J'arrive à 15 heures 30, les appariteurs nous laissent descendre devant l'amphi encore occupé par le cours précédent.
Nous entrons, je m'installe, je m'endors. Mes voisines derrière moi sont de vraies pipelettes; au bout d'une demi-heure je me tourne et me rendors. Je suis réveillée par des applaudissements saluant l'arrivée d'Antoine Compagnon.
Il paraît plus en forme que l'année dernière, moins tendu.

Avertissement (en forme de rengaine) : ce qui suit ne sont que mes notes remises en forme pour être plus fluides à la lecture, toutes les imprécisions ou les erreurs et les tournures fautives doivent m'être imputées.
Dans quelques temps le podcast du cours sera sans doute disponible sur le site du Collège de France.

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J'ai choisi pour cette année un thème plus risqué, plus aventureux, que l'année dernière: "les morales de Proust", morales avec un "s". C'est un thème risqué des deux côtés : pour Proust et pour la morale. Voilà un thème, littérature et morales, qui aurait été totalement impossible il y a quelques années, les deux étant jugées incompatibles. Espérons qu'elles se rejoignent.

Il s'agit d'un tout autre Proust que l'année dernière. L'année dernière, il s'agissait d'un Proust classique, qui s'inscrivait dans le prolongement de ma thèse, la mémoire étant finalement un euphémisme pour désigner la littérature.
La morale, les morales, c'est un sujet dangereux. La morale a longtemps été hors-jeu en ce qui concernait la littérature. D'autre part, Proust a longtemps été considéré comme immoral ou amoral.

Aujourd'hui il n'y aura pas d'intervenant en deuxième heure, les séminaires ne commenceront que la semaine prochaine. Je vais donc faire deux heures de cours, la première pour me demander comment oser parler de littérature et de morale, la seconde pour me demander comment oser associer le nom de Proust à la morale ou aux morales.

Morales et littératures, donc. Il y a quelques semaines, une ancienne étudiante ayant pris connaissance du sujet de cette année m'écrivit (a-t-il dit avec indignation?) pour me rappeler la dernière phrase de mon livre Le Démon de la théorie publié il y a dix ans: «La perplexité est la seule morale littéraire».
Suis-je en contradiction avec cette phrase, et avec moi-même?
C'était en fait une façon d'écarter le sujet qui n'avait pas été traité dans le livre. Cette phrase signifiait le refus de toute récupération édifiante et moralisatrice de la littérature. La perplexité, c'est le doute, c'est le contraire d'une assurance ontologique, il s'agit d'une éthique existentielle. La littérature complique les certitudes au lieu de les consolider, et si l'on songe aux phrases de Proust, on pourrait dire que leurs circonvolutions en font autant. La littérature déniaise.
Cependant, au cours de ma leçon inaugurale avait été abordé, de façon plus ou moins allusive, le rapport de la littérature aux mœurs et aux coutumes. Après la théorie et l'histoire, disais-je, voici qu'était venu le temps d'appliquer la critique aux valeurs transmises par la littérature.
Ainsi on pense avoir été original et on s'aperçoit qu'on a été au mieux typique.(dit-il en souriant. rires.)

Première explication : l'âge [rires dans la salle] (sans nul doute, Antoine Compagnon est beaucoup plus détendu que l'année dernière). Stendhal commençait ainsi la Vie d'Henry Brulard: «Je vais avoir cinquante ans, il serait temps de me connaître.»[1].
Oui, mon attitude a changé avec le temps. Désormais je passe les vacances à relire de gros romans; chaque été je relis un gros roman russe. J'ai longtemps pensé que l'étude la littérature nous rendait plus intelligent et non pas meilleur. Maintenant je me dis que si elle nous rend moins mauvais ce ne serait déjà pas si mal.

Deuxième explication : on assiste depuis dix ans à un changement dans la critique (et mon livre Le Démon de la théorie date justement de dix ans), il y a eu une inflexion. Jusque-là le sujet (le sujet "la morale" et le sujet de la littérature) était absent. C'était une question démodée, c'était aussi une question politiquement orientée. Il suffit de se référer au livre de Barthes, Critique et vérité. Roland Barthes se dresse contre la morale. La morale est le support des normes implicites et de l'interdit bourgeois. Les deux grands ennemis sont la biographie et le psychologique qui souffrent du même discrédit; ils sont le recto et le verso d'une approche morale bourgeoise, c'est-à-dire d'une vision de la vie aliénée et aliénante.
Dire que la littérature rend meilleur dans ce contexte, c'est faire de la moraline, pour reprendre Nietzsche, ou «on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments», pour reprendre Gide. La littérature serait donc contre la morale, du côté de la transgression.
Il s'agit du moment des études littéraires qui vient après le marxisme et l'existentialisme. Il s'agit d'une éthique, certes, mais engagée, bien éloignée de la sphère privée et de la vision humaniste. Le structuralisme et le post-structuralisme ont tourné le dos à la l'explication morale de la littérature; ma génération a tourné le dos à la tradition humaniste. Il s'agissait d'une tradition qui remontait aux Grecs, qui voulaient par la tragédie (et la catharsis) purger les spectateurs de l'excès des passions. Durant ma jeunesse, cette fonction éthique de la littérature était repoussée. Tout n'était que construction, on dénonçait l'illusion référentielle, l'illusion narrative, l'éthique n'était qu'une illusion de plus. Finalement on se montrait davantage platonicien qu'aristotélicien; comme Platon on se méfiait des arts. Il y avait refus de la catharsis; qu'on songe par exemple à la distanciation brechtienne pour tenir à distance cette catharsis.

Mais on assiste, quoi qu'on en dise, à une survie d'une lecture morale de la littérature. On fait encore lire et étudier (du moins je l'espère) les Fables de La Fontaine à l'école, pour la littérature peut-être, mais surtout pour les morales ou les moralités. De même Roland Barthes lisait Alexandre Dumas sous prétexte que cela le détendait...
On retrouvait la morale à travers l'étude de La Rhétorique d'Aristote qui s'intéressait à l' ethos, le caractère de l'orateur. On croyait à la maxime vir bonus bene dicendi peritus.
Pour Roland Barthes, la morale était descendue dans la forme. Mais lorsqu'on regarde l'intitulé de ses cours, on s'aperçoit qu'il y avait aussi un autre aspect: après tout, son premier cours s'intitulait "Vivre ensemble", ce qui est une question éthique, pendant que Michel Foucault s'interrogeait sur "le souci de soi". Barthes a également voulu faire un "Proust et moi", dans le but non de se comparer, mais de s'identifier à lui: il s'agissait d'un usage moral de Proust.

Lorsque je lis un roman, je m'intéresse aux dilemmes du héros et à ses choix. Je les approuve ou je les désapprouve, et donc je les juge. La lecture est une activité morale.
Le narrateur proustien le sait bien, puisqu'il éprouve le besoin de se justifier longuement auprès de nous de ses mensonges, de ses lâchetés, de ses trahisons.

J'ai lu cet été Les Bienveillantes, je suis en train de lire Les Disparus, deux livres dont la lecture est fatalement morale. La question est impossible à éluder. Quelle est le niveau de conscience, l'honnêteté du narrateur des Bienveillantes dont vous savez qu'il est officier SS, de même pour le narrateur des Disparus, l'intellectuel juif new-yorkais à la recherche de sa famille. Le lecteur se pose des questions morales, qu'aurais-je fait à sa place?
Vous connaissez la première phrase des Bienveillantes : «Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé.», qui reprend l'apostrophe de Villon au début de La Ballade des pendus :

Frères humains, qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.

Quant aux Disparus, il reprend en épigraphe une phrase de la Prisonnière[2] : «Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts», comme si Proust était le Virgile de ce nouveau Dante dans sa quête.
On lit avec ses préjugés (le mot ici n'a rien de péjoratif, on apporte les jugements qu'on avait avant). La dimension morale est la dimension la plus évidente de la littérature ou du récit moins littéraire.
La littérature est une modalité importante de la réflexion morale. Certes elle ne se présente pas sous forme d'une réflexion universelle, mais toujours à travers une histoire exemplaire et contextuelle (mise en situation). L'éthique des traités et l'éthique des romans ne s'opposent pas mais se complètent. Les règles sont aux récits ce que les lois sont aux paraboles dans la Bible.

Que dire de la poésie? Participe-t-elle de cette interrogation morale? Dans Le démon de la théorie, je citais Auden,

qui disait que la première question qui l'intéressait quand il lisait un poème était technique: «Voici une machine verbale. Comment marche-t-elle?», mais que sa deuxième question était, au sens le plus large, morale: «Quelle sorte de type habite ce poème? Quelle idée se fait-il de la belle vie ou du bon lieu? Et quelle idée du mauvais lieu? Que cache-t-il au lecteur? [3]

La poésie n'est donc pas hors-jeu.

Certes la mise en garde de ma jeunesse était sérieuse : l'éthique peut facilement se confondre avec l'idéologie et les valeurs d'une classe, comme le fait remarquer Marx, être insidieusement érigées en universaux. Le marxisme écarte l'intersubjectivité des rapports humains, considérés comme faux, pour privilégier les réalités économiques et politiques. L'éthique se trouve réduite à l'idéologie, elle est accusée de mauvaise foi, d'aveuglement sur sa condition. La politique, qui fait appel à la raison, permettait d'y échapper.
Paul Nizan écrivait ainsi dans Les chiens de garde (citation exacte à retrouver, c'est de l'à-peu près destiné à retrouver le passage le livre en main): «Toute la hardiesse de leur philosophie consista à identifier toutes les sociétés avec les sociétés bourgeoises, ...parussent des attaques de la société, la pensée, la morale...».
La fonction morale du kantisme est fille de la Raison, et n'oublions pas non plus que Brichot est professeur de morale à la Sorbonne.

Pour les tenants de la déconstruction, les notions de responsabilité, la conviction qu'il est possible de faire des choix sont une conséquence directe du kantisme, tandis qu'eux considèrent que le moi, l'intention, ne sont que des traces. Il n'y a pas de subjectivité mais des effets de langage, des apories linguistiques.
Marx et le destructivisme rejettent le Bien et le Mal comme universaux. Ils démontrent que les valeurs sont toujours contingentes: tout est relatif. Le relativisme de toute morale disqualifiait dès lors la lecture morale de la littérature. La littérature n'est plus une libération mais une aliénation. Elle fait de nous des dupes de la culture, comme l'a dit Stuart Hall, cultural dupes.

Proust n'est pas indifférent à ce confort moral que la littérature peut apporter. Il existe bien une défense morale, une "hypocrisie de la moralité", comme l'a dit Stendhal. Reprenons ce passage essentiel pour comprendre la morale de Proust, celui des Vices et les Vertus de Giotto:

[...] une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice.[4]

On retrouve ici Stendhal, le cant et non plus Kant, et "l'hypocrisie de moralité". La milice rappelle la milice des anges et l'on songe également à l'évangile selon Saint Matthieu:

23.27 Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au dedans, sont pleins d'ossements de morts et de toute espèce d'impuretés.
23.28 Vous de même, au dehors, vous paraissez justes aux hommes, mais, au dedans, vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité.

On songe également au prologue de Gargantua, «l'habit ne fait pas le moine.»

Le narrateur s'en prend souvent au cant de Combray, à l'hypocrisie bourgeoise. Prenons deux exemples : les principes de la famille joue contre le mariage de Swann et l'amitié du narrateur avec Bloch.

Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand’mère n’étaient pas feintes ; mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles.

Les parents savaient que n'est pas sur la sensibilité qu'on fonde une morale kantienne. Il y a d'une part l'hystérie de Bloch et sa sensiblerie non purgée, d'autre part les habitudes aveugles, la fidélité bourgeoise...

Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse,

Bloch était trop généreux.

mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice.[5]

La balance de la justice suppose l'absence d'excès, ni générosité, ni préjudice. Ce que défendent les parents, c'est la juste mesure.

Mais ce qui est peut-être la plus grande scène de cant se joue lorsque Swann rencontre Vinteuil à Combray:

Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d’une autre s’était trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous éviter ; et Swann avec cette orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil,

"charité orgueilleuse", voilà Swann en dame patronesse, ("l'infamie d'autrui" se rapporte à la réputation de la fille de M.Vinteuil), oubliant sa propre faute, son mariage.
Puis Swann les quitte, et M.Vinteuil se retrouve seul avec les parents du narrateur. Le narrateur se montre toujours très sensible aux discours tenu sur une personne en son absence, derrière son dos, comme on dit:

[...] – Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. Quel homme exquis ! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé. Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était pas contrevenu à Montjouvain. [6]

Tout le monde est double, est dupe, cette fois-ci c'est la parabole de la paille et de la poutre qui s'applique.

Toute éthique est-elle fatalement bourgeoise, pharisienne, ou bien a-t-on justement une éthique de la bonté? Proust nous dévoile la bonté des méchants, celle de la fille de Vinteuil ou celle des pervers, dans la lignée des personnages de Dostoïevski. C'est cette bonté que ne peut pas comprendre la reine de Naples:

Et, sans doute, c’est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. [7]

La reine de Naples ne comprend rien à la bonté des méchants.

La littérature n'est-elle que bourgeoise, ou la grande littérature n'est-elle pas ce qui nous déstabilise, ce qui nous met en question, ce qui nous empêche de nous ériger en juge?
C'est ainsi que l'on rejoint Montaigne, qui fut le fil souterrain de cette leçon, Montaigne qui respectait la place de l'autre malgré son septicisme.


La version de sejan.


Notes

[1] Stendhal, La vie d'Henry Brulard, p.3

[2] Clarac, t3, p.79

[3] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Points seuil p.272

[4] Du côté de chez Swann, Pléiade Clarac t1, p.82

[5] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.92

[6] Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.149

[7] La Prisonnière, Clarac t3, p.321