Bestiaire

Kouznetchik-chameau.jpg

Comment trouver notre vieille [division] amie de Stalingrad1 dans la poussière et la fumée, au milieu du rugissement des moteurs avec le cliquetis des chenilles des tanks et des canons automoteurs dans le grincement des énormes convois sur roues qui vont vers l'ouest, dans le flot de ces gamins pieds nus, des femmes en foulards blancs qui se déplacent vers l'est, de ceux qui ont fui devant les combats avec les Allemands et qui maintenant rentrent à la maison ?
Des gens bien intentionnés nous avaient conseillé, afin de nous épargner les arrêts et les questions, de chercher une division caractérisée par une particularité connue de beaucoup : dans son régiment d'artillerie est attelé à un charroi un chameau surnommé Kouznetchik [«Criquet»]2. Ce né natif du Kazakhstan a parcouru toute la route de Stalingrad à la Berezina. Les officiers des transmissions ont l'habitude de repérer dans le convoi Kouznetchik et trouvent sans avoir à poser de questions l'état-major qui se déplace jour et nuit. Nous avons ri à l'écoute de ce conseil farfelu comme à une bonne plaisanterie, et nous avons continué notre chemin.
Et voici que nous sommes de nouveau sur la grand-route, dans la poussière et le fracas. Et la première chose que nous voyons est, attelé à une télègue, un chameau brun, la peau presque à nu, qui a perdu tout son pelage. C'est bien lui, le célèbre Kouznetchik.
Avance à sa rencontre tout un groupe de prisonniers allemands. Le chameau tourne vers eux sa tête peu avenante à la lèvre pendante : il est apparemment fasciné par la couleur inhabituelle des vêtements, peut-être renifle-t-il une odeur étrangère. D'un ton entendu, le conducteur crie à l'escorte : « Fais venir les Allemands ici, sinon Kouznetchik va les bouffer!» Et sur-le-champ nous apprenons tout de la biographie de Kouznetchik : lors des échanges de tir, il va se cacher dans les entonnoirs laissés par les obus et les bombes, il a déjà été recousu trois fois pour ses blessures et s'est vu décerner la médaille «Pour la défense de Stalingrad». Le commandant du régiment d'artillerie Kapramanian a promis à son conducteur que s'il amenait Kouznetchik jusqu'à Berlin, il serait récompensé. «Tu auras la poitrine entièrement couverte de décorations», a dit avec le plus grand sérieux, ne souriant que du coin de l'œil, le commandant du régiment. En suivant la route indiquée par Kouznetchik, nous sommes arrivés à la division.

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.302-303



1 Il s'agit probablement de l'ancienne 308e division de fusiliers, commandée à Stalingrad par le général Gourtiev et qui deviendra la 120e division de fusiliers de la garde en septembre 1943. Cette formation en majorité sibérienne avait défendu l'usine Barrikady à Stalingrad. Pendant l'opération Bagration, elle fut intégrée à la 3e armée.

2 Le chameau Kouznetchik devint célèbre moins d'un an plus tard quand il arriva à Berlin et qu'on lui fit traverser la ville pour cracher sur le Reichstag.

Utopie et Rédemption

À l'idée du temps historique, perçu comme un fleuve qui coulerait sans fin vers un estuaire toujours fuyant, ou comme une flèche lancée vers un but inatteignable, Rosenzweig oppose l'expérience humaine de l'avenir, et en particulier notre relation à l'idé de la fin de l'histoire. Relation paradoxale, dans la mesure où l'histoire n'a pas de fin, mais où l'homme ne peut pas renoncer à l'idée d'une fin de l'histoire. L'espoir qu'un jour viendra où les souffrances des hommes cesseront, où le monde connaïtra «une paix éternelle» (selon la formule de Kant), continue —malgré tout ce que l'histoire nous enseigne— à sous-tendre les aspirations utopiques de l'humanité. Mais un tel espoir implique, s'il ne veut pas rester une simple «idée régulatrice», la croyance que sa réalisation peut, en principe, advenir à tout moment. Au plus profond d'elle-même, l'espérance des hommes ne pourra jamais se contenter de l'idée d'un progrès illimité, d'une «tâche infinie» qui n'aboutit jamais. À la métaphore du chemin sans fin, qui nous rapproche indéfiniment d'un but qui ne cesse de s'éloigner de nous, l'espérance humaine a toujours opposé la conviction spontanée que le monde pouvait être régénérée «ici et mantenant». C'est cette «impatience messianique » qui, pour Rosenzweig, définit la relation proprement humaine à l'avenir. Avant d'être une croyance religieuse, cette impatience constitue l'essence même de l'espérance. Celle-ci exigerait toujours, en quelque sorte, que la fin de l'histoire puisse être anticipée, qu'elle puisse survenir à tout moment, dès demain peut-être. L'idée de l'imminence toujours possible de la Rédemption s'oppose ainsi, de manière radicale, à l'idée de la distance illimitée qui nous séparerait de la réalisation de l'utopie. En d'autres termes, si l'utopie se dénonce d'emblée comme une catégorie de l'imaginaire (sa fonction essentielle est moins d'anticiper l'avenir que de dénoncer la situation présente), l'authentique espérance (qui, pour Rosenzweig, concerne la possibilité de la Rédemption) est toujours vécue comme l'attente d'un bouleversement qui peut survenir à tout moment.

Stéphane Mosès, L'ange de l'histoire: Rosenzweig, Benjamin, Scholem, p.78

Les textes ne se comprennent qu'à la fin

A l'égard des premières pages d'un livre de philosophie, les lecteurs ont une attitude singulière: ils croient qu'elles constituent le fondement de tout ce qui suivra. C'est pourquoi ils s'imaginent qu'il suffit de les réfuter pour avoir réfuté l'ensemble du livre. C'est ce qui explique l'énorme intérêt pour la doctrine du temps et de l'espace chez Kant, sous la forme où il l'a développée au début de sa Critique… ce qui explique aussi les tentatives ridicules pour «réfuter» Hegel dès le premier acte de sa Logique, et Spinoza, en s'attaquant à ses définitions. D'où également le désarroi du general reader face aux ouvrages de philosophie. Il s'imagine que ces livres devraient nécessairement être «particulièrement logiques» et entend par là que chaque phrase devrait logiquement dépendre de la précédente de sorte que si l'on retirait la fameuse première pierre «tout l'édifice s'écroulerait». En vérité, ce n'est nulle part moins le cas que dans les ouvrages philosophiques. Chaque phrase y est moins déterminée par la précédente que par la suivante, et celui qui n'a pas compris une phrase ou un alinéa — s'il s'imagine devoir obéir au scrupule de ne rien laisser passer qui ne fut compris — ne trouvera qu'une aide médiocre à les relire sans cesse ou en recommençant depuis le début. Les livres de philosophie sont rebelles à cette stratégie systématique de style ancien régime qui pensait ne devoir laisser aucune forteresse non-conquise sur ses arrières; ils veulent être conqui dans un style napoléonien, au terme d'une attaque audacieuse du gros des troupes ennemies, après la défaite desquelles les petites forteresses des frontières tombent d'elles-mêmes. Donc, celui qui ne comprend pas un passage doit en espérer plus sûrement l'élucidation s'il continue courageusement sa lecture. La raison d'une telle règle difficilement admise par les débutants et, comme on l'a déjà indiqué, par bien des non-débutants, réside dans le fait que la pensée et l'écriture ne sont pas la même chose. Le rythme auquel obéit la pensée est fait en réalité de mille relations; dans l'écriture, ces mille relations sont obligées de s'ordonner précisément et soigneusement selon le droit fil de milliers de lignes. Schopenhauer l'a dit: tout son livre ne cherchait à exprimer qu'une seule idée, mais il ne pouvait la communiquer en faisant moins que tout un ouvrage. Si un livre vaut vraiment d'être lu, c'est assurément à la condition qu'on ne comprenne pas, ou tout au moins qu'on mésinterprète, ses premières pages. Sans quoi la pensée qu'il communique ne vaudra pas qu'on y repense puisque, si l'on sait dès qu'elle est discutée où «cela aboutira», c'est évidemment qu'on la connaît déjà. Cela ne concerne que les livres, car eux seuls peuvent être écrits et lus sans du tout tenir compte de la durée. D'autres lois régissent le fait de parler ou d'écouter. Lorsqu'il s'agit, bien sûr, d'une parole et d'une éthique véritables et non pas de ce qui se dénigre soi-même sous le nom de «cours» où l'auditeur doit oublier qu'il possède une bouche et n'a rien de mieux à faire qu'à devenir une main qui prend des notes. Mais cela vaut en tout cas pour les livres.

On ne peut donc prévoir à quel endroit aura lieu cette victoire de l'entendement, c'est-à-dire à quel moment l'ensemble de l'ouvrage pourra être embrassé d'un seul regard; en général, cela arrive quand même avant les dernières pages, mais il est rare que cela se produise avant la moitié du livre, et il est exceptionnel que ce soit au même endroit ne serait-ce que pour deux lecteurs. Du moins lorsqu'il s'agit de lecteurs réellement libres, et non de ces lecteurs dont la foisonnante érudition leur fait deviner ce qu'il y a dans le livre avant même d'en avoir lu les premiers mots et qui, grâce à leur copieuse bêtise, ignorent encore ce dont il traitait après en avoir lu les dernières phrases. Lorsqu'il s'agit de livres anciens, ces vertus du lecteur se répartissent pour l'essentiel selon deux types humains, les professeurs et les étudiants; pour les livres récents, elles se rencontrent volontiers chez une même personne.

Franz Rosenzweig, La pensée nouvelle, Remarques additionnelles à L'Étoile de la Rédemption, p.41-42,
traduit par Marc B. de Launay in "Les Cahiers de la nuit surveillée", n°1

Encore de la publicité

Un texte d'Olivier Bruley chez Dominique Autié.


Et puis, rien à voir, Pasfolle. (J'avais été très frustrée, elle a quitté le Texas au moment où je commençais à la lire régulièrement. Puis Vendôme, Pékin... Le blog s'est tu. Elle est revenue. Son énergie et son écriture me font un bien fou. Je lui souhaite tout le bien qu'on peut souhaiter à quelqu'un.)


Ouahh, je découvre Tlön en pyjama (de satin en plus) ! Mdr !

Actualité et fiction II

Quelques jours auparavant, j'avais également relevé ce genre de coïncidence entre la fiction et la réalité.

Des collégiens lyonnais inventent la rixe spectacle
Un élève de 15 ans a été sérieusement blessé lors d'une bagarre organisée à la manière d'une rencontre payante.
[...] L'affrontement entre un élève de troisième et un autre de quatrième aurait pour origine un différend verbal survenu quelques jours auparavant au collège. On parle d'une banale histoire de tee-shirt porté par la victime. Rendez-vous a été pris, en tout cas, pour une explication musclée après la classe. La rumeur se répand alors comme une traînée de poudre dans le collège et jusque dans les établissements voisins. Selon la plainte déposée par la victime, un élève renvoyé deux ans plus tôt aurait même joué les organisateurs, faisant payer pour assister au «spectacle».
Deux jours plus tard, le jeudi 19 avril, une quarantaine de garçons et de filles élèves du collège Vendôme, mais également inscrits dans d'autres établissements, se retrouvent finalement dans la cour d'immeuble où le garçon menacé reçoit la correction promise. Certains filment même la scène avec leur téléphone portable. Le collégien de troisième, âgé de 15 ans, reçoit des coups de poing au visage qui lui fracturent la mâchoire. Toujours hospitalisé, il lui a été prescrit une immobilisation de quarante-cinq jours.

Frédéric Poignard, in Le Figaro du 2 mai 07


Une variante de cette scène est décrite dans La guerre des chocolats, de Robert Cormier. Cormier est un excellent auteur de l'Ecole des loisirs, et autant les Bébés de farine sont vraiment un livre pour enfants, autant tout le monde peut être intéressé par La guerre des chocolats, ne serait-ce que pour savoir ce qu'il est prévu de faire lire aux adolescents. Ce livre me rappelle par bien des aspects Sa majesté des mouches, de Golding, à cela près qu'il se déroule dans un contexte scolaire, et que la lâcheté, voire la cruauté et la bêtise, des adultes ont largement leur part de responsabilité dans l'enfer que devient progressivement le lycée.

Archie dirige une bande de mauvais garçons qui font la pluie et le beau temps à Trinity College. Ce qui fait la force d'Archie, c'est son imagination démoniaque et son intuitive connaissance des motivations des gens. Il organise un combat entre Janza, la brute de l'école, et Renault, un élève qui a résisté à Archie en refusant de vendre des chocolats pour la fête de l'école.

Les billets de tombola se vendaient comme des photos pornos.
[...]
Ces billets de loterie.
Oh! la! la! Terrible!
Archie n'en avait pas encore vu un de rempli et il arrêta l'un des vendeurs recrutés par Brian Cochran.
«Voyons!» dit Archie, en tendant la main.
Le gars fut rapide à s'exécuter et Archie fut content de sa soumission. Je suis Archie. Mon désir est un ordre.
Au milieu des spectateurs agités et bruyants, Archie regarda le papier. Dessus étaient écrits les mots suivants:
Janza
Un direct du droit dans la mâchoire
Jimmy Demers
Voilà la beauté de cette loterie, simple, étonnante, le genre de tour inattendu qui faisait la renommée d'Archie Costello car on était toujours sûr qu'Archie pouvait se surpasser. D'un seul coup, Archie avait forcé Renault à se montrer, à s'impliquer dans la vente des chocolats et l'avait mis aussi à la merci de l'école et des élèves. Les combattants sur l'estrade n'auraient aucune volonté propre. Il faudrait qu'ils se battent comme les spectateurs l'exigeaient. Tous ceux qui avaient acheté un billet — et qui aurait refusé? — avaient l'occasion d'être impliqués dans ce combat, et d'observer deux types se battre à une distance suffisante, sans danger de recevoir des coups. La difficulté avait été d'amener Renault ici, ce soir. Une fois sur l'estrade, Archie savait qu'il ne pouvait pas refuser de continuer, même en entendant parler des billets. Et c'est ainsi que ça s'était déroulé. Magnifique.
Carter s'approcha. «Ils se vendent pour de bon, Archie,», dit-il. Carter appréciait l'idée du combat. Il adorait la boxe. Il avait d'ailleurs acheté deux billets et s'était bien amusé à chercher quels coups demander. Il s'était finalement décidé pour un crochet du droit dans la mâchoire et un uppercut. Au dernier moment, il avait failli assigner les coups à Renault — pour donner une chance au gars. Mais Obie était près de lui, Obie qui met toujours son nez dans les affaires des autres. Alors Carter avait inscrit le nom de Janza. Janza la bête, toujours prête à sauter si Archie lui disait de sauter.

Robert Cormier, La guerre des chocolats, p.194 et suiv.


Cormier est également l'auteur d'un excellent livre de science-fiction, L'éclipse, l'histoire d'un jeune garçon qui découvre qu'il peut devenir invisible.

Parcours en 6 x 4 livres

Pour une fois, voilà un questionnaire qui fait vraiment plaisir. Quatre, c'est tout de même peu, à chaque fois.

D'abord puisqu'il faut bien commencer :
Méthode Boscher ou La journée des tout petits, M Boscher.

Les 4 livres de mon enfance :

Ce sont plutôt des séries.

  • Les filles de Malory school d'Enid Blyton (six livres en bibliothèque rose)
  • Les chroniques de Narnia de C.S. Lewis (enfin, les deux tomes traduits en français à l'époque, les cinq autres en anglais, à 20 ans...)
  • Langelot
  • Le bracelet de vermeil et la saga du prince Éric de Serge Dalens dans la collection Signes de piste

Entre l'enfance et l'adolescence :

  • Le Seigneur des Anneaux
  • Anouilh et Giraudoux (avec une prédilection pour Ondine)
  • La Chartreuse de Parme
  • Jules Laforgue

Les 4 écrivains que je lirai et relirai encore :

Simone Weil, Evguenia Guinzburg, Baudelaire, Renaud Camus

Les 4 auteurs que je ne lirai probablement plus jamais :

Ce ne sont pas des auteurs.

  • San-Antonio (mais je veille jalousement sur ma collection)
  • SAS
  • Les anthologies érotiques de Pauvert (parce que je suis enfin délivrée de l'obsession de "ne pas paraître coincée", que je m'en fous et que je peux enfin dire que tout cela me navre par son côté factice, par l'aspect prévisible de la volonté de faire dans l'inattendu et l'inouï (mais je ne regrette pas de les avoir lues, très utile.))
  • La série des Fondation d'Asimov

Les 4 premiers livres de ma liste à lire :

Une chose est certaine: quels que soient les malheureux livres que je vais désigner, il y a peu de chance pour que ce soient eux que je lise effectivement dans les jours qui viennent. L'expérience m'a appris que je ne peux pas me tenir à une liste, et qu'il suffit que je prévois une chose pour que j'en lise une autre.

  • Le tome II du Journal de Travers
  • L'Amour l'Automne
  • Cours de philosophie en six heures et quart, de Witold Grombrowicz
  • prendre le temps de finir les quatre ou cinq tomes restants de l'Histoire des deux Restaurations du vicomte de Vaulabelle

Les 4 livres que j'emporterais sur une île déserte :

Donc disposant d'un temps infini, je suppose (je préfère une cellule de moine, je déteste la chaleur).

  • Un roman policier en allemand acheté il y a une éternité pour "me remettre à l'allemand" : Happy birthday, Türke, de Jakob Arjouni
  • La Divine comédie en version bilingue (puisque je suppose que je vais avoir beaucoup de temps)
  • Shakespeare également en bilingue
  • Les poèmes de Baudelaire dans la Pléiade

Les derniers mots d'un de mes livres préférés :

Je suis malade et n'ai plus longtemps à vivre. J'emporte de nombreux secrets avec moi, Janey. Ce que je suis et ce que j'aurais pu être.
Je ne suis pas aussi noire qu'on m'a dépeinte. Je veux que tu le croies.
Mes yeux m'ont privée du plaisir que je pouvais prendre à regarder ta photo. Je ne peux plus voir pour écrire. Je dois te dire quelque chose. Si jamais tu viens ici, répare ma vieille maison et ne manque pas d'aller trouver le général Allen, de Billings. C'est un bon ami.
Il y a quelque chose que je devrais te confesser, mais je ne peux tout simplement pas. Je l'emporterai dans ma tombe : pardonne-moi et songe que j'étais solitaire.

Calamity Jane, Lettres à sa fille (1877-1902), coll Points virgule.

La fille de Calamity Jane reçut ces lettres dix ans après la mort de sa mère, apprenant du même coup qu'elle était adoptée.


Je passe le relais à Guillaume et in girum.

ajout le 19 mai 2007

Zut alors, c'est vraiment un jeu cruel, à voir les réponses des uns et des autres il y a tant de noms qui remontent. Je crois que j'ai lu toute la bibliothèque verte et les plus grands classiques de la bibliothèque rose, et la Rouge et or souveraine, et la collection Fantasia... Je m'ennuyais beaucoup, beaucoup, beaucoup. Ensuite je suis passé aux Pearl Buck, aux Cronin, à Troyat, à tous les poches des années 50 et 60 aux tranches colorées qu'on trouvait chez les amis de mes parents (chez moi il n'y avait rien. Je n'ai pas choisi, c'était le goût des autres, ou leurs études: Sartre, Claudel, Mauriac... Jack London, bien sûr. Bah, il y en a vraiment trop.

Actualité et fiction I

Il y a quelques jours je m'amusais avec les pays imaginaires.

Ce matin, je lis par hasard cette brève:

L'éducation sexuelle s'informatise
Soixante-quatre bébés virtuels ont été distribués dans plusieurs classe de terminale du Mexique à des adolescentes de 16 à 18 ans. [...] [Ces bébés] sont équipés d'un simulateur qui fait rire ou pleurer le baigneur lorsqu'il faut lui donner à manger, changer ses couches, le câliner... Il crie s'il est maltraité ou secoué. Les adolescentes portent un bracelet qui les empêche de confier le bébé à une autre personne ou de l'abandonner.
L'idée est de démontrer combien il est contraignant d'élever seule un enfant. En effet, les enseignants se sont rendu compte de l'inefficacité des cours d'éducation sexuelle. Il y a chaque année au Mexique 360.000 naissances non désirées chez les jeunes filles de moins de 19 ans et de nombreux avortements clandestins.
Patrice Gouy (à Mexico) in Le Point, 5 avril 2007


C'est à peu près le sujet d'un livre pour enfant de 10 à 12 ans dans la collection "L'école des Loisirs", à cela près que le moyen utilisé est beaucoup plus artisanal:

Simon s'assit sur la table de la cuisine, prit un peu de recul par rapport à son bébé de farine et avança le bras pour lui donner une petite tape.
Il tomba sur le côté.
«Tsss, soupira Simon. Elle n'est même pas encore capable de se tenir assise!»
Il la releva et lui donna encore une tape.
Elle retomba.
«Tu ne peux pas te relever toute seule, hein?» gronda-t-il en l'asseyant de nouveau.
Cette fois le bébé de farine bascula en arrière dans le panier du chine.
«Oh, tu m'emmerdes, à la fin!
— Ne dis pas de gros mots devant lui, intervint la mère de Simon. Tu lui donnes le mauvais exemple.»
Simon se baissa pour ramasser son bébé de farine, qui avait atterri sur le coussin de Macpherson, et enleva les poils collés sur sa robe.
«Pas lui, elle», dit Simon à sa mère d'un ton de reproche.
Car c'était une fille. Il n'en doutait pas une seconde. Certains des bébés distribués le matin par M.Canson pouvait être indifféremment garçon ou fille. Mais celui qui avait atterri sur les genoux de Simon était une fille.
— «Allons, réveillez-vous, attrappez ça! Vous êtes bien l'un de nos grands sportifs, non? Alors ce n'est pas le moment de dormir!»
Elle était très mignonne. Elle portait un bonnet rose à volants et une robe de Nylon, rose aussi, et sur la toile étaient joliment dessinés deux petits yeux ronds adorables, bordés de longs cils.
Robin Foster, son voisin de table, en fit une crise de jalousie.
«Pourquoi elle a des yeux, la tienne? La mienne, c'est juste un sac sans rien. Tu ne veux pas qu'on échange?»
Simon serra son bébé de farine contre lui.
«Non, c'est la mienne. T'as qu'à lui en faire, des yeux.
— Et la tienne elle est habillée, en plus!»
Il se tourna pour crier à M.Canson, qui finissait juste de distribuer les sac de farine:
«Monsieur, Monsieur, la poupée de Simon, elle a une robe et un bonnet et des yeux et tout ça. Et la mienne, elle n'a rien. C'est pas juste.
— Si tous les parents renvoyaient les enfants à qui ils manquent quelque chose, répliqua M.Canson, vous ne seriez pas très nombreux dans cette classe. Asseyez-vous et taisez-vous.»
Il se hissa et s'assit sur le bureau, puis commença à lire les règles pour cette expérience.

Bébés de farine
1. Les bébés de farine doivent être gardés propres et tenus au sec. Toutes les taches, les fuites, les effilochures seront sanctionnées.
2. Les bébés de farine passeront deux fois par semaine à la pesée: une perte de poids peut être la preuve de négligence ou de mauvais traitement; un gain de poids peut indiquer que le bébé est rester dans un endroit humide ou a subi des modification illicite.
3. Aucun bébé de farine ne doit être laissé sans surveillance un seul instant, ni le jour, ni la nuit. Si vous devez absolument vous en éloigner, même pour quelques minutes, confiez-le à un baby-sitter sérieux.
4. Chaque élève devra tenir un Journal de Bébé où il écrira chaque jour un compte rendu de trois phrases complètes au moins et de cinq pages au plus.
5. Certaines personnes (dont l'identité ne sera révélée qu'à la fin de l'expérience) auront pour tâche de vérifier que les bébés sont bien soignés et les règles ci-dessus observées. Ces personnes peuvent être des parents, d'autres élèves, des membres du corps enseignant ou des personnes de l'extérieur.

Il leva les yeux.
«Voilà.»
C'était la première fois de sa vie qu'il voyait une classe réduite au silence absolu. Spectacle intéressant. Coup de chapeau au professeur Feltham et ses matheux. Ils avaient des pouvoirs surnaturels. Il y en avait qui entraient et sortaient de la salle des professeurs comme des zombies, qui portaient des pulls détricotés sans s'en apercevoir, qui devaient faire un effort de mémoire apparemment surhumain quand on leur demandait s'ils sucraient ou non leur thé. Mais ils étaient capables d'accomplir des prodiges. De faire des miracles. Avec leurs dons mystérieux, ils pouvaient réaliser l'inimaginable. Réduire la planète en miettes et la 4eC au silence.

Anne Fine, Bébés de farine, p.41

Le pirate des Caraïbes

Un rayon de lune tombant sur lui d'entre les nuages, comme le jet de lumière d'une lanterne sourde, le détachait en clair du fond sombre des sapins, et eût permis, s'il se fût trouvé là quelque spectateur, d'examiner sa physionomie et son costume d'une truculence caractéristique. Sa face basanée et cuivrée comme d'un sauvage caraïbe faisait briller par le contraste ses yeux d'oiseau de proie et ses dents d'une extrême blancheur, dont les canines très pointues ressemblaient à des crocs de jeune loup. Un mouchoir ceignait son front comme le bandeau d'une blessure, et comprimait les touffes d'une chevelure drue, bouclée et rebelle, hérissée en huppe au sommet de la tête; un gilet de velours bleu, décoloré par un long usage et agrémenté de boutons faits de piécettes soudées à une tige de métal, enveloppait son buste: des grègues de toile flottaient sur ses cuisses, et des alpargatas faisaient s'entrecroiser leurs bandelettes autour de ses jambes aussi fermes et sèches que des jambes de cerf. Ce costume était complété par une large ceinture de laine rouge montant des hanches aux aisselles, et entourant plusieurs fois le corps. Au milieu de l'estomac, une bosse indiquait le garde-manger et le trésor du malandrin; et, s'il se fût retourné, on eût pu voir dans son dos, dépassant les deux bords de la ceinture, une immense navaja de Valence, une de ces navajas allongées en poisson, dont la lame se fixe en tournant un cercle de cuivre, et porte sur son acier autant de stries rouges que le brave dont elle est l'arme a commis de meurtres. Nous ne savons combien la navaja d'Agostin comptait de cannelures écarlates, mais à la mine du drôle il était permis, sans manquer à la charité, de les supposer nombreuses.

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre IV

Bientôt la Caronie

Tout le monde s'assit, certains passèrent à la bière, d'autres restèrent au champagne, et J.C. dit :
— Quand Grijk est venu ici la dernière fois et quand j'ai vu tous les avantages qu'on avait quand on était un pays, je me suis dit : Pourquoi pas? Alors maintenant, j'ai mon propre pays moi aussi, et je suis prête à toucher les bénefs.
— Josie? dit Tiny. Ça veut dire quoi ton propre pays?
— J'ai des agences consulaires à Genève, Amsterdam, Nairobi et Tokyo, et je suis en train d'installer le bureau et l'attaché commercial ici à Washington.
Zara fronçait les sourcils comme une machine à vapeur.
— Euh, excusez-moi, dit-elle. Avec quelle armée? Qui sont tous ces gens?
— Quels gens?
— Ces agences dans toutes ces villes.
—Des boîtes aux lettres, expliqua J.C. Tout est réexpédié ici au bureau de l'attaché commercial. Vous seriez surprise par le nombre de petits pays qui traitent leurs affaires avec des boîtes aux lettres, dans tous les coins du monde.
— Non, ça ne me surprendrait pas, dit Zara. Le monde est un endroit très cher.
— Tout juste. Je n'ose même pas vous dire depuis combien de temps je fais de la vente par correspondance et, si je peux écrire des chansons, devenir chef de la police ou bien épouse par correspondance, je peux aussi devenir un pays.
Grijk demanda:
— Chicé, où il est, ce pays?
J.C. fit un geste vague, avec la main qui ne tenait pas le verre de champagne.
— Quelque part dans l'Atlantique.
— Combien d'habitants?
— Eh bien... pour être tout à fait honnête, vu qu'il y a pas vraiment d'étendue terrestre, il peut pas accueillir une grosse population. En fait, la population, c'est moi.
Dortmunder intervint:
— J.C., tu vas te faire pincer.
J.C. le regarda.
— Qui pourrait me pincer? Avec tous ces pays qu'il y a dans le monde, de plus en plus chaque jour, avec les vieux pays qui arrêtent pas de se séparer en un tas de pays indépendants de plus en plus petits, qui pourra dire que le Maylohda n'est pas un pays légitime?
— Hein? Quel nom vous avez dit? demanda Zara.
— Maylodha, répéta J.C. avant d'expliquer : avec mon accent new-yorkais, c'est comme ça que je prononce «mail order».
— Moi aussi! s'exclama Zara en riant. Et vous savez quoi? Vous êtes devant le Votskojek! Vous avez fait une demande pour entrer à l'ONU, hein?
— Evidemment. Ça fait partie de la légitimité, mais c'est un truc qui va prendre des années. Car en fait, j'ai pas réellement envie de devenir membre, c'est trop de tracas. Je serais obligée d'engager du personnel diplomatique, peut-être même de trouver une véritable île quelque part. Franchement, je préfère m'en tenir à mes bureaux consulaires et commerciaux, et à toutes mes brochures. Tenez, les voici.
Elle sortit et distribua de jolis dépliants en quadrichromie décrivant les merveilles, les attractions naturelles, la beauté des paysages, le passé glorieux et le potentiel économique du Maylohda, ancienne colonie (sous divers autres noms, évidemment) des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne et de l'Espagne.
— C'était vachement plus facile à écrire que le bouquin sur «Comment devenir détective?», dit J.C. J'ai fait appel à mon imprimeur habituel. Avec cette pub, je peux rafler des mises de fonds pour des études de rentabilité d'exploitations touristiques, de développement des ressources naturelles et des infrastructures. Je peux traiter avec les banques, les gouvernemants, les associations professionnelles, l'ONU er le FMI. C'est plus dur au début, évidemment, parce que j'existe pas encore concrètement, c'est pourquoi je voulais demander aux gars de voyager dans des pays étrangers et de m'envoyer des commandes, des trucs comme ça, mais peut-être que vous et moi, on va pouvoir faire des affaires. Vendez-moi quelque chose, ou bien achetez-moi quelque chose. Peut-être que vous seriez intéressés par un million d'exemplaires du manuel de détective, ou bien des hymnes nationaux.
L'air sombre, Grijk dit:
— Ah! si seulement fous poufiez nous acheder nos pierres.
— Oh! je me souviens de vos pierres, dit J.C. D'accord, je vous en achèterai, pas de problème.
Zara n'était jamais très loin de la méfiance. Regardant J.C. en plissant les yeux, elle demanda:
— Comment ferez-vous?
— Nous sommes une île située au dessous du niveau de la mer, expliqua J.C. Très au-dessous. Comme la Hollande, on veut étendre notre territoire, gagner des hectares sur la mer. On vous achètera vos pierres pour construire le littoral. Vous de votre côté, vous nous faites une offre, vous gonflez un peu les prix pour que je puisse me sucrer au passage; moi je rédige mon projet d'expansion du territoire, et je l'apporte à une des commissions pour le développement, peut-être même directement au FMI. On fait des études de faisabilité...
Dortmunder demanda:
— Ils ne vont jamais voir sur place?
— Ils me verront, moi, répondit J.C. Je suis enregistrée comme groupe de pression pour la défense des intérêts de maylohda, je m'en suis déjà occupée. Je leur montre des photos, je leur fait lire mon projet, je choisis les mots qu'il faut, je croise les jambes, je leur explique qu'on a presque vaincu la malaria et la fièvre tropicale, et je leur dis: «Vous êtes les bienvenus à tout moment, messieurs.» Pigé?
— Pigé, dit Dortmunder.
— Admettons que ça marche et que vous achetiez les pierres, demanda Zara. Qu'est-ce qui se passe ensuite?
— Vous livrez.
— On est un pays sans mer, fit remarquer Grijk. On a pas de badeaux.
— Parfait, dit J.C. On trouvera un pays qui a de bateaux et des problèmes économiques lui aussi. Dans la Baltique ou les Balkans par exemple. On trouvera bien un officiel qui sera ravi de traiter avec nous, et alors, la Maylohda existera forcément, vu qu'il traite déjà avec deux autres pays!
— Mais est-ce qu'ils livreront les pierres? demanda Zara.
— À un certain point précis de l'océan.
— Directement dans l'eau, comme ça?
— Qui sait? dit J.C. S'ils en livrent assez, peut-être qu'on fera vraiment une île. En tout cas, c'est un commencement.
Zara parcourut les brochures.
— C'est exactement l'impression que ça donne quand on lit ça, dit-elle.
— Évidemment.
— Mais... si vous le permettez.
— La critique constructive d'un vrai pays ne peut que nous aider, dit J.C.
— Cet emblème-là, dit Zara, c'est joli avec les lions et tout ça, mais il faudrait pas ajouter quelque chose sur le ruban en dessous?
— C'est aussi ce que je pense, renchérit Tiny. «Liberté et vérité», un machin dans ce goût-là.
— J'aime pas toutes ces devises, répondit J.C. Elles me semblent mal adaptées à la situation.
Kelp fit une suggestion:
— Et pourquoi pas la phrase des armoiries familiales de John? Hein, John? C'est comment déjà?
«Quid lucrum istic mihi est?» récita Dortmunder, avant d'expliquer à l'attention de J.C. Ça veut dire: «Où est mon intérêt là-dedans?»
J.C. sourit:
— Je peux l'utiliser?
— Avec plaisir.
— Dormunder, dit Tiny, il faut que je te pose une question.
— Ouais?
— Tu es orphelin, hein?
— Exact.
— T'as grandi dans un orphelinat à Dead Indian dans l'Illinois, pas vrai?
— Exact.
— Et c'était un orphelinat dirigé par les sœurs de la Misère éternelle au cœur de la douleur, pas vrai?
— Oui, oui, oui, dit Dortmunder. Et alors?
— Alors, qu'est-ce que tu fous avec une devise familiale?
Dortmunder le regarda d'un air hébété. Il leva les yeux au ciel et haussa les épaules.
— Je l'ai volée.

Donald Westlake, Histoire d'os, éd. Rivages, p.468 à la fin


Votre pays ne vous plaît pas ? Inventez-en un autre ! Ils s'appellent Christiania, République de Conch, Principauté de Hutt River ou de Seborga, Ladonia, Sealand, Royaume de Redonda... Ce sont des micronations, qu'une poignée de personnes ont un jour déclarées indépendantes.
[...]
La principauté de Hutt River, à 500 kilomètres de Perth en Australie, est une exploitation agricole de 75km2, proclamée indépendante en 1970. Son propriétaire, Leonard George Casley, refusait les quotas de production imposés par le gouvernement et qui risquaient de le ruiner. Il a multiplié les procès, obtenu le droit de vendre du vin sans licence, de diffuser des émissions de radio libre. Faute de sanctions réelles, il profite toujours aujourd'hui d'un flou juridique qui lui permet de ne pas payer d'impôt à l'Australie et de proposer d'enregistrer sur son territoire des banques ou des entreprises étrangères. Si le tourisme et l'agriculture assurent l'essentiel de l'économie du « pays », qui revendique un millier de résidents et 20 000 visiteurs chaque année, le « prince » Leonard a réussi un formidable coup médiatique en accueillant en 2005 Jean-Pierre Raveneau, l'inventeur français du Viralgic, un médicament contre le sida très controversé, dont Paris refuse l'autorisation de mise sur le marché. La société qui le fabrique, Pharma Concept, est désormais délocalisée à Hutt River qui lui a délivré une licence de commercialisation et l'aide à trouver des débouchés en Afrique !

C'est également un procès qui a permis à la République de Conch de naître en Floride en 1982. Dennis Wardlow, à l'époque maire de Key West, débouté après avoir porté plainte contre un contrôle de police qui avait bloqué trop longtemps l'accès à l'archipel, décrète son indépendance et se proclame premier ministre. Conch, que les États-Unis n'ont jamais reconnu, a aujourd'hui un roi, Mel Fisher, et un ambassadeur en France, Roger Hobby... diplomate à l'OCDE ! Quand on lui demande s'il prend son rôle au sérieux, cet homme de 32 ans, qui est tombé amoureux de la région alors qu'il y était en vacances en 1988, répond « moitié-moitié ». Il a décroché son poste après avoir organisé une fête à Paris en l'honneur de la République, mais il assure que la moitié des 78 000 habitants des Keys se sentent des véritables résidents de Conch et que les touristes les adorent.
[...]
Les bonnes affaires des États fantômes in Le Figaro du 10 mai 2007


Quant à ceux qui s'étonneraient de l'occurence de cet épisode [...], ils oublient que nous ne sommes pas ici dans un roman, ni soumis comme il le serait aux lois de la vraisemblance.
Renaud Camus, Journal de Travers, p.503

Six mois

Thomas Bidegain, scénariste dans le civil - la lutte contre le tabagisme est une guerre - a arrêté de fumer en 2005 et tenu le journal de son combat et de sa victoire, dont il n'est pas convaincu qu'elle en soit une. Des phrases courtes, incisives, où l'autodérision voisine avec la critique d'une société qui impose ses normes. Et beaucoup d'illustrations : fumeurs de cinéma, publicités pour des cigarettes et affiches de prévention, alternativement.

«Pourquoi arrêter de faire quelque chose que je fais si bien?», se demande l'auteur à treize jours du début de son sevrage. Et de décrire le geste des doigts, l'expulsion de la fumée en volutes rêveuses, l'arrachage du filtre «d'un coup de dents viril». «Et qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire à la place?», s'interroge-t-il. La référence de notre fumeur, c'est Clint Eastwood dans les westerns de Sergio Leone. «Le sevrage est une expérience solitaire, silencieuse (...) On prend la décision de souffrir. Et on souffre. Si on s'y tient, on finit même par avoir le sentiment de se rapprocher de Clint Eastwood.» Mais d'ajouter, on est à J-8 : «Sauf que Clint Eastwood, la pression de la société, l'addiction à la nicotine, la peur du cancer, l'haleine lourde, la loi Evin, le prix du paquet, il s'en fout. Il fume des cigarillos. (...) L'arrêt du tabac est donc une décision à la Clint Eastwood, mais que Clint Eastwood ne prendrait jamais.»

Même si on n'est pas un fumeur repenti, on peut compatir aux angoisses et aux hésitations de l'Eastwood français, en tout cas en sourire. Il se demande combien des défis qu'il s'est lancés il a pu tenir (aucun). Il relativise les sept ans de vie théoriquement gagnés : sept ans de la fin de la vie, «de quand on a mal partout et qu'on n'entend plus très bien, de quand on ne fait plus l'amour et qu'on perd la mémoire») (J-3). Il est impressionné par les tabacologues, dont «l'épée du savoir tranche le doute»: «Ils disent: "Vous allez souffrir." On souffre. "Mâchez du chewing-gum." On mâche. "Vous allez prendre du poids." On grossit. Ce sont des scénaristes de film d'horreur.» (J-3) Il décide de ne pas parler aux autres de sa décision d'arrêter (J-1). Il imagine faire fortune en créant dans les restaurants une troisième zone, pour les ex-fumeurs, «avec des menus minceur, des gants de boxe et des couteaux à bouts ronds» (J+2). Il essaye de se concentrer pour écrire mais n'y arrive pas (J+5). Il change d'avis et essaie de partager sa douleur avec tout le monde, mais «l'enfer, c'est pas tellement les autres, c'est surtout toutes les conneries qu'ils peuvent dire» (J+5). Il n'essaie plus de faire autre chose car «arrêter de fumer est un travail à plein-temps» (J+6). Il s'aperçoit que tout le monde est en train d'arrêter de fumer et cela le frustre: «Si tout le monde y arrive, ça devient quoi, mon exploit?» (J+18). Il est victime de la déprime du quatrième mois (J+4 mois)... Enfin, la victoire (J+des tonnes). L'histoire s'achève. Sur l'affiche représentant Clint Eastwood, on a effacé le cigarillo. «Fumer tue, le reste, on s'en charge», conclut le vainqueur, qui n'est pas sûr d'être jamais un non-fumeur heureux.

Renée Carton, in Le Quotidien du médecin, le 23/04/2007

Arrêter de fumer tue, Thomas Bidegain, éditions de La Martinière


J'ai arrêté il y a six mois jour pour jour. Ça va. Je rêve juste de croiser un ami fumeur à qui je puisse emprunter une clope, mais il y en a de moins en moins.

Réflexions post-marxistes

— Un jour, j'ai rappelé à Heidegger qu'il m'avait semblé avoir un peu hésité pour décider si ce n'était pas plutôt Schelling que Hegel qui serait, en un sens, le véritable achèvement de l'idéalisme allemand. Il m'avait répondu : oui, mais dans tous les cas, le destin de Schelling sera d'être éclipsé par Hegel, et cela durera so lang des Marxismus herrscht, aussi longtemps que durera le marxisme. Hegel sera porté au premier plan et fera ombre à Schelling aussi longtemps que le marxisme règnera.

Jean Beaufret in À la rencontre de Heidegger de Frédéric de Towarnicki, p.232


J'ai beaucoup de mal à comprendre que dix-sept ans après la chute du mur de Berlin, la gauche puisse encore se déclarer "socialiste", dans une vague référence à Marx, il me faut bien le supposer.

La Soif

J’ai acheté ce livre parce que son titre évoquait La faim, de Knut Hamsum, ce livre tant aimé d’Etty Hillesum et d’Evguenia Guinzburg — et je suis si sûre de l’aimer et d’être désespérée par lui que je ne sais si j’aurai un jour le courage de le lire — mais si, sans doute.
J’ai acheté ce livre parce qu’il était petit, russe, qu’il parlait de soldats et de Tchétchénie ; j’ai pensé à Anna Politkovskaïa, fasse qu’il y ait un lieu où sont recueillies nos pensées pour les morts.
J’ai feuilleté ce livre et pensé à M. — « Je n’avais pas réussi à caser toute la vodka dans le frigo », première phrase, — M. qui affirme que la vodka est le seul alcool qui ne lui fasse pas mal à la tête, moi je trouve que ça brûle, il faudrait peut-être insister — ou peut-être pas.

Le texte raconte la réconciliation de Constantin avec son visage, ou son absense de visage, fondu sous une grenade tchétchène. Il raconte les retrouvailles ratées avec un père coureur de jupons, réussies avec une jolie belle-mère, un demi-frère et une demi-sœur. Constantin a un don pour le dessin, Goya et Le Greco, cite le texte. La narration raconte la vie de Constantin en mélangeant la chronologie. C'est une écriture claire, sobre, sans défaitisme, plus tendre que dure (le sujet est dur, l'écriture est tendre).

Un instant plus tard il m'arracha la feuille des mains, se releva d'un bond et courut vers sa sœur.
— Regarde, Natacha ! Regarde ce qu'il a dessiné !
Elle se leva de la table, s'approcha de moi et se laissa aussi glisser sur le sol.
— Et Barbie, tu peux la dessiner ?
— Moi, je veux un Pokémon ! s'écria Slava. Dessine un Pokémon !
Je haussai les épaules.
— Je ne sais pas ce que c'est, un Pokémon.
— Dessine Barbie, redemanda Natacha.
Ensuite ils demandèrent la Reine des Neiges. Puis un hérisson. Puis Britney Spears et les tortues Ninja. Quand la feuille fut toute remplie, Slava courut dans la chambre de Marina. Lorsqu'il revint, il s'immobilisa un instant sur le pas de la porte, puis accourut vers moi, me tendit tout un paquet de feuilles et une vidéocassette, se dressa sur la pointe des pieds et dit dans un souffle :
— Je veux les Pokémon. Tous !
On a regardé le dessin animé, et je dessinais en même temps. Natacha et son frère n'arrêtaient pas de courir à la cuisine et d'en rapporter des chips, du Coca-Cola, des bonbons, du fromage. Deux heures plus tard, le sol était jonché de feuilles et de nourriture. Quand le dessin animé s'est terminé, j'ai dessiné ce qui me passait par la tête. Les enfants regardaient ce que je faisais et essayaient de deviner. Slava devinait presque toujours le premier.
— Un hippopotame ! criait-il, et Natacha, toute dépitée, soupirait. Une autruche ! Un œuf ! Un sous-marin !
Pour que Natacha ne soit pas trop vexée, je me suis mis à dessiner ce qu'aiment les filles.
— Ça, ça doit être un caniche. Et ça, un chat siamois. Et là, une institutrice, parce qu'elle a une règle à la main. Et elle, je crois que c'est une hôtesse de l'air. Mais celle-là, je ne sais pas qui c'est. Elle a un drôle de chapeau.
— C'est qui ? a demandé Slava, quand j'ai fini mon dessin. On donne notre langue au chat. Dis-le-nous, parce que, de toute façon, on trouvera pas.
— C'est une infirmière de salle d'opération. Elle s'appelle Anna Nicolaïevna.
— Qu'est-ce que c'est, une infirmière de salle d'opération ? a demandé Slava, mais, au même moment, on a entendu le bruit de la clé dans la serrure, et Marina est apparue sur le seuil.
Stupéfaite, elle a promené son regard sur la pièce jonchée de feuilles blanches et de restes de nourriture, sur nous, assis par terre et qui la regardions d'en bas, et après un silence elle a fini par dire :
— Mon déjeuner est fichu. Il y en a quand même un qui a fait ses devoirs ?
Andreï Guelassimov, La soif, p.66, coll. Babel

Et cela me fait rire, des Pokémon et des Barbie dans un texte russe, est-ce que le traducteur a exagéré ? D’un autre côté il y a bien Winnie l’Ourson[1] sur les cartables irakiens et je me souviens d’un reportage radiophonique, de tchétchènes qui vivaient dans un wagon désaffecté et regardaient «Santa Barbara » .
Pourquoi pas ?

C’est à ce moment-là que je me suis mise à pleurer. Bien sûr j’avais déjà beaucoup trop bu. Je vais au Café Beaubourg uniquement pour leurs cocktails. Avant je prenais un White Lady, verre triangulaire, liquide transparent comme de l’eau, légèrement visqueux contre les parois. Mais ils ont changé la formule, le liquide transparent s’est chargé de pulpe de citron, un jour j’ai renvoyé deux fois le verre en cuisine puis je l’ai bu, de guerre lasse. Depuis c’est devenu un Pink Lady et je bois des Singapore Sling, eux aussi à base de gin.

J’ai commandé mon plat habituel et deux Singapore Sling. Le serveur m'a regardée:
— Je vous les apporte ensemble?
— Comme vous voulez. De toute façon je les boirai l'un après l'autre, ai-je ajouté en riant.
Il m'a apporté un premier verre en me disant:
— Lorsque vous aurez besoin du deuxième, faites-moi signe.
"Besoin". J'ai savouré le mot. Effectivement, lorsque j'ai eu "besoin" du second verre, le serveur a été là immédiatement, alors qu'il faut souvent longtemps pour attirer leur attention.

La jalousie — un sale truc qu'on n'arrive pas à vaincre. Jamais. Et quels que soient les efforts que l'on fait. Il y a des gens solides qui peuvent surmonter tout ce que vous voulez: ennemis, amis, solitude. Mais la jalousie, c'est une autre histoire. A moins tout simplement de s'arracher le cœur de la poitrine. Parce que c'est là qu'elle vit. Sinon chacun de vos mouvements s'exercera contre vous-même. C'est comme si on se noyait dans un marais. Plus on cherche à se dégager et plus vite on s'enfonce dans le bourbier.
Ibid, p.80

Pensé à Journal de Travers, bien sûr, que j'aime de plus en plus. L'aimerais-je autant sans L'Inauguration de la salle des Vents? Sans doute pas. Jalousie dévorante, pathologique, inexplicable.
Je suis rentrée à pied, Beaubourg, les Halles, les jardins du Palais Royal, rue Danièle Casanova, passé devant Brentanos en travaux pour ne plus être Brentanos, je lis en marchant, il fait un peu froid, j'ai un peu froid, La Madeleine, j'essaie de voir l'heure sur les montres des clients aux terrasses des cafés.

C'est pourquoi on avait appris à faire le signe de croix. Au début, on n'y arrivait pas trop — la main était raide. Le front et le ventre, ça allait encore, parce qu'on savait exactement qu'il fallait toucher le front et le ventre, mais quand on arrivait aux épaules — laquelle en premier —, là, on avait un problème. On n'avait pas retenu tout de suite s'il fallait commencer par la gauche ou par la droite. Certains d'entre nous n'avaient même pas eu le temps de le retenir. On n'en était que plus attentif à la question des épaules. Allez donc savoir si tel camarade n'avait pas sauté sur une mine immédiatement après s'être trompé de côté en faisant son signe de croix.
Ibid, p.110

Un bon livre qui se lit en deux heures.

Notes

[1] voir au 5 octobre.

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