dynasties, la littérature comme un royaume. Ainsi l'historien Kantorowicz parlait du corps mystique du roi qui ignore la mort et représente la perpétuité de la dynastie: dignitas non moritur. Il y a continuité dynastique de la littérature.
Il y a continuité dynastique de la littérature comme mémoire.
Cela se retrouve dans les personnages essentiels de La Recherche du temps perdu: Françoise, («ces Français de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine».[17]), Charlus («car je crois dit Charlus à la communion des saints et à leur velléité d’intervention dans le destin des vivants»[18]), la mère du narrateur qui se met à ressembler à sa propre mère après la mort de celle-ci: «Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre [...], ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plus profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue.[...] C’est dans ce sens-là [...] qu’on peut dire que la mort n’est pas inutile, que le mort continue à agir sur nous.»[19]

Les morts gouvernent les vivants, disait Auguste Comte. C'est la vision de la littérature comme continuité, qui donne vie à la littérature suivant cette résurrection de la vie intégrale. Et concluons par les derniers mots de Michelet dans sa préface à L'histoire de France en 1869, texte que Proust connaissait:

Eh bien! ma grande France, s'il a fallu pour te redonner ta vie, qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici.[20]


En ligne, la version de sejan.

Notes

[1] La prisonnière, Clarac t3 p.378

[2] À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.653/ Tadié t2 p.13

[3] Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.983

[4] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.815/ Tadié t3 p.210

[5] article de Proust sur Flaubert, 1er janvier 1920

[6] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil 1993, p.58-59.

[7] Jules Michelet, préface à L'histoire de France

[8] Le Côté de Guermantes, t2 p.269/ Tadié t2 p.565

[9] Charles Baudelaire, "La vie antérieure", repris dans Sodome et Gomorrhe, t2 p.984/ Tadié t3 p.373

[10] Le Père Goriot, 1ère partie

[11] À l’ombre des jeunes filles en fleurs tome 5 p304

[12] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[13] Le Monde, 18 mars 2007

[14] Le Côté de Guermantes, Clarac t2 p.532/ Tadié t2 p.821

[15] trouvé de façon indirecte dans ce très beau texte de Lucien Febvre.

[16] Contre Sainte-Beuve, fin de l'article consacré à Baudelaire, Pléiade (La version folio est assez différente)

[17] Le Côté de Guermantes, Clarac t2 p.24/ Tadié t2 p.324

[18] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.992/ Tadié t3 p.381

[19] Sodome et Gomorrhe Clarac t2 p.769/ Tadié t3 p.165

[20] Jules Michelet, préface à L'histoire de France (merci, Tlön), tome I