Du folklore carabin, on croyait tout savoir : anecdotes médicales à l'humour volontiers salace, rumeurs de bizutages obscènes, parfois violents, chansons paillardes, fresques scandaleuses des salles de garde ont façonné l'image de l'apprenti médecin, facétieux et grivois.
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Dans L'esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Emmanuelle Godeau montre que le même esprit de corps se retrouve chez les médecins, les polytechniciens et des énarques mais que l'internat constitue un parcours initiatique unique en Europe et dans le monde. Un parcours unique par sa durée, puisqu'il commence dès les premières dissections, même si elles concernent l'ensemble des étudiants en médecine, se spécifie au moment de l'obtention de l'internat et des quatre années de formation sur le terrain, à l'hôpital, et se poursuit au-delà, puisque anciens internes et internes en titre se retrouvent souvent de façon régulière lors d'événements festifs, « les Revues », au cours desquels sont renouvelés les pratiques coutumières acquises au moment de l'internat. Au moment des premières dissections, où l'intimité avec les macchabées est imposée à l'étudiant, se dessine déjà une première hiérarchisation des acteurs « qui va permettre à chacun de définir l'intensité de son engagement au sein de l'épreuve collective, de celui qui est au centre et en fait trop, paraissant transgresser une règle implicite, par exemple, en " baffant les cadavres, en balançant leurs bras ", voire en " dilacérant au scalpel ", à celle qui demeure en retrait et critique ses camarades, mais n'en participe pas moins à l'expérience en cours ». Certains abandonnent d'ailleurs les études médicales à l'issue de telles expériences. Dérisions, paroles obscènes ou blasphématoires constituent les premiers jalons d'un savoir coutumier sur la mort qui se mettra vraiment en place au moment de l'internat.
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Le « baptême », première cérémonie du calendrier coutumier de l'internat, marque la nouvelle vie de l'interne. Forme de bizutage, rarement citée dans les textes de loi ou dans la presse, qui font plutôt référence au charivari des première ou deuxième années de médecine, l'épreuve est redoutée mais jugée indispensable. Les étapes en sont codifiées : passage devant un jury d'anciens, où le nouveau est souvent sommé d'exhiber son intimité, défilés dans les rues de la ville, missions à réaliser dans l'hôpital, gages où la « thématique sexuelle et obscène » domine le plus souvent, premières chansons à caractère pornographique, premières cuites, premières projections de nourriture sur les fresques murales. [...] Après son baptême, la vie de l'interne est rythmée par le rituel de la salle de garde. Dans ce lieu paradoxal que les internes décrivent eux-mêmes comme sinistre, crade, immonde, triste à crever ou sordide, voire insalubre, sous l'apparent désordre (projection de nourritures, saleté), tout est codifié et réglé par l'économe : place au moment des repas, façon de faire circuler les plats.
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Dans son livre, Emmanuelle Godeau ouvre au public non averti les portes de la salle de garde pour montrer comment le savoir qui se met en place en marge de l'institution est indispensable à la formation du médecin qui est le seul à être confronté « à la transgression répétée de tabous aussi forts et universels que ceux liés à la mort et à la nudité ». Le rituel qui est mis en place inverse terme à terme les grands principes du savoir officiel : hyperérotisation du corps plutôt que désexualisation du rapport au corps ; bruit, vociférations et exhibitions au lieu du calme, du silence et de la décence ; saleté et désordre contre propreté et hygiène ; vocabulaire trivial et obscène plutôt que langage technique spécialisé ; égalitarisme enfin plutôt que respect des hiérarchies.

Notes de lecture du Dr Lydie Archimède, parues dans Le Quotidien du médecin n°824 du 30 octobre 2007

Emmanuelle Godeau, L'esprit de corps, sexe et mort dans la formation des internes en médecine, éditions de la Maison des sciences de l'homme, collection « Ethnologie de la France »