Et surveillez jusqu'au bout l'exégèse de Rabbi Yosef bar Habo : l'offense irréparable est l'offense faite à Dieu; ce qui est grave, c'est l'atteinte à un principe. Rabbi Yosef bar Habo est sceptique à l'égard de l'individuel, il croit à l'Universel. Individu contre individu, cela n'a aucune espèce d'importance; léser un principe, voilà la catastrophe. Si l'homme offense Dieu, qui pourra arranger le désordre? Il n'y a pas d'histoire qui passe au-dessus de l'histoire, il n'y a pas d'Idée capable de concilier l'homme en conflit avec la raison elle-même.
C'est contre cette thèse virile, trop virile, où l'on aperçoit anachroniquement quelques échos de Hegel, c'est contre cette thèse qui met l'ordre universel au-dessus de l'ordre inter-individuel que s'élève le texte de la Guemara. Non, l'individu offensé doit toujours être apaisé, abordé et consolé individuellement; le pardon de Dieu — ou le pardon de l'histoire — ne peut s'accorder sans que l'individu soit respecté. Dieu n'est peut-être que ce refus permanent d'une histoire qui s'arrangerait de nos larmes privées.

Emmanuel Levinas, Quatre lectures talmudiques, p.44