Guy Petitdemange nous racontait Lévinas. Il nous racontait une de leurs premières rencontres, souvenir cuisant : Petitdemange, très impressionné et voulant briller, avait lancé la conversation sur le hassidisme. Lévinas l'avait foudroyé du regard.
En effet, le maître de Lévinas était Hayyim de Volozhyn, figure éminente d'une école qui s'attache avant tout à l'étude et reproche au hassidisme la place prépondérante accordée à l'émotion et à l'exaltation. (Hayyim de Volozhyn est l'auteur de L'âme de la vie, disponible en français).

Guy Petitdemange devint un ami de Lévinas. Il l'accompagnait les samedis soirs à l'office du Shabbat à la synagogue de Neuilly. Il nous racontait l'esprit de Lévinas et son humour. Je me souviens d'un trait à propos de Simone Weil, qui disait à peu près: «Je ne peux l'égaler sur trois points: c'est une sainte, c'est un génie, et c'est une femme». (Et je retrouve cet esprit lorsque je lis «Sur ce point, nous autres juifs, nous essayons tous d'être occidentaux comme Gaston Bachelard essayait d'être rationaliste.»[1])
Petitdemange racontait l'enterrement de Lévinas, le petit matin froid de décembre, la brume, les amis évaluant d'un coup d'œil l'épaisseur de la liasse tirée de sa poche par Derrida (parue sous le titre Adieu), puis fatalistes allant tour à tour fumer à la porte du cimetière pour tenter de se réchauffer avant de revenir écouter.
Je me souviens deux mois plus tard en lisant les cahiers de L'Herne dans un café rue du Dragon (et en n'y comprenant pas grand chose, mais je finis par me dire que cela doit faire partie du jeu, la philosophie comme une langue étrangère dont on balaie les pages en se disant que ça finira bien par entrer, "à force") d'avoir profondément regretté de n'être pas allée à cet enterrement.

Et ces souvenirs de Petitdemange rendaient la philosophie intime, proche, chaleureuse, non plus une montagne à attaquer par on ne sait trop quelle face, mais une conversation infinie entre amis.

Notes

[1] Quatre lectures talmudiques, p.72