Laura a laissé le commentaire suivant en fin de la transcription du dernier cours d'Antoine Compagnon :

«Je m'attendais juste pouvoir lire vos appréciations sur le cours, vos observations subtiles des gestes, des commentaires sympas sur les flashes de la fin de la dernière séance.
Vos notes sont super bien faites et utiles mais... on aime aussi vos impressions. En fait, c'est ce que l'on aime le plus lors de la lecture un journal: croire que l'on est en train de dévoiler une personne. Ce n'est qu'un masque, mais on aime bien ce jeu de "croire".»

Oui, mais non: d'une part j'ai conçu ces billets exactement comme des notes de cours, et ce sont des notes de cours. La subjectivité ne s'y glisse que dans leurs lacunes qui sont autant de moments où mon attention s'est relâchée, lacunes qui ne peuvent être perceptibles qu'aux personnes ayant assisté aux cours. D'autre part, mes "observations subtiles", voilà qui me fait rire, quant aux commentaires "sympas", euh...
Si vous voulez connaître ma personne, je, chère Laura, lisez le reste du blog, ou bien mieux (car rien à faire, il me semble que ce blog est et restera très artificiel, une sorte de façade; son but est surtout dans mon esprit de mettre en ligne du texte et encore du texte au profit de tous ceux qui cherchent à identifier des citations), cherchez mes commentaires dans les autres blogs, c'est là que je me sens le plus tranquille pour écrire ce qui me passe par la tête. Et puis c'est beaucoup plus amusant de fragmenter ainsi son être pour le disséminer ça et là.


Cela étant posé, je vais faire part de quelques réflexions nées autour de ces cours.

La première concerne ma joie d'y avoir assisté et ma frustration d'avoir réalisé que j'aurais pu assister au cours de Bonnefoy dans les années 90... si j'avais su à l'époque qui était Bonnefoy.
En octobre (2006), je ne savais même pas que Compagnon avait été nommé au Collège de France. Je cherchais son adresse sur Google dans l'intention de lui demander les horaires de ses cours à la Sorbonne et l'autorisation d'y assister en auditeur libre. Mon engouement pour ce professeur datait de la lecture des Antimodernes, lecture elle-même due à une critique d'Enthoven dans Le Point en avril-mai 2005. Avant cette date, je ne connaissais pas Antoine Compagnon. À quoi tiennent les choses.
Sensation de hasard et d'inéluctable, donc, comme souvent en ce qui concerne mes rapports à la littérature: inévitable et par hasard.

Ma deuxième réflexion est une sorte de méditation sur le décalage entre les cours d'Antoine Compagnon et ceux de la plupart des intervenants: les cours d'Antoine Compagnon se suivent avec une déconcertante facilité, comme une promenade au cours de laquelle un guide tendrait le bras pour montrer tels fleur ou détail architectural sous nos yeux et que nous n'aurions pas vus sans lui. Rien d'extraordinaire, rien de difficile, et pourtant émergent une nouvelle organisation, un nouveau sens, une capacité à voir, à lier des extraits et des notions: le grand professeur serait celui qui nous rend attentif aux détails, qui nous apprend et nous encourage à ne repousser aucune réflexion, aucune remarque, même humble, même bête, même qui-va-sans-dire. Rien ne va jamais sans dire.
Les séminaires, en revanche, à l'exception de ceux de Tadié et Rey (je laisse Sollers de côté, comme une bizarre anomalie, pas désagréable d'ailleurs parce que anomalie), ont été très difficiles à suivre. J'ai parfois failli abandonner la prise de notes: trop rapide, trop difficile, pas de table, plus d'entraînement... Souvent, ce n'est qu'en transcrivant mes notes ici, puis en les relisant tant bien que mal, que j'ai compris l'organisation de ce que j'avais entendu, la démonstration vers laquelle était tendu tout cela. Est-ce dû à la nature même du séminaire, à un manque d'expérience des intervenants, à leur désir de trop bien faire? Je ne sais.

Je vais distribuer des appréciations: l'intervenant que j'ai préféré est Anne Simon, sans doute parce qu'elle a parlé de philosophie, de Merleau-Ponty qui m'est cher, et à cause de sa phrase «Proust, notre plus grand auteur comique», qui est si vraie et si drôle, et que je n'ai même pas citée dans mes notes... (heureusement, je l'ai retrouvée dans le billet de sejan).
Le sujet que j'ai préféré est sans doute «L'effacement d'une source flaubertienne», l'illustration de l'éclatement des brouillons dans le texte définitif et la découverte que toute la fin de La Recherche n'est finalement qu'une hypothèse.

Si je repense aux cours eux-mêmes et me demande ce qu'ils ont laissé en moi, j'ai aussitôt l'impression d'un grand blanc: mais que s'est-il passé durant ses quatorze semaines? Si je fais défiler les billets du blog, tout me revient par bribes. Certains points étaient pour moi évidents, le roman comme espace de promenade ou d'exploration, par exemple, d'autres étaient familiers, le roman comme lieu de mémoire (mais c'est parce que je connaissais Frances Yates), d'autres notions étaient nouvelles et ou mais évidentes (ces choses que l'on sait sans les avoir jamais formulées): l'importance des cathédrales, «l'air de famille», l'aspect profanatoire du roman qui ne sauve rien ni personne, d'autres enfin ont été des découvertes totales, en particulier les références à Baudelaire, Flaubert, Balzac, Joubert, l'inscription du roman dans une tradition littéraire alors que je le pensais un ovni, sans racine ni précédent. J'ai été, puérilement, heureuse de retrouver certains noms, Weinrich, Curtius, Auerbach, et de savoir que même non lus, leurs livres m'attendaient dans ma bibliothèque, d'autres noms, Riffaterre en particulier, m'étaient inconnus, et si je cite Riffaterre, c'est que la notion d'«intertextualité aléatoire» m'a beaucoup plu.

«Intertextualité aléatoire», allusions nouées par le lecteur en toute indépendance de l'auteur, comment ne pas songer à Pale Fire? La lecture reste un jeu de passe-passe.

J'ai passé beaucoup de temps sur ces notes à retrouver les références des citations. Il y avait là de la coquetterie, de la maniaquerie, le souci de mettre en ligne un outil réellement utile; c'était également l'occasion de me familiariser avec l'organisation de La Recherche. Ce fut l'occasion de découvrir les textes critiques de Proust.

Comment expliquer le soulagement et la reconnaissance éprouvés il y a quelques jours, mardi je crois, en parcourant du regard l'article de Proust sur Flaubert? Une envie de pleurer, un soulagement indicible, un peu de colère aussi, toujours cette phrase: «Mais pourquoi ne pas l'avoir dit plutôt, pourquoi n'ai-je pas appris cela?»
(Cela doit paraître exagéré, je peux difficilement expliquer ce désir de comprendre ce qui se passe. C'est pour cela, par exemple, que j'affectionne ce genre de billet, même si je n'ai aucune idée de ce qu'est un mi bémol (à l'oreille, je veux dire). Réussir à cerner au plus près d'où viennent, où naissent, les impressions, qu'est-ce que je sens, pourquoi, réussir à voir ou à entendre le moment où une phrase, littéraire ou musicale, bascule, sur quel mot, sur quelle note, est une obsession comme une autre, je suppose.)
Flaubert est un grand styliste, phrase répétée à l'envi, qui à mon sens ne veut strictement rien dire. Quid de l'ennui suscité par Flaubert, quid de l'insupportable ennui, qui m'a fait abandonner deux fois déjà la lecture de La Tentation de Saint Antoine, qui m'a fait comprendre, à la lecture de Salambô, que la littérature n'avait pas à être "intéressante" (ce qui est totalement faux, bien sûr, mais cependant... Je reste désormais surprise qu'un grand livre puisse ne pas être ennuyeux, et je crois que c'est le même préjugé qui éloignent de nombreuses personnes de la littérature: la faute à Flaubert).
Je découvre donc l'article de Proust sur Flaubert:

Et il n'est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu'elles sont sans précédent dans la littérature.

Je ne rêve pas, ce que Proust est en train d'écrire, c'est qu'on s'ennuie. Quel soulagement, il est possible désormais de l'écrire, Proust nous couvre. Je continue ma lecture:

Laissons de côté, je ne dis même pas les simples inadvertances, mais la correction grammaticale ; c'est une qualité utile mais négative (un bon élève, chargé de relire les épreuves de Flaubert, eût été capable d'en effacer bien des fautes). En tout cas il y a une beauté grammaticale, (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.) qui n'a rien à voir avec la correction. C'est d'une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. Sans doute cette beauté pouvait tenir parfois à la manière d'appliquer certaines règles de syntaxe. Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu par exemple: «Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus; il était terrible dans la colère; elle le rendait cruel.» Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n'était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu'en permettant de faire jaillir du coeur d'une proposition l'arceau qui ne retombera qu'en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l'étroite, l'hermétique continuité du style. Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l'emploi du pronom personnel. Mais dès qu'il n'a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes. Ainsi dans la deuxième ou troisième page de L'Education sentimentale, Flaubert emploie «il» pour désigner Frédéric Moreau, quand ce pronom devrait s'appliquer à l'oncle de Frédéric, et quand il devrait s'appliquer à Frédéric pour désigner Arnoux. Plus loin le «ils» qui se rapporte à des chapeaux veut dire des personnes, etc. Ces fautes perpétuelles sont presque aussi fréquentes chez Saint-Simon. Mais dans cette deuxième page de L'Education, s'il s'agit de relier deux paragraphes pour qu'une vision ne soit pas interrompue, alors le pronom personnel, à renversement pour ainsi dire, est employé avec une rigueur grammaticale, parce que la liaison des parties du tableau, le rythme régulier particulier à Flaubert, sont en jeu: «La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
«Des arbres la couronnaient», etc.

Voilà, tout y est: la beauté du style, les tournures fautives, l'explication exacte de ce qui se passe: «Pour arriver à ce même but Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l'emploi du pronom personnel. Mais dès qu'il n'a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes.», suivi d'exemples.
De même les cours et séminaires de cette année m'auront été précieux pour ce qu'ils auront éclairé du style proustien, les analyses d'Annick Bouillaguet sur la construction de la phrase proustienne m'ont fait prendre conscience des caractéristiques concrètes de cette phrase (car lorsqu'on a dit qu'elle était longue, on n'a pas dit grand chose). (Et j'ai trouvé très drôle qu'elle évoque la possibilité que Proust se pastiche lui-même par moments: mais oui, bien sûr, cela expliquerait cette indéfinissable impression que Proust en fait trop par endroits. Il faudrait chercher des exemples).

J'attends des cours, des livres critiques, qu'ils me montrent et m'expliquent ce qui depuis toujours est devant moi. Je n'ai pas été déçue.