Ce fut un séminaire très difficile. Cette fois-ci l'intervenant ne parlait pas trop vite, mais son exposé était si technique, chaque phrase ayant son importance, que prendre des notes était une gageure. Heureusement je bénéficie à nouveau d'un enregistement ainsi que du support des citations qu'il a fait distribuer en début de cours.
La question posée était la suivante: faut-il lire dans Contre Sainte-Beuve l'origine ou une origine d'À la Rechercher du temps perdu ou ne doit-on le considérer que comme une œuvre purement critique? La thèse défendue par Yoshikaya est que le Contre Sainte-Beuve fait en quelque sorte partie intégrante du roman car la dimension "critique de la littérature" est inséparable du roman. L'exposé de Yoshikawa consistera à étayer cette hypothèse, pas à pas, preuve à preuve.

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Antoine Compagnon présente Kazuyoshi Yoshikawa :
Lorsque j'ai commencé à travailler sur les manuscrits de Proust à la Bibliothèque nationale en 1981, il n'y avait que quelques manuscrits entrés à la bibliothèque dans les années 1960 et il n'y avait que quelques travaux sur ses manuscrits. Le travail qui faisait autorité, celui qui était le plus impressionnant par sa qualité et sa précision était le travail de Kazuyoshi Yoshikawa. Il avait soutenu sa thèse en 1976 sous la direction de Michel Raimond, thèse intitulée étude sur la genèse de la Prisonnière d'après des brouillons inédits. Je l'ai lue au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale.
Kazuyoshi Yoshikawa appartient à cette grande école de proustiens japonais qui s'est mise à travailler dans les années 70. je dois citer deux noms, celui de Yoshikawa, mais je ne peux pas ne pas citer l'autre nom, qui est celui de Jo Yoshida qui avait également fait une thèse avec Michel Raimond. Malheureusement Yoshida est décédé il y a peu de temps, je n'aurais pas manqué de l'inviter ici. Donc voilà l'un des très grands proustiens japonais; il y en a beaucoup d'autres, de plus jeunes, de la nouvelle génération, vous en avez entendu un la semaine passée, ils sont nombreux.
Il faut aussi citer le grand travail fourni par Yoshikawa, indispensable à tout proustien, qui est un Index général de la correspondance de Marcel Proust, ouvrage monumental publié en 1998 aux presses de l'université de Kyoto. On le trouve dans les bonnes bibliothèques, il a été distribué par Plon en France. C'est un travail dont Kazuyoshi Yoshikawa a pris l'initiative et qui a été mené par une équipe importante de chercheurs japonais. Ces dernières années il a écrit notamment des articles qui sont allés vers la peinture; je ne sais plus si c'est l'année dernière ou il y a deux ans, comme professeur associé à la Sorbonne il donnait des conférences qui portaient sur la peinture. Je voudrais aussi signaler qu'il est également un traducteur important, il a traduit notamment la grande biographie de Jean-Yves Tadié. Il a d'autres traductions en cours et Kazuyoshi Yoshikawa est maintenant professeur à l'université de Kyoto où il a justement repris le poste de Jo Yoshida.

Son titre aujourd'hui est «Du Contre Sainte-Beuve à La Recherche du Temps perdu».

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Je vous remercie pour cette très aimable présentation, un peu trop élogieuse. [A-t-il fait une petite grimace? La salle rit.]

Avant la rédaction de La Recherche du Temps perdu, Proust s'était consacré, on le sait, à une œuvre inachevée, Contre Sainte-Beuve. Son chapitre sur la méthode de Sainte-Beuve a été considéré dans les années 60 comme l'un des textes précurseurs de la nouvelle critique, dans lequel Proust condamne la méthode biographique de Sainte-Beuve en se fondant sur la thèse selon laquelle un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies. Il a également mis en valeur les fragments sur Nerval, sur Balzac, sur Baudelaire, écrivains contemporains qu'avait méconnu Sainte-Beuve. Mais la structure globale du Contre Sainte-Beuve reste encore énigmatique, même pour les meilleurs spécialistes de Proust. Nous en avons deux éditions, fort différentes, celle de Bernard de Fallois publiée en 1954 et reprise dans la collection "Folio essais", et celle de Pierre Clarac publiée en 1971 pour la bibliothèque de La Pléiade.

Fallois ayant découvert, déchiffré et classé les manuscrits des premiers cahiers de Proust avait incorporé dans son édition non seulement les fragments critiques sur Sainte-Beuve et sur ses contemporains mais aussi les morceaux romanesques qui seraient finalement intégrés dans le futur roman. Quant à Clarac, jugeant chimérique l'idée que le grand roman soit sorti d'un essai critique, il a exclu tous les brouillons romanesques de l'époque. Selon lui, les fragments romanesques étant directement destinés à La Recherche, une œuvre à la fois critique et romanesque n'a jamais existé. Le problème est que dans les premiers chapitres, numérotés 1 à 7 par la Bibliothèque nationale et écrits vraisemblablement à la fin de 1908 et dans les six premiers mois de 1909 se trouvent à la fois des fragments destinés à un essai critique sur Sainte-Beuve et des esquisses romanesques qui seront intégrés à la future Recherche. A cela s'ajoutent les cahiers 31, 36 et 51 de la même époque bien qu'ils ne contiennent aucun fragment de critique littéraire. Selon que ces fragments critiques et romanesques seront considérés comme indissociables ou non, la vision globale du Contre Sainte-Beuve s'avèrera toute différente, ainsi que l'interprétation de la genèse de La Recherche du Temps perdu.

prose ou vers, critique ou fiction

Proust avait longtemps été tiraillé entre un idéal romanesque difficile à réaliser et un travail de critique littéraire qu'il jugeait secondaire. Cette hésitation sur forme littéraire à adopter, on la retrouve lorsqu'il confie le projet d'un article sur Sainte-Beuve dans une lettre en décembre 1908: «Je vais écrire quelque chose sur Sainte-Beuve. J'ai en quelque sorte deux articles dans ma pensée. L'un est un article de forme classique, l'autre débuterait par le récit d'une matinée, maman viendrait près de mon lit et je lui raconterais un article que je veux faire sur Sainte-Beuve.»
Proust écrit en effet de deux façons dans les cahiers consacrés au Sainte-Beuve. On y trouve écrit sous forme classique le chapitre sur la méthode de Sainte-Beuve ainsi que les fragments sur Nerval, sur Flaubert, tandis que les chapitres concernant Balzac et Baudelaire sont entièrement rédigés sous forme d'une conversation avec maman. Cette hésitation semble suivre l'écrivain qui la reprend dans son carnet 1 avec une formule révélatrice, «ce qui me console» :

Ce qui me console c'est que Baudelaire a fait les poèmes en proses et les Fleurs du Mal sur les mêmes sujets, que Gérard de Nerval a fait en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII, le myrte de Virgile etc. En réalité ce sont des faiblesses, nous autorisons en lisant les grands écrivains les défaillances de notre idéal qui valent mieux que leur œuvre.
(Carnet 1, f 13 v°; Carnets, éd. Florence Callu et Antoine Compagnon, p.54)

Chez Baudelaire, on trouvera facilement le même sujet dans les Fleurs du Mal et dans Les petits poèmes en prose. Proust en cite lui-même un exemple dans un fragment consacré à Sainte-Beuve et Baudelaire.

[...] dans Baudelaire nous avons un vers : Le ciel pur où frémit l'éternelle chaleur [«La Chevelure»] et dans le petit poème en prose correspondant : un ciel pur où se prélasse l'éternelle chaleur [«Un Hémisphère dans une Chevelure»].
(Cahier 5, f°9 r°; CSB, 235)

Bien que les citations de Proust soient approximatives, Baudelaire a bien traité un même sujet tantôt en vers, tantôt en prose. Dans la citation n°1, Proust fait remarquer que Nerval a fait «en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII»: Nerval évoque en effet dans son poème «Fantaisie» un château de briques sous Louis XIII, mais dans Sylvie, il n'y a aucune allusion au château Louis XIII, et Proust l'a sans doute confondu, puisqu'aucun autre château n'y figure, avec un château du temps de Henri IV. Chez Nerval, dit Proust, ses vers et ses nouvelles ne sont que des tentatives différentes pour exprimer la même chose. Le génie vraiment déterminé créerait sa forme d'art en même temps que sa pensée, mais chez Baudelaire ainsi que chez Nerval, je cite Proust : «La vision intérieure est bien certaine, bien forte. Mais, maladie de la volonté ou manque d'instinct déterminé, prédominance de l'intelligence qui indique plutôt les voies différentes qu'elle ne passe en une, on essaye en vers, puis pour ne pas perdre la première idée on fait en prose, etc.».
Ce que représente le vers et la prose pour un poète, ce sont, me semble-t-il, la fiction et la critique pour un romancier. Proust avait dû trouver dans cette hésitation des deux poètes une sorte de consolation à sa propre incertitude.

Je voudrais montrer qu'aux fragments sur Nerval, Balzac et Baudelaire et aux remarques de Proust sur ses trois précurseurs littéraires correspondent et font pendant des morceaux romanesques mis en place dans les brouillons du Contre Sainte-Beuve.

Nerval et la nuit d'insomnie

Les morceaux sur Sylvie destinés au Contre Sainte-Beuve se trouvent dans les cahiers 5 et 6 rédigés vraisemblablement entre février et juin 1909. Proust y critique, plutôt que Sainte-Beuve qui avait méconnu Nerval, la lecture traditionaliste de Sylvie manifestée dans le discours de réception à l'Académie française prononcé par Maurice Barrès en janvier 1907 que Proust cite mot à mot, dans le Jean Racine de Jules Lemaître publié en 1908 et dans l'article d'André Hallays, Adriana, publié le 10 juillet 1908 dans le Jounal des débats. C'est un traditionalisme qui consiste à voir dans Sylvie la peinture naïve de la douce Ile-de-France tandis que Proust songeant à la folie de Nerval met en valeur les rêves et les souvenirs nervaliens visibles en particulier dans les tableaux aux couleurs irréels de Sylvie.
Sylvie est un récit dont le héros — qui dis "je" comme celui de La Recherche — hanté par l'image d'une jeune fille adorée dans sa jeunesse retourne à Loisy, pays de ses souvenirs. Ce retour au passé est motivé, comme l'explique Proust, par les souvenirs de jeunesse que le héros se remémore dans son lit, je cite: «Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état [...] permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d'une longue période de la vie.»
Poussé par ses souvenirs, le héros prend un fiacre, et d'après Proust :

[...] tout en allant en cahotant vers Loisy, [il] se rappelle et raconte. Il arrive après cette nuit d'insomnie, et ce qu'il voit alors, pour ainsi dire détaché de la réalité par cette nuit d'insomnie, par ce retour dans un pays qui est plutôt pour lui un passé qui existe au moins autant dans son cœur que sur la carte, est entremêlé si étroitement aux souvenirs qu'il continue à évoquer, qu'on est obligé à tout moment de tourner les pages qui précèdent pour voir où on se trouve, si c'est présent ou rappel du passé.
(Cahier 5, f° 14 r°; CSB, 238)

Ce qu'il faut noter c'est que cette nuit où le héros «se rappelle et raconte», Proust l'appelle deux fois «cette nuit d'insomnie». Proust se servira de la même appellation, «nuit d'insomnie», pour évoquer la scène nocturne au cours de laquelle il revoie ses chambres, au début de "Nom de pays: le nom", troisième partie du Côté de chez Swann:

Parmi les chambres dont j'évoquais le plus souvent l'image dans mes nuits d'insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray [...] que celle du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec.
(RTP, I, 376)

Cette appellation joue pour l'écrivain, noyé dans cette nuit nervalienne, la même fonction de réminiscence qu'il développera au début de son futur roman. Nul doute que le chef d'œuvre de Nerval a joué un rôle primordial dans l'avènement de La Recherche. Si Proust a souligné la fonction de réminiscence remplie par cette nuit d'insomnie dans Sylvie, c'est qu'il écrivait dans le même temps et à plusieurs reprises de pareilles scènes nocturnes pour le préambule de son Contre Sainte-Beuve. Prenons comme preuve la coexistence dans le cahier 5 de deux brouillons romanesques consacrés à la nuit d'insomnie occupant les feuillets de quatre rectos de 54 verso à 109 verso et une l'analyse de Sylvie occupant dans le même cahier les feuillets 6 recto à 18 recto [NB: je ne suis pas sûre des numéros de feuillets, je les cite donc en italique]. L'écrivain a ainsi utilisé le même cahier 5 pour rédiger à la fois un échantillon de sa propre nuit romanesque dotée de réminiscences et un morceau théorique sur la nuit nervalienne, analyse de Sylvie. Le récit d'une matinée précédée d'une nuit d'insomnie n'est pas pour Proust un simple préambule du Contre Sainte-Beuve mais constitue une série d'exemples de sa propre création romanesque.

Balzac et les personnages proustiens

Si les premiers cahiers de Proust consacrés au ¢ontre Sainte-Beuve paraissent fort disparates au premier abord, c'est qu'il les a remplis de fragments à la fois théoriques et romanesques tout en les complétant les uns pour les autres. Certes les fragments sur Nerval n'étant pas écrits sous la forme d'une conversation avec sa mère, on les rattache difficilement au récit romanesque du Contre Sainte-Beuve. Mais dans les deux longs morceaux consacrés à Sainte-Beuve et Balzac et rédigés dans le cahier 1, on trouve constamment le pronom "tu" qui désigne la mère du narrateur:

Un des contemporains qu'il a méconnus est Balzac. Tu fronces le sourcil. Je sais que tu ne l'aimes pas.
(Cahier 1, f° 54 r°; CSB, 263)

Claude ? avait proposé pour la rédaction de ce cahier 1 la date de mars 1909, mais comme je l'ai montré ailleurs, la rédaction principale de Sainte-Beuve et Balzac doit être située plutôt vers mai 1909. Si le pastiche de l'œuvre de Balzac publié en février 1908 était pour Proust un exercice romanesque consistant à représenter un morceau imaginaire de La Comédie humaine, ce fragment de mai 1909 pourrait être considéré comme un éclaircissement théorique du monde balzacien. Pour analyser le style de Balzac et le langage de ses personnages, Proust a recours non seulement aux principaux romans de La Comédie humaine, mais encore à des lettres adressées à Mme Hanska et à la sœur de l'écrivain.
En plein milieu de cet essai critique sur Balzac, on voit une brusque apparition de personnages centraux du futur roman proustien. Le comte, le marquis de Guermantes, sa tante Mme de Villeparisis, Mme de Cardaillec, etc. Ce qui me paraît capital à cet égard, c'est que le nom de Guermantes apparaît pour la première fois dans la correspondance de Proust dans une lettre adressé à ? en mai 1909: «Savez-vous si Guermantes, si le nom de comte ou de marquis de Guermantes était un titre de parents de Paris et s'il est entièrement éteint et à prendre pour ?» Cette date de 1909 coïncide exactement, comme on l'a constaté, avec l'apparition des Guermantes dans un essai critique sur Balzac.

On sera peut-être surpris par cette brusque apparition romanesque dans les pages de critiques sur Balzac. Mais tous ces personnages ont pour rôle de jouer chacun un type de lecteur qui met sur le même plan la fiction et la réalité. La marquise de Cardaillec, par exemple, veut restaurer dans la ville d'Alençon le décor de La vieille Fille, tout un monde imaginaire issu de ce roman de Balzac. A propos de cette jeune marquise, le narrateur du Contre Sainte-Beuve dit:

Le lecteur de Balzac sur qui son influence se fit le plus sentir fut la jeune marquise de Cardaillec, née Forcheville. Parmi les propriétés de son mari, il y avait à Alençon le vieil hôtel de Forcheville, avec une grande façade sur la place comme dans Le Cabinet des antiques, avec un jardin descendant jusqu'à la Gracieuse comme dans La Vieille Fille.
(Cahier 1, f° 20 r°; CSB, 293)

Le narrateur se déclare un peu déçu de cette idolâtrie et ajoute ceci:

Quand j'avais appris que Mme de Cardaillec habitait à Alençon l'hôtel de Mlle Cormon ou de Mme de Bargeton, de savoir qu'existait ce que je voyais si bien dans ma pensée m'avait donné une trop forte impression pour que les disparates de la réalité puissent la reconstituer.
(Cahier 1, f° 19 r°; CSB, 294)

Ce qui nous paraît intéressant du point de vue de la genèse des personnages proustiens, c'est un commentaire du narrateur sur l'origine de Mme de Cardaillec.

Les personnes peu au courant voyaient dans cette pieuse restitution de ce passé aristocratique et provincial un effet du sang Forcheville. Moi, je savais que c'était un effet du sang Swann, dont elle avait perdu le souvenir, mais dont elle avait hérité l'intelligence, le goût [...].
(Cahier 1, f 18 r°; CSB, 294)

Pierre Clarac, l'éditeur de ce passage, y voit une incohérence de la part de Proust, je cite: «Si cette jeune marquise est du sang Swann, comment est-elle née Forcheville?» Mais il aurait fallu bien lire que «Mme de Cardaillec qu'on croyait née Forcheville» était en réalité du sang de Swann. Si je ne me trompe, la marquise de Cardaillec est un prototype de Gilberte, car celle-ci est elle aussi née Swann, devenue Mlle de Forcheville à la suite du remariage d'Odette et marquise de Saint-Loup. le personnage de Gilberte a donc été créé par Proust par sa lecture passionnée, idôlatre même, de Balzac, comme un personnage tenant son idolâtrie du sang de Swann et les silhouettes à peine formées dans les premiers brouillons vivent désormais leur propre vie pour devenir des personnages du futur roman.

Si les nuits d'insomnie qui ouvrent La Recherche sont issues des nuits de Nerval, ses principaux personnages ont largement leur origine dans les romans de Balzac. Mais ce n'est pas tout. A ces morceaux du cahier 1 consacrés à Balzac s'ajoute un fragment de deux pages du cahier 4 en tête duquel court une note «à ajouter au Balzac de M. de Garmantes.» Dans ce fragment manuscrit où on lit partout "Garmantes" — six occurrences, comme l'a indiqué Claude ? dans son article sur les deux versions anciennes des côtés de Combray — et non pas "Guermantes", le son donné par l'édition Pléiade. Le narrateur dit:

Quand je vois M. Faguet dire dans ses Essais de critique [...] que dans Le Père Goriot tout ce qui se rapporte à Goriot est de premier ordre et tout se qui se rapporte à Rastignac du dernier, je suis aussi étonné que si j'entendais dire que les environs de Combray étaient laids du côté de Méséglise mais beaux du côté de Garmantes.
(Cahier 4, fos 50 r°-51 r°; CSB, 295).

Cette curieuse allusion aux deux côtés de Combray serait incompréhensible si ce fragment sur Balzac ne s'incorporait pas à un ensemble romanesque déjà largement construit. A l'inverse, l'allusion romanesque intervient ici dans un fragment critique comme le montre cette citation «À ajouter au Balzac de M. de Garmantes». Ce fragment du cahier 4, Proust l'a improvisé dans le même cahier (Cahier 4, fos 49 r°-52 r°) en interrompant un long morceau consacré précisément au côté de Combray (Les deux côtés de Combray, Cahier 4, fos 23 r°-49 r°, 52 v°-65 r°). C'est une des raisons pour lesquelles se trouve dans ce fragment sur Balzac des allusions aux côtés de Combray et aux lectures d'enfance. Cet état du manuscrit nous révèle ici encore que Proust avait rédigé les pages de critique littéraire en liaison étroite avec les pages romanesques de la même époque.

Baudelaire

Comme essai critique sous forme de conversation avec sa mère, on peut citer deux morceaux sur Baudelaire, rédigés vers mai-juin 1909 dans les cahiers 7 et 6 dans l'ordre chronologique. Dans la première moitié rédigée dans le cahier 7, Proust fait remarquer comment Sainte-Beuve a méconnu le plus grand poète du XXe siècle tout en en profitant souvent pour raconter des anecdotes sur la vie du poète. La première étude de synthèse sur Baudelaire fut publiée en 1907 par Eugène et Jacques Crépet. Dans la seconde moitié, rédigée dans le cahier 6, Proust quitte la biographie de Baudelaire pour analyser l'univers poétique des Fleurs du Mal selon une méthode qu'on baptisera plus tard thématique. Contrairement aux fragments relatifs à Nerval et à Balzac, cet essai critique sur Baudelaire n'a apparemment aucun rapport avec les fragments romanesques écrits dans les mêmes cahiers. Dans le cahier 7 se trouvent le salon Verdurin, l'homosexualité du marquis de Quercy, futur baron de Charlus, et dans le cahier 6, l'église de Combray, la lanterne magique, le drame du coucher, etc, qui n'ont aucune parenté thématique avec le fragment sur Baudelaire.
Toutefois dans ces deux cahiers apparaissent des fragments romanesques qui s'emboîtent bien sur le plan narratif avec les fragments sur Baudelaire. Il s'agit de quatre fragments que j'ai notés de A à D ''[sur la feuille distribuée].

A : Cahier 7, fos 10 r°-14 r° (CSB, éd. Fallois, 284-288; NPL, II, CG, 1045-1048)
B : Cahier 6, fos 68 v°-67 v° (Ibid., 288-289; NPL, I, Sw, 738)
C : Cahier 6, fos 71 v°-68 v° (Ibid., 289-291; NPL, I, Sw, 736-738)
D : Cahier 6, fos 7 r°-9 r° (Ibid., 298-300)

Ces fragments évoquent déjà la mère, la grand-mère, Mme de Villeparisis ainsi que Combray et Guermantes. Combray, certes, est considéré comme un brouillon de La Recherche; en effet l'édition de la Pléiade les a présentés séparément comme esquisse soit Du côté de Guermantes, soit Du côté de chez Swann, mais a les lire attentivement, on y aperçoit une unité textuelle cohérente toute indépendante du futur grand roman.
Cette cohérence textuelle me semble suggérer une structure romanesque fort différente envisagée à l'aube des brouillons du Contre Sainte-Beuve. Dans le long fragment A tiré du cahier 7, le héros qui dit "je" rapporte des souvenirs de ses séjours à Guermantes où il a découvert le temps dans les ruines du château. Ce qu'il faut remarquer dans ce fragment A, comme c'était le cas des morceaux consacrés à Balzac et à Baudelaire, c'est un tutoiement constaté à plusieurs reprises et visiblement adressé à sa mère:

[A] [...] Te souviens-tu comme tu recevais avec plaisir les simple cartes si heureuses que je t'envoyais de Guermantes? [...] Je ne t'ai jamais raconté Guermantes. Tu te demandais pourquoi, quand tout ce que j'ai vu, sur quoi tu comptais pour me faire plaisir, a été une déception pour moi [,] Guermantes ne l'a pas été. [...] Ce qui est beau à Guermantes, c'est que les siècles qui ne sont plus y essayent d'être encore; le temps y a pris la forme de l'espace [...] C'est le XIe siècle, avec ses lourdes épaules rondes, qui passe là, furtivement encore, qu'on a muré, et qui regarde étonné le XIIIe siècle, qui se mettent devant lui, qui cachent ce brutal et qui nous sourient.
(Cahier 7, fos 10 r°-11 r°; CSB, éd. Fallois, 284-285; NPL, II, 1046)

C'est un texte qui sera finalement intégré dans la description de l'église Combray occupant un espace à quatre dimension, la quatrième étant celle du temps. Mais ce texte révèle surtout l'existence dans le même cahier 7 et à côté des fragments sur Baudelaire d'un fragment romanesque raconté également à la mère. C'est d'ailleurs ce qu'on peut constater dans le fragment B, la citation 15 racontée dans le cahier 6 et que Fallois avait eu raison de rattacher au fragment A, car le héros y explique à sa mère pourquoi il revient de Guermantes plus vite que prévu:

[B] Mais si tu étais si bien, pourquoi es-tu revenu ? Voilà. Un jour, contrairement à nos habitudes[,] nous avions été faire une promenade dans la journée. A un endroit où nous étions déjà passés quelques jours auparavant et où l'œil embrassait une belle étendue de champs, de bois, de hameaux, soudain à gauche une bande du ciel sur une petite étendue sembla s'obscurcir, puis prendre une consistance, une sorte de vitalité, d'irradiation que n'aurait pas eue un nuage, et enfin cristalliser selon un système architectural, en une petite cité bleuâtre dominée par un double clocher. Immédiatement je reconnus la figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres!
(Cahier 6, fos 68 v°-67 v°, CSB, 288; NPL, I, 738)

Si le héros est revenu de Guermantes, c'est qu'il avait aperçu furtivement le clocher de Chartres. Dans la longue phrase qui commence par l'«étendue des champs» et qui finit par la «figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres!», on reconnaît déjà l'un des traits caractéristiques du style proustien consistant à décrire des impression successives qui flattent l'œil du héros. Mais pourquoi la «figure irrégulière, inoubliable, chérie» du clocher de Chartres était-elle par lui «redoutée»? Pour comprendre cela, il faut lire le fragment [C], la citation 16 qui se trouve dans le même cahier 6 et qui est rédigé cette fois sous la forme d'un récit classique au passé:

[C] Moi je ne voyais au contraire jamais sans tristesse les clochers de Chartres, car souvent c'est jusqu'à Chartres que nous accompagnions Maman quand elle quittait Combray avant nous. Et je voyais[,] et la forme inéluctable des deux clochers m'apparaissait aussi terrible que la gare.
(Cahier 6, f° 69 v°; CSB, éd.Fallois, 291; NPL, I, 737).

Combray se situait dans la Beauce jusqu'à la première édition de 1913, c'est seulement à partir de la seconde édition de 1919 que la ville sera transférée en Champagne en raison de la guerre de 14. Pour revenir à Paris par le train, comme c'était le cas de son modèle, Illiers, il fallait passer par Chartres dont le clocher était pour le jeune héros un symbole de la séparation d'avec sa mère. Quels sont alors les rapports qui existent entre le séjour à Combray rapporté dans le fragments C et le séjour à Guermantes rapporté dans les fragments A et B?
Guermantes, propriété de cette famille aristocratique, se trouvait sans doute aux environs de Combray, tout comme dans le roman imprévu. Alors que le séjour à Combray se situe dans un passé fort lointain, dans l'enfance du héros, l'expérience de Guermantes me semblent être rapportée à sa mère comme un passé tout récent. La phrase du fragment A «quand tout ce que j'ai vu a été une déception pour moi, Guermantes ne l'a pas été» montre que le héros avait déjà éprouvé bien des déceptions dans sa vie. Le héros sans doute assez tard dans sa vie retourne ainsi à Guermantes pour y découvrir le temps qui a pris la forme de l'espace.
Rappelons-nous ici le séjour à Tansonville dans Le Temps retrouvé. Le héros assez âgé y rend visite à Gilberte Swann devenue alors Mme de Saint-Loup. Il s'aperçoit que les deux promenades si opposées de son enfance, du côté de Guermantes et du côté de chez Swann, ne sont pas si incompatibles que cela mais en fait reliées entre elles. La découverte à Guermantes du temps qui a pris la forme de l'espace ne remplissait-elle pas dans les brouillons de 1909 une même fonction que le séjour à Tansonville dans le roman définitif? Ce passage du fragment [B] me semble confirmer cette hypothèse : «un jour contrairement à nos habitudes, nous avions été faire une promenade dans la journée». Cela signifie qu'à Guermantes il se promenait d'habitude dans la soirée, et je ne peux pas ne pas songer à ce passage de La Recherche racontant l'opposition du séjour à Combray et du séjour à Tansonville:

Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c'étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre genre de vie qu'on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu'à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil»
(NPL, Sw, I, 7).

De longues années après l'enfance passée à Combray, où l'on se promenait dans la journée, maintenant on a l'habitude de ne sortir qu'à la nuit: cette situation commune ne suggère-t-elle pas les nouvelles fonctions que remplissent le séjour à Guermantes dans les brouillons de 1909 et le séjour à Tansonville dans Le Temps retrouvé? Dans cette promenade de la journée faite contrairement à ses habitudes, qui accompagnait le héros puisqu'il dit «nous »? S'agissant d'un séjour à Guermantes, l'hôtesse n'était nullement un membre de la famille Swann comme c'est le cas d'un séjour à Tansonville. Pour répondre à cette question, je vous propose de prendre la citation 18:

[D] C'est comme cela que je l'avais vu quand je rentrais des promenades du côté de Guermantes et que tu ne devais pas venir me dire bonsoir dans mon lit, comme cela que je le voyais quand nous l'avions mise en chemin de fer[,] et que je sentais que c'était dans une ville où tu ne serais plus qu'il allait falloir vivre. Alors j'ai eu ce besoin que j'avais alors, ma petite Maman, et que personne ne pouvait entendre, d'être près de toi et de t'embrasser. [...] Et Mme de Villeparisis, qui ne comprenait pas, mais qui sentait que la vue de Combray m'avait remué, se taisait. [...] Cela me fait de la peine, mon pauvre loup, me dit Maman d'une voix troublée, de penser qu'autrefois mon petit avait du chagrin comme cela, quand je quittais Combray. Mais mon loup, il faut nous faire un cœur plus dur que cela; tu étais bien à Guermantes, et tu es revenu pour cela !
(Cahier 6, fos 7 r°-8 r°; CSB, éd. Fallois, 298-299)

Au milieu de ce passage, la mention de Mme de Villeparisis indique clairement qu'elle était l'hôtesse à Guermantes. Si le héros est revenu à Paris alors qu'il «était bien à Guermantes», c'est qu'il s'était rappelé que sa mère ne viendrait pas lui dire bonsoir quand il rentrerait de longues promenades du côté de Guermantes.

Mais l'origine de sa tristesse est divergente entre les fragments B et C, le clocher de Chartre, et le fragment D, la ville de Combray. Malgré une contradiction inévitable dans ce genre de brouillon sur ce qui rappelait au héros la séparation d'avec sa mère, les quatre fragments A à D racontant le séjour à Guermantes s'avèrent très tôt constituer une histoire cohérente.
Chose importante, le tutoiement réitéré dans ses fragments et visiblement adressé à la mère du héros ressemble particulièrement à celui que nous avons constaté dans les fragments consacrés à Balzac et à Baudelaire, et ces quatre fragments du retour à Guermantes se trouvent rédigés dans les cahiers 7 et 6 à côté des morceaux consacrés à Baudelaire. Ne faudrait-il pas supposer alors que la conversation matinale avec la mère contre Sainte-Beuve contenait non seulement les morceaux sur Balzac et sur Baudelaire mais aussi ces fragments autour de Guermantes que nous venons d'examiner, sauf bien sûr le fragment C, qui est un récit fragmenté au passé et non pas rédigé sous forme d'une conversation avec la mère. Dans ces conditions, à quel endroit, sous quel récit, faut-il situer ces histoires racontées dans les quatre fragments du retour à Guermantes?

Un roman né au cœur des fragments critiques

Le Contre Sainte-Beuve de 1909 semblait épouser une structure binaire fortement accentuée d'une part par les nuits d'insomnie et de l'autre par la matinée de la conversation avec la mère. La première partie du récit, consacrée au récit des nuits d'insomnie et inspirée de Sylvie de Nerval, recouvre un vaste panorama de souvenirs, les vacances d'enfance à Combray, les deux côtés de promenade, le portrait de Swann, le salon Verdurin et son habitué Cottard, les membres de Guermantes seulement lecteurs de Balzac et l'homosexualité de Quercy, etc., les épisodes principaux du futur roman qui constituent presque la totalité de la vie du héros sont déjà évoquées dans ces nuits d'insomnie de la première partie du Contre Sainte-Beuve.
A la clôture de ces nuits de réminiscence s'ouvre une matinée de longue conversation avec la mère. Y devaient être intégrés non seulement les morceaux consacrés à Sainte-Beuve, à Balzac, à Baudelaire, etc, mais aussi des fragments sur le séjour à Guermantes accompagné d'une révélation esthétique sur le temps qui a pris la forme de l'espace.
Il s'avère ainsi que les brouillons des premiers cahiers des années 1908 à 1909 sont orientés vers une œuvre unique et globale sans démarcation décelable entre la critique et le roman. Cette structure binaire va fournir à l'écrivain, me semble-t-il, l'occasion de mettre en place à la fois ses propres pratiques romanesques et leurs fondements théoriques. Les nuits d'insomnie romanesques placées au début de cette œuvre devaient être éclairées et justifiées par la revalorisation de la nuit d'insomnie nervalienne. De même, la lecture idolâtre de Balzac chez les Guermantes racontée dans la première partie romanesque s'avérait soumise à la critique du héros dans la conversation sur Balzac dans la seconde partie du Contre Sainte-Beuve.

Ce n'est pas une simple hypothèse de ma part. En août 1909, cette construction binaire du Contre Sainte-Beuve, partie roman et partie critique, se révèle dans une lettre à Alfred Valette, directeur du Mercure de France:

Je termine un livre qui malgré son titre provisoire : Contre Sainte-Beuve, Souvenir d'une Matinée est un véritable roman [...]. Le livre finit bien par une longue conversation sur Sainte-Beuve et sur l'esthétique [...], on verra [...] que tout le roman n'est que la mise en œuvre des principes d'art émis dans cette dernière partie, sorte de préface si vous voulez mise à la fin.
(À Alfred Vallette, août 1909: Corr., IX, 155-156)

Document précieux qui atteste l'existence, sinon achevée, au moins dans l'esprit de l'écrivain, d'un Contre Sainte-Beuve, œuvre à la fois romanesque et théorique. Certes, les brouillons de l'époque étant restés à l'état fragmentaire sans avoir jamais abouti à une rédaction suivie et cohérente, on ne peut pas dire que cette œuvre ait réellement existé, nous savons, par ailleurs, que tous les morceaux n'avaient pas été écrits sous forme d'une conversation avec la mère. Même les morceaux rédigés sous cette forme, sur Balzac, sur Baudelaire, aussi bien que sur le retour à Guermantes, auraient pu paraître trop longs et dépourvus de vraisemblance pour une conversation matinale suivie avec la mère. Il s'agit en fait d'une œuvre rêvée et inachevée que Proust a finalement abandonnée, le récit d'une matinée sur Sainte-Beuve.

Il n'y a qu'un pas à franchir, me semble-t-il, pour passer de ce Contre Sainte-Beuve, récit dont le héros, après bien des péripéties remémorées, finit par écrire un essai critique Contre Sainte-Beuve, à La Recherche du temps perdu, récit dont le héros a bien écrit un roman sur sa propre vie. Si la partie critique mise en avant du Contre Sainte-Beuve est remplacée par une esthétique sur son propre roman, on sera dès lors en présence d'A la recherche du temps perdu. Les choses se sont ainsi déroulées. De 1909 à 1910, les essais critiques sur Sainte-Beuve s'effacent peu à peu dans les cahiers de Proust au profit de morceaux romanesques qui s'y amplifient en un roman. Cependant, même après la disparition de cette pratique critique, cette analyse du grand roman n'en reste pas moins justifiée par les théories littéraires formulées vers 1909 contre Sainte-Beuve. Par exemple, les souvenirs involontaires provoqués par la nuit d'insomnie et placés au début du roman ne restent-ils pas toujours justifiés par le critique littéraire Proust qui s'était inspiré de la même fonction de réminiscence découverte en 1909 dans Sylvie de Nerval.

Ainsi, ne pourrait-on pas considérer A la recherche du temps perdu comme un vate panorama mis en action de la critique littéraire, chaque épisode romanesque ayant ses fondements théoriques? Même si l'on s'attache seulement à Combray, depuis la lecture à haute voix par la mère de François le Champi, exemple de la première déception littéraire dans l'enfance jusqu'au snobisme littéraire de Legrandin, symbole de la lecture idôlatre de Balzac qui serait justement l'objet d'une mise en garde dans le fragment du Contre Sainte-Beuve en passant par la lecture de Bergotte, qui évoque Anatole France, idole de la jeunesse qu'il faut savoir dépasser et les pastiches des Lettres de Mme de Sévigné transformées en paroles prononcées par la grand-mère, tous les épisodes du roman n'ont-ils pas été inventés et mis en place par le critique littéraire Proust, à l'instar de ces études littéraires approfondies lors de la rédaction du Contre Sainte-Beuve? Le roman de Proust ne s'est-il pas écrit sur une vaste assimilation, et sur une critique aussi, de plusieurs œuvres de ces prédécesseurs? Ce processus, qui va de la réception à la création me semble inscrit dans ces mots de Proust sur l'idolâtrie artistique: «Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond, c'est notre pensée elle-même que nous mettons avec la sienne au jour.»[1]

Certes Proust a vivement critiqué l'idolâtrie artistique qui empêche souvent la vraie création, mais sans adoration il n'y aurait pas de vraie création; je serais tenté d'y voir une voie indispensable à la naissance d'A la recherche du temps perdu. Après l'abandon de son premier roman, Jean Santeuil, et avant la rédaction de La recherche, qui débute vers 1909, Proust s'était consacré à plusieurs travaux relevant plutôt de la critique littéraire: la traduction, l'annotation de Ruskin, de 1900 à 1906, les pastiches de grands écrivains du XIXe siècle au début de 1908 et des critiques sur Sainte-Beuve et ses contemporains de 1908 à 1909. Ce sont des travaux que Proust lui-même avait considéré comme secondaires, il les a dépassés vers 1909 pour accéder à son roman, à son travail idéal rêvé depuis l'abandon de Jean Santeuil.
J'ai longtemps pensé ainsi tout comme la plupart des auteurs, des chercheurs sur Proust. Mais comment expliquer alors le fait que soient nés et se soient développés des fragments romanesques dans les premiers carnets de Proust en même temps que les essais critiques et s'inspirant plutôt de ses travaux originellement considérés comme secondaires. Je ne peux pas être indifférent à cet égard au sort de Jean Santeuil que l'écrivain avait abandonné vers 1899, au bout de cinq ans à l'état de fragments inachevés. La véritable cause de l'échec de cette première tentative romanesque de Proust ne réside-t-elle pas peut-être dans le manque de bases critiques et théoriques nécessaires à l'œuvre pour prendre son ampleur?

Pierre Clarac jugeant contraire à la vraissemblance l'idée que le grand roman soit sorti d'un critique littéraire a établi son édition de Contre Sainte-Beuve uniquement avec les essais critiques de l'époque. Mais je vois dans ce Contre Sainte-Beuve, dans cette œuvre étrange, à la fois romanesque et technique, l'origine de La Recherche, une sorte d'essai critique romancé, synthèse du récit et de la critique, du récit qui se veut miroir de sa propre théorie.


La version de sejan.

Notes

[1] préface de La Bible d'Amiens de John Ruskin