Ce livre rassemble des articles le plus souvent parus dans diverses revues. Il propose des analyses de La Recherche à partir de différents points de vue et éclaire la genèse de l'œuvre à travers une critique génétique impressionnante de précision. Il s'agit de démontrer à la fois comment ou combien Proust appartient au XIXe siècle, par sa formation et ses références (qui peuvent être des modèles ou des repoussoirs), et de montrer par quoi il échappe à cette esthétique pour créer son propre style et sa propre langue.
Ces différents articles permettent un mise en perspective des cours et des séminaires du Collège de France, qui s'inscrivent dans la continuité d'une réflexion entreprise depuis des années par l'ensemble des chercheurs. Chaque chapitre pourrait être rattaché à un séminaire de l'an passé.

Antoine Compagnon développera plus tard certaines de ces analyses, et notamment la thèse que l'on retrouvera dans Les Antimodernes: ce sont les conservateurs qui font les révolutionnaires, le classique, c'est celui qui n'appartient à aucune époque, et qui donc peut se lire à toutes:

Quel sens Proust donne-t-til au classissisme, sinon celui de la tradition des œuvres qui, en leur temps, firent scandale en dépit d'elles-mêmes? C'est la «suite presque continue» à laquelle on reconnaît à présent que Baudelaire et Manet appartiennent: un seuil est équivoque, l'enchaînement l'emporte avec le recul, la continuité efface les traces de rupture. Classissisme ne signifie donc pasintemporalité d'une œuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l'œuvre qui passe de mode.
Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.29

Proust veut échapper au reproche d'inachèvement ou d'accumulation sans ordre: son œuvre est une œuvre construite, dont l'ordonnance ne peut se comprendre qu'à la fin. Il s'agit de ne pas ressembler aux grandes œuvres "ratées" du XIXe siècle. Son idéal est un idéal de poussée organique, comme en témoigne ce compliment à Anna de Noailles «...vous grandissez comme un arbre[1]» : l'œuvre doit avoir une nécessité et une cohérences internes.


Sous l'éclairage de Compagnon, le texte de La Recherche apparaît comme un étrange champ archéologique, des traces ça et là incompréhensibles étant le signe d'anciennes versions effacées. A plusieurs reprises un mot, un nom, n'a de sens que par rapport aux brouillons, le texte définitif ne permettant pas de comprendre les allusions.
Exemple: une phrase semble indiquer qu'Albertine était présente au dîner de La Raspelière, ce qui était vrai dans une version antérieure du texte :

Enfin, comme l'indique cette note de régie, c'était Albertine, et non le héros, qui, dans le manuscrit, s'intéressait aux étymologies et interrogeait Brichot: elle était présente dans le train vers La Raspelière et au dîner Verdurin. Il en reste une trace non corrigée dans la troisième leçon, où on lit que les noms ont perdu leur charme «depuis le soir où Brichot, à la prière d'Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies», ce qui n'est plus le cas dans le roman.
Ibid, p.241

Le chapitre consacré à l'influence de Huymans sur Proust met en lumière les évolutions d'un motif proustien, en l'occurrence le "caoutchouc" d'Albertine, de sa première apparition dans les brouillons à son utilisation finale. Au départ, la description d'Albertine rappelle la description de la Vierge à l'enfant entre deux saints de Marmitta dans Certains, de Huysman. Puis ce brouillon évolue, fait appel à Saint-Georges, à la Méduse, à Nessus, à Mantegna. Finalement, la plupart de ces allusions disparaissent dans le texte définitif:

«Et, devant le caoutchouc d'Albertine [...] qui, collé, malléable et gris en ce moment, semblait moins devoir protéger son vêtement contre l'eau qu'avoir été trempé par elle et s'attacher au corps de mon amie comme afin de prendre l'empreinte de ses formes par un sculpteur, j'arrachai cette tunique qui épousait jalousement une poitrine désirée...»[2]
La dynamique de la métaphore n'a pas changé, c'est celle du vêtement qui masque et cependant découvre, à la fois ductile et sculptural, figeant le corps comme un modelage. Plus d'armure ni de bouclier, de saint Georges ni de Mantegna, mais dans le manuscrit on lit bien encore, au lieu de «tunique», «tunique de Nessus» que le dactylographe n'a pas déchiffrée et que Proust a omis de restituer. [...]
Ibid, p.123

L'analyse se poursuit, démontrant que les deux femmes prévues à l'origine, une jeune filles aux roses rouges et la femme de chambre de la baronne Putbus, disparaîtront quand Albertine sera inventée, Morel devenant son alter ego:

Albertine et Morel, à la place de saint Georges et de la Gorgone, les deux côtés vivement contrastés de l'androgyne décadent, seront, eux, impénétrables: voilà comment Proust à la fois se rattache au XIXe siècle et s'en détache, déplace la lecture perverse de la Renaissance italienne, exemplaire chez Huymans.
Ibid, p.126


Incidemment, Compagnon éclaire les réévaluations critiques dont font l'objet Racine et Baudelaire au tournant du siècle, Racine dont on célèbre la peinture des passions est tiré vers le romantisme tandis que Proust s'escrime à démontrer le classissisme de Baudelaire.


Enfin, l'idéal du style selon Proust est montré comme l'altération de la syntaxe :

Il [Proust] caractérise la façon d'écrire de Bergotte par «ces altérations de la syntaxe et de l'accent qui sont en relation nécessaire avec l'originalité intellectuelle»[3], ou celle de Flaubert par «les singularités immuables d'une syntaxe déformante[4]» : «Comme il a tant peiné sur la syntaxe, c'est en elle qu'il a logé pour toujours son originalité. C'est un génie grammatical.[5]»
Ibid, p.221-222


Notons pour finir cette formule inattendue de Compagnon :

Le grand style réside toujours du côté de l'atténuation, de l'euphémisme et de la litote. Proust se montre ici fidèle à une poétique de la brevitas ou de la brièveté. Cela ne veut pas dire qu'il fait court, et il est plutôt connu pour la longueur de ses phrases, mais bien qu'il fait bref, c'est-à-dire non périodique.
Ibid, p.224


Au total, il se dégage de ce livre un style et une méthode Compagnon, fondés sur une connaissance à la fois large et précise des brouillons et d'une vaste bibliographie des contemporains et des amis de Proust, style et méthode qui se dévelopent et se résolvent dans des démonstrations rigoureuses. Au-delà de Proust, la réflexion porte sur les critères de l'œuvre destinée à rester, à devenir «un classique».

Je voudrais avoir montré qu'une œuvre reste présente et vivante par ses failles ou ses disparités, que ses malfaçons sont les indices de son enracinement dans le temps. Elle suscite des interprétations renouvelées parce qu'elle ne répond pas aux questions qu'elle pose et qui demeurent irréductibles.
Ibid, p.299, début de la conclusion

Notes

[1] lettre de février 1913

[2] A la Recherche du temps perdu, Pléiade Tadié t.III, p.258-259

[3] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, t.I, p.545

[4] «A propos du "style" de Flaubert», Contre Sainte Beuve, Pléiade p.593

[5] «A ajouter à Flaubert», Contre Sainte Beuve, Pléiade p.299