L'art de la déception

Elle se souvenait, pensa-t-elle en franchissant le seuil de sa maison, comment Lord Chesterfield avait dit... mais elle dut couper court. Le hall d'entrée sans ostentation du XVIIIe siècle, où elle revoyait Lord Chesterfield déposer, ici, son chapeau et, là, son manteau, avec une élégance dans le maintien qui faisait plaisir à voir, était complètement envahi de paquets. Tandis qu'elle se trouvait à Hyde Park, le libraire avait livré sa commande et la maison croulait (des paquets dévalaient l'escalier) sous l'assaut de la littérature victorienne, tout entière enveloppée dans du papier gris et soigneusement ficelée. Elle emporta dans sa chambre le plus grand nombre possible de paquets, elle ordonna aux valets de monter les autres et, se hâtant de couper d'innombrables ficelles, elle fut bientôt environnée d'innombrables volumes.

Habituée aux œuvres minces des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Orlando était consternée par les retombées de sa commande. Bien entendu, pour les Victoriens eux-mêmes, la littérature victorienne ne signifiait pas simplement quatre grands noms, distincts et séparés, mais quatre grands noms enfouis et enchâssés dans la masse compacte des Alexander Smith, Dixon, Black, Milman, Buckle, Taine, Payne, Tupper, Jameson, tous éminents et réclamant autant d'attention que n'importe qui, avec force cris et vociférations. Étant donné son respect pour la chose imprimée, Orlando avait une rude besogne en perspective mais, tirant son fauteuil devant la fenêtre afin de bénéficier du peu de lumière qui réussissait à s'infiltrer entre les hautes maison de Mayfair, elle tenta de se faire une opinion concluante.

Or il est clair qu'il n'y a que deux manières de se faire une opinion concluante sur la littérature victorienne: l'une, c'est d'en remplir soixante volumes in-octavo; l'autre c'est de la faire tenir en six lignes pas plus longues que celle-ci. Entre ces deux solutions, le sens de l'économie — car le temps commence à manquer — nous engage à choisir la seconde; en avant donc! Orlando conclut d'abord (en ouvrant une demi-douzaine de livres) que c'était très étrange de ne pas en trouver un seul dédicacé à un gentilhomme; ensuite (elle feuilleta une énorme pile de Mémoires) que plusieurs de ces écrivains avaient des arbres généalogiques moitié moins grands que le sien; ensuite qu'il serait fort malavisé d'envelopper la pince à sucre dans un billet de dix livres si Miss Christina Rossetti venait prendre le thé; ensuite (elle considéra une demi-douzaine d'invitation à des dîners commémorant des centenaires) que la littérature, à force d'absorber tous ces dîners, devait être bien obèse; ensuite (on l'invitait à une vingtaine de conférences sur l'influence de ceci sur cela; sur la renaissance classique; la survivance romantique; et autres sujets tout aussi engageants) que la littérature, à force d'écouter toutes ces conférences, devait être bien aride; ensuite (elle assista à une réception donnée par une pairesse) que la littérature, à force de porter toutes ces étoles de fourrure, devait être bien respectable; ensuite (elle visitait la chambre insonorisée de Carlyle à Chelsea) que le génie, s'il avait besoin d'être tant choyé, devait être bien fragile; elle parvint enfin à sa conclusion dernière, qui était de la plus haute importance mais que, ayant déjà beaucoup outrepassé notre limite de six lignes, nous sommes forcés d'omettre.

Orlando, s'étant fait une opinion concluante, regarda par la fenêtre et resta immobile un temps considérable.

Virginia Woolf, Orlando, chapitre VI - traduction de Catherine Pappo-Musard pour le Livre de poche, coll. "Classiques modernes"

Les Indomptables, figures de l'anorexie

Depuis quelques jours, pour une raison que je saisis mal, Google m'envoie des personnes faisant des recherches sur l'anorexie et Angelina Jolie. Je n'arrive pas à comprendre comment il est possible d'arriver chez moi en tapant ces mots-là, non que je n'ai posté un jour un billet sur cette actrice, mais ce sont des mots si courants que je dois arriver à la cent-cinquantième page des résultats de Google, suffisamment loin en tout cas pour que j'abandonne avant (par curiosité, j'ai essayé).

Pour récompenser ces lecteurs de leur ténacité, je vais donc mettre en ligne quelques extraits d'un livre sur le sujet que j'avais trouvé passionnant.

Ce livre présente quatre femmes qu'il suppose ou démontre avoir été anorexiques : Elizabeth, impératrice d'Autriche, l'Antigone de Sophocle, Simone Weil et sainte Catherine de Sienne.
L'anorexie existe depuis toujours, mode ou pas mode, mannequin ou pas mannequin, elle est liée aux femmes, plus exactement aux jeunes filles qui refusent de devenir femme. Les jeunes filles anorexiques ont été traitées différemment selon les époques, saintes, sorcières ou folles, elles ont toujours effrayé ou fasciné. Elles représentent le refus d'une vie moyenne, de la vie quotidienne, elles représentent le désir d'autre chose. Ce livre consacré à l'étude des anorexiques et aux possibilités de les guérir n'hésite pas à les décrire avec des accents lyriques.
Avant de nous présenter de courtes biographies d'Elizabeth d'Autriche, Antigone, Simone Weil et sainte Catherine de Sienne, les auteurs retracent l'histoire clinique de l'anorexie et de son traitement, la médecine ayant longtemps hésité entre maladie pschychiatrique et maladie physique et maintenant jusque dans les années 80 une logique de traitement par l'isolement tel qu'il avait disparu pour tout autre maladie.

Publier des observations de patientes vivantes, voire en cours d'analyse pose un problème éthique. Certains psychanalystes demandent l'autorisation à leurs analysants en modifiant certains détails biographiques ou ne transcrivent que des fragments exemplaires pour illustrer ou fonder tel thème ou tel point de théorie. D'autres essayent d'inventer une fiction censée représenter les caractéristiques d'un personnage anorexique dans son entourage social et familial. Il y faut un réel talent littéraire... Nous avons donc choisi une autre voie, peut-être aussi périlleuse: raconter l'histoire de quatre personnages légendaires à des degrés divers, dont les titres de gloire n'évoquent en rien l'anorexie. Il s'agit bien sûr de filles, de très jeunes filles. Nous découvrirons, pour certaines, un rapport à la nourriture typiquement anorexique n'ayant jamais été souligné comme tel; pour d'autres, un rapport à la justice, à la mort, au pouvoir, identique à celui que nous retrouvons en clinique. Chacune d'elles, à sa façon, illustre une ou plusieurs de nos hypothèses concernant l'anorexie. Dans un monde régi par le nécessaire, où toute pensée, toute action est au service du besoin, l'anorexique, précisément par son refus de subvenir aux besoins physiologique du corps, manifeste le vide, l'absence d'une catégorie essentielle à l'être humain, celle du désir. Dans un monde où la parole est dénuée de sa valeur signifiante, où l'ordre symbolique est bafoué, l'anorexique dénonce, par son sacrifice, le ravalement de l'humain au rang de l'animal. Vivre est impossible à celle dont la seule tâche est, à son insu, de remplacer un mort, d'être un mort dans le fantasme d'un parent pour qui le travail de deuil n'a pas été possible. Exhibant un symptôme qui n'échappe pas à l'ordre social, l'anorexique nous oblige à poser, avec elle, les questions essentielles: «Qui suis-je? Où est ma place?» Ces questions, elle ne peut les poser que lorsqu'elle a pris conscience de ce que, loin de diriger son symptôme, elle y est, malgré elle, engluée. Militante, elle combat pour une cause, un peuple, Dieu, sans reconnaître comment ou pourquoi cette démarche lui est imposée, de quel retour d'un refoulé dans le discours de ses ascendants elle est la cible et le représentant. Ne plus être la proie de cette répétition, ne plus jouer indéfiniment le même scénario mortifère et mortel, tel serait le véritable enjeu de sa guérison.
Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff, Les Indomptables, éd. poches Odile Jacob, "Avant-propos", p.8 et 9


Sissi :

La femme la plus belle d'Europe, la plus puissante aussi, avait une obsession: ne pas dépasser cinquante kilos (elle mesurait 1,72 m).
[...]
Le culte de son corps est l'une de ses activités principales, ce qui n'est pas sans surprendre où la seule activités des femmes grassouillettes de l'aristocratie consiste à fermer et ouvrir leurs ombrelles. Elles s'en trouvaient d'ailleurs fort bien, la mode n'étant pas aux femmes maigres, ni même minces.
Sissi, Impératrice d'Autriche, s'impose des régimes alimentaires draconiens, se contentant d'un seul aliment — qu'il s'agisse d'œufs, de laitages, d'oranges ou de jus de viande—, d'une vie sans confort dans le luxe le plus ostentatoire et une activité physique démesurée qui ne la fatigue jamais.
Ibid, p.73 (début du chapitre)

Antigone :

L'histoire d'Antigone, comme celle de l'anorexique, est celle d'une jeune fille à l'aube d'une vie de femme qui défie l'ordre établi. Ordre politique pour Antigone, ordre médical pour l'anorexique, ordre familial pour les deux. Par leur sacrifice et par leur ascèse toutes deux posent la question de ce sui constitue l'ordre humain.
Ibid, p.111 (début du chapitre)

Simone Weil :

«French professor starves herself to death» titre le Tuesday Express d'Ashford du 3 septembre 1943 pour annoner la mort de Simone Weil, jeune professeur de philosophie née en 1909 dont la vie a été toute entière consacrée à l'action pour les autres et à la pensée de l'Autre. Au-delà de comportements jugés selon les cas comme pathologiques, ou mystiques, sacrificiels — pour une cause, pour un peuple, pour Dieu — le rapprochement de Simone Weil avec Thérèse de Lisieux et Antigone s'impose pour nous à partir de nos hypothèses concernant la démarche des jeunes anorexiques et l'exigence qui la fonde: une faim d'autre chose, d'une inscription dans l'ordre symbolique nécessaire pour différencier la nature animale de la condition humaine.
Ibid, p.155 (début du chapitre)

Catherine de Sienne :

«Afin d'éviter de donner lieu au scandale, elle prenait parfois un peu de salades et d'autres légumes crus ou de fruits et les mâchait puis se détournait pour les rejeter. Et si elle venait à en avaler une moindre parcelle, son estomac ne lui laissait aucun repos avant qu'elle l'eût vomi. Or ces vomissements lui étaient si pénibles que tout son visage enflait. En pareil cas, elle se retirait à l'écart avec une de ses amies et se chatouillait la gorge, soit avec une tige de fenouil, soit avec une plume d'oie, jusqu'à ce qu'elle se fût débarrassée de ce qu'elle venait d'avaler. C'est ce qu'elle appelait faire justice. "Allons faire le procès de cette misérable pécheresse", avait-elle coutume de dire.[1]»
Ibid, p.231 (début du chapitre)

Epilogue :

[...]
Les facteurs socioculturels fournissent l'étiquette — sainte, hystérique, malade, folle — et l'institution qui valorise ou qui s'oppose à de tels agissements — l'Eglise ou le corps médical. Il est intéressant de constater qu'au XXe siècle, Simone Weil est condidérée comme sainte plus que comme malade et l'on discute dans certains milieux catholiques pour savoir si elle est ou non hérétique.
[...]
Obtenir la guérison biologique est possible. Arriver à la délivrance du désir en souffrance chez ce sujet enfermé dans un quiproquo dramatique et obscène reste une entreprise ardue et incertaine. Ibid, dernières pages

Notes

[1] Propos rapportés par Francesco Malavolti après la mort de Catherine de Sienne, cités par Joergensen J., Sainte Catherine de Sienne, Gabriel Beauchesne ed., 1920, p.173

Rédiger une adresse

Beaucoup d'internautes de passages arrivent ici en posant la question "comment rédiger une adresse?" (alors que je ne réponds qu'à la question «Comment rédiger une carte postale?»).
La réponse matérialiste à cette question se trouve ici.

Une réponse plus complète et plus "française" se trouve dans Parlez mieux, écrivez mieux, ce livre désuet datant de 1974 édité par Reader's Digest.

L'adresse

Monsieur, Madame, Mademoiselle sont de jolis mots: ils méritent d'être écrits en entier devant le nom de votre correspondant; bannissez donc les abréviations pour ces trois mots, réservez-les plutôt aux avenues (av.), boulevard (bd) et autres squares (sq.): elle sont alors tolérables.
Faites précéder le nom du destinataires de l'initiale de son prénom ou du prénom entier. Si vous écrivez à un couple, c'est l'initiale du prénom (ou le prénom) du mari qu'il faudra écrire après Monsieur et Madame (jamais Madame et Monsieur [...])
Le prénom entier devra figurer s'il y a une Geneviève et une Gabrielle, un Georges et un Gaston, dans la même famille et à la même adresse; cela pour éviter toute confusion.
Si vous destinez la lettre à toute la famille, vous pouvez écrire sur l'enveloppe:
Monsieur et Madame R. B...
et leurs enfants

Si votre correspondant porte un titre, celui-ci doit en principe figurer sur l'enveloppe; mais peut-être ne souhaite-t-il pas le voir mentionné, pour des raisons diverse; renseignez-vous discrètement. Les titres de noblesse, le titre de docteur, les grades militaires précèdent toujours le nom. On écrira donc:
Madame la Comtesse de N...
Monsieur le Baron et Madame la Baronne de P...
Monsieur le Docteur H...
Madame le Docteur F
Monsieur le Colonel et Madame V...
Plus familèrement, on pourra écrire:
Comtesse de N...
Baron et Baronne de P...
Docteur F...
Le Docteur et Madame H...
Colonel V...
Le Colonel et Madame V...

Notez que, pour les militaires à la retraite, on ne mentionne le grade que pour les officiers supérieurs (commandant, lieutenant-colonel, colonel dans les armées de terre et de l'air, capitaine de corvette, de frégate ou de vaisseaux dans l'armée de mer) et les officiers généraux (général dans les armées de terre et de l'air, contre-amiral, vice-amiral, amiral dans l'armée de mer).
Les autres titres ou les professions qui équivalent à un titre sont placés au-dessous du nom:
Monsieur P. S...
Avocat à la Cour

Monsieur X...
Secrétaire perpétuel de l'Académie française

Docteur C...
Médecin-chef de l'hôpital de Nevers

Monsieur A. P...
Président du comité de lutte contre l'alcoolisme
Ce dernier exemple est à la limite de l'acceptable, car il est bien long; de même, si votre correspondant possède plusieurs titres, n'en mentionnez qu'un: le plus important.

Ecrivez le nom et l'adresse sur l'enveloppe aussi lisiblement que possible, non seulement pour faciliter le travail des P.T.T., mais aussi par courtoisie envers le destinataire. Si votre écriture est peu lisible, utilisez des capitales d'imprimerie.
[suivent les recommandations des P.T.T., données en lien au début de ce billet].
Si vous écrivez à l'étranger, le nom du pays doit être rédigé en français, sous le nom de la ville, du district, du comté, etc.
Mrs C. W. JOHNSON
80 St. Stephen's Road
NORWICH NOR 90 09 S
GRANDE-BRETAGNE

Si vous écrivez poste restante, sachez que votre correspondant doit avoir au moins dix-huit ans, qu'il lui faudra présenter une pièce d'identité et payer une légère surtaxe.

Si vous n'êtes pas sûr que votre correspondant se trouve à l'adresse indiquée (déménagement, vacances, déplacement prolongé, etc.), portez la mention«Prière de faire suivre», soulignée deux fois, en haut et à gauche de l'enveloppe.

Adresse de l'expéditeur

Sauf pour vos lettres mondaines, il est très recommandé de mentionner votre propre adresse, ainsi que votre nom, au dos de l'enveloppe, discrètement et lisiblement. Cette précaution évitera à votre lettrede tomber au rebut, si l'adresse de votre correspondant est incomplète, mal libellée ou inexacte. Au surplus, le destinataire saura, avant même d'ouvrir son courrier, qui lui écrit.

Votre correspondant habite chez un tiers

Il se peut que l'adresse à laquelle vous expédiez votre lettre ne soit pas l'adresse personnelle de votre correspondant. Vous la libellerez alors ainsi:
Monsieur C.V....
aux vons soins de Monsieur G...
7, rue Thiers
45000 ORLÉANS
La formule «aux bons soins de», la plus correcte, peut cependant être remplacée par «chez» ou par c/o, abrégé de l'anglais care of.

Un automne doux

Il paraît que lorsque les anges voyagent, il fait beau. C'est l'explication que la dame m'a donné du beau temps.
[...]
Comme je suis gentille, il fait encore beau ce matin.

Catherine Robbe-Grillet, Jeune Mariée, p.16

Aux origines du fantastique

— Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet qui avait la manie d'appeler bizarres toutes les choses situées au-delà de sa compréhension, et qui vivait ainsi au milieu d'une immense légion de bizarreries.

dans les deux premières pages de La lettre volée, d'Edgar Poe, traduit par Baudelaire

La sonate de Vinteuil

Dans une dédicace du Côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle en 1918, Proust énumère une longue série de modèles: la Première Sonate pour piano et violon opus 75 (1885) de Saint-Saëns; Wagner, pour L'Enchantement du Vendredi saint de Parsifal; la Sonate pour piano et violon de Franck (1886) par Enesco; le prélude de Lohengrin; une chose de Schubert; enfin «un ravissant morceau de piano de Fauré1». Selon une lettre à l'automne de 1915 à Antoine Bibesco, il s'agirait de la ''Ballade'':
…la Sonate de Vinteuil n'est pas celle de Franck. Si cela peut t'intéresser (mais je ne pense pas!) je te dirai l'exemplaire en mains, toutes les œuvres (parfois fort médiocres) qui ont «posé» [pour] ma Sonate. Ainsi la «petite phrase» est une phrase d'une sonate [pour] piano et violon de Saint-Saëns que je te chanterai (tremble!) l'agitation des trémolos au-dessus d'elle est dans un Prélude de Wagner, son début gémissant et alterné est de la Sonate de Franck, ses mouvement espacés Ballade de Fauré, etc. etc. etc.2
Proust songe peut-être à la Ballade lorsque Swann, entendant la Sonate chez les Verdurin, dans «Un amour de Swann», se souvient de la première audition qu'il en a faite un an auparavant:
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet…3
L'analyse paraît fidèle au rytme lent de la Ballade, à la course imprévue du premier thème, exposé trois fois, la troisième en un simple rappel après l'exposition du deuxième thème. Le rapprochement permet en outre de comprendre que la sonate de Vinteuil est le plus souvent jouée au piano seul dans la Recherche du temps perdu. En effet, avant la version de 1881 de la Ballade, pour piano et orchestre, Fauré avait composé en 1879 une version pour piano seul.
Or, la Ballade est sans aucun doute l'œuvre la plus originale de la jeunesse de Fauré. Dans son intérêt pour elle, il faut croire que Proust fut sensible à sa structure formelle. Voici de que Fauré en disait à son amie Mme Clerc en septembre 1879, sur le chemin de Munich, au cours d'un voyage où il devait entendre la Tétralogie:
…les morceaux de piano n°2 et n°3 ont pris une importance plus considérable grâce à un n°5 qui est un trait d'alliance entre le 2 et le 3. C'est-à-dire que par des procédés nouveaux quoique anciens j'ai trouvé le moyen de développer, dans une sorte d'intermède, les phrases du n°2 et de donner les prémices du n°3 de façon que les trois morceaux n'en font qu'un. Cela est donc devenu une Fantaisie un peu en dehors de ce qui se fait, je voudrais du moins en être sûr.4
L'équivoque de l'ancien et du nouveau est de celles que Proust soulignera souvent, chez Baudelaire par exemple. Mais le plus important est le souci d'unité dont témoigne le musicien, en des termes voisins de ceux auxquels Proust aura recours pour définir l'unité de son roman. Fauré rend compte de la construction élaborée de la Ballade: il y eut d'abord une suite de fragments ou de morceaux séparés, avant que ceux-ci trouvent leur unité. Les trois morceaux disjoints auxquels il fait allusion correspondent aux trois thèmes, un point d'orgue subsistant dans l'œuvre entre les deux premiers.
Le premier mouvement, andante cantabile, introduit lentement le thème A: souple, gracieux, ingénu, sur accompagnement d'accords, il serait celui que Proust décrit lorsque Swann se remémore, chez les Verdurin, sa première audition de la sonate de Vinteuil. Le thème B, allegro moderato, apparaît après un point d'orgue. «C'est un motif descendant, une sorte de gamme qui emprunte tout à coup des contours compliqués très "fin de siècle", écrit Jean-Micle Nectoux5. Les thèmes A et B sont ensuite développés. Suit une brève transition, andante, sur un thème d'appel C, servant à introduire le second mouvement, l'allegro central de la pièce. Son thème C' est une variation rythmique et une transformation expressive du thème d'appel C, et il le développe avec le thème B: c'est la «sorte d'intermède» qu'évoque Fauré dans sa lettre. Un court andante réintroduit alors le thème C, qui sera véritablement développé dans le troisième mouvement, l'allegro moderato final, où il s'épanouit dans des trilles, qui, bien que nullement réalistes ni descriptifs, suggèrent des chants d'oiseaux et des feuilles agitées. A cause de cette impression de forêt, l'œuvre fut rattachée à l'esthétique impressionniste. Proust ne l'ignore pas, et la première description de la sonate de Vinteuil, ou plutôt de son effet sur Swann, rappelle évidemment l'impressionnisme, en particulier dans la comparaison coloriste entre la partie de piano et «la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune6». Mais Swann va au-delà de l'impression fin de siècle et pénètre la composition élaborée de la pièce: «Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique7». De l'impressionnisme au formalisme: sachant apprécier le chef-d'œuvre de jeunesse de Fauré, datant de 1879, Proust annonce en fait les goûts de l'entre-deux-guerres, période avant laquelle la conception neuve de la Ballade de Fauré resta incomprise, ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Nectoux8. Appartenant au XIXe siècle, présentée par Fauré lui-même avec modestie, peut-être pusillanimité et sûrement ambiguïté, comme le résultat de «procédés nouveaux quoique anciens», la Ballade n'en est pas moins l'une des premières œuvres annonçant le XXe siècle: elle invente sa propre forme sans schéma préconçu, elle adopte une stucture convergente, A-B-C'-B'-C, le mouvement central développant les thèmes exposés dans les mouvements extrêmes. Ainsi l'exposition du thème C dans le finale succède à son développement dans l'allegro central. La Ballade de Fauré échappe résolument aux critiques de Proust contre l'absence de conception et d'unité des œuvres du XIXe siècle, telles qu'il les exprime dans La Prisonnière.

Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.58 et suivantes.



Notes :

1 : Contre Sainte-Beuve, Pléiade p.565
2 : Correspondance, t.XIV, p.234-236)
3 : Pléiade Tadié, t.I, p.207
4 : Fauré, Correspondance, Flammarion, p.96
5 : Fauré, Seuil, p.38
6 : RTP, Tadié, t.I p.205
7 : Ibid, p.250
8 : Fauré, op.cit., p.40

Les livres pour enfants et les livres pour vieillards

La question avait été soulevée ici, dans les commentaires:

il y a une chose avec laquelle je ne suis pas d'accord (et c'est J.K. Rowling qui l'a dit, dès les premiers tomes, quand on lui a reproché de faire des trusc un peu violents pour des enfants :) ce [la saga Harry Potter] ne sont PAS des livres pour les enfants [...]

Personnellement, je ne comprends pas plus la catégorie "livres pour enfants" que celle, si elle existait, de "livres pour vieillards".

Si les Harry Potter ne sont pas des livres pour enfants, ce sont des livres ratés, ou disons, des livres qui n'existent pas.
Avec son habituel goût de la provocation, Orimont fait un parallèle avec "les livres pour vieillards", supposant la catégorie impossible.

Je vais esquisser une réponse en deux temps, d'une part pour soutenir que les livres pour enfants existent, mais qu'on peut sans doute étendre la catégorie à tout ce que j'appellerais "para-littérature", et d'autre part que je conçois parfaitement "des livres pour vieillards", qui sont tout simplement les livres de la maturité.
Ne faites pas de ces quelques réflexions une profession de foi, il ne s'agit que de quelques pistes rapidement jetées.

Je caractériserais la littérature pour enfants (ou les livres pour enfants: les deux sont ici confondus) par une forme : un récit linéaire s'acheminant vers une fin le plus souvent heureuse et morale, et par une qualité plus difficile à définir : la vitesse de lecture.
Le livre pour enfants se lit vite, très vite, les mots ne résistent pas à un lecteur adulte entraîné (et c'est bien pour cela que de nombreux lecteurs français qu'on imaginerait pas lire Harry Potter le lisent en anglais : ainsi le texte résiste davantage. (Seraient-ils capables de le lire en français?))
Cette caractéristique est partagée par les romans de gare, les romans policiers, les romans de cape et d'épée, les romans de science-fiction... tous livres de lecture agréable, mais qui ne "résistent" pas, qui ne se lisent que dans un sens, tendu vers leur dénouement, et sont donc peu nourrissants.
Bien entendu, il s'agit d'un critère éminemment subjectif, et il conviendrait peut-être davantage de parler d'âge "littéraire" du lecteur: il est tout à fait possible d'imaginer des lecteurs d'un âge biologique avancé coincé à un âge littéraire enfant ou adolescent ou midinette.

Certains s'en moquent ou s'en désolent. Il me semble que c'est juste une question de temps, de parcours, d'éducation du goût, comme dans tous les arts: tout n'est pas accessible immédiatement, mais une fois qu'on a pris goût au meilleur, il est difficile de faire machine arrière. Cependant, on garde toujours beaucoup d'indulgence pour ses premières lectures : il est logique et sain que l'affection pour un texte ne soit pas uniquement une affaire de jugement esthétique, mais qu'un livre se charge de souvenirs de lecture.

Certains lecteurs atteignent des "âges littéraires" avancés. Leurs lectures sont donc des "lectures de vieillards". Ce sont des textes qui ne racontent rien, ou pas grand chose («Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le vicomte seront dupés», écrivait déjà Flaubert en 1879), qui ne sont pas tendus vers leur fin mais entièrement contenus dans le présent de la lecture, des textes dont l'épaisseur se déploie dans chaque phrase, chaque paragraphe, si bien qu'ils peuvent être longs à lire, parce qu'on regarde par la fenêtre, on rêve, on se souvient, on réfléchit, on soupèse... Pensez à Borges, par exemple. Dans cet âge de la maturité, les romans perdent de leur importance en tant que roman, récit ou "histoire", le lecteur ayant appris que la vie est plus foisonnante que le plus palpitant des romans: ce qu'il recherche, c'est un éclairage, une mise en ordre du monde (y compris pour en souligner l'absurdité (cf. Beckett, par exemple)), la reconnaissance de certains motifs ou au contraire la désorientation. Lectures de la maturité, sans aucun doute, même s'ils peuvent toucher de "jeunes" lecteurs: ce sont quoi qu'il arrive des livres qu'on relit.


PS: il me faut mentionner les lecteurs qui lisent vite des livres destinés à être lus lentement, ou plus lentement, — et s'en targuent. Personnellement, se vanter de "lire vite", comme un exploit, Claude Simon ou Henry James, me semble bien plus incompréhensible (et infantile, de mon point de vue) qu'un goût pour Amélie Nothomb ou une tocade pour Harry Potter ou l'héroïc fantasy.

Technique du temps qu'on ne veut pas laisser se perdre

Mais ses bonnes résolutions s'effilochent peu à peu et la rédaction du journal, devenue assez vite irrégulière, l'oblige, pour rattraper le temps perdu et combler les lacunes, à opérer des retours en arrière qui se multiplient, s'allongent jusqu'à devoir être fragmentés, au risque de périlleuses acrobaties (assez «modernes») où elle retombe toujours sur ses pieds, malgré tout.

extrait de la "Mise au point" qui tient lieu d'avertissement au début de Jeune mariée, de Catherine Robbe-Grillet. (Fayard, 2004)

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