Comme le temps passe

Il faisait beau, je n'étais pas spécialement pressée, j'allais de Beaubourg à la bibliothèque de la place d'Italie, je me suis arrêtée au "Chemin des Philosophes", 1, rue des Feuillantines.
J'évite de venir dans cette librairie, trop de choses me font envie, mais j'aime bien savoir qu'elle existe.
La dernière fois que j'y étais passée, le libraire m'avait fait miroiter un exemplaire original de la thèse de Pierre Hadot en deux volumes. Je venais juste de lui acheter un livre très cher, j'avais donc dû renoncer.
Je revenais avec l'espoir cette fois de pouvoir acquérir l'objet précieux.
Je n'avais pas réalisé que cette dernière fois remontait à dix-huit mois. La thèse était vendue depuis longtemps (et tant mieux, tant mieux).

Je suis repartie avec un exemplaire de la thèse de Clémence Ramnoux, que je vénère. Vocabulaire et structures de pensée archaïque chez Héraclite: je ne lis pas le grec, mais ça m'est bien égal. J'ouvre au hasard:

Les Racines. Depuis combien de temps les histoires vont-elles contant, les doxographies anciennes d'abord, les histoires modernes joyeusement dans leurs foulées, qu'Empédocle aurait inventé la liste définitive des quatre «éléments», comme on dit pour traduire un mot de vocabulaire non empédocléen qui signifie les lettres? Rien que dans les textes existants d'Empédocle, on trouve bien quelque quatorze listes, complètes ou incomplètes, à quatre, à trois, (sans compter les allusions à deux), avec une variété déconcertante de noms (Cf. Frs. 6, 17, 21, 22, 27 37, 38, 62, 71, 73, 96, 98, 109, 111,115). Le chiffre 4 s'impose, et de même la formule: 4+2=6. Sur cette armature le shéma se déforme sans cesse. Qui pis est: les listes ne sont pas superposables. La variété des noms pourraient être mise au compte de la fantaisie poétique, ou de la nécessité de la versification, encore que ce soit une explication courte. La superposition impossible ne sera mise au comtpe d'une imprécision de la doctrine que par des esprits légers et paresseux.
Quand Empédocle se mêle de décrire la respiration sur le modèle d'un jeu avec une horloge à eau, ou l'œil sur le modèle d'une lanterne avec son appareil de protection contre le vent, il le fait avec une précision proprement exemplaire. C'était peut-être un esprit tourmenté de contradictions affectives puissantes, ce n'était sûrement pas un esprit flou. On a d'ailleurs toujours tort de se tirer des difficultés posées par un texte grec, surtout un de bonne époque, en supposant de la confusion. Dans le jeu de la subtilité et de la précision, le moderne se fait régulièrment battre par le grec. Il convient en tout cas d'épuiser toutes les explications possibles, avant que d'admettre de la malfaçon dans la doctrine. Qu'on renonce donc à superposer ce qui n'est pas superposable. Qu'on le lise plutôt dans des clefs, ou à des niveaux différents. Il s'agit toujours des racines, justement dites telles parce qu'elles s'enfoncent dans l'invisible: dans le visible elles s'épanouissent, et portent des noms et des formes divers dans divers domaines et à divers étages.
Clémence Ramnoux, Vocabulaire et structures de pensée archaïque chez Héraclite, p.180, société d'édition «Les Belles Lettres», 1959.

Quel âge avait-elle quand elle a écrit cela?
Le papier est glacé, très lisse, l'impression au plomb, les caractères ont un léger relief sous les doigts, les pages sont soigneusement coupées, gondolées en fin de volume, comme si elles avaient pris l'humidité. D'où vient ce livre, à qui a-t-il appartenu, comment est-il arrivé là? Une succession, un besoin d'argent? J'aimerais savoir.

Mort d'une héroïne rouge, de Qiu Xiaolong

Courte biographie : Qiu est né à Shanghai. Lors de la Révolution culturelle, son père est la cible des révolutionnaires et lui-même est interdit d’école. Il réussit néanmoins à soutenir une thèse sur T.S. Eliot et poursuit ses recherches aux États-Unis. Les événements de Tian’an men le décideront à y rester.

Le livre est paru en 2000 aux Etats-Unis. L'histoire se déroule au printemps 1990, après les événements de la place Tiananmen.

Le début est très lent, didactique, chaque fait expliqué un peu lourdement, sans humour. L'inspecteur Chen, devenu policier par hasard, ou plutôt par le fait de l'organisation politique et sociale chinoise qui dispose de l'existence des individus dans le détail (enfance, études, lieu d'habitation, emploi, logement, etc), est consciencieux, intègre et féru de poésie classique.
Puis le livre trouve son rythme et dégage un indéfinissable charme désuet, peut-être parce qu'au delà —ou en-deça— de la couche de communisme ou de modernisme qui couvre Shanghaï, on découvre une civilisation attachée à des valeurs simples et fondamentales, la cuisine, la famille, la fidélité, l'ordre domestique. La morale confucianiste permet la sérénité. Cela peut faire sourire; confronté à l'arbitraire politique et aux difficultés de la vie quotidienne, c'est émouvant. Il se dégage de tout cela un portrait de Chinois humblement courageux, ignorants que leur humilité est du courage.
Guan, la victime, est une "travailleuse modèle". L'inspecteur Chen imagine ce qu'aurait pu être sa vie si elle n'avait pas désiré la gloire, cette gloire s'obtenant au prix d'une soumission totale à la politique:

Guan aurait pu épouser l'ingénieur Lai, ou un autre. Elle aurait été une ménagère ordinaire qui marchande une poignée de ciboules au marché, qui fait les poches de son mari le matin, qui se bagarre pour caser son réchaud dans la cuisine collective... Mais elle vivrait, comme tout le monde, ni trop bien ni trop mal. La politique avait rendu impossible une telle vie personnelle. Comblée d'honneurs , elle ne pouvait pas se satisfaire d'un homme ordinaire, insuffisant pour son statut et son ambition. Elle ne pouvait pas descendre de la scène pour draguer un homme à un arrêt de bus ou flirter avec un inconnu dans un café. D'autre part, quel homme voudrait vraiment pour épouse un membre du Parti qui fait des discours politiques à la maison — et même au lit?
Qiu Xialong, Mort d'une héroïne rouge, p.411

L'enquête amène l'inspecteur Chen à suspecter le fils d'un haut dignitaire de la ville de Shanghaï, un "ECS", enfant de cadre supérieur. Cette classe crainte et détestée du petit peuple chinois est présentée sous deux angles: elle est insupportable car elle a tous les droits, elle est infréquentable car la fréquenter ne permet plus de distinguer ce que l'on doit à son propre mérite et ce que l'on doit à son soutien.
Mettre en cause un ECS quelques mois après Tienanmen sera sans doute interprété par les vieux communistes comme une remise en cause de leur légitimité, explique le secrétaire du Parti au sein du commissariat. C'est dangereux, l'équilibre du pays est fragile. Que l'ECS soit coupable ou non n'a finalement pas grande importance. De façon générale, ce que font les individus compte peu, c'est ce qu'ils sont, et surtout ce que sont leurs parents, oncles, grandes-tantes, amis, qui est fondamental. (Cependant, cette généralisation est inexacte, ce que fait chacun est largement commenté et chacun vit sous les yeux de tous dans une ville où une famille de trois personnes vit dans une pièce de huit mètres carré avec cuisine commune et poêle à charbon. La rumeur peut ruiner une réputation dans une société très prude.)

Chen subit des pressions politiques pour abandonner l'enquête, il doit choisir entre son métier et sa conscience professionnelle. S'appuyant à tout moment sur des vers anciens (expliqués et remis dans leur contexte à chaque fois. Cela devient de plus en plus plaisant; ce qui au début était un peu ennuyeux finit par être trop rare à la fin, on en voudrait davantage), il fait ses choix, non dans une pureté angélique, mais en décidant d'utiliser toutes les armes à sa disposition.

Promenade au phare

La structure est simple: unité de lieu, une maison de vacances au bord de la mer; trois périodes, une journée, plusieurs années (cinq ou six), une journée.

La description des lieux et des personnages est donné par les impressions des personnages, leurs sensations et leurs sentiments, la narration glissant sans heurt d'un narrateur à l'autre et changeant les points de vue.
Lorsque la maison est vide, la description est prise en charge soit par l'auteur, soit par les femmes de ménage, et ce sont la lumière, les ténèbres, les courants d'air, qui deviennent personnages. L'effet est inattendu:
Rien ne bougeait dans la salle à manger, l'escalier. Toutefois, par les gonds rouillés et les boiseries gonflées et saturées d'humidité marine, certains airs, détachés de la masse du vent (la maison tombait en ruine après tout) s'insinuèrent par les coins et se risquèrent à entrer. Pour un peu, il était possible de les imaginer, pénétrant dans le salon, questionnant, s'étonnant, faisant un jeu de cette palpitation du papier peint décollé, demandant: allait-il tenir encore longtemps, quand allait-il tomber?

Virginia Woolf, Promenade au phare, partie II chapitre 2, traduction de Magali Merle pour La Pochothèque.
Le sujet du livre n'est rien, ou presque rien: la vie, les ambitions des uns et des autres, le mariage (nécessaire ou pas à une vie heureuse?), la difficulté de créer, la tyrannie d'un père de famille dans lequel on reconnaît des traits du père de Virginia Woolf, la façon dont le temps passe, mais aussi la façon dont certains instants restent à jamais gravés en nous. C'est d'ailleurs le savoir-faire de Mrs Ramsay, l'héroïne du roman: immobiliser le temps. «Mrs Ramsay faisant de l'instant quelque chose de permanent»1 réalise dans sa vie de ménagère l'ambition de l'artiste, provoquant admiration et jalousie inconsciente.

L'humour, parfois l'ironie, de Virginia Woolf, est constant, elle effleure avec légèreté la vie, la mort, les déceptions, et peint à merveille l'évolution des sentiments au sein d'un même être au contact d'un autre (on songe au ''Planétarium'' de Sarraute à venir). Les objets et les autres, tout influe sur nos sensations, et nos sentiments font changer notre point de vue sur les objets et les autres: l'interaction est constante et sans fin.
Cette clé de lecture nous est clairement donnée dès la première page:
Comme il appartenait, à l'âge de six ans déjà, à cette grande tribu où l'on est incapable d'endiguer le flot de sentiments, et obstiné à laisser les perspectives d'avenir, avec leur cortège de joies et de peines, obscurcir la réalité palpable; comme chez ces personnes, même en leur prime enfance, la moindre oscillation de la roue des sensations peut cristalliser et pétrifier l'instant qu'elle enténèbre ou illumine, James Ramsay, assis par terre à découper des images dans le catalogue illustré des «Army and Navy Stores», encercla celle d'un réfrigérateur, tandis que sa mère parlait, d'une aura de divine félicité; d'un liseré de joie.

Ibid, première page.
Un exemple de l'humour de Virginia Woolf et de son procédé qui consiste à rendre par des images matérielles et fantasques des sentiments et des sensations:
Il contempla avec satisfaction son pied, le tenant toujours en l'air. Ils avaient abordés, sentit-elle, une île ensoleillée où résidait la paix, où régnait la santé de l'esprit, sous un soleil éternel, l'île bénie des bonnes chaussures.
Ibid, partie III, ch.2
Les passages décrivant à deux reprises, (à des années d'intervalle pour le personnage) la difficulté de peindre, la difficulté de convertir ce qu'on voit et ce qu'on sent en réalité sur une toile, sont magnifiques. L'écart entre la démesure de la question et l'humilité de la réponse est terrible:
«Comme une œuvre d'art», répéta-t-elle, son regard allant de la toile aux marches du salon et retour. Il lui fallait se reposer un instant. Et pendant cet instant de repos, tandis que son regard allait vaguement d'un objet à l'autre, la vieille question qui continuellement traverse le ciel de la pensée, la vaste question, générale, sujette à se préciser en de tels moments, où elle donnait libre essor à des facultés dont elle avait beaucoup exigé, vint se présenter au-dessus d'elle, s'arrêter, s'obscurcir, au-dessus d'elle. Quel est le sens de la vie? Rien de plus — question simple; qui tendait à vous cerner de toutes parts au fur à mesure des années. La grande révélation n'était jamais venue. Peut-être la grande révélation ne venait-elle jamais. À sa place, de petits miracles quotidiens, des illuminations, des allumettes inopinément craquées dans le noir, en cet instant, par exemple.

Ibid, partie III, ch.3




Note
1 : partie III chapitre 3

En 1600, déjà

LYSANDER (reads) — "The thrice-three Muses mourning for the death
Of learning, late deceased in beggary."

LYSANDRE (lisant) — «Les Muses, trois fois trois, déplorant le décès
Du savoir, mort tout récemment dans la misère.»

William Shakespeare, Songe d'une nuit d'été, Acte V, sc 1.
traduction de Jean Malaplate pour la collection Bouquins

Une vie sans but

Je ne suis pas sûre que cette phrase trouvée hier chez Zvezdo soit d'un grand réconfort. Ou peut-être que si. Je ne sais pas.
Nous réalisons peut-être un but, pourtant –parmi nos activités quotidiennes–, nous ne tenons pas cette réalisation en grande estime, nous ne la remarquons pas et ainsi, alors que nous accomplissons le but de notre vie, notre vie elle-même nous semble ne pas avoir de but. Que pourrions nous faire d'autre? Finalement, la "vie" est taillée sur mesure; et si nous constatons que notre vie est une erreur, nous pouvons difficilement considérer que la digne réparation de cette erreur –du moins en ce qui concerne notre personne– soit la mort.

Imre Kertész, Un autre, p.124

Parmi mes réplique préférées

— Entre nous, à quoi penses-tu en général ?
— A Montauban, on devrait jamais quitter Montauban !

Michel Audiard, Les tontons flingueurs

Cours de philosophie en six heures et quart de Witold Gombrowicz

Résumer un livre qui résume la philosophie en six heures et quart est un défi stupide qu'il m'est, par hasard, assez facile de relever : en effet ce livre est la réponse (une réponse possible) au premier sujet de dissertation de philosophie auquel j'ai eu à me frotter: «Quel rapport la conscience entretient-elle avec ses objets?»

La préface, assez longue, de Francesco M. Cataluccio nous explique que ces cours donnés à sa femme et à son ami Dominique de Roux aidaient Gombrowicz à oublier la souffrance de sa maladie.

Les cours de Gombrowicz articulent le passage d'une pensée à l'autre depuis Kant. Ils étudient le cheminement de la philosophie classique à la philosophie existentialiste à travers une poignée de philosophes. L'ironie et le recul de Gombrowicz sont constants, pour lui la philosophie est un jeu intéressant, poétique, fondamental, mais auquel il ne faut pas "croire", elle ne construit que des systèmes qui passent: «Je suis de l'école de Montaigne et je suis pour une attitude plus modérée: il ne faut pas succomber aux théories, il faut savoir que les systèmes ont une durée de vie très courte et ne pas s'en laisser imposer.» (p.120)


Collage rapide de quelques propositions, si rassemblées déjà que je vois mal comment les résumer:

- A propos de Descartes : «La philosophie commence à s'occuper de la conscience comme chose fondamentale.» (p.46)

- Kant: «Il ne s'agit pas de critique de la raison pure; on veut juger sa propre conscience.» «Le raisonnement de Kant dans la Critique de la raison pure, même exprimé de façon obscure, est: tout ce que nous savons du monde, nous l'exprimons par des jugements.» (p.47)

- Schopenhauer:

Ici s'ouvre la porte d'une nouvelle pensée philosophique: la philosophie cesse d'être une démonstration intellectuelle pour entrer en contact direct avec la vie. (p.67)
Je répète: Kant a démontré que nous ne pouvons jamais pénétrer dans le monde du numen, par exemple il est impossible, avec un raisonnement, de prouver l'existence de Dieu. En ce sens, Kant a dit que notre raison est limitée au monde phénoménologique. Le temps et l'espace ne sont pas hors de nous, c'est le sujet pensant qui les introduit dans le monde, nous ne pouvons donc rien percevoir d'infini, d'universel comme Dieu. [...]
Quand la volonté de vivre se manifeste dans le monde phénoménologique, elle se divise en une innombrable quantité de choses qui se dévorent mutuellement pour vivre. Le loup dévore le chat, le chat la souris, etc. (p.69)

- Hegel:

Hegel découvre cette contradiction dans la base même de l'esprit; par exemple quand nous disons tout, nous devons admettre le singulier. [...]
La philosophie de Hegel est une philosophie du devenir, ce qui est un grand pas en avant, car ce processus du devenir n'apparaît pas dans les philosophies antérieures. Ce n'est pas seulement un mouvement, mais un progrès, puisque ce processus dialectique nous met toujours sur un échelon supérieur jusqu'à l'aboutissement final de la raison, et ce processus chez Hegel est naturellement fondé sur le progrès de la raison, c'est-à-dire de la science. Ce qui le mène à donner la plus grande importance à l'histoire. (p.80)

- Kierkegaard:

L'attaque de Kierkegaard contre Hegel se résume ainsi: Hegel est absolument irréprochable dans sa théorie, mais cette théorie ne vaut rien.
Et pourquoi?
Parce qu'elle est abstraite, tandis que l'existence (c'est la première fois que mot apparaît) est concrète.
[...]
L'existentialisme se veut surtout une philosophie du concret. Mais c'est un rêve; avec la réalité concrète, on ne eput pas faire des raisonnements. Les raisonnements usent toujours des concepts, etc. L'existentialisme est donc une pensée tragique car elle ne peut pas se suffire à elle-même, elle doit être une philosophie concrète et abstraite en même temps. (p.87)

- L'existentialisme, Husserl.

Husserl dit: puisque nous ne pouvons rien dire du numen (chose en soi), nous mettons entre parenthèses le numen; c'est-à-dire que l'unique chose de laquelle on peut parler, ce sont les phénomènes. [...]
Tout a changé de façon démoniaque. Cela change l'univers. Il n'y a rien de plus qu'un centre définitif qui est la conscience et ce qui se passe dans la conscience. [...] Tout se réduit à des phénomènes dans ma conscience. Comment, dans cet état de choses, peut-on faire de la philosophie?
Je vous prie de ne pas oublier que c'est une façon extrêment rudimentaire de vous présenter la phénoménologie.
Il y a encore une loi de la conscience formulée par Husserl, qu'on appelle «l'intentionalité» de la conscience, c'est-à-dire que la conscience consiste à être conscient. Mais pour être conscient, il faut toujours être conscient de quelque chose. Et cela signifie que la conscience ne peut jamais être vide, séparée de l'objet. Cela mène directement à la conception de l'homme de Sartre qui dit que l'homme n'est pas un être en soi comme le sont les objets, mais un être «pour soi», qu'il est conscient de lui-même. Cela mène à une conception de l'homme séparée en deux avec un vide. C'est pour cette raison que le livre de Sartre s'appelle néant.[...]
Mais, avec la méthode phénoménologique, on peut organiser les données de notre conscience concernant notre existence. Et c'est l'unique chose qui nous reste. (p.91-94)

Quel est l'avenir de l'existentialisme? Très grand. Je ne crois pas aux jugements superficiels pour qui l'existentialisme est une mode. L'existentialisme est la conséquence d'un fait fondamental de la rupture intérieure de la conscience qui se manifeste non seulement dans les qualités fondamentales de l'homme mais — fait extrêmement curieux — est évidente par exemple dans la physique où vous avez deux moyens de concevoir la réalité
– corpusculaire
– ondulatoire
Exemple : théories de la lumière.
Or, les deux théories sont justes, comme le démontre l'expérience, mais elles sont contradictoires. [...] Or, selon moi, l'homme est divisé entre le subjectif et l'objectif de façon irrémédiable et pour toute l'éternité. C'est une espèce de plaie que nous avons dont il est impossible de guérir et dont nous sommes de plus en plus conscients. (p.107)

- la liberté chez Sartre
- Heidegger : «L'homme est essentiellement malheureux parce qu'il veut être. Il faudrait ajouter des choses très importantes sur le temps.» (p.122)
- Marx : «La contemplation va au diable.» (p.138)

- Nietzsche :

Nietzsche considère que le pessimisme est une faiblesse, condamné par la vie, et l'optimisme, une chose superficielle (canadienne!)
Que reste-t-il?
Un saut dans les profondeurs: c'est l'optimisme tragique qui reste à l'homme, l'adoration de la vie et de ses lois cruelles malgré toute la faiblesse de l'individu. (p.140)

L'épopée du Normandie-Niémen

Ce livre de mémoires couvre toute une vie, mais douze pages sont consacrées à la période 1945-2006, tandis que le reste du livre raconte la vie de Roland de la Poype durant la seconde guerre mondiale.

Je connaissais déjà l'auteur par les récits de Paul, sa maladresse, sa gentillesse, son incapacité à rester en place, et si j'ai un regret, c'est que Roland de La Poype ait raconté tout cela si tard dans un livre si peu épais : le lecteur est frustré de ne pas avoir davantage de détails et d'anecdotes à se mettre sous la dent. Cependant, cela s'explique parfaitement par la personnalité de l'auteur: ce n'est pas un homme à se retourner sur son passé, toute sa vie il fourmillera d'idées et de projets menés à bien (l'inventeur du berlingot Dop, le plus grand concurrent des emballages Tetra-Pack, le concepteur de la Méhari, le créateur du Marineland d'Antibes). C'est un esprit vif, drôle, entreprenant; écrire ses mémoires n'était sans doute pas "son genre", et je me demande ce qui a pu le convaince: le fait de n'être que deux présents à l'inauguration du mémorial dédié au «Normandie-Niémen» au Bourget le 22 septembre 2006?

Roland de La Poype s'est embarqué dès juin 1940 pour l'Angleterre.
J'ai appris le rigoureux entraînement auxquels la RAF soumettait ses aviateurs, le débarquement raté de Dunkerque, la tentative malheureuse pour rallier les Français de Dakar.
La Poype fera partie des quatorze premier volontaires pour constituer l'unité qui ne s'appelle pas encore Normandie. Le périple pour rejoindre la Russie à partir de l'Angleterre passe par... Lagos, Le Caire, Bagdad.
Tous les récits se caractérisent par un même hommage à la camaraderie et une même tendance spontanée au chahut et aux blagues. Ainsi durant une escale en Afrique :

Malgré la chaleur, la poussière et le manque de confort, chaque étape est l'occasion d'une bonne partie de rigolade. A Ouadi-Alfa je glisse, avec l'aide d'un complice, un crocodile empaillé dans le lit de Marcel Albert. Le lendemain, l'ancien métallo de chez Renault pousse un cri à réveiller tout l'hôtel en découvrant qu'il a passé la nuit avec un reptile à la gueule grande ouverte.

L'épopée du Normandie-Niémen, de Roland de La Poype, p.98

On sent bien qu'il y aurait des dizaines d'anecdotes de la même eau et l'on est un peu frustré de ne pas y avoir droit... Il nous manque un journal. Mais quelqu'un d'aussi remuant et dévorant si pleinement la vie peut-il tenir un journal?

Plus tard, c'est l'arrivée en Russie, la découverte des chameaux de bas et de l'hiver russe. Première sortie en solo, occasion pour le lecteur de se rappeler que la vue était à l'époque le premier instrument du pilote:

Mon premier vol en solo me fait réaliser de façon brutale que nous avons pénétré dans un monde totalement nouveau pour nous. Sous les plans de l'avion, il n'y a pas une route, pas un village ou une voie ferrée pour se guider. Rien que de la neige à perte de vue qui a effacé tous les repères indispensables à la navigation aérienne.
Ibid, p.113

La neige, le froid, la nourriture, la vermine... Je retrouve les Carnets de guerre de Vassili Grossmann. Les aviateurs sont relativement privilégiés, les mécaniciens français ne s'habitueront pas à ces conditions si difficiles et rentreront au pays. Ils seront remplacés par des mécaniciens russes, chacun profondément attaché à "son" pilote. (Un vibrant hommage est rendu à Maurice de Seyne qui mourra aux commandes de son Yak, refusant de sauter et d'abandonner son mécanicien sans parachute. De Seyne est apparemment devenu une légende en Russie.)

Roland de La Poype salue la chaleur et l'amitié dont feront toujours preuve les paysans et les ouvriers russes envers les Frantzouzy.
Et puis la guerre et les morts, les disparitions, l'attente, le froid, les combats...«Non, la guerre n'est pas une chose brillante. Il n'y a que ceux qui ne l'ont pas vécue qui ont envie de la faire.» (p.157) Pas de risques inutiles, «un bon pilote, c'est un pilote vivant».
Heureusement il y a le poker, le groupe des anciens, regroupé dans la première escadrille, est surnommé "la mafia" ou "les gangsters" (et là encore, il manque des détails!)
Je savais déjà par Paul que La Poype était étourdi et maladroit. Quelques anecdotes confirment ce portrait:

Suivant la tradition russe, on nous remet la médaille en main propre au lieu de nous l'épingler sur la poitrine. Troublé par les caméras et les photographes, il me faut quelques secondes pour trouver une poche où glisser la boîte minuscule, sous l'oeil amusé de Pouyade qui connaît ma gaucherie d'adolescent attardé.
[...]
C'est alors qu'un militaire que je ne connais pas s'approche de moi et me dit d'un ton un peu pète-sec:
— Mettez votre étoile de héros. Le Général va arriver.
Moment de panique. J'ai beau retourner toutes mes poches sous les regards amusés de l'assistance, impossible de mettre la main dessus.
— T'as perdu ta bonne étoile, «la Poisse»? me souffle Albert.
[...]
Comme Risso et Albert, je reçois également la Légion d'honneur et la croix de guerre.
— Les bananes, ici, ça pleut comme à Douala! lance Albert à la cantonnade.
— A ce rythme-là, on va pas tarder à rattraper les généraux soviétiques, dis-je en prenant une coupe de champagne.
Ibid, p.201 et suiv.

La guerre se poursuit, les anciens ont droit à une permission à Paris début 1945. Ils s'aperçoivent qu'ils sont devenus étrangers à cette ville qui les déçoit. Résumé de Marcel Albert aux copains lors du retour à l'escadrille:

— Vous perdez pas grand chose. C'est pas joli, joli. Les rancoeurs, les haines, le pays est divisé comme jamais. Des types qu'on met en prison et qu'on fusille alors qu'ils mériteraient tout juste un coup de pied au cul. Et le marché noir... Deux mille balles pour bouffer au resto, alors que les ouvriers restent à trois mille six cent balles. Ecoeurants, je vous dis...
Ibid, p.211

Et puis la fin de la guerre, le retour triomphal au Bourget, et à la fin de ce joyeux chapitre, le rappel, encore, que ce n'était pas un jeu: une vieille dame cherche son fils parmi les aviateurs qui se regardent sans oser parler.
Son fils, c'est le dernier qui soit tombé au combat.

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